Entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, le mode de production capitaliste connaît une importante transformation qualitative : c’est le passage de la subsomption formelle du travail sous le capital à la subsomption réelle. Cette transformation qui se définit centralement par le passage de la prédominance de la plus-value absolue à la prédominance de la plus-value relative, pose la fin d’une période de la lutte de classes, durant laquelle la lutte du prolétariat a un contenu programmatique. C'est-à-dire durant laquelle il s’agit, pour le prolétariat de s’affirmer, de libérer le travail, d’imposer sa dictature durant une période de transition, durant laquelle la lutte prolétarienne connaît une articulation immédiate entre la défense de la condition prolétarienne et la révolution, car cette dernière est momentanément (le but final de la société sans classes n’est jamais absent) l’affirmation de cette condition, sa généralisation (cf. Théorie communiste n°2).
Le passage du mode de production capitaliste en domination réelle se définissant essentiellement par la prédominance de la plus-value relative signifie que la reproduction de la force de travail perd toute autonomie par rapport à la reproduction du capital ; le travail n’est plus l’élément dominant du procès immédiat (le procès de production n’est pas adéquat au capital, l’appropriation du travail vivant par le travail mort n’est pas le fait du procès de production lui-même, la prédominance du travail vivant est un certain type de rapport d’exploitation) ; l’unité sociale des capitaux est fixée par l’échange aux prix de production, c'est-à-dire d’une façon telle que la différence entre capital variable et capital constant est niée ; la défense de la condition prolétarienne n’est plus qu’un moment de la reproduction générale des rapports sociaux capitalistes. Le travail est totalement spécifié comme travail salarié.
La subsomption réelle du travail sous le capital est donc une modification du contenu de la lutte de classes du prolétariat qui ne peut plus avoir le contenu programmatique défini précédemment. La révolution ne peut plus être affirmation du prolétariat, libération du travail, période de transition ; l’abolition du capital ne peut qu’être autonégation du prolétariat, immédiatement société sans classes. La défense de la condition prolétarienne tend à devenir un des fondements de la contre-révolution.
Le passage du capital en domination réelle inaugure donc une période de décomposition du programmatisme. Cependant, il serait faux de considérer celle-ci comme un simple essoufflement, comme la lente agonie d’un mouvement jadis vigoureux. La subsomption réelle du travail sous le capital est un dépassement des limites de la subsomption formelle, elle ne vient pas se juxtaposer à celle-ci, mais se produit dans les contradictions de la domination formelle. C’est par là que la décomposition du programmatisme peut avoir son propre contenu, être une période spécifique de la lutte de classe et ne pas être un simple processus de pourrissement.
En domination formelle, la croissance de la plus-value bute sur la division du travail dans les ateliers, fondée sur les métiers (le capital reprend un procès de travail qui lui est antérieur) : « La manufacture butait, non seulement sur l’étroitesse de sa base productive, mais aussi et surtout sur la base contradictoire de la reproduction de la force de travail, toujours organisée autour du métier avec l’exigence du maintien d’une large couche d’ouvriers habiles, la longueur du temps de formation (apprentissage), l’autonomie de cette couche sociale de compagnons (devenus ouvriers manufacturiers), s’appuyant sur le milieu d’origine, alors que s’imposait la nécessaire dévalorisation de cette force de travail entrée en même temps dans le cours de la parcellisation et de la déqualification, ce qui va être obtenu par le machinisme et la fabrique. » (Palloix, Du fordisme au néo-fordisme in La Pensée, février 1976)
C’est parce que la subsomption formelle intègre un procès de production antérieur au capital qu’elle ne peut qu’être fondée sur la plus-value absolue et que peuvent se présenter les limites de celle-ci : extensibilité éternelle du temps, épuisement destructeur de la force de travail. La limite fondamentale à dépasser, c’est cette intégration d’un procès antérieur, c’est la qualification ouvrière, car c’est d’elles que dépendent la prédominance de la plus-value absolue et les limites de celle-ci à l’extraction du surtravail.
