La production historique du communisme

Submitted by Craftwork on May 5, 2017

Théorie communiste n°2 – janvier 1979

La production historique du communisme

Il n’y a pas de rupture de continuité entre la lutte de classe telle qu’elle est le développement du capital et la révolution telle qu’elle est la production du communisme : il s’agit simplement d’une transformation du rapport entre les classes.

La contradiction entre le prolétariat et le capital est l’exploitation, elle est leur reproduction réciproque et porte simultanément son dépassement. La contradiction entre le prolétariat et le capital est le développement du capital, elle ne revêt pas des formes différentes parce qu’elle n’est rien d’autre que ces formes qui sont la dynamique de leur propre transformation.

La révolution n’est ni un acte déclenché par un capital parvenu à terme, ni une action déjà au-delà de la crise du capital, ni de la réalisation d’une modalité de l’être du prolétariat transcendant sa situation de classe de la société. Elle est le véritable aboutissement du rapport contradictoire entre les classes dans le mode de production capitaliste. La crise consiste, selon le développement même du capital, dans le rapport du prolétariat au capital, comme à une simple prémisse d’un mode nouveau de production de la vie humaine. C’est alors une situation dans laquelle le rapport entre les classes, dans le mode de production capitaliste, est production de l’immédiateté sociale de l’individu : le communisme.

Introduction : exploitation et révolution

Dans les Notes de travail n°4, qui dressaient un bilan du travail effectué depuis la publication des premières Notes, nous écrivions que celui-ci avait consisté en la critique du programmatisme, en précisant toutefois qu’il ne s’agissait pour l’instant que de la partie négative de celle-ci et nous concluions : l’important maintenant est l’élaboration positive de ce qu’elle implique. Débuter cette élaboration positive est le but du texte qui suit.

La modification du rapport entre les classes, qui s’est manifestée durant ces dix dernières années, réside dans la décomposition du programmatisme, terme qui recouvre la crise du mouvement ouvrier traditionnel. Sur cette base, diverses analyses sont apparues qui ont tenté de théoriser la pratique nouvelle du prolétariat et les rapports différents qui se sont établis entre les classes.

Cela n’est pas sans allé sans un considérable bouleversement conceptuel, en particulier au sujet de la définition de la classe révolutionnaire et de sa situation dans la société. Il y a eu le prolétariat de l’IS, le prolétariat sujet transcendantal de Crise communiste et de nous-mêmes dans le premier numéro de notre revue, mais aussi les étudiants et les minorités sociales de la sociologie radicale américaine et du mouvement Yuppie, ainsi que les diverses théories sur les marginaux et autres « exclus » du système (voir par exemple le « jeune prolétariat » des transversalistes italiens). Certains ont cru voir dans ce mouvement une série d’« avatars » du prolétariat précédant sa disparition[1] ; en fait, s’il y a eu avatar, c’est du programmatisme et non du prolétariat. C’est la décomposition du programme (amorcée depuis les années 1920) qui, tentant de résoudre d’une manière différente la même contradiction de la pratique du prolétariat, qui avait fondé le programme (le fait que ce soit une classe particulière qui abolisse les classes), a construit des systèmes pour essayer de résoudre la crise du programmatisme.

Dans tous les cas (les différences ne sont que des variantes sur un même thème), pour fonder la contradiction du prolétariat aux rapports sociaux capitalistes, les diverses théories qui participent de la décomposition du programmatisme ont besoin d’ajouter quelque chose à ce qu’est le prolétariat dans les rapports sociaux de production capitaliste, ou bien de dire qu’en réalité il est plus que ce qu’il apparait être immédiatement (et naturellement seule la théorie est capable de saisir cet « excès de sens » dont jouit le prolétariat, ce qui fait de la théorie une herméneutique chargée de décrypter les rapports sociaux desquels elle s’est autonomisée). La décomposition du programmatisme doit avoir recours à une contradiction autre que celle du mode de production capitaliste[2], mode de production historiquement donné, et qui la double, la traduit, celle-ci étant jugée trop étriquée pour être capable de porter le « sens communiste » dont est chargée l’histoire.

Cette contradiction, permanente mais non immédiate, ne peut donc exister que comme une dynamique, une tendance dont le prolétariat est le support, mais qui n’apparait pas immédiatement, qui ne se manifeste pas dans la pratique quotidienne du prolétariat ; cela, parce qu’en temps de prospérité du capital, elle est occultée par le développement de celui-ci, par son accumulation, autrement dit, parce que les conditions ne sont pas adéquates. Et l’on a là le second volet de la problématique de la décomposition du programmatisme (tendance immuable et conditions) qu’elle partage, comme nous le verrons, avec le programme classique.

Il faut que ces conditions (objectives ou subjectives) soient réunies pour que la tendance s’actualise, se réalise, émerge, se manifeste, apparaisse, etc. Ce qui fait que l’on se retrouve soit avec des conditions qui ne sont pas adéquates à la contradiction de classe, soit avec une contradiction qui est indépendante des conditions, comme l’on préfère, de toutes façons c’est la problématique qui est fausse, dans la mesure où elle pose l’homme en dehors de ses rapports sociaux, donc en dehors de ce qu’il est réellement, pour le faire ensuite être dominé par des rapports sociaux différents de lui.

C’est ce que fait que Camatte qui prétend pourtant dépasser la théorie du prolétariat et justifie en fait son dépassement par le programmatisme le plus vulgaire : le matérialisme historique « postule que les hommes sont déterminés par les conditions sociales matérielles dans lesquelles ils vivent. Ceci on ne le nie pas et même c’est à cause du développement du capital que nous pouvons affirmer ce qui précède (“qui peut faire la révolution si ce n’est pas notre espèce ?”). Toutefois le matérialisme la plupart du temps professé n’est qu’un déterminisme rigide qui élimine la possibilité de l’émancipation humaine. Il faut bien qu’on arrive à dominer nos conditions de vie. » (Invariance n°3, série III, p. 42)

La critique adressée au programmatisme demeure elle-même programmatique dans le renversement qu’elle opère : jusqu’à présent on a été dominé par nos conditions de vie, désormais c’est nous-mêmes qui devons les dominer. La société est en elle-même posée comme une condition extérieure à l’homme qui l’aliène, l’opprime, le domine dans un cas ou qu’il manipule à volonté dans l’autre. On oublie que les hommes ne sont pas autre chose que leurs rapports sociaux. Parler de production par l’homme de ses rapports sociaux, ce n’est pas faire référence à un homme abstrait situé au degré zéro de la socialité et qui, à partir de là, produirait des rapports sociaux, lesquels lui retomberaient ensuite sur la tête pour le déterminer. Les hommes sont d’emblée des êtres sociaux définis par, et définissant, leurs rapports sociaux. C’est pour cette raison que ce qui fait du prolétariat une classe révolutionnaire, ce n’est pas la tendance qui le sous-tend, mais la contradiction qui oppose une classe particulière du mode de production capitaliste au capital. Les hommes ne sont pas déterminés par leurs rapports sociaux, cela voudrait dire qu’ils sont autre chose – cet être qui est déterminé. Ils sont leurs rapports sociaux et agissent conformément à ce qu’ils sont.

La revue Invariance représente un bon exemple du mécanisme général de la décomposition du programmatisme. Ses rédacteurs ont été les premiers à tenter de formuler une critique globale de ce que nous appelons le programmatisme. Dans le numéro 2 de la seconde série (1972), on peut lire en effet :

« La perspective envisagée par Marx […] est celle d’une révolution dans la domination formelle du capital, avec toute l’analyse qui y est liée. On y trouve en particulier une continuité entre développement des forces productives sous le capital (travail productif pour le capital, accumulation du capital) et développement des forces productives sous le prolétariat (dictature du prolétariat, « phase inférieure du socialisme », travail productif en général). Ce renversement fait de la révolution l’affirmation de la classe dominée et en fait une classe dominante. Dans cette perspective, la classe des travailleurs productifs (productifs de capital) prend le pouvoir et généralise sa condition en développant les forces productives, ce qu’elle faisait déjà dans le capital, mais cette fois sous sa propre direction. Ainsi dans le capital, dans la révolution, dans la dictature du prolétariat, le prolétariat réalise son être immédiat de productif, voire d’ouvrier. Dans le même mouvement, il supprime les faux-frais spécifiques de la production capitaliste et donc les classes moyennes.

« La réalisation de son être médiat, l’être négatif de l’ouvrier, du travailleur, l’être communiste n’est alors qu’un devenir, une perspective liée à un futur lointain, de l’ordre de la ou des générations. La perspective immédiate est celle permise par le développement des forces productives au xixe siècle : le collectivisme, et le communisme est la perspective médiate seulement.

« Mais ce qui caractérise au premier chef cette analyse, c’est qu’elle ne présente le rapport capital-travail que comme simple opposition […] On y voit le capital opprimant de plus en plus la classe ouvrière, et de cette oppression naît le renversement, la révolution. Mais ici on ne pense pas le couple capital-travail dans son unité. » (p. 13-14, souligné par nous).

Il n’y aurait rien à redire sur cette présentation du programmatisme, si ce n’est que sur la base de constatations justes elle se forge un programmatisme sur mesure, ou mieux, qu’elle introduit dans le programmatisme une problématique propre à sa décomposition ; la solution apportée apparaîtra donc d’autant plus évidente qu’on l’avait déjà mise dans la question.

C’est la décomposition du programme en effet qui établit une distinction entre un « être immédiat » du travailleur (sa nature de productif) et un « être médiat », un « être négatif », un « être communiste », et en aucun cas le programme classique. Si le programme classique parle d’homme, d’humanité, c’est de celle du travailleur productif, de l’ouvrier dont il s’agit, et cette humanité existe immédiatement, elle n’est pas différente du travailleur. On connait le passage célèbre des Manuscrits de 1844 dans lequel Marx fait l’apologie des ouvriers communistes français chez qui « la fraternité humaine n’est pas […] une phrase vide, mais une vérité […] la noblesse de l’humanité brille sur ces figures endurcies par le travail. » (Ed. Sociales, p. 108) Le programme ne pose aucun « être communiste » de l’ouvrier dont il remet à plus tard la réalisation. La société communiste, le socialisme supérieur doit être préparé par une période de transition dans laquelle les forces productives vont être développées sous la direction du prolétariat, d’un stade à l’autre il y a développement des hommes et de la société. La nouvelle transformation qualitative qui a lieu est la production de rapports nouveaux et non la mise à jour, la réalisation d’un être médiat de travailleur, le dégagement de sa négativité. Ça c’est la façon dont la décomposition du programme perçoit la révolution, ce n’est pas celle du programme. Au mieux, le programmatisme classique oppose la virilité, la force du travailleur productif aux tares et à la dégénérescence du bourgeois agioteur. Il n’y a là rien de transcendantal, rien de « négatif », au contraire !

Une fois introduite dans le programme cette distinction, qui n’existe pas, entre l’être immédiat du travailleur et son être médiat, on peut alors affirmer que le prolétariat « réalise son être immédiat de productif, voire d’ouvrier » aussi bien dans le capital que dans la révolution puisque la contradiction du prolétaire avec les rapports sociaux de production capitaliste est devenue un « être médiat », un « être négatif ». On ne voit pas que ce qui fait du prolétariat une classe particulière de la société capitaliste, c’est précisément le procès au travers duquel il est en contradiction avec cette société (l’exploitation – nous allons y revenir). On peut alors reprocher au programme de ne pas avoir tenu compte suffisamment de l’unité qui existe dans le couple capital-travail et de l’avoir présentée comme une simple opposition. Cela est juste si l’on pose que le fondement de la pratique programmatique du prolétariat repose sur le fait qu’en domination formelle du travail par le capital, ce qui fait du procès de travail un procès spécifiquement capitaliste ne s’applique qu’au niveau du premier acte du rapport entre le capital et le travail (achat/vente de la force de travail, « formalité essentielle » du rapport d’ensemble, dit Marx) et pas encore à celui de la subsomption effective du travail sous le capital dans le procès de production, ceci étant rendu possible par le mode absolu de la plus-value. Il peut donc exister entre le travail et le capital une simple opposition, un rapport d’extériorité (sur ce point, cf. infra). Mais cela est faux si l’unité provient du fait que la contradiction entre le prolétariat et le capital est une négativité médiate, et si l’on fait de cette extériorité une inadéquation du travail au capital. Le développement du capital est alors la réalisation de l’adéquation travail-capital à partir d’une définition ontologique du travail préalable (cf. Invariance n°2 série II, p. 2 – c’est ce que fait également Crise communiste avec le procès « d’autoprésupposition du travail »). Et c’est ce que fait Invariance : « Or c’est cette unité que la marche du capital a affirmée » (p. 14), adéquation achevée dans la communauté matérielle du capital, dans la communauté-capital. Mais alors il ne reste plus à la « négativité médiate » qu’à s’envoler, se détacher de son substrat prolétarien pour devenir besoin universel et a-historique de communauté humaine (c’est la IIIe série d’Invariance, nous y reviendrons également).

Pour l’instant donc, Invariance peut poursuivre son analyse en proposant la solution des contradictions qu’elle a elle-même posées dans le programmatisme : « la classe ouvrière étant élément du procès du capital, et l’être immédiat du prolétariat y étant réalisé, ce n’est plus seulement en fonction de ses intérêts immédiats (dans le procès du capital) que l’ouvrier peut devenir révolutionnaire. C’est en fonction d’une vision médiate qui se fonde sur l’homme et qui passe par le moyen de la révolution, du communisme » (op. cit., p. 19). « Ainsi s’est constituée dans le capital une classe universelle […] Cette expression est ambiguë : classe (la partie) s’oppose à universelle. Mais exprime le fait que l’ensemble de l’humanité s’oppose unitairement au capital, et qu’elle le fait à titre universel, dans le dépassement des catégories particulières du capital (classe ouvrière, employés, etc.) » (Ibid.)

La tentative de sortir de l’impasse à laquelle conduit le programmatisme échoue – et peut aboutir à l’abandon de la théorie du prolétariat – dans la mesure où l’on assimile toute tentative de définir la contradiction entre le prolétariat et le capital dans les rapports sociaux de production actuels avec la pratique programmatique de la révolution, qui consiste à chercher dans le prolétariat ce qui le fait être contradictoire au capital. Pour le programme, dans la lutte de classe, le prolétariat est, dans sa situation, l’élément positif qui fait éclater la contradiction, qui produit l’affirmation du prolétariat (affirmation du travail productif) : la résolution de la contradiction est alors donnée comme l’un des termes de la contradiction, et donc l’on ne pose pas cette contradiction comme le rapport social capitaliste lui-même. Cette confusion conduit finalement à la critique de toute immédiateté, critique par laquelle on se voit alors contraint d’enrichir la classe révolutionnaire d’une dynamique universelle qui doit dépasser ou donner sens à son immédiateté, sans s’apercevoir qu’en cela l’on en fait à nouveau l’élément positif qui va faire éclater, de par sa propre dynamique, le système. On retombe ainsi dans le programme que l’on croyait avoir abandonné, on a simplement substitué l’homme, l’humanité, la « généricité », ce que l’on voudra, au travail productif.

Toutes les autres analyses de la décomposition du programmatisme suivent le même mécanisme, fonctionnent sur la dialectique tendance/conditions. Ainsi pour Crise communiste, ce qui fait du prolétariat la classe révolutionnaire, c’est qu’en lui l’humanité n’a pas de présupposition extérieure à elle-même, le travail s’est autoprésupposé, la nature est socialisée, même si c’est sur la base de son objectivité (objectivité en soi sociale). Mais pour en arriver là, il a fallu doubler les contradictions de la société capitaliste d’une super contradiction qui permette leur compréhension dans les termes de la dynamique supérieure de la société, qui fournisse au prolétariat sa « détermination communiste » :

« Nous avons vu que […] la contradiction de la société pouvait être appréhendée, selon le niveau d’analyse auquel on se place, comme contradiction aliénation/désaliénation, comme contradiction valorisation/dévalorisation, ou comme contradiction surtravail/travail nécessaire. La contradiction fondamentale en ce qu’elle est la forme développée, le principe explicatif des trois formulations mises à jour dans l’analyse de la société capitaliste, en ce qu’elle révèle et fonde le moteur de leur développement. » (Crise communiste n°1, p. 3)

Cependant cette contradiction est occultée par le développement du capital et il faut une crise, c’est-à-dire une modification des conditions pour qu’elle apparaisse : « l’éclatement de la contradiction surtravail/travail nécessaire signifie que le rapport de l’objectivité en soi sociale et de la pure subjectivité ne peut plus se faire comme aliénation capitaliste. Le prolétariat apparait alors dans son essence, ce qui implique la manifestation de sa détermination communiste. Dans l’aliénation cette annonce était occultée en ce que les deux termes de la contradiction du prolétariat se niaient l’un l’autre en se reproduisant […] » (Ibid., p. 115, souligné par nous).

Tous les poncifs de la décomposition du programmatisme inaugurée par Invariance sont présents, sauf qu’ici la dynamique communiste ne se dilue pas dans l’humanité et garde des atomes crochus avec une classe particulière : « cette possibilité du communisme est inscrite dans toutes les formes d’existence de la contradiction du travail autoprésupposé, donc dans le capital lui-même, mais elle n’existe simultanément comme nécessité que dans le seul prolétariat, à travers sa contradiction fondamentale » (Ibid., p. 112), encore que ce ne soit que sous le mode de la nécessité, le mode de la possibilité étant quant à lui moins exigeant sur les lieux où il laisse son cœur, et que la particularité de cette classe soit définie de manière universelle ! Il serait plus simple d’abandonner carrément la théorie du prolétariat plutôt que de continuer une telle gymnastique.

Le groupe Échanges et mouvement est un autre exemple de cette même technique. Pour lui, ce qui prime tout c’est « l’être pour soi du travailleur », l’affirmation de son autonomie qui est première par rapport à sa contradiction avec le capital : « Cette “opposition”, cette lutte “contre”, c’est déjà une conséquence de l’attitude fondamentale que nous venons d’évoquer (”quel qu’il soit, le travailleur veut faire autre chose que ce que l’on veut faire de lui”), mais elle n’est pas cette attitude fondamentale elle-même […] Au départ, le travailleur est pour lui, ni pour, ni contre le patron est son exploitation […]. Avant de se bagarrer contre le patron, contre la société, le travailleur essaie constamment, par mille voies diverses, de leur échapper. C’est alors qu’il se heurte à ce qui l’encadre. La bagarre contre le patron, contre la société, ça vient du fait que le travailleur n’est pas précisément cet objet passif auquel on veut le réduire et qu’il tend constamment à être cet “être autonome”. » (Le Refus du travail, p. 44)

Il n’y a donc pas de contradiction entre le prolétariat et le capital, il y a l’affirmation du prolétariat (on ne change rien à la théorie programmatique, sinon que le contenu de l’affirmation est « la vie pour soi », et non le travail productif), puis l’antagonisme avec ce qui contrecarre cette affirmation. Le caractère contradictoire des rapports sociaux capitalistes est une détermination interne de l’un de ces rapports à l’exclusion de l’autre.

Ici également, la dynamique, la tendance, l’« attitude fondamentale » est permanente, mais n’est pas toujours en mesure de se manifester au grand jour : « le capitalisme n’a pas su maintenir cette zone d’insécurité (entendons : “où l’exploitation et les luttes sont maintenues dans les limites des besoins élémentaires”) qui était pour lui la meilleure garantie de l’exploitation. Son énorme développement au cours des trente dernières années a assuré provisoirement son hégémonie, mais en même temps a entrainé l’apparition de problèmes inconnus jusqu’alors. Ou plutôt fait ressurgir, avec d’autres formes et une dimension insoupçonnée, des problèmes qui avaient été essentiels au début du capitalisme (la résistance à la prolétarisation), mais que l’industrialisation avait plus ou moins déviés (l’aménagement de cette prolétarisation) » (Ibid., p. 43). La lutte de classe pour Échanges, c’est la lutte de l’autonomie contre des conditions défavorables, contre des conditions qui l’empêchent de se développer et de déferler sur la société. La révolution n’a pas encore eu lieu parce que le prolétariat s’est toujours heurté à son encadrement.

Quant à la troisième époque d’Invariance (abandon de la classe universelle, de la théorie des classes en général et affirmation de l’opposition unitaire de l’ensemble de l’humanité au capital constitué en communauté matérielle), Camatte a beau affirmer que dès à présent il ne se sent plus concerné par le couple idéalisme/matérialisme, que la révolution n’est plus liée à la crise des rapports sociaux capitalistes et qu’en conséquence « il faut quitter ce monde, il faut donc faire acte de volonté et ne plus simplement attendre une moment de rupture appelé révolution » (Invariance n°3 série III, p. 22), il n’en reste pas moins qu’Invariance n’a pas pour autant dépassé le programmatisme, ou même abandonné les problèmes issus de celui-ci. Invariance répond toujours aux mêmes questions, c’est ça qui est important.

En effet, si le besoin de communauté humaine ne date pas d’hier et qu’à plusieurs reprises déjà des tentatives de le réaliser ont eu lieu (cf. op. cit., p. 19), pourquoi ces tentatives ont-elles échoué ? Si le « désir de communauté humaine » est aussi vieux que le monde (il existe selon Invariance depuis la séparation de l’homme et de la nature), et si en conséquence il a du perdurer à travers des pratiques spécifiques comme le Sacré et l’hérésie dans la religion, cette permanence souterraine n’est-elle pas une occultation ? Même si cette occultation n’est qu’à demi réussie, puisque le « désir de communauté humaine » réussit malgré tout à apparaître, n’est-ce pas que ce désir est en bute à quelque chose d’autre que lui-même, et donc que la volonté seule ne suffit pas à assurer sa victoire ? Pas plus que les autres variantes de la décomposition du programmatisme, Invariance ne rompt avec la conception qui veut que le développement du capital (ainsi d’ailleurs que toute l’histoire humaine) soit un amoncellement de conditions. La conception invarianciste de la révolution suppose en effet que toute l’humanité s’oppose au capital de manière unitaire (et non pas uniquement une classe, c’est-à-dire une partie de l’humanité), mais il faut pour cela que le « désir de communauté humaine » se soit d’abord libéré de sa représentation « théorie du prolétariat », et pour cela, que le capital se soit constitué en communauté matérielle, en communauté-capital. La seule originalité d’Invariance dans tout cela, c’est qu’elle fait de la lutte de classe une condition réalisée de la révolution. Il y a donc bien encore d’un côté le développement des conditions (l’édification de la communauté-capital, avec tout ce que cela entraîne d’anthropomorphisation, de domestication, etc.) et de l’autre la prise en mains de ces conditions, ou de l’absence de conditions puisque condition pour soi-même : c’est l’échappement, l’errance, l’acte de volonté, etc. La communauté-capital, c’est une condition achevée, une condition qui n’est plus condition que d’elle-même, et dont le « besoin de communauté » n’a plus besoin. Invariance ne se pose plus la question classique de savoir si les conditions sont favorables ou défavorables au succès de la révolution : la question des conditions est résolue pour elle-même, de son côté, le capital est devenu « condition » en soi et pour soi, à vous de jouer !

C’est la forme générale de la lutte de classe dans les rapports sociaux capitalistes – l’abolition des classes comme pratique d’une classe –  qui est une contradiction dans la pratique programmatique du prolétariat, contradiction que le programme résout par une série de mesures particulières (parti, programme minimum, période de transition…). Fondamentalement, le programmatisme est la pratique d’une classe qui est dans un rapport avec le capital contenant la possibilité pour celui-ci de poursuivre son accumulation en se restructurant : c’est dans un tel rapport que la forme générale de la lutte de classe est une contradiction insurmontable ; l’impossibilité du programmatisme, c’est la victoire de la contre-révolution.

Dans la crise actuelle, l’impossible restructuration du capital n’est pas un donné initial de celle-ci, mais un produit de son déroulement et surtout un produit qui a pour corollaire la mise en place du rapport révolutionnaire entre le prolétariat et le capital, mieux encore, c’est ainsi que la crise se produit comme n’ayant pas de restructuration supérieure (cf. infra. « la crise actuelle »).

