lundi, 31 mai 2004
Après la reprise, les luttes du Printemps 2003 en France – C.C.
I - QUELLE VICTOIRE ?
Dans un entretien publié par Le Figaro, François Fillon, ministre français des Affaires sociales, déclare, à propos de la réforme des retraites, que « la résistance du gouvernement face à une contestation sociale, pour la première fois depuis longtemps, est un tournant dans l’histoire de la droite et du centre ». (Libération du 28 juin 2003). Cela signifierait-il que le Juppé « droit dans ses bottes » de 1995 était un adversaire moins redoutable que le quatuor Raffarin, Fillon, Sarkozy et Ferry ? C’est ce que dit implicitement Fillon, mais cela n’est rien d’autre que le coup de pied de l’âne au cheval de retour. Cela ne dispense pas pour autant de s’interroger sur les raisons de cette « résistance » du gouvernement.
Le premier motif qui vient naturellement à l’esprit est que cette résistance est le corollaire de la « faiblesse » du mouvement. Reste alors à expliquer cette faiblesse. De manière plus sérieuse que le « courage politique » des Raffarin et consort, on peut y voir l’effet d’un rapport de force favorable à la classe capitaliste, au gouvernement, en l’occurrence, face aux grévistes. Mais cela n’explique pas pourquoi ce rapport de force s’est ainsi déplacé depuis 1995, ou mieux : pourquoi les sept semaines de grève de mai-juin n’ont pas permis de construire un rapport de force favorable au mouvement ?
Il est possible de mettre en avant la tiédeur des cheminots, notamment des agents de conduite, et les menées de la Fédération CGT afin que la SNCF n’apparaisse pas comme le fer de lance du mouvement ou, pour le moins, comme un composante essentielle de celui-ci : contrairement à décembre 1995 où l’entreprise était directement concernée à travers la négociation du Contrat de Plan, au printemps 2003 les syndicats avaient déjà des questions sur le feu à traiter en interne (le plan Starter, en l’occurrence, cf. infra) par rapport auxquelles ils ne souhaitaient certainement pas se trouver en position de faiblesse en cas de défaite). Compte tenu de la capacité de nuisance des cheminots, sans commune mesure avec celle des enseignants, cela peut effectivement avoir joué un rôle. Mais sur le fond cette explication reste extérieure aux grèves elles-mêmes, dans la mesure où elle renvoie aux non-grévistes. On peut toujours dire qu’une lutte échoue parce qu’elle ne s’est pas généralisée... ce qui n’explique pas pourquoi elle ne s’est pas généralisée !
Reste alors la thèse classique de la « trahison » des syndicats qui, en l’espèce, n’auraient pas appelé à la « grève générale », laquelle aurait permis de faire basculer les choses... ce qui suppose, entre autre, qu’en décembre 1995 la victoire a été acquise grâce à la fidélité des syndicats ; on verra que ce n’est pas là le problème. En outre, j’ai déjà signalé l’ambiguïté de l’appel des grévistes aux syndicats pour qu’ils appellent à la « grève générale » [1], ambiguïté en ce sens que cet appel suppose une « unité » de la classe qui ne peut exister qu’à un niveau généra [2]l - le niveau politique dans l’État - alors que le cours quotidien du conflit témoigne souvent du contraire.
À rester dans cette problématique on ne peut que s’enliser dans des contradictions ou des paradoxes [3] et égrener les fausses questions habituelles que l’on vient de passer en revue, qui ne débouchent sur rien sinon sur de nouvelles questions. Pour s’en sortir, il faut recadrer le problème et changer totalement d’horizon.
S agissant du « tournant », Fillon ne croit pas si bien dire, à ceci près que le tournant en question n’est pas celui qu’il croit. Il est exact que par rapport au mouvement de décembre 1995 qui avait obtenu le retrait du plan Juppé, les semaines de mai-juin 2003 se soldent de ce point de vue par un échec, mais l’enjeu de ces semaines était-il réellement d’obtenir le retrait du plan Fillon ? Où se trouve la défaite : dans le vote surréaliste des articles de loi à l’Assemblée ou dans le fait d’arrêter la grève et de reprendre le travail ? ce qui n’est pas, en soi, une « défaite » que l’on pourrait opposer à une « victoire », (à moins de supposer que l’objectif du mouvement était le « refus du travail « ce qui est aussi surréaliste que le vote de l’Assemblée !)