Le développement de la subsomption réelle du travail sous le capital est une contradiction de classe. Le passage à la subsomption réelle ou valorisation intensive ne peut être appréhendé comme une dynamique autonome du capital, mais comme dynamique contradictoire entre le prolétariat et le capital, il s’agit en effet du passage à un mode supérieur de l’exploitation. L’erreur à ne pas commettre serait inversement de saisir cela comme la lutte de deux forces autonomes et non comme la dynamique même du développement du capital. Le dépassement des limites de la plus-value absolue dans la plus-value relative, donc la transformation du procès de production en procès adéquat au capital (développement du capital fixe), s’effectue comme destruction du procès antérieur de travail intégré dans le mode de production capitaliste, de l’ouvrier qualifié. C’est la création d’un nouveau rapport entre le capital et le travail. La subsomption réelle du travail sous le capital, c’est la création d’un nouveau mode d’exploitation. Le rapport entre le prolétariat et le capital devient rapport entre le capital et le travailleur collectif que cette phase de développement du capital produit comme dépassement des limites de l’exploitation en domination formelle.
Comme dépassement de la domination formelle, l’extraction de la plus-value relative se développe comme exacerbation de la division du travail, de l’éclatement du travailleur qualifié, exacerbation de l’association, de la coopération, de l’emploi de la science, de toutes les forces sociales du travail : « avec le développement du mode de production spécifiquement capitaliste, ce ne sont plus seulement les objets – ces produits du travail, en tant que valeurs d’usage et valeurs d’échange – qui, face à l’ouvrier, se dressent sur leurs pieds comme “capital”, mais encore les forces sociales du travail qui se présentent comme formes de développement du capital, si bien que les forces productives du capital : en tant que telles, elles sont “capitalisées”, en face du travail. En fait l’unité collective se trouve dans la coopération, l’association, la division du travail, l’utilisation des forces naturelles, des sciences et des produits du travail sous la forme des machines. Tout cela s’oppose à l’ouvrier individuel comme quelque chose qui lui est étranger et existe au préalable sous forme matérielle, qui plus est, il lui semble qu’il n’y ait contribué en rien, ou même que tout cela existe en dépit de ce qu’il fait […]. Les forces sociales du travail des ouvriers individuels – aussi bien subjectivement qu’objectivement – ont en d’autres termes la forme de leur propre travail social, sont les rapports établis d’après un mode tout à fait indépendant d’eux : en étant soumis au capital, les ouvriers deviennent des éléments de ces formations sociales, qui se dressent en face d’eux comme formes du capital lui-même, comme si elles lui appartenaient – à la différence de la capacité de travail des ouvriers – et comme si elles découlaient du capital et s’y incorporaient aussitôt. » (Marx, Un chapitre inédit du Capital, Ed. 10/18, p. 250-251)
C’est maintenant que va pouvoir apparaître cette base spécifique de la décomposition du programmatisme dans la valorisation intensive telle qu’elle s’est développée jusqu’à la crise actuelle. On peut dire que dans la valorisation intensive telle qu’elle s’est développée dépassant les limites de la subsomption formelle, l’appropriation des forces sociales du travail par le capital n’est que « formelle ». En effet, même si elle est le fait du procès de production lui-même, dans ce procès de production, il y a homogénéité entre l’activité du travail vivant et le mouvement du capital fixe dans lequel réside l’appropriation de ces forces sociales – dans le travail à la chaine, par exemple, il y a homogénéité entre l’activité du travailleur et le mouvement non autonome de la machine.
En tant que valeur d’usage, le capital fixe est en réalité soumis à la collection des travailleurs et à la décomposition de leurs mouvements. Le développement du système des machines en système automatique n’est pas du tout fortuit : c’est la transformation historique du système des machines qui avait créé le rapport du capital au prolétariat comme rapport au travailleur collectif, en moyen adéquat à l’appropriation des forces sociales du travail. Avec le système automatique des machines, le mouvement du capital fixe en ce qu’il est appropriation des forces sociales du travail fait réellement face au travail vivant, en ce qu’il devient autonome par rapport à lui, en ce qu’il y a alors hétérogénéité dans le contenu et l’allure du travail vivant et du mouvement des machines.
S’il y a donc réellement appropriation des forces sociales du travail dans le capital avec le système des machines, si donc elles font face au travail en tant que capital, ce face-à-face n’est pas le fait du procès de production lui-même. L’appropriation est le fait du procès de production, mais pas le face-à-face ; il n’y a face-à-face que parce que c’est du capital. Le capital fixe doit donc évoluer vers la forme adéquate de cette appropriation des forces sociales du travail face au travailleur : le système automatique des machines.
