Nous avons les moyens de vous faire parler Compte-rendu de Hotlines : Call Centre ; Inquiry, Communism - Duisburg, Kolinko, 2002

lundi, 31 mai 2004

Submitted by Craftwork on January 24, 2017

Introduction

Depuis quelques années, on peut observer dans certains cercles à la gauche du léninisme un regain d’intérêt pour le concept et la pratique de l’enquête ouvrière et pour la politique de " l’autonomie " en général . En un moment où la lutte de classe est souvent considérée comme à son plus bas niveau, certains ont eu recours aux catégories de la composition de classe pour tenter de comprendre " où nous en sommes et vers quoi nous allons " avec les rapports sociaux capitalistes. Pour certains, l’enquête ouvrière a permis de répondre à la question fort débattue " que pouvons-nous faire, quel est le rôle des révolutionnaires dans les moments de faible mobilisation de la classe ? "
L’un de ces groupes est le collectif Kolinko basé dans la région de la Ruhr en Allemagne, qui a fait de l’enquête ouvrière la base de sa pratique. Leur livre Hotlines : Call Centre, Inquiry, Communism décrit en détail la mise en œuvre de ce projet sur trois ans dans la région. Il expose la compréhension et l’application par le groupe de l’enquête ouvrière. On y trouve une analyse des centres d’appel et de la restructuration dans les secteurs clients, comme les banques, le commerce, les télécommunications, les services ainsi qu’une analyse de la nouvelle organisation du processus de travail ; des récits subjectifs de l’expérience quotidienne et de refus individuels du travail dans les centres ; une critique des formes de lutte collective ; une proposition de créer des " noyaux révolutionnaires " pour mener des enquêtes et en échanger les résultats à l’échelle régionale et internationale. En annexe sont reproduits les questionnaires et les tracts utilisés dans les " interventions ".
La promotion par Kolinko de l’enquête ouvrière comme projet politique a été critiquée de deux points de vue opposés : d’une part, on les a accusés de s’engager dans une sociologie radicale ; d’autre part, on leur a reproché leur militantisme de type léniniste. Ils ont rejeté les deux critiques. Ce compte-rendu a pour objet d’aborder quelques thèmes dégagés par cette tension entre sociologie et intervention liée à leur pratique et de déterminer s’ils ont réussi à se frayer un passage entre les deux écueils.
L’enquête de Kolinko sur les centres d’appel pose quelques problèmes que nous examinerons dans cet article : la nature de la lutte de classe, le rôle des groupes " révolutionnaires " dans les luttes (si tant est qu’ils en aient un), et ce que pourrait bien être une " pratique révolutionnaire ". Nous poserons aussi la question de savoir si l’enquête ouvrière est un outil approprié pour " l’intervention révolutionnaire " - ou plutôt si l’idée même d’" intervention révolutionnaire " a un sens.

Le contexte de l’enquête

L’injonction de Mao à s’instruire au contact de la classe ouvrière - " pas d’enquête, pas de droit à la parole ! " - fut entendue dans le monde par les groupes maoïstes, qui envoyèrent des taupes dans les usines de nombreux pays occidentaux dans les années 60 et 70. Souvent ils se trouvaient en concurrence avec d’autres militants léninistes qui eux aussi étaient allés dans les usines avec l’idée de guider les travailleurs. Kolinko s’efforce de prendre ses distances d’avec ces pratiques, et dans son emploi de l’enquête ouvrière, prend pour référence le travail effectué sur cette voie par plusieurs groupes révolutionnaires. Pour comprendre la relation de l’activité de ces groupes aux luttes de la classe à l’époque et décrire le développement théorique des catégories de " composition de classe " et d’ " autonomie ouvrière " ou d’" auto-activité " qui sous-tendent le projet d’enquête ouvrière de Kolinko , il est utile de comparer ce projet au travail de la tendance Johnson-Forest aux Etats-Unis, de Socialisme ou Barbarie en France, et des Quaderni Rossi et des opéraïstes en Italie.

Dans les usines

L’enquête ouvrière, ou la " recherche militante " comme l’a nommée le groupe allemand Wildcat, est le plus souvent associée à la tradition ouvriériste italienne. Pourtant deux groupes, la tendance Johnson-Forest aux Etats-Unis et Socialisme ou Barbarie en France, ont été à bien des égards les précurseurs de l’opéraïsme.
Dans les années 1950, ces deux groupes ont consacré une bonne part de leur énergie à explorer " l’expérience prolétarienne authentique " jusqu’alors négligée par le dogmatisme de parti et développé des théories de l’autonomie ouvrière contre la conception du rôle passif de la classe qui était celle des divers courants du marxisme, tant " orthodoxe " que " révisionniste ". Les deux groupes avaient rompu avec le trotzkisme sur sa défense critique de l’Union Soviétique comme " Etat ouvrier dégénéré " et rejetaient la politique consistant à subordonner à l’Ouest les luttes de la classe aux intérêts de l’URSS. La question soviétique une fois écartée de leur chemin, ils décidèrent d’enquêter sur la situation réelle dans les usines et de se concentrer sur le " comportement autonome " des ouvriers.