À lire les propos des grévistes sur la fin du mouvement, il apparaît souvent que les regrets ne portent pas sur le fait de la réforme (même si évidemment cela ne fait plaisir à personne), ni sur le fait de la reprise du travail (ce qui ne déplait pas forcément à tout le monde), mais sur le fait de la « sortie de grève » avec toutes les formulations alambiquées auxquelles celle-ci a pu donner lieu (la « sortie de grève reconductible », par exemple, à la gare Montparnasse et dans un établissement scolaire de Cavaillon) [4]. Ce qui est important ce n’est donc pas la défaite au sens classique (échec de la revendication) mais l’arrêt de la grève, ce qui change tout. Ça change tout en ce sens qu’alors que la dialectique échec/victoire suppose la lutte comme finalisée par la revendication, le cours du conflit de la grève à la sortie de grève, affirme la lutte (parce que telle ou telle revendication) comme réalité immédiate du conflit, c’est-à-dire le fait que l’identité de la classe prolétaire dans son rapport à la classe capitaliste, c’est la lutte et que cette lutte n’est rien d’autre que l’affirmation de l’antagonisme de classe : on ne lutte pas « pour » mais « parce que » [5]. Ceci, dit dans le sens où les camarades du CRAC peuvent écrire que le fait d’aller « jusqu’au bout du bout », objectifs atteints ou non,importe peu pour autant que ce soit en luttant [6]. La différence entre la forme de la lutte et son contenu n’a plus lieu d’être.
Ainsi Fillon peut pavoiser. Mais comme l’imbécile qui regarde le doigt quand on lui montre la lune, ce qu’il ne voit pas (encore), c’est que le tournant dont il s’agit ne concerne pas l’histoire de son nombril, mais l’histoire de la lutte de classes. Le gouvernement a gagné un combat qui n’était pas celui des grévistes. Il n’a donc rien obtenu parce qu’il n’y avait rien à obtenir, sinon une victoire dans un combat qui n’a pas été réellement mené. La gloriole d’un ministre ne change rien au sens de la punition infligées aux grévistes sur la question du paiement des jours de grèves, punition qui a plus de sens pour le mouvement de mai-juin que tout autre discours de circonstance - j’y reviens tout de suite.
Il ne semble pas que l’attitude des grévistes au cours des semaines de mai-juin 2003 telle que j’ai essayé de l’analyser, ait été différente de celle des acteurs de décembre 1995, dans une certaine mesure. Dans un texte de 1996 [7], B. Astarian faisait en effet déjà remarquer que les grèves n’avaient rien fait d’autre que défendre le strict statu quo et que le mouvement ne s’était ouvert à aucune réforme et a fortiori n’en avait proposé aucune. Mieux : il note que les grévistes ont affronté l’État en tant que salariés purs et simples face à un patron ordinaire et que le service public n’a pas été traité comme le service public, mais comme une société publique de service quelconque. Ce qui signifie que les grévistes étaient là pour refuser de travailler plus longtemps, « ce qui est une façon de dire que leur carrière ne les intéresse nullement et qu’ils sont pressés d’en finir. » La crispation des grévistes sur la stricte défense du statu quo ante, doit donc être comprise comme plus que la seule défense de relatifs privilèges. Conclusion : « En se comportant comme de mauvais citoyens, les fonctionnaires grévistes se sont révélé être de simples prolétaires de notre époque. » Cette analyse, particulièrement éclairante, se trouve être parfaitement valable pour le mouvement de mai-juin 2003, à cette différence près que ce coup-ci, ces mauvais citoyens ont été punis comme de simples prolétaires. C’est que sur une base semblable il y a aujourd’hui une différence que l’on peut percevoir dans les rapports entre les syndicats et les grévistes.
En 1995, les syndicats se sont retrouvés dans le mouvement comme un poisson dans l’eau (même s’ils ont du prendre le train en marche), ce qui n’a pas été le cas en 2003 où l’on a souvent eu l’impression que les appareils suivaient le mouvement en freinant des deux pieds, contraints et forcés par leurs bases. Astarian explique le rapport de 1995 par le fait que les syndicats faisant eux-mêmes parti du statut qui était l’objet central du conflit comme cogestionnaires du système, il y avait une véritable adéquation entre leur activité en tant qu’institution défendant son fromage et en tant que représentant des salariés défendant leur statut. Or cette adéquation a disparu en 2003 : les syndicats n’avaient pas à préserver a priori un statut qui avait déjà trouvé une nouvelle forme dans un système dont ils avaient déjà approuvé le contenu principiel et, simultanément, ils ont eu de plus en plus de mal à représenter des salariés qui défendaient de moins en moins leur statut et de plus en plus leur position de grévistes...