Cette limitation de l’appropriation des forces sociales du travail dans la valorisation intensive telle qu’elle s’est développée jusqu’à la crise actuelle pose la spécificité de la décomposition du programmatisme : la lutte de classe du prolétariat peut alors rester dans une problématique de dégagement par rapport au capital alors qu’il n’y a plus aucune positivité à dégager (cf. dans ce même numéro, l’analyse des luttes de classes entre 1967 et 1975). C’est le fait que l’appropriation des forces sociales du travail n’est pas, dans son opposition au travailleur, le fait du procès de production lui-même qui pose cette problématique générale de dégagement par rapport au capital.
Avant de voir comment, dans la crise actuelle, la restructuration qui se dessine consiste en une transformation du procès de reproduction du capital en un procès adéquat d’appropriation des forces sociales du travail, et cela pas uniquement dans le procès immédiat de production – qui joue cependant un rôle central en tant que procès de production de la plus-value – il faut dire quelques mots des origines de la crise actuelle. De cette façon, nous allons voir que la restructuration en cours est bien la réponse adéquate aux limites sur lesquelles a buté la valorisation intensive telle qu’elle s’est développée jusqu’à maintenant.
Comme toutes les crise du mode de production capitaliste, la crise qui s’ouvre au milieu des années soixante (cf. dans ce même numéro, le texte sur le développement économique de la crise) a pour origine la baisse du taux de profit. Cependant, dans chaque crise, cette baisse du taux de profit est portée par de mouvements spécifiques au mode de développement du capital alors dominant. Toutes les façons selon lesquelles s’est modulée la baisse du taux de profit dans la valorisation intensive telle qu’elle s’est formée comme dépassement des limites de la domination formelle, et telle qu’elle s’est développée jusqu’à la crise actuelle tiennent au rapport entre le capital et le travailleur collectif que cette phase de développement du capital a produit comme dépassement des limites de l’exploitation en domination formelle. Les lignes sur lesquelles s’est modulée la baisse du taux de profit sont les suivantes :
- a) De par l’homogénéité du travail vivant et du mouvement des machines, l’augmentation de la productivité bute sur les limites de la décomposition du travail comme support de la valorisation. D’autre part, pour la même raison, l’augmentation de la masse de production comme accroissement de la masse du profit pour lutter contre la baisse de son taux ne peut être que difficilement accroissement de la productivité, car tout accroissement de la production accroit la partie variable du capital dans une proportion sensiblement égale à la partie fixe.
Ce mode de parcellisation du travail comme support de la valorisation et ses conséquences au niveau de l’augmentation de la productivité détermine ce qui est souvent appréhendé comme des limites techniques du travail à la chaine : problème de transfert et d’équilibrage[1]– on retrouve là le fait que le mouvement général du procès de travail est soumis à l’individu isolé à son poste.
- b) D’une part, la valorisation intensive développe le travailleur collectif et la nécessaire continuité de son cycle d’entretien en intégrant celle-ci dans le cycle propre du capital (plus-value relative – le texte sur la décomposition du programmatisme dans ce numéro). D’autre part, « le procès de travail du fordisme pousse à l’extrême le principe mécanique de la collectivisation du travail. Ce principe ne trouve son efficacité que dans la production répétitive en grande série de produits banalisés. Il est totalement inadéquat à la production de services dits collectifs. Ou bien ces services sont produits par des capitalistes avec des méthodes non évolutives et leur coût croit vertigineusement […]. Ou bien ces services sont produits par des collectivités publiques. Ils absorbent alors du travail qui est improductif du point de vue de la création de plus-value. » (M. Aglietta, Régulation et crise du capitalisme, Ed. Calmann-Lévy, p. 142-143) La tendance générale à la hausse du taux de la plus-value finit par être gravement atteinte.
Il y a donc une contradiction qui se développe tout au long de cette période de la valorisation intensive entre le développement de la reproduction collective de la force de travail et le procès de travail. Ce développement et ce procès de travail ayant tous deux la même origine dans le dépassement des limites de la domination formelle.
Nous retrouvons la même limite à l’appropriation des forces sociales du travail, dans le fait que l’État, en tant que représentant du capital en général, doive prendre en charge cette reproduction, dans le fait que la reproduction sociale de la force de travail ne soit pas le fait de capitaux particuliers, dans le fait que le mouvement même de capitaux particuliers ne puisse être cette reproduction sociale de la force de travail.
