Un autre emploi de l’argent - Anonyme

mercredi, 25 mai 2005

Submitted by Craftwork on January 24, 2017

Nous n’aborderons pas ici la totalité des propositions de l’Appel mais celles qui nous paraissent susciter des questions pratiques relatives à ce que pourrait être la base sociale-historique de la communisation. Il est bien évident que si l’on ne suppose pas de préalable au communisme, au sens de période de transition, socialisation des moyens de production, des activités, etc., on peut penser que l’activité communisatrice est possible, ici et maintenant, dans les conditions présentes des rapports médiés par l’argent, la propriété privée, les modes de circulation des biens, richesses, savoirs, etc., autrement dit, dans les conditions économiques et politiques qui sont celles de la société actuelle. Dans ces conditions, le niveau de communisation coïncide avec le niveau de pouvoir d’achat d’un groupe social donné plus ou moins homogène.
A partir du point de vue immédiatiste, on peut penser que la création de réseaux de coopération, sous forme de lieux, de communautés, de « fermes communisés », c’est d’ors et déjà vivre et pratiquer le communisme. Or, cette pratique correspond au contexte historique de la démocratie occidentale. Et relève pour l’essentiel du régime de la liberté marchande : qui peut payer peut choisir.
Si la communisation est transformation, universalisation, extension hégémonique d’un nouveau type de rapport social supprimant le capital, (c’est-à-dire les classes, l’exploitation, etc.), les pratiques de mise en commun éparpillées sur le territoire de la totalité capitaliste sont comme autant de phases virales de transition vers la communisation de tout l’“organisme” social du capital. Or, en attendant cette généralisation, ce sont les conditions d’accès capitalistes aux moyens qui déterminent la mise en commun.
Dans l’Appel l’agent de cette “communisation” est appelée amitié politique. C’est une amitié politique de type communautaire. Cette amitié politique opère une espèce de transsubstantiation du capital en communisme mais apparaît aussi bien comme une espèce de compromis historique entre les classes, dans la société capitaliste. Dans l’Appel il n’y est pas question d’antagonisme politique entre riches et pauvres mais de différences “éthiques”. Les différences de classe, de pouvoir social, entre patron et ouvrier procèdent d’une disposition éthique. Le communisme est une disposition éthico-politique. Sauf que le mode de production de cette disposition éthico-politique n’est pas pensée historiquement. S’agit-il de différences de classes subsumées sous la catégorie “éthique”, de l’histoire sociale réelle des hommes, de la révolte contre l’exploitation capitaliste ou contre l’éthique patronale ? La question éthico-politique est une lecture de classe de la conflictualité historique qui n’est pas la nôtre. L’expression politique des besoins dans les luttes ne se positionne pas sur des différences éthiques mais des rapports de forces sociaux. Cela ne veut pas dire que l’éthique est une dimension absente des conflits mais que sa problématisation n’est pas immédiatement saisissable comme telle. Aussi, la proposition “différences éthiques” est politiquement inopérante sur le terrain des enjeux pratiques. Quand nous nous opposons aux mille formes de l’exploitation ce n’est pas parce que nous estimons que l’éthique de l’exploiteur nous pose problème. C’est d’abord son pouvoir social d’exploiteur qui nous concerne pratiquement. De là à prétendre que son pouvoir procède d’une éthique, c’est plaquer sur la guerre sociale la logique d’un conflit moral.