La tendance Johnson-Forest

Pour la tendance Johnson-Forest , née en 1941, l’URSS était devenue un " Etat capitaliste ". En 1946, Johnson et Forest publièrent le Capitalisme d’Etat et la Révolution mondiale, qui faisait la " théorie d’un stade du capitalisme mondial " et rompait avec le marxisme orthodoxe et sa fixation sur la question de la propriété formelle des moyens de production. En rupture avec ce formalisme, leur analyse était fondée sur les relations entre les conditions de travail concrètes et l’auto-activité et l’auto-organisation des ouvriers aux Etats-Unis durant les années 30 et 40.
La tendance était née sur fond d’une intense lutte de classe aux Etats-Unis. Les nouvelles formes de la production - avec l’organisation des usines selon les schémas tayloristes et fordistes, dont les chaînes de montage dans l’industrie automobile représentaient le type - avaient engendré un niveau des luttes de classe élevé, et les travailleurs des nouvelles usines développaient des grèves " sur le tas " (NdT : c’est-à-dire avec occupations). Dans un processus de recomposition permanente, la migration de Noirs du Sud rural et de métayers contraints de quitter leur terre pour le Nord industriel en raison de la sécheresse à l’époque du dust-bowl, contribua à la formation d’un nouveau prolétariat toujours moins qualifié voire non qualifié, négligé par les syndicats de métier traditionnels de la Fédération Américaine du Travail (AFL).
En 1936 eut lieu la première grève " sur le tas " à l’usine de Flint de la General Motors, à laquelle 140 000 ouvriers prirent part. En 1937, toute la compagnie fut paralysée à cause de l’occupation des usines de Flint et de Cleveland. Les ouvriers semblaient avoir trouvé le talon d’Achille de la nouvelle production industrielle à la chaîne et paraissaient capables d’exercer leur pouvoir. En 1937, on compta 447 grèves " sur le tas " impliquant plus de 300 000 ouvriers. Ce fut dans l’une de ces luttes que le Congrès des Organisations Industrielles (Congress of Industrial Organisations : CIO) apparut comme syndicat industriel moderne, organisant les femmes, les Noirs, et les ouvriers non qualifiés.
Les luttes se poursuivirent durant les années 40 et 50 ; il y eut bien des cas de grèves sauvages dans l’industrie automobile, par exemple, où le travail à la chaîne fut attaqué directement et dans une ou deux usines au point de bloquer la production de toute l’entreprise. La tendance Johnson-Forest essaya de reconnaître cette " auto-activité " ouvrière et de se relier à la lutte de classe par différentes méthodes. En premier lieu, à travers Correspondence, un bulletin reflétant " les formes utilisées par la classe pour s’exprimer ". Un éditorial de 1953 contient cet avertissement : " il nous faut observer très attentivement tout changement dans la culture vivante de la classe ou toute indication sur les choses (les rapports) que ces changements reflètent ". Correspondence fut un réel forum ouvrier. La tendance Johnson-Forest accordait une grande importance à la réalisation des journaux " par et non pour les ouvriers ". En second lieu, à travers des entretiens - c’était la méthode " enregistrer et reconnaître ". La tendance Johnson-Forest mettait l’accent sur la circulation des idées et des expériences, et considérait que le rôle des journaux et entretiens était de l’assurer. En troisième lieu, en allant dans les usines " pour développer des liens organiques avec la classe ouvrière ", pour " apprendre et non enseigner ". Si les membres de cette Tendance n’aspiraient nullement à diriger formellement les ouvriers, il est clair qu’ils tentaient à travers ces expériences de hâter les luttes. Selon Martin Glaberman " notre idée n’était pas que nous n’allions pas devenir des militants ou des meneurs, mais que nous n’avions pas à devenir une direction formelle ".
Le projet de la Tendance allait donc clairement au-delà de la sociologie : sur les discussions avec d’autres ouvriers qui menèrent à des grèves sauvages, Glaberman fait cette observation : " nous nous sentions fiers de pouvoir jouer un rôle dans le lancement d’un tel projet ; ce genre d’expérience vous donne le sentiment d’être d’une importance inestimable pour la classe ouvrière, et que les ouvriers n’auraient pas fait ça d’eux-mêmes. Vous avez un pouvoir indépendant. " Sur la relation entre le groupe révolutionnaire et la classe ouvrière, Glaberman est d’avis qu’ " il doit y avoir un moyen de communication entre l’un et l’autre, avec la société considérée comme un tout et avec la classe ouvrière. Dans les deux directions. Il ne s’agit pas de donner des leçons, mais aussi d’apprendre. " Une tension apparaît ici, qui ressurgit dans le projet de Kolinko, entre l’attitude consistant à privilégier l’auto-activité des ouvriers et la prétention du groupe révolutionnaire de parler au nom de toute la classe, et peut-être de changer par des interventions décisives le cours des luttes.
Dans le travail de la tendance Johnson-Forest centré sur les rapports internes à la sphère de la production, le produit qui exerça la plus grande influence fut peut-être l’Ouvrier américain (1947) . Dans cette brochure, un ouvrier d’usine décrit les conditions de travail, la division du travail, et les expériences subjectives des ouvriers semi-qualifiés de la production de masse ainsi que leurs attitudes (souvent contradictoires) envers le travail et son organisation, les grèves, le coulage des cadences, et le syndicat. Cette description est suivie d’une analyse théorique par l’un des membres du groupe, Ria Stone. Elle expose les raisons de s’intéresser à l’expérience d’un jeune ouvrier et de publier son témoignage : " De nos jours, c’est la classe ouvrière américaine qui fournit les fondements d’une analyse de la transition économique du capitalisme au socialisme, c’est elle qui démontre concrètement que la nouvelle société se développe à l’intérieur de l’ancienne. " Comme le dit Martin Glaberman dans son introduction, " l’expérience ouvrière devait fournir la base du développement continu de la théorie, c’est-à-dire la base de l’analyse continue de la société capitaliste et de la révolution socialiste qui se crée en elle. "
Cela contredisait l’affirmation léniniste traditionnelle que les ouvriers peuvent seulement développer " une conscience trade-unioniste ". Glaberman parle de la relation dialectique entre l’analyse théorique et l’expérience pratique des ouvriers, bien qu’il y ait eu séparation entre l’intellectuel et l’ouvrier. " La fusion de l’ouvrier et de l’intellectuel en une totalité n’avait été atteinte par aucun groupe marxiste. Mais en même temps que l’Ouvrier américain prouvait cette séparation, il prouvait la tentative pour la surmonter, même si ce n’était que par la juxtaposition formelle de deux articles. " Comme nous le verrons plus loin, les gens de Kolinko tentent de surmonter la séparation par l’enquête ou " l’auto-enquête ".
Les expressions ultérieures de la Tendance Johnson-Forest, à savoir le Comité de Publication de Correspondence et Facing Reality, continuèrent à publier des rapports et des analyses sur les conditions de la grande industrie aux Etats-Unis, où l’on peut voir les commencements d’une exploration de la relation entre la réorganisation du processus de production et les formes de l’organisation ouvrière. Ces textes avaient toujours pour objectif d’être lus par des ouvriers et non par des universitaires.
Dans Be His Payment High or Low : The American Working Class of the Sixties (Que son salaire soit élevé ou bas : la classe ouvrière américaine dans les années 60), Martin Glaberman décrit le changement de nature de la lutte en réponse à la modernisation du processus de production, à l’automation et la mécanisation. " Les ouvriers sont engagés aujourd’hui dans un processus de réorganisation, correspondant à la réorganisation de la production par le capital, ils sont à la recherche de nouvelles formes d’organisation adéquates à leurs besoins " (p 13). Glaberman voit dans les vagues de grèves sauvages et de sabotages une recherche de nouvelles formes de lutte en dehors des syndicats. Pour Paul Jacob, ceux-ci sont devenus, à travers leurs relations contractuelles avec la direction de l’usine " partie de la direction, non pas seulement une force qui défend les ouvriers (a force for justice), mais aussi une partie intégrante du système d’autorité qui fait fonctionner l’usine. " (p 4) Les mêmes thèmes parcourent déjà le livre antérieur de Glaberman, Punching Out (1952) , où le contrôle ouvrier de la production est vu comme le but ultime de ces luttes.
Nous pouvons voir dans la tendance Johnson-Forest une critique en partie opératoire du rôle des syndicats : en devenant délégués syndicaux, Glaberman et les autres furent amenés à conclure qu’ils " renforçaient le contrat et les règles de l’entreprise ". " Si vous devenez délégué syndical (committeeman), vous avez un rôle objectif, et qui que vous soyez, vous n’êtes qu’un bureaucrate alternatif " (thème plus tard développé par Socialisme ou Barbarie). Glaberman pensait que l’auto-activité des ouvriers avait créé les syndicats et les autres institutions, qui s’étaient ensuite bureaucratisées et retournées contre les ouvriers.
La relation contradictoire entre les ouvriers et les syndicats est évidente dans Wartime Strikes - the Struggle against no strike pledge in the UAW during World War II (NdT : " les Grèves durant la guerre - la Lutte contre le pacte antigrèves dans le syndicat de l’industrie automobile durant la Seconde Guerre mondiale "). Ce livre examine en détail les grèves sauvages menées dans l’industrie automobile par une majorité d’ouvriers se méfiant du pacte antigrèves que la majorité des ouvriers avait accepté : il examine aussi la composition changeante de la classe ouvrière américaine en général et celle de l’industrie automobile en particulier.
Dans la révolte de la base contre l’accélération des cadences et les syndicats, les gens de la tendance Johnson-Forest voyaient un rapport entre le développement des forces productives et le pouvoir ouvrier, qui mènerait à la révolution socialiste et à la gestion de la production par les travailleurs eux-mêmes. Selon Harry Cleaver (dans son livre Reading Capital Politically - NdT : " Pour une lecture politique du Capital "), la tendance Johnson-Forest " reconnaissait l’autonomie de la classe ouvrière, à la fois par rapport au capital et par rapport à ses organisations officielles : les partis et les syndicats "

