Le programme

Submitted by Craftwork on May 5, 2017

Analyse des thèmes principaux de la pratique programmatique du prolétariat

Système économique du programme de transition

« La structure du travail social se manifeste sous la forme d’un échange privé de produits individuels du travail » (Marx à Kugelmann, le 11 juillet 1868)

Pour le programme, le « scandale » que représente l’économie capitaliste est que l’ensemble des forces productives sociales que sont la coopération ou la science sont aux mains de capitalistes privés. La structure atomistique de la société marchande entraine d’autre part que le caractère social des travaux ne peut se manifester que de manière indirecte et a posteriori dans l’échange. « Les travaux privés ne se manifestent en réalité comme division du travail social que par les rapports que l’échange établit. » (Le Capital, t. 1)

Initiative privée et régulation sociale a posteriori entrainent l’anarchie et le gaspillage du travail productif, que ce soit dans la régulation qu’assure le marché ou plus fondamentalement, celle qui découle de la péréquation des taux de profit en tant qu’elle a pour fonction d’assurer une juste répartition des capitaux au sein des différents secteurs de production. Cette régulation est toujours gaspillage car elle ne résulte que de dysfonctionnements, de crises, qui rétablissent l’équilibre à travers des destructions de capitaux ou de marchandises (cf. l’analyse de la crise découlant de la métamorphose de la marchandise, in Théories sur la plus-value, t. 2, Ed. Sociales, p. 606-609).

Le mouvement général de l’analyse économique que fait le programme du capital, qu’il met en avant, se résout toujours à  la contradiction qui existe entre le caractère nécessairement (génériquement) social de la production et l’appropriation privée des moyens et des résultats de celle-ci, débouchant sur l’anarchie et le gaspillage, résultant du fait que le caractère social ne se manifeste qu’a posteriori comme interaction des initiatives privées.

L’essentiel du programme économique de la transition sera donc de mettre en œuvre les moyens d’une régulation réellement sociale et consciente d’un procès de production qui est par nature social et, avec le mode de production capitaliste, de plus en plus évidemment socialisé. L’essentiel de cette organisation rationnelle de l’économie est décrit à travers la « société des producteurs associés ».

« Représentons-nous une société d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs et dépensant d’après un plan concerté leurs nombreuses forces de travail individuelles, comme une seule et même force de travail […]. Le produit total des travailleurs unis est un produit social. Une partie sert à nouveau comme moyen de production et reste sociale, mais l’autre partie est consommée et par conséquent doit se répartir entre tous. Le mode de répartition variera suivant l’organisme producteur et le degré de développement historique des travailleurs.

« Supposons, pour mettre cet état de choses en parallèle avec la production marchande, que la part accordée à chaque travailleur le soit en raison de son temps de travail, le temps de travail jouerait ici un double rôle ; d’un côté, sa distribution dans la société règle le rapport exact des diverses fonctions aux divers besoins ; de l’autre, il mesure la part individuelle de chaque producteur dans le travail commun, et en même temps la portion qui lui revient dans la partie du produit commun réservée à la consommation. Les rapports sociaux des hommes dans leurs travaux et avec les objets utiles qui en proviennent restent ici simples et transparents dans la production aussi bien que dans la distribution. » (Le Capital, Ed. Gallimard Pléiade, t. 1, p. 613)

Ce passage condense l’essentiel du programme économique de la transition et appelle plusieurs séries de remarques :

  1. La référence au « plan concerté », au « rapport exact » qui renvoie au caractère commun des moyens de production, s’oppose ici au caractère anarchique du marché et au caractère privé de la production qu’il présuppose. La société des producteurs associés est abolition du marché en une organisation rationnelle de la production.
  2. Cette organisation rationnelle de la production et de la distribution reste fondée sur le temps de travail comme instrument de mesure et de régulation. De même, elle est fondée sur la dichotomie de ce qui « reste social » d’une part (ce qui est réinvesti comme moyen de production) et de ce qui est consommé individuellement.
  3. L’organisation de la production par une répartition a priori du temps de travail, qui présuppose la propriété commune des moyens de production, entraine la « transparence » des relations sociales entre les différents travaux et corollairement, la transparence dans la relation aux objets lors de la distribution.

La possession commune des moyens de production entraine donc la disparition de l’échange marchand et son anarchie, mais elle entraine également la disparition du fétichisme. Cependant, tout comme dans l’économie marchande, cette régulation se fait par l’intermédiaire du temps de travail. C’est ce point qu’il nous faut d’abord préciser pour bien mettre en évidence la nature du programme économique de la transition.

Quoique, dans le capital, Marx parle le plus souvent de la marchandise comme unité de la valeur d’usage et de la valeur d’échange, il introduit cependant une précision qui pour la compréhension du programme est essentielle : « Si donc, au début de ce chapitre, pour suivre la manière de parler ordinaire, nous avons dit : la marchandise est valeur d’usage et valeur d’échange, pris à la lettre, c’était faux. La marchandise est valeur d’usage et valeur. Elle se présente pour ce qu’elle est, chose double, dès que sa valeur possède une forme phénoménale propre, distinct de sa forme naturelle si on la considère isolément. » (Le Capital, Ed. Gallimard Pléiade, t. 1, p. 591)

Si, en analysant une société où l’échange marchand est la règle générale, l’emploi d’un terme pour l’autre va de soi, dans la mesure où toute marchandise passe par le marché, c'est-à-dire reçoit la bonne valeur d’échange, la distinction valeur/valeur d’échange devient essentielle, puisque dans la société des producteurs associés, la mise en commun des moyens de production entraine la disparition du marché et donc de la forme valeur d’échange, ce qui n’implique nullement la disparition de la valeur.

Marx l’écrit explicitement à la fin du Livre III : « après abolition du mode de production capitaliste, le caractère social de la production étant maintenu, la détermination de la valeur prévaudra en ce sens qu’il sera plus essentiel que jamais de régler le temps de travail et la répartition du travail social entre les divers groupes de production et enfin de tenir la comptabilité de tout cela. » (Le Capital, Ed. Gallimard Pléiade, t. 2, p. 1457)

Dans la phase de transition, la production privée et le marché disparaissent, ainsi que la régulation sociale a posteriori. Ce n’est plus dans l’échange que le caractère social du travail se manifeste après coup, et simultanément, avec l’échange disparaît le fétichisme inhérent à la marchandise et au capital. Ce que Marx démontre dans le chapitre consacré à l’analyse du caractère fétiche de la marchandise, c’est que celui-ci ne peut provenir ni de la valeur d’usage, ni de la valeur, mais bien du fait que, dans l’échange, cette valeur revêt une forme phénoménale propre, distincte de sa forme naturelle. La suppression de l’échange marchand aboutit alors à la disparition du fétichisme de la marchandise d’une part, et corollairement, dans la société des producteurs associés, la loi de la valeur s’imposera en toute clarté et non sous une forme fétichisée, travestie par le rapport social échangiste. Elle apparaîtra donc pour ce qu’elle est réellement : une loi économique générale.

« Aucune société ne peut empêcher que, d’une manière ou d’une autre, le temps de travail de la société règle la production. Mais aussi longtemps que cette réglementation, au lieu de s’effectuer par le contrôle direct et conscient exercé par la société sur son temps de travail – ce qui n’est possible qu’avec la propriété commune – sera soumise au mouvement des prix des marchandises. » (à Engels, 8 janvier 1868)

D’autre part, à propos du capital : « Tout se passe comme si les différents individus avaient mis en commun leur temps de travail et avaient donné la forme de valeur d’usage différente aux différentes quantités de temps de travail dont ils disposaient collectivement. »

Dans la société des producteurs associés, il ne s’agit plus d’une métaphore destinée à faire comprendre le rôle régulateur du temps de travail socialement nécessaire, mais bien d’une « réalité ». La loi est toujours agissante et agit toujours de la même manière, mais le travail social n’est reconnu social qu’à travers des formes particulières qui travestissent ce caractère social (l’échange) ou en manifestent l’évidence (la SPA).

La loi de la valeur agit comme régulation, elle est une loi sociale générale qui se manifeste à l’intérieur des formes sociales différentes. Pour le programme, la révolution abolit la forme sociale capitaliste (caractérisée par le détour obligatoire du travail individuel par le marché et par le fait de l’exploitation, c'est-à-dire : un non-producteur s’empare d’une partie du produit du producteur sans fournir un travail équivalent – cf. Gotha --), mais non la loi de la valeur, à qui elle donne une autre forme sociale (caractérisée par l’inexistence du détour marchand et la généralisation du travail qui supprime l’exploitation) où s’exercer.

Dans l’analyse de l’économie du programme, la distinction entre la forme de la valeur, liée à l’échange, et la valeur de la marchandise isolée est essentielle, car si la forme de la valeur disparaît dans la transition, la valeur, elle, demeure.

 Si la valeur et loi de la valeur perdurent, cela découle immédiatement du fait que le temps de travail reste toujours, même lorsque la valeur d’échange est supprimée, la substance créatrice de richesse et la mesure des coûts exigés par la production.

« L’économie du temps aussi bien que la répartition méthodique du temps de travail dans les différentes branches de la production, demeure la première loi économique dans le système de la propriété collective. Elle y prend même une importance considérable. Mais tout cela diffère fondamentalement de la mesure des valeurs d’usage par le temps de travail. » (Fondements, t. 1, p. 3)

La différence d’avec la mesure de la valeur d’échange (et aussi du système des bons de travail), c’est que l’équivalence abstraite qu’exige la réduction de l’ensemble des travaux des différents secteurs et individus n’existe plus. Ce qui décrit ici est la phase supérieure à celle de l’inégalité du « droit égal », visée dans la critique du programme de Gotha.

Ce que montre bien le paragraphe cité, c’est la logique qui fonde le raisonnement : toute économie se résout en une économie de temps, du temps nécessaire à la satisfaction des besoins généraux et individuels. Plus profondément, cela présuppose que toute production de valeur d’usage nécessite une dépense de force physique et intellectuelle, dépense dont la mesure est le temps, toute société disposant d’une masse globale de temps qu’elle doit « répartir judicieusement ».

Nous retrouvons, avec le problème du rapport entre nécessité et liberté, un raisonnement similaire, lorsque Marx écrit : « À la vérité, la règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures… L’homme civilisé est forcé de se mesurer avec la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie,  cette contrainte existe pour l’homme dans toutes les formes de société et sous tous les types de production… La liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés – l’homme socialisé – règlent de manière naturelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance de ces échanges … C’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin. » (Le Capital, Ed. Gallimard Pléiade, t. 2, p. 1488)

Pour le programme, les échanges organiques avec la nature, c'est-à-dire la production de valeurs d’usage, nécessitent toujours du travail, quelle que soit la forme sociale qui prédomine, ceci étant simplement lié à la relation entre l’homme et la nature (système des besoins et médiation du travail, lié à une fin extérieure, naturelle).

Dans les Théories sur la plus-value, on trouve la référence à « une libre activité qui ne doit pas être accomplie comme le travail, sous la contrainte d’une fin extérieure devant être réalisée, qu’il s’agisse d’une nécessité naturelle ou d’une obligation sociale. »

Le raisonnement se noue autour de deux termes, nécessité naturelle d’une part, obligation sociale d’autre part. De la mise en relation des deux textes, ce que l’on peut en tirer, c’est que si le travail persiste, c’est à cause de la nécessité naturelle, tandis que, d’une certaine manière, dans la société des producteurs associés, il disparaît en tant que contrainte sociale.