Dans l’Appel, malgré ses vélléités franchement anti-individualiste, l’accès n’est pas posé au-delà du bon vouloir, des attractions-répulsions et de l’opportunisme social des individus : les corps restent les individus détenteurs de l’accès aux moyens, ressources, etc., de la “société” bourgeoise. La monnaie vivante, c’est aussi l’autre monnaie des communautés : une autre façon de payer la valeur d’usage. Dans les communautés, les possibilités d’accès aux ressources sont conditionnées par la qualité des sentiments, des relations affectives entre les individus, conditions qui renvoient à des “sujets” propriétaires de possibilités d’usages. En fait, la condition du partage, dans la communauté des amis “politiques” c’est la conjuration de toute politique en son sein, c’est-à-dire de la lutte de classe. D’où la nécessité d’une “expulsion” régulière des tensions activistes vers les mouvements sociaux, préservant ainsi l’unité apparente de la communauté. Dans la forme-de-vie communautaire, c’est la propriété privée associative des moyens, l’élargissement de la subjectivité des individus propriétaires en communauté qui est le support matériel du “communisme”. L’amitié politique communautaire n’est donc pas une activité de dissolution de la propriété privée mais une égalité de principe dans l’usage de la propriété privée. L’objet de cette amitié politique est purement domestique. Elle ne trouve pas son principe actif dans les luttes sociales.

Dans l’emparement communisateur c’est le postulat de l’accès égalitaire aux moyens de vivre et de lutter qui est posé collectivement comme la condition indispensable à la coopération entre les individus. Elimination, destruction, révocation de tous les pouvoirs sociaux de propriété, d’accès au fric. Face à la puissance d’expansion des luttes, ce que l’Appel nomme amitié politique n’est qu’une variante de la séduction interindividuelle. Or, dans les luttes, c’est l’ouverture historique, l’état d’exception généralisé en tant que condition d’accès égalitaire aux moyens, communauté de destin, qui réalise le rapport amitié et politique. C’est l’amitié politique communiste dépassant l’amitié politique bourgeoise imbibée de non-dits sur l’argent, la propriété privée, les positions de classe. L’amitié politique communiste pose la suppression des classes comme sa condition existentielle.
Les conditions d’accès à la lutte, au partage du politique sont ouvertes par le développement du conflit. Il n’est plus question d’opposer abstraitement “mondes sensibles” et revendications : le sensible, c’est la réponse de chacun à la situation de tous, dans l’intérêt de tous. Les querelles pour le monopole de la signification du geste, de l’affect, de l’acte ne tranchent rien face à la réalité antagoniste de l’ennemi. Par les luttes, les conditions d’accès aux moyens et aux ressources peuvent être d’emblée posées dans leur dimension historique et sociale, loin des conditions domestiques d’accès posées par la société secrète ou le club.
La condition d’existence de l’amitié politique communautaire repose sur le fantasme de la minorité agissante, c’est-à-dire la reproduction en miniature de la société de classes. En effet, comme pour toute communauté qui n’a pas détruit la propriété privée, le pouvoir exclusif d’usage des propriétaires est conservé et avec lui, les différences de classes. Les posture consiste donc à faire comme si ce n’était pas le cas. La reconnaissance politique en son sein de conflits de classes signerait son arrêt de mort. La communauté des “égaux” existe tant que le fantasme de l’indistinction sociale est la règle. C’est l’oubli de la société de classes et non son abolition : c’est pour cela que nous pouvons parler de reproduction miniaturisée de la société de classes s’agissant des communautés et de réseaux de coopération actuels. La condition d’existence de la minorité agissante c’est donc une espèce de sublimation du pouvoir de classe, posé en tabou suprême, déchargé de toute conflictualité politique en son sein. Il y a dans la communauté désir d’appropriation, recréation d’un “propre”, d’un proprium commun aux individus. Toute communauté combat la désagrégation, la dissolution sociale. Son mouvement affectif tend vers l’agrégation et finalement, la durée, la persistance d’un être conservateur, qui combat la puissance de désagrégation du prolétariat, ce non-sujet, délié, hétérogène subversif, impropre à toute communauté. Du coup c’est au niveau de la conscience domestique du monde que la communisation est posée. Ici, l’amitié politique n’est que le double de la réalité capitaliste les contradictions de classes en moins. C’est la même logique nommée autrement. Dans une toute autre situation, avant d’être emparement collectif des moyens et des ressources, etc., la communisation serait d’abord lutte politique, dans le cours de conflits, pour