Voilà donc les deux principaux axes selon lesquels s’est développée la baisse du taux de profit. Ces deux axes tiennent au rapport que le capital entretient avec l’appropriation des forces sociales du travail, tant au niveau de la consommation productive de la force de travail que de sa reproduction.
C’est sur cette base qu’à partir du milieu des années soixante s’est engagée la crise, c'est-à-dire un formidable mouvement de dévalorisation du capital permettant la restructuration du capital. Il ne peut s’agir pour cette restructuration d’être une simple reprise du mode de valorisation antérieur à la crise. La restructuration qui s’amorce est le dépassement des limites sur lesquelles est venue buter la valorisation intensive, c'est-à-dire plutôt un dépassement de sa contradiction interne : le développement du travailleur collectif et son intégration dans la reproduction du capital au travers d’un procès de production inadéquat à l’appropriation des forces sociales du travail.
La restructuration est indissolublement accroissement de la productivité et développement adéquat du capital comme dépassement de cette contradiction interne. On peut même dire qu’elle est le second parce qu’elle est le premier. Le capital ne recherche pas essentiellement ce développement adéquat, c’est la recherche d’une augmentation de la productivité qui, vu ce qu’est le capital –appropriation du travail vivant par le travail objectivé – est ce dépassement. En passant du système des machines au système automatique, le capital approfondit le mouvement inhérent à la domination réelle (appropriation du travail vivant par le travail objectivé du fait même du procès de production), mais cet approfondissement est une transformation qualitative quant au rapport du capital et du prolétariat en tant que travailleur collectif face au capital dépassant le limites précédentes.
Tout le mouvement de la restructuration en procès dans la crise tend à faire de l’appropriation des forces sociales du travail par le capital face au prolétariat, le fait du procès de production lui-même. C’est l’évolution historique du capital en un procès de production adéquat à cette appropriation. Comme on va le voir, c’est tout le procès de reproduction du capital, du rapport entre le prolétariat et le capital qui est restructuré dans ce sens, même si jusqu’à présent on a surtout insisté sur le procès immédiat de production, en ce qu’il est le centre du processus d’exploitation. C’est donc par les transformations de ce procès immédiat de production que nous commencerons l’analyse des grands axes de cette restructuration, qui a pour contenu la transformation de la reproduction du capital de façon adéquate à l’appropriation des forces sociales du travail. L’approfondissement de l’appropriation du travail vivant par le travail objectivé qui est accroissement de la productivité contient ce changement qualitatif à l’intérieur de la valorisation intensive elle-même.
- Le procès de production immédiat : nous avons vu précédemment la différence qui sépare le système des machines du système automatique de machines ; nous avons vu que dans cette transformation, on assiste à la transformation du procès de production qui est appropriation des forces sociales du travail en procès adéquat à cette appropriation. Ce sont les principes mêmes du système automatique qui déterminent cette adéquation.
Ces principes de base sont : l’autonomie du mouvement des machines par rapport à l’activité du travail vivant (l’hétérogénéité) ; la cohérence logique interne du mouvement des machines qui n’est plus soumis à la parcellisation du travail et à la mesure des temps et des mouvements ; l’intégration, c'est-à-dire « l’intégration du processus partiel de production jusqu’ici discontinu, dans un processus ordonné qui associe les machines-outils les plus perfectionnées sous la direction des appareils électroniques » (Pollock, l’automation, ses conséquences économiques et sociales, cité dans un rapport de l’Institut de recherche économique et de planification – IREP : Incidences de l’informatique sur le volume de l’emploi et les conditions de travail, p. 8) ; l’asservissement : « L’asservissement est constitué par un système interne ou associé aux machines leur imposant les règles opératoires de leur propre fonctionnement. Le fait nouveau avec l’automatisation est que l’asservissement ne dépend plus de l’homme, mais est purement mécanique. C’est ce principe qui détermine la diffusion de l’automation dans la mesure où un système d’asservissement pourra être trouvé pour chaque type particulier de machine ou de groupe de machines. Les machines étant asservies, il est possible de les relier entre elles, conférant au cycle productif une autonomie. » (IREP, p. 8) ; la rétroaction : « la différence de nature entre la mécanisation et l’automation est basée sur la présence de commandes par rétroaction permettant à la machine de contrôler son fonctionnement à tout moment à l’aide de données fournies par un bloc de commande qui supervise l’opération. » (IREP, p. 9)
L’appropriation des forces sociales du travail, qui, en domination formelle était le fait soit de l’agencement même de l’atelier en vue de la surveillance panoptique, ou du personnel qui régissait la coopération, qui, en domination réelle devient le fait du procès de production, devient avec le système automatique le fait d’un procès de production adéquat à cette appropriation.