C’est dans les échanges organiques avec la nature que, pour le programme, se noue pour l’homme une contrainte immuable et intangible qui fonde son activité comme travail soumis à une fin extérieure : la nécessité de se reproduire comme être naturel, en affrontant la nature, d’où dépense d’énergie intellectuelle et physique, le développement des forces productives développant une abondance relative qui n’empêche pas cette confrontation essentielle. En tant qu’être naturel, soumis à la nécessité de sa reproduction naturelle, l’homme reste soumis à une fin extérieure et développe, au-delà, sa liberté en se prenant lui-même pour fin.

C’est le même type de problématique qui fonde ce que dit Marx des sociétés humaines : « Si on suppose une production sociale de n’importe quel type, on peut toujours distinguer entre la partie du travail dont le produit est directement consommé à titre individuel… et – abstraction faite de la partie destinée à la consommation productive – une autre partie, le surtravail, dont le produit sert toujours à la satisfaction de besoins généraux de la société, quelle que soit la répartition du surproduit et quel que soit le représentant de ces besoins sociaux. » (Le Capital, Ed. Gallimard Pléiade, t. 2, p. 1475-1476)

Ainsi, l’erreur que commettent les économistes apologistes du capital, est de négliger la différence spécifique, pour ne plus mettre en évidence que l’unité des formes. Il n’en reste pas moins que, toujours pour le programme, cette unité existe, à travers des formes spécifiques certes, mais en tant que réalité immuable découlant du substrat naturel de toute société humaine : ses échanges organiques avec la nature.

Ce qui fonde le raisonnement, c’est l’existence, derrière la forme sociale, d’un substrat naturel, lié au substrat naturel de l’homme comme être de la nature et comme être social. La révolution n’est donc pas modification de la nature anthropologique de l’homme – qui fonde l’unité de diverses formes sociales – mais bien de relations sociales que l’homme instaure lors de ses échanges organiques avec la nature, et en fonction des forces productives qu’il y met en œuvre.

Ce que la révolution supprime, ce n’est pas le travail découlant de la contrainte extérieure que représentent les nécessaires échanges organiques, mais le travail découlant d’une contrainte sociale. En effet, si la distinction entre travail nécessaire et surtravail existe toujours au niveau de la société toute entière, cette distinction n’existe plus pour un individu pris à part. Comme Marx l’a écrit à propos de Proudhon : « Ce qui importe, c’est plutôt que le temps de travail nécessaire à la satisfaction des besoins absolus laisse du temps libre […] et que l’on puisse créer du surproduit en faisant du surtravail. Le but c’est d’abolir ce rapport afin que le surproduit lui-même apparaisse comme nécessaire et que la production matérielle laisse encore à chacun du temps libre pour d’autres activités. » (Fondements, t. 2, p. 115)

On a ici deux éléments : 1) dans le cadre de la production matérielle, le rapport entre travail nécessaire et surtravail est supprimé ; 2) une distinction entre le temps consacré à la production matérielle et le temps laissé libre.

La distinction entre surtravail et travail nécessaire s’estompe donc : tout travail devient nécessaire. Pour bien comprendre cela, il faut se souvenir que pour Marx, le propre de la société capitaliste ne réside nullement dans le surtravail, mais dans la conversion de celui-ci en capital. Et d’autre part, « transformer du profit en capital, ce n’est rien d’autre que d’employer une partie du travail excédentaire, pour créer des nouveaux moyens de production additionnels. Et cela signifie que ce n’est pas l’ouvrier qui dispose de ce surplus de travail, mais le capitaliste. » (Le Capital, Ed. Gallimard Pléiade, t. 2, p. 1455)

Cela renvoie au fait que c’est une nécessité absolue pour la société que d’avoir du travail excédentaire – ne serait-ce que pour nourrir ce qui sont inaptes, eux, à travailler (enfants, vieillards). Ce qui distingue la société des producteurs associés, ce n’est donc pas l’existence d’un surtravail, puisque « en tant que travail accompli au-delà des besoins immédiats, le surtravail devra toujours exister. » (Ibid., p. 1486) La différence réside dans le fait que « ce surtravail ne revêt plus de forme antagonique », c'est-à-dire celle de « l’oisiveté complète d’une classe de la société », et que, d’autre part, qu’il n’apparaît plus comme du travail forcé, découlant d’une contrainte sociale (directe ou contractuelle). Il apparaît entièrement comme nécessaire à la société et parallèlement, pour le producteur individuel, il n’est plus contrainte mais le « premier des besoins vitaux ».

La distinction n’apparaît donc plus de manière interne au travail, mais entre travail et temps libre. Celui-ci vient après le temps consacré au travail ; il est le champ du libre développement de l’individu, développement physique et intellectuel qui n’aura d’autre fin que lui-même. Il est la véritable richesse, tandis que la production – accumulation de valeurs d’usage – n’en est que la condition nécessaire (cf. Fondements, t. 2, p. 226).

Le système économique du programme s’articule donc ainsi :

–        la base du développement de la production, c’est le surtravail accumulé, « le capital fixe », que Marx qualifie de richesse impérissable, accumulation qui ne rencontre plus d’autres obstacles que la nature, puisque avec la révolution, la limite que constituait pour l’accumulation la valorisation nécessaire disparaît.

–        On a donc une diminution ininterrompue du temps de travail nécessaire à la satisfaction des besoins individuels et sociaux, liée à une augmentation continue de la production permise par l’accumulation.

–        « économiser du temps de travail, c’est accroitre le temps libre, c'est-à-dire le temps servant au développement complet de l’individu, ce qui agit en retour sur la force productive et l’accroit. » (Fondements, t. 2, p. 230).

–        Délivrée des chaines qui l’enserrent (la contrainte de la valorisation), le travail, premier besoin de la vie, voit sa productivité croitre, créant du temps libre pour le développement de l’homme. Sur la base de la sphère de la nécessité s’accroit alors celle de la liberté.

Cependant, pour le programme, la question ne se pose qu’en termes de quantité de temps consacré à chacune des sphères et jamais celle de leur bouleversement qualitatif. Certes, l’individu qui jouit de temps libre n’est plus le même individu que le travailleur exploité, certes, avec la médiation de la machinerie, le travail immédiat – pure dépense de force physique – tend à disparaître au profit du travail général, dont le modèle est l’activité scientifique et régulatrice du procès des échanges organiques. Certes, la division entre travail manuel et intellectuel est abolie, mais le travail comme activité liée à une contrainte extérieure à l’homme lui-même, naturelle, demeure.

Dans Théories sur la plus-value, à propos des socialistes ricardiens, Marx écrit : « Comme si la division du travail n’était pas tout aussi possible… dans le cas où ce sont les travailleurs associés qui en détiennent les conditions et considèrent ces dernières comme ce qu’elles sont naturellement, c'est-à-dire comme leur propre produit et les éléments concrets de leur propre activité », leur reprochant de vouloir fonder une forme sociale spécifique, la forme capitaliste, sur un plan technologique, afin de l’éterniser.

La société des producteurs associés connaît donc toujours la division du travail, mais sous une forme très différente, dans la mesure où, grâce à la simplification opérée par le capital, l’homme est polytechnique, ce qui entraine que cette division du travail n’est pas sociale mais technologique, c'est-à-dire qu’elle a pour modèle non pas la division sociale du travail, génératrice de l’échange marchand et de l’anarchie qui en découle, mais la division telle qu’elle apparaît dans la manufacture d’un autre point de vue dans la société communautaire (indienne ou inca). Voir, à ce propos, Misère de la philosophie.

On connaît la définition que Marx donne de la technologie : « Darwin a attiré l’attention sur l’histoire de la technologie naturelle, c'est-à-dire sur la formation des organes des plantes et des animaux, considérés comme moyens de production pour leur vie. L’histoire des organes productifs de l’homme social, base de toute organisation sociale… » (Le Capital, Ed. Gallimard Pléiade, t. 1, p. 915), et aussi : « la technologie découvrit le petit nombre de formes fondamentales dans lesquelles tout mouvement productif du corps humain doit s’accomplir. » (Le Capital, Ed. Gallimard Pléiade, t. 1, p. 990)

La technologie renvoie donc à la nature et au travail comme activité anthropologique, comme ensemble des actions que l’homme doit accomplir pour exercer sur la matière un effet utile. La division technique du travail se fonde, parallèlement sur l’analyse et la rationalisation de ces éléments, donnant naissance à une forme sociale que le capital confisque à son profit, mais que les travailleurs peuvent sans danger récupérer au leur. Or cette définition de la technologie suppose la définition du travail comme travail en général, ou travail tout court, acte qui se passe entre l’homme et la nature et qui, en tant que tel, est commun à toutes les formes sociales. (voir Le Capital, Livre I, Chapitre VII, I)

Le fondement de l’économie de la période de transition réside dans la séparation qui est faite entre le travail comme relation organique de l’homme à la nature, d’une part, et les formes sociales qui médiatisent ce travail, cette relation, tout en se fondant sur elle, par l’intermédiaire de la notion de développement des forces productives. Les facteurs naturels et le rapport de l’homme à la nature n’agissent pas de façon directe, mais seulement de façon médiate sur le rapport humain, par l’intermédiaire des forces productives développées. Cependant, ces bases naturelles restent le point de départ et le substrat de toute l’histoire humaine, qui est l’histoire des formes édifiées sur ce substrat naturel, et qui en médiatisent son influence.

Cette distinction est indispensable pour comprendre que la nature puisse toujours rester un règne de la « nécessité » pour l’homme, et que pour le programme, il puisse seulement régler de manière rationnelle cette dépendance dans la mesure où il connaît mieux les lois et s’y soumet de manière volontaire. La société des producteurs associés est l’application consciente de ces lois naturelles et non leur bouleversement, ce qui n’aurait pas de sens.

Fondamentalement, dans le programme, l’homme est un être naturel, lié à la nature, et un être social dans la mesure où ce substrat naturel n’a de sens pour lui que par la médiation de ses rapports sociaux. De même, dans la division du travail qui perdure, l’homme apparaît comme une totalité de manifestations. Tout le système économique du programme tient donc sur le fait que « le processus de travail tel que nous venons de l’analyser dans ses moments simples et abstraits – l’activité qui a pour but la production de valeur d’usage, l’appropriation des objets extérieurs aux besoins –  est la condition générale des échanges matériels entre l’homme et la nature, une nécessité physique de la vie humaine, indépendante par cela même de toutes ses formes sociales, ou plutôt également commune à toutes. (Le Capital, Ed. Gallimard Pléiade, t. 1, p. 735)

Là se fonde la séparation possible et primordiale pour le programme, entre la relation entre l’homme et la nature (qui est de l’ordre du travail en général et de la valeur d’usage comme utilité physique) et les interrelations humaines (la forme sociale), dans lesquelles ces échanges ont lieu (forme socialement déterminée du travail, valeur d’échange et capital).

De la même manière que le « travail » découle du lien immuable de l’homme à la nature extérieure, la valeur d’usage représente la substance, indépendante de toute forme sociale, de la richesse… « objet de besoins sociaux certes, et par là rattachés à l’ensemble social, la valeur d’usage s’exprime cependant par un rapport de production social… Dans cet état d’indifférence vis à vis de toute détermination économique formelle, la valeur d’usage comme telle est en dehors du domaine d’investigation de l’économie politique. » (Critique de l’économie politique, Pléiade, t.1, p. 278)

Poser la valeur d’usage comme une simple utilité, en faire un simple porte-valeur, quelque chose qui satisfait à un besoin, renvoie à la notion naturaliste du « travail » sur laquelle fonctionne le système économique du programme. Au mieux, en reconnaissant une genèse historique et sociale des besoins, on débouche sur une anthropologie historique.