des conditions égalitaires de l’accès. C’est précisement de cette nécessité de la généralisation du conflit autour de l’accès dont s’éloigne l’Appel. Pour lui c’est directement l’usage, sans autre médiation que la volonté de ceux disposant déjà de quoi mettre en commun qui est la communisation. Il a déjà résolu pour lui les conditions d’accès, il les a résolus dans les conditions restrictives d’un groupe social déterminé, séparé, alternatif. Dans la proposition III, de la page 31, il est dit : « Nous faisons un constat simple : n’importe qui dispose d’une certaine quantité de richesses et de savoirs que le simple fait d’habiter ces contrées du vieux monde rend accessibles, et peut les communiser. La question n’est pas de vivre avec ou sans argent, de voler ou d’acheter, de travailler ou non, mais d’utiliser l’argent que nous avons à accroître notre autonomie par rapport à la sphère marchande. » Tout d’abord, nous ne voyons vraiment pas quelle est la réalité que désignent les rédacteurs de l’Appel sous cette expression très vague et indéterminée de “n’importe qui”. S’agit-il du prolétariat dans sa totalité, de ceux qui pratiquent ensemble le communisme, de “moi-je” coalisés en un “nous” ? Car si on fait de la communisation une question collective pour l’emparement des moyens de vivre et de lutter, en partant des possibilités actuelles de la survie, il aurait fallu dire la vérité suivante : n’importe qui ne dispose pas d’une certaine quantité de richesses et de savoirs, et ne peut communiser.
Si, au contraire, on estime que la communisation peut se passer des luttes, on doit dire : ceux qui peuvent disposer d’une certaine quantité de richesses et de savoirs, peuvent les communiser. L’accès à la “communisation” n’est plus ouvert par la lutte mais par des possibilités individuelles.
Il y aussi le rôle mystérieux de ces contrées du vieux monde. Est-il certain que le fait d’habiter ces contrées, fasse du vieux monde le prestataire évident de tous les “n’importe qui” ?
Quand les rédacteurs de l’Appel disent que le fait de vivre avec ou sans argent, de travailler ou non, voler, etc., n’est pas la question, ils semblent nous dire que les situations, les “évidences sensibles”, vécues sous les diverses modalités de la survie, leur importent peu, en tant que communisateurs. Mais, est-ce que la majorité des prolétaires peut en dire autant ?
Il est évident que, dans la société capitaliste, la réalité des rapports d’argent ne se pose jamais comme un lien dont on pourrait se défaire ou se passer, selon notre humeur. L’argent est le support d’accès à toutes les activités sociales. C’est même l’argent, en tant que temps de travail matérialisé, qui est l’autre face des pratiques de don et de gratuité. Les biens offerts gratuitement sont effectivement produits. Si les pratiques de gratuité et de don relèvent de la contre-culture, de la solidarité familiale, de l’entraide, elles existent aussi comme pendants de la “sphère marchande”. Quand elles retirent des biens du circuit de la valorisation marchande pour les offrir sans conditions d’échanges, elles n’annullent pas leur valeur. Comme le gaspillage, l’intégration prévisionnelle du vol à l’étalage, du détournement ou du blanchiment d’argent, la gratuité n’est pas la négation de la valeur d’échange mais constitue une part de sa rationalité. Et le capital règle bien la circulation des hommes en tant que marchandises consommables quand, destinés à être des consommateurs permanents, ils prennent ou non le risque de payer le “tarif” de la répression dès qu’il font un usage gratuit des transports publics. L’autre facette de l’argent c’est la répression. C’est toujours avec du temps de travail matérialisé qu’on a à faire dans le don, la gratuité des biens. Quand bien même on soutiendrait, sur plusieurs générations, un circuit de gratuité et de don, le coût de la “vie” finirait par entamer les agents de ce circuit. La proposition « d’utiliser l’argent pour accroître notre autonomie par rapport à la sphère marchande » nous semble socialement sélective. L’accès à l’argent est du temps de travail socialement produit, quelle que soit par ailleurs la nature, les conditions, la marge sociale de l’activité rémunératrice. C’est une activité qui, dans sa réalisation, est bornée par la valeur d’échange. Dans de telles conditions, en quoi notre autonomie peut-elle s’accroître d’une once par rapport à la sphère marchande ? De l’argent, il faut toujours en “avoir”, en obtenir, pour en faire usage. C’est une véritable “quête” permanente. La question d’avoir ou non de l’argent se pose quotidiennement au prolétariat, « condamné à cette ignominie suprême de toujours penser à l’argent ». C’est la cause même de cette soumission “absurde” et “volontaire” de tant de salariés au capital, à la flexibilisation autoritaire de leur force de travail, à la pauvreté.