En outre, il est toujours capital de considérer que cette transformation qualitative est le fait d’un approfondissement de l’appropriation fondamentale du travail vivant par le travail objectivé, donc est portée par un très grand accroissement de la productivité. Il ne faut cependant pas négliger le fait que cet accroissement de productivité s’accompagne d’une forte croissance du capital fixe. Mais les taux d’accroissement de la productivité, après introduction de l’automation, sont très élevés, et d’autre part, il est évident que l’augmentation de la productivité touche également le matériel entrant dans le capital fixe, de plus la croissance de la vitesse de production, la faiblesse des rebuts, la meilleure utilisation du capital fixe, accroissent considérablement la vitesse de rotation de celui-ci, ce qui importe énormément pour la fixation du taux de profit.
- La combinaison sociale de la force de travail. « Avec le développement de la soumission réelle du travail au capital ou mode de production spécifiquement capitaliste, le véritable agent du procès de travail total n’est plus le travailleur individuel, mais une force de travail se combinant toujours plus socialement. Dans ces conditions, les nombreuses forces de travail, qui coopèrent et forment la machine productive totale, participent de la manière la plus diverse au procès immédiat de création des marchandises ou, mieux, des produits : les uns travaillent intellectuellement, les autres, manuellement […]. Un nombre croissant de fonctions de la force de travail prennent le caractère immédiat de travail productif, ceux qui les exécutent étant des ouvriers productifs directement exploités par le capital et soumis à son procès de production et de valorisation.
« Si l’on considère le travailleur collectif qui forme l’atelier, son activité combinée s’exprime matériellement et directement dans un produit global, c'est-à-dire un masse totale de marchandises. Dès lors, il est parfaitement indifférent de déterminer si la fonction du travailleur individuel – simple maillon du travailleur collectif – consiste plus ou moins en travail manuel simple. L’activité de cette force de travail globale est directement consommée de manière productive par le capital dans le procès d’autovalorisation du capital : elle produit donc immédiatement de la plus-value ou mieux, comme nous le verrons par la suite, elle se transforme directement elle-même en capital. » (Marx, op. cit., p. 226-227)
Avec le développement de l’automation et de l’informatique, le capital crée dans le procès de production les organes spécifiques de l’absorption de cette activité combinée du travailleur collectif, l’intégration du travailleur collectif trouve dans ces développements ses organes spécifiques. Cette intégration devient une transformation immédiate du procès de travail. Le caractère collectif du travail prédétermine le système automatique des machines, accentue la mobilité, la polyvalence, la rotation des postes ; ce système entre en contradiction avec l’individualisation des tâches. La division du travail dans l’usine est affectée, le travail d’entretien devient non pas un travail occasionnel ou de maintenance, il devient directement le travail d’accompagnement de la marche de la machine. Enfin, tout en renforçant la séparation entre travail d’exécution et travail de conception, le système automatique des machines intègre directement le travail de conception au niveau immédiat du mouvement de la machine, sous la forme de la programmation de celle-ci. L’interpénétration des fonctions, leur intégration au sein de l’activité productive du travailleur collectif, outre d’être le fait de la réunion des travailleurs sous un même capital, devient le fait même du procès de travail – procès qui va même jusqu’à objectiver les fonctions de direction et de commandement.
- Toute la classe capitaliste exploite toute la classe ouvrière : cette proposition essentielle qui relève de la définition de la péréquation du taux de profit acquiert dans les modifications actuelles de l’exploitation, de la consommation de la force de travail, une réalité concrète bien plus immédiate.
Avec la crise présente, c’est le noyau dur de la population active qui est touché : le travailleur masculin, national, adulte, ayant une qualification, bref, le travailleur syndiqué. Il y a fondamentalement une modification dans le premier moment de l’échange entre travail et capital, dans l’achat-vente de la force de travail.