La question n’est cependant pas de savoir si la valeur d’usage est un rapport social. Proclamer, face à la vision naturaliste de la valeur d’usage, celle comme rapport social, ne relève pas de la problématique évoquée. Tout au plus, en prend elle le contrepied. Dans TC 1, p. 28, en affirmant la valeur d’usage comme rapport social, nous poussons jusqu’au bout la problématique du programme. Alors que pour le programme, le substrat des rapports naturels n’agit que par l’intermédiaire des rapports sociaux, dans TC 1, tout rapport naturel est un rapport social, ce qui découle de la construction générale du texte (tout rapport de l’homme à la nature est un rapport à lui-même, c'est-à-dire à l’autre homme…).

En fait, le problème n’est pas de savoir si la valeur d’usage est un rapport naturel ou un rapport social, ce qu’il convient de comprendre, c’est la fonction qu’assume dans le programme la notion de travail et celle de valeur d’usage (puisque l’objet du travail comme relation homme-nature ne peut être qu’un objet défini par ses qualités naturelles : valeur d’usage).

Le risque serait, à essayer de résoudre le problème rapport naturel/rapport social, de disserter uniquement sur le rapport entre l’homme, la nature et la société de manière abstraite.

Forces productives et rapport de production

Dans son commentaire de Marx, Roubine résume ainsi la problématique du programme : « le caractère double du travail reflète donc la différence  entre le procès matériel technique de production et sa forme sociale… De cette différence fondamentale découle la différence entre travail concret et travail abstrait qui, à son tour, s’exprime dans l’opposition entre valeur d’usage et valeur. » (I. Roubine, Essais sur la théorie de la valeur de Marx, Ed. Maspero, p. 109)

Cette différence s’appuie explicitement (p. 39) sur le texte de Marx selon lequel : « cette combinaison de tous les éléments de la production, des hommes et des choses est indispensable dans toutes les formes d’économie sociale, mais c’est la manière spéciale d’opérer cette combinaison qui distingue les différentes époques économiques. » (Le Capital, Livre II, t. 4, p. 38, Ed. Sociales)

Comme l’explicite bien Roubine, cette distinction entre le procès matériel technique et sa forme, fonde deux distinctions essentielles à la compréhension interne du programme.

La première est la distinction que Marx établit dans l’introduction à la Critique de l’économie politique, entre forces productives et rapport de production.

Roubine écrit à ce propos : « il y a tout d’abord des modifications dans les moyens de production et les méthodes techniques par lesquelles l’homme agit sur la nature, en d’autres termes, il y a des modifications dans les forces productives de la société ; il y a d’autre part, en relation avec ces modifications, des modifications dans toute la structure des rapports de production. » (p. 15-16)

Bien que l’économie capitaliste représente l’unité de ces deux procès, la science doit d’abord les séparer, en faire deux domaines distincts : la technologie sociale d’une part, et l’économie politique technique d’autre part, l’une traitant de l’interaction des forces productives, dans leur interaction avec les rapports de production, l’autre traitant des rapports de production capitalistes dans leur interaction avec les forces productives de la société. (p. 16)

La deuxième distinction est celle, classique, faite entre matérialisme historique d’une part, et économie marxiste d’autre part.

Si toutes deux ont le même objet d’analyse, « les changements des rapports de production dans leur dépendances à l’égard du développement des forces productives » (p. 17), elles ont un champ d’investigation différent : « le procès d’ajustement des rapports de production aux forces productives », pour le matérialisme historique, tandis que l’économie politique analyse les rapports de production de la société capitaliste, et leur modification, telle qu’elle résulte de la modification des forces productives. (p. 17) Autrement dit, l’économie politique présuppose une forme concrète – le capitalisme – dont la genèse est donné par le matérialisme historique.

Ces distinctions sont d’ordre méthodologique, puisque dans toute formation sociale concrète, ces aspects sont unis. « Les rapports sociaux de production entre les hommes dépendent causalement des conditions matérielles de la production et de la répartition des moyens techniques de production entre les différents groupes sociaux. Du point de vue du matérialisme historique, c’est là une loi générale, qui vaut pour toutes les formations sociales. » Ce qui différencie la société capitaliste marchande, c’est que les rapports de production s’établissent au moyen des choses et non « sur la base de la répartition des choses entre les hommes. » (p. 52)

C’est sur ce fait, avec la réification qu’il implique, que se fonde, de fait, l’économie politique et sa critique par Marx.

En effet, pour Roubine, la manière dont s’établit la connexion entre procès matériel technique d’une part et rapport de production d’autres part, permet de distinguer deux types de formation sociale.

Dans les société à économie régulée : « les rapports de production entre les individus sont établit consciemment, dans le dessein de garantir le développement régulier de la production… L’unité qui existe dès le départ rend possible une correspondance entre le procès matériel technique de production et les rapports qui lui donne sa forme. » (op.cit., p. 33) Cette unité découle du fait que le « rapport social précède et rend possible la combinaison des éléments de production. » (p. 39)

À l’inverse, dans la société marchande capitaliste, le rapport social prend la forme d’une transaction privée d’individus formellement indépendants, transaction qui n’instaurent entre eux qu’un lien momentané et postérieur à l’acte de production. Ce rapport privé, momentané et contingent, doit cependant assurer la perpétuation et la continuité du procès social de production, d’où le caractère perpétuellement contradictoire de l’économie marchande capitaliste, qui découle du fait que procès de production et rapport de production ne sont indissolublement liés que dans l’acte d’échange, et non dans une cohérence a priori, précédant l’acte de production.

Le modèle que Roubine, citant Marx, donne de la société à économie régulée est que : « les rapports sociaux des personnes dans leurs travaux respectifs s’affirment nettement comme leurs propres rapports personnels, au lieu de se déguiser en rapports sociaux des choses, des produits du travail. » (Le Capital, Livre I, cité par Roubine, p. 52)

Ceci définit la bonne méthode économique, celle de Marx, qui en séparant nettement l’aspect matériel technique et l’aspect socio-économique, peut éviter le fétichisme découlant de la confusion entre fonction sociale et fonction technique des choses. Se plaçant dans une société donnée, le capitalisme, il peut bien concevoir celui-ci, par delà les apparences du marché, comme des rapports des hommes aux hommes – même s’ils se dissimulent derrière des rapports entre choses – et éviter les deux erreurs de l’économie classique, rapport des choses aux choses pour l’économie vulgaire, rapport des hommes aux choses pour les marginalistes.

C’est à travers cette définition de l’économie régulée par différence avec la société capitaliste, différence qui se fonde sur l’existence d’un rapport de production direct et consciemment établi, que l’on peut comprendre pourquoi dans la catégorie des économies régulées, on trouve aussi bien les communes indiennes ou russes, que le féodalisme, le socialisme et aussi l’entreprise capitaliste sur la base de la division technique du travail. Ici la notion de rapport de production direct recouvre l’ensemble des unités dans lesquelles il n’y a pas d’échanges, point essentiel de la définition du capital.

Dans la relation entre serfs et seigneurs, tout comme dans la relation entre ouvriers et techniciens, il y a dans l’acte de production un rapport direct, non médié par l’échange. Ainsi, au sein de l’entreprise, la division technique du travail est un rapport qui précède et rend possible la combinaison harmonieuse des éléments du procès de production. D’où l’opposition faite entre le caractère organisé du procès matériel technique dans l’entreprise, et le caractère anarchique de la division sociale du travail qui génère de l’échange privé, opposition qui ne va cesser de croitre avec le développement des forces productives.

Nous avons ici le thème fondamental de la révolution, tel que le conçoit le programme : « les forces productives sont devenues trop vastes pour les rapports de production. » Dans L’Anti-Dürhing (IIIe partie, chapitre 2), Engels résume parfaitement ce mouvement :

« La contradiction entre production sociale et appropriation capitaliste se manifeste comme l’antagonisme du prolétariat et de la bourgeoisie…

« Le mode de production se rebelle contre le mode d’échange, les forces productives se rebellent contre le mode de production pour lequel elles sont devenues trop grandes. » (Ed. Sociales, p. 309-310-313)

La situation qui prévaut est donc la suivante :

« D’une part, le mode de production capitaliste est [à travers les crises] convaincu de sa propre incapacité de continuer à administrer ces forces productives.

« D’autre part, ces forces productives elles-mêmes poussent avec une puissance croissante, à la suppression de la contradiction, à leur affranchissement de leur qualité de capital, à la reconnaissance effective de leur caractère de forces productives sociales. » (p. 313)

Cette « incapacité à gérer », cette « pression croissante des forces productives » trouvent leur expression claire dans les sociétés par actions, dans la propriété d’État, dans le capitalisme collectif. « La propriété d’État sur les forces productives n’est pas la solution du conflit, mais elle renferme en elle le moyen formel, la façon d’accrocher la solution. » (p. 315)

La véritable solution ne peut résider que « dans le fait que la nature sociale des forces productives modernes est effectivement reconnue, et que donc le mode de production, d’appropriation et d’échange est mis en harmonie avec le caractère social des moyens de production. » (p. 316)

Ici, la distinction programmatique entre procès matériel technique et forme sociale d’une part, entre forces productives (parmi lesquelles travail socialisé), et rapports de production d’autre part révèle toute son importance.

On a en effet, en découlant, quelques uns des traits fondamentaux du programme :

–        l’extériorité du capital (appropriation privée par l’échange du caractère social du travail) ;

–        le caractère inéluctable de la révolution (les forces productives poussent à l’éclatement des rapports de production) ;

–        la nature de la révolution, telle que la conçoit corollairement le programme (donner à ces forces productives sociales un cadre adéquat de rapports sociaux.

Il convient à présent de considérer de manière plus précise la façon dont se déroule ce processus, pour faire émerger les autres traits du programme (classe ouvrière, parti, État, etc.).

État et socialisation des forces productives

Dans L’Anti-Dürhing, Engels décrit ainsi la révolution prolétarienne : « le prolétariat s’empare du pouvoir public, et en vertu de ce pouvoir, transforme les moyens de production sociaux qui échappent des mains de la bourgeoisie, en propriété publique. Par cet acte, il libère les moyens de production de leur qualité antérieure de capital et donne à leur caractère social pleine liberté de s’imposer. Une production sociale suivant un plan prédéterminé est désormais possible. Le développement de la production fait de l’existence ultérieure des classes sociales différentes un anachronisme. Dans la mesure où l’anarchie sociale de la production disparaît, l’autorité publique de l’État entre en sommeil. » (p. 321)

Le premier acte de la révolution, celui qui inaugure la période de transition, c’est donc que « le prolétariat s’empare du pouvoir d’État et transforme les moyens de production en propriété d’État. » (Ibid., p. 316)

Ayant par cet acte libéré les moyens de production, développant les forces productives au-delà des limites que leur imposait le capital, il résout ainsi les antagonismes de classe, et entraine l’extinction de l’État, devenu inutile en tant que tel (dans ses fonctions politiques).

Le procès d’extinction de l’État, tel que le décrit Engels, repose sur une dynamique double : « le premier acte par lequel l’État apparaît réellement comme un représentant de toute la société – la prise de possession des moyens de production au nom de toute la société – est en même temps son dernier acte propre en tant qu’État » (Ibid., p. 317)

L’idée essentielle (que Lénine développe sous la forme : « le prolétariat a besoin d’un État, mais d’un État qui dépérit », cf. L’État et la révolution) est celle souvent développée par Marx et Engels, que l’État prolétarien, l’État de la période de transition n’est plus au sens strict un État.