Pour terminer sur ce point, je voudrais rappeler cet échange entre des enseignants grévistes et un responsable syndical, qui me paraît particulièrement représentatif de ce qui s’est joué au cours de ces semaines de mai-juin : les premiers reprochent aux syndicats leur tiédeur, leur mutisme et leurs atermoiements face à l’appel à la grève générale, et conditionnent leur adhésion à cet appel ; le second leur répond en leur reprochant de ne s’intéresser qu’aux « grands conflits » et, par leurs menaces, de mettre en péril l’action des syndicats lorsqu’il s’agira d’intervenir à l’occasion des mouvements de personnels, des conflits avec la hiérarchie et de leur « gestion de carrière » [8] Que les syndicalistes fassent du syndicalisme est la moindre des choses. Mais que dire de ces grévistes qui bloquent un TGV postal au cours de la nuit et reprennent tranquillement le travail le lendemain matin ? Ou de ses salariés d’un centre de tri postal qui votent la grève en AG le dimanche pour le lundi - qui est un jour calme du point de vue de la charge de travail ; ce qu’ils savent parfaitement au moment du vote - en conséquence de quoi ils décident de reprendre le travail le lundi sans autre forme de procès... Des salariés, qui font grève les jours où il y a du travail et travaillent les jours où il n’y en a pas ! C’est logique, en temps normal, de se faire porter pâle les jours chargés plutôt que les jours calmes, mais c’est une singulière logique de grève pour qui est censé faire grève le plus possible pour appuyer ses revendications... Une drôle de logique qui n’a pas échappée à l’État-patron et autres responsables de régies municipales.
II - LA PUNITION
1. Appliquer la loi
Dans un passé récent (mais qui avec les grèves de ces dernières semaines apparaît chaque jour plus lointain) la reprise du travail était accompagnée de la rituelle négociation sur le paiement des jours de grève ou, pour le moins, sur les modalités de rattrapage des journées perdues. Toutes les mesures existantes tendaient à rendre la grève plus ou moins indolore pour le porte-monnaie des grévistes. Tel fut le cas en décembre 1995, à la SNCF par exemple, où les jours de grèves furent convertis en jours de congé et où il fut appliqué un large étalement des retenues de salaire. Selon la même logique, à l’Éducation Nationale lors des grèves anti-Allègre de l’hiver 2000, Lang avait soldé le mouvement par des prélèvements représentant au total de trois à cinq jours de salaire ; Allègre, pour sa part, avait agit de même en 1998 à l’issue des grèves en Seine-Saint Denis (Libération du 17 juin 2003). Plus rien de tout cela aujourd’hui : pas question de négocier le paiement d’une partie des jours de grève alors que Matignon demande aux ministères de prélever les retenues sur salaire le plus rapidement possible. C’est ainsi que le 18 juin, à l’Assemblée, Delevoye, ministre de la Fonction publique, a rappelé la règle : « les fonctionnaires sont payés après service fait. Là où le service n’est pas fait pour raison de grève, le fonctionnaire n’est pas payé et nous appliquerons la loi. » (Libération du 19 juin).
Appliquer la loi, à l’Éducation Nationale, signifie appliquer l’arrêt Aumont, une jurisprudence aux effets ravageurs qui autorise à prélever aussi les jours non travaillés « pris en sandwich » entre deux jours de grèves : en Seine-Saint-Denis, à la Réunion (où l’arrêt engloberait les quinze jours des vacances de Pâques), cela peut conduire à doubler la facture... je suppose qu’il en va de même dans les autres départements. Tout cela, au motif que tout « cadeau » fait aux grévistes « serait inaudible aux non-grévistes » (dixit « le ministère », Libération du 17 juin). Mais les enseignants peuvent se rassurer : la loi, qui prévoit que leur revenu ne peut tomber en dessous du RMI, les protège ! À la SNCF, la direction a décidé que les feuilles de paye des cheminots seraient amputées au minimum de trois à quatre jours de grève par mois, limitant ainsi l’étalement des ponctions (Ibid.). À la Régie des Transports de Marseille (RTM) les retenues sur salaire seront échelonnées sur trois mois (la Provence du 18 juin) : sachant qu’un traminot travaille en moyenne 22 jours par mois et que la grève a duré 15 jours, sur la base d’un salaire moyen de 6.500 Frs, la retenue mensuelle sera de 1.477 Frs par mois (soit 23% du salaire mensuel) - Pour la petite histoire, aucun des syndicalistes présent à la « négociation » n’a osé annoncer la nouvelle aux traminots massés sous le fenêtre de la direction... jusqu’à ce que FO finisse par s’y coller.
