Lorsque le feu s’en prend aux métropoles... - Les Indigestes de la république

mardi, 13 juin 2006

Submitted by Craftwork on June 15, 2017

A propos des émeutes, attaques contre des bâtiments publics et contre les flics, de la situation insurrectionnelle et des réactions qu’elle a provoquées

Les émeutes qui font flamber les métropoles ont, dans la bouche pleine de cadavres des commentateurs de tous bords, vite abandonné (pour ne pas dire jamais eu) un caractère vivant, exponentiel, autoentretenu, autonome et fondamentalement anti-discursif pour se fondre justement dans des discours, des interprétations, des palabres politico-morales, pour perdre dans les catégories misérables de l’analyse éclairée tout ce qui les subjective et en fait la force. Expliquer, il faut expliquer ce qui se passe. Pour condamner, pour justifier, pour trouver un réceptacle à sa bonne conscience humaniste, pour se rassurer, pour évacuer la peur de ce que l’on est pas en mesure de vivre et d’étreindre.
L’inflation discursive, dont le ressort est toujours au final de désamorcer, neutraliser, canaliser, enterrer, accompagne en général l’inflation des dispositifs du contrôle. Dans la guerre qui est menée, rien d’étonnant donc que l’Etat, le Capital et l’ensemble de leurs composantes mettent en discours le réel pour mieux condamner dans les mots et surtout les prétoires, pour éradiquer, enfermer, reléguer, expulser. Que la gauche en fasse de même pour resservir sa soupe d’alternative gestionnaire à visage humain, ses misérables petites stratégies de pacification de proximité, de gentil contrôle préventif qui viendrait s’opposer on ne sait trop comment au méchant contrôle répressif.
Mais le ressort de la mise en discours, l’hystérie explicative deviennent plus problématiques lorsqu’elles sont censées justifier ce qui s’émeut. Comme si un mouvement qui, de lui-même, ne formalise pas le besoin de justifier ce qu’il entreprend, de revendiquer, de caractériser sa dynamique (alors, révolte politique, émeutes spontanées, étincelle pré-révolutionnaire, insurrection désespérée contre la discrimination néo-coloniale et l’exclusion sociale ?) avait besoin des habitués de la rhétorique militante pour le faire après coup et à sa place. « Ils ont raison de se révolter », « Ils en ont marre de subir au quotidien la violence de cette société », « Ils se sentent exclus de tout », « Leur révolte est légitime et on doit la comprendre » etc. Comme si l’incendie appelait à sa rescousse une instance de légitimation qui lui est exogène, pour rendre acceptable et intelligible ce qu’il est, pour fournir à l’insaisissable une continuité politique et pourquoi pas déboucher sur « quelque chose ». Mais ce qui se passe est là pour démontrer qu’il n’y a rien sur quoi déboucher.
L’invocation perpétuelle de la légitimité est de surcroît assez étrange. En instituant une zone supérieure de principes universels auxquels on doit se référer pour évaluer la justesse et la pertinence de telle ou telle action, elle constitue une autorité concurrente de celle du domaine de la loi. Mais qui définit ces principes, et au nom de quoi ? Ce qui est définit à travers le prisme juridico-judiciaire comme crime ou délit est réinterprété à la lumière de la légitimité pour retrouver toute sa dignité. Ce qui est légitime n’est pas un crime, n’est pas un délit. Ah bon ? Dans ce cas, il conviendrait de rédiger un Code Pénal alternatif, car jusqu’à présent, un crime ou un délit est ce qui est produit comme tel dans les textes de loi et devant les tribunaux, et non pas imaginé dans la tête de chacun en fonction de son petit code de légitimité.. Tirer sur les flics, incendier un commissariat sont des délits ou des crimes. Laissons cette évaluation à l’Etat et à la justice. La question n’est pas de recaractériser quoi que ce soit, mais d’en prendre acte et de s’en réjouir.
En opérant une symétrie par rapport à la zone de la légalité, l’invocation de la légitimité procède en fait à un odieux mimétisme avec les catégories de l’Etat et de la justice. Car c’est au nom de la légitimité que sont répandus les discours judiciaristes, que l’on proclame des envies mortifères de punition, que l’on s’improvise procureur en mettant en accusation la police et la « justice coloniale », que l’on fantasme des tribunaux populaires où pourront avoir lieu les procès de la prison ou du capitalisme prédateur etc.