Pour bien comprendre ce paradoxe apparent, il faut se référer à l’analyse de l’État telle que Engels la synthétise et la développe dans son ample fresque historique L’Origine de la famille…, analyse que tous les programmes antérieurs reprendront à leur compte, en tirant parfois les dernières conséquences. La thèse que développe Engels est celle d’un État qui est celui de la classe « qui domine du point de vue économique, grâce à lui elle devient politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens d’exploitation de la classe opprimée » (L’Origine de la famille, Ed. Sociales, p. 180). La société s’étant « scindée en antagonismes irréductibles qu’elle est impuissante à conjurer », l’État devient nécessaire à assurer la cohérence de l’édifice tout entier.

L’État devient, comme capitaliste général, l’organisation que la société se donne pour maintenir les conditions générales de l’économie capitaliste, travaux d’intérêts généraux d’une part, mais surtout contrainte organisée d’une classe sur l’autre pour maintenir la cohérence sociale, appareil répressif d’oppression.

L’État exprime à la fois la société de classes dont il est le produit nécessaire et l’appareil répressif, et assure la cohérence de celle-ci, au profit de la classe dominante. C’est par exemple ce que développera Boukharine : « qu’est-ce qui rend possible le maintien d’un équilibre social relatif, la stabilité d’un système social fondé sur la scission de la totalité sociale… Une organisation qui domine non seulement les choses, mais surtout les hommes, indispensable à la conservation de ce système. Cette organisation, c’est l’État. » (Système économique de la période de transition, p. 59) et de citer Engels : « l’État est une organisation de la classe possédante pour se protéger de la classe non possédante. » (L’Origine de la famille, p. 158)

Mais parallèlement, cet État véhicule des intérêts de la classe dominante, « issu de la société, il veut se placer au-dessus d’elle et s’en dégage de plus en plus. » (Ibid.)

Certes l’autonomie de l’appareil d’État n’est pas circonstancielle, c'est-à-dire ni complète ni durable, liée à une situation d’équilibre des classes (Napoléon III, Bismarck), mais une telle autonomie présuppose qu’en quelque sorte, l’appareil d’État puisse apparaître comme agissant pour son propre compte quand, en raison de l’équilibre des forces, aucune classe ne peut s’en emparer à son profit.

Dans la définition fonctionnaliste de l’État que donne Engels, il y a l’appareil et la classe qui généralement s’en empare, mais il y a une certaine autonomie des deux termes. C’est la raison pour laquelle d’une part le prolétariat peut s’emparer de l’appareil d’État sans que d’autre part cet État ne soit réellement un État.

Dans le transfert à l’État des secteurs les plus socialisés, dans le « capitalisme d’État », l’État conserve l’ensemble de ses caractères : appareil centralisateur, moyen de maintenir l’équilibre social, instrument au service de la classe dominante. Il représente donc seulement en apparence la société toute entière, puisqu’il ne fait que la résumer telle qu’elle est, fondée sur la domination d’une classe.

Lorsque le prolétariat s’empare du pouvoir d’État, au contraire, comme il n’a pas vocation à la domination en tant que classe, en libérant les forces productives, il rend caduques les classes et donc l’État n’est plus un État politique dans la mesure où il n’a pas à pérenniser une domination. Dans les mains du prolétariat, seule classe universelle qui n’a aucun intérêt propre à faire valoir, l’État pour la première fois représente réellement la société, au lieu de confisquer celle-ci au profit d’une seule classe.

La prise du pouvoir d’État, représentant réel de la société, définit la forme politique de la révolution, mais le contenu de celle-ci est social, l’État cessant d’exister comme une sphère particulière et relativement autonome.

«  La liberté consiste à transformer l’État, organisme qui s’est mis au-dessus de la société, en un organisme entièrement subordonné à elle. » (Marx, Critique du programme de Gotha)

l’État ouvrier perd ses fonctions politiques, et organisme au service de la société, prend des fonctions sociales, assurant la rationalité du système, en assurant de manière planifiée ce que le marché et la péréquation du taux de profit réalisaient à travers les crises. Il conserve de même son caractère centralisateur, en prélevant et répartissant le surproduit social en fonction des besoins généraux et des nécessités de l’accumulation. Enfin, il conserve un caractère « répressif » afin de prévenir et d’empêcher tout retour en arrière.

L’analyse en détail de ce processus de soumission de l’appareil d’État n’est pas directement envisagée par Engels, et ce sera à travers le débat sur l’organisation, le problème technique essentiel de la période postérieure (1905-1921).

Il est cependant possible de faire d’ores et déjà quelques remarques qui éclaireront les termes de ce débat.

La remarque essentielle à faire, c’est que dans la révolution le prolétariat mène à terme le processus que la bourgeoisie a ébauché et auquel elle se heurte : la reconnaissance du caractère social des forces productives.

Dans les sociétés par actions, dans l’étatisation, on a l’aveu du caractère social des force productives et de son conflit avec l’appropriation privée par les capitalistes. Mais l’étatisation se heurte immédiatement au fait que « l’État moderne n’est que l’organisation que la société bourgeoise se donne pour maintenir les conditions extérieures générales du mode de production capitaliste… » (dans l’État des capitalistes) « le rapport capitaliste n’est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble, mais arrivé à son comble, il se renverse. » (L’Anti-Dürhing, p. 315) Lorsque le prolétariat fait de l’État le représentant réel de la société – ce que ne peut faire la bourgeoisie qui a des intérêts particuliers à le faire prévaloir comme universel –- propriété sociale et propriété d’État peuvent coïncider, l’État n’étant plus au service de la bourgeoisie.

Ce que révèle le capitalisme d’État, c’est que « la bourgeoisie s’avère comme une classe superflue, toutes ses fonctions sociales étant maintenant remplies par des employés rémunérés », elle peut donc être balayée.

La deuxième remarque, c’est que la prise de pouvoir d’État par le prolétariat conduit celui-ci à devenir un instrument technique au service de la société. Cette fonction technique, corollaire à la suppression du marché, est l’extrapolation rationnelle qui prévaut dans l’entreprise (d’où l’importance pour le programme, des distinctions relevés dans le paragraphe précédent).

Pour Engel, en effet, il y a une insistance toute particulière sur « l’antagonisme entre l’organisation de la production dans la fabrique individuelle et l’anarchie de la production dans l’ensemble de la société. (L’Anti-Dürhing, p. 310, mais aussi p. 313, 314, 307, etc.) Avec la suppression des rapports de production capitalistes, le prolétariat met fin à l’anarchie sociale, en développant la rationalité que contient le procès de production immédiat. De là, l’importance pour Marx du fait que la concentration des forces productives, la croissance continue du « capital fixe », et la division technique du travail, n’impliquent pas automatiquement des rapports sociaux capitalistes, mais même, au contraire, peuvent être amenés à rentrer en conflit avec eux.

La soumission de l’État à la société, c'est-à-dire sa transformation en organe de « planification », corollaire au développement des forces productives et de la suppression des classes qu’elle induit, renvoie à la suppression de la différence entre l’intérêt individuel, privé et l’intérêt général.

Pour le programme, dans la société des producteurs associés, dans l’homme « socialisé », individus et espèce humaine sont une unité, chaque individu représente l’espèce et l’espèce est représentée dans chaque individu.

La période de transition qui réalise l’intérêt commun de l’ensemble des hommes – création de temps libre par le développement des forces productives – est donc simultanément procès de disparition de toute légalité (système juridique, institutions, politique), parce que, du moins pour Marx, la question de savoir qui décide, qui planifie, n’a aucun sens, à partir du moment où intérêt général et intérêt individuel coïncident, puisque alors toute relation humaine réalise la « vie générique ». c’est cette coïncidence de l’intérêt général et de l’intérêt particulier qui fonde l’intérêt théorique de Marx pour toutes les formes de production communautaire et coopératives ouvrières qui représentent à un niveau historiquement limité, ce que la société des producteurs associés réalise à l’échelle humaine.

En ce sens, Marx peut dire d’elle qu’elle représente une forme importante de transition au socialisme, qui existe déjà dès la société capitaliste elle-même.

C’est là, le point fondamental du programme.

État et parti

« La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats. L’heure de la propriété capitaliste a sonné, les expropriateurs sont à leur tour expropriés. » (Marx, Le Capital, Pléiade, t. 1, p. 1239, et sur le même thème, cf. Livre III, Pléiade, t. 2, p. 1025)

La révolution programmatique est libération des forces productives – au premier rang desquelles on a le travail socialisé, la classe ouvrière – de la gangue capitaliste qui l’enserre. Elle fait « éclater l’enveloppe » des rapports de production trop étroits. Elle est avant tout libération et développement d’une socialisation – rationalisation du travail qui, comme concentration du capital et division technique du travail dans l’entreprise, existe sous une forme étriquée au sein même de la société capitaliste. Quoique pour Marx, le prolétariat ne soit porteur d’aucune forme d’organisation sociale, la période de transition est le développement d’éléments qui existent de manière positive au sein de l’ancienne société. Développement de quelque chose qui existe déjà, la révolution prolétarienne a des analogies formelles avec la révolution bourgeoise, notamment sa forme politique. La prise du pouvoir d’État par le prolétariat se fonde sur le caractère social des forces productives, dont il représente la partie vivante, née au sein de l’ancienne société. C’est ce caractère social, qui rendant  la bourgeoisie superflue, démontrant son incapacité, s’affirme à travers la victoire du prolétariat, dont le premier acte est politique : prise du pouvoir, prise de l’appareil d’État.

De la même manière que la bourgeoisie, sur la base de sa domination économique acquise dans l’ancienne société, conclut cette domination en s’emparant de l’État et en l’adaptant à sa nature propre, le prolétariat conclu le développement des forces productives, en s’emparant de l’État : forme politique de la révolution.

  Cependant, à la différence de la bourgeoisie, pour le prolétariat, adapter l’État à sa nature propre, c’est l’abolir, puisque en généralisant sa condition, le prolétariat aboutit à supprimer les classes : contenu social de la révolution.

La période de transition est période de dépérissement du caractère politique (répressif) de l’État, sa dissolution en fonction technique au profit de son ensemble, ce qui présuppose une distinction entre les fonctions techniques de l’État (organe central assumant les tâches générales) qui existent toujours et ne sont pas caractéristiques, et le caractère de classe de l’État (fonction politique, machine de domination) qui est ce qui dépérit, parce que c’est cela qui est caractéristique de l’État. C’est ce qui Boukharine développe (op. cit., p. 61-62) : « il serait tout à fait erroné de rechercher l’essence de l’État dans ses attributs techniques et organisationnels, par exemple dans le fait qu’il représente un appareil centralisé. Le concept abstrait de centralisation peut en effet recouvrir des types de rapports sociaux diamétralement opposés… Ce qui est « essentiel » à l’État, ce n’est pas qui celui-ci soit un appareil centralisé, mais plutôt que cet appareil centralisé incarne un rapport déterminé entre les classes, à savoir le rapport de domination, de pouvoir, d’oppression et d’asservissement… », rapport qui disparaitra avec la disparition des classes, sans préjudice du caractère centralisé qui est, lui un concept technique, porteur d’une rationalité qu’il convient d’étendre.

Parce que l’État est « synthèse de la société », en ce sens qu’il représente l’unité des classes antagoniques – besoins généraux de la société – et l’accaparement de cette unité au profit d’une classe – appareil répressif – la constitution en classe dominante passe nécessairement par la prise du pouvoir d’État, comme le décrit le schéma classique du Manifeste Communiste, qui décrit trois phases successives : organisation économique de la classe, organisation politique de la classe par le parti, condition indispensable à la troisième phase : érection en classe dominante.