On a vu que pour les enseignants, le motif invoqué est le fait que de tels « cadeaux » seraient « inaudibles pour les non grévistes ». À la RTM, le motif en est que la grève étant l’ultime recours en cas de conflit entre un salarié et son employeur le mouvement des traminots contre la loi Fillon correspond à un « certain dévoiement du droit de grève » (dixit la direction) dans la mesure où l’État, qui porte la loi, n’est pas le patron des traminots de la Régie. CQFD - une théorie qui aussitôt énoncée à valu à la Régie une semaine supplémentaire de grève alors que la reprise du travail était quasiment votée...
On peut expliquer cette attitude nouvelle par la présence d’une « droite dure » au gouvernement, une droite qui, comme le dit Lhubert, secrétaire général de la fédération CGT des fonctionnaires, « affiche sa volonté de faire taire les personnels en les frappant sur leurs revenus le plus durement possible » (Libération du 17 juin). On peut l’expliquer aussi par la défaite sans appel qu’à subit le mouvement, par la « trahison » des syndicats, etc. Tout cela est en partie vrai, mais ça n’explique pas tout et reste formel. Le refus de négocier le paiement des jours de grève a un contenu autre que simplement répressif, revanchard ou dissuasif.
Il semble qu’une tendance à l’assouplissement de la rigidité des premiers jours de la fin du conflit se fasse valoir (Libération du 19 juin) dans le sens d’une prise en compte des situations locales a contrario de la position initiale de Raffarin : selon Delevoye « il appartient (...) à chaque gestionnaire d’étaler les retenues dans les limites permises par la pratique et par la jurisprudence. ». Mais l’on sait ce que vaut la jurisprudence Aumont à l’Éducation Nationale. En ce qui concerne la pratique, à la SNCF, Sud-Rail note bien que la nouvelle direction de l’entreprise a adopté des directives plus « carrées » lors des conflits, mais que les exigences en termes d’application au niveau local étaient très lâches : « Tout dépendait des régions. En 2001, il y a eu des conversions de jours de grève en jours de congés, ce qui d’ailleurs arrangeait parfois les dirigeants locaux en peine d’honorer les jours de congés dus aux cheminots [c’est la même chose à la RTM, n.d.a.]. Idem pour l’étalement des retenues de salaires. » Il semble toutefois que, pour le coup, les dirigeants locaux aient reçu la consigne de ne transiger sur rien (Libération, op. cit.) - notons au passage que le gouvernement sait encore centraliser quand il le faut où il faut ! et que la « dialectique » local/national,économie/politique sait s’inverser pour les besoins de la punition des grévistes.
Quoi qu’il en soit, et sans préjuger du seuil jusqu’auquel sera poussée la logique initiale, il n’empêche qu’elle existe et qu’elle a été formulée explicitement dès l’abord et déjà mise en œuvre dans certains cas. Que Delevoye arrondisse les angles à l’Assemblée ne change pas nécessairement les choses sur le terrain. Les motifs invoqués pour motiver cette nouvelle logique ne sont pas innocents, ce ne sont pas des paroles en l’air. Et ils peuvent à leur façon permettre de comprendre sur la fond cette nouvelle logique.
2. Un cadeau inaudible pour les non-grévistes
À l’Éducation Nationale, on l’a vu, le paiement des jours de grève ou toute autre mesure visant à alléger le coût du conflit pour les salariés grévistes serait un « cadeau inaudible pour les non-grévistes » - le terme de « cadeau » est déjà significatif en lui-même. L’inversion de problématique que suppose cette position est de taille : il s’agit ni plus ni moins d’évaluer la position de gréviste à l’aune de celle de non-gréviste pour traiter une question qui concerne les grévistes... les grévistes deviennent alors des non-non-grévistes ! Si l’on croise le propos du ministère avec celui de Delevoye à l’Assemblée (§ 2) il devient évident que désormais faire grève revient à se mettre en défaut par rapport à l’impératif du travail, norme absolue incarnée par les non-grévistes, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas cessé le travail. Mais de quel travail s’agit-il ? Il ne s’agit pas du travail salarié comme rapport social, tel qu’il définit la relation entre capitalistes et salariés, il s’agit strictement du travail tel qu’il s’effectue ici et maintenant, dans l’entreprise, du travail qui pour le salarié à sa traduction en bas et à droite de sa feuille de paie (le plus souvent !).. Cela fait une (grosse) différence que Delevoye ne fait que confirmer à propos des fonctionnaire pour justifier le non-paiement des jours de grève, lorsqu’il dit que ceux-ci sont payés pour le service rendu et qu’ils ne sont pas payés si le service n’est pas rendu. Le refus a priori de négocier le paiement des jours de grève, l’accélération et l’aggravation des retenues devient dans ce cadre proprement une punition pour faute, un acte disciplinaire et la grève un acte d’indiscipline ; d’où l’appel à la loi, à la jurisprudence... lorsqu’elle va dans le sens requis par la nouvelle donne. Les grévistes se sont mis hors la loi (du travail), ils doivent être punis. C’est logique...