C’est dans cette production de la révolution que la pratique du prolétariat est décomposition du programmatisme, mais la contradiction initiale du programme n’en est pas pour autant résolue (elle ne l’est qu’avec la victoire de la révolution, donc qu’avec l’abolition des classes), et c’est au contraire à son exacerbation que l’on assiste, d’où le fait que les solutions qui lui sont apportées se doivent d’être plus « profondes », c’est-à-dire plus éloignées de l’immédiateté de la contradiction des rapports sociaux capitalistes (éloignement qui se traduit par la multiplication des médiations, négations réciproques, contradictions englobantes, etc.), mais aussi qu’elles apparaissent plus dérisoires, allant de la pure construction spéculative quand ce n’est pas jusqu’à la science-fiction.

En définitive, il ne s’agit plus de résoudre cette contradiction, mais de la court-circuiter ; c’est là la fonction de l’essence, de la tendance, de la dynamique ou de la détermination communiste du prolétariat. Ainsi la contradiction qu’est la lutte de classe peut-elle être, sinon dépassée, du moins manipulée, puisque l’abolition des classes existe déjà à l’état latent dans le prolétariat. Si le prolétariat peut abolir les classes durant la révolution, c’est parce qu’en lui-même il était déjà l’abolition des classes. La révolution n’est alors rien d’autre que la réalisation de cette négativité essentielle du prolétariat, elle devient sa propre condition. Parallèlement, la détermination historique du prolétariat s’est évanouie dans sa signification essentielle.

Nous avons dit que la décomposition du programmatisme ne dépassait pas la problématique du programme classique. C’est qu’en effet la dialectique tendance/conditions est au centre de celle-ci. La contradiction des rapports sociaux capitalistes pour le programme est permanente : c’est le dénuement des travailleurs face à la richesse accumulée, c’est, en période de crise, la sous-consommation ouvrière, la distorsion entre le caractère social de la production et le caractère privé de l’appropriation.

« La fécondité du travail humain qui s'accroît chaque jour dans des proportions inouïes, crée à la fois un conflit dans lequel l’économie capitaliste actuelle ne peut que sombrer : d’un côté des richesses incommensurables et une pléthore de produits que les usagers ne peuvent absorber. De l’autre, la grande masse de la société transformée en salariés, prolétarisée, et mise par ce fait même dans l’incapacité de s’approprier cet excédent de produits. » (Engels, Introduction à Travail salarié et capital). C’est là le nerf de la crise : « tandis que les classes laborieuses se révoltent à cause d’une pénurie de consommation, les hautes classes font banqueroute par suite de l’excès de production. » (Marx-Engels, La Crise, Ed. UGE, p. 93)

S’il y a scandale, s’il y a contradiction, c’est d’un point de vue humain. Là-dessus se greffe la théorie des besoins nécessaires, humains et des besoins de luxe ou besoins superflus (on dirait aujourd’hui besoins créés par le capital, besoins inventés), théorie programmatique dont on peut trouver une caricature dans l’introduction de R. Dangeville à la Crise de Marx-Engels. Mais Dangeville n’a pas le monopole de cette thématique que l’on retrouve dans toute la décomposition du programme, et en particulier chez Échanges et mouvement : « consommation passive » et « consommation pour soi » (op. cit., p. 42). Là-dessus se greffe également la période de transition qui est réorganisation rationnelle de la production, « production pour l’homme » par rapport à la « production pour le profit » de l’époque capitaliste, suppression des faux-frais improductifs, de la forme argent de la valeur, etc. Ainsi Camattte peut-il écrire : « on conçoit que dans les moments de rupture cette classe ait pu poser le possible d’une autre forme de rapports humains. On conçoit surtout que Marx ait pu investir sur cette classe tout ce qu’il pouvait entrevoir d’humain dans le futur manifesté lors de ces failles sociales. » (Invariance, n°6, série II, p. 40) On voit bien ici la différence entre le programme classique et sa décomposition sur cette question : comme on l’a déjà vu plus haut, pour le premier, la dimension humaine du prolétaire est inséparable de son appartenance de classe, c’est l’humanité du travail productif, même si la libération de cette humanité brimée reste un futur de la révolution, pour la seconde, elle est par contre radicalement séparée, séparation qui va jusqu’à la contradiction et au dépassement de l’une par l’autre. La tendance s’autonomise, le prolétariat en est le support, adéquat ou inadéquat selon le cas.

Toutefois, pour le programme classique, qu’il s’agisse de l’existence négative de cette détermination humaine du prolétaire (son dénuement, sa pauvreté), ou mieux encore, de son existence positive (la société communiste future), les deux ne peuvent exister sans le recours à des conditions objectives, lois internes du capital, qui lui permettent ou non de se manifester. « Cet état de choses devient chaque jour plus absurde et plus inutile. Il faut qu’il cède la place, et il peut céder la place. » (Engels, op. cit.) Dès lors tout le problème du programme va être : que faire par rapport au développement inexorable des conditions objectives fondant la pratique du prolétariat ? Il y a le développement du capital et, dérivant de celui-ci, la contradiction entre le prolétariat et le capital.

Cette analyse est reprise pat des groupes actuels (représentant une autre fraction de la décomposition), comme RI (Révolution internationale), le PIC (Pour une intervention communiste) ou Combat pour l’autonomie ouvrière (CPAO). Pour les uns, c’est la crise qui est première, pour les autres, c’est la pratique ouvrière, mais aucun ne parvient à comprendre le mouvement social comme une totalité : soit les rapports sociaux sont contradictoires du fait des lois internes du capital, soit du fait de la combativité du prolétariat. Le PIC, par exemple, reproche à CPAO de nier les « crises économiques comme facteur nécessaire de l’irruption du prolétariat en tant que classe révolutionnaire » (Jeune taupe, n°21, p. 20), CPAO pour qui la crise actuelle a bien pour fondement la baisse tendancielle du taux de profit, etc. Mais ceci dit, si le capital « ne subissait pas d’autres influences que celles de ses lois internes, il aurait encore un très bel avenir devant lui, en se restructurant sans trop de problèmes pour résoudre sa baisse de rentabilité. Mais malheureusement pour lui […] le facteur essentiel réside dans la plus ou moins grande combativité de la classe ouvrière […]. La généralisation de formes de refus du travail (sabotage, absentéisme, grèves pour le plaisir) constitue l’obstacle essentiel que le capital devra abattre s’il veut s’en sortir. » (CPAO, n°9, p. 4, « Pourquoi la crise »). Quant à RI, pour eux, c’est « l’expérience ouvrière » qui en dernier recours doit trancher et la séparation est poussée à un tel point que pour certaines questions ils concluent à l’impossibilité de la théorie : « au-delà de certaines idées fondamentales et en particulier celles qui surgissent directement de la nature de l’expérience du prolétariat – comme la réalité de l’exploitation [réalité du coup de pied au cul !], l’inévitabilité de la crise, la signification concrète de la décadence, bien des problèmes “économiques” soulevés par le marxisme ne peuvent jamais être tranchés de façon décisive, précisément parce qu’ils ne relèvent pas tous de l’expérience de la classe dans sa lutte » (Revue internationale, n°13, p. 25)

Nous venons de voir comment la décomposition du programmatisme est un moment de la lutte de classe dans lequel la pratique du prolétariat n’a pas pour contenu la résolution des contradictions du programmatisme, mais leur exacerbation. Que la révolution soit la pratique d’une classe abolissant les classes demeure donc une contradiction pour la décomposition du programmatisme. Cette contradiction, elle l’intègre en doublant la contradiction des rapports sociaux de production capitaliste d’une contradiction universelle, se situant d’emblée au-delà du capital : c’est la « détermination communiste » du prolétariat, son « essence négative » ; il est dès lors normal que ce soit une classe particulière de la société capitaliste qui abolisse les classes et le capital puisque cette classe, dans son essence… n’est déjà plus une classe de la société capitaliste ! Mais, d’autre part, nous avons vu que ce faisant, la décomposition ne dépasse en rien l’analyse programmatique classique reposant sur la dualité conditions/actualisation de ces conditions, prise en charge de ces conditions. En effet, la « détermination communiste » du prolétariat existe, se tendance à « faire autre chose que ce qu’on veut faire de lui », son « autonomie » est bien réelle, mais elle ne peut pas se manifester du fait des conditions. La contradiction qui oppose le prolétariat et le capital existe comme une tendance occultée, une dynamique souterraine, qui attend un événement extérieur pour se manifester. La décomposition du programmatisme n’innove en rien, sinon dans les recettes par lesquelles elle tente de sortir de l’impasse qu’est la crise du programmatisme classique.

En règle générale, pas plus qu’ils ne comprennent pourquoi et comment le prolétariat est une classe de la société, les groupes et revues participant de la décomposition ne comprennent comment et pourquoi il est une classe en contradiction avec cette société, de là la nécessité d’avoir recours à des constructions diverses pour s’en sortir. Dans la plupart des cas, c’est pour eux deux raisons différentes, et bien sûr cette séparation n’est pas sans entretenir de relations avec leur incapacité.

Il s’agit de montrer dans le texte qui suit que c’est dans son antagonisme au capital que le prolétariat est une classe de la société, que cette contradiction est le mouvement même du capital qui par là se manifeste dans le procès de son abolition. Il s’agit de montrer qu’il n’y a pas de rupture de continuité entre la lutte de classe telle qu’elle est le développement du capital et la révolution telle qu’elle est la production du communisme et qu’il s’agit simplement d’une transformation du rapport entre les classes.

La contradiction entre le prolétariat et le capital, c’est l’exploitation. Dans l’exploitation (production de plus-value devenant capital additionnel), prolétariat et capital se reproduisent réciproquement. Toutefois, tant que l’on en reste au niveau de l’implication réciproque, on n’atteint pas le niveau de la contradiction, si ce n’est l’opposition de la richesse à la pauvreté dont nous avons déjà parlé.

Cette reproduction réciproque est une contradiction pour elle-même, pour les deux termes du rapport, c’est la contradiction entre le travail nécessaire et le surtravail ; prolétariat et capital se reproduisent réciproquement, mais leur implication réciproque est pour chacun d’eux une contradiction à l’autre et par là même une contradiction à soi-même. De plus, elle porte son dépassement, non pas comme une modalité de l’être du prolétariat, mais comme le procès même du mode de production capitaliste qui est lutte de classe. À ce niveau, la contradiction entre le prolétariat et le capital est comprise comme le mouvement même du capital et de son dépassement, mouvement qu’exprime la baisse du taux de profit.

La révolution n’est rien d’autre que la phase finale du capital et non un évènement déterminé par une faillite antérieure de celui-ci. La contradiction du rapport de production et du procès de production capitaliste, la baisse du taux de profit, est la contradiction de classe qui oppose le prolétariat au capital, le développement du capital n’est pas sa réalisation mais son histoire réelle, elle ne revêt pas des formes différentes parce qu’elle n’est rien d’autre que ces formes qui sont la dynamique de leur propre transformation.

La révolution n’est ni une action déclenchée par un capital parvenu à terme, ni une action déjà au-delà du capital, ni la réalisation d’une modalité de l’être du prolétariat qui serait au-delà des classes. Elle est le véritable aboutissement du rapport contradictoire entre les classes dans le mode de production capitaliste. La crise consiste, selon le développement même du capital, dans le rapport du prolétariat au capital comme à une simple prémisse. C’est alors une situation dans laquelle le rapport entre les classes, dans le mode de production capitaliste, est production de l’immédiateté sociale de l’individu.

Ce que la décomposition du programmatisme ne voit pas, c’est que le travail salarié est un rapport de production capitaliste au même titre que le capital qui lui fait face. L’on a pas d’un côté une activité, simple dépense de force physique ou intellectuelle, et de l’autre des machines, des matières premières, etc., en un mot des objets indifférents, réunis par un « rapport social » et par lui définis comme travail salarié et capital, par le fait de ce « rapport social » qui les englobe. C’est en cela qu’elle est incapable de comprendre comment et pourquoi le prolétariat est une classe de la société capitaliste. Aussi, toutes ses analyses reposent sur la thèse selon laquelle le prolétariat ferait la révolution parce qu’il est la « négativité en acte », finalement parce qu’il n’est pas véritablement une classe de la société capitaliste, ou bien sûr le fait selon lequel ce n’est pas à partir de sa situation de classe dans cette société qu’il fait la révolution, mais à partir d’une modalité spécifique de son être (modalité qui en fait le support d’une dynamique qui le dépasse – et qui peut donc finir par se débarrasser de son substrat prolétarien, cf. Invariance série III – et avec lui le mode de production capitaliste et que l’on retrouve à l’œuvre depuis la nuit des temps).

Constater qu’actuellement la pratique du prolétariat est reproduction du capital, et en déduire qu’il n’est pas pour l’instant en contradiction avec les rapports de production capitalistes (et attendre l’apparition sur la scène de l’histoire du prolétariat « en tant que sujet de la révolution ») ; crier à la contre-révolution devant toutes les pratiques du prolétariat ne débouchant pas immédiatement sur la révolution (et inventer le concept de « contre-révolution prolétarienne », en attendant là aussi l’événement qui viendra renverser la perspective) ; ou bien en conclure que le prolétariat a failli à sa mission historique et que de toutes façons, par le passé « son intervention a abouti simplement à favoriser le passage de la domination formelle à la domination réelle du capital sur la société dans les zones les plus avancées de l’Occident » (Invariance, n°6, série II, p. 39) – et abandonner la théorie classiste de la révolution – signifie simplement que l’on ne comprend pas que c’est par ce qui en fait une classe de la société capitaliste (la production de plus-value devenant capital additionnel) que le prolétariat est contradictoire à cette société (l’on aurait préféré qu’il soit, dans son être, une « pure négativité »), et que l’on oppose la contradiction entre le prolétariat et le capital et le développement de celui-ci. Le développement du capital est alors conçu comme un amoncellement de conditions, occultant pour l’instant la contradiction, mais préparant en fait son dégagement du sol de la société capitaliste, son émergence au grand jour.

L’occultation, toutefois, n’est jamais absolue ; l’occultation de la contradiction suppose nécessairement des sphères dans lesquelles celle-ci a raté ou n’a pas pu se faire vraiment, des sphères refuges en quelque sorte, au sein desquelles se conserve la dimension humaine niée depuis la rupture de l’homme et de sa communauté, la « transcendance humaine ».

La sphère qui jouit du plus grand prestige, de ce point de vue, dans la décomposition du programmatisme, est sans conteste celle de l’art, dont l’« excès de sens » est là pour venir combler le vide de négativité de la lutte de classe (utilisation de l’art qui ne dépasse pas sa conception romantico-anarchiste – l’artiste est un ange déchu qui se souvient des cieux, ou que ses ailes de géant empêchent de marcher, un homme possédant une conscience trop grande pour ce monde… qu’il faut quitter) ; mais d’autres sphères sont dans la même situation : la religion et la philosophie.

« Ceux qui défendirent le sacré contre le mouvement du capital, de même ceux qui s’opposèrent à la révolution ont, tout en luttant en faveur de la domination d’une classe sur une autre, affirmé quelque chose d’humain. Car le sacré n’est qu’une partie d’une manifestation globale, initiale. Il n'apparaît qu’à partir d’une coupure qui oppose deux modalités de la vie humaine » (Invariance, série III n°3, p.19). La force de la religion lui vient, selon Camatte, « d’avoir recueilli et conservé quelque chose qui lui est antérieur : l’aspiration à la communauté qui naît de la destruction des vieilles communautés organiques liées à la nature » (op . cit., p. 23). La grande plasticité dont bénéficie cette dynamique universelle lui permet de prendre les formes les plus inattendues : « Il sera particulièrement important de mettre en évidence ce qui fut refoulé par la dynamique de l’oppression et qui tendit à s’affirmer à divers moments. La dimension spirituelle des êtres humains donnant lieu à la vogue du spiritisme à partir de 1847, le mouvement de réaffirmation du sacré, de l’irrationnel à partir de 1917, mais aussi l’affirmation du corps et donc de la dimension dionysiaque (avec affirmation du paganisme et rébellion contre l’église) dans les années vingt de ce siècle, qu’on trouve à la base du fascisme, surtout dans sa variante nazie. De là aussi la vogue actuelle de Nietzche » (op . cit. p.21).

Bref. Ces développements ne sont ni hérétiques ni des excroissances monstrueuses par rapport à d’autres formes de la décomposition du programmatisme qui pourraient apparaître, elles, plus orthodoxes. Ils sont le complément nécessaire de toute analyse qui pose la révolution comme autre chose que l’aboutissement du rapport contradictoire entre les classes dans le mode de production capitaliste. Que l’on s’arrête à l’art, à la rigueur à la philosophie et que l’on n’ose pas aller jusqu’à la religion, jusqu’au spiritisme ou à l’éthique esthético-sexuelle du nazisme, comme c’est le plus souvent le cas, ne change rien à l’affaire. L’important c’est la défense nécessaire de l’occultation manquée dans la théorie de l’occultation et le recours inévitable à celle-ci dans les analyses de la décomposition du programmatisme ; ce qui ne signifie pas par ailleurs que l’art, la religion… soient des occultations manquées ! L’essentiel (on peut lui donner la forme que l’on voudra), c’est la permanence sous forme voilée de la contradiction qui porte la révolution, en ce que cette contradiction n’est pas la contradiction des rapports sociaux capitalistes, mais une dynamique antérieure, dynamique qui s’incarne dans une modalité de l’être du prolétariat (sa détermination communiste), et modalité qui, lorsqu’elle ne peut pas se réaliser, du fait de conditions défavorables, comme être immédiat du prolétariat manifeste malgré tout son existence sous d’autres formes.

Ne comprenant pas que ce qui fait du prolétariat une classe révolutionnaire n’est pas différent de ce qui en fait une classe de cette société, la décomposition est contrainte, pour résoudre les contradictions du programme classique, de quitter les rapports de production capitalistes, ou de reconnaître dans ceux-ci, présente sous la forme d’une détermination de l’être du prolétariat, une « tension » à la communauté humaine qui dépasse d’emblée les rapports en question et que le prolétariat va faire aboutir lorsque les divers phénomènes d’occultation de cette « tension » seront entrés en crise.

C’est à ce niveau que réside l’intérêt particulier des critiques que l’on peut adresser à la revue Guerre sociale. Guerre sociale, comme tous les autres groupes ou revues dont il a été question jusqu’à présent, ne dépasse pas la problématique programmatique du prolétaire réduit à son seul dénuement face aux richesses accumulées comme capital, et de la prise en charge de conditions objectives : « Ce monde est gros d’une révolution. Les conditions sociales et techniques sont réunies comme elles ne l’avaient jamais été pour que l’humanité sorte de la misère et rompe avec sa préhistoire. À la fois prolétarisation, déracinement, dépossession généralisée et socialisation, efficience productive multipliée » (Guerre sociale n°2, p. 1, souligné par nous).

Dans cette situation, ce qui fait du prolétariat une classe révolutionnaire provient du fait que « pour réaliser leurs besoins humains les prolétaires doivent détruire un mode de production dans lequel leurs capacités humaines ne sont qu’une marchandise » (p. 39), lequel réfrènement des besoins humains se trouve dans l’atomisation sociale : dans les sociétés de classes, « l’activité des hommes pose un problème parce qu’elle n’est pas unifiée […] les hommes perdent le pouvoir de se transformer eux-mêmes » (p. 30). Prise au pied de la lettre, l’atomisation (voir la prise au sérieux de l’État comme contrat de la philosophie politique – p. 29) définitoire du prolétariat comme absence de communauté, s’oppose au communisme qui ne peut résulter que de la satisfaction des besoins humains réfrénés par l’atomisation.

À partir de là, Guerre sociale se trouve prise dans une contradiction : d’une part, la révolution est toujours l’affirmation du travail (satisfaction des besoins humains) : « en bouleversant la société, le prolétariat fait ainsi sauter la nature double du capital : processus de travail et processus de valorisation » (p. 40-41) ; « le bouleversement de la société ne sera possible que si le prolétariat met en œuvre sa fonction sociale contre le capital, utilisant sa fonction dans l’économie comme arme dissolvant les rapports économiques » (p. 40) ; d’autre part le communisme est défini comme communauté humaine, nouvelle production de la vie : « la dissolution de l’échange permet une recomposition de l’activité sur de toutes autres bases » (p. 39), autonégation du prolétariat : « au centre de la contre-révolution, il n’y a pas la défense des intérêts corporatifs de la bourgeoisie, mais la défense de la condition prolétarienne. »

Cette contradiction, propre à la problématique mise en œuvre par Guerre sociale, ne rompt pas avec le programmatisme, dans la mesure où c’est toujours la même question que l’on tente de résoudre, mais l’intérêt de Guerre sociale est qu’elle ne tente pas d’échapper à la contradiction en abandonnant la théorie des classes, en faisant appel à une détermination de l’être du prolétariat qui serait négativité pure, déjà situé au-delà du capital, ou encore en substituant à la classe des travailleurs salariés une groupe social plus ou moins marginalisé : « ils (les loubards) ne sont pas cette fraction du prolétariat ou de sa jeunesse dont l’existence serait “immédiatement subversive”, car cet être subversif n’est pas un état d’existence dans la rupture. Vieille erreur qui veut trouver une catégorie sociale distincte, en marge de l’establishment, pour incarner la subversion » (p. 72, souligné par nous).

La spécificité de Guerre sociale dans la décomposition du programmatisme, c’est qu’elle tente de résoudre l’impasse à laquelle aboutit le programme à partir du processus lui-même de la lutte de classe. Mais toutefois cette tentative demeure programmatique dans la mesure où pour Guerre sociale, le processus est limité par des conditions extérieures à lui-même et inévitablement le communisme comme tendance réapparaît. Ceci est particulièrement net dans l’article sur le Portugal (n°2).

Au Portugal, « le communisme lui-même n’était pas absent comme activité, initiative et auto-organisation des masses. Mais il n’a pas pu se fixer les objectifs qui auraient assuré une transformation même partielle, même provisoire de la société et aurait fait franchir un saut qualitatif à la lutte. » (p. 54) La contradiction précédente (définition du communisme comme communauté humaine sur la base de l’affirmation du travail) conduit à une nouvelle contradiction : le communisme était là, mais il n’a rien pu faire, il était là comme esprit des masses. Et l’on en revient à une tendance qui n’a pas pu s’actualiser parce que : « ou la communisation est possible, ce qui dépend du développement des forces productives locales, de la situation mondiale, ou elle ne l’est pas… » (p. 61), c’est-à-dire parce que les « conditions objectives » n’étaient pas mûres. L’on a le corollaire de la tendance, les conditions indépendantes de la contradiction de classe. Tout l’article repose sur ce thème : le communisme n’était pas absent (sinon il n’y aurait aucune raison de s’intéresser au Portugal), mais rien de ce qui a été fait n’était en quoi que ce soit un début de communisation de la société (voir tous les exemples donnés dans le chapitre « les limites du processus », p. 54-55). Le stade qualitatif supérieur de la lutte n’est pas réellement un changement qualitatif du rapport entre les classes mais résulte d’un développement qui vient permettre à la contradiction prise de façon invariante et plastique d’aller plus loin.

Mais d’autre part, si l’on affirme que le communisme est autonégation du prolétariat, l’on sera toujours contraint de considérer comme limitées ses pratiques. L’impasse apparait de façon patente à propos du pillage à New York : « les limites du mouvement sont liées aux causes mêmes de son apparition. » (p. 17) Ce que Guerre sociale ne voit pas, c’est que c’est en tant que telles que sont limitées les diverses pratiques du prolétariat, et non comme expression d’une tendance communiste limitée ; elles sont limitées, mais produisent un nouveau rapport entre le prolétariat et le capital, et c’est cette production qui aboutit à la révolution.