L’idée qui sous-tend la succession des phases est que le prolétariat est d’abord une classe au sens économique du terme, une classe objective, sans identité propre malgré les groupements économiques (coopératives, syndicats).

Ce n’est qu’au second stade que le prolétariat devient une classe pour lui-même, en se donnant une organisation politique unitaire : le parti.

C’est le parti qui assure l’efficacité de l’État du prolétariat, lorsque celui-ci  s’érige en clase dominante, car face au caractère local de l’État, il représente les intérêts généraux (historiques) de la classe.

« Pour qu’au jour de la décision, le prolétariat soit assez fort pour vaincre, il est nécessaire qu’il se constitue en un parti autonome, un parti de classe conscient, séparé de tous les autres. » (Engels à Trier, le 18 décembre 1888)

« Si la production capitaliste engendre sa propre négation, avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature », c’est dans la mesure où ce mouvement est aussi celui de la production d’un sujet révolutionnaire conscient et non pur effondrement. En ce sens, la position orthodoxe est celle de Bordiga, pour lequel le rapport du parti à la classe est organique par l’intermédiaire du programme immuable et non une forme d’organisation (parti de masse ou d’avant-garde, qui feront les beaux jours de la polémique germano-russe).

« La constatation purement objective, extérieure, de l’analogie des conditions économiques et sociales d’un grand nombre d’individus ne permet pas d’individualiser la classe … (même si le parti n’est qu’une fonction de la classe). »

« La classe présuppose le parti parce que pour être et pour agir dans l’histoire la classe doit posséder une doctrine critique de l’histoire et trouver dans celle-ci le but à atteindre. » (Rassegne Communiste, 1921)

L’État et la révolution

La conception du parti à travers lequel la classe devient réellement, effectivement une classe agissante, est adéquate à la conception que le programme a de l’État – machine oppressive au service de la bourgeoisie – et de la révolution comme prise du pouvoir politique dans lequel le prolétariat devient classe dominante.

La question de la forme politique de la révolution renvoie à celle de la maturité des forces productives. Si celles-ci ne sont pas suffisantes pour instaurer immédiatement le communisme (d’où le programme du développement des forces productives sous le contrôle de l’État prolétarien), elles sont toujours analysées comme suffisantes pour liquider la bourgeoisie dont la « mission » historique est achevée par des employés et des fonctionnaires (trusts et capitalisme d’État).

La révolution est l’aboutissement de la socialisation des forces productives et de leur antagonisme aux rapports de production qu’elles font éclater.

Mais d’autre part, l’État est un moyen d’élargir et de maintenir la domination de classe, appareil répressif qui vient renforcer et garantir la violence, l’exploitation, comme si le cycle du capital n’y suffisait pas de lui-même. Ceci est adéquat à la conception de deux classes, chacune porteuse en soi d’une organisation sociale, qui s’affrontent et dont le lien (exploitation) est en quelque sorte externe donc susceptible d’être renforcé par l’organisation politique… de l’extérieur.

À la fois synthèse et pivot de la société de classe, l’État devient d’autant plus l’enjeu de la lutte que la phase inférieure du communisme est le développement du capital sous le contrôle – politique – du prolétariat, instauration de rapports de production conformes au développement de forces productives sociales, rapports que l’État prolétarien incarne (par la généralisation de la rationalité centralisatrice) et garantit (par la dictature armée).

À partir du moment où l’État est conçu comme le facteur essentiel de la pérennité des rapports capitalistes qu’il maintient par la coercition, même si sa puissance politique est en relation « dialectique » avec la puissance économique de la bourgeoisie, les deux niveaux – économique et politique – viennent se conforter mais sont différents. La domination politique généralise la domination économique et aide à son maintien.

Il ne s’agit pas ici d’affirmer que l’État est un organisme superfétatoire, qui ne sert à rien, ce qui est en cause c’est la problématique même du programme.

Pour lui, la question est celle de l’utilité de l’État.

On le définit comme un organisme, un appareil dont on recense les fonctions. La question de la nature de l’État se résout dans celle de son rôle, ce qui rend alors possible d’opérer une discrimination entre celles que l’on conservera et les autres. On ne peut accepter la théorie engelsienne de la genèse de l’État comme atténuant et cimentant  l’existence commune de classes antagoniques (au profit de l’une), sans accepter que les classes sont deux être qui s’affrontent, ce qui renvoie à la définition programmatique des classes (« juridique »), cf. supra, et à leur lutte (« politique », usant du pouvoir d’État).

Cette définition de l’État n’est rien d’autre qu’une super-fonction englobant les autres, une généralité dont les fonctions recensables (idéologie, répression, etc.) ne sont que les applications particulières. Nous avons ici affaire à une véritable problématique fonctionnaliste pour laquelle une institution n’existe que parce qu’elle répond à un besoin social qu’elle satisfait. La question qui est posée est alors de savoir en quoi l’exploitation a besoin de l’État pour se perpétuer, question qui présuppose l’exploitation comme « vol » et la société en sphères (économie, politique, idéologie, etc.) qui viennent toutes s’épauler. Le corollaire de l’exploitation « économiste » est alors l’oppression militaro-policière.

Une fois l’exploitation posée comme un rapport social se reproduisant de lui-même, la question valide ne peur plus être celle du rôle de l’État, mais celle de savoir en quoi le rapport social qu’est l’exploitation, par la relation qu’il établit entre les classes, la communauté, les individus, comprend nécessairement la forme étatique.

La problématique de la révolution programmatique peut alors se nouer à travers cette distinction de deux « instances ».

D’un côté, on a la maturité des forces productives qui rend la bourgeoisie superflue, qui lui « ôte » sa mission historique (cela est acquis pour Marx dès 1848, cf. Engels à Lafargue… La Chine, p. 46, Ed. 10/18)

Mais d’un autre côté, cette maturité n’est pas une condition suffisante, même si elle est une condition nécessaire.

Il faut une révolution politique, qui puisse d’emparer et détruire l’État bourgeois, ériger le prolétariat en classe dominante, pour poursuivre sous sa férule, l’accumulation des forces productives. Et à ce niveau, le prolétariat peut perdre (s’il est fourvoyé, mal organisé… si le parti fonctionne de manière insuffisante ou si la conjoncture est défavorable. Cf. les jugements de Marx sur la Commune).

Si le prolétariat ne peut pas s’ériger en classe dominante, la victoire de la bourgeoisie est toujours une victoire à la Pyrrhus, dans la mesure où le déterminisme économique est tel qu’elle ne peut qu’assurer le développement des forces productives – ce qu’aurait, humainement, fait aussi le prolétariat – : « la révolution de 1848 a fait exécuter la tâche de la bourgeoisie par des combattants prolétariens, sous l’enseigne du prolétariat ; de plus, elle a réalisé par l’intermédiaire de Louis Bonaparte et de Bismarck, ses exécuteurs testamentaires, l’indépendance de l’Italie, etc. » (Préface à l’édition polonaise du Manifeste, 1892, Pléiade, t. 1, p. 1490-1491)

Le schéma de la révolution double entraine que, d’une part, le prolétariat face à la débilité de bourgeoisie, joue un rôle de plus en plus important dans la « purification » du capital, et que, d’autre part, après sa défaite, le capital se charge lui-même de faire ce qu’aurait fait le prolétariat dans un premier temps, en prenant des mesures « bourgeoises » (voir aussi bien les revendications du parti communiste en Allemagne – 1848 – que les considérants du Programme du Parti ouvrier français – 1880). À propos des revendications, Marx écrit qu’elles ne sont pas socialistes et « finalement nécessaires pour river les intérêts de la bourgeoisie conservatrice à la révolution » (cf. Écrits militaires, p. 186)

L’évolution naturelle des forces productives est telle que même si la révolution de rapports de production n’a pas lieu, cette évolution s’impose au capital triomphant, qui en devient « l’exécuteur testamentaire ».

De fait, parler « d’exécuteur testamentaire » des révolutions bourgeoises faites par le prolétariat, et qu’il ne parvient pas à mener à terme, présuppose l’incapacité de la bourgeoisie qui fait alors du prolétariat le seul acteur réel, et qu’ensuite la défaite du prolétariat n’implique pas la victoire de la bourgeoisie, puisque celle-ci est incapable et historiquement débile. D’où le fait que se soit Louis Napoléon ou Bismarck qui prennent alors le pouvoir en « émancipant » l’appareil d’État et en renvoyant dos à dos toutes les classes.

« L’armée, véritable vainqueur, prend la tête, appuyée sur la classe où elle recrute de préférence : les petits paysans. » (Engels, Écrits militaires, p. 483)

Tout le secret de son succès réside dans… « l’équilibre momentané entre les classes de la société française qui sont en lutte pour conquérir le pouvoir » (in Mouvement ouvrier français, p. 152)

Tout se passe alors comme si, aucune classe ne pouvant s’emparer du l’État, celui-ci s’émancipait, en devenant la proie d’un aventurier. D’où le terme usurpation appliqué à Napoléon III (p. 154).

La théorie de la révolution double

La théorie de la révolution double (révolution en permanence chez Marx) synthétise tous les éléments de la problématique du programme. C’est ce schéma qui va prévaloir dans l’explication des mouvements sociaux et l’élaboration de la stratégie de 1848 à l’Internationale communiste (qui, à Bakou, l’explique aux pays coloniaux).

Au départ, il y a l’analyse de la révolution française (Vorwarts, Sainte Famille) et le constat que même lorsque la bourgeoisie est agissante, révolutionnaire, le prolétariat ne reste pas inactif dans la révolution même sous sa forme « embryonnaire » des plébéiens. Dans cette situation où le bourgeoisie représente une classe progressive, l’intervention du prolétariat ne fait qu’accélérer le processus.

« Si le prolétariat reverse le pouvoir politique de la bourgeoisie, sa victoire n’est que passagère, qu’un élément au service de la révolution bourgeoise elle-même, comme ce fut le cas en l’an 1794. Il en est ainsi, tant qu’au cours de l’histoire, les condition matérielles ne sont pas créées pour rendre nécessaire l’élimination du mode de production bourgeois et donc aussi le renversement définitif du règne politique bourgeois. » (Marx, La critique moralisante…, novembre 1847)

Pour Marx, en 1847-48, les conditions matérielles sont toutes différentes. La faiblesse de la classe bourgeoise en France et en Allemagne détermine le fait que le prolétariat tend à se substituer à la bourgeoisie. C’est la célèbre analyse des trois pôles du mouvement ouvrier, économie en Angleterre, théorie en Allemagne, politique en France.

Dans l’analyse de la situation des classes en France avant 1848, Marx conclut de manière paradoxale que la France n’est à la fois pas mûre pour le socialisme (le capitalisme y étant tout juste développé – importance de la paysannerie parcellaire qui fait obstacle à l’accumulation) et que les conditions politiques (neutralisation mutuelle des autres classes) y sont favorables à le conquête du pouvoir par le prolétariat. Cette prise du pouvoir dans un pays économiquement « attardé » est possible de par la situation internationale.

En liaison avec le développement rapide et mondial du mode de production capitaliste, des pays où le capitalisme est encore progressif et la bourgeoisie déjà incapable de prendre la direction politique, le prolétariat peur assurer un passage rapide du « féodalisme » au socialisme.

Or en 1848, pour Marx, les conditions économiques sont mûres au niveau international, en Angleterre, mais la vitalité même du capitalisme y empêche une révolution politique (aristocratie ouvrière qui reçoit les miettes de la colonisation…).