Mettons que, par exemple, une gouvernance biopolitique progressiste mondiale parvienne à instaurer un revenu garanti pour tous, au niveau de rémunération du cadre universitaire ou du directeur commercial d’une multinationale. Mettons que tout le monde dispose d’assez d’argent pour en faire un usage “communiste”. En quoi pourrions-nous parler d’un accroissement de notre “autonomie” par rapport à la “sphère marchande” ? Imaginez un instant un usage de l’argent sans sphère marchande.
Dans le monde des marchandises, c’est l’argent ou la monnaie qui assurent la fonction d’équivalent général. Pas de vie économique sans argent. Le contenu de l’exploitation capitaliste se présente sous la forme d’un rapport monétaire entre capitaliste et salarié. Si l’argent en soi, ne produit pas de capital, l’accumulation du capital, elle, est impossible sans argent. Gérer, aménager l’argent, c’est aussi une fonction des États. La valeur sous forme-argent est nécessaire, parce que les marchandises ne s’échangent pas directement entre elles. Le prix des marchandises, c’est l’incarnation du travail en général, sous la forme-argent. Marchandises et argent sont les deux faces inséparables et opposées d’une même réalité. Le monopole social de la fonction de l’argent est détenu par l’équivalent général, l’argent lui-même. L’expression complémentaire et distincte de la production des valeurs d’échanges, c’est encore et toujours la forme-argent. L’argent comme réserve de valeur, étalon des prix, moyen de circulation, mais aussi de contrôle, de répression, de privation, etc. Au contraire, la communisation pourrait être la lutte pour l’emparement collectif des moyens de vivre et de lutter, au point que nous pourrions nous passer d’utiliser l’argent pour pratiquer le communisme.
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De même, sur la question de la propriété privée, l’Appel introduit des données psycho-affectives, qui embrouillent la fonction réelle de la propriété privée dans la société capitaliste. Son traitement n’est pas communiste, mais alternativiste et existentialiste. La question de la propriété privée y est abordée dans la phénoménalité pure de l’usage.
La proposition VI, page 61-62 nous dit : « Il est évident, par exemple, que l’ON a prétendu trancher la question de ce qui m’est approprié, de ce dont j’ai besoin, de ce qui fait partie de mon monde, par la seule fiction policière de la propriété légale, de ce qui est à moi. Une chose m’est propre dans la mesure où elle rentre dans le domaine de mes usages, et non en vertu de quelque titre juridique. La propriété légale n’a d’autre réalité, en fin de compte, que les forces qui l’a protège. La question du communisme est donc d’un côté de supprimer la police, et de l’autre d’élaborer entre ceux qui vivent ensemble des modes de partage, des usages. » Qui a osé prétendre trancher une telle question ?