Ne considérant pas que la pratique du prolétariat puisse dépasser le programmatisme (puisqu’elle ne la comprend pas comme programmatisme, c’est-à-dire un moment historiquement limité de la pratique du prolétariat), mais d’autre part, posant le communisme comme autonégation du prolétariat sans période de transition préalable, Guerre sociale est forcée de considérer ces pratiques comme du communisme ne se fixant pas d’objectifs. Satisfait par aucune pratique, mais ne comprenant pas qu’elles puissent changer et que cette modification est la production du rapport révolutionnaire entre toutes les classes, les rédacteurs de Guerre sociale cherchent dans les conditions extérieures les limites de celles-ci et tentent d’y remédier selon leurs faibles moyens (tract du 1er mai sur l’abolition du salariat, affiche sur le féminisme). Guerre sociale en est réduit à opposer la « vérité » à une pratique certes limitée, mais qui, tout en étant ce qu’elle est, est à un pouce de passer à un stade supérieur. Guerre sociale appelle un stade supérieur du programmatisme et non sa résolution, son dépassement.

   On ne peut séparer la définition du prolétariat de la contradiction des rapports sociaux capitalistes ou, ce qui revient au même, de la contradiction qui l’oppose au capital, pas plus que l’on ne peut séparer ces deux éléments du procès révolutionnaire, c’est-à-dire de la façon dont on pose le fait que la lutte de classe est résolution des contradictions du programmatisme.

En fait, c’est sur ce dernier point que bute la décomposition du programmatisme : la compréhension de ce qui unit la lutte de classe actuelle et la révolution, la reconnaissance du processus qui permet le passage de la situation actuelle à la révolution ; c’est-à-dire qu’en elle la forme générale de la lutte de classe (pratique de classe visant l’abolition des classes) demeure une contradiction.

Pour le programme classique, cette contradiction est résolue par le programme minimum dans un premier temps, par la période de transition dans un second temps : les deux termes de la contradiction sont séparés dans le temps et ainsi la contradiction en tant que telle disparaît. Le programme minimum, fondé sur les intérêts des travailleurs dans la société capitaliste, permet d’établir une unité entre l’existence et la pratique de ceux-ci dans le mode de production capitaliste et l’antagonisme du prolétariat à celui-ci. Or la décomposition du programmatisme c’est, pour une large part, la caducité du programme minimum (celui-ci se manifeste dès les Gauches communistes dans l’anti-syndicalisme des Gauches allemandes et la critique de toute forme de démocratie de la part des Gauches italiennes[3]). Ceci est fondamental pour comprendre la décomposition actuelle car c’est cette situation qui motive l’interrogation fondamentale de la décomposition : que fait le prolétariat qui est contradictoire au capital ? Et dès l’instant où cette question est posée l’on ne peut que tenter d’isoler la pratique révolutionnaire du prolétariat de l’activité par laquelle il reproduit les rapports de production capitalistes, et partir à la recherche de la spécificité de cette pratique. Ainsi isolée, celle-ci va forcément se réduire soit à une modalité de l’être du prolétariat (et a contrario la contre-révolution prolétarienne chez Crise communiste), soit à un problème organisationnel (le devenir « autonome » du prolétariat, ou la névrose organisationnelle de Révolution internationale), Échanges et mouvement réalisant une transition originale entre les deux, qui fonde le devenir « autonome » dans une modalité de l’être de la classe.

La contradiction du programme n’est pas pour autant reconnue comme le procès même de la révolution. Au contraire, du fait de la caducité du programme minimum, elle s’exacerbe en ce sens que la décomposition tente de la nier, de la manipuler comme nous l’avons déjà dit, en intégrant le second terme de la contradiction (l’abolition des classes) dans le premier (la pratique de classe particulière du prolétariat), sous la forme d’une modalité de l’être de la classe, d’une détermination ou d’une tendance (et cette exacerbation va jusqu’à la négation des classes chez Invariance, qui, elle, fait le mouvement inverse). Ainsi, la décomposition du programmatisme ne sait pas ce qu’est la révolution.

 L’exemple de Guerre sociale nous a permis de le voir a contrario en quelque sorte, ou mieux, nous a permis d’isoler le point que la décomposition du programmatisme est incapable de dépasser : le fait que c’est dans la lutte de classe actuelle qu’existe le mouvement qui produit le rapport révolutionnaire du prolétariat au capital (rapport de simple prémisse), que ce rapport est une production de la lutte présente et non pas la révélation, la manifestation ou le résultat d’une détermination communiste de la classe révolutionnaire.

Pour le groupe Échanges et mouvement, le processus qui mène à la révolution n’est rien d’autre qu’une accumulation des pratiques par lesquelles le prolétariat manifeste son autonomie (sa volonté de faire « autre chose que ce qu’on veut faire de lui ») : il s’agira donc de collectionner les exemples de refus du travail, d’absentéisme, d’indiscipline syndicale, etc. (voir les autres publications d’Échanges à part celle déjà citée : « Un conflit décisif, les organisations syndicales combattent la révolte contre le travail », « Grève sauvage – Dodge Truck – juin 74 », « USA – A Changing Reality », etc.). L’accumulation des preuves de « l’état révolutionnaire » découvert dans le prolétariat tient lieu de mouvement social, c’est là en particulier la fonction du Bulletin (resucée d’ICO), où chacun y va de sa confirmation.

Crise communiste, de son côté, voit le processus révolutionnaire dans l’accumulation de conditions devant aboutir au « moment négatif intrinsèque », qui, lui, permettra que soit révélée la détermination communiste du prolétariat. La pratique actuelle du prolétariat est soit « contre-révolutionnaire », soit du « communisme négatif ». La différence entre Crise communiste et Échanges (sur la base de leur commune problématique), c’est que pour l’un la détermination communiste du prolétariat se manifeste déjà et qu’il ne lui reste plus qu’à se manifester encore pour que ce soit la révolution, alors que pour l’autre elle n’existe pas encore mais dès qu’elle sera là, ce sera la révolution. Dans les deux cas, la révolution dépend d’une modalité de l’être du prolétariat.

Pour Invariance, il n’y a plus de contradiction, plus de classes et le capital est devenu lui-même la condition de toutes les conditions, il faut simplement poursuivre la tâche d’affirmation du besoin de communauté qui existe depuis des lustres.

RI/le PIC : que vienne la crise qui dégagera le prolétariat des influences de la bourgeoisie et surtout des organisations réformistes, lui permettant ainsi d’affirmer son être brimé. CPAO : vive la lutte ! vive l’autonomie !

Toutes ces analyses ont en commun de ne pas saisir le passage de la situation actuelle à la révolution comme le développement de la lutte de classe elle-même (il faut qu’intervienne quelque chose de plus) ou, lorsque l’une d’entre elles le saisit (Guerre sociale), de ne pas comprendre que ce développement est une modification du rapport entre les classes. À travers la décomposition du programme, qu’est le contenu de la lutte de classe du prolétariat et de la contre-révolution se fixant sur les limites du processus révolutionnaire, est produit un rapport entre les classes dans lequel le prolétariat résout les contradictions du programmatisme, et non radicalise celui-ci. Les limites du processus révolutionnaire, ce sont les limites du développement du capital qui n’est rien d’autre que lutte de classe. Ce développement n’est pas un développement « objectif », mais une transformation du rapport entre les classes. Cette transformation telle qu’elle se déroule actuellement, et non l’émergence de la tendance communiste du prolétariat, de sa négativité.

Le prolétariat est la classe des travailleurs salariés, c’est-à-dire du travail vivant subsumé sous le capital. Cette subsomption c’est l’exploitation, c’est-à-dire la production d’un incrément de valeur par rapport à la valeur avancée, c’est la contradiction du rapport social capitaliste, c’est la définition sociale du prolétariat, ce qui en fait une classe de la société capitaliste. C’est donc par le processus qui en fait une classe de la société capitaliste que le prolétariat est en contradiction avec la société capitaliste. Ainsi le prolétariat est une classe révolutionnaire : une classe dont la pratique de classe est l’abolition des classes et par là la réalisation de l’immédiateté sociale de l’individu, du communisme.

Tous les problèmes actuels de la révolution viennent du fait que l’on est dans une période de décomposition de l’ancien contenu de la lutte de classe et simultanément de production d’un nouveau rapport entre les classes. Il s’agit de produire une théorie non programmatique de la révolution.

L’exploitation : reproduction réciproque et contradictoire du prolétariat et du capital

Le capital : rapport social de production

Pour que la valeur devienne capital, c’est-à-dire valeur en procès, il faut que l’on ait d’un côté le travailleur libre, de l’autre toutes les conditions, tant subjectives d’objectives de l’effectuation du travail. Cela signifie que ces conditions ne sont du capital que dans le rapport social de production suivant : « 1) Il n’y a d’un côté la force travail vivante sous une forme purement subjective séparée des éléments de sa réalité objective, c’est-à-dire aussi bien des conditions du travail vivant que des moyens de subsistance pour maintenir en vie la force de travail ; bref, nous avons d’un côté la possibilité vivante du travail dans toute son abstraction. 2) Il y a, de l’autre côté, la valeur, ou le travail matérialisé. L’accumulation de valeurs d’usage doit être suffisamment grande pour fournir les conditions objectives nécessaires non seulement à la création des produits ou des valeurs servant à reproduire ou à conserver la force de travail vivante, mais encore à l’absorption du surtravail ; bref, il faut qu’existe pour le travail le matériel objectif. 3) Il doit y avoir entre les deux côtés un libre rapport d’échange – circulation monétaire – fondé sur la valeur, et non sur un rapport de domination et de servitude ; en d’autres termes, il faut qu’il y ait une médiation entre les deux extrêmes. La production ne fournit pas directement les moyens de subsistance aux producteurs : l’échange en est l’intermédiaire ; comme il n’est pas possible de s’emparer directement du travail d’autrui, il faut acheter la force de travail à l’ouvrier dans le procès d’échange. 4) Enfin, le côté représentant les conditions objectives du travail en tant que valeurs indépendantes et existant pour elles-mêmes, doit avoir la forme-valeur et avoir pour but l’autovalorisation et l’argent, et non pas la jouissance immédiate, ni la création de valeurs d’usage. » (Fondements, t.1, Ed. Anthropos, p. 427-428)

Le quatrième point est une remarque sur le second : la valeur n’est capital qu’en se valorisant, qu’en s’accroissant par un échange avec le travail vivant ; ce n’est pas dans un but que face au travail la valeur pourrait se déterminer à avoir ou non, en effet face au travail, elle est le caractère social d’un travail socialement déterminé, le travail libre, et leur séparation inclut la médiation du salariat ainsi que la production de plus-value.

Si les moyens de production, matières premières et moyens de subsistance, font face au travail comme valeur, cela implique entre les deux une médiation qui est le salariat, et par là même cela implique que ces valeurs ne le sont qu’en se valorisant. Séparation du travail et de ses conditions, salariat, production de plus-value, valorisation, sont donnés simultanément comme un seul et même procès social : c’est le mode de production capitaliste. Face au travail, la valeur est la socialisation d’un travail historiquement déterminé, elle est du capital et implique face à elle le travail comme travail salarié. Dès que le travail est séparé de ses conditions, celles-ci lui font face comme valeur, mais dans cette séparation elles ne sont valeur qu’en se valorisant.

Travail d’un côté, capital de l’autre, tels sont les termes du rapport social capitaliste, mais ce rapport social considéré dans son ensemble, c’est un procès de production. Définir les termes du rapport de production capitaliste, c’est définir un procès de production car, premièrement, la rencontre de ces éléments n’est pas fortuite, ils se produisent réciproquement, ce ne sont pas des échangistes égaux et, deuxièmement, ils sont les éléments même du procès de production : « nous n’avons plus affaire à la division sociale du travail dont chaque branche est autonome, le cordonnier, par exemple, vendant des chaussures et achetant du cuir et du pain, mais à une division des éléments d’un procès de production qui en réalité forment un tout, mais dont l’autonomie est poussée jusqu’à l’antagonisme et la personnification respective. » (VIème chapitre, p. 185). Le rapport de production capitaliste, ce sont les éléments du procès de production indépendants l’un de l’autre et se rapportant l’un à l’autre dans les deux moments de l’échange entre le travail et le capital : le procès de production lui-même et sa formalité essentielle, l’échange salarial.

En tant qu’il créé de la valeur, de la valeur étrangère à lui-même, le travail transforme le travail objectivé en capital, c’est-à-dire sa valeur s’accroissant d’un incrément de valeur. L’unification des éléments du procès de production ne s’effectue que comme objectivation du travail qui crée de la valeur, et plus de valeur que ne coûte sa reproduction, le travail devient la force même du capital et le procès de production est l’unité indissoluble du procès de travail et du procès de valorisation.

Ce n’est qu’en devenant procès, en s’accroissant, en absorbant le travail vivant, qui s’objective, que la valeur devient capital, cependant dès le premier moment de l’échange elle est capital de par sa séparation et son autonomie face au travail et de la division des éléments du procès de production qu’elle opère en elle-même entre la partie constante de la valeur-capital et sa partie variable. Le travail vivant n’est jamais capital parce qu’il n’est jamais en tant que tel valeur, il est cependant dans le procès de production un mode d’existence réel du capital en tant qu’il est la valeur d’usage en quoi s’est convertie une partie de la valeur avancée. C’est dans le fait que le rapport de production capitaliste entre le travail vivant et le capital s’articule en deux moments, que le procès de production est identique au rapport de production en tant qu’il est le procès de la reproduction. Le procès de production capitaliste, c’est le rapport de production capitaliste se reproduisant par lui-même (d’où le fait que le rapport de production capitaliste n’est pas un rapport de domination mais exclusivement d’exploitation).

Cette identité au niveau du procès d’ensemble du capital nous oblige à considérer plus précisément cet élément du rapport de production capitaliste qu’est le capital. Parler de rapport de production capitaliste ce n’est pas considérer une unité extérieure aux éléments dont elle est l’unité, une chaîne les reliant. L’unité que constitue le rapport de production capitaliste c’est de par la séparation du travail et de ses conditions la forme sociale spécifique de travail salarié et de capital revêtue pour chacun de ces éléments et qui est pour chacun d’eux la production et l’exigence de l’autre. Travail salarié d’un côté, capital de l’autre tels sont les termes du rapport social de production capitaliste, mais ce rapport c’est pour chaque élément la production nécessaire de l’autre. Le travail salarié c’est le rapport social que le travail entretient avec ses conditions, le capital c’est le rapport social que les conditions de travail entretiennent avec le travail, son contenu est identique c’est la séparation avec l’autre et leur reproduction réciproque dans la subsomption du travail sous le capital ; le rapport de production capitaliste c’est le rapport entre le travail salarié et le capital, il n’existe pas en dehors de la forme spécifiquement sociale des moyens de production comme capital et du travail comme travail salarié ; le rapport de production capitaliste n’est pas quelque chose qui unifierait, ou relierait le travail salarié et le capital, il n’est que le travail salarié et le capital en ce qu’ils sont chacun un rapport de production exprimant la nécessité de l’autre et par là de contenu identique : l’exploitation. Ce n’est pas un rapport social sous-jacent qui transformerait le travail en travail salarié et les conditions de travail en capital, c’est leur rapport réciproque qui leur imprime simultanément la forme sociale de capital et de travail salarié.

 Cependant le rapport entre le travail salarié et le capital n’est pas un simple rapport de reproduction réciproque, c’est un rapport d’exploitation : le capital s’empare du procès de travail et le travail est subsumé sous le capital ; « dans le procès de travail considéré en soi, l’ouvrier utilise les moyens de production ; dans le procès de travail, qui est en même temps procès de production capitaliste, les moyens de production emploient l’ouvrier, en sorte que le travail n’est plus qu’un moyen grâce auquel une somme donnée de valeurs, soit une masse déterminée de travail objectivé, absorbe du travail vivant, en vue de se conserver et de s’accroître. Le procès de travail est donc procès d’autovalorisation de travail objectivé grâce au travail vivant. » (VIème chapitre, p. 172-173)

La valeur agissant comme capital s’empare de tous les éléments du procès de travail dont elle fait un procès d’autovalorisation : « pour autant que le capitaliste achète les éléments matériels du procès de travail, ils représentent certes son capital, mais cela vaut aussi pour le travail qui représente lui aussi son capital, puisqu’il appartient à l’acheteur de la force de travail, au même titre que les conditions objectives qu’il a achetées. Ce qui lui appartient ce ne sont pas seulement les divers éléments, mais l’ensemble du procès de travail. Le capital qui, auparavant, existait sous la forme monétaire existe à présent sous la forme du procès de travail. » (VIème chapitre, p.152) Il ne faut pas confondre l’appropriation du procès de travail par le capital avec le procès de travail lui-même, sous peine de faire, des éléments matériels du procès de travail, du capital de façon inhérente à eux.

Le capital est un rapport de production, le réduire au rôle de moyen de production devenant capital c’est réduire le capital au capital constant et donc détruire la notion même de capital qui n’est valeur qui s’accroît que parce qu’une partie du capital est une grandeur variable. Ce sont tous les éléments du procès de travail que s’approprie le capital. Le capital n’est pas que du travail objectivé, le travail est également un de ses modes d’existence réel, cependant la valeur du capital variable ne pénètre pas dans le procès de production, il s’y substitue l’activité créatrice de valeur, qui elle-même n’est pas valeur. En s’emparant de tous les éléments du procès de travail et en les mettant en liaison comme procès d’autovalorisation, il apparaît que face au travail salarié le rapport de production qu’est le capital est la subsomption du travail vivant et par là qu’il est l’agent de la reproduction réciproque des deux pôles. Cette reproduction réciproque c’est le procès de la valeur, le capital en mouvement, la subsomption du travail sous le capital.

Le capital c’est la valeur s’appropriant les éléments du procès de travail à seule fin de s’accroître, si le travail objectivé dans les moyens de production (le capital est toujours du travail objectivé en ce qu’il est valeur, mais valeur autonomisée, c’est-à-dire indifférent quant à la substance) apparaît comme capital par excellence, c’est parce que leur valeur entre comme telle dans le procès de production, tandis que la valeur du capital variable n’y pénètre jamais. Il s’ensuit également que pénétrant dans le procès de production, c’est la valeur incorporée dans les conditions objectives de la production qui absorbe le travail vivant. Une partie de la valeur-capital passe des mains du capitaliste dans celles de l’ouvrier, elle devient alors instrument de la circulation simple des marchandises, mais le travail devient alors un mode d’existence du capital, cela ne signifie pas qu’il devient du capital mais qu’il appartient au capital, qu’il est une valeur d’usage en laquelle s’est convertie une fraction de la valeur-capital, valeur d’usage grâce à laquelle l’ensemble de la valeur avancée va devenir une grandeur variable.

Dans le procès de valorisation « ce n’est pas l’ouvrier qui utilise les moyens de production, mais les moyens de production qui utilisent l’ouvrier. Ce n’est pas le travail vivant qui se réalise dans le travail matériel comme en son organe objectif, mais le travail matériel qui se conserve et s’accroît en absorbant du travail vivant si bien qu’il devient valeur créant de la valeur, capital en mouvement.

« Les moyens de production n’ont plus pour fonction que d’aspirer en eux la plus grande quantité possible de travail vivant, et le travail vivant n’est plus qu’un moyen de valoriser les valeurs existantes, autrement dit, de les capitaliser. Pour cette raison encore, les moyens de production apparaissent éminemment au travail vivant comme l’existence même du capital, et à ce stade, comme domination du travail passé et mort sur le travail présent et vivant. C’est justement parce qu’il crée de la valeur, que le travail vivant est constamment incorporé au procès de valorisation objectivé.

« En tant qu’effort et dépense de force vitale, le travail est activité personnelle de l’ouvrier, mais, en tant qu’il crée de la valeur lorsqu’il est engagé dans le procès de production, est lui-même un mode d’existence de la valeur-capital, partie intégrante de celle-ci. Cette force qui conserve la valeur tout en en créant une nouvelle, est donc la force même du capital, et son procès apparait comme procès d’autovalorisation du capital, et plus encore d’appauvrissement de l’ouvrier, qui est bien celui qui crée la valeur, mais valeur étrangère à lui-même.

« Sur la base de la production capitaliste, cette propriété du travail objectivé de se transformer en capital, c’est-à-dire de transformer les moyens de production en moyens de commander et d’exploiter le travail vivant semble être inhérent aux moyens de production en soi et pour soi (puisque sur cette base le lien est potentiel) et inséparable d’eux, cette propriété leur revenant parce qu’ils sont des objets, des valeurs d’usage. Les moyens de production apparaissent donc, en soi et pour soi, comme capital, parce que le capital – autrement dit, un rapport de production déterminé dans lequel, au sein de la production, les possesseurs des moyens de production apparaissent réifiés face aux facultés vivantes du travail – apparait comme chose. » (VIème chapitre, p. 139-140)

En résumé : capital et travail salarié sont tous deux des rapports de production, c’est-à-dire une forme sociale spécifique revêtue par un élément du procès de production de par son rapport avec les autres. Capital et travail salarié se reproduisent réciproquement en ce que le procès de production est la réunion des conditions objectives et subjectives de la production dont ils sont la forme sociale. Cependant cette reproduction réciproque comme principal résultat du procès de production n’a lieu qu’en tant que ce procès est procès de valorisation, c’est-à-dire procès d’exploitation, elle n’a lieu que par la subsomption du travail sous le capital, d’où le fait que travail salarié et capital sont tous deux des rapports de production se reproduisant réciproquement de par la nature même du rapport de production déterminé qu’est le capital. Dans le procès de production en ce qu’il est procès de valorisation, la reproduction réciproque du travail salarié et du capital se confond dans la valorisation du capital, dans sa reproduction[4]. Il en résulte que c’est à partir du rapport de production déterminé qu’est le capital que se fonde l’unité du mode de production, qui est la structuration des rapports de production capitaliste, en ce que la production de plus-value le définit.

La contradiction entre le prolétariat et le capital

D’après ce que nous venons de dire il est évident que la contradiction entre le prolétariat et le capital se noue dans le seul rapport qui peut être le leur : l’exploitation, c’est donc celle-ci qu’il va nous falloir analyser pour saisir cette contradiction.

L’exploitation c’est le procès même de reproduction des rapports sociaux capitalistes, il faut en effet cesser de considérer la reproduction du capital comme occultant la contradiction qui l’oppose au prolétariat.

Le prolétariat c’est la classe des travailleurs salariés, or le travail salarié c’est avant tout le travail qui produit le capital, une activité de transposition de ses forces sociales par le travailleur.

Par son échange avec le travail vivant, la valeur devient valeur en procès, capital. Les conditions de production se présentent comme valeur face au travail dont la valeur d’usage est la production d’une valeur supérieure à sa valeur d’échange (valeur d’échange de la force de travail). La valeur d’usage de la marchandise force de travail est le travail productif de valeur, or le temps durant lequel doit fonctionner la force de travail n’est pas fixé par sa valeur d’échange mais est une détermination de sa valeur d’usage, donc ce temps appartient, après l’échange salarial, au capital qui apparait, dans sa forme primordiale de domination sur le travail, comme contrainte au surtravail. Si le capital est le procès de la valeur, c’est que la valeur avancée est engrossée, mais cela n’est possible que parce qu’il oppose et unifie en les mettant en mouvement, le travail objectivé et le travail vivant.

La valeur avancée ne devenant capital que par la création de plus-value, le capital « repose essentiellement sur les deux éléments suivants : 1) l’achat et la vente de la capacité de travail […]. Cet achat-vente de la force de travail implique déjà que les conditions objectives de travail – moyens de subsistance et de production – soient séparées de la force vivante du travail, devenue l’unique propriété dont l’ouvrier dispose, et donc l’unique marchandise qu’il peut offrir à l’acheteur éventuel. 2) Le véritable procès de production […], procès réel de consommation de la force de travail. » (VIème chapitre, 10/18, p. 187-188)

L’achat de la force de travail incorpore au capital l’usage de la puissance de travail, il fait d’un quantum de travail vivant l’un des modes d’existence du capital lui-même. Cependant, même si de par la forme autonome dans laquelle, respectivement, les conditions de production et la puissance du capital se font face, ces conditions sont d’emblée du capital en soi, ce n’est pourtant pas cet échange qui le transforme en capital. « C’est dans le procès de production effectif que le travail vivant se métamorphose en capital. » (Théories sur la plus-value, t. 1, Ed. Sociales, p. 462) Une fois le travail vivant devenu un mode d’existence du capital : « le possesseur d’argent opère maintenant en tant que capitaliste. Il consomme la marchandise qu’il a achetée et le travailleur la fournit, l’usage de sa puissance de travail étant le travail même. Par le premier échange, le travail lui-même est devenu une portion de richesse matérielle. C’est le travailleur qui effectue le travail, mais celui-ci appartient au capital et n’en est plus qu’une fonction. C’est pourquoi il s’effectue sous son contrôle et sa direction ; et le produit dans lequel il se matérialise est la nouvelle forme sous laquelle le capital apparait, ou plutôt sous laquelle il se réalise en acte comme capital. Dans ce procès, le travail se matérialise donc directement, se transforme immédiatement en capital, après avoir été déjà incorporé formellement au capital par la première transaction. » (Ibid., p. 466)

L’ensemble du procès de travail apparait donc se déroulant entre le travail vivant et le travail objectivé, dans ce procès non seulement le travail vivant se transforme en travail objectivé, mais encore le travail objectivé devient réellement, et par la transformation précédente, du capital.