Ce qui est théorisé simultanément dans la révolution double, c’est à la fois l’existence d’obstacles nationaux à la révolution socialiste dus à l’immaturité des rapports sociaux et l’existence nationale d’un capitalisme suffisamment mur pour le socialisme au niveau économique.

Aucun pays ne possède en lui-même les trois éléments nécessaires au socialisme (le triptyque France, Angleterre, Allemagne), mais globalement la révolution est possible si, par bonds successifs, ces éléments séparés sont réunis. D’où la révolution au maillon le plus faible politiquement (puisque c’est la prise de pouvoir dont il s’agit) et sa nécessaire extension à l’Angleterre, à l’Allemagne. « Toute révolution sociale en France échoue sur l’écueil de la bourgeoisie anglaise… la vieille Angleterre ne sera renversée que par une guerre mondiale qui, seule, peut offrir au parti chartiste les conditions pour un soulèvement victorieux…

« Or une guerre européenne sera la conséquence directe et première d’une révolution ouvrière triomphant en France. » (Marx, Nouvelle Gazette Rhénane, janvier 1849)

D’où, à partir du mouvement français, une réaction en chaine, assurant le triomphe du socialisme à l’échelle du continent.

« Février et mars 1848 ne pouvaient avoir le sens d’une véritable révolution que si, au lieu de représenter un terme, ils devenaient au contraire le point de départ d’un long processus révolutionnaire. » (Engels in Marx-Engels, Le Parti de classe, Maspero, t. 1, p. 170)

repoussée après 1848, à la crise de 56-57, l’analyse sera déplacée vers la Russie après 1871, lorsque les diverses unifications, allemande, italienne, etc. rendront caduque une politique social-démocrate, le prolétariat n’y ayant plus de tâche bourgeoise à accomplir (cf. Préface russe au Manifeste – Engels 1880, et l’article de 1875 d’Engels sur la Russie, in Marx-Engels, La Russie, Ed. 10/18)

La théorie de la révolution double est fondamentale car elle fonde les thèmes essentiels du programme : rôle de l’État, programme minimum, question paysanne. L’État par son intervention despotique intervient pour garantir un changement qualitatif de structure, alors que ce sont des tâches bourgeoises qu’il faut accomplir pour le prolétariat, à sa manière. D’où l’importance qu’il soit comme nous l’avons vu, conçu comme une machine oppressive au service d’une classe et non une stricte émanation du rapport social capitaliste.

Concurremment, avec la parti et l’Internationale, il assure l’accrochage international, sur la base d’une organisation nationale, résultant de données économiques et sociales (liaison internationale des capitaux, mais aussi autonomie nationale de chacun).

D’autre part, ayant des tâches bourgeoises à accomplir, il ya nécessairement un programme minimum. La condition de la victoire du prolétariat est l’existence d’un parti propre – qui concrétise sa constitution en classe doté d’un programme propre – mais la nécessité d’accomplir des tâches encore bourgeoises ne permet même pas l’application du programme de transition.

Le programme minimum représente la conciliation nécessaire entre les buts généraux (historiques) que les communistes doivent nécessairement faire valoir et les buts immédiats liés à la situation politique. C’est dans le même contexte que se situent les mesures nécessaires à se concilier la petite paysannerie pauvre, qui du fait du caractère « attardé » qui fonde la révolution « double », sont une force sociale importante. De même les classes moyennes.

L’ambigüité de la révolution double, qui révèle la contradiction de la pratique programmatique, découle de ce que celle-ci procède d’une situation où, simultanément, tout est possible et impossible.

Dans les pays économiquement en avance, la révolution est difficile à démarrer parce qu’elle induit nécessairement un choc frontal entre les deux classes, choc dans lequel la bourgeoisie peut plus aisément manier l’arme économique, notamment en suscitant avec les bénéfices de la conquête coloniale une « aristocratie ouvrière », d’autre part son pouvoir politique est, conséquence de sa puissance économique, moins fortement dévitalisé par la crise que dans les économies faibles.

Dans les pays économiquement attardés, on a la situation inverse. La nécessité de réaliser avec un prolétariat minoritaire, mais généralement concentré, une révolution « antiféodale » à laquelle d’autres classes sont intéressées (paysannerie, moyenne bourgeoisie, voire même bourgeoisie industrielle) fournit un tremplin à l’action du prolétariat, qui lui, poussant le mouvement « jusqu’au bout » selon l’expression significative de Marx, tente de s’emparer du pouvoir d’État.

Dire que le prolétariat est la seule classe révolutionnaire, « jusqu’au bout » est cohérent à la prémisse théorique de la révolution double : le constat que, dans les révolutions bourgeoises classiques – 1789 mais aussi 1648 – le prolétariat agit de concert avec la bourgeoisie, et alors que celle-ci s’arrête devant la transformation radicale des rapports sociaux et même régresse – restauration de la religion par Napoléon III par exemple – le prolétariat lui, « prenant au sérieux » la philosophie bourgeoise, pousse en avant et radicalise le processus (les Enragé et les Égaux en France, les Niveleurs en Angleterre).

Cette « poussée du prolétariat est cohérente avec le fait que le prolétariat s’affirme – pour mieux se nier ensuite – communisme porteur d’une organisation sociale en tant que classe particulière (transition).

Ce « tremplin » qui fournit la nécessité d’une double révolution contre le féodalisme puis immédiatement contre la bourgeoisie – révolution en permanence – explique pourquoi, « pour assurer des chances de succès, les mouvements révolutionnaires sont forcés, dans la société moderne, d’emprunter leurs couleurs, dès l’abord, aux éléments du peuple qui tout en s’opposant au gouvernement en vigueur, vivent en totale harmonie avec la société existante. En un mot, les révolution reçoivent leur billet d’entrée pour la scène officielle des mains des classes dominantes elles-mêmes. » (Marx, New York Tribune, 17 juillet 1857)

En 1648 ou en 1789, aucune des conditions n’étaient réunies ; c’est la naissance du capitalisme et il n’y a donc aucune « possibilité » de transcroissance de cette participation prolétarienne à la révolution bourgeoise.

Par contre en 1848 en France, après 1848 en Allemagne, et après 1871 en Russie, cette possibilité existe dans la mesure où l’Angleterre est un pays capitaliste mûr et d’autre part domine les conditions économiques internationales – donc tout événement politique international réagit sur lui et affaiblit sa puissance et son rame économique liées au « colonialisme ».

Dès lors pour le programme, une révolution double est possible dans les pays peu développés. L’absence de puissance économique – capitalisme impur, c'est-à-dire minoritaire et restreint – permet la prise du pouvoir par le prolétariat seule classe internationalement progressive mais nationalement la prise de pouvoir se heurte immédiatement à ce qui le rend possible : l’immaturité des conditions économiques. On a donc la nécessité d’une extension de la révolution aux pays avancés et cette extension ne peut se faire qu’à partir d’une révolution politique. Elle est une extension politique si la révolution faite joue le rôle de détonateur, de modèle et de pédagogue (voir la pratique bolchéviste dans l’IC par exemple).

Ce que théorise la révolution double, c’est ce que Lénine développera dans Loi sur l’inégal développement des capitaux et des nations.

Le développement du capital de certaines zones implique nécessairement le sous-développement des autres zones. On a donc toujours cette situation où des zones sont « mûres » et d’autres « non ».

Le capital, internationalement, est développé, mais il y a des obstacles nationaux, c'est-à-dire des pays non développés. De plus le développement international est en fait le développement d’une nation qui domine les autres, rien de plus.

Par définition, la révolution double se situe au niveau des États-nations, puisque son premier acte est la prise du pouvoir d’État.

Il est d’autre part intéressant de connaître le critère de maturité des forces productives telle que la pose le programme.

Pour Boukharine, par exemple, « la socialisation du travail permet d’introduire techniquement une organisation planifiée sous une formule sociale concrète quelconque… Il en résulte que si le capitalisme est mur pour le capitalisme d’État, il est tout aussi mûr pour l’époque de l’édification du communisme » (op. cit., p. 95-96)

Ce qui est ici essentiel, outre le caractère technique de l’organisation planifiée que nous avons déjà relevée et sur laquelle nous allons revenir, c’est l’assimilation entre capitalisme d’État et socialisme comme deux fins possibles de la maturité des forces productives.

Nous avons déjà vu chez Engels et dans le Capital, que dans les société par actions, le capitalisme d’État, la bourgeoisie montrait que sa mission historique était terminée puisque ses fonctions étaient assurées par des employés salariés. Elle devient donc une classe superflue.

De même, l’échec des révolutions double aboutit aux révolutions « par le haut », où l’appareil d’État renvoie dos à dos bourgeois et prolétaires.

L’éviction de la bourgeoisie rendue historiquement caduque par le développement des forces productives peut donc se mener de deux manières : capitalisme d’État ou État prolétarien, qui l’un comme l’autre ont la même prémisse, la superfluité de la bourgeoisie.

Définition programmatique de la classe bourgeoise

Fonction assurée par des employés salariés, c'est-à-dire non propriétaires d’une part ; expropriation des expropriateurs d’autre part ; tout cela renvoie à une définition, modèle pour le programme de la classe bourgeoise en termes de propriété juridique. A contrario, cela est confirmé par le fait que le communisme primitif est défini par l’absence de propriété privée et le socialisme par le transfert à la société – représentée par l’État – de la propriété des moyens de production. C’est cette appropriation privée qui définit les rapports de production capitaliste dans leur contradiction aux forces productives sociales.

Une telle définition ne peut se comprendre qu’en référence à la période de la domination formelle du capital, période qui fonde historiquement le programme « classique ». dans cette phase transitoire, où le capital ne bouleverse pas le mode de produire en le rendant adéquat à ce que lui-même exige (capital fixe comme forme adéquate du capital), dans la personne du capitaliste, fonction du capital et propriété personnelle d’un capital peuvent coexister (dans des formes hybrides, le capitaliste peut être aussi un producteur direct, travailler lui-même). Cependant, le capital est une puissance sociale et l’histoire de son développement vers la domination réelle peur se schématiser par le fait que : « augmentant de valeur pour atteindre des dimensions sociales, le capital doit dépouiller tout caractère individuel. »

Dans la période de domination réelle (société par action, État, etc.), lek devient réellement une puissance sociale abstraite, dépouillée de tout caractère personnel, mais cela nécessite une accumulation de celui-ci.

Dans la période antérieure, gestion et propriété personnelle du capital coïncident et, pour le programme, définir la classe bourgeois en termes juridiques de propriété n’est pas une erreur, mais correspond à une étape historique bien déterminée.

On peut d’ailleurs remarquer que Marx opère une différence entre les deux périodes, par exemple, lorsqu’il écrit : « le capitaliste doit être le propriétaire ou le possesseur des moyens de production à une échelle sociale. » Marx utilise cette distinction, reprise de Hegel dans Formes…, à propos des communautés primitives, où les individus ne sont que possesseurs, la commune, c'est-à-dire eux-mêmes, sous une forme extranéisée, étant propriétaire.

Du point de vie de la philosophie du droit, la possession est un état de fait – chez Hegel, subsumer une chose sous son vouloir, pour Marx, une pratique, une activité faisant sienne la chose ; la propriété est un état de droit pour Hegel : la possession reconnue par autrui, chez Marx par le droit régulier ou coutumier – (Hegel, Propédeutique, Marx, Formes), l’exemple type de la dissociation entre propriété et possession étant l’acte de location.

Lorsque le capital se constitue en totalité, domination réelle, propriété personnelle et possession (gestion du capital qui assure la valorisation de celui-ci) se séparent. Le capitaliste est simplement fonctionnaire du capital, c'est-à-dire se personnification, en tant qu’il est avant tout procès de valorisation-accumulation, mouvement qui suffit à le constituer, face au travail, en capital par la reproduction des rapports sociaux que cette valorisation implique et reproduit sans cesse, sans l’intermédiaire juridique de la propriété personnelle du capital en soi.