3. La question du préavis : la grève appartient-elle ou non aux salariés ?
À la SNCF, un autre conflit post-reprise porte justement sur un différent juridique entre les syndicats et la direction (Libération du 17 juin). Depuis plusieurs années, celle-ci estime qu’un préavis de grève reconductible ne couvre que les cheminots en grève depuis le premier jour et met en situation « illégale » ceux qui prennent le conflit en marche. Les syndicats, de leur côté, s’appuient sur une jurisprudence de la cour de cassation sociale de 1999 qui affirme que la « grève appartient aux salariés ». Derrière cette très belle formule, il y a l’idée que chaque salarié peut rejoindre une grève reconductible quand bon lui semble et donc être couvert par le préavis : la grève est donc posé comme un fait salarial, le droit de grève protège le salarié sans dépendre du préavis, avant d’être un fait d’entreprise moyennant le dépôt du préavis par les syndicats, qui règle le conflit par-delà ses acteurs effectifs. Or, à l’occasion du conflit de mai-juin, certains grévistes ont débrayé après le premier jour du préavis et ont été mis en « absence irrégulière » et encourent donc non seulement une retenue de salaire qui s’applique hors toute négociation mais encore une sanction disciplinaire. Selon Sud-Rail la chose n’est pas nouvelle. Ce qui l’est, en revanche, c’est que par le passé les responsables locaux revenaient souvent en arrière après le conflit alors qu’aujourd’hui il apparaît que cela est beaucoup plus difficile. Ce qui se joue dans cette affaire, c’est la position de gréviste elle-même, dont le salarié se trouve dessaisi au profit du règlement de la grève, ce qui place le gréviste qui débraye hors du cadre préalable du préavis en position d’absent sans justification et le met en position d’irrégularité par rapport au règlement intérieur de l’entreprise. La chose est moins radicale que dans la fonction publique : le gréviste hors préavis n’est pas renvoyé au non-gréviste mais à la règle de la grève, sur le fond cependant c’est la même (nouvelle) donne. Aujourd’hui, faire grève, cesser le travail sur la base stricte de la position de salarié revient à se mettre en défaut par rapport à l’impératif du travail - au sens que l’on vient de préciser (qui présuppose ici le dépôt du préavis) et donc être redevable d’une punition. Le non-paiement des jours de grève s’apparente à une amende. Ce qui est en question, à l’Éducation nationale comme à la SNCF, ce n’est pas le motif de la grève, le fait de réclamer le retrait de la loi Fillon, mais le fait même de la grève c’est-à-dire la cessation du travail.
4. Le dévoiement du droit de grève
La direction de la Régie des Transports Marseillais refuse de payer le coût d’un conflit qui n’implique pas directement l’entreprise et qui, en ce sens, s’apparente à un « dévoiement du droit de grève ». Ce dévoiement apparaît donc comme un exercice indu du droit, comme le fait de l’exercer pour des motifs qui dépassent les limites strictes de l’entreprise, c’est-à-dire le rapport immédiat entre les salariés et leurs employeurs. Ce qui revient une fois de plus à affirmer avant toute chose l’impératif du travail et donc son corollaire qui est la grève comme défaut à cet impératif et donc les retenues de salaires comme punition.
Au-delà de leurs différences, ces attitudes patronales et gouvernementales face à la question du paiement des jours de grève, constituent un ensemble cohérent qui fait apparaître que le point d’achoppement est moins le rejet de la loi Fillon et de la décentralisation, c’est-à-dire l’enjeu immédiat du conflit, que le fait d’avoir fait grève, d’avoir cessé le travail pour cela. Comme si le statut même de la grève s’était modifié, comme si l’on était sorti du cadre conflictuel habituel ou encore comme si la conflictualité avait changé de nature.
Ici encore on peut constater que le patron de la RTM est en parfait accord avec Delevoye en ce qui concerne l’impératif du travail : les salariés sont payés pour travailler sur leur lieu de travail, s’ils ne le font pas, ils ne sont pas payés. Une fois encore, c’est logique, certes, mais dans sa crudité cette logique est radicalement différente de celle à travers laquelle les conflits étaient auparavant appréhendés. À sa manière, également, la position de la SNCF sur les préavis de grèves reconductibles participe de la même logique : en voulant dessaisir les salariés de leur droit d’entrer en grève quand bon leur semble, elle recadre strictement la grève sur le rapport de travail définit par l’entreprise.