L’ambigüité sémantique entre les mots “approprié”, “propre”, “domaine”[1] “propriété” n’est pas tranchée en faveur d’une condamnation franche de la propriété privée. Il est dit : ce qui m’est “approprié” vous ne pouvez pas le résoudre, le connaître, le sentir par « la seule fiction policière de la propriété légale ». On nous apprend que l’individu propriétaire est bien plus qu’une somme de rapports juridiquement déterminés, qu’il a aussi des “besoins”, un “monde”, etc. Fort bien. En quoi cela supprime t-il la réalité de la propriété privée ? Quand bien même nous pourrions savoir ce qui est “approprié” à un propriétaire, à un flic ou à un citoyen, etc., cela ne supprimerait en rien la réalité du pouvoir social de la propriété privée, de la police ou de l’Etat.
Plus loin : ce qui m’est “propre”, c’est toute chose qui “rentre” dans le “domaine de mes usages”, et non le pouvoir social d’usage concédé par un titre juridique. L’usage est représenté ici comme la pratique qui constitue l’acte de posséder la chose. Mais c’est une chose dont l’usage est inséparable d’un “domaine”. Quel que soit le domaine d’usages, nous avons encore et toujours à faire à un régime de propriété déterminée par la loi du capital et de l’Etat : propriété “sociale”, “communale”, “mixte”, domaine “privé”, “public”, squatt. La cause des conflits sociaux autour de l’usage de territoires, c’est toujours l’impossible extraterritorialité politique et économique de tout usage. Il n’existe pas d’Usage Autonome Permanent (UAP). Tout domaine est territoire de l’Etat. Le mythe de la libération du sol, de l’usage libéré de la terre par la multiplication des petits propriétaires a fait son temps, depuis la révolution bourgeoise de 1789.
Un autre point de vue sur l’usage : « L’usage pur apparaît moins comme quelque chose d’inexistant (car il existe en effet instantanément dans l’acte de la consommation) que comme quelque chose qu’on ne saurait jamais posséder, qui ne peut jamais constituer une propriété (dominium). L’usage est toujours une relation avec ce qu’on ne saurait s’approprier, il se réfère aux choses en ce qu’elles ne peuvent pas devenir un objet de possession. Mais, de cette manière, il permet aussi de mettre à nu la véritable nature de la propriété qui n’est jamais que le dispositif qui déplace l’usage des hommes à l’intérieur d’une sphère séparée où il se convertit en droit. » (Agamben, Profanations)
C’est le propriétaire qui détient le pouvoir de priver ou non l’accès à l’usage des choses en son domaine. L’usage devient la propriété privée du propriétaire. Nous parlions de l’ambigüité sémantique des mots “propre”, “approprié”, “propriété”. Dans L’idéologie allemande, Marx situe très exactement la cause historique d’une telle ambigüité dans la nécessité pour les idéologues bourgeois de naturaliser la propriété privée, et il vise Stirner pour avoir « réfuté l’abolition de la propriété privée par les communistes en transformant celle-ci en “l’avoir” et en proclamant que le verbe “avoir” était un terme dont on ne saurait se passer, une vérité éternelle, puisqu’il pourrait arriver, même dans une société communiste, qu’il “ait” mal au ventre.Tout à fait de la même manière, il fonde la pérrenité de la propriété privée : il la métamorphose en concept de la propriété, exploite la parenté étymologique existant entre “propriété” et “propre”et proclame que le terme“ propre” constitue une vérité éternelle, puisqu’il peut bien arriver que, même en régime communiste, des maux de ventre lui soient “propres”. Or, tout ce non-sens théorique, qui cherche refuge dans l’étymologie, serait impossible si la propriété réelle que les communistes veulent abolir n’avait pas été transformé en ce concept abstrait : la propriété. » Plus loin, il détaille la base historique, tout à fait rationnelle, de ce non-sens théorique : « Il est d’autant plus facile au bourgeois de prouver , en utilisant la langue qui lui est propre, l’identité des relations mercantiles et individuelles ou encore des relations humaines en général, que cette langue est elle-même un produit de la bourgeoisie et que, par conséquent, dans le langage comme dans la réalité, on a fait des rapports du commerçant la base de tous les autres rapports humains. [...] Par exemple, propriété signifie à la fois Eigentum (propriété matérielle) et Eigenschaft (propriété, qualité morale), property : Eigentum et Eingentümlichkeit
(particularité individuelle), “propre” au sens commercial et au sens individuel (en allemand eigen, racine de Eigentum et Eigenschaft, propre : qui m’appartient, matériellement, ou qualité morale), valeur, value, Wert - commerce, Verkher (Marx donne à ces termes un sens très large : commerce, relations entre les hommes) - échange, exchange, Austausch, etc., termes qu’on utilise aussi bien pour traduire des rapports commerciaux que pour exprimer les qualités et les relations des individus en tant que tels. »

Le pouvoir institué de la propriété privée n’est pas un pouvoir dont la qualité essentielle se discuterait en terme d’affinités, d’amitié ou d’inimitié. L’usage communiste du domaine, ce n’est pas une relation amicale avec le propriétaire, mais son expropriation et son extermination.