En résumé, ce procès inclut : « 1) le rapport réciproque de l’argent et de la puissance de travail en tant que marchandise, l’achat et la vente entre le possesseur d’argent et le possesseur de la puissance de travail en tant que marchandise, l’achat et la vente entre le possesseur d’argent et le possesseur de la puissance de travail ; 2) la subsomption directe du travail sous le capital ; 3) la transformation réelle du travail en capital dans le procès de production ou, ce qui est la même chose, la création de plus-value pour le capital. Deux sortes d’échange entre le travail et le capital ont lieu. Le premier n’exprime que l’achat de la puissance de travail et donc du travail en acte, et donc de son produit. Le deuxième exprime la transformation directe du travail vivant en capital, ou sa matérialisation en tant que réalisation du capital. » (Ibid., p. 467)

Si l’on envisage tout le procès, les deux moments étant réunis, on obtient comme résultat qu’un quantum déterminé de travail matérialisé s’est échangé contre un quantum plus grand de travail vivant. Le principal résultat n’est donc pas le produit, ni même celui-ci en ce qu’il est marchandise, mais c’est la plus-value, donc le capital. Le travail objectivé se dresse à nouveau comme moyen d’absorber le travail vivant. Le capital se valorise en s’appropriant le travail. Le résultat de l’échange entre le travail et le capital c’est la valorisation et ce n’est que dans le procès de production que celle-ci se réalise là où le capital consomme effectivement le travail.

L’exploitation, c’est-à-dire la production de plus-value est la dynamique de la reproduction du capital, c’est le procès même qui réalise en acte le capital. Cependant l’exploitation n’a lieu que dans la subsomption du travail sous le capital, en cela elle n’est pas simplement la production d’incrément de valeur par rapport à la valeur avancée, elle est le procès qui définit le prolétariat comme classe, comme être de la communauté que forme le mode de production capitaliste. L’exploitation c’est la définition sociale du prolétariat, c’est son appartenance à la communauté, sa définition par la communauté, en qu’elle est implication de l’autre pôle de la société, le capital.

Il est à la limite faux de parler pour l’exploitation, comme cela fut fait dans des Notes de travail précédentes, de « devenir social du prolétariat », comme s’il y avait un état a-social, devenant social. Le prolétariat est une classe, par là même il est défini par sa relation à la classe qui lui est antagonique, c’est-à-dire sa relation à la communauté. Cependant la spécificité de cette relation, d’appartenance à la communauté, de cette définition par elle, qu’est l’exploitation (transposition des forces sociales du prolétariat de par la nature des deux pôles qui forment la communauté) entraîne que dans le même mouvement où elle est la définition sociale d’emblée du prolétariat, elle pose ses forces sociales en face de lui ; ce n’est pas un devenir social mais simplement un mouvement fondé sur l’exploitation, sur l’extranéisation des forces sociales du prolétariat, cela étant impliqué dans sa définition même de classe de travailleurs salariés.

C’est la définition du capital comme valeur en procès que nous retrouvons : « la conversion du travail (activité vivante et efficiente) en capital résulté directement de l’échange entre le capital et le travail qui confère au capitaliste le droit de propriété sur le produit du travail (le commandement sur le travail). Mais cette conversion se réalise seulement dans le procès de production.

« Il est donc absurde de se demander si le capital est productif ou ne l’est pas. Le travail lui-même n’est productif que s’il est recueilli au sein du capital qui constitue la base de la production dont le capitaliste est le commandant. La productivité du travail devient force productive du capital, tout comme la valeur d’échange générale des marchandise se cristallise dans l’argent. Le travail n’est pas productif s’il n’existe pour le travailleur lui-même en opposition au capital. Il n’est pas productif comme activité directe du travailleur parce qu’il n’aboutit alors qu’à la circulation simple où les transformations ont un caractère purement formel.

« Certains prétendent que la force productive attribuée au capital est une simple transposition de la force productive du travail, mais ils oublient que le capital est précisément cette transposition, et que le travail salarié implique le capital de sorte qu’il est, lui aussi, transsubstantiation, c’est-à-dire une activité qui semble étrangère à l’ouvrier. » (Fondements, t.1, p. 256) L’appartenance sociale du prolétariat à la communauté, sa définition comme classe de cette société, c’est l’exploitation et par là même, c’est sa séparation d’avec les forces sociales, les deux moments n’en font qu’un dans l’exploitation. Le prolétariat est antagonique à la communauté de par sa définition même par celle-ci, son antagonisme au capital est son antagonisme à la communauté car le capital n’existe que pour autant qu’il se présuppose et présuppose l’implication réciproque des deux classes de la communauté dans leur définition respective.

La subsomption du travail sous le capital (l’exploitation) produit les conditions de sa propre reproduction, se présuppose. De par le rapport originel dans lequel le capital se donnait une quantité de travail matérialisé contre la force de travail vivant de l’ouvrier et de par lequel l’usage de ce travail, la propriété de ses produits étaient conférés au capitaliste, il découle que tout le produit et, pour ce qui nous intéresse, toute la partie de ce produit équivalent au surtravail, devient maintenant du capital additionnel.

« Tous les éléments de la production sont maintenant réunis en face de la force de travail vivante comme des forces extérieures et étrangères qui l’utilisent et la consomment dans des conditions indépendantes d’elle ; mais on constate en même temps qu’ils sont le produit et le résultat du travail vivant […] Cette valeur nouvelle qui, en tant que capital autonome, fait face au travail vivant et s’échange contre lui, est le produit du travail […]

« La valeur autonome et existant pour soi en face de la force de travail vivante (c’est-à-dire le capital) représente l’indifférence de l’objet en soi ; elle fait que les conditions objectives du travail sont étrangères à la force de travail vivante. Tout cela va si loin que les conditions matérielles de la puissance de l’ouvrier existent en dehors et en face de lui ; qui plus est, elles sont personnifiées dans le capitaliste, qui a une volonté et un intérêt propres. La propriété, c’est-à-dire les conditions matérielles, est donc entièrement dissociée et séparée de la force de travail vivante. Les moyens de production lui font face en tant que propriété d’autrui, réalité d’une autre personne juridique, domaine absolu de sa volonté. C’est ainsi que le travail apparait comme du travail étranger en face du capitaliste qui personnifie la valeur ou les conditions de travail.

« Cette séparation absolue entre la propriété et le travail, entre la force de travail vivante et les conditions de sa réalisation, entre la valeur et l’activité créatrice de valeur fait que le contenu même du travail est étranger à l’ouvrier. Mais à présent, cette séparation apparait, elle aussi, comme le résultat du travail lui-même : c’est la matérialisation des différents éléments du travail. En effet, au travers du nouveau procès de production qui suit et confirme l’échange entre le capital et le travail vivant, le surtravail, et donc la plus-value, le surproduit, et même le résultat tout entier du travail (surtravail et travail nécessaire) sont posés sous forme de capital, c’est-à-dire indépendamment de la force vivante, simple valeur d’usage en opposition à la valeur d’usage échange.

« La force de travail vivante s’approprie uniquement les conditions subjectives du travail : elle se reproduit donc comme simple force de travail séparée des conditions de sa réalisation. Qui plus est, elle a posé ces conditions en face d’elle comme des choses, des valeurs s’incarnant en une personne étrangère qui la domine.

« Non seulement l’ouvrier ne sort pas plus riche du procès de production, mais en sort plus pauvre qu’il n’y est rentré. En effet, il n’a pas seulement réalisé les conditions pour que le travail nécessaire appartienne au capital, mais la possibilité subsistant dans l’ouvrier, de créer de la valeur existe maintenant dans la valeur additionnelle, le surproduit, bref dans le capital, qui domine la force de travail vivante ; c’est une valeur autonome, douée de force et de volonté en face de sa pauvreté abstraite et privée de toutes les choses, pure subjectivité. Il n’a pas seulement produit la richesse pour autrui et le dénuement pour lui-même, mais encore le rapport de cette richesse à la pauvreté de l’ouvrier […] 

« Tout cela découlait de l’échange dans lequel le capital trouvait une quantité de travail matérialisé contre la force de travail vivante de l’ouvrier : mais, à présent, ce travail matérialisé apparait comme le propre produit de l’ouvrier qui a créé les conditions extérieures de son existence, l’autonomie de ces conditions matérielles en opposition à lui-même. Si l’ouvrier s’est objectivé lui-même, cette objectivation n’est en fait qu’une puissance matérielle, indépendante de lui et le dominant, bien qu’elle soit produit par son activité à lui […]

« Mais, si le capital apparait ainsi comme le produit du travail, le produit du travail apparait tout autant comme capital. Ce n’est plus seulement un simple produit, ni une valeur échangeable, mais du capital, travail matérialisé dominant et commandant le travail vivant. Le capital apparait également comme produit du travail, parce que ce produit est propriété d’autrui, mode d’existence autonome en face du travail vivant ; parce que le produit du travail, le travail matérialisé, est doté, par le travail vivant d’une âme propre, si bien qu’il se fixe en face de l’ouvrier comme une puissance étrangère.

« L’ouvrier voit son activité au sein du procès de production sous l’angle suivant : il rejette constamment de lui, telle une réalité étrangère, ce qu’il réalise sous forme de conditions objectives. C’est pourquoi il apparait comme une pure force de travail privée de toute substance, mais pourvue de besoins en face de cette réalité qu’il ne crée pas pour lui, mais pour un autre, elle n’est donc pas sa réalité à lui, mais celle d’un autre qui s’oppose à lui. Ce procès de réalisation est donc le procès de déréalisation du travail.

« Le travail est objectif, mais il crée l’objectivité comme son non-être à lui, ou comme l’existence de sa non-existence, c’est-à-dire comme l’existence du capital. Le travail retourne à lui-même comme simple possibilité de création de la valeur ou de la valorisation, parce que le monde entier de la richesse réelle, ainsi que les conditions effectives de sa réalisation lui font face sous des modes d’existences autonomes. De simple possibilité qu’elle est au sein du travail vivant, la richesse devient, grâce au procès de production, une réalité extérieure et même étrangère au travail. » (Fondements, t. 1, pp. 414-417)

Ainsi, si l’on considère le mouvement d’ensemble de reproduction du capital, l’autoprésupposition des rapports de production capitaliste, on voit que l’appartenance sociale du prolétariat à la communauté, c’est-à-dire son rapport nécessaire avec la classe qui lui est antagonique est la production pour lui-même de son antagonisme à cette communauté. Si en produisant du capital additionnel, le prolétariat s’astreint lui-même à créer encore du capital additionnel, c’est que c’est de son propre procès de reproduction de sa nature de classe, de reproduction de sa particularité sociale qu’il s’agit. La subsomption du travail sous le capital, ce mouvement qui est le capital en acte (la production de plus-value) est le mode d’être social du prolétariat comme ne pouvant qu’être sa propre déréalisation ; son dénuement et son existence comme classe sociale.

« Enfin le procès de production et de valorisation a pour résultat essentiel la reproduction et la production nouvelle du rapport entre le capital et le travail, entre le capitaliste et l’ouvrier. Le rapport social de production est un résultat plus important de ce procès que n’en sont les fruits matériels. En effet, au sein du procès lui-même, l’ouvrier se produit lui-même, en tant que force de travail, en face du capital, de même que le capitaliste se produit en tant que capital, en face de la force de travail vivante : chacun se reproduit lui-même en reproduisant l’autre, sa négation. Le capitaliste produit le travail pour autrui ; le travail crée le produit pour autrui. Le capitaliste produit l’ouvrier et l’ouvrier le capitaliste, etc. » (Fondements, t. 1, p. 422)

La contradiction entre le prolétariat et le capital qui détermine le premier à abolir le second n’est pas simplement la séparation entre le travail et les conditions, n’est pas simplement dans le fait que « le travail est objectif, mais il crée l’objectivité comme son non être à lui ou comme l’existence de sa non-existence, c’est-à-dire l’existence du capital » (Fondements, t. 1, p. 417) ; ou alors que « la réalité du travail n’existe par pour lui, mais pour un autre qui s’oppose à lui. Ce procès de réalisation est donc le procès de déréalisation du travail. » (Ibid.) En rester là, ce serait analyser la contradiction entre le prolétariat et le capital et ce qui détermine le prolétariat à abolir le capital comme étant dans le prolétariat une contradiction entre « l’humanité » et la « non-humanité ». De plus, cette contradiction dans les termes demeurerait inexpliquée car il manquerait ce qui dans la définition sociale du travail pose cette contradiction et assure simultanément la médiation entre ces termes, c’est-à-dire le travail sous sa forme sociale de travail salarié. Cette contradiction dans les termes découle de la nature même du salariat ; ce que pose donc le rapport salarial entre le travail et le capital c’est d’une part cette objectivation du travail comme une réalité étrangère au travail, comme capital, et d’autre part la médiation qui les unit ainsi que la reproduction de leur séparation.

Tant qu’on oppose « pauvreté absolue » et « possibilité générale de la richesse » qui s’objective dans le capital, on n’est pas encore parvenu au niveau de la contradiction réelle entre le prolétariat et le capital et cela parce que, paradoxalement, on ne tient pas compte de leur rapport et de leur unité. Leur rapport et leur unité c’est le procès de production capitaliste, en ce qu’il est l’unité immédiate du procès de valorisation et du procès de travail.

Pour avoir une saisie globale de l’exploitation comme contradiction entre le prolétariat et le capital, il faut 1) que dans ce procès les deux éléments s’impliquent réciproquement (autrement dit que le procès en produisant le dénuement pour lui-même, extériorise ses forces, sociales comme capital) – c’est ce que nous avons vu dans les paragraphes précédents – mais encore 2) que cette extériorisation soit en contradiction avec son propre dénuement, c’est-à-dire avec sa situation de classe dans les rapports sociaux capitalistes. Il faut que le mouvement qu’est l’exploitation soit une contradiction pour les rapports sociaux de production dont elle est le mouvement, qu’elle ait là son contenu, mais aussi qu’elle ait là, en tant qu’exploitation sa propre contradiction. Cette contradiction c’est celle entre le surtravail et le travail nécessaire. Dans cette contradiction apparait que l’existence sociale du prolétariat, la subsomption du travail sous le capital qui n’a pour contenu et existence que l’extraction de surtravail est en contradiction avec la reproduction sociale de son dénuement, c’est-à-dire avec sa mise en rapport avec les conditions de sa reproduction, mise en rapport qui ne dépend pas de lui mais du capital ; et inversement que cette mise en rapport nécessaire, pour le capital, est en contradiction avec l’accumulation du capital qui est extériorisation et objectivation des forces sociales du travail.

 « Si le capitaliste n’a pas besoin de son surtravail, l’ouvrier ne pourra pas effectuer son travail nécessaire ni produire ses moyens de subsistance. S’il ne peut les obtenir au moyen de l’échange, il devra compter sur les avances que d’autres voudront prélever sur leur revenu. En tant que travailleur, il ne peut vivre que s’il échange sa force de travail contre la fraction du capital constituant le fonds de travail. Pour lui, cet échange est fortuit, car il est lié à des conditions qui n’ont rien à voir avec celles de sa vie organique. C’est donc un pauvre virtuel.

« Par suite des conditions de la production capitaliste, l’ouvrier doit produire toujours davantage de surtravail, tandis que le travail nécessaire rendu libre augmente de l’autre côté. Ses chances de paupérisme augmentent donc. » (Fondements, t. 2, p.105) La situation dans laquelle l’ouvrier est ravalé au rang de pauvre effectif n’est que l’état extrême de la contradiction entre son dénuement et l’extranéisation de ses forces sociales comme capital, il n’est nul besoin de cet aboutissement pour que la contradiction existe.

Dans l’exploitation, « le travail est et reste la présupposition, le surtravail n’existant qu’en fonction du travail nécessaire et dans la mesure où celui-ci existe. Le capital doit créer sans cesse du travail nécessaire pour en extraire du surtravail : il doit l’augmenter (d’où une multiplication des journées simultanées) pour accroître son excédent, mais il doit, en même temps, abolir le travail nécessaire pour en faire du surtravail […]. En même temps, et à mesure que le capital crée du surtravail, il crée et abolit le travail nécessaire. » (Fondements, t. 1, p. 355-357)

Il découle de ce procès contradictoire une double présupposition. 1) le travail nécessaire présuppose le surtravail au sens où il en est la condition absolue ; 2) le surtravail présuppose le travail nécessaire. De cette double présupposition, il en résulte que mise en mouvement, la contradiction se présente ainsi : « la force de travail ne peut effectuer son travail nécessaire que si son surtravail peut avoir une valeur pour le capital, si celui-ci peut le valoriser. » (Fondements, t. 3) Or non seulement sitôt que cette valorisation est entravée par tel ou tel obstacle la force de travail est privée des conditions de reproduction de son existence, mais encore le processus « normal » de la valorisation est abolition et création de travail nécessaire. Le capital ne peut créer du travail nécessaire que s’il est susceptible de le transformer en surtravail c’est-à-dire que s’il accroît sa valorisation et seul cet accroissement lui permet de reposer le travail nécessaire. Chaque terme n’existe que par son contraire.

On voit ainsi que l’exploitation, l’extraction de surtravail dans la subsomption du travail sous le capital, mais aussi la relation médiate du travailleur avec ses conditions subjectives d’existence est bien la contradiction entre le prolétariat et le capital parce qu’elle est dans le mode de production capitaliste lui-même une contradiction, c’est-à-dire pour elle-même.

Nous n’avons pas encore fini d’analyser la contradiction entre le prolétariat et le capital car si nous avons bien défini tout d’abord qu’ils s’impliquent et ensuite que cette implication réciproque est pour chacun d’eux une contradiction à l’autre et par là à soi-même, pour que nous ayons réellement une contradiction il faut encore que cette relation porte son dépassement. Pour cela, c’est au niveau du procès d’accumulation du capital que nous devons la saisir. Ce n’est qu’à ce niveau-là que se synthétise la contradiction, qu’elle est le mouvement même du capital et de son dépassement.

« Le capital est une contradiction en procès : d’une part, il pousse à la réduction du temps de travail à un minimum, et d’autre part, il pose le temps de travail comme la seule source et la seule mesure de la richesse. Il diminue le temps de travail nécessaire pour l’accroître sous la forme de surtravail.

« Dans une proportion croissante, il pose donc le surtravail comme la condition – question de vie, ou de mort – du travail nécessaire.

« D’une part, il éveille toutes les forces de la science et la nature ainsi que celles de la coopération et de la circulation sociales, afin de rendre la création de la richesse indépendante (relativement) du temps de travail utilisé par elle. D’autre part, il prétend mesurer les gigantesques forces sociales ainsi nées d’après l’étalon du temps de travail, et les enserrer dans des limites étroites, nécessaires au maintien, en tant que valeur, de la valeur déjà produite. » (Fondements, t. 2, p. 222-223)

Il ne s’agit pas là de l’analyse d’un état général du capital mais de son procès même en tant qu’il est procès contradictoire, il ne s’agit pas non plus d’une contradiction interne au capital face au travail, mais du contenu même de la contradiction entre le travail et le capital ; c’est la contradiction du rapport social capitaliste de production, c’est ce rapport contradictoire entre le capital et le travail comme étant le procès même de l’accumulation du capital et la reproduction du mode de production capitaliste. Il ne s’agit pas non plus de chercher à montrer que cette contradiction du mode de production capitaliste, c’est-à-dire du mouvement dans lequel les individus existent socialement, s’incarne dans une classe ou qu’une classe en serait porteuse, c’est beaucoup plus simple, ce mode de production est contradictoire de par la situation respective et complémentaire du travail et de ses conditions, de par le rapport qu’ils entretiennent comme travail salarié et comme capital.

Dans sa spécificité, le procès de production capitaliste est procès de valorisation. Cela signifie que si le travail crée de la valeur, ce n’est pas dans sa faculté de créer de la valeur que réside sa valeur d’usage pour le capital, mais dans celle de créer de la plus-value, et par là de conserver et de transmettre la valeur existante, la valeur accumulée en tant que capital face au travail et se conservant en s’accroissant. Or si la valeur ne se conserve qu’en se valorisant, qu’en s’accumulant, si par là elle est du capital, son accumulation rend sa valorisation de plus en plus difficile et aléatoire. Il ne s’agit pas d’opposer la valeur à la valorisation puisque la valeur n’existe qu’en se valorisant, mais de poser le contenu contradictoire du rapport qui relie et unifie en une même totalité, le mode de production capitaliste, le prolétariat et le capital. C’est cette contradiction qui est la baisse du taux de profit : « pour lui donner une expression tout à fait générale, voici en quoi consiste la contradiction : le système de production capitaliste implique une tendance à un développement absolu des forces productives sans tenir compte de la valeur et de la plus-value que cette dernière recèle, ni non plus des rapports sociaux dans le cadre desquels a lieu  la production capitaliste, tandis que, par ailleurs, le système a pour but la conservation de la valeur existante et sa mise en valeur à un degré maximum (c’est-à-dire un accroissement sans cesse accéléré de cette valeur). Son caractère spécifique est fondé sur la valeur-capital existante considérée comme moyen de mettre en valeur au maximum cette valeur. Les méthodes par lesquelles la production capitaliste atteint ce but impliquent : diminution du taux de profit, dépréciation du capital existant et développement des forces productives du travail aux dépens de celles qui ont déjà été produites. » (XXXn 6, p. 262)

C’est en partant de la contradiction spécifique du procès de production et du mode de production capitaliste que l’on peut appréhender comment ils définissent le prolétariat comme une classe révolutionnaire (il est identique de dire que le mode de production capitaliste ou que le prolétariat est porteur de communisme). L’appartenance de classe c’est la façon selon laquelle un individu existe socialement en tant qu’individu, c’est sa particularité. De façon raccourcie, on peut dire que le travail du prolétaire existe socialement, est du travail social, non pas simplement en produisant de la valeur, mais à condition que cette valeur produite soit supérieure à ce que coûte sa propre reproduction, donc à condition qu’elle renferme de la plus-value. Ce n’est pas la plus-value qui est le caractère social du travail, mais il n’y a production de valeur que comme valorisation. La production de valeur est mise en valeur de la valeur, c’est le mode d’être social du travail du prolétariat.

La production de plus-value est la condition sine qua non de l’objectivation du travail, de son mode d’être social, plus que la condition elle en est le mouvement, en ce que la production de valeur est valorisation. Or le mouvement même de l’accumulation rapporte constamment la plus-value à toute la valeur produite et transmise, dans le taux de profit. La valorisation, mouvement de la création et de la conservation de la valeur, est le mouvement dans lequel le travail du prolétaire existe comme travail social. En tant que tel (voir chapitre précédent), ce mouvement est sans cesse contradictoire car, s’il est celui dans lequel le travail existe comme travail social, il pose comme sa propre limite l’existence sociale même du travail comme valeur.

On a vu qu’on ne pouvait opposer valeur et valorisation, il s’agit ici de l’appréhension de la contradiction du procès de production capitaliste en ce qu’il est ce qui fonde l’existence du prolétariat en contradiction unitaire avec le capital, en ce que cette contradiction n’est rien d’autre que le mouvement qui définit socialement le prolétariat. Le prolétariat n’est pas « en lui-même » contradictoire au capital, mais le rapport social non plus, il n’est que la façon dont les individus se produisent en société et si le rapport est contradictoire cela signifie que les individus forment des classes antagoniques.