Contourner le réel pour mieux le piétiner. Les discours explicatifs et interprétatifs procèdent trop souvent d’une logique d’extériorité à l’égard de ce qui s’ébranle sous les yeux de ceux qui les formulent. Une extériorité des postures qui vient renforcer le triomphe de la séparation. Mais c’est oublier que chacun fait ce qu’il a à faire. C’est oublier que l’exploitation, le salariat et le chômage, le travail et sa discipline, la précarité des vies et l’isolement des désirs nous enserrent tous dans le même rapport capitaliste. Que l’Etat, ses prisons, ses tribunaux, ses flics, ses législations d’exception, ses écoles, ses assistantes sociales nous mutilent tous. Que le quadrillage du territoire, le contrôle, les déplacements sous surveillance, l’urgence sécuritaire nous placent tous dans le même étau. A partir du moment où nous établissons un même rapport de classe. Peu importe les seuils de pauvreté décrétés par la sociologie et l’Etat, la forme de nos logements, les lieux que nous fréquentons, nos rêves et nos attentes.
Nous sommes la même classe qui se constitue en s’exerçant. Nous réchauffons nos cœurs auprès du même brasier.
En face, les vieilles dichotomies sont resservies à chaque fois, pour à tous prix constituer, face à ce que tout un chacun ne veut pas ou plus incarner, un « nous », une ligne de conduite, une communauté d’appartenance solvable.
Sans même s’appesantir sur la césure entre immigrés animés du désir de s’intégrer et mauvais étrangers (tant pis d’ailleurs s’il sont français...) dont l’incompatibilité avec les mœurs de la République n’a d’égal que le goût du chaos, il y a l’opposition classique et multiséculaire entre bons et mauvais pauvres, méritants et non méritants : travailleurs, chômeurs et même bourgeois (bohème ou pas) tous ensemble unis dans une unanime identification aux bons prolos qui galèrent tous les matins pour aller suer au turbin et gagner difficilement de quoi nourrir leur gentille famille authentiquement ouvrière, et qui en guise de récompense se font cramer leur caisse par des petits agités sans scrupules. Pleurnichons à l’infini sur un travail de merde et un salaire de misère, comme s’il ne restait que ça à quoi se raccrocher, comme si l’amour de l’usine ne permettait plus d’apprécier quelques jours de chômage forcé...
Vient ensuite la dissociation consubstantielle aux - déjà anciennes - naissance et croissance du mouvement ouvrier, entre : d’un côté, la classe ouvrière, classe du travail consciente d’elle-même, dressée fière de sa condition dans la lutte pour le salaire et l’emploi, raisonnable dans ces revendications légitimes, ancrée dans le compromis syndical ou dans la perspective révolutionnaire, au coeur du rude combat quotidien pour l’égalité économico-sociale et l’émancipation de toutes-et-tous ; de l’autre : le sous-prolétariat infantile et incontrôlé dont les modes d’action primitifs ne vivent que le temps d’une flambée sans lendemains, dont la vocation est d’être récupérée par la bourgeoisie et dont le principal effet est de venir graisser la machine répressive qui s’abattra sur la classe ouvrière en lutte...
Quid de la violence ? D’un côté une violence révolutionnaire salvatrice, saine et juste car destinée à faire rendre gorge à l’odieux exploiteur. Une violence qui surtout vient en son temps, respectant le timing du Grand soir et le protocole de la théorie du prolétariat. De l’autre une violence archaïque, absurde, qui frappe à l’aveugle, et de toutes façons inutile car non-accoucheuse de l’Histoire. Comme si la question était d’opérer sans cesse des discernements (aucune violence prolétarienne n’est « propre », ni inscrite dans l’agenda de la lutte des classes, et tant mieux), et de reléguer dans les limbes de la Révolution à venir l’absolue nécessité de la confrontation : il s’agit plutôt de cerner là où se situe l’antagonisme de classe sans lui accorder de bon ou de mauvais points, et de faire croître l’implosion qui mine la société, ici et maintenant.
Postures irréconciliables ? Sans doute. En effet, comment un brave travailleur syndicaliste, convaincu des vertus de la négociation salariale, et son camarade adepte de l’une des chapelles gauchistes, tous deux engagés de tout leur être dans la défense bec et ongle du Service Public peuvent-ils se solidariser avec des jeunes prolétaires qui crament justement des commissariats, des écoles, des postes, des prisons (non ? tant pis), des centres d’impôts, des bus ? Sortons des obscénités sociologiques, des analyses politiques, et plaçons nous du seul point de vue qui vaille le coup : celui de la classe.
Si l’explosion joyeusement incontrôlée a eu lieu, et si elle est appelée à se poursuivre, c’est justement à cause de longues décennies de défilés syndicaux et gauchistes pacifiés, mornes cortèges d’un enterrement perpétuel de la combativité de classe, avec parfois mais trop rarement des irruptions de fièvre. Des décennies de négociations collectives, de collaboration sociale, de journées nationales d’action perlées et inoffensives, de campagnes électorales et référendaires, de grèves ponctuelles et bornées à tel secteur d’activité, de mobilisations citoyennes... Les incendiaires savent très bien les impasses des canaux traditionnels de la revendication politico-sociale, des modalités des luttes dans lesquelles leurs parents se sont engagés et ont perdu.
En ce sens, l’incendie s’affirme aussi comme une insurrection interne au prolétariat, et peut-être contre une certaine praxis du prolétariat, intégrée aux rouages du capital et assurant sa reproduction. L’incendie est une prise en acte de l’inutilité et de la tristesse des luttes revendicatives actuelles, syndicales, gauchistes, citoyennes, altercapitalistes.
Et c’est la conscience de cette inutilité et de cette tristesse, qui, si elle peut un jour conduire à la déréliction et à l’abattement, peut se métaboliser le jour d’après en une pratique subversive et venir happer dans une même force de frappe ceux qui d’habitude se tournent le dos : lorsque les prolétaires s’affrontent aux flics et menacent de faire sauter leur usine, lorsque la sauvagerie ouvrière déchire le compromis syndical, lorsque les machines du cauchemar industriel et du contrôle sont sabotées, lorsque une prison ou un centre de rétention implose grâce à une évasion collective, à chaque fois que la monotonie d’un défilé bêlant se brise en même temps que les vitrines, lorsque le feu s’en prend aux métropoles.

Décembre 2005
Les Indigestes de la république

Comments