Touchant au noyau dur de la population active, ce mouvement s’accompagne du développement du travail précaire. Ce dernier n’est pas un travail d’appoint dépendant des hauts et des bas de l’activité économique, il devient structurel. En effet, les grandes entreprises qui emploient des travailleurs temporaires le font au travers d’une spécialisation des activités au sein de l’ensemble productif que forme l’entreprise. Certaines activités sont structurellement confiées soit à des travailleurs temporaires, soit à des maisons sous-traitantes. L’ensemble de la force de travail au sein de la même unité de production n’est pas immédiatement subsumée sous le même capital. Là se réalise concrètement le fait que l’ouvrier appartient à toute la classe capitaliste avant d’appartenir à tel ou tel capitaliste, et cela dans la modification, qu’il ne suffit pas de comprendre comme simplement formelle, du premier moment de l’échange entre le capital et le travail.
Cette forme sociale du travail qui consiste en ce qu’il fait face au capital, non en tant que créateur de valeur d’usage liée à une activité particulière, à un procès de travail déterminé, mais en tant que créateur de valeur, détermine immédiatement les modalités de l’échange entre travail et capital après avoir déterminé sa consommation dans le procès productif, en tant que travail simple. L’autre pôle du même mouvement est constitué par la mensualisation, la revalorisation du travail manuel, etc.
- Reproduction de la force de travail : nous avons vu précédemment que la continuité du cycle d’entretien de la force de travail était un des axes de la baisse du taux de profit dans la valorisation intensive telle qu’elle s’était développée jusqu’à présent. La transformation essentielle de la crise actuelle dans ce domaine est la privatisation de cette reproduction.
Avec la subsomption réelle du travail sous le capital qui a pour fondement la production de plus-value relative, l’échange au prix de production l’emporte définitivement sur l’échange à la valeur et donc la péréquation du taux de profit devient un procès physiologique de la reproduction du capital. En domination réelle, l’État se définit comme gestion de cette péréquation, il ne s’agit pas là d’une fonction, mais de ce qu’il est – il n’est pas quelque chose faisant cela – ; ainsi défini, l’État a pour définition plus immédiate la gestion de deux marchandises dont l’uniformité et la mobilité sont les vecteurs de la péréquation : la force de travail et la monnaie. La gestion de ces deux marchandises dépasse donc la simple reproduction des capitaux particuliers pour être celle du capital en général. Il y a donc une relation particulière structurelle entre ce qu’est l’État et la reproduction de la monnaie et de la force de travail. Cela n’empêche qu’il puisse y avoir privatisation de la production des marchandises et des services nécessaires à cette reproduction, au sein d’un cadre défini par l’État ou au sein d’entreprises d’économie mixte.
La privatisation de la production de telles marchandises et de tels services, outre le fait d’ouvrir de nouveaux secteurs de valorisation au capital, dépasse la limite du rapport entre le prolétariat et le capital consistant dans le fait que le mouvement même des capitaux particulier ne puisse être la reproduction sociale de la force de travail. La reproduction des capitaux particuliers est à même d’assurer la reproduction de cet élément fondamental du rapport social capitaliste dans son ensemble qu’est la force de travail.
On assiste là à l’achèvement de l’intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle propre du capital, au travers de l’intégration dans le cycle du capital productif de la production des marchandises entrant dans la continuité du cycle d’entretien de la force de travail. C’est en tant que force sociale de travail que la reproduction de la force de travail s’intègre dans le cycle du capital et non plus comme somme de travailleurs productifs individuels. C’est là une transformation du procès de reproduction des rapports sociaux qui rend celui-ci adéquat à l’existence du travailleur collectif comme force valorisante du capital.
En outre, de la même façon que le rôle particulier de l’État dans la reproduction de la force de travail et le procès de travail à la chaine avaient tous deux la même origine dans le dépassement des limites de la domination formelle, de la même façon, le mouvement de privatisation fait partie du même processus de restructuration que le système automatique des machines qui rend possible la rentabilisation de la production de ces marchandises et services spécifiques.