C’est cette insistance, dans le cadre de la révolution double, sur la propriété personnelle du capital comme constituant la classe bourgeoise (particulièrement évidente chez Lénine), qui constitue la limite essentielle de la critique programmatique et qui explique la « confusion » possible entre transfert des moyens de production comme propriété de l’État ouvrier et abolition du capital. Si on se souvient d’autre part qu’en période de domination formelle, le capital apparaît avant tout comme contrainte au surtravail et que la mystification du capital fixe, se présentant comme créateur de valeur, n’est pas développée, on peut alors comprendre pourquoi l’État apparaît comme une machine qui vient grâce à son appareil juridico-répressif, garantir l’exploitation en se posant en garant de la propriété privée.

Révolution russe et définition programmatique du prolétariat

Pour la compréhension du programme, les analyses de la révolution russe, « seule expérience réussie de la révolution prolétarienne », offrent un intérêt tout particulier, en ce sens que pour la théorie programmatique, elle constitue un problème crucial, puisque pour celle-ci la remise en cause de la révolution russe revient à la mise en cause de ses propres prémisses théoriques.

Au départ de toutes les critiques de « gauche » de l’URSS, il y a le constat de la nature capitaliste des pays de l’Est.

À partir de là, on peut poser le problème de la révolution russe comme une simple révolution bourgeoise faite par le prolétariat. Le problème est alors que l’on débouche aisément sur la remise en cause du caractère révolutionnaire du prolétariat, celui-ci n’étant qu’un moyen radical de la révolution bourgeoise, réalisant sans cesse des buts démocratiques-libéraux (ce qui est le résultat de 1848, 1871…). On a alors le fondement théorique du « révisionnisme » (Kautsky, Bernstein, etc.), le prolétariat parachevant la révolution bourgeoise dont il réalise les idéaux (liberté, égalité, démocratie, etc.).

Pour le programme, théorie révolutionnaire, il y a nécessairement rupture révolutionnaire entre capital et socialisme, rupture dont le prolétariat est le sujet, non réductible à un simple complément critique de la révolution démocratique.

Le simple fait de conserver le prolétariat comme classe révolutionnaire porteuse du communisme empêche que l’on puisse simplement considérer une substitution pure et simple du prolétariat à une bourgeoisie défaillante. Il faut donc nécessairement analyser la révolution russe à travers le schéma de la révolution double, l’échec de celle-ci, évident avec Staline, mais déjà consommé et dénoncé dès 1920 (cf. le Rapport sur Moscou de Rühle, à l’occasion du IIe congrès de l’IC, publié dans Der Kommunist de Dresde de septembre 1920, cité in La Gauche communiste en Allemagne, Authier-Barrot, Ed. Payot, p. 178 et suivantes).

La révolution russe serait une révolution prolétarienne dans le cadre d’une révolution double et son échec une involution, c'est-à-dire une transcroissance arrêtée à cause d’un développement national arrêté et qui donc, restreinte par force à sa base nationale, évolue nécessairement vers le développement d’un capitalisme moderne en Russie.

L’échec de la révolution russe s’expliquerait alors par l’échec de la révolution allemande, qui devait fournir les conditions économiques, les deux mouvements n’ayant pas pu réaliser leur jonction.

C’est à ce schéma que se ramènent la majorité des critiques de « gauche » de la révolution russe (Gorter, Bordiga… et plus récemment J. Barrot, etc.).

Si ces théories ont l’immense avantage de montrer le caractère strictement capitaliste de la Russie (au lieu de forme hybride type État ouvrier déliquescent ou bureaucratie totalitaire genre SoB), elles restent une critique interne au programmatisme dans la mesure même où de telles explications procèdent de la notion de révolution double. Le postulat étant la maturité des forces productives au niveau mondial avec des maillons faibles où une révolution est possible (voir supra), les conditions économiques existent – comme toile de fond – et l’explication de l’échec sera politique et organisationnelle, trait révélateur du caractère programmatique de ces critiques. La faute en sera aux « Gauches » allemandes, hollandaise, etc., qui par leur radicalisme ont affaibli le parti, notamment par le refus des compromis (cf. Le Gauchisme…, Lénine, qui dès 1920 fournit déjà les prémisse s de toutes les analyses futures de sycophantes de l’État ouvrier dégoulinant). De l’autre côté, la faite en sera à l’impérialisme théorique des russes, au caractère anti-démocratique, voire ensuite bourgeois du PCR. On s’opposera dictature du parti et dictature des masses, soviets et parti ; dans tous les cas, de tous les côtés, on parlera organisation et défaillance stratégique.

Avec le constat d’échec des mouvements de 1914-1921 et l’ère de contre-révolution qui s’ouvre, deux voies théoriques sont possibles :

Soit théoriser l’intégration du prolétariat, détourné de ses buts par l’emprise de l’idéologie et œuvrer à regrouper les prolétaires révolutionnaires dans une nouvelle organisation (voir les lignes directrices de la KAI), soit reproduire une fois encore le schéma de la révolution double – soutien au mouvement anti-impérialiste dans les aires non blanches – et dans cette perspective d’un déblocage – par l’effondrement colonial – de la situation dans les métropoles blanches, maintenir la doctrine (voir Bordiga, le PC internationaliste et la prévision de la crise pour 75 qui couronne l’édifice).

Ce que tous ces courants ont de commun entre eux, c’est avant tout (ce que l’on retrouve aussi dans Le Mouvement communiste, Barrot, et chez RI, etc.) le fait que tous théorisent la décadence du capitalisme depuis 1914, c'est-à-dire sa perdurabilité, alors que depuis l’aube de la révolution russe, d’où son importance cruciale, sa mission historique est close.

Ceci est révélateur de la perspective programmatique et de la définition (corollaire de celle de la classe bourgeoise, qu’elle donne) qu’elle donne du prolétariat. Théoriser la décadence depuis 1914, c'est-à-dire depuis le passage du capital en domination réelle, cela revient à théoriser que le capital n’est plus progressif, à partir du moment où il commence à rendre le travail inessentiel au procès de production (croissance du capital constant et surtout fixe dans le procès immédiat). Cela découle du fait que le prolétariat est conçu comme travail, c'est-à-dire comme une force productive au même titre que les machines, etc. Lorsque le capital rend le travail superflu, il en revient alors à « gaspiller » des forces productives (chômeurs à vie…), des produits (complexe militaro-industriel…), la dévalorisation étant alors conçue de manière unilatérale, le rapport de production se maintenant contre la maturation des forces productives, en les détruisant ou en les laissant en jachère, notamment la force de travail.

C’est une définition du même type qui sous-tend les mécanismes évoqués dans le Manifeste (1848) : « le salariat repose exclusivement sur la concurrence des travailleurs entre eux. Le progrès de l’industrie, dont la bourgeoisie est le véhicule passif et inconscient, remplace peu à peu l’isolement des travailleurs né de la concurrence, par leur union révolutionnaire au moyen de l’association. » (Pléiade t. 1, p. 183) La concentration du capital est à la fois l’aveu du caractère superflu de la bourgeoisie (appropriation personnelle) et d’autre part, la condition objective de l’union des prolétaires, qui sont unifiés de fait de leur concentration au sein d’un même procès de travail, sous l’autorité d’un même capitaliste (voir aussi la « rude discipline acquise au sein de la fabrique – dont Lénine et Trotski se serviront amplement).

Définissant le prolétariat comme classe associée de fait, objectivement, dans le procès de travail lui-même, association qui est la condition de sa prise de conscience (constitution de la classe à travers le parti), l’accession du capital à la domination réelle pose au programme un problème essentiel de définition de la classe, puisque le travail n’est plus dominant dans le procès de production.

C’est cette transformation qui explique que Bordiga théorise près 21, et jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la société russe comme instable, comme une société dont le devenir n’est pas définitif. Le cycle révolutionnaire dont la Russie était le pivot se clôt en 1945, c'est-à-dire lorsque le capital a mondialement atteint la domination réelle, sa période d’accession à celle-ci (1914-1945) étant considérée comme instable dans la mesure où l’ancienne vision paraît encore applicable.

De même, c’est dans cette période et après 1945 que se manifestent les théories de « l’intégration définitive » du prolétariat, conduisant à chercher un autre sujet révolutionnaire (SoB, Prudhommeaux, Pannekoek dans Conseils ouvriers…), procès de genèse du programmatisme impossible.

Nature révolutionnaire du prolétariat dans le programme

Nous avons déjà vu chez Engels que Bismarck ou Napoléon III étaient les exécuteurs testamentaires des révolutions de 1848 et de 1871. L’idée qui sous-tend une telle affirmation est que, d’une part le développement des forces productives matérielles est historiquement nécessaire et que, d’autre part, aucune fatalité n’implique que ce développement soit conduit par le capital plutôt que par le prolétariat.

Il en découle que, sur la même base, on peut affirmer, soit que la contre-révolution réalise à sa manière le programme, soit que le prolétariat ne fait que réaliser les tâches du capital. La succession cyclique des révolutions et des contre-révolutions représenterait alors le même contenu : l’accumulation du capital. « Lors même qu’une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement (…), elle ne peut dépasser d’un saut ni abolir par des décrets les phases de son développement naturel ; mais elle peut abréger la période de gestation. (Préface au Capital)

Là dessus se fonde toute la stratégie « prolétarienne » de Marx qui « soutient » tout ce qui permet l’accumulation du capital (cf. Discours sur le libre-échange).

Par son intervention, le prolétariat pousse à l’accumulation du capital, au développement des forces productives, préalable de la révolution communiste et ceci, qu’il prenne ou non le pouvoir lui-même. En ce sens c’est le mode de production capitaliste qui est révolutionnaire et non l’une ou l’autre des classes qui le composent, le prolétariat venant se substituer à la bourgeoisie défaillant pour accomplit ses tâches, historiquement nécessaires. On peut dès lors affirmer que le prolétariat n’est pas – en soi – une classe révolutionnaire (puisque son rôle est le développement des forces productives que pourrait aussi bien faire le capital) et chercher un nouveau sujet, un messie quelconque, sinon, de manière sectaire, on se fixe sur le programme en attendant l’ouverture d’une nouvelle période.

L’argument le plus employé en faveur de cette théorie est la description que donne Marx de la lutte pour la journée de travail qui débouche sur l’extraction de plus-value relative par l’intensification du travail et la hausse de la composition organique.

La lutte du prolétariat pour la journée de dix heures est ici cause du développement des forces productives. C’est ce qui amène par exemple les modernes « opéraïstes » italiens à refuser la lutte économique parce que celle-ci, en définitive, profite au capital, qui nourrit son rajeunissement de celle-ci. L’opéraïsme est intéressant car il résume bien le devenir des contradictions du programme, par exemple lorsque Tronti écrit dans Ouvrier et Capital : « le saut du prolétaire à l’ouvrier comporte sur le plan de la violence sociale, le passage de la récolte à la révolution sociale. » Simultanément est posée la nécessaire abolition du prolétariat, défini sur la base du programme classique : sans réserve, dépourvu de toute propriété, pauvre (d’où la révolte), dans l’ouvrier, défini comme producteur porteur d’un ordre social (d’où la révolution), on a donc glorification du travail (contenu) et refus de la forme sociale actuelle (salariat comme pauvreté, chômage…). L’opérateur du saut, c’est la conscience, voire l’organisation qui déclenche cette prise de conscience. Le refus de la lutte économique entraine alors la divinisation de la politique, qui agit de l’extérieur sur les mécanismes de l’économie : « l’unique voie pour bloquer le mécanisme économique, le mettre au moment décisif dans l’impossibilité de fonctionner, c’est le refus politique de la classe ouvrière de fonctionner communisme articulation du capital. » (Potere Operaio, n°2)

Dans la médiation de la conscience et de la politique, il s’agît toujours de fonder une unité de la classe, autre que celle que lui donne le capital, ce qui découle d’une fausse compréhension de ce qu’est l’exploitation. 