5. La sortie du cadre conflictuel passé
La négociation sur le paiement des jours de grève, telle qu’elle était la règle auparavant n’était pas un cadeau : au-delà de la volonté d’en finir rapidement, en acceptant le principe même de la réduction, autant que faire se peut, du coût du non-travail pour les salariés grévistes, cette négociation supposait une reconnaissance de la légitimité sociale de la lutte et, d’une certaine façon, une « utilité » de celle-ci, un sens au niveau de la totalité du rapport de classes au-delà de la polarisation que tout conflit met en œuvre. Or , aujourd’hui, l’attitude gouvernementale et patronale confirme cette polarisation de classe après la fin du mouvement. Faire des grévistes des « non-non-grévistes », dessaisir les salariés de la grève au profit de la dimension entrepreneuriale de celle-ci à travers le respect du préavis, voir un dévoiement du droit de grève lorsque celui-ci s’applique à un objet qui sort du cadre strict de l’entreprise, sont autant d’attitudes qui consistent à considérer que faire grève c’est se mettre en défaut par rapport à l’impératif de travail ce qui nécessite de punir les contrevenants en leur faisant payer la grève au prix fort. Contrairement à ce qui peut apparaître au premier coup d’œil, cette attitude n’est pas une régression, une attitude réactionnaire par rapport aux pratiques antérieures, elle ne revient pas à nier simplement la légitimité sociale des conflits mais à affirmer qu’il n’existe plus de totalité médiatisée au niveau de laquelle ils pourraient trouver leur juste place. C’est, d’une certaine manière, pour la classe capitaliste, se rendre compte que la lutte n’a désormais plus d’autre objectif que la lutte elle-même, que la lutte contre elle-même, et elle s’emploie à répondre à cette situation nouvelle avec des moyens adaptés. Les retenues de salaires, le plus possible et de la manière la plus disciplinaire possible, sont cohérentes avec l’état de l’antagonisme de classes qui se met en place dans la reconfiguration actuelle du procès de subordination de la classe prolétaire par la classe capitaliste. Dans cette reconfiguration, la grève revient à se mettre en défaut par rapport à l’impératif du travail, par là elle se développe comme insubordination et la réponse patronale/gouvernementale comme retour à l’ordre, c’est-à-dire remise au travail, purement et simplement, mais non sans avoir fait payé la faute commise au prix fort.
6. Un cadre pour la nouvelle conflictualité
Il peut apparaître bien restrictif d’aborder ces semaines de mai-juin à partir de la question du (non)paiement des jours de grève, bien restrictif et bien profane. Pourtant, à y regarder de près comme on vient de le faire, et quand bien même on ne considérerait que comme des « indices » les cas qui viennent d’être analysés, on finit par voir de quel « crime » il s’agit sans avoir besoin de « chercher la femme » : il faut bien reconnaître que in fine, la question du coût de la grève pour les grévistes est une sorte de clef de voûte qui constitue un ensemble cohérent, du point de vue salarial et patronal. Cette nouvelle cohérence repose sur ce que j’ai appelé l’immédiateté sociale des classes, un terme qui renvoie d’abord à la stricte polarisation du rapport de classe, hors de toute médiation étatique, et que je propose de compléter ici par la thèse de l’impératif du travail et le statut nouveau de la grève qui est son corollaire. Les semaines de mai-juin permettent de dégager le premier cadre d’une nouvelle conflictualité, dit autrement : les modalités nouvelles de l’implication réciproque antagonique de la classe prolétaire et de la classe capitaliste. Pour la reste, seules les luttes futures permettront d’aller plus loin sur cette voie (mais une analyse rétrospective de décembre 1995 ne serait pas inutile)..
III - SOLDE DE GREVE À LA SNCF
Jusqu’à présent, selon un syndicaliste, « lors des grèves Gallois [9] avait toujours su proposer une issue à la CGT » (Libération du 11 juin 2003), or dans le conflit de mai-juin, cela n’a pas marché faute de « grain à moudre » puisque le dossier du régime général des retraites n’était pas du ressort de la SNCF. Prévoyant la difficulté, les fédérations cheminotes ont tenté d’associer à leur préavis des revendications salariales négociables en interne. Mais cette main tendue à la direction a été repoussée dès le 6 juin lors d’une rencontre avec les syndicats. Selon le témoignage d’un participant, « la direction a expliqué que l’entreprise n’avait pas les ressources pour mener ces négociations actuellement » et, selon un point de vue « interne », « ce n’est pas la grève qui convaincra la SNCF de mettre la main à la poche. » (Libération du 11 juin). On a vu ce que cela a donné du point de vue de la sortie de grève à la gare Montparnasse. Fin du premier épisode.