Il ne s’agit pas là d’un heureux concours de circonstances, mais du même processus de restructuration dans lequel le procès de production et de reproduction du capital devient un procès adéquat à l’appropriation des forces sociales du travail :
« Les condition de la production doivent être modifiées d’une manière telle que la valeur de reproduction sociale de la force de travail soit abaissée dans le cadre d’un processus qui permette le développement des consommations collectives. Un tel processus peut être en gestation dans l’émergence du procès de travail désigné sous le nom de néo-fordisme. Il s’agit là d’un bouleversement considérable du procès de travail fragmenté et discipliné par directive hiérarchique, par le principe informatif du travail organisé en groupe semi-autonomes, disciplinés par contrainte directe de production. On sait que ce principe a pour base un complexe de forces productives centrées sur l’autocontrôle des moyens de production par un système intégré de mesures et traitement d’informations, d’analyse de données et d’élaboration de programmes formalisant le processus productif, de transmission des instructions inhérentes à ces programmes. Les expériences pilotes poursuivies dans les hôpitaux, au sein du système éducatif, dans le contrôle de la pollution, dans l’organisation des transports collectifs, font penser qu’il s’agit d’un principe d’organisation du travail apte à provoquer une économie considérable de forces de travail dans la production des moyens de la consommation collective, tout en transformant profondément leur mode d’utilisation.
« D’autre part, le développement du néo-fordisme dans la production des marchandises en général donne une grande souplesse dans l’implantation des procès de travail qui peuvent être séparés en unités semi-autonomes. Cette souplesse peut être la condition d’un remodelage en profondeur de l’urbanisation dans lequel s’inscriraient les nouvelles méthodes de production des services collectifs. L’essor de la socialisation de la consommation serait un soutien essentiel de l’accumulation de la section I pour y développer de nouvelles forces productives. Un nouveau régime d’accumulation intensive, le néo-fordisme, sortirait de la crise en faisant progresser l’accumulation capitaliste par la transformation de la totalité des conditions d’existence du salariat, alors que le fordisme était axé sur la transformation de la norme de consommation privée, la couverture des frais sociaux de la consommation de masse demeurant à la lisière du mode de production capitaliste. » (Aglietta, op. cit., p. 144)
C’est dans son ensemble que le procès de production et de reproduction du capital et des rapports sociaux capitalistes devient, au travers de la crise actuelle, adéquat à l’appropriation des forces sociales du travail par le capital. Pour compléter l’appréhension de ce vaste mouvement de restructuration, il faudrait encore aborder trois points qui seront ici à peine esquissés.
- L’appropriation du développement scientifique : avec la production en flux continu et les biotechniques, cette force sociale du travail qu’est la science n’est plus appropriée simplement dans le capital fixe en tant, finalement, qu’agent de la production, mais son appropriation se confond avec le procès productif lui-même. La transformation peut être appréhendée au niveau où Marx distingue le fait de placer entre le travailleur et la matière l’outil ou la machine et le procès naturel maitrisé lui-même.
- L’internationalisation du capital : « Il a été largement montré que la firme transnationale remonte au début du XXe siècle (Andreff, Franko, Palloix, etc.), pour ne pas dire au XIXe (Cameron).
« Néanmoins le processus de transnationalisation de la production est beaucoup plus récent, si l’on entend par là le processus au cours duquel les marchés s’internationalisent, le capital tend à devenir le “rapport social international” (Palloix) et la FTN le mode dominant de la production capitaliste.
« Amorcée au niveau des marchés peu de temps après la Seconde Guerre mondiale (CECA, CEE, négociations Dillon et Kennedy, accord européen de libre échange, mais aussi ALALC, etc.), cette mutation structurelle s’impose réellement au sein de l’appareil productif à la fin des années soixante. » (Destanne de Bernis, in Ruptures d’un système économique, Ed. Dunod, p. 106). « La production se faisant sur une base toujours plus transnationale, cela signifie que l’exploitation est non seulement au niveau essentiel, celle d’une classe ouvrière mondiale par une classe bourgeoise mondiale, mais qu’elle tend à l’être de plus en plus concrètement. » (Dockes et Rosier, op. cit., p. 17)
Dans la crise actuelle, l’on assiste à une destruction accélérée de ce qui pourrait subsister comme restes de modes de production antérieurs au capital dans les aires sous-développées, ainsi qu’à une transformation des modes anciens d’exploitation de la force de travail dans ces aires, fondées sur un partage de activités économiques relevant de la distinction biens primaire et biens industriels. Il s’agit de libérer la force de travail de ces zones pour l’intégrer plus profondément dans les cycle international du capital, ce qui ne pourra avoir lieu en tant extensif du cycle du capital que par une reprise de son développement intensif, c'est-à-dire un accroissement de la productivité dans les zones les plus développées.