Comprendre que le rapport social ou le procès de production capitaliste sont contradictoires, ce qu’exprime la baisse du taux de profit, c’est, sachant qu’un rapport social est la façon dont les individus existent socialement, comprendre que cette contradiction est celle qui les oppose comme membres d’une classe, à l’intérieur d’une société. Quand on parle de la contradiction du procès de production capitaliste, on parle immédiatement de la contradiction qui oppose les classe de ce procès ; il faut éviter une compréhension fétichiste de la contradiction d’un rapport social posant le rapport social en soi indépendamment des classes.

Ainsi, c’est le mode même selon lequel le travail existe socialement, la valorisation, qui est la contradiction entre le prolétariat et le capital ; défini par l’exploitation, le prolétariat est en contradiction avec l’existence sociale nécessaire de son travail, comme capital, c’est-à-dire valeur autonomisée face à lui et ne le demeurant qu’en se valorisant, c’est là son existence même de classe face au capital, la distinction (« face à ») étant le rapport entre les deux. L’exploitation est la contradiction entre le prolétariat et le capital.

Ce n’est donc que comme mouvement de l’accumulation qu’existe et se résout la contradiction entre le prolétariat et le capital. La suite de l’analyse doit donc toujours être considérée comme la continuation de l’analyse de la contradiction.

Il s’agit en effet de montrer maintenant que le communisme n’est pas le résultat de « conditions » accumulées par le capital, mais que la résolution de la contradiction ne peut être que l’immédiateté sociale de l’individu (le communisme), de par le contenu de celle-là.

Nous avons vu jusqu’à présent que dans le mode de production capitaliste, il y a reproduction réciproque du travail salarié et du capital. Cette reproduction réciproque, c’est l’exploitation et elle s’effectue comme subsomption du travail sous le capital. En conséquence, il n’y a pas égalité mais contradiction entre les termes du rapport (prolétariat et capital) et de plus le capital est l’agent de cette reproduction réciproque vu ce qu’est cette reproduction (exploitation) et vu ce qu’est le capital (subsomption du travail sous le capital, cf. I-A)

Ensuite nous avons montré, au début de ce chapitre que cette reproduction réciproque du prolétariat et du capital s’effectue comme exploitation. Parce que cette reproduction est exploitation, l’appartenance du prolétariat à la communauté est son antagonisme à cette communauté. Mais dans le même temps, ce mode d’être social du prolétariat est une contradiction pour lui-même et pour l’ensemble des rapports sociaux de production capitaliste : c’est la contradiction entre le surtravail et le travail nécessaire. Enfin, nous avons vu comment cette relation du prolétariat au capital portait son dépassement non au travers de l’être particulier d’une classe mais par la situation respective et complémentaire du travail et de ses conditions dans le mode de production capitaliste, ce qu’exprime la baisse du taux de profit.

Il s’agit de montrer maintenant que le contenu de la résolution (le communisme) n’est pas un simple résultat, n’est pas indépendant de la contradiction elle-même. C’est de par le contenu même de la contradiction entre le prolétariat et le capital que sa résolution ne peut être que l’immédiateté sociale de l’individu. Si abolissant le capital et s’abolissant lui-même, le prolétariat produit le communisme comme immédiateté sociale de l’individu, cela est déterminé par sa contradiction avec le capital.

Contradictoire au capital, le prolétariat est contradictoire à la communauté fondée sur le capital, c’est-à-dire aux rapports de production. Être de la communauté, il est contradictoire à celle-ci en étant contradictoire au capital qu’il produit et qui le produit réciproquement. Il est contradictoire à la totalité des rapports de production dans leur connexion nécessaire. Sa contradiction avec le capital est l’abolition de la société capitaliste, c’est sa propre abolition, c’est la production d’une nouvelle période de l’histoire de l’humanité à partir de la totalité contradictoire du mode de production capitaliste et non pas d’un de ses éléments.

Ce qu’il faut alors montrer c’est que la production de l’immédiateté sociale de l’individu n’est pas un résultat indifférent à la contradiction de classe entre le prolétariat et le capital, il faut montrer que le contenu de la résolution de la contradiction est déterminé par celle-ci.

Il faut d’abord rappeler que la contradiction entre le prolétariat et le capital est une contradiction qui oppose tous les prolétaires en tant qu’individus au capital, non pas en tant qu’individus singuliers mais en tant qu’individus particuliers (c’est-à-dire particularisation de la communauté comme situation de classe). Il n’y a pas en partant de la situation individuelle des prolétaires à se poser la question de leur constitution comme classe, ce serait partir du fétichisme de l’isolement et non pas de la totalité, que de se poser cette question.

Mais c’est évident que c’est en tant qu’individu que les prolétaires s’opposent au capital et non dans une situation transcendant leur existence d’individus (parti, conscience, intérêts communs), il n’est pas suffisant d’en rester là, la question ne serait résolue que formellement.

Pour que la résolution de la contradiction entre le prolétariat et le capital soit l’immédiateté sociale de l’individu, il faut bien sûr que ce soit en tant qu’individus que les prolétaires soient en contradiction de classe avec le capital, mais encore faut-il préciser la particularité sociale du prolétaire et le contenu de cette contradiction.

Le prolétaire est un travailleur libre, séparé de toutes ses conditions, cela implique et est impliqué par une production fondée sur l’exploitation qui crée l’universalité de l’aliénation de l’individu vis à vis de lui-même et des autres. « Dans les périodes antérieures de l’évolution, l’individu jouit d’une plénitude plus grande justement parce que la plénitude de ses conditions matérielles n’est pas encore dégagée, en lui faisant face comme autant de jouissances et de rapports sociaux indépendants de lui. » (Fondements, t. 1, p. 99) Le prolétaire quant à lui n’est pas un individu objectif, ce pour quoi il est être de la communauté, c’est l’exploitation, l’aliénation de son activité, c’est par là tout son rapport aux autres qui lui est rendu étranger, son aliénation est universelle ; toutes les manifestations de son existence deviennent autant de puissances qui l’affrontent comme volonté étrangère.

À partir de là, on peut voir pourquoi l’abolition du mode de production capitaliste ne peut être la production par le prolétariat d’une nouvelle limitation de l’individu comme étant son adéquation avec une communauté elle aussi limitée. Le prolétariat ne peut continuer à développer des conditions d’existence déjà présentes et qui lui seraient déjà données, car il n'est précisément défini que par l’extranéisation de toutes ses conditions et de toutes ses manifestations.

« Seuls les prolétaires de l’époque actuelle, totalement exclus de toute manifestation de soi, sont en mesure de parvenir à une manifestation de soi totale, et non plus bornée, qui consiste dans l’appropriation d’une totalité de forces productives et dans le développement d’une totalité de forces productives et dans le développement d’une totalité de facultés que cela implique. Toutes les appropriations révolutionnaires antérieures étaient limitées. Des individus dont la manifestation de soi était soumise par un instrument de production limité et des échanges limités, s’appropriaient cet instrument de production limité et ne parvenaient ainsi qu’à une nouvelle limitation. Leur instrument de production devenait ainsi leur propriété mais eux-mêmes restaient subordonnés à la division du travail et à leur propre instrument de production. Dans toutes les appropriations antérieures, une somme d’individus restait subordonnée à un seul instrument de production ; dans l’appropriation par les prolétaires, c’est une somme d’instruments de production qui est nécessairement subordonnée à chaque individu et la propriété qui l’est à tous. Les échanges universels coordonnés ne peuvent être subordonnés aux individus qu’en étant subordonnés à tous. » (L’Idéologie Allemande, Ed. Sociales, p. 103)

De par ce qu’est le prolétariat et la contradiction qui l’oppose au capital, l’abolition du mode de production capitaliste ne peut être la poursuite de conditions d’existence antérieures car le prolétariat est défini par la séparation d’avec toutes ses conditions. Si l’on a toujours quelque soit le stade de l’évolution, adéquation entre l’individu et sa communauté, cette adéquation a toujours été une particularisation, l’adéquation entre l’individu et la communauté étant toujours son appartenance de classe ou sa position dans la division du travail. Séparé de tout et en contradiction avec la totalité des rapports sociaux capitalistes (classe, propriété, division du travail), l’abolition du mode de production capitaliste par le prolétariat produit l’appropriation par chaque individu de la totalité des rapports sociaux, l’individu est alors immédiatement social et non pas adéquat à sa communauté de par une limitation de lui-même, une particularisation.

Cette contradiction entre le prolétariat et le capital qu’est l’exploitation n’est pas une situation générale et abstraite se réalisant concrètement dans le capital. Le dépassement de la contradiction du mode de production capitaliste est identique à son procès, parce que son procès c’est la lutte des classes et la contradiction entre le prolétariat et le capital qu’est l’exploitation. Il n’y a donc ni conditions se réalisant dans le développement du capital selon les conditions que lui offrirait celui-ci, ni transcroissance du capitalisme compris finalement comme mouvement automatique, le mode de production capitaliste existe dans le procès de son abolition, parce que son mouvement est la lutte de classes.

Accumulation du capital et révolution

La signification historique du mode de production capitaliste

Si l’exploitation est la contradiction entre le prolétariat et le capital, elle est simultanément la reproduction du mode de production capitaliste, le mouvement dans lequel il se présuppose. Dans la valorisation, cette contradiction devient un rapport du capital à lui-même, c’est le rapport du profit, rapport du capital à lui-même, production d’un incrément de valeur. « Le capital additionnel, – plus-value – créé par le travail implique donc, de toute nécessité, la production de surtravail nouveau : le capital additionnel est la possibilité réelle du surtravail nouveau aussi bien que d’un capital additionnel nouveau. » (Fondements, t. 1, p. 418) « Ce capital additionnel II a d’autres principes que le premier. Les conditions préalables au capital additionnel I appartenant au capitaliste : c’était des valeurs jetées par lui dans la circulation ou mieux, échangées contre de la force de travail vivante.

« Pour le second, la condition préalable est tout simplement l’existence du premier ; en d’autres termes, le fait que le capitaliste se soit déjà approprié le travail étranger lui permet de recommencer indéfiniment le procès… La condition de l’appropriation nouvelle du travail d’autrui, c’est tout simplement, à présent, l’appropriation passée de travail d’autrui ou que du travail étranger sous forme (matérielle) de valeurs soit en sa possession pour lui permettre de s’approprier une nouvelle fois la force de travail vivante d’autrui, et, partant, le surtravail, travail sans équivalent. Bref, il doit déjà faire face au travail vivant à titre de capital : telle est la seule condition pour qu’il reste du capital, et, qui plus est, du capital croissant, puisqu’il s’approprie de plus en plus de travail étranger sans fournir d’équivalent ; autrement dit, il accroît sa puissance, son existence de capital, au détriment de la force de travail vivante, en posant continuellement celle-ci dans tout son dénuement subjectif et insubstantiel. » (Fondements, t. 1, p. 420-421)

Ainsi la contradiction entre le prolétariat et le capital, l’exploitation, devient un moment du simple rapport du capital à lui-même. Cela étant impliqué par le mode même de leur reproduction réciproque. Cette contradiction est, par suite, le développement même du capital. Il s’en suit que si cette contradiction porte le dépassement du capital, ce dépassement n’est pas différent du développement du capital, de sa reproduction élargie. C’est le capital lui-même qui se manifeste dans le procès de son abolition. Le propre développement du capital dans sa contradiction avec le prolétariat est le mouvement dans lequel cette contradiction est, en étant reproduction du capital, le mouvement de son dépassement. Cependant, si le capital est le procès de production des conditions historiques du communisme, cela ne signifie pas que ce dernier est une transcroissance du capital, car c’est comme capital qu’il est ce procès, et ce procès c’est la contradiction qu’est la lutte des classes.

Nous allons donc voir en quoi le développement du capital est procès de caducité du salariat, et surtout en quoi ce procès n’est pas seulement un mouvement négatif par rapport au capital mais est positivement la création des conditions historiques du communisme, ainsi que de la situation dans laquelle la contradiction entre le prolétariat et le capital ne peut qu’être production du communisme par le prolétariat dans son autonégation.

Le contenu positif qui fait du procès de caducité du salariat la production des conditions historiques du communisme c’est que ce procès qui est celui-là même de l’exploitation est l’universalisation réelle de l’homme, qu’il est lutte de classes définissant le prolétariat dans sa contradiction au capital comme porteur de l’immédiateté sociale de l’individu, en ce qu’il abolit le capital et s’abolit lui-même.

Dans les Notes de travail n°3, nous disions que l’homme est un être générique, c’est-à-dire qu’il se produit lui-même comme un être objectif qu’il est, en produisant ses rapports sociaux comme son essence. Ainsi l’homme est toujours son existence sociale ; partir d’un sujet dont les qualités expliquent l’existence sociale, ou ne peuvent exister que « déterminées », ce n’est pas partir de l’homme être générique, c’est partir d’un démiurge qui n’existe pas. L’homme se produit lui-même et on ne peut définir ce sujet dans un état qui n’est pas un moment de cette production ; c’est-à-dire chercher à définir un moment (théorique) qui soit celui expliquant que l’homme se produit. On ne part que de l’homme, et on considère l’homme comme réellement un être générique, qu’en partant de la société, c’est réellement partir de l’homme ou plutôt des hommes que de partir d’une période sociale donnée.

Ainsi, l’essence de l’homme ce sont ses rapports sociaux, si ces rapports sociaux sont indépendants, cette indépendance n’est que la propre limitation de l’individu, cette indépendance est à la fois son aliénation et sa confirmation, sa reproduction. L’homme a une histoire et il a une histoire en tant qu’homme, il se produit concrètement dans son rapport aux autres hommes. La communauté qui se trouve face aux individus n’étant que la manifestation de ces individus a pour contenu ce qu’ils sont réellement. Le capital est le procès de création de la situation dans laquelle l’individu est à même d’être immédiatement social, mais, et c’est là sa contradiction, ne la crée que comme aliénation et sur la base de celle-ci. C’est le mouvement même de l’exploitation dans le capital, et c’est une contradiction à l’intérieur de l’aliénation.

« La propriété des moyens de production correspond à une forme déterminée et limitée de la communauté, et donc d’individus ayant des facultés et un développement aussi étroits que la communauté qu’ils forment. Mais cette présupposition est à son tour le résultat d’une phase historique donnée de l’évolution des forces productives, de la richesse aussi bien que de son mode de production.

« Le but de cette communauté et de ces individus, ainsi que la condition de la production, c’est la reproduction de ces moyens déterminés de production et de ces individus avec leur particularité aussi bien qu’avec les structures et les rapports sociaux qui les déterminent et dont ils sont les supports vivants.

« Le capital suppose la production de la richesse en tant que telle, c’est-à-dire le développement universel des forces productives et le bouleversement incessant de sa propre base, comme condition de sa reproduction. La valeur d’échange n’exclut aucune valeur d’usage ; elle n’a pas non plus comme condition absolue tel ou tel type de consommation ou de circulation ; c’est pourquoi chaque niveau de développement des forces productives sociales, de la circulation, de la science, etc. n’est à ses yeux qu’une barrière à franchir. La présupposition – la valeur – est posée comme produit, et non comme quelque chose de supérieur, en suspens au-dessus de la production.

« La limitation du capital c’est ce que tout son développement s’effectue de manière antagonique, et que l’élaboration des forces productives, de la richesse universelle, de la science, etc. apparait comme aliénation du travailleur qui se comporte vis à vis des conditions produites par lui-même comme vis à vis d’une richesse étrangère et de sa pauvreté à lui.

« Mais cette forme contradictoire est elle-même transitoire et produit les conditions réelles de sa propre abolition. Le résultat c’est que le capital tend à créer cette base qui renferme, de manière potentielle, le développement universel des force productives et de la richesse ainsi que l’universalité des communications, bref la base du marché mondial. Cette base renferme la possibilité du développement universel de l’individu. Le développement réel des individus à partir de cette base, où constamment chaque barrière se trouve abolie, leur donne cette conscience : nulle barrière n’est tenue pour sacrée.

« L’universalité de l’individu ne se réalise plus dans la pensée ni dans l’imagination ; elle est vivante dans les rapports théoriques et pratiques. Il est donc en mesure de saisir sa propre histoire comme un procès et de concevoir la nature avec laquelle il fait véritablement corps, d’une manière scientifique (ce qui lui permet de la dominer dans la pratique). Dès lors le procès de développement est lui-même conçu comme une prémisse. Mais il est évident que tout cela exige le plein développement des forces productives comme condition de la production : il faut que les conditions de production déterminées cessent d’apparaître comme des entraves au développement des forces productives. » (Fondements, t. 2, p. 34-35)

Ainsi, d’une part le capital poursuit les modes de production antérieurs en ce que le mouvement réel d’universalisation de l’individu se présente comme extraction de surtravail, c’est-à-dire production de ses forces sociales comme étrangères, cependant « comme le capital a une tendance illimitée à l’enrichissement, il éveille à la vie les forces productives du travail et s’efforce de les accroître à l’infini. » (Fondements, t. 1, p. 291) Il s’ensuit qu’il crée la situation que nous avons exposée précédemment : comme développement dans l’aliénation même, l’universalisation de l’individu a dans l’aliénation sa propre limite. Il ne s’agit pas d’opposer l’universalité à l’aliénation, c’est une contradiction interne au devenir de l’homme dans l’aliénation et c’est une classe de l’aliénation qui résout cette contradiction. Il ne s’agit pas non plus de poser l’universalité comme un but final, l’homme est toujours un être générique et en cela il est un être qui a une histoire, sa propre autoproduction, il est universel dans la mesure où ses rapports sociaux le sont. Tel individu, telle communauté, son universalité c’est précisément qu’il produise ses rapports et se produise lui-même.

Le grand rôle historique du capital est de produire du surtravail, du temps disponible, de faire de la plus-value le but de la production. C’est dans cette tendance illimitée à produire du surtravail que réside son grand rôle civilisateur, mais aussi, comme nous l’avons vu, sa contradiction. Il nous faut voir maintenant en quoi la production de plus-value est le procès réel d’universalisation de l’individu.

Déjà dans la production de plus-value, même comme plus-value absolue, en ce que la sphère de la circulation ne peut rester constante, réside la tendance à créer le marché mondial qui est par là inhérente à la notion même de capital : « en outre, la production de plus-value relative, fondée sur l’accroissement des forces productives, exige la création d’une consommation nouvelle ; au sein de la circulation, la sphère de consommation devra donc augmenter autant que la sphère productive.

« En conséquence : 1) on élargit quantitativement la consommation existante ; 2) on crée des besoins accrus en propageant les besoins à une sphère plus grande ; 3) on crée de nouveaux besoins, on découvre et on produit de nouvelles valeurs d’usage. Mais tout cela suppose que le surtravail obtenu ne reste pas un simple excédent quantitatif, mais que les différences qualitatives du travail ( et donc du surtravail) augmentent, se diversifient et se multiplient sans cesse.

« La production fondée sur le capital crée ainsi les conditions du développement de toutes les propriétés de l’homme social, d’un individu ayant le maximum de besoins, et donc riche de qualités les plus diverses, bref d’une création sociale aussi universelle et totale que possible, car plus le niveau de culture de l’homme augmente, plus il est à même de jouir.

« Il se développe une division du travail accrue et on créera des branches de production nouvelles, et donc aussi un surtravail qualitativement nouveau. La production rejette de son sein les éléments servant à créer de nouvelles valeurs d’usage : un système sans cesse plus vaste embrasse tous les genres de travaux et de production auxquels correspond un système toujours plus riche et varié de besoins.

« Ainsi donc, la production fondée sur le capital crée d’une part l’industrie universelle, c'est-à-dire le surtravail en même temps que le travail créateur de valeurs ; et d’autre part, un système d’exploitation générale des propriétés de la nature et de l’homme. Ce système repose sur le principe d’utilité générale : il utilise à son profit la science autant que toutes les qualités physiques et spirituelles. Rien de grand ni de noble ne peut subsister plus longtemps de par ses propres vertus. En dehors de ce cercle de production et d’échanges sociaux, le capital commence donc à créer la société bourgeoise et l’appropriation universelle de la nature et établit un réseau englobant tous les membres de la société : telle est la grande action civilisatrice du capital.

« Il s’élève à un niveau social tel que toutes les sociétés antérieures apparaissent comme développements purement locaux de l’humanité et comme une idolâtrie de la nature. En effet, la nature devient un pur objet pour l’homme, une chose utile. On ne la reconnaît plus comme une puissance. L’intelligence théorique des lois naturelles a tous les aspects de la ruse qui cherche à soumettre la nature aux besoins humains, soit comme objet de consommation, soit comme moyen de production.

« De même le capital se développe irrésistiblement au-delà des barrières nationales et des préjugés ; il mine la divinisation de la nature en même temps que les coutumes ancestrales ; il détruit la satisfaction de soi, cantonnée dans des limites étroites et basée sur un mode de vie et de reproduction traditionnel. Il abat tout cela, et il est lui-même en révolution constante, brisant toutes les entraves au développement des forces productives, à l’élargissement des besoins, à la diversité de la production, à l’exploitation et à l’échange des forces naturelles et spirituelles.

« Le capital ressent toute limite comme une entrave, et la surmonte idéalement, mais il ne l’a pas pour autant surmontée en réalité : comme chacune de ses limites est en opposition avec la démesure inhérente au capital, sa production se meut dans des contradictions constamment surmontées, mais tout aussi constamment recrées. Il y a plus. L’universalité à laquelle il tend inlassablement trouve des limites dans sa propre nature qui, à un certain niveau de son évolution, révèlent qu’il est lui-même l’entrave la plus grande à cette tendance et le poussent donc à sa propre abolition. » (Fondements, t. 1, p. 365-366-367)

C’est en faisant de la plus-value le but même de la production que le capital est lui-même l’entrave principale à cette tendance. L’extraction de surtravail qui est le but même de la production, et en cela fonde l’universalisation des rapports dans le capital,, rencontre, dans sa propre nature, sa limite. Ainsi si d’une part, le capital a une tendance illimitée à se développer, il se pose lui-même comme entrave en ce que son développement ne peut qu’être accumulation de plus-value ; pour le capital il n’y a production que si celle-ci produit de la plus-value. Or c’est sa propre accumulation, son propre développement qui est une entrave à la valorisation, son développement est ainsi celui de la caducité du salariat. Développement qui est celui dans lequel sont posées les conditions historiques de l’immédiateté sociale de l’individu.

Ce n’est donc pas une simple impossibilité en procès, mais la production d’un mode supérieur de la société qui s’effectue à travers les contradictions de classe du mode de production capitaliste. Dans le capital, ce mouvement c’est celui de la baisse du taux de profit, baisse qui est inclus dans la notion même de profit, c'est-à-dire dans l’autovalorisation du capital, elle n’est donc pas simplement une conséquence du développement du capital, mais le mouvement même de ce développement.

« La baisse du taux de profit signifie que 1) il existe déjà une force productive nouvelle, ce qui suppose en même temps un énorme développement de la science ; 2) la partie du capital produite en vue de son échange contre le travail immédiat commence à décroître, autrement dit, il y a diminution du travail immédiat, nécessaire à la reproduction d’une valeur énorme s’exprimant en grande masse de produits, dont le prix baisse puisque la somme totale des prix est égale au capital reproduit plus le profit ; 3) le capital en général, et donc aussi la portion qui n’est pas du capital fixe, augmente. Il en résulte un ample trafic, un montant élevé d’échanges, un marché immense, et une universalité du travail simultanément, un développement des moyens de communication et du fonds du consommation nécessaire pour entreprendre ce gigantesque procès (car les ouvriers mangent, sont logés, etc.). Or, tout cela suppose que les forces productives matérielles soient développées aussi bien sous forme de capital fixe que de la science, de la population, etc., bref, de toutes les conditions de la richesse. Les moyens les plus favorables à la reproduction des richesses exigent ce développement universel de l’individu social. » (Fondements, t. 2, p. 275-276)

La contradiction du développement capitaliste est que d’une part il a une tendance à développer de façon illimitée les forces sociales de l’activité humaine et qu’il est d’autre part sa propre limite en ce que ce développement ne peut être que développement du surtravail. Le mouvement d’ensemble de cette contradiction c’est l’autovalorisation du capital. La contradiction « classique » entre les forces productives et les rapports de production n’existe pas ; l’autovalorisation est simultanément la tendance au développement illimité des forces productives et leur limitation, il s’agit de la contradiction des rapports de production capitalistes et des classes qu’ils définissent, qui est en elle-même cette tendance et sa limite.