Le second épisode est intervenu le 26 juin, lorsque Gallois a présenté aux directeurs d’établissements puis aux syndicats un plan d’économie baptisé Starter, lequel a été soumis le 9 au conseil d’administration : « Nous allons faire des économies sur tous les postes. D’au moins 100 millions d’euros, en passant au peigne fin les dépenses courantes, sans tabou. Du train de vie de l’entreprise aux achats à renégocier, en passant par la masse salariale qui représente 50% du chiffre d’affaire et les investissements. » (G. Pepy, Directeur général de la SNCF, interview pour La Vie du Rail, cit. in Libération du 5 juillet 2003). Lequel journal précise pour sa part que le plan consiste à couper dans toutes les dépenses, sauf les investissements (10 juillet 2003), ce qui est plus crédible.
Quoi qu’il en soit du détail de ce plan, ce n’est pas là l’important, l’important c’est que ces 100 millions sont explicitement posés en référence aux 250 millions de perte qui auraient été occasionnés par la grève, ce qui revient à mettre le plan de redressement de l’entreprise sur le dos des grévistes. Cela est peut-être un argument crédible par les abonnés de La Vie du Rail mais au-delà tout le monde sait que le plan est directement lié au « projet industriel » de l’entreprise pour les années 2003-2005 et prévu de longue date, en outre la CGT et la CFDT rappellent justement que les difficultés de l’entreprise ne datent pas des grèves - on a vu plus haut comment dans la cours de la grève la direction de la SNCF refusait a priori toute négociation salariale. Ce qui compte, donc, ce n’est pas tant le plan de redressement que le rapport établi par la direction entre celui-ci et la grève qui fait de l’antagonisme de classe une variété nouvelle de « risque industriel », à mille lieu du « pacte social » scellé en 1999 à l’occasion de l’accord sur les 35 heures. Dans ces conditions, Sud Rail n’a pas tord de sentir à travers cette annonce « une forte odeur de vengeance d’après-grève » (Libération du 5 juillet 2003)
J’ai déjà parlé du caractère « punitif » du refus de négocier les modalités de récupération des jours de grève et émis quelques hypothèses sur la signification de cette punition à travers les motifs invoqués pour justifier le paiement sec à l’Èducation nationale et à la R.T.M.. Il est intéressant de voir comment, après coup, on retrouve la même problématique à la SNCF à propos du plan de redressement « occasionné » par les pertes commerciales dues à la grève de mai-juin.
Il y a d’abord la question de l’impératif du travail mis en avant par Raffarin au sujet des salariés de la fonction publique. À la SNCF, selon un cadre (Hubert Joseph-Antoine, en l’espèce, ça ne s’invente pas !), le refus de la direction nationale de payer les jours de grève a été ressenti comme un soutien : « C’était important de dire : chaque jour de grève sera payé par les grévistes. Localement, pour le management, c’est une question de crédibilité » - on a vu qu’auparavant l’usage voulait que les responsables locaux adaptent au cas par cas les directives nationales -, une fermeté qui fait espérer une « rupture » durable dans la gestion des conflits (Libération du 10 juillet 2003, je souligne).
Corollairement, la responsable des guichets de la gare Montparnasse estime que « le conflit a exacerbé cette tension entre deux mondes qui cohabitent à la SNCF. Ceux qui refusent de proposer la première classe en guichet, ceux qui refusent de porter l’uniforme de la SNCF “parce qu’on n’est pas chez Disney”, ceux qui refusent d’entendre parler de rentabilité du service public. (...) qui n’intègrent pas l’équation économique de l’entreprise. » et ceux pour qui la « conscience du client » est devenue « un élément fondamental, au même titre que la sécurité » (Libération du 10 juillet). On verra comment ces salariés modèles avaleront l’« équation économique de l’entreprise » lorsque celle-ci bloquera leur salaire et leur avancement...
Le second point est celui du dévoiement du droit de grève, que l’on a déjà rencontré à propos du conflit des traminots marseillais. Selon G. Pepy, « ce conflit est aussi un paroxysme. Parce que le lieu du conflit, censé être interprofessionnel, s’est trouvé être principalement la SNCF alors que l’enjeu, le régime général de retraites, ne la concernait quasiment pas. » « La CGT a mené un conflit politique sans aucun rapport avec l’entreprise, explique un membre de la direction. Ils nous ont dit de ne pas nous en mêler, que c’était une affaire entre le gouvernement et eux. Comme si le sujet SNCF pouvait être mis entre parenthèses. » Et quand la CGT et la CFDT, le conflit s’essoufflant, ont proposé une sortie de crise, sous forme de négociation salariale, on leur a fermé la porte au nez. (Libération du 10 juillet). Retour à la case départ, c’est-à-dire à la sortie de grève.