Socialisme ou Barbarie

En France, l’organisation Socialisme ou Barbarie (disposant d’une revue du même nom) connaissait un développement parallèle. Les deux groupes étaient en réalité en contact et collaboraient sur nombre de projets. Formé en 1949 par des militants en rupture avec la IV° Internationale trotzkiste, une fois de plus sur la question de la défense critique de l’URSS, Socialisme ou Barbarie commençait aussi à centrer son attention sur la question de la véritable expérience ouvrière dans le processus de production. Ceci en opposition avec la pratique stalinienne (du Parti Communiste et de la Confédération Générale du Travail) tendant à mettre les luttes ouvrières au service de la défense de l’URSS ou des manœuvres parlementaires.
En rompant avec l’objectivisme de l’orthodoxie marxiste qui ne comprenait le travail et la classe ouvrière qu’en termes économiques comme en rejetant la croyance que le développement des forces productives mènerait automatiquement au communisme, Socialisme ou Barbarie promut une théorie marxiste activiste et " non dogmatique ". Le groupe mit l’accent sur la centralité du processus de production et sur le besoin de l’analyser systématiquement, en développant une " science du travail à objectif révolutionnaire " (Claude Lefort in l’Expérience prolétarienne ). L’exploration de l’expérience ouvrière du processus de production était fondamentale pour la reconstruction d’un authentique mouvement de classe et pour le renouvellement de la théorie de la révolution, dans laquelle " la plus grande force productive, la classe révolutionnaire elle-même " ne faisait pas que réagir à des conditions objectives d’une manière automatique mais agissait en fonction de l’ensemble de son expérience. " L’histoire du prolétariat est expérience, et cette expérience doit être comprise comme un processus d’auto-organisation. "
Le travail de description et d’analyse de la relation entre les conditions de travail dans les usines, le processus de travail, et le comportement des ouvriers produisit une série de textes publiés dans la revue sur la Vie en usine (G. Vivier), le Journal d’un ouvrier de chez Renault (D. Mothé) . Le groupe soutint aussi un bulletin " clandestin " (underground), Tribune Ouvrière, dans l’usine de Renault-Billancourt. Une bonne part de ce travail fut produit sous l’impulsion d’une soudaine explosion de luttes dans les années 50, en particulier les grèves de 1953, 1955, et 1957. (En 1953, il y eut 4 millions de travailleurs en grève contre des mesures d’austérité du gouvernement Laniel ; en 1955, des luttes acharnées eurent lieu dans les chantiers navals et les usines métallurgiques de Saint-Nazaire et de Nantes - S ou B souligne que ces luttes échappaient au contrôle des syndicats et devenaient autonomes ; en 1957, le mouvement de grève impliquait une bonne part du secteur tertiaire.)
On peut trouver un exemple typique de l’approche du groupe dans le texte d’Henri Simon, Une expérience d’organisation ouvrière , description détaillée de la formation d’un " conseil d’employés " dans une compagnie d’assurances. " Nous voulions situer l’expérience dans le cadre d’ensemble de l’entreprise, et dans ce but, analyser la structure et l’évolution corollaire des conditions de travail d’une part, la mentalité et le comportement des employés d’autre part. "
Des membres de Socialisme ou Barbarie tentèrent une investigation systématique de l’expérience prolétarienne : Lefort, inspiré par l’exemple de l’Ouvrier américain, proposa de recueillir des témoignages sur l’expérience ouvrière, dans le but de mieux comprendre les rapports sociaux spécifiques dans et en dehors de l’usine. Les domaines à explorer comprenaient les relations entre les ouvriers ; leur relation au travail (leur " fonction productive " dans l’usine), à la technologie et à l’organisation du processus de production ; leur relation aux mesures de rationalisation des patrons ; la division du travail et la hiérarchie des salaires et fonctions ; la connaissance ouvrière de l’organisation sociale, la perception par les ouvriers de leurs relations à la société considérée comme un tout, et leur relation à la tradition et à l’histoire prolétarienne. L’objectif de cette analyse était de découvrir si les travailleurs construisaient une expérience commune et si cette expérience contenait de nouvelles relations sociales et des tendances communistes. Les témoignages devaient être une contribution à la théorie comme à la pratique révolutionnaire. Ce projet ne fut pas mené à bien systématiquement, mais certains témoignages furent reçus, et des discussions entre les membres du groupe et les ouvriers enregistrées.
Les membres de Socialisme ou Barbarie considéraient leur rôle comme étant à la fois d’analyse et d’agitation. Simon réfléchit sur l’expérience de la compagnie d’assurances : " La création d’un conseil du personnel des Assurances Générales-Vie, dans une firme où les syndicats traditionnels étaient solidement implantés, démontre que, là où existe un noyau de militants lucides, patients, et résolus, les employés peuvent se regrouper sur un terrain pratique et prendre en leurs propres mains leur propre défense. " (Kolinko espérait-il ce type de résultat ? Il y a bien sûr une importante différence : dans le cas analysé par Simon le noyau de militants ne venait pas de l’extérieur, mais travaillait déjà dans l’entreprise.)
Socialisme ou Barbarie se débattit avec le dilemme posé par son insistance sur l’organisation autonome des travailleurs d’une part, et la récupération de leurs luttes par la bureaucratie du travail d’autre part. " Leur oscillation entre la révolte spontanée et la lutte menée par les chefs syndicaux signifie que les travailleurs sont à la recherche d’une solution aux problèmes posés par leur opposition à la fois à la bourgeoisie capitaliste et à la bureaucratie. "
En tentant de résoudre ces contradictions, des tensions surgirent à l’intérieur de l’organisation sur la question du parti. Cornelius Castoriadis envisageait un nouveau parti, en opposition aux organisations existantes " dégénérées ", rassemblant l’avant-garde révolutionnaire diffuse dispersée dans tout le pays. " Le programme de cette organisation devrait être le socialisme, incarné dans le pouvoir ouvrier, le pouvoir total des conseils ouvriers qui réalisera la gestion ouvrière de l’entreprise et de la société. "
La fraction " autonome " dirigée par Lefort était de son côté sceptique sur le besoin d’une organisation de forme parti. " Le prolétariat ne pouvait développer son pouvoir qu’au moyen de formes d’organisation autonomes. Tout dépendait de cela et non du parti, qui n’était qu’une expression historique déterminée d’expériences spécifiques du travail et pouvait donc s’avérer superflu ou même indésirable en d’autres circonstances. C’est pourquoi Socialisme ou Barbarie ne devait pas tant s’intéresser à la révolution et à la conquête du pouvoir d’Etat qu’aux expériences faites par la classe ouvrière dans le processus de son auto-organisation. "
Les recherches de Socialisme ou Barbarie sur les conditions objectives et l’expérience subjective du processus de production les menèrent à une critique de la technologie : la division des tâches particulières, le tapis roulant de la chaîne étaient des méthodes utilisées par la direction pour augmenter leur contrôle sur les ouvriers. En prescrivant exactement chaque mouvement à faire en rapport avec celui des machines, elle pouvait s’attaquer davantage à leur indépendance. La technologie était donc d’abord une technologie de classe. La déqualification qu’induisaient les changements dans le processus de production avait aussi des conséquences sur l’expérience collective des ouvriers. Dans la Vie en usine, Vivier développe une analyse de l’homogénéisation de la condition prolétarienne qui anticipe dans une certaine mesure la thèse ultérieure des ouvriéristes italiens sur " l’ouvrier-masse ".
Le travail de Socialisme ou Barbarie, dans l’élan de celui de la tendance Johnson-Forest, peut être considéré comme précurseur de l’enquête ouvriériste sur la composition de classe.
Ces deux courants voyaient que la nouvelle structure du processus de production (le taylorisme, " l’Organisation Scientifique du Travail ", le fordisme, avec le rythme de travail dicté par les machines) inscrivait sa marque sur la vie quotidienne et la conscience des ouvriers. Pour la tendance Johnson-Forest et Socialisme ou Barbarie, il s’agissait d’étudier les conséquences de ces changements sur " l’auto-organisation " des ouvriers. Les deux tendances prévoyaient que le nouveau prolétariat développerait son pouvoir jusqu’au point où il assumerait à son tour l’organisation de la production.