La résolution de la contradiction ne vient pas d’un élément extérieur à cette contradiction (vu la nature même de cette contradiction, cf. chapitre I), mais de son propre développement, sa résolution c’est l’action d’une classe, le prolétariat, qui fait partie intégrante de cette contradiction. Il nous importe pour le moment de montrer que le capital se manifeste dans le procès de son abolition, que son développement est celui de la caducité du salariat et que ce procès n’est pas seulement décomposition mais n’est décomposition que parce qu’il est création de conditions historiques d’un mode nouveau de la société, en cela le capital se manifeste non seulement dans le procès de son abolition mais aussi de son dépassement.

Le procès dans lequel le capital se manifeste dans le mouvement de son abolition et de la création d’un mode nouveau de la société apparait comme un simple mouvement tendanciel du capital que parce que ce dernier se présupposant fait de sa contradiction avec le prolétariat un moment de sa propre présupposition. En fait, ce procès est celui de sa contradiction avec le prolétariat, c’est celui de l’exploitation. Le développement du capital, c’est cette contradiction produisant les conditions de sa résolution comme son propre approfondissement. Ainsi le prolétariat abolissant le capital et produisant le communisme ne « profite » pas d’un développement du capital, qui lui facilite la tâche.

En premier lieu, le communisme n’est possible que parce que ce développement a eu lieu, et en deuxième lieu ce développement est inclus dans la contradiction entre le prolétariat et le capital. Le communisme n’est pas une transcroissance du capital même s’il s’enracine dans celui-ci. C’est la contradiction entre le prolétariat et le capital qui selon sa nature entraîne que le développement du capital ne peut qu’être production des conditions historiques de l’immédiateté sociale de l’individu.

Le capital se manifeste dans le procès de son abolition : la lutte des classes

Accumulation et lutte des classes

Ayant dégagé la contradiction entre le prolétariat et le capital du rapport de production capitaliste, la question qui se pose alors est de savoir pourquoi le capitalisme ne s’est pas déjà effondré puisque cette contradiction n’est pas un résultat du procès d’accumulation. En fait la réponse à cette question se trouve déjà dans la contradiction entre le prolétariat et le capital telle que nous venons de la définir ; telle que nous venons de la définir elle est en effet un procès, le mouvement de l’accumulation, il faut voir maintenant en quelque sorte le sens inverse, comment l’accumulation du capital est cette contradiction.

Ce n’est pas parce qu’on ne peut pas séparer la contradiction entre le prolétariat et le capital du développement du capital qui n’est rien d’autre, que cela doit supprimer précisément la contradiction entre le prolétariat et le capital et faire de la lutte du prolétariat un simple accompagnement facilitant en fin de compte l’évolution du capital ; inversement, on ne peut, pour les mêmes raisons, comprendre le développement du capital comme empêchant la contradiction « existant toujours » de se réaliser. Il faut dépasser dans l’analyse de chaque moment de la lutte de classes cette contradiction rigide qui n’en ferait d’une part qu’un moment de l’accumulation, et d’autre part une contradiction tout de même irréductible.

Cette contradiction rigide renvoie toujours soit à une tendance révolutionnaire inscrite dans l’être du prolétariat et se modelant comme impossible selon l’accumulation du capital (accumulation qui est finalement comprise comme extérieure à la contradiction, comme une condition, ce qui a été critiqué dans le début du texte) ; soit la tendance révolutionnaire est purement et simplement supprimée pour tomber dans l’erreur inverse où ce n’est que le capital, compris comme simple rapport à lui-même (ce qui est en rester au niveau du profit) qui produit les conditions du communisme, dont le prolétariat vient fort à propos profiter (supprimer la première erreur c’est aussi supprimer la seconde).

Pris en eux-mêmes, chacun des moments de la lutte de classes n’est que moment du procès et développement du capital, il est alors évident que ce n’est que par des contorsions théoriques que l’on pourrait arriver à montrer qu’ils sont la manifestation à un moment donné de la tendance révolutionnaire inhérente au prolétariat ; inversement, s’acharner à montrer que dans ce moment la pratique du prolétariat ne vise aucun dépassement du capital est tout aussi faux et vain, dans un cas comme dans l’autre on ne dépasse pas la problématique consistant à appréhender la lutte de classes comme le mouvement d’une contradiction invariante et plastique modelée par l’accumulation du capital qui en fin de compte lui demeure étrangère, la faisant agir comme condition.

Tel est le cœur du problème : il n’y a pas de conditions de la lutte de classes, elle est, si on peut dire, sa propre condition, elle est la dynamique du réel et sa transformation.

L’activité du prolétariat ne se définit pas par rapport à l’accumulation qui serait une condition, simplement parce qu’on ne peut définir le prolétariat sans intégrer l’accumulation dans cette définition. Le stade de l’accumulation du capital n’est pas un ensemble de conditions par rapport à un prolétariat défini de façon « statique », une fois pour toutes, mais fait partie de la définition même de la classe au travers de l’exploitation. On ne peut même pas dire que le stade de l’accumulation est intégré car l’accumulation ni ne préexiste, ni n’existe d’une quelconque façon en dehors de la définition du prolétariat par l’exploitation.

L’exploitation est un procès qui est la succession et l’unité de trois moments, qui tous se présupposent mutuellement. « Ce procès inclut 1) le rapport réciproque de l’argent et de la puissance de travail en tant que marchandise, l’achat et la vente entre le possesseur de l’argent et le possesseur de la force de travail ; 2) la subsomption directe du travail sous le capital ; 3) la transformation réelle du travail en capital dans le procès de production […], la création de plus-value pour le capital. » (Théories sur la plus-value, t. 1, p. 467)

Ce n’est qu’au terme du procès que la prémisse séparation de la force de travail et moyens de production devient le résultat du procès. Dans le 2ème moment, le travail devient un élément réel du capital, fonctionne comme tel, consommé par le capital comme valeur d’usage au sein du procès immédiat. Dans le 3ème moment – résultat du procès immédiat comme procès de travail et de valorisation – la plus-value produite apparait en face du travailleur comme capital additionnel, prêt à fonctionner dans un nouveau cycle de production à une échelle élargie. En ce sens, la production capitaliste est reproduction des rapports sociaux de production capitaliste. Ce qui par delà l’isolement des individus définit le prolétariat comme une classe c’est le renouvellement de ce procès, conséquence du procès initial, la plus-value n’étant telle que si, par la reproduction du rapport de séparation, elle devient capital additionnel, posant la reproduction élargie comme sa conséquence et sa prémisse.

Définir le prolétariat au seul niveau du premier moment du cycle – l’acte achat-vente – revient à définir le prolétariat comme un pauvre et comme un individu isolé, dont l’unité doit être recherchée dans le parti ou la conscience.

Le définir au niveau du deuxième moment, dans le procès immédiat, quand il est fonction du capital parmi d’autres éléments et en même temps dans ce procès, antagonique au travail mort, à la machinerie, amène dans ses formes radicales à l’apologie du turnover et du sabotage, l’opposition travailleurs-capital étant saisie alors de manière immédiate comme ennui, cadences infernales, etc.

Schématiquement, on pourrait poser que l’hypostase du premier moment correspond à la période de domination formelle – qui prévaut à l’époque du Manifeste – tandis que celle du deuxième correspond déjà à une transition avancée vers la domination réelle – l’Allemagne en 1920-24 – où le capital se manifeste plus évidemment comme étant la communauté, sans que soit réellement abandonnée la définition programmatique du prolétariat, les deux positions demeurant sur la même base.

Enfin, la prise en compte des deux « moments » et leur reconnaissance comme deux moments successifs ne saurait non plus suffire. Ce qui fait problème dans ce cas, c’est que l’unité de ces deux moments est celle des premier et second moments hypostasiés parce que séparés du troisième moment qui est à la fois le moment final et décisif du procès.

En posant à la fois la séparation dans le procès de circulation et l’unification dans le procès immédiat, on arrive au capital comme communauté (ce qui unifie, présupposant donc un isolement) du travail en le pompant (s’attribuant les caractères sociaux du travail), bref, un monstre automatique.

Le troisième moment est celui où le travail produit réellement le capital, dans la mesure où la plus-value devient du capital en soi, trouvant dans le cycle antérieur la reproduction élargie du rapport social qui lui permet de fonctionner comme capital additionnel.

Ne pas comprendre que le prolétariat se définit dans la totalité du cycle en tant qu’il implique le renouvellement d’un nouveau cycle et en produit les conditions, revient à poser l’accumulation comme quelque chose d’extérieur au prolétariat – condition externe de la victoire ou de sa défaite, conjoncture. Définir le prolétariat sur l’ensemble des trois moments du cycle, c’est comprendre que le développement du capital n’est pas la réalisation ou la condition de la contradiction de classe qui oppose le prolétariat au capital, c’est son histoire réelle. Cette contradiction ne revêt pas des formes différentes parce qu’elle n’est rien d’autre que ces formes qui sont la dynamique de leur propre transformation.

À partir de cette base l’erreur serait de concevoir l’accumulation du capital comme un lent développement uniforme et donc la contradiction entre le prolétariat et le capital comme une longue marche jusqu’à l’instant décisif ; en fin de compte, on supprimerait ainsi la contradiction. Définir le prolétariat dans l’accumulation doit inclure la nécessité des crises. Inclure les crises dans le procès de l’accumulation, ce n’est pas inclure des accidents car c’est la même raison qui fait que la contradiction entre le prolétariat et le capital est forcément un procès, qui fait que ce procès implique les crises.

Si la baisse du taux de profit est la contradiction entre le prolétariat et l’existence nécessaire de son travail (il faut éviter d’avoir une vision phénoménale de la lutte de classes qui ne considère celle-ci que comme une succession d’évènements, d’échauffourées historiques), si elle est plus précisément le contenu même du procès de socialisation du travail (procès du capital), elle contient en elle-même ses propres contretendances. Les causes qui contrecarrent la baisse du taux de profit ne sont pas extérieures à la loi, mais incluses en elle, elles ne sont pas des données extérieures à la contradiction entre le prolétariat et le capital, mais définitoires de la contradiction (pour l’énoncé de ces causes, cf. Le Capital, t. 6, p. 246 à 253). Ces causes, incluses dans la loi elle-même, produisent leur disparition par leur propre action « d’obstacles » à la baisse du taux de profit.

Ces causes se ramènent toutes à une dévalorisation du capital existant, une baisse de la valeur du travail nécessaire, c'est-à-dire une augmentation de la productivité. Cette dernière entraîne une élévation de la plus-value relative ou encore un réduction de la valeur du capital constant : « or ces deux conséquences impliquent une dévalorisation du capital existant et vont de pair avec la réduction du capital variable par rapport au capital constant. Toutes deux entraînent la baisse du taux de profit et toutes deux la ralentissent. » (Le Capital, t. 6, p. 261)

Cependant, tant que l’accumulation demeure fondée sur la plus-value absolue, ce mouvement n’est pas la dynamique même de l’accumulation, mais s’effectue comme une dépréciation périodique violente du capital existant, dans les crises cycliques. Lorsqu’avec la domination réelle, ce mouvement devient la dynamique même de l’accumulation, les crises ne disparaissent pas pour autant, laissant la place à un marasme continu et uniforme. Leur violence s’accentue même, en ce sens qu’elles ne peuvent plus être leur propre résolution que par une destruction effective des moyens de production, s’attaquant à la substance matérielle du capital (cf. Le Capital, t. 6, « Développements de contradictions internes de la loi »)

Le développement du capital aboutit périodiquement à des crises générales parce que son développement est régi par le taux de profit moyen fixé au niveau du capital social. L’accumulation du capital ne croissant que dans la même proportion que le surtravail, périodiquement la dévalorisation inhérente au mouvement du capital n’assure pas une baisse du travail nécessaire qui augmente la partie de la journée correspondant au surtravail, de façon suffisante pour assurer la valorisation du capital ; il faut donc que le capital attaque le prix de la force de travail et se restructure sur un base supérieure, augmente sa productivité générale (c’est tout le capital qui exploite la force de travail).

Domination formelle et domination réelle

Avec la domination formelle, dans les crises cycliques, la contradiction entre le prolétariat et le capital ne peut pas se résoudre dans la production du communisme, mais si elles ne portent pas le communisme comme leur résolution immédiate, cela n’empêche pas qu’avec elles se manifeste le caractère éminemment historique et transitoire du mode de production capitaliste. En effet, la crise qui est en elle-même une restructuration du capital résulte bien de l’unité entre la loi de la baisse du taux de profit, les causes qui la contrecarrent, et le fait que la propre action de ces causes est la production de leur disparition.

Cette unité est définitoire de la contradiction entre le prolétariat et le capital. Si cette contradiction ne peut alors que produire le communisme comme son dépassement, elle n’en est pas moins la contradiction de classe entre le prolétariat et le capital, et pour la même raison qu’il ne peut abolir le capital, le prolétariat inclut dans sa contradiction avec le capital son accumulation et par là son dépassement. Tout cela étant donné dans le fait que les causes qui contrecarrent la baisse du taux de profit, par leur action même d’obstacles, produisent leur disparition. C’est à partir de cette unité que, simultanément, le communisme est impossible, et que le prolétariat pose le communisme comme médié par une période de transition. Il ne s’agit pas là d’une adaptation de sa pratique aux conditions du temps, car le prolétariat défini par l’exploitation et l’accumulation a nécessairement la pratique de ce qu’il est dans cette accumulation.

La caducité du salariat n’est pas un résultat final de la période de transition, elle est posée dans le caractère éminemment historique du mode de production capitaliste que révèlent les crises, en même temps que ces dernières sont leur propre résolution. La caducité du salariat devient alors le principe dynamique de la période de transition dont nous parlions. L’affirmation du prolétariat n’est pas autre chose que de poser comme un moment particulier, comme une médiation de son autonégation, la caducité du rapport social.

La prolétariat a alors une pratique programmatique, c'est-à-dire qu’il développe un programme à partir de sa situation de classe, qu’il pose, s’étant érigé en pôle absolu de la société, comme la base d’un nouvel ordre social transitoire entre les rapports sociaux capitalistes dans lesquels il est face à ses propres forces sociales extranéisées, et le communisme.

Le programmatisme est inséparable de la subsomption formelle du travail sous le capital, bien qu’il se perpétue en se décomposant en subsomption réelle, le procès de production demeurant toujours procès de travail. Durant la période de subsomption formelle du travail sous le capital, le facteur travail est l’élément dominant du procès de production. Il ne s’agit pas de comprendre la prédominance du facteur travail comme une simple prédominance technique, elle signifie que l’extraction de plus-value sous son mode absolu est le mode dominant de valorisation, qu’elle est le processus d’exploitation par lequel capital et prolétariat s’impliquent réciproquement. Mais cette implication comporte le fait que le procès de production n’est pas un procès de production adéquat au capital, dans lequel l’appropriation du travail vivant par le travail objectivé devient le fait même du procès de production lui-même (cf. Fondements, t. 1, p. 212). Ce n’est qu’à ce niveau là que l’on peut dire que le capital n’est qu’une « puissance formelle et s’approprie ainsi le travail. » (cf. Fondements, t. 2, p. 212) Il en résulte que la valorisation du capital est une contrainte au surtravail à laquelle le prolétariat se soumet par le premier moment de l’échange. Le caractère salarié du travail ne possède sa spécificité que dans le premier moment de l’échange, dans le second, produire plus de valeur que ne coûte sa reproduction ou produire de la valeur sont indifférenciés, car produire de la plus-value c’est forcément produire plus de valeur totale produite et non abaisser la valeur des marchandises entrant dans la valeur de la force de travail. Étant donné ce qu’est la plus-value absolue, produire plus de valeur que ne coûte sa reproduction, ce qui est la spécificité du travail salarié, n’a pas encore de manifestation différente d’être simplement producteur de valeur ; si bien que le caractère salarié du travail n’est spécifié que dans le premier moment de l’échange ; dans le deuxième moment, sa forme spécifique est confondue avec la simple création de valeur. Le prolétariat est à même d’opposer au capital ce qu’il est dans le capital, c'est-à-dire de libérer du capital sa situation de classe des travailleurs et de faire du travail la relation sociale entre tous les individus, leur communauté. Cela revient à poser le travail comme dénominateur commun à toutes les activités, cela revient à vouloir faire de la valeur un mode de production égalitaire. Car ce travail, dénominateur commun entre toutes les activités humaines, ce n’est pas la reconnaissance de leur caractère concret comme étant immédiatement leur caractère social, mais n’a pour fonction que d’établir une égalité abstraite entre elles, c’est le travail abstrait et la valeur érigés en mode de production (ce qu’ils ne peuvent jamais être : ou la production marchande demeure dans les pores de la société et ce n’est pas elle qui détermine le mode de production, ou elle devient capital). La période de transition dont nous parlions, c’est la tentative de faire de la valeur un mode de production, c’est l’égalité entre les producteurs, le travail comme relation entre les individus, mais simultanément le travail comme dénominateur commun se différenciant du caractère concret immédiat des multiples activités sociales. Comme mode de production, la valeur nécessitant de prendre le temps de travail comme mesure de la rémunération du travail, moins les défalcations bien connues, c’est en cela qu’elle se présente comme caducité du rapport salarial : alors que la valeur demeure la communauté, la force de travail n’est plus une marchandise, c’est l’utopie de la valeur ne devenant pas capital tout en étant la communauté.

Faire de la caducité du salariat un stade spécifique contre le capital et organiser un nouvel ordre social, une société de dégénérescence de l’aliénation, ce n’est rien d’autre que la façon pour le prolétariat, à partir de sa situation dans le capital, d’intégrer le développement du capital et en cela il est en contradiction avec la reprise du capital s’effectuant au travers de la crise, car le mode selon lequel le prolétariat intègre le développement du capital est un mode de dégénérescence des rapports sociaux capitalistes, donc un mode qui lui est propre, il n’aide ni ne préfigure la restructuration. La crise cyclique se définit comme contradiction entre la révolution et la contre-révolution, entre l’affirmation du prolétariat comme période de transition et la restructuration supérieure du capital.

Toutefois, ce qui est pour le prolétariat sa façon d’intégrer le développement du capital (la caducité du salariat comme stade) fait que la pratique programmatique ne peut aboutir. Non seulement parce qu’elle est une « utopie » dans son contenu, mais encore de par ce qui la détermine.

Dans les crises cycliques, la crise de l’implication et reproduction réciproques du capital et du prolétariat, c’est la restructuration du capital. En fait, le prolétariat est pris dans une contradiction insurmontable entre son rapport à ses propres forces et à ses produits en ce qu’ils sont capital et le fait que cette contradiction avec le capital est un moment nécessaire de la restructuration de celui-ci.

Cette contradiction n’est pas une situation « objective » sur laquelle viendrait se greffer la lutte de classes. Le prolétariat est défini dans l’accumulation et agit selon ce qu’il est ; de plus ce caractère insurmontable n’est pas une infériorité de sa pratique, c’est son rapport à la contre-révolution, car celle-ci est, en tant que restructuration possible du capital, la limite de la révolution qui nécessitait une période de transition. On n’a pas affaire à une situation tragique qui relèverait d’une problématique fausse. Ce n’est pas parce que l’on a simultanément l’impossibilité du communisme et une pratique visant au dépassement du capital, que l’on a une situation tragique. Cette pratique est une pratique déterminée et non une pratique communiste en soi se heurtant à son impossibilité, ce qui serait la situation tragique ; cette pratique vise la communauté du travail et elle est réellement rendue impossible dans la lutte de classes par l’accumulation du capital, qui est la contre-révolution.

Pour comprendre pourquoi et comment, avec la domination réelle, la lutte de classes se transforme jusqu’à poser le communisme comme sa seule résolution possible, il faut revenir un instant à la contradiction entre le prolétariat et le capital.

Avec la domination réelle du travail sous le capital, c’est la possibilité même que la lutte de classes ait pour contenu l’affirmation du travail qui disparaît ; « […] avec le développement du mode de production spécifiquement capitaliste, ce ne sont plus seulement les objets – ces produits du travail en tant que valeurs d’usage et valeurs d’échange  – qui, face à l’ouvrier, se dressent sur leur pieds comme “capital”, mais encore les forces sociales du travail qui se présentent comme formes de développement du capital, si bien que les forces productives, ainsi développées, du travail social apparaissent comme forces productives du capital : en tant que telles, elles sont ”capitalisées” en face du travail. En fait l’unité collective se trouve dans la coopération, l’association, la division du travail, l’utilisation des forces naturelles, des sciences et des produits du travail sous forme de machines. Tout cela s’oppose à l’ouvrier individuel comme quelque chose qui lui est étranger et existe au préalable sous forme matérielle ; qui plus est, il lui semble qu’il n’y ait contribué en rien, ou même que tout cela existe en dépit de ce qu’il fait. Bref, toutes les choses deviennent indépendantes de lui, simples modes d’existence des moyens de travail, qui le dominent en tant qu’objets. » (Un chapitre inédit du Capital, 10/18, p. 254-250)

La lutte de classes ne peut plus avoir pour contenu la libération du travail. Ce dernier n’est plus l’élément dominant du procès de production et surtout le capital n'apparaît plus comme une puissance extérieure à ce procès mais comme son organisation, son unité, même en ce qu’il est procès de travail. Le procès de travail devient un élément du procès de valorisation.

Il est insuffisant de dire qu’avec la domination réelle la lutte de classe ne peut plus avoir pour contenu la libération du travail et en conséquence de dire que la révolution a pour contenu l’abolition du travail. Cette problématique demeure programmatique car toujours fondée sur ce concept de travail qu’on libère ou qu’on abolit et qui est lui-même une notion programmatique. La révolution est abolition du travail salarié sans être pour autant libération du travail. Le travail distingué du travail salarié est une différenciation qu’effectue le mode de production capitaliste comme double valeur d’usage du capital variable, elle s’effectue à l’intérieur du travail salarié, la prendre pour une différence absolue suppose que l’on a réduit le travail salarié à un rapport de distribution, que l’on ne prend dans le rapport salarial que le premier moment de l’échange. On a vu comment ensuite le travail vivant engagé dans le procès de production, peut, en domination formelle, considérer le capital comme une unité extérieure et donc poser sa libération, qui ne tient alors qu’à la suppression du premier moment, auquel semble se réduire le travail salarié.

Le prolétariat, classe du travail vivant comme travail salarié, est contradictoire au moment nécessaire de la socialisation de son activité à la valorisation et par là, simultanément, à l’existence valeur-capital de la forme sociale du surtravail, leur relation contradictoire étant l’exploitation et son corollaire, la baisse du taux de profit.

Pour saisir comment, avec la domination réelle, la lutte de classe se transforme et ne peut se résoudre que par la production du communisme, donc pour saisir la signification historique du capital, il faut poser que dans le mode de production capitaliste le caractère social du travail n’est pas posé au travers de l’échange, ce dernier n’en est que la concrétisation, mais dans le procès de production lui-même, c’est la subsomption du travail sous le capital, le procès de production est un procès de valorisation. Le fait que le caractère social du travail soit posé au travers de la subsomption dans le procès de production lui-même, et cela, quel que soit le développement du capital, détermine nécessairement une transformation radicale du procès de travail.

« L’appropriation du travail vivant par le travail objectivé – de la force et de l’activité valorisante par la valeur en soi – est inhérente à la nature du capital. Or dans la production basée sur la machinerie, elle devient le fait du procès de production lui-même, tant pour ce qui est de ses éléments physiques que pour ce qui est de son mouvement mécanique.