Il ne faut cependant pas négliger toute la difficulté de l’affaire qui réside dans le fait que la reprise d’un développement équilibré entre plus-value relative et multiplication des journées simultanées de travail (plus-value absolue) est de plus en plus difficile du fait de la masse croissante de capital nécessaire à tout bourgeonnement frais de capital additionnel (cf. Révolution et contre-révolution fascicule I, supplément à TC 1, mai 1978). À ce moment là, peuvent être rattachées les émeutes qui sporadiquement secouent les pays sous-développés, ainsi que la stratégie générale des « Droits de l’homme », qui accompagne l’intégration de masses de travailleurs dans le cycle du capital.
Le caractère social de l’exploitation de chaque prolétaire par l’ensemble du capital devient concrètement le fait du procès de production, c’est la tendance à la formation de la valeur non plus sur des aires nationales mais mondialement. Le capital ne subsume plus simplement sous lui l’ensemble de la classe ouvrière mondiale au niveau des échanges entre capitaux nationaux, mais au niveau de son procès productif lui-même, directement défini mondialement.
- La monnaie : en tenant compte du fait que la monnaie est un rapport social, il devrait être possible d’analyser les transformations monétaires dans la crise actuelle dans la perspective de la restructuration en cours, autour des trois axes suivants : « privatisation » de sa production, accentuation de sa dématérialisation, accentuation de son caractère international.
De façon générale, la restructuration dans la crise actuelle a pour contenu la transformation du procès de production et de reproduction du capital et des rapports sociaux capitalistes en un procès adéquat à l’appropriation des forces sociales du travail. C’est l’ensemble du rapport entre prolétariat et capital qui se modifie, que ce soit au niveau de l’appropriation de la coopération, de la division du travail, de l’association, de la science, ou du fait que la force de travail est exploitée comme une seule puissance de travail par le capital social.
Après l’étude sommaire des différents axes de la restructuration et de leur fondement commun, ce que l’on disait au début de ces notes apparaît plus clairement : on ne peut se contenter pour parler de restructuration de parler d’accroissement de la productivité. Bien sûr, il n’y a pas de restructuration sans accroissement de la productivité, mais tout accroissement de la productivité répond à des contradictions spécifiques d’un stade de développement du capital et ce sont les modalités de cet accroissement qui répondent à ces contradictions.
Ainsi, dans la crise actuelle, l’accroissement de la productivité qui est un approfondissement du mouvement général du capital en domination réelle en tant qu’appropriation du travail vivant par le travail objectivé, est une transformation qualitative quant au rapport du capital et du prolétariat en tant que travailleur collectif, quant à l’appropriation des forces sociales du travail. Ne voir que l’accroissement de productivité masque les transformations dans le rapport entre le prolétariat et le capital et finalement renvoie à la position courante du capital comme condition de l’action du prolétariat. La restructuration elle-même demeure extérieure à l’action du prolétariat, elle la régir tout au mieux, mais elle ne lui est pas consubstantielle.
[1]Transfert : « On peut définir le temps de transfert comme celui qui sépare deux interventions ouvrières le long de la chaine, temps pendant lequel le produit en cours de fabrication “transfère” d’un poste à l’autre sans être travaillé […]
« […] le problème nait de ce qu’on ne peut parcelliser le travail qu’en accroissant le temps de transfert, les temps morts évacués d’abord de la production reviennent par un autre côté. » (B. Coriat, L’Atelier et le chronomètre, Ed. C. Bourgeois, p. 204-205)
Équilibrage : « Défini d’abord au plus simple, on peut dire que le problème de l’équilibrage nait de la nécessité de “gérer et coordonner” un ensemble de postes séparés de travail de façon tout à la fois à :
– respecter du point de vue technique des contraintes d’antériorité ;
– minimiser la main-d’œuvre nécessaire ;
– maximiser le temps d’occupation de chaque ouvrier sur chaque poste et à “équilibrer” le temps global d’occupation de chacun des ouvriers employés.
Autrement dit encore, on peut définir “l’équilibrage” comme une procédure visant à “optimiser” – du point de vue des temps et des coûts – un ensemble de postes individuels de travail, dont la succession est soumise dans son principe à certaines contraintes d’antériorité et/ou de simultanéité […]. Le problème est de parvenir à ce résultat que chaque ouvrier posté soit occupé sans interruption, malgré les variations du cycle opératoire de l’un à l’autre. » (Op. cit., p. 205 et 208)
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