Un mois après la fin du conflit, on retrouve ainsi à la SNCF la problématique que l’on avait déjà rencontrée à la RTM et à l’Éducation nationale : l’affirmation de l’impératif du travail, et donc la grève comme défaut par rapport à cet impératif et la définition du droit de grève comme droit attaché au contrat de travail avec telle ou telle entreprise et non à la position de classe salariale. La grève, donc, définie par rapport au fait que tel salarié s’est vendu à tel capitaliste particulier (et non plus comme arme de la classe dans son ensemble) et donc la punition pour qui contrevient à cette nouvelle règle. Comme le dit la direction de la SNCF, les grévistes cheminots ne peuvent pas mettre « le sujet SNCF (....) entre parenthèses », ils ne peuvent donc pas faire grève pour autre chose que des histoires de cheminots...
[1] Le mouvement de mai-juin 2003 dans l’immédiateté sociales des classes, la Matérielle n. 7, § 19.
[2] Marx identifie clairement ce niveau « général », du point de vue du paradigme ouvrier de la révolution, lorsqu’il distingue « la tentative de forcer les capitalistes, au moyen de grèves, etc., de telle ou telle usine ou branche d’industrie, à réduire le temps de travail » qui « est un mouvement purement économique » et « le mouvement ayant pour but de faire édicter une loi des huit heures, etc. » qui est « un mouvement politique. » Et il poursuit : « c’est ainsi que partout les mouvements économiques isolés des ouvriers donnent naissance à un mouvement politique, c’est-à-dire un mouvement de la classe pour réaliser ses intérêts sous une forme générale, une forme qui possède une force générale socialement contraignante. » (Lettre à Bolte du 23 novembre 1871, je souligne). Il y aurait beaucoup à dire sur ce passage... À propos de cette « dialectique » entre le général et le particulier, le national et le local, je note dans le compte-rendu de la rencontre de la Poudrière au sujet de la désaffection par les grévistes des AG départementales : « Est-ce à dire que dès l’instant où la lutte se délocalise pour accéder à un niveau supérieur de centralité territoriale et de pouvoir, elle perd sa raison d’être, elle n’est plus elle-même ? Que les niveau centraux sont des lieux institutionnels dont les grévistes n’ont rien à faire par définition ? Qui leur sont un territoire étranger du fait de la nature même de ce territoire par rapport à la nature de la lutte ? » (la Matérielle, op. cit., La rencontre de la Poudrière, § 4). Il ne s’agit pas de privilégier le particulier sur le général, le local sur le national... mais de pointer une dynamique dans la lutte, des déplacements qui s’effectuent de ce point de vue.
[3] Ainsi, la revue Temps critique explique le mouvement de mai-juin par une contradiction entre la capacité d’auto-organisation dont ont fait preuve les enseignants grévistes et leur attachement à l’État-Providence qui « empêche le mouvement de trouver son autonomie politique » (Retraites à vau-l’eau et vies par défaut, contre le capital : assaut !, supplément au n° 13). Il ne faut pas confondre le refus de la décentralisation selon St. Luc avec la défense du centralisme républicain selon St. Jules. Je pense en outre que dans ce conflit les enseignants se sont déterminés avant tout en tant que salariés et non spécifiquement en tant que tel.
[4] Le mouvement de mai-juin 2003..., § 21à 24.
[5] Cf. op. cit., § 19.
[6] Dans ce numéro : Lotta sporca, note 13.
[7] Décembre 1995 en France : Début de la fin des illusions, non publié.
[8] À quand la grève générale ? Voir sur le site Grève 84, 30 mai 2003.
[9] Louis Gallois est président de la SNCF, nommé par Juppé, depuis 1996. En 1981 il a été directeur de cabinet de Chevènement au ministère de la Recherche et de la Technologie, puis Recherche et Industrie (à ce titre il a géré les nationalisations, la restructuration de la sidérurgie et la faillite de Creusot-Loire). Enfin, en 1988 il a suivi Chevènement comme directeur de cabinet au ministère de la Défense. Après cet intermède politique il a été successivement PDG de la SNECMA à partir de 1989 et de l’Aérospatiale à partir de 1992.
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