Les ouvriéristes italiens

Ces deux courants influencèrent le développement de l’enquête sur l’expérience prolétarienne dans l’Italie en industrialisation rapide des années 50 et 60. De jeunes dissidents des partis socialiste et communiste y tentaient d’appliquer la critique de l’économie politique de Marx au dévoilement des relations de pouvoir fondamentales dans la société de classes moderne. Ce faisant, ils furent amenés à confronter le Capital à " l’étude réelle de l’usine réelle ", afin de mieux comprendre les nouvelles manifestations d’une action de classe indépendante.
Le militant de chez Renault, Daniel Mothé, influença particulièrement les premiers ouvriéristes dans leur idée qu’il existe parmi les ouvriers une opposition permanente, bien que contradictoire, à l’organisation capitaliste du travail.
Certains de ces dissidents marxistes italiens considéraient la sociologie bourgeoise comme susceptible d’être utilisée d’une manière radicale - et même que l’enquête sociologique pouvait être le moyen d’établir une nouvelle relation organique entre les intellectuels et les ouvriers, fondée sur leur travail commun pour produire une connaissance " venant d’en bas ". Romano Alquati estimait cependant que l’usage de la sociologie ne pouvait être qu’une première approximation de cette " auto-recherche " que l’organisation autonome de la classe ouvrière exigeait.
Depuis la fin des années 50, de nouvelles vagues de luttes éclataient dans les usines, surtout parmi les travailleurs non qualifiés du Sud, qui découvraient de nouvelles formes d’organisation comme l’assemblée et le conseil, et utilisaient les grèves tournantes d’un département de l’usine à l’autre. Les syndicats étaient peu présents dans ces luttes, qui n’avaient pas seulement pour but de plus hauts salaires mais s’opposaient en général aux conditions de travail sous le nouveau régime du taylorisme et de la chaîne de montage. C’est dans ce contexte que le groupe formé autour de Raniero Panzieri commença à discuter de l’enquête ouvrière. Quaderni Rossi était un groupe hétérogène ; un courant sociologiste-objectiviste voulait analyser les conditions régnant dans les usines et utilisait des techniques d’entretien de la sociologie du travail américaine. Pour ce courant, la classe ouvrière apparaissait simplement comme l’objet de la recherche - la relation sujet / objet du concept léniniste de parti était reproduite, le parti étant censé apporter aux ouvriers la conscience de classe de l’extérieur. D’un autre côté, une forme plus subtile de léninisme caractérisait le courant " politique-interventionniste " de Quaderni Rossi, qui comprenait l’enquête ouvrière comme un moyen d’organiser les luttes. Leur intention était de faire des ouvriers à la fois le sujet et l’objet de l’enquête. En partant des luttes informelles dans les usines, du sabotage sur les chaînes de montage, ils espéraient construire un nouveau parti ouvrier comme fonction d’une autonomie ouvrière auto-organisée. L’enquête ouvrière devait faciliter ce processus et elle était vue comme un concept politique permettant d’éviter de se détacher de la classe et de tomber dans le réformisme des partis et syndicats ouvriers existants. Comme devait le dire Asor Rosa dans Classe Operaia, la revue qui succéda à Quaderni Rossi : " S’il existe des raisons pour lesquelles la classe ouvrière doit vaincre et détruire la domination du système capitaliste, on ne peut les trouver que dans les caractéristiques matérielles objectives de la classe elle-même. "
Les études d’Alquati sur la Fiat (commencées en un moment où l’entreprise était calme) et sur Olivetti étaient fondées sur une recherche menée avec l’aide de la fraction critique de la Confederazione Generale Italiana del Lavoro (CGIL) durant les années 50.
Bien qu’un peu journalistiques, ces études examinaient la situation, la position, et les attitudes des travailleurs de ces usines, en particulier celles des techniciens. Alquati espérait que l’enquête se transformerait en auto-enquête conduite par les travailleurs eux-mêmes. L’ouvrier n’était pas vu comme un simple informateur, mais l’enquête devait créer une situation où les travailleurs deviennent sujets et ne restent pas des forces extérieures. En réalité, les quelques enquêtes organisées par le groupe formé autour de Quaderni Rossi ne furent pas à la hauteur de cette aspiration. Comme le dit un membre de Kolinko : " Il n’y avait pas d’enquête ouvrière autonome, mais une relation contradictoire entre l’autonomie informelle et spontanée des ouvriers sur les chaînes et quelques intellectuels, qui essayaient de soutenir ce processus en faveur d’une nouvelle organisation politique. Ce n’était possible qu’en raison de l’existence d’une résistance ouvrière spontanée, d’une part, et du fossé s’ouvrant entre les ouvriers et les organisations ouvrières historiques d’autre part. "
Pour Alquati, l’enquête était d’abord un prétexte pour établir des contacts avec les ouvriers. Ces contacts devaient permettre de faciliter la compréhension de l’usine et de la situation subjective des ouvriers ; et cette compréhension servirait en retour aux ouvriéristes dans l’organisation concrète des luttes ouvrières ainsi que dans l’analyse des conflits internes aux organisations politiques. Le but de l’enquête était aussi de mettre en évidence l’organisation autonome et spontanée des ouvriers à l’intérieur de l’usine. Quaderni Rossi a toujours insisté sur l’importance du " travailleur collectif " ; à travers l’enquête, le groupe formé autour d’Alquati espérait démontrer que le " travailleur collectif " n’existait pas seulement comme producteur de capital, mais qu’on pouvait aussi l’analyser en termes politiques et soutenir son combat contre le capital.
A travers des entretiens et des discussions avec les ouvriers, Alquati et d’autres se formèrent une image nouvelle de la classe ouvrière. La première étude d’Alquati sur la Fiat, centrée sur la position des techniciens, était fort imprégnée d’idéologie autogestionnaire - les travailleurs passaient dans la discussion de la critique de leur travail individuel à la mise en question de la rationalité de la division du travail dans l’entreprise. Alquati voyait une nouvelle " figure " dans les jeunes techniciens qui avaient reçu un enseignement technique, n’étaient pas satisfaits du travail, et avaient confiance en leur capacité à diriger la production eux-mêmes - mais ils n’avaient en réalité qu’à accomplir quelques tâches simples et répétitives.
Au moment des grèves sauvages de la Fiat en 1963, lorsque le syndicat fut écarté de la direction de la lutte et que les ouvriers n’avancèrent aucune revendication, Alquati avait rejeté l’autogestion et le contrôle ouvrier comme tentatives des syndicats de lier le travail à l’accumulation. Il voyait dans la spontanéité de ces actions ainsi que dans "l’organisation invisible" des ouvriers sur le lieu de travail la forme embryonnaire de la conscience ; la forme parti restait donc nécessaire (une organisation de classe formelle sous contrôle des travailleurs).
Dans son travail ultérieur sur Olivetti, Alquati fit allusion au développement de la thèse de " l’ouvrier-masse ", corollaire de la décomposition de la classe ouvrière qualifiée. " Alquati considérait alors l’introduction d’une nouvelle machinerie comme indicateur du niveau général et de la qualité des rapports de force entre classes à ce moment. Avec l’application croissante des innovations productives de Ford à l’industrie du Nord dans les années 50, l’objectif de Taylor d’une désintégration " scientifique " du prolétariat avait remporté une importante victoire. "
Les ouvriéristes considéraient que la déqualification et la concentration des travailleurs dans les usines avaient créé un nouveau sujet prolétarien hégémonique, dont l’expérience était homogène. A la différence des ouvriers qualifiés qui avaient combattu autrefois pour le contrôle du processus de production, le travail de l’ouvrier-masse était totalement subsumé sous le capital, ce qui amenait le nouveau sujet à combattre le capital comme tel, dans son existence technique.
Au moment où la composition de classe de " l’ouvrier-masse " avait atteint son apogée à la fin des années soixante, les ouvriéristes, dont beaucoup étaient organisés dans Potere Operaio, avaient à peu près abandonné l’enquête et recentraient leur travail sur une forme plus directe d’intervention dans les usines à travers les comités de base. Pour Potere Operaio, " le seul point de départ valable pour toute théorie se voulant révolutionnaire était l’analyse du comportement de la classe ouvrière dans les secteurs les plus avancés de l’économie. "
Avec la défaite des luttes de " l’ouvrier-masse ", la composition de classe prit un nouveau sens pour un courant de l’ouvriérisme, alors que Toni Negri développait la thèse de l’operaio sociale - un nouveau prolétariat diffus dans toute la société résultant de la décomposition de l’ouvrier-masse " par la restructuration et la " massification ultérieure du travail abstrait ". Désormais déconnectée de toute recherche empirique dans la sphère de la production, la composition de classe fut privée de sa base matérielle. Ce n’est qu’à la fin des années soixante-dix que certains ouvriéristes (les éditeurs de Primo Maggio) proposèrent un retour à l’enquête, mais à une enquête contrainte à suivre les ouvriers en dehors de l’entreprise - car l’époque était jugée révolue où " l’usine produisait la politique et l’enquête était la lutte ".