« Dès lors, le procès de production cesse d’être un procès de travail, au sens où le travail en constituerait l’unité dominante. Aux nombreux points du système mécanique, le travail n'apparaît plus que comme être conscient, sous forme de quelques travailleurs vivants. Éparpillés, soumis au processus d’ensemble de la machinerie, ils ne forment plus qu’un élément du système dont l’unité ne réside pas dans les travailleurs vivants, mais dans la machinerie vivante (active) qui, par rapport à l’activité isolée et insignifiante du travail vivant, apparait comme un organisme gigantesque. À ce stade le travail objectivé apparait réellement, dans le procès de travail, comme la puissance dominante vis à vis du travail vivant, alors que, jusque là, le capital n’était que la puissance formelle et s’appropriait ainsi le travail.

« Le procès de travail n’étant plus qu’un simple élément du procès de valorisation, il se réalise, même du point de vue physique, une transformation de l’outil de travail en machinerie, et du travailleur en simple accessoire vivant de celle-ci ; il n’est plus qu’un moyen de son action.

« Comme nous l’avons vu, le capital tend, de toute nécessité à augmenter les forces productives et à diminuer au maximum le travail nécessaire. Cette tendance se réalise avec la transformation de l’instrument de travail en machinerie. Au sein de celle-ci, le travail objectivé apparait, physiquement, comme la force dominante en face du travail vivant : non seulement il se l’approprie, mais encore il le domine activement dans le procès de production réel […].

« Dans la machinerie, le travail objectivé n’est pas un simple produit servant d’instrument de travail, c’est la force productive elle-même. Pour le capital, le développement du moyen de travail en machinerie n’est pas du tout fortuit, c’est la transformation historique des instruments de travail traditionnels en moyens adéquats à la forme capitaliste. » (Fondements, t. 2, p. 212-213)

Avec la domination réelle du capital sur le travail, les causes qui contrecarrent la baisse du taux de profit ne disparaissent pas ipso facto, mais elles se confondent avec la dynamique de l’accumulation (ce n’est qu’en ce sens que l’on peut parler de « disparition »), c’est ce que nous avons, dans d’autres textes, comme Théorie communiste n°1, par exemple, analysé comme dévalorisation contrecarrée par la dévalorisation. Avec la subordination réelle du travail sous le capital, le capital développe sa signification historique : le développement des forces productives sociales du travail. Ainsi, le procès de disparition des causes qui contrecarrent la baisse du taux de profit, qui se résument toutes à une dévalorisation du capital existant n’est pas un préalable à ce que la lutte de classes ne puisse immédiatement porter le communisme.

La contradiction entre le prolétariat et le capital se transforme en ce qu’elle contient non seulement l’impossibilité du capital mais cette impossibilité comme développement des conditions matérielles de l’immédiateté sociale de l’individu, cette transformation c’est le développement des forces sociales du travail dans leur opposition au travail. Le prolétariat est contradictoire au moment nécessaire de la socialisation de son activité, c'est-à-dire au rapport capitaliste dans lequel il est lui-même défini, cette contradiction s’accentue et son accentuation se confond avec la forme de plus en plus sociale du procès de production qui est simultanément le procès de disparition des causes qui contrecarrent la baisse du taux de profit. Cette contradiction a alors en elle-même la nécessité de ne pouvoir se résoudre que dans le communisme, et cela immédiatement. L’élément fondamental du développement historique de la lutte de classe, c’est la transformation du procès de travail en procès adéquat au capital, c’est là, simultanément, le grand rôle historique du capital et la puissance communiste de la lutte de classe qui oppose et relie les classes du rapport social capitaliste.

L’impossibilité du capital, qu’il développe lui-même, c’est la transformation de la contradiction entre le prolétariat et le capital en ce qu’elle ne peut porter que le communisme, l’immédiateté sociale de l’individu. La différence d’avec la période précédente, c’est l’impossibilité du capital, c'est-à-dire le procès de disparition des causes qui contrecarrent la baisse du taux de profit (comme on vient de le voir, cette disparition signifie qu’elles deviennent le principe même de l’accumulation).

Il ne s’agit pas cependant de voir cela seulement comme une impossibilité, cette impossibilité c’est, dans la contradiction entre le prolétariat et le capital, la nécessité de l’immédiateté sociale de l’individu, parce que la contradiction n’est plus seulement formelle mais réelle de par la transformation du procès de travail en procès adéquat au capital. Contradiction réelle, c'est-à-dire : la contradiction entre le prolétariat et le mouvement nécessaire de la socialisation de son activité n’est plus le simple fait du procès de valorisation, mais du procès de valorisation en ce que le procès de travail en est devenu un simple élément, contradiction qui est devenue la condition de sa propre résolution immédiate comme immédiateté sociale de l’individu.

Les causes qui contrecarrent la baisse du taux de profit étant devenues le principe même de l’accumulation, la crise qui résulte de cette situation ne peut porter aucune restructuration supérieure du capital, en effet, ce qui dans les crises précédentes est la possibilité de cette restructuration se trouve maintenant donné dans les causes mêmes de la crise, d’où la présupposition du capital au second degré, sa forme de cycle et ses trois phases.[5]

Il apparait donc que la production des conditions historiques de l’immédiateté sociale de l’individu est le mouvement même de la contradiction qu’est l’exploitation, en ce qu’elle n’est que comme transsubstantiation c'est-à-dire extranéisation, reproduction du capital. « Le système de l’économie bourgeoise suit un développement progressif et développe sa propre négation comme ultime résultat.

Nous avons encore affaire ici au procès de production immédiat. Si nous considérons la société dans son ensemble, c’est toujours comme résultat dernier du procès de production qu'apparaît la société, c'est-à-dire l’homme dans ses rapports sociaux. Tout ce qui, tel le produit, etc., a une forme solide, n'apparaît que comme un moment qui s’évanouit dans ce mouvement. Le procès de production immédiat n'apparaît ici que comme un moment. Les conditions et objectivations de ce procès en sont elles-mêmes des moments uniformes. Certes, les individus ne se présentent que comme sujets de ce procès, mais ils entretiennent également des rapports entre eux, qu’il reproduisent soit simplement, soit d’une manière élargie. C’est donc leur propre procès en mouvement constant qu’ils renouvellent, parallèlement au monde de la richesse qu’ils créent. » (Fondements, t. 2, p. 230-231) Ainsi le développement dans lequel le capital se manifeste dans le mouvement de son abolition est celui du renouvellement même des classes, du prolétariat et de la classe capitaliste, qui s’effectue comme procès d’abolition du capital. Si le développement du capital est non seulement le procès de son abolition, mais aussi positivement celui de son dépassement, s’il n’y a aucune différence entre abolition et dépassement, c’est parce qu’il est lutte de classe.

Ces conditions de l’immédiateté sociale de l’individu que le capital produit selon la nature même de son rapport contradictoire avec le prolétariat, c’est tout d’abord l’universalité des relations sociales dans lesquelles entrent les individus, l’universalité de leurs besoins et de leurs jouissances, dont nous avons parlé, qui est le fait que le capital contient dans son concept le marché mondial, car le but de la production est la plus-value, l’accumulation, donc de par la contradiction entre le prolétariat et le capital. C’est d’autre part le fait que le travailleur ne se trouve pas subsumé sous autre chose que son activité. Enfin ces conditions de l’immédiateté sociale de l’individu s’expriment dans son activité immédiate productive, non seulement celle-ci par l’intermédiaire du capital circulant est en relation avec le marché mondial, mais encore elle ne peut s’effectuer que comme une activité sociale, que présupposée par l’activité générale de la société. En ce sens est posée la base de ce qu’est l’immédiateté sociale de l’individu, c'est-à-dire la pratique de sa propre activité immédiate comme pratique de la société, car incluant toute l’activité de cette société.

Nous avons déjà vu que le développement du capital fixe indique le degré où la science sociale en général, le savoir, est devenue une force productive immédiate, jusqu’à quel point les forces productives sociales sont produites comme organes immédiats de la praxis sociale, du procès vital réel. Dans ce procès, le travail immédiat devient travail social contrairement au mode antérieur de la production faisant apparaître ainsi comment l’abolition de l’échange ne peut qu’être l’immédiateté sociale de l’individu, et comment ce mouvement est une contradiction dans le capital. « Dans l’échange direct entre producteurs, le travail individuel immédiat se trouve réalisé dans un produit particulier (et non dans une partie du produit), et son caractère social commun – objectivation du travail général et satisfaction du besoin général – n’est posé qu’au travers de l’échange. C’est le contraire qui se produit dans le procès de production de la grande industrie. Lorsque la force productive a atteint le niveau du procès automatique, la prémisse est la soumission des forces naturelles à l’intelligence sociale, tandis que le travail immédiat de l’individu cesse d’exister, ou mieux est transformé en travail social. » (Fondements, t. 2, p. 227) Le produit résulte de la combinaison sociale et de cette concentration de l’activité sociale qu’est la science. « Désormais, le travail individuel cesse, en général, d’apparaître comme productif. Le travail de l’individu n’est plus productif que dans les travaux collectifs assujettissant les forces de la nature. Cette promotion du travail immédiat au rang de travail social montre que le travail isolé est réduit à l’impuissance vis à vis de ce que le capital représente et concentre de forces collectives et générales. » (Fondements, t. 2, p. 215) Ainsi la production des conditions historiques du communisme n’est jamais un mouvement tendanciel faisant éclater le capital mais le procès contradictoire de celui-ci, l’antagonisme entre le prolétariat et la communauté, le procès de la lutte de classes.

La crise actuelle

La crise n’est pas restructuration du capital

Si toutes les crises sont crises de la valorisation c'est-à-dire proviennent d’une faiblesse du surtravail, d’une baisse du taux de profit, elles ne sont pour autant pas la répétition de situations identiques. En effet, les crises ne sont pas des accidents du capital, mais des moments nécessaires de son développement ; la crise est en elle-même restructuration du capital, c'est-à-dire accroissement de sa valorisation sous quelques modes que ce soient. Le capital doit traverser une phase de crise pour être à même de reprendre sa valorisation, les caractéristiques de la crise sont essentiellement liées au développement antérieur du capital, le mode de restructuration qu’elles sont est restructuration par rapport à un stade de développement du capital, la restructuration n’est pas retour à un état qui aurait été perturbé, mais toujours accroissement de la valorisation par rapport au développement antérieur.

Avec la domination réelle du capital sur le travail qui devient la structuration mondiale du capital entre les années 1910 et la fin de la Deuxième guerre mondiale (on pourrait même dire que pour certains pays capitalistes développés, comme la France ou l’Italie, ce mouvement n’existe que contrarié par son effectuation au niveau mondial et qu’il ne se résout qu’avec les prémisses de la crise actuelle), les causes qui contrecarrent la baisse du taux de profit deviennent le principe même de l’accumulation fondée sur la plus-value relative. La dévalorisation devient le principe même de l’accumulation du capital ; il n’y a pas de contradiction entre la valorisation et la dévalorisation, simplement la valorisation (production de plus-value relative) est une dévalorisation constante du capital existant.

La dévalorisation se noue à deux niveaux, tout d’abord : « la création de richesse dépend de moins en moins du temps de travail et de la quantité de travail utilisée, et de plus en plus de la puissance des agents mécaniques qui sont mis en mouvement pendant la durée du travail », en deuxième lieu : « le surtravail des grandes masses a cessé d’être la condition du développement de la richesse générale. » Le capital est une contradiction en procès : valeur se valorisant, il supprime son fondement absolu, le travail créateur de valeur et de plus de valeur que ne coûte sa reproduction ; c’est le procès de cette suppression qu’exprime la dévalorisation : « Dès que le travail sous sa forme immédiate a cessé d’être la source principale de la richesse, le temps de travail cesse et doit cesser d’être sa mesure. »

La dévalorisation constante du capital et de la force de travail ne peut éviter la crise[6], car l’accumulation du capital ne croît pas dans la même proportion que le surtravail, la dévalorisation inhérente au mouvement du capital n’assure pas une baisse du travail nécessaire qui augmente la partie de la journée correspondant au surtravail de façon suffisante à assurer la valorisation du capital. S’il s’ensuit une dévalorisation accélérée du capital, zones mises en jachère ; impossibilité de trouver des capitaux additionnels – cf. Révolution et contre-révolution, « La crise actuelle »), ce n’est pas pour autant une restructuration supérieure du capital qui se produit, car celle-ci ne peut être, comme on l’a vu, un retour en arrière, mais une progression dans son mode d’accumulation, or la crise survenant en domination réelle fondée sur le plus-value relative (crise de l’extraction de plus-value relative) signifie que le capital a poussé à son terme toutes ses contradictions, c'est-à-dire son procès de valorisation.

En domination réelle, la valorisation étant une dévalorisation inhérente constante, il s’ensuit que la crise ne peut porter simplement sur une modalité de la valorisation qui trouverait sa solution dans la contre-tendance qu’est la dévalorisation, la crise signifie d’emblée qu’il n’y a plus aucune contre-tendance qui peut être principe de restructuration (la contre-tendance est dans le développement antérieur lui-même et la crise signifie l’insuffisance de celle-ci) ; la crise ne peut signifier que le développement à terme de toutes les contradictions du capital, qu’il a supprimé ses propres bases.

Cependant, il est insuffisant de montrer que les causes qui contrecarrent la baisse du taux de profit étant devenues le principe même de l’accumulation, il ne peut y avoir aucune restructuration supérieure possible. Si l’on s’arrête là, la crise est vue comme une simple impossibilité et la signification historique du capital comme la réunion d’un ensemble de conditions objectives ; il faut ajouter que la crise est un rapport entre les classes et que l’accomplissement de la signification historique du capital c’est le rapport entre les classes qui se noue comme crise du capital et donc pose cette crise comme dynamique. Il faut en effet que, non seulement de par son contenu, la crise n’ait aucune restructuration du capital possible, mais encore que ce même rapport entre les classes qui est l’impossible restructuration, porte le dépassement du capital. Comme on le verra, il faut que le contenu de la crise qui empêche toute restructuration aboutisse à faire du rapport du prolétariat au capital, le rapport à une prémisse.

Le contenu de la crise qui est l’impossible restructuration du capital et porte le dépassement du capital, c’est d’une part, par le fait que le travail vivant n’est absorbé par le capital que parce que s’effectuant comme travail social, mais ne peut que demeurer travail individuel face au capital ; d’autre part, le travail objectivé est la négation du travail comme principal producteur de la richesse, mais ne vaut comme capital que parce que posé comme valeur, c'est-à-dire valorisé par le travail immédiat.

D’une part : « […] le travail immédiat et sa quantité cessent à présent d’être l’élément déterminant de la production, et donc de la création de valeurs d’usage […]. C’est ainsi que le capital, comme force dominante de la production œuvre lui-même à sa dissolution […] ; désormais, le travail individuel cesse en général d’apparaître comme productif. Le travail de l’individu n’est plus productif que dans les travaux collectifs, s’assujettissant les forces de la nature. Cette promotion du travail immédiat au rang de travail social montre que le travail isolé est réduit à l’impuissance vis à vis de ce que le capital représente et concentre de forces collectives générales. » (Fondements, t. 2, p. 215)

D’autre part : « Dans la machinerie, le travail objectivé n’est pas un simple produit, servant d’instrument de travail, c’est la force productive elle-même – l’accumulation du savoir, de l’habileté ainsi que toutes les forces productives générales du cerveau social sont alors absorbées dans le capital qui s’oppose au travail » (Fondements, t. 2, p. 213) ; « […] comme le machinisme se développe avec l’accumulation de la science sociale – force productive générale – ce n’est pas dans le travail, mais dans le capital que se fixe le résultat du travail social général. » (Ibid., p. 214)

En conséquence, le processus d’approfondissement de la crise, sa dynamique unifiant l’impossible restructuration et le dépassement du capital est le suivant : « […] ce n’est ni le temps de travail utilisé, ni le travail immédiat effectué par l’homme qui apparaissent comme le fondement principal de la production de richesse, c’est l’appropriation de sa force productive générale, son intelligence de la nature et sa faculté de la dominer, dès lors qu’il s’est constitué en un corps social ; en un mot, le développement de l’individu social représente le fondement essentiel de la production de richesse. » (Ibid., p. 221-222) « […] sa base (du capital), à savoir l’appropriation du temps de travail d’autrui, cesse de représenter ou de créer la richesse. Le travail immédiat en tant que tel cesse d’être le fondement de la production, puisqu’il est transformé en une activité qui consiste essentiellement en surveillance et régulation ; tandis que le produit cesse d’être créé par le travailleur individuel immédiat, et résulte plutôt de la combinaison de l’activité sociale que de la simple activité du producteur. » (Ibid., p. 226-227) ; enfin, « lorsque la force productive du moyen de travail a atteint le niveau du procès automatique, la prémisse est la soumission des forces naturelles à l’intelligence sociale, tandis que le travail immédiat de l’individu cesse d’exister, ou mieux, est transformé en travail social. C’est ainsi que disparaît l’autre base de ce mode de production. » (Ibid., p. 227)

Lorsque les causes qui contrecarrent la baisse du taux de profit sont devenues le principe de l’accumulation et que sur la base de cette dernière le capital entre en crise, c’est tout le développement antérieur qui se trouve soudain posé dans cette crise comme la limite du capital, comme son impossible restructuration, comme la dynamique de la crise.

Pour le capital, la dynamique de la crise, sa façon d’aller de l’avant, ce n’est pas sa restructuration, mais l’accentuation même de ses contradictions identiques à sa signification historique, c’est alors simultanément le mouvement qui tend à poser le rapport du prolétariat au capital comme à une simple prémisse.

Les trois phases de la crise

Il existe deux façons erronées de considérer la révolution. La première consiste à considérer une nature révolutionnaire du prolétariat attendant pour éclater que mûrissent les conditions objectives ; la deuxième consiste à considérer que le rapport entre le prolétariat et le capital n’aboutit qu’à la crise du capital, qui, elle, révèle dans le prolétariat une situation ou une contradiction dépassant sa simple existence de classe et par laquelle il devient révolutionnaire. En fait d’un côté comme de l’autre, c’est le rapport entre la lutte de classe , le développement du capital et la révolution qui n’est plus compris. On ne parvient pas simultanément à saisir que la lutte de classe puisse être le développement même du capital et la révolution.

Quand on considère la révolution comme action d’une classe telle qu’elle est définie dans le mode de production capitaliste, le développement du capital devient une condition régissant cette lutte dont la nature est invariante ; quand on considère que la contradiction entre le prolétariat et le capital est le développement du mode de production capitaliste, il semble falloir autre chose pour que précisément ce mode de production soit dépassé.

Concrètement, le problème de la révolution, c’est le problème d’un rapport entre les classes tel que le prolétariat en tant que classe particulière, contradictoire au capital, produise l’abolition des classes. Il n’y a pas de rupture de continuité entre la lutte de classes, telle qu’elle est le développement du capital et la révolution. C’est pour cela que la révolution n’est ni une action déclenchée par un capital parvenu à terme (théorie des conditions), ni une action déjà au-delà de la crise du capital. La révolution est le véritable aboutissement du rapport entre les classes dans le mode de production capitaliste, elle est une phase de la crise. C’est donc du rapport que prolétariat et capital définissent entre eux, comme étant le cours de la crise, qu’il faut partir.

Un simple survol du déroulement de la crise permet d’y distinguer, jusqu’à maintenant, deux phases, la révolution étant la troisième. De la récession de 1966-1967 à la crise de 1975, la crise a une allure cyclique ; c'est-à-dire qu’elle apparait comme toutes les crises en domination réelle, d’abord comme une simple récession, en effet en domination réelle les causes contrecarrent la baisse du taux de profit tendant à devenir le principe même de l’accumulation, leur fonctionnement ouvrant la reprise ne nécessite plus une chute brutale de la production, des prix et des salaires. En fait, une restructuration s’amorce bien pendant cette période, les années 1967 à 1975 connaissent une augmentation de la production sans que l’on puisse dire que l’on sorte de la crise, la restructuration en effet qui s’amorce s’articule autour de deux directions, une augmentation de la productivité qui n’est que recherche de surprofit et qui, tendanciellement, n’est pas une extension du cycle du capital ; et concurremment, une extension du cycle du capital que l’on peut qualifier de temporelle au travers de l’inflation et du crédit. La fictivation du capital n’est pas une recette, un moyen permettant de suppléer ou d’échapper à une pénurie de plus-value, c’est dans l’accumulation du capital la transformation de la plus-value en capital additionnel, en assignation sur du travail futur. La pénurie de plus-value n’est ni occultée, ni déjouée, c’est la plus-value des cycles à venir qui est immédiatement engagée dans la transformation de la plus-value en capital additionnel (processus inflationniste dans lequel le taux de profit obtenu n’est jamais égal au taux de profit présupposé). Le capital s’accumule en anticipant sur de la plus-value à venir, la pénurie de plus-value n’est pas masquée car cette pénurie c’est le fait même que l’accumulation se poursuive comme anticipation sur les cycles à venir. Bien sûr le crédit, les surprofits et, dans une certaine mesure, l’inflation son consubstantiels au capital, cependant accompagnés de la dématérialisation de la monnaie, leur extraordinaire développement quantitatif dans la crise traduit une transformation qualitative. Alors que dans les crises cycliques, on assiste à un effondrement de ces anticipations, car le capital s’y restructure et reproduit son accumulation réelle, dans la crise actuelle leur persistance et leur croissance reposent sur l’incapacité à reprendre cette accumulation, ces développements sont alors la seule extension et présupposition du capital.

C’est cette allure cyclique de la crise dans sa première phase qui nous avait amenés, dans le travail poursuivi depuis TC 1, dans les Notes de travail, à parler d’autoprésupposition de la dévalorisation, puis de présupposition du capital au second degré. En fait, la périodisation de la crise que nous faisions reposait sur une ambiguïté : tout en disant clairement que la présupposition au second degré, la fictivation du capital, était fondamentalement impossible, nous raisonnions comme si elles avaient réellement lieu. Nous découpions la crise en une mise en place de la présupposition au second degré, fonctionnement de celle-ci et enfin effondrement. Nous faisions comme si cela fonctionnait. Non seulement une telle ambiguïté reposait sur l’allure cyclique de la crise dans la première phase, mais encore elle supposait que l’impossible restructuration du capital devait alors s’effectuer comme un mouvement impossible. La crise devait être une impossible reproduction du capital, dans laquelle il se reproduisait quand même, d’où cette présupposition au second degré qui était impossible, mais que nous utilisions comme si elle fonctionnait. Or l’impossible restructuration du capital n’est pas donnée d’emblée, mais se produit dans la crise, elle n’est que son aboutissement, elle n’est que le rapport révolutionnaire avec lequel elle se confond.

La restructuration qui s’amorce dans les années 1967 à 1975, déterminée dans son allure par le développement antérieur du capital, ne peut déboucher sur une reprise, mais ne peut qu’aboutir à un redoublement de la crise. Il n’y a pas d’échappement au capital. La crise de 1975 signifie l’échec du mouvement de restructuration amorcé dans la phase précédente, c’est la liquidation de la forme cyclique qu’avait jusqu’alors revêtu la crise. À partir de là, la reproduction du capital suit le processus qu’expose Marx dans les « Contradictions internes de la loi », comme tendance vers zéro du capital additionnel ; c’est là, dans la reproduction même du capital en crise, la liquidation de toute restructuration du capital. La crise perd son caractère de crise cyclique : crise et restructuration ne sont plus confondues (voir Révolution et contre-révolution, fascicule I : « Surproduction du capital et capital additionnel »).

Le capital continue de se reproduire, mais sa reproduction en crise, comme liquidation de toute restructuration, contient la production du rapport du prolétariat au capital comme à une simple prémisse. C’est là la troisième phase de la crise, c’est là l’impossible restructuration du capital. En effet, même dans la deuxième phase, la liquidation de toute restructuration est toujours comprise dans la reproduction du capital et celle-ci a un sens ; il y a rationalisation du capital, assainissement, accroissement de la productivité, même si cela est compris dans la tendance vers zéro du capital additionnel. Le mouvement de reproduction est une concentration, une accumulation de la productivité toujours supérieure à celle de la production, c’est en cela que ce mouvement est réellement liquidation de toute restructuration.