Si les prolétaires peuvent encore faire une distinction entre les différents modes d’emparement (squatter, louer, acheter), ce n’est pas qu’ils identifieraient sous les actions d’acheter, de voler, ou de squatter quelque chose qui leur soit plus ou moins “approprié” mais, à travers ces modes d’accès, ils voient fort justement des rapports de force sociaux plus ou moins contraignants, bénéfiques, avantageux ou confortables, etc. Ce n’est donc pas la fiction juridique du “squatteur” ou du “propriétaire” qui leur est désirable ou repoussante, comme des figures ou objets d’identification qu’ils considèrent affectivement, mais des rapports matérialisés socialement par des situations de possibilités (inégales) objectives d’usages.
La propriété privée n’existe pas en soi mais comme fait social total : elle n’est pas une réalité macérée dans l’intériorité, ou le “monde” de chaque propriétaire (ou de non-propriétaire), mais bien le double mouvement de la reproduction de la valeur capitaliste et d’un rapport social de reproduction des classes, produits par un système complexe de contraintes, pénales, corporelles, policières, carcérales, culturelles, etc.
A vouloir définir un statut social par ce qui est “approprié” ou non à son bénéficiaire, à vouloir en faire un contenu purement performatif, les catégories squatteur, locataire, sdf, propriétaire, commerçant, rentier, patron, ouvrier, pédé queer tendance lesbienne butch, etc., seraient totalement vidées de leur sens historique. Nous aurions alors réalisé ce fait incroyable tout à fait comique, dans le lit douillet de la théorie radicale, d’avoir aboli la société de classes, sans avoir versé une seule goutte de sang. Aussi, il ne s’agit pas de détruire une figure générique abstraite (le Propriétaire, l’Homme, la Femme, etc) mais le pouvoir réel de fonctions, titres, droits.
Quand des non-propriétaires se font les ardents défenseurs de la propriété privée, nous voyons bien que nous ne pouvons “trancher” la question existentielle de ce qui leur est “approprié” ou non, etc. Ce n’est pas le problème. Le problème c’est qu’ils se font les croyants d’une religion de l’usage libéré qui n’est pas de ce monde. Ils prennent au mot la fiction libertaire de la valeur d’usage libérée que le capitalisme leur représente quand il vante les qualités propres des marchandises : ils veulent en faire usage mais leur volonté s’épuise dans l’abstraction de l’esprit, de l’idée ou du désir. Dans le spectacle, il n’est jamais question de l’exploitation qui préside à la production des marchandises, mais de valeurs d’usage. La caractère politique de l’exploitation économique est nié. En d’autres termes, il se pourrait bien que la communisation ne soit plus que la fiction d’un usage “communiste” du capital, un autre emploi de l’argent.

[1] Pour faire vite, la notion de domaine désigne généralement en droit positif, la propriété privée des biens, mobiliers ou immobiliers, d’une personne publique.

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