Wildcat, Kolinko,
et la redécouverte de l’enquête

L’émergence de la tendance Johnson-Forest, de Socialisme ou Barbarie, et des Quaderni Rossi était indissolublement liée aux nouvelles formes de production, à la formation d’une nouvelle classe ouvrière, et aux nouvelles formes de lutte. Dans chacun de ces cas, l’enquête (au sens large) était attribuée à et provoquée par une situation de luttes sur le lieu de travail. (Sauf à la Fiat, où régnait un calme relatif, mais Alquati espérait exacerber l’antagonisme au moyen de son enquête.)
En décidant de ressusciter la pratique de l’enquête ouvrière, Kolinko a ironiquement inversé la situation - et peut-être mis la charrue avant les bœufs. Il semble que le groupe essaie maintenant d’utiliser l’enquête comme outil radical et peut-être même qu’il tente de provoquer les luttes de manière volontariste, en un temps de faible mobilisation de la classe. On a montré que l’enquête ouvrière n’avait de sens qu’à l’époque de " l’ouvrier-masse ", quand la classe ouvrière avait atteint le sommet de sa puissance et de son homogénéité à l’intérieur du capitalisme. De ce point de vue, les enquêtes ouvrières étaient un produit de leur temps, et se trouvaient donc dépassées par les évènements, puisque les luttes d’usine de la fin des années soixante aboutirent à la défaite de la classe. Kolinko n’est pas de cet avis et décrit ses objectifs ainsi : " Notre but est maintenant de comprendre les conditions réelles de la sphère de l’exploitation et de nous donner les moyens de bien connaître les possibilités et les points de départ de nouvelles luttes afin de pouvoir les soutenir. "
Le projet de Kolinko apparaît d’une certaine manière comme une tentative de revenir à l’ouvriérisme classique ou comme une version mise à jour de l’enquête ouvrière, sans le léninisme ou l’idéologie autogestionnaire des courants de l’époque précédente. (Chacun de ces courants - la tendance Johnson-Forest, Socialisme ou Barbarie, et l’opéraïsme - était plus ou moins divisé selon ce double clivage.)
Mais qu’est-ce qui a mené Kolinko à ce projet d’enquête ? Nous décrivons ici le parcours du groupe allemand Wildcat pendant les années 70 et 80, leur " tournant vers la théorie " des années 90, et l’émergence de Kolinko comme rejeton de Wildcat incluant quelques jeunes du premier groupe.
Wildcat (le groupe et le journal), qui pourrait être caractérisé comme un réseau influencé par l’opéraïsme, a fondé son travail sur l’analyse du lieu de travail et des luttes sociales. Il a toujours mis l’accent sur l’activité autonome de la classe ouvrière en dehors des syndicats et contre eux (d’où son nom). À travers des analyses détaillées de l’expérience concrète de la classe (comme par exemple dans la brochure la Lutte de classe dans une ville allemande ), Wildcat espérait comprendre plus clairement les rapports de classes actuels. Dans leur " recherche militante " étaient engagés des membres du groupe qui prenaient des boulots dans le même lieu de travail dans le but d’y faire de l’agitation et d’y publier des rapports sur la situation des luttes sur leurs lieux de travail. Wildcat, avec ses liens à l’aile " sociale-révolutionnaire " du mouvement autonome , faisait partie de la mouvance plus large des " jobbers ", dont les militants prenaient des boulots précaires. " Le "jobbing" était une manière de s’en tirer en faisant des petits boulots merdiques pour peu de temps dans le but d’avoir du temps pour nous-mêmes, pour la lutte politique et pour le plaisir. " Dans cette mouvance, on avait l’idée que le travailleur précaire et très mobile avait le potentiel d’un nouveau sujet (révolutionnaire). Vers le début des années 90, avec la chute du mur de Berlin , l’effondrement de la gauche radicale et des Autonomen et la pratique consciente du "jobbing" , et le calme social apparent sur le front de la production, les membres de Wildcat commencèrent à mettre en question l’utilité du journal, dont la diffusion chutait. Ressentant le besoin d’un processus de clarification théorique face à la nouvelle situation, Wildcat cessa de publier son journal et créa à la place une revue théorique interne, Wildcat Zirkular.
Durant leur " repli sur la théorie ", Wildcat continua à s’intéresser à la question de la recherche militante, et en 1995 décrivit ainsi les tâches d’une nouvelle enquête : " Un nouveau travail collectif d’enquête doit maintenant commencer qui tente de déterminer à quoi peut aboutir la recomposition mondiale du prolétariat. Il faut d’abord vérifier cette hypothèse à travers de nombreuses discussions avec les travailleurs de l’usine moderne, avec les employés précaires, les immigrés, les prétendus travailleurs " à leur compte ", etc. En second lieu, il nous faut développer une terminologie précise. Et en troisième lieu, un tel travail impliquerait notre intervention active à travers des initiatives de lutte et des tentatives d’organisation. Ceci afin d’accélérer le processus de compréhension et de découvrir les tendances communistes cachées, qui accompagnent les mouvements de classe. "
Après plusieurs années de discussion théorique, les gens de Kolinko ont décidé en 1999 d’entreprendre cette tâche eux-mêmes. La restructuration et l’émergence de la " nouvelle économie " a particulièrement touché la région de la Ruhr, où le groupe est basé. Le but du groupe était de vérifier l’hypothèse d’un nouveau cycle capitaliste d’accumulation fondé sur la " nouvelle économie ", sur une réorganisation correspondante du travail et potentiellement sur un nouveau cycle de luttes. La décision de Kolinko de mener une enquête ouvrière dans les centres d’appel reflétait peut-être l’idée courante il y a quelques années que ces centres, avec leur concentration de nombreux travailleurs semi-qualifiés ou non qualifiés et précaires sous un seul toit, allaient être les nouvelles usines et que de là pourrait bien surgir le nouveau sujet prolétarien.
Environ quarante ans plus tôt en Italie, le cercle formé autour d’Alquati avait considéré que " toute une série de processus objectifs et subjectifs se déroulaient à la Fiat posant les bases d’une résurgence de la lutte de classe à l’intérieur de l’entreprise " . Les gens de Kolinko semblent avoir pensé qu’une situation analogue pouvait se développer dans les centres d’appel, qui étaient eux-mêmes le résultat de la " recomposition technique " dans les banques, le commerce, les assurances, les télécommunications, et de la taylorisation du travail dans ces secteurs, etc. Cette restructuration avait pour objectif d’infliger une défaite à la force de travail retranchée dans ces secteurs et de briser certains comportements ou certaines positions des travailleurs, afin d’intensifier l’exploitation à travers la flexibilisation, la précarisation, et le contrôle informatique du travail. Pour Kolinko, la grève de la Citybank à Bochum à la fin de 1998 contre le transfert de son centre d’appel semblait annoncer le nouveau cycle de luttes attendu : il ne restait qu’à lancer une enquête ...