L’impossible restructuration, c’est le rapport du prolétariat au capital comme une simple prémisse. Cependant, si l’impossible restructuration n’est pas donnée d’emblée avec le début de la crise, elle n’est pas non plus un hasard final. Ce qui est « donné », c’est le développement antérieur du capital et à partir de là le mouvement général de tentative de restructuration dans la crise. C’est parce que dans sa deuxième phase, la crise de la présupposition du capital est la liquidation de toute restructuration qu’elle est la production du rapport du prolétariat au capital comme à une simple prémisse. Rapport qui est rapport entre une classe particulière du mode de production et le capital, mais rapport qui est réellement l’aboutissement de la crise, son impossible restructuration, parce qu’il est la production révolutionnaire du communisme : il n’y a pas de solution de continuité entre la crise et la production du communisme. Cette dernière, c’est la dernière phase de la crise.

Ce qui caractérise l’aliénation, c’est toujours cette reproduction de la particularité sociale de l’individu, l’existence comme présupposition d’une particularité sociale qu’il faut reproduire, qui définit son propre mouvement de reproduction (l’exploitation). Or l’aboutissement de la crise actuelle, crise de l’autoprésupposition du capital, définit le prolétariat dans un rapport contradictoire au capital qui est simultanément reproduction de sa particularité sociale et où le développement du capital apparait comme une simple prémisse. Il ne s’agit pas d’une condition venant déterminer la pratique du prolétariat, mais du rapport que les classes définissent entre elles. Se rapporter au capital comme à une simple prémisse n’est pas une situation donnée ; le prolétariat défini par le capital et le reproduisant, produit cette réalité du capital comme prémisse. Le prolétariat se trouve alors dans un rapport révolutionnaire au capital immédiatement porteur de communisme. Par cette notion de rapport de simple prémisse, il faut entendre la signification historique du capital en ce qu’elle n’est pas une accumulation de conditions, mais un rapport entre les classes posant à partir de lui-même la nécessité d’un mode supérieur de production de la vie. C’est en cela que ce rapport peut être qualifié de rapport de simple prémisse. Le prolétariat est dans la crise de l’autoprésupposition du capital défini comme classe révolutionnaire en ce que sa reproduction le place face au capital comme face à la prémisse d’un développement impliquant l’abolition du capital et sa propre abolition. Son rapport au capital en tant que classe particulière est simultanément la signification historique du capital, ce rapport est la prémisse d’un libre développement, cette simultanéité, c’est le rapport révolutionnaire du prolétariat au capital qui, classe du mode de production capitaliste abolit les rapports sociaux dans lesquels il se définit et se reproduit comme classe. Dans sa contradiction avec le prolétariat qui est sa reproduction, le capital ne pose pas une contradiction avec son développement antérieur comme limité, ce qui était le processus de toute restructuration ; c’est en cela que l’on peut dire que la signification historique du capital est la contradiction entre le prolétariat et le capital. C’est alors la liquidation de toute restructuration, c’est le rapport que l’on peut définir comme absence de restructuration supérieure tout en étant rapport dans lequel le capital se reproduit, mais rapport révolutionnaire où, contre le capital, le prolétariat produit le communisme. En effet, la contradiction qui oppose le prolétariat au capital est alors abolition de son autoprésupposition (pas de restructuration) ; contradiction entre le prolétariat et le capital et production du communisme sont une seule et même chose, cette contradiction n’est plus le mouvement même de restructuration du capital parce que le capital lui-même est posé dans sa contradiction avec le prolétariat, dans sa signification historique, comme prémisse d’un mode nouveau de production de la vie humaine.

Ne posant pas, du fait du développement antérieur, dans sa contradiction avec le prolétariat, une contradiction avec son développement antérieur comme limité, le développement historique antérieur du capital comme condition du communisme devient pratiquement un rapport révolutionnaire. Le prolétariat est en contradiction avec le capital en ce que le capital est la nécessité d’un mode supérieur de production de la vie.

« Mais au fait, que sera la richesse une fois dépouillée de sa forme bourgeoise encore limitée ? Ce sera l’universalité des besoins, des capacités, des jouissances, des forces productives, etc., des individus, universalité produite dans l’échange universel. Ce sera la domination pleinement développée de l’homme sur les forces naturelles, sur la nature proprement dite aussi bien que sur sa nature à lui. Ce sera l’épanouissement entier de ses capacités créatrices, sans autre présupposition que le cours historique antérieur qui fait de cette totalité du développement un but en soi ; en d’autres termes, développement de toutes les forces humaines en tant que telles, sans qu’elles soient mesurées d’après un étalon préétabli. L’homme ne se reproduira pas comme unilatéralité, mais comme totalité. Il ne cherchera pas à demeurer quelque chose qui a déjà été, mais s’insèrera dans le mouvement absolu du devenir. » (Fondements, t. 1, p. 450)

Nous n’avons pas affaire là à un état social indépendant du développement même du capital, mais à la résultante nécessaire de ce développement contradictoire, la production de cet état par le capital s’effectuant comme lutte de classes est précisément la contradiction qui l’abolit : « La limitation du capital, c’est que tout son développement s’effectue de manière antagonique, et que l’élaboration des forces productives, de la richesse universelle, de la science, etc. apparait comme aliénation du travailleur qui se comporte vis à vis des conditions produites par lui-même comme vis à vis d’une richesse étrangère et de sa pauvreté à lui.

« Mais cette forme contradictoire est elle-même transitoire et produit les conditions réelles de sa propre abolition. Le résultat, c’est que le capital tend à créer cette base qui renferme, de manière potentielle, le développement universel des forces productives et de la richesse ainsi que l’universalité des communications, bref la base du marché mondial. Cette base renferme la possibilité du développement universel de l’individu. Le développement réel des individus, à partir de cette base, où constamment chaque barrière se trouve abolie, leur donne conscience : nulle limite n’est tenue pour sacrée.

« L’universalité de l’individu ne se réalise plus dans la pensée ni dans l’imagination ; elle est vivante dans ses rapports théoriques et pratiques. Il est donc en mesure de saisir sa propre histoire comme un procès et de concevoir la nature avec laquelle il fait véritablement corps, d’une manière scientifique (ce qui lui permet de la dominer dans la pratique). Dès lors, le procès de développement est lui-même produit et conçu comme une prémisse. Mais il est évident que tout cela exige le plein développement des forces productives comme condition de la production : il faut que les conditions de production déterminées cessent d’apparaître comme des entraves au développement des forces productives. » (Fondements, t. 2, p. 35)

Le prolétariat est dans la crise de l’autoprésupposition de capital défini comme classe révolutionnaire en ce que sa reproduction le place face au capital comme face à la prémisse d’un développement impliquant l’abolition du capital et sa propre abolition. La reproduction de sa particularité est simultanément l’existence du développement antérieur concentré dans le capital comme prémisse d’un libre développement, cette simultanéité, c’est la situation révolutionnaire du prolétariat.

Avec la prédominance dans la reproduction du capital de la subsomption réelle du travail sous le capital, la pratique programmatique du prolétariat dans sa contradiction avec le capital est en décomposition. En effet, le rapport contradictoire entre le prolétariat et le capital ne porte plus la lutte pour la liberté du travail qui est totalement spécifié en tant que travail salarié par rapport à son caractère de créateur de valeur (voir plus-value relative). Abolir le capital, c’est nécessairement, pour le prolétariat, s’abolir lui-même, classe du travail salarié et non pas se « dégager » en tant que classe des travailleurs productifs de valeur. À ses débuts la crise actuelle est l’accentuation de cette décomposition de la pratique programmatique.

La décomposition du programmatisme est alors le contenu de la lutte de classes du prolétariat contre le capital, comprendre cette décomposition comme venant simplement accompagner le mouvement du capital, organiser la dévalorisation, ou même aider ce mouvement, c’est finalement ne plus considérer le mouvement du mode de production capitaliste comme lutte de classes, c’est voir l’unité qui relie les classes entre elles, mais ne plus voir cette unité comme une contradiction. Mais inversement, comprendre cette décomposition du programmatisme comme des vagues révolutionnaires venant buter sur l’immaturité des conditions, c’est ne pas comprendre la puissance même de la contre-révolution, c’est comprendre la contradiction, mais ne plus saisir simultanément l’unité entre le processus révolutionnaire et la contre-révolution.

La dissolution du programmatisme, c’est alors dans cette première phase de la crise, d’une part un réformisme de la crise, d’autre part son corollaire le néo-programmatisme. D’une part, la dissolution du programmatisme consiste à confondre la décomposition des rapports sociaux avec le procès de la révolution (autogestion, mouvements de la pénurie, autoprésupposition du travail nécessaire, quotidiénisme), d’autre part à poser à partir de cette décomposition l’impossibilité de toute transition et affirmation du prolétariat, à poser l’immédiateté du communisme portée par la prolétariat, classe de la reproduction impossible du capital, dont cette décomposition est la preuve et à s’opposer à toutes les tentatives d’organisation dans cette décomposition (néo-programmatisme –cf. TC 1, partie II, p. 89)

Dans la deuxième phase de la crise, la reproduction du capital est la liquidation de toute possibilité de restructuration, en se reproduisant, en liquidant toute gestion cyclique de la crise. Le rapport entre le prolétariat et le capital se transforme. La liquidation de toute possibilité de restructuration implique réciproquement une abolition immédiatiste du capital. Abolition immédiatiste, c'est-à-dire que la pratique de classe du prolétariat dans cette suppression de toute possibilité de restructuration est posée immédiatement comme la pratique révolutionnaire qui, dans sa simple extension, est production du communisme. La pratique du prolétariat n’est là qu’un simple « commentaire » de la décomposition des rapports sociaux, elle demeure contradictoire au capital et même en implication réciproque avec ce qu’est alors la contre-révolution, mais simplement au sens où elle ne ferait que profiter de l’absence de résolution supérieure, comme si celle-ci n’était pas un mouvement de reproduction du capital, mais un vide ouvert pour que le prolétariat organise la société. C’est une abolition du capital non pas médiée par le capital (médiation dans laquelle il y a réellement la production du communisme), mais comme développement de la situation du prolétariat, le procès révolutionnaire s’enferme alors dans cette situation, et ne peut que répéter sa contradiction avec le capital ; la pratique contradictoire au capital qui « oublie » le capital ne fait que développer une autonégation du prolétariat qui, non médié par la contradiction avec le capital, ne peut dépasser le pillage, l’émeute, la grève sans revendications, le sabotage, l’absentéisme.

Cependant, se reproduisant comme contre-révolution, dans ce rapport contradictoire à cet immédiatisme, le capital apparait sans cesse comme le résultat social de ce mouvement contradictoire. Il est par là lui-même posé comme la médiation entre la pratique du prolétariat et la production du communisme. Le mouvement d’ensemble du rapport entre les classes dans la deuxième phase de la crise est une critique de l’immédiatisme de la pratique du prolétariat en même temps qu’il est son propre mouvement de transformation et de production d’un nouveau rapport. Ce n’est pas comme un développement de sa situation immédiate que le prolétariat produit le communisme, même si c’est à partir de sa situation de classe que le prolétariat abolit les classes dans sa contradiction avec le capital.

C’est dans le processus du dépassement du rapport entre les classes, dans la deuxième phase, que se situe la production du mouvement théorique. Lorsqu’on dit que la théorie devient mouvement théorique, on exprime d’abord le travail de dépassement du fait que la théorie est un produit critique de la décomposition du programmatisme. Simultanément, le mouvement théorique, c’est dans le procès révolutionnaire, poser le fait qu’il est activité d’une classe prise dans l’automaticité de l’histoire ; le procès révolutionnaire travaille à l’affirmation de la conscience qui est la sienne, il n’y a pas d’automaticité de la conscience, car c’est à partir de l’aliénation qu’on abolit l’aliénation.

Avec la troisième phase de la crise, et le rapport du prolétariat au capital comme simple prémisse, ce que porte cette contradiction de la reproduction du mode de production capitaliste, avec le contenu qu’elle a, c’est la formation de fractions communistes du prolétariat. La contradiction communiste de la troisième phase se trouve dans la reproduction du capital, c’est par là la pratique d’une fraction communiste (le pluriel désigne la multiplicité de leurs apparitions et non celle de leur contenu ou de leur pratique) est la contradiction à l’intérieur de la reproduction du capital. Avec le début de la troisième phase, la lutte de classe tend à faire que pour le capital reproduire le prolétariat et inversement pour le prolétariat reproduire le capital, c’est produire le rapport du prolétariat au capital comme à une simple prémisse d’un libre développement, c’est poser la relation du prolétariat au capital comme pratique révolutionnaire.

Dans les phases précédentes de la crise, la décomposition du programmatisme était une exarcerbation des contradictions du programmatisme, un procès de radicalisation de ces contradictions, elle était le contenu de l'activité de classe du prolétariat. On sait que la lutte de classe a un contenu programmatique, lorsque la contradiction entre le prolétariat et le capital est le rapport entre la tentative de libération du travail et d’affirmation du prolétariat et la restructuration du capital. La domination formelle du capital sur le travail est le fondement général du programmatisme. Dans celui-ci la forme générale de la lutte classe du prolétariat, à savoir le fait qu’elle soit pratique d’une classe particulière de la société qui vise à abolir les classes, devient une contradiction et en engendre une série d’autres destinées à la résoudre.

Schématiquement, ces contradictions sont les suivantes :

–       le prolétariat doit s’affirmer pour se nier ;

–       le procès contradictoire du capital est porteur du communisme/c’est une classe qui est porteuse du communisme (le dernier terme renvoie au fatalisme de certains passages du Capital de Marx ; le mode de production s’effondre avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature… par exemple ; le second terme à la question des « conditions objectives » comme extériorité vis à vis de la pratique de classe ; ce qui nous amène à la contradiction suivante) ;

–       le prolétariat porte toujours l’abolition du capital, mais il ne peut pas toujours faire la révolution (sur ces deux derniers points, voir le chapitre « Le capital se manifeste dans le procès de son abolition : la lutte de classes »).

Le point fondamental est donc que le programmatisme est une limite historique de la lutte de classe et non une erreur d’appréciation de la théorie sur la pratique, une mystification ou une déviation (limite posée comme telle par la période suivante).

Le rapport entre les classes qu’est la troisième phase de la crise amorce la résolution des contradictions du programmatisme car la contradiction générale de la lutte de classe, qui était pour le programmatisme une limite infranchissable, devient le mouvement même de la révolution, dans le rapport du prolétariat au capital comme prémisse ; c'est-à-dire où l’on a simultanément la reproduction de la particularité sociale du prolétariat le définissant comme classe et cette reproduction comme rapport révolutionnaire au capital, que le prolétariat pose comme une prémisse d’un libre développement (c’est la crise de l’autoprésupposition).

Les contradictions du programmatisme ne sont totalement résolues que par le triomphe de la révolution, dans la révolution la production théorique consiste simplement à produire l’aboutissement que porte immédiatement le mouvement en tant que mouvement, c'est-à-dire en tant que procès défini par le rapport du prolétariat au capital : la révolution. Celle-ci est un mouvement qui crée ses propres conditions et se produit lui-même comme abolition du capital.

Les fractions communistes n’existent que comme action de classe abolissant le capital et se niant, donc que comme pratique consciente, car abolition de l’extranéisation des forces sociales, donc du caractère étranger du procès historique. Cependant, en tant que pratique de classe, elle est encore pratique humaine ayant ses forces en face, d’où le fait que l’abolition de l’aliénation, pour être le procès conscient qu’elle est nécessairement, elle doit travailler à l’affirmation de la conscience.

Dans le capital, les hommes font l’histoire, mais leurs rapports prennent la forme de rapport entre les choses, la production de leur propre vie ne s’effectue que comme le mouvement automatique de leurs propres forces sociales qui les affrontent. Cette fraction communiste du prolétariat que nous avons posée comme résultante du devenir contradictoire de la reproduction du capital n’est évidemment définie que par son activité. Son activité n’est pas réalisation immédiate de l’être socialement donné de la classe, c’est son dépassement. Cependant, c’est comme classe particulière que le prolétariat s’oppose au capital. Ainsi il faut éviter deux positions unilatérales : premièrement, la révolution ne triomphe que comme une application de la théorie. C’est reconnaître un mouvement automatique de l’histoire et une volonté consciente (c’est la démarche de l’utopie). Deuxièmement, les hommes font l’histoire, l’opposition du prolétariat au capital a intrinsèquement, naturellement la conscience de son dépassement communiste, parce qu’elle est ce qu’elle est. On ne tient pas compte de la réalité de l’aliénation et du fait que la révolution est effectuée par une classe et est donc encore prise dans l’extranéisation de ses propres forces.

L’activité des fractions communistes du prolétariat dans leur opposition au capital, pour être la pratique consciente abolissant l’extranéisation de son activité et donc s’abolissant elle-même, est une activité de classe prise dans le caractère automatique de l’histoire qui n’a pour contenu que l’abolition de cette automaticité. L’abolition du capital pour être le procès conscient qu’elle est nécessairement doit donc travailler à l’affirmation de sa conscience car elle est simultanément procès dans lequel, le capital se reproduisant (la fin de cette reproduction, ce n’est que le communisme et non la révolution), le procès historique de la révolution est procès d’une classe de l’aliénation qui s’abolit en tant que classe (c’est ce que nous avons vu comme reproduction du capital le posant comme une prémisse face au prolétariat).

L’activité du prolétariat dans la révolution est extranéité qui s’abolit. L’activité communiste du prolétariat n’est pas un dégagement par rapport au capital ; dans la révolution, le prolétariat demeure un classe par et dans le capital. La révolution est alors elle-même le contenu du rapport social qui fait du prolétariat une classe. C’est par le rapport avec le capital qu’est sa lutte contre lui pour son abolition que le prolétariat demeure une classe. La lutte du prolétariat comme classe devient identique à son abolition en tant que classe.

Dans sa lutte contre le capital, le prolétariat ne s’organise pas sur la base du communisme, son activité dans la révolution a pour contenu la dissolution de ce qui fait de lui une classe, c’est en tant que classe particulière qu’il s’abolit. Pour le prolétariat, son antagonisme à la communauté qui le définit entraîne qu’il n’est porteur d’aucune organisation sociale ; aucune organisation sociale ne peut donner aux prolétaires de contrôle sur les forces productives, sur leur existence sociale ; le nouveau mode social est le résultat de la lutte de classe.

Le communisme n’est pas un état social, c’est une période de l’histoire humaine qui s’inaugure par la création des conditions du libre développement humain. Dans la révolution, le prolétariat ne produit pas une organisation sociale à partir de sa situation. Même s’il n’agit qu’en tant que classe particulière, en tant que telle, il ne peut promouvoir aucune organisation sociale qui serait l’appropriation de ses rapports sociaux, ce mouvement et son négatif sont même le procès de la dissolution du programmatisme[7] que sa lutte dépasse. Dans la révolution, le prolétariat n’agit comme classe qu’en s’abolissant comme classe, par là le contenu de son activité n’est ni l’affirmation de ce qu’il est, ni immédiatement le communisme.

Dire que dans sa lutte contre le capital, le prolétariat n’organise pas la société sur la base du communisme, ne signifie pas l’installation d’une période de transition ou que la puissance de la révolution ne provienne pas de ses mesures communistes immédiates, cela signifie que la communisation de la société est effectuée comme lutte contre le capital et en cela n’est pas libre développement de l’individu ; ces mesures sont encore posées dans un rapport au capital.

De façon concrète, le prolétariat dans sa lutte, abolit la valeur, mais le mode d’être social qui en résulte n’est pas l’immédiateté sociale de l’individu, car l’activité du prolétariat abolissant la valeur est médiée par le capital, la lutte contre celui-ci qui est en face de lui. Il en est de même de l’abolition du travail salarié (nous avons vu que l’abolition du travail salarié n’est pas libération du travail, que la notion d’abolition du travail réfère directement à la dissolution du programme) : l’activité n’est manifestation de soi, c'est-à-dire est suppression de son caractère reproducteur de quelque chose qui a déjà été, qu’en étant imposé par la nécessité de la lutte contre le capital.

La révolution effectuée par une classe particulière ne peut être d’emblée le communisme. La complexité réelle de son procès résulte de ce que le prolétariat ne peut promouvoir à partir de ce qu’il est aucune organisation sociale et qu’il ne peut non plus faire du communisme son mode d’être, il y a production du communisme, ce qui recouvre le fait que si la révolution n’est pas le communisme, on ne fait pas la révolution pour le communisme mais par le communisme. De cette double tendance résulte la persistance de la dissolution du programme à l’intérieur de la révolution, soit comme affirmation du prolétariat, soit comme immédiatisme du communisme, sur la base du prolétariat (classe particulière), dans un cas comme dans l’autre, on ne pose pas réellement les forces sociales extranéisées comme capital, mais simplement comme envers du prolétariat. Le procès de la révolution comme lutte contre le capital est par là aussi, posant réellement le capital comme la communauté face au prolétariat, résolution du programmatisme en dissolution et dépassement des fractions communistes.

L’activité communiste du prolétariat a toujours pour contenu de médier l’abolition du capital par son rapport au capital ; ce n’est ni un dégagement (libération) du capital comme affirmation du prolétariat, ni un immédiatisme du communisme. La production de la communauté humaine dans la révolution est l’activité d’une classe définie par la séparation d’avec la communauté, communauté qui se pose face au prolétariat et que la contradiction du prolétariat à elle définit comme une simple prémisse.

Addendum

Il est évident que ce dernier chapitre ne fait qu’ouvrir une perspective : il n’aborde pas la dynamique de la décomposition du programmatisme, le problème de la contre-révolution et de ses rapports avec les limites de la révolution, enfin le déroulement de la révolution est à peine esquissé. Ces questions là font déjà l’objet d’un texte qui sera incessamment publié en Notes de travail (Notes 6 : « Problèmes actuels de la révolution »)

Si nous n’avons pas attendu la mise au point de ces développements pour publier Théorie communiste n°2, c’est tout d’abord que précisément ces développements feront l’objet de Notes avant leur mise au point (c’est bien là le rôle de ces Notes), mais c’est aussi que la question centrale de TC 2 se trouve dans la définition de la contradiction entre le prolétariat et le capital comme une vraie contradiction et non comme opposition ou domination, et dans l’intégration dans cette contradiction de l’accumulation. C'est-à-dire qu’il fallait exposer comment le procès historique de la lutte de classe n’était pas la réalisation de cette contradiction, mais que celle-ci était forcément procès déterminant de par son contenu, celui de son dépassement. Il fallait enfin montrer les transformations radicales de la lutte de classe dans la crise actuelle. À ce propos, nous entreprenons un travail destiné à fonder la périodisation de la crise de façon apodictique et non simplement assertorique comme elle l’est encore à bien des égards, même si le fascicule I de Révolution et contre-révolution lui donne de solides bases.

 

[1] Cf. Invariance, supplément au n°2 série III : « Contre une trop lente disparition », p. 1.

[2] « Il y a donc en même temps que l’analyse des possibles qui sont fenêtre sur le futur, prise de conscience de ce qui a été perdu ; les deux mouvements sont intimement liés » (Invariance n°3, série III, p. 44).

[3] Nous aurons l’occasion de revenir dans un prochain texte sur ce qui différencie la décomposition du programme avec les Gauches communistes et la décomposition actuelle.

[4] Voir Fondements, p. 256-257, surtout p. 257

[5] Si la contradiction entre le prolétariat et le capital n’est plus seulement formelle mais réelle, il faut encore pour qu’elle devienne rapport révolutionnaire entre le prolétariat et le capital que cette contradiction soit l’effondrement de l’autoprésupposition du capital, c’est la transformation capitale qui s’effectue dans la troisième phase de la crise. L’effondrement de l’autoprésupposition du capital, cela signifie que non seulement le prolétariat est dans un rapport contradictoire (qui le définit) au mouvement nécessaire de la socialisation de son activité, mais encore que l’abolition du capital est une pratique dans lequel le prolétariat se nie (cf.  la révolution dans les Notes de travail n°1).

[6] Cela explique cependant pourquoi la crise cyclique « classique » disparaît au profit des récessions.

[7] Retour en soi du sujet, immédiatisme du communisme.

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