Problèmes de l’enquête ouvrière
comme pratique révolutionnaire

La démarche de Kolinko consistait à prendre des boulots dans les centres d’appel, à utiliser des questionnaires pour tenter de lancer la discussion, et des tracts pour faire de l’agitation. Certains entretiens étaient menés afin d’obtenir des informations sur l’organisation du travail, la machinerie, la hiérarchie, le comportement des travailleurs, d’autres avaient pour objectif la discussion et l’agitation, d’autres encore l’échange d’informations avec d’autres lieux de travail. Pour chacun de ces entretiens, ils écrivaient des questionnaires en espérant que la méthode serait adoptée par d’autres travailleurs. " Le plus important était que les entretiens ne restent pas à sens unique mais deviennent une vraie discussion et même une "auto- enquête" où d’autres utilisent les questionnaires dans leurs secteurs et échangent les résultats des discussions. "
Bien que Kolinko ait mené seulement quelques entretiens avec une douzaine de travailleurs non-membres du groupe, leur projet d’enquête a incontestablement quelques mérites. Premièrement, bien que Kolinko admette que les interventions menées au moyen des questionnaires et des tracts n’ont guère eu l’impact recherché, c’étaient dans leurs propres termes des succès isolés, comme le suggère ce rapport sur l’entreprise Medion de Mühlheim : " Le premier tract sur les centres d’appel a fait de grosses vagues à Mühlheim. Partout dans l’entreprise, les travailleurs se mettaient à discuter, même des gens qui ne se connaissaient pas du tout avant " (p 162). Le rapport précise ensuite que bien que ces discussions allaient en déclinant, la direction améliora les conditions de travail peu après ; mais il laisse ouverte la question de savoir si le tract et les discussions qu’il provoqua ont eu quelque influence sur la décision de la direction.
Deuxièmement, le processus de l’enquête amena les membres du groupe auteurs du rapport à creuser leurs idées sur le capital et la lutte de classe et donc à en discuter entre eux durant des heures, en se référant à " des situations réelles de l’exploitation sur le lieu de travail, comme travailleurs ".
Troisièmement, le projet d’enquête posait d’importantes questions sur la composition de classe, le changement des relations d’exploitation à travers la restructuration et l’introduction de nouvelles technologies, le rapport entre les travailleurs et le processus de travail, et la nature de la lutte de classe. " Enquêter signifie comprendre que la coopération quotidienne des travailleurs et leurs formes de lutte font système et découvrir la nouvelle socialité (communiste) qui s’y cache. " (p 10)
Hotlines est utile par sa description détaillée et par son analyse de la restructuration dans différents secteurs de la sphère de circulation qui est à l’origine de l’essor des centres d’appel et des changements corollaires dans les rapports de travail, la déqualification, la relation entre les travailleurs et entre les travailleurs et les machines. Dans la voie tracée par la critique de la technologie capitaliste de Panzieri, Kolinko analyse l’emploi des machines et de la technologie dans le processus de travail comme comportement de classe, pour rationaliser la production et soumettre de manière autoritaire le travail vivant. En tant que critique des rapports existants dans les centres d’appel, Hotlines est donc utile.
Mais finalement et dans ses propres termes, le projet de Kolinko souffrit d’un manque de luttes dans le secteur choisi. Les "nouvelles usines", avec leur concentration de travailleurs sous un seul toit, ne parvinrent pas à throw up les luttes de l’ouvrier-masse à la chaîne. Les quelques luttes dans les centres d’appel que mentionne Kolinko étaient surtout défensives et s’opposaient à la détérioration des salaires et des conditions de travail et aux licenciements liés aux restructurations des entreprises. Il s’agissait d’une décomposition politique sur le lieu de travail, sans la recomposition tant espérée à travers de nouveaux mouvements.
L’évaluation faite par Kolinko du manque de luttes dans les centres d’appel trahit un certain volontarisme : ils croient que les travailleurs n’ont pas appris la bonne façon de lutter. " Jusqu’ici les travailleurs des centres d’appel n’ont pas trouvé "leur" forme de lutte, celle qui utilise les possibilités inhérentes aux centres d’appel en tant que centres de communication. D’autres travailleurs - par exemple ceux de l’automobile - ont eu besoin d’une génération pour apprendre à se servir de la chaîne de montage pour la coordination des grèves et le sabotage. Voulons-nous attendre aussi longtemps ? " (p 128) Les gens de Kolinko croyaient manifestement que l’enquête fonctionnerait comme accélérateur des luttes ; ils restent finalement sur leur déception : " Nous nous sommes demandé à quoi peuvent bien servir les tracts et les autres formes d’intervention si l’auto-activité des travailleurs dont on parle n’existe pas. Nous ne pensons pas que les interventions dans une période où les luttes sont relativement faibles dégénèrent inévitablement en avant-gardisme ou bien en syndicalisme, mais elles restent extérieures. Ce pourrait être pour cette raison que l’enquête est restée entre nos mains et n’est pas devenue une "auto-enquête par les travailleurs eux-mêmes", qui nous permettrait de discuter le contenu politique de la vie quotidienne au travail avec les autres travailleurs et de parvenir à élaborer une stratégie commune pour développer la lutte de classe. " Etait-il naïf de la part de Kolinko d’espérer que son projet d’enquête serait bien accueilli par les travailleurs des centres d’appel ?
Les membres de Kolinko se plaignent que les critiques de leur projet se limitent à des critiques à un niveau théorique, ou pire idéologique, et qu’on discute peu de l’expérience réelle et des méthodes utilisées dans l’enquête. Nous accordons peu d’importance aux détails techniques de l’enquête dans cet article, parce que nous ne croyons pas que les problèmes rencontrés par Kolinko tenaient à la méthode. C’étaient plutôt des problèmes tenant à l’enquête militante en tant que telle.
Kolinko, qui emprunte beaucoup à la tradition ouvriériste / autonomiste, fait une critique du léninisme, de la forme parti, des syndicats et du syndicalisme, du basisme, du conseillisme, de l’autogestion, etc, en privilégiant l’auto-activité des travailleurs, et pose la question de la "conscience" : " La "conscience politique", la conscience pour affronter le capital comme une classe, ne peut être apportée aux travailleurs de l’extérieur, mais peut seulement se développer dans la lutte elle-même. "
En dépit de leurs positions affirmées, nous dirions plutôt qu’ils tombent dans le piège en tentant d’apporter la " conscience " à la classe sous la forme voilée de l’enquête. Le questionnaire, avec ses questions didactiques et parfois même paternalistes, semble avoir pour intention de faire jaillir la conscience. On a parfois l’impression qu’il est presque manipulateur ; ou que les "bonnes" réponses sont fortement suggérées, tout comme à l’école. On pourrait trouver ici un lien avec certaines techniques patronales incluant l’usage de questionnaires pour donner aux travailleurs le sentiment d’être intégrés et écoutés. En un sens et les patrons et les révolutionnaires essaient d’amener les travailleurs à faire ce qu’ils veulent qu’ils fassent. D’une certaine façon les gens de Kolinko, tout en chassant l’avant-gardisme léniniste par la porte (puisqu’ils veulent que les travailleurs s’auto-organisent), essaient presque de le faire rentrer par la fenêtre, armés de leur alibi antiléniniste, au moyen de la forme subtile ou déguisée de conscientisation qu’est le questionnaire,.
Ils voient leur rôle comme un " rôle de soutien à la réflexion et la discussion des travailleurs au moyen de tracts, d’entretiens, et d’autres formes d’intervention et de proposition ". De manière significative, on nous dit : " Globalement le questionnaire n’a pas donné un résultat "représentatif". Nous ne savons même pas si le questionnaire a ouvert la conscience ou les yeux d’autres camarades en d’autres centres d’appel. " (p 16)
Hotlines est un tissu de contradictions, tout le livre est imprégné d’un sentiment d’autocritique. Mais finalement l’autocritique n’est pas intégrée dans l’analyse ou, si elle l’est, c’est seulement comme alibi, qui permet de continuer à militer. Kolinko parle d’agitation, d’interventions bien ciblées, mais dit aussi : " Nous savons ... que nous ne pouvons pas déclencher des luttes ou un mouvement. " L’autocritique de Kolinko ressemble fort à l’autodéfense préventive du militant.
Kolinko soutient que l’enquête ouvrière est aussi un processus d’auto-enquête, qu’ils se posent eux-mêmes les questions qu’ils posent aux autres travailleurs, et que l’enquête devrait être un processus de discussion, d’échange d’idées, et de compréhension où chacun apprend de l’autre. Pourtant dans leur série de tracts hotlines diffusés dans les centres d’appel, beaucoup des questions posées ont déjà trouvé leurs réponses. En fait le problème décrit par Kolinko, c’est comment faire le lien entre les luttes concrètes et la totalité sans donner de leçons aux travailleurs.
Comme nous l’avons vu, Kolinko espérait que leur enquête pousserait les travailleurs des centres d’appel à mener leur propre "auto-enquête". Comme nous l’avons vu, c’était aussi le but de quelques ouvriéristes italiens. Il y a tout de même un peu de "fausse conscience" dans cet idéal d’auto-enquête - en réalité les travailleurs n’ont pas besoin d’enquête, pas même d’une "auto-enquête". Le problème n’est pas tant que les travailleurs ne sont pas conscients de leur situation d’exploitation ; la question est plutôt de savoir ce qu’ils peuvent faire dans cette situation.
Kolinko écrit : " c’est seulement comme partie du mouvement, dans lequel les travailleurs en lutte analysent eux-mêmes leurs conditions et leurs relations, que l’enquête peut se transformer en recherche conjointe d’un monde nouveau. " Ce qui reste ici implicite, c’est que les travailleurs ne font pas maintenant cette analyse, qu’ils se battent en aveugle, et que l’enquête doit donc leur apprendre à voir.
Kolinko reproche aux ouvriéristes italiens de n’avoir pas renoncé au rapport sujet / objet de la conception léniniste, qui fait du parti l’éducateur apportant la "conscience" à la classe de l’extérieur. Dans la conception de Kolinko, l’enquête comme intervention ou " l’auto-enquête " est censée créer une situation où les travailleurs sont sujets, pourtant nous pourrions répondre que même cet interventionnisme destiné à stimuler l’auto-activité comporte un résidu léniniste. Kolinko décrit ainsi l’une des fonctions souhaitées de leur questionnaire pour la discussion et l’agitation : " Le questionnaire est aussi une aide quand on fait face aux travailleurs et à leurs comportements, en cherchant des points de rupture et des moments de révolte... " Il semblerait que les gens du groupe se voient eux-mêmes comme des mentors révolutionnaires.
On peut bien dire que l’enquête s’enracine dans la vieille conception social-démocrate ou léniniste que les travailleurs livrés à eux-mêmes manquent de "conscience". Seulement dans le cas de Kolinko il semble que le problème soit ainsi conçu : les travailleurs ne savent pas comment s’organiser eux-mêmes, et le militant joue un rôle indispensable en stimulant les discussions de telle sorte que les travailleurs produisent eux-mêmes leur "conscience".
Comme l’a remarqué un membre de Kolinko, Quaderni Rossi n’a pas organisé beaucoup d’enquêtes concrètes - et la plupart furent organisées de l’extérieur. Ils n’ont pas surmonté la division entre les "sujets" et les "objets" de l’enquête. Mais comme le reconnaît Kolinko, le projet sur les centres d’appel ne l’a pas surmontée non plus. Kolinko perfectionne soigneusement la technique de l’enquête dans le but de résoudre ces problèmes. Il semble bien pourtant que les problèmes soient inhérents à l’enquête et que l’auto-enquête soit une chimère.
En pratique les longs questionnaires (156 questions dans la partie " faits et vue d’ensemble ") ne résolvent sans doute pas le problème de la communication sociale, comme l’atteste l’embarras que certains membres de Kolinko disent avoir éprouvé quand ils essayaient d’amener à répondre leurs camarades de travail. Le questionnaire rappelle la politique démocratique, les sondages d’opinion, et les référendums ; il apparaissait probablement à la plupart des gens comme une forme de communication très artificielle et aliénée. Un problème connexe est que la plupart des travailleurs ne voient aucun intérêt à répondre à des questions sur le travail ; ils aimeraient seulement le fuir. L’une des approches utilisées était de les inviter à boire un verre après le travail ; on imagine qu’ils étaient peu enthousiastes à l’idée de parler boulot.
Dans son évaluation autocritique du projet, Kolinko reconnaît certains de ces problèmes : " On nous a demandé si nous tirions un bénéfice de ces entretiens. Au début, nous avions l’idée qu’une discussion naîtrait des entretiens avec les autres travailleurs, discussion dans laquelle serait critiquée l’organisation quotidienne du travail. Mais nous avons mené seulement quelques entretiens avec une douzaine de travailleurs, il est donc difficile de répondre à la question. Nous avons fini par connaître ces "autres travailleurs", mais plus à travers des contacts politiques que par le travail. Durant les entretiens, nous discutions un peu, mais il y avait trop de questions. " (p 16) " Certains d’entre nous préféraient discuter au travail plutôt que mener des entretiens ... " (p 192)
Ces problèmes de communication sont liés au malaise dont certains membres de Kolinko ont parlé à propos de l’enquête ; devaient-ils admettre ouvertement qu’ils étaient là pour faire de l’agitation ou pas ? S’ils l’admettaient, ils couraient le risque d’être aussi méprisés que tous les autres militants ; s’ils ne l’admettaient pas, la relation entre l’enquêteur et les autres travailleurs avait quelque chose de malhonnête. Ils souffraient beaucoup dans les deux cas.
Assurément, Kolinko présente le projet d’enquête en termes ambitieux : " C’est ainsi que nous voyons notre enquête et notre intervention dans les centres d’appel ces trois dernières années : comme un projet révolutionnaire mis en œuvre dans un secteur particulier mais qui tente de comprendre et critiquer la totalité des rapports capitalistes. " (p 10)
Mais l’enquête ouvrière correspond-elle à la crise du militant, au besoin de combler une lacune dans la pratique à travers " l’intervention prolétarienne " ? (p 14) L’idée que l’enquête ouvrière pourrait déclencher la lutte dans les centres d’appel est aussitôt rejetée par les membres de Kolinko : ils reconnaissent le danger de " tenter de compenser la passivité des travailleurs par notre propre activisme " (p 23).
Nous sommes ici sur le terrain de la psychologie du militant, où les besoins subjectifs de l’activiste peuvent diverger de ceux des (autres) prolétaires. Intéressante est cette remarque de Kolinko : " nous avions nous-mêmes l’idée que "l’enquête" serait pour nous une libération " (p 14). L’enquête aide les enquêteurs à se former une image de gens qui font vraiment quelque chose, qui peuvent faire la liste de leurs contacts avec la classe et jouer le rôle du militant révolutionnaire ouvrier. Les révolutionnaires ont donc besoin de se sentir reliés à la classe ! L’enquête représente pour le militant une tentative de surmonter la dichotomie entre la théorie et la pratique.
On pourrait voir quelque chose d’artificiel dans le choix des militants de travailler dans les centres d’appel - Kolinko dit " nous nous sommes jetés dans les bagnes industriels de la "Nouvelle Economie" " (p 10) ; ce qui semble mal s’accorder avec le but affiché de surmonter " la culture gauchiste ... du sacrifice de soi ". Cette pratique pourrait créer des situations où, pour l’amour du projet politique, les militants restent dans des emplois auxquels ils auraient normalement cherché à échapper, par exemple en prenant un boulot moins assommant ou bien en réclamant une allocation de chômage. Une tension surgit alors du fait de la séparation entre les besoins du prolétaire et ceux du militant.
En recommandant l’enquête ouvrière, Kolinko suggère que les futurs enquêteurs déterminent les secteurs où des luttes se développent et se concentrent sur ces secteurs. Pour des militants, le premier besoin est d’être engagé dans la lutte (ou dans la chasse à la lutte). Ils ne recommandent pas d’enquêter là où l’on se trouve travailler. " Le plus souvent, tu es là où tu es par hasard ; et cela n’a pas grand sens de traîner dans un secteur où rien ne se passe et où aucun conflit n’éclate. "
Ce besoin particulier suffit à séparer le militant des autres prolétaires et crée inévitablement un rapport tordu entre les militants et les autres. En tant qu’il s’oppose à Pierre ou Pierrette Prolo, le militant a besoin d’être en lutte. Les prolétaires sont indifférents au travail qu’ils accomplissent, ils cherchent seulement les meilleures conditions de travail et le meilleur salaire. Ce n’est pas le cas du militant qui cherche le boulot qui offre les meilleures perspectives de lutte.
L’enquête ouvrière pourrait être utile dans la mesure où elle éclairerait un peu la réalité du lieu de travail. Mais dans le regain d’intérêt pour l’enquête comme pratique révolutionnaire, ne peut-on voir une tentative de la transformer en pierre philosophale de l’intervention ?

Le rôle du groupe révolutionnaire

Comment les gens de Kolinko conçoivent-ils donc leur rôle comme groupe révolutionnaire ? Les remarques suivantes nous en donnent une idée claire : " Dans le but de trouver la réponse à la question "qu’est-ce qui rend les luttes révolutionnaires ?", il nous faut discuter de l’histoire des luttes ... mais cela ne suffit pas : il nous faut aussi étudier la réalité de classe dans la sphère de l’exploitation, être nous-mêmes présents dans les conflits ... Bien sûr pas en jouant le rôle d’une quelconque "avant-garde révolutionnaire". L’histoire montre que leur intervention a plutôt servi à discipliner les luttes, en les menant à quelque arrangement interne aux rapports capitalistes, en rétablissant les hiérarchies et la loi de la valeur. Nous ne voulons pas attendre "l’inévitable" issue historique de la lutte de classe - rien n’est inévitable si nous comprenons le capitalisme comme un rapport conflictuel ou comme un antagonisme. Nous voulons être engagés dans les luttes et lutter nous-mêmes. " Le rôle du groupe révolutionnaire est alors d’intervenir dans les luttes sans devenir une avant-garde. L’enquête fournit à Kolinko un moyen d’intervention.
Mais il faut poser la question : pourquoi l’enquête ouvrière est-elle nécessaire ? Pour établir des liens entre les différents lieux de travail ? Nous pouvons ici faire la comparaison avec le rôle de facteur de la classe qu’ICO s’est donné, avec l’idée de Precari Nati du rôle crucial du groupe révolutionnaire , par contraste avec Echanges et Mouvement et les extrêmes précautions des autres conseillistes pour n’intervenir d’aucune manière, afin de ne pas contaminer le mouvement de la classe. Kolinko tente de naviguer entre les deux écueils de la conception avant-gardiste de l’organisation / intervention et du non interventionnisme des conseillistes. Il tente de pratiquer une intervention qui promeuve l’auto-activité des travailleurs. Le cercle peut-il être carré ?
Si des liens entre les lieux de travail et les secteurs de production et de reproduction de la force de travail sont établis, ils le sont dans des moments de la lutte de classe où les mouvements gagnent toute la société. On peut soutenir que la tentative de supprimer ces séparations en pratique, de compenser le manque de luttes de la classe correspond à la fétichisation de l’enquête ouvrière comme outil radical.

La question de la séparation

Kolinko cherche à résoudre en théorie le problème de la séparation : " La relation à d’autres travailleurs exploités n’est jamais "tactique" - comme celle des fonctionnaires à un sujet révolutionnaire - ni "pédagogique" ". Ils semblent pourtant vouloir adopter le rôle du révolutionnaire : " l’organisation révolutionnaire n’est pas "l’organisation d’autres travailleurs", mais celle de révolutionnaires qui connaissent leur chemin dans la sphère de l’exploitation et sont en même temps à la recherche de tendances annonçant un mouvement révolutionnaire. "
" Nous ne pouvons susciter des luttes, mais nous pouvons résumer les discussions les plus avancées, discerner les points faibles du contrôle capitaliste et critiquer les travailleurs. Nous pouvons aussi généraliser ces expériences et les faire circuler dans la sphère de l’exploitation. Le rapport des révolutionnaires aux travailleurs est celui d’un processus collectif : où se trouve la possibilité d’un pouvoir ouvrier et d’une autolibération dans les expériences quotidiennes de l’exploitation ? " Un processus collectif certes, mais avec une division du travail - les révolutionnaires fonctionnant comme intelligence de la classe et assumant le rôle de sermonner les travailleurs quand ils ne se comportent pas bien.
Les gens de Kolinko se voient-ils comme des militants allant de l’extérieur vers l’intérieur de la classe ? Ils diraient sans doute qu’elle est loin d’être homogène, qu’ils ne forment eux-mêmes sur le lieu de travail qu’un groupe parmi d’autres, et qu’ils sont là pour gagner de l’argent tout comme les autres. Ils se voient donc à la fois comme des travailleurs et comme des intellectuels ou des théoriciens, à la différence de la séparation établie dans l’Ouvrier américain.
Comme une des motivations de l’enquête est pourtant de " rejoindre la classe " et " d’entrer en contact avec les travailleurs ", nous pouvons soutenir que l’enquête implique le point de vue de la séparation.
Kolinko a besoin de comprendre ce qui se passe, non pas seulement dans un secteur, mais partout (et c’est un besoin qu’on peut comprendre). Il propose que des groupes animés des mêmes idées pratiquent des enquêtes dans les secteurs stratégiques où les luttes éclatent et qu’ils établissent un réseau mondial sur cette base. On a l’impression qu’en s’engageant dans leur propre enquête, ils veulent en même temps se faire une vue d’ensemble, un peu comme les stratèges révolutionnaires qui restent en dehors du champ de bataille de la lutte de classe.
La réponse courante à ces arguments est qu’en venir à de telles conclusions mène seulement à une sorte de paralysie " ultragauchiste " qui, en l’absence de toute pratique, amène des théoriciens en chambre à patauger dans leur merde. Nous soutenons pourtant que l’intervention et la non-intervention ont toutes deux pour prémisses la séparation - celle du groupe révolutionnaire qui, d’une manière ou d’une autre, se voit comme à part de la classe ou de la lutte de classe.

Problèmes de la critique des syndicats et des conceptions de la classe par " l’ultragauche " : " passivité de la classe " VS " autonomie de la classe "

Un mouvement qui est brisé est un mouvement qu’on peut briser

Les gens de Kolinko sont exaspérés par l’incapacité des travailleurs des centres d’appel à agir indépendamment des syndicats et des works councils, sauf sur une base individuelle (quand il s’agit par exemple d’inventer des trucs pour tirer au flanc). Le groupe rapporte de nombreux cas de luttes qui se terminent par des négociations menées par les syndicats et les works councils, avec des gains négligeables pour les travailleurs. Il se peut qu’une position antisyndicale rigide ait une certaine validité dans le contexte allemand du "partenariat social" corporatiste entre l’Etat, les employeurs, et les syndicats. La critique du rôle récupérateur des syndicats tend cependant à devenir idéologique dans les groupes de "l’ultragauche". On caractérise en général les syndicats comme fonctionnaires du capital et comme soupapes de sécurité dissipant l’énergie révolutionnaire d’une classe qui, sinon, serait insoumise. Avec une telle conception, on risque de ne pas comprendre le processus de la lutte. La classe développe une critique des syndicats lorsqu’elle se trouve en situation de le faire, c’est-à-dire dans des luttes et des situations où elle est relativement forte. Il est dangereux de voir les travailleurs comme une masse idiote et passive trompée par les syndicats. C’est une contradiction commune à bien des analyses de "l’ultragauche", qui tendent à distinguer une classe pure, autonome par rapport aux institutions extérieures du mouvement ouvrier (syndicats et partis gauchistes) et, ce faisant, concluent finalement que la classe a été trompée par l’idéologie de ces forces extérieures.
Nous soutenons que la critique des syndicats faite par Kolinko et leur primat de " l’auto-activité ", de l’organisation autonome, et des grèves sauvages reflète une telle position idéologique " ultragauchiste ". Cette position fixe les hauts points de la lutte de classe, quand le rapport des forces est tel qu’il est dans l’intérêt collectif des travailleurs d’agir en dehors des syndicats ou contre eux, et cherche à les préserver comme principes ou critères d’après lesquels on juge la situation présente. D’après notre expérience, l’attitude des travailleurs envers les syndicats varie : certains sont plutôt pour, d’autres contre, d’autres encore pour et contre en même temps ou dans des situations différentes, et beaucoup indifférents. Pourtant dans des situations de conflit concrètes, leur attitude envers les syndicats ne sera pas fondée sur des considérations idéologiques, mais plutôt sur des considérations pratiques : ils se demanderont plutôt s’il y a quelque chose à gagner en suivant le syndicat ou bien en agissant en dehors. Au contraire, la critique "ultragauche" des syndicats ne se réfère pas aux situations qui se présentent concrètement. Il ne s’agit pas pour autant d’être naïf et de soutenir que " les travailleurs ont toujours raison " ou qu’ils ne sont pas atomisés. C’est plutôt qu’en l’absence d’une situation de lutte généralisée les travailleurs sentent que leurs possibilités sont plus limitées. Ça n’indique pas nécessairement un manque de "conscience de classe".
En développant leur notion d’autonomie de classe, les gens de Kolinko mettent beaucoup l’accent sur le travailleur collectif et la coopération dans le processus de travail - ils voient dans le réseau ou la collectivité ( ?) des travailleurs une force latente qui pourrait être retournée contre le capital. Certains ont cependant critiqué l’idée qu’une autonomie des travailleurs serait possible dans ou contre le capital : selon cette critique, la coopération des travailleurs dans la production ne devrait pas être comprise comme quelque chose qui serait approprié par le capital et que les travailleurs pourraient donc se réapproprier, car c’est le capital qui réunit les travailleurs dans le processus de production. Ce qui n’est bien sûr pas une façon de nier l’antagonisme qu’engendre le travail aliéné et qui s’exprime dans la lutte de classe.
Nous soutenons que la notion d’autonomie ne peut décrire l’existence contradictoire de la classe ouvrière dans le capitalisme. Cette contradiction est soigneusement exprimée par Sandro Studer qui affirme la nécessité d’examiner " la relation quotidienne entre les travailleurs et les forces productives qui est toujours ambiguë. En elle coexistent l’acceptation et le refus du travail capitaliste, l’objectivation passive du travailleur et sa résistance (collective) subjective sous la subsomption de la force de travail au processus productif. "

Conclusion

Le projet d’enquête conduit par Kolinko a le mérite de nous éclairer sur la situation des centres d’appel de la Ruhr. Mais Hotlines manque peut-être d’une analyse théorique des raisons du faible niveau des luttes collectives des travailleurs et de l’absence d’une recomposition politique corollaire de la nouvelle " composition technique " dans les centres d’appel. Et si nous élargissons la question, pouvons-nous rendre compte de la non-émergence d’un " nouveau sujet " de la restructuration capitaliste ? L’hypothèse de Wildcat d’une recomposition mondiale du prolétariat demeure pour le moment invérifiée. Si l’enquête était généralisée à un niveau mondial, nous serions assurément intéressés par les résultats !
Pour le moment, l’enquête ouvrière pourrait être utile aux qui la mènent (les " révolutionnaires " travaillés par un besoin pressant de " faire quelque chose ") ainsi qu’à des gens comme nous (" révolutionnaires " / " marginaux " / racaille tirant sur le chômedu, dont la plupart n’ont jamais eu de vrai boulot de prolo), qui pourraient trouver un intérêt à lire quelque chose sur la situation dans les centres d’appel, par exemple. Les tentatives de vendre le livre aux gens qui travaillent dans les centres d’appel ont eu sans doute moins de succès.
Comme instrument d’intervention politique, nous pensons que l’enquête est vouée à l’échec . Nous avons vu qu’avec sa notion d’" auto-enquête ", Kolinko tente à la suite des ouvriéristes italiens de construire une troisième voie entre la sociologie et le militantisme léniniste. Malheureusement, leur projet semble confirmer qu’une telle troisième voie est impraticable.
Hotlines se termine par une proposition assez ambitieuse : Kolinko veut avoir une vue d’ensemble de la situation internationale de la classe. En invitant les groupes " révolutionnaires " à suivre leur exemple et mener des enquêtes et interventions, à la fois au niveau régional et international, Kolinko envisage la formation de " noyaux " (p 130) échangeant des informations sur les luttes dans différentes zones et secteurs. L’emploi du terme " noyau " est ici révélateur ; pour nous, il implique une conception du rôle de dynamisation des luttes de la minorité révolutionnaire. Kolinko semble vouloir dépasser les limites des luttes actuelles et la séparation des travailleurs par le moyen de l’intervention planifiée des " révolutionnaires ". Tout se passe à peu près comme si l’enquête ouvrière devait remplacer le développement organique des luttes et des mouvements sociaux. Et Kolinko envisage de jouer un rôle actif pour lier les luttes entre elles au-delà des limites sectorielles et nationales.
Il est curieux qu’ayant reconnu l’échec de son propre projet, Kolinko cherche maintenant à l’étendre sur une grande échelle.
C’est peut-être un signe du succès limité du projet d’enquête ouvrière qu’au lieu de la pratiquer, Kolinko fasse maintenant des tournées pour lancer le livre et faire du prosélytisme - " nous avons quelque chose à vous dire " .
Ce compte-rendu peut sembler un peu dur. Nous n’avons pourtant pas voulu démolir l’activité de nos camarades - après tout, nous n’avons rien de mieux à proposer s’il s’agit de proposer " quelque chose à faire " dans le moment présent ... Rien, si ce n’est prendre part à la lutte de classe telle qu’elle nous affecte.
(NdT : Il serait bon de reproduire la petite BD qui suit la conclusion dans la version anglaise originale : elle résume toute la critique.)

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