Le passage du prolétaire à l’ouvrier est le passage de l’individu isolé et pauvre – impuissant contre le capital – à l’ouvrier membre conscient d’une classe, porteur d’un dépassement du capital. C’est là le fondement de toute politique : chercher un moyen d’organiser des hommes considérés comme isolés.

Cependant, « l’isolement de l’individu est l’apparence fétichiste de la surface de la société capitaliste … L’isolement des individus est un moment nécessaire qui n’est donc pas une forme extérieure à l’organisation sociale capitaliste, mais elle n’en constitue pas la substance même… la reproduction du rapport social capitaliste est toujours reproduction de l’individu particulier, c'est-à-dire de l’individu comme isolé et membre d’une classe. » Faute de comprendre la simultanéité de ces deux moments, « d’une part on oppose le dénuement du prolétaire à la richesse accumulée en face de lui, d’autre part on pose l’isolement des individus auquel la logique impose d’opposer l’organisation de ces individus », base de la politique et de la démocratie – qui n’est pas uniquement conciliation des classes.

Partir des individus, isolés dans la concurrence, et faire de celle-ci la cause du maintien du salariat (cf. Manifeste), puis refuser la lutte économique (Potere Operaio), parce que se situant à l’intérieur de cette concurrence, c'est-à-dire présupposant le salaire et la répartition de la valeur, revient à réifier chaque moment de l’exploitation et à les considérer « en soi », et non dans leur unité interne.

L’exploitation est un procès qui est la succession et l’unité de trois moments qui tous se présupposent mutuellement. « Ce procès inclut :

  1. le rapport réciproque de l’argent et de la puissance de travail en tant que marchandise, l’achat et la vente entre le possesseur de l’agent et le possesseur de la puissance de travail.
  2. La subsomption directe du travail sous le capital.
  3. La transformation réelle du travail en capital dans le procès de production (…) la création de plus-value pour le capital. » (Théories…, t. 1, p. 467)

C’est dans l’ensemble de ce procès que le prolétariat est constitué en classe, par et dans le capital, et que sa constitution en classe est posée immédiatement comme contradiction du et au capital.

Ce n’est qu’au terme de ce procès que la prémisse du procès – séparation de la force de travail et des moyens de production – devient le résultat du procès.

Dans le deuxièmement, le travail devient un élément réel du capital, fonctionne comme tel, consommé par le capital comme valeur d’usage au sein du procs immédiat.

Dans le troisièmement, résultat du procès immédiat comme procès de travail et de valorisation, la plus-value produite apparaît en face du travailleur communisme capital additionnel, prêt à fonctionner dans un nouveau cycle de production à une échelle élargie. En ce sens la production capitaliste est reproduction des rapports de production capitaliste, et tous ces moments s’impliquent. Ce qui, par delà l’isolement des individus, définit le prolétariat comme classe, c’est le renouvellement « automatique » de ce procès, conséquence du procès initial, la plus-value n’étant telle que si, par la reproduction du rapport de séparation, elle devient capital additionnel, posant la reproduction élargie comme sa conséquence et sa prémisse.

Définir le prolétariat au seul niveau du premier moment du cycle – l’acte d’achat-vente – revient à définir le prolétaire comme « pauper » et comme un individu isolé, dont l’unité doit être recherchée dans le parti ou la conscience.

Le définir au niveau du deuxième moment, dans le procès immédiat, quand il est fonction du capital parmi d’autres éléments, et en même temps dans ce procès antagonique au travail mort, à la machinerie, amène dans ses formes radicales à l’apologie du turnover et du sabotage, l’opposition travailleur-capital étant saisie alors de manière immédiate, comme ennui, cadences infernales… Hors de cette version « moderne », qui rejoint celle du refus de la lutte salariale – c'est-à-dire de la définition du prolétariat dans le premier moment, voir Potere Operaio – il y a une position historiquement plus ancienne, celle du KAPD, qui découle de la même base.

Pour le KAPD, il s’agit de définir un prolétariat révolutionnaire, non abruti par le parlementarisme et les revendications réformistes, d’où le refus de la lutte salariale et du parlementarisme, qui peuvent se définir au niveau du premier moment, comme conciliation partageuse.

Le lieu où ce prolétariat existe, hors de toute influence pernicieuse, c’est le lieu de travail. Dans le deuxième moment, le travail affronte directement le capital, dans l’opposition fonctionnelle entre travail vivant et travail mort. Ceci implique la création des Betriedorganisations (organisation des hommes de confiance = shop-steward), qu’il faut ensuite unir dans des unités plus vastes selon les principes de l’unionisme (voir IWW et AAVE).

On a donc une définition du prolétariat qui privilégie le lieu de production, le procès immédiat, ce qui revient à définir le prolétariat par le moyen terme de l’usine, ce qui valut au KAPD les critiques de Bordiga à cause de leur position gestionnaire.

Schématiquement, on pourrait poser que l’hypothèse du premier moment correspond à la période de domination formelle – qui prévaut à l’époque du Manifeste et en 1917 en Russie – tandis que celle du deuxième moment correspond déjà à une transition avancée vers la domination réelle – l’Allemagne en 1920-24 – où le capital se manifeste plus éminemment comme la communauté aliénée du travail sans que soit réellement abandonnée la définition programmatique du prolétariat, les deux positions demeurant sur la même base.

Cependant la prise en compte des deux moments et leur reconnaissance comme deux moments successifs ne saurait suffire. En effet, cela revient à dire que : « le capital dans son procès de vie est cause de la séparation du travailleur et de ses moyens de production, il devient ensuite l’élément qui permet l’unification, laquelle n’est plus entre le travailleur individuel et son outil parcellaire, mais entre ouvrier collectif et moyens de production socialisés. » (Invariance, série II, n°1, p. 17) « Le capitalisme n’existe que parce qu’il y a deux éléments complémentaires, le capital et le travail salarié. » (p. 19)

Que l’on interprète cette succession comme celle de deux moments d’un cycle, ou comme succession de deux modes de domination, ce qui fait problème c’est que l’unité de ces deux moments est celle des premier et deuxième moments hypostasiés, parce que séparés du troisième moment qui est à la fois le moment final et décisif du procès.

En posant à la fois la séparation dans le procès de circulation et l’unification dans le procès immédiat, on arrive au capital comme communauté (ce qui unifie présupposant donc un isolement) du travail en le pompant (s’attribuant les caractères sociaux du travail), bref au monstre automatique.

Le troisième moment est celui dans lequel le travail produit réellement le capital, dans la mesure où la plus-value devient du capital en soi, trouvant dans le cycle antérieur de reproduction élargie du rapport social qui lui permet de fonctionner comme du capital additionnel.

Ne pas comprendre que le prolétariat se définit dans la totalité du cycle, en tant qu’il implique le renouvellement d’un nouveau cycle et en produit les conditions, revient à poser l’accumulation comme quelque chose d’extérieur au prolétariat – condition externe de sa victoire ou de sa défaite, conjoncture. C’est finalement ne pas comprendre la nature du programme. Cette incompréhension de la nature du programme trouve son expression la plus claire dans les questions posées à propos de la révolution russe.

Pour Gorter, Pannekoek, etc., celle-ci est successivement analysée comme révolution prolétarienne (1917), révolution bourgeoise menée par le prolétariat (1920), révolution bourgeoise tout court après 1921.

Une variante de la même position consiste à poser une phase prolétarienne qui succombe face à la contre-révolution.

Une troisième variante est celle d’une révolution double dont la transcroissance est arrêtée à cause de l’échec du prolétariat allemand…

Ce que toutes ces positions ont en commun, c’est l’affirmation d’une possibilité pour le programme de s’appliquer, pour le prolétariat de se constituer en classe dominante.

Il est à la limite peu important que celui-ci soit à un moment ou à un autre défait par la contre-révolution. Ce qui importe c’est qu’il puisse pendant une période triompher. Sans ce triomphe momentané, ce serait toute la conception programmatique qui s’effondrerait, si elle reconnaissait l’impossibilité pour le prolétariat de devenir classe dominante.

De même, lorsque Gorter ou Rühle, après 1920, déclarent la révolution russe pure et simple révolution bourgeoise, ils sauvent négativement le programme, en remettant à plus tard sa réalisation.

Définir le prolétariat dans la conversion de la plus-value en capital additionnel, dans l’unité des trois moments, amène à bien considérer le prolétariat comme un rapport social et non comme un être qui évoluerait selon une accumulation extérieure à lui.

« Les présuppositions qui apparaissent à l’origine comme les conditions de son devenir, (….) apparaissent maintenant comme résultat de sa propre réalisation, (…) le capital se présuppose lui-même et crée les conditions de sa conservation et de sa croissance. » (Fondements, t. 1, p. 423-424)

Ces conditions sont exprimées par le rapport originel lui-même : « 

  1. Il y a d’un côté, la force de travail sous sa forme purement subjective, séparée des éléments de sa réalité objective…
  2. Il y a de l’autre côté la valeur ou le travail matérialisé.
  3. Il doit y avoir entre les deux un libre rapport d’échange fondé sur la valeur… médiation entre les deux extrêmes.
  4. Le côté représentant les conditions objectives doit avoir la forme valeur et pour but l’autovalorisation… »

(Fondements, t. 1, p. 427-428)

L’existence de ces conditions est à la fois la prémisse et la nécessité du rapport capitaliste puisqu’elles définissent et impliquent l’exploitation. L’existence même de ces conditions, conditionne et rend certain le procès d’exploitation. « Ce procès ne reproduit pas seulement le capital, mais encore le produit… Dire que le procès de production crée le capital, n’est qu’une autre façon de dure qu’il crée la plus-value. Mais ce n’est pas tout. La plus-value est reconvertie en capital additionnel et se manifeste comme création de capital nouveau ou de capital élargie. » (VIe chapitre…, p. 258-259)

Définir le procès capitaliste comme exploitation, c’est donc immédiatement le définir comme reproduction du rapport social et accumulation, c'est-à-dire comme reproduction du rapport social à une échelle élargie.

« La plus-value est reconvertie en capital additionnel et se manifeste donc comme création de capital nouveau ou de capital élargi. Le capital ne se réalise pas seulement, il crée encore du capital. Le procès d’accumulation est donc immanent au procès de production capitaliste. » (VIe chapitre…, p. 259) De manière immanente au procès capitaliste, puisque la plus-value n’est accroissement réel du capital, accumulation, que si elle est à même de fonctionner à son tour comme capital (nouveau ou élargi, peu importe pour l’instant).

Si on considère le procès « sous l’angle de la continuité », c'est-à-dire plusieurs cycles de production successifs, « la forme de médiation, inhérente au mode de production capitaliste, sert donc à perpétuer le rapport… Elle masque sous le simple rapport monétaire, la transaction véritable, et la dépendance perpétuelle, grâce à la médiation de l’achat-vente qui se renouvelle constamment » (VIe chapitre…, p. 262)

La reproduction des conditions du rapport originel, de par le résultat qu’il implique (exploitation, plus-value, accumulation), fait du retour à la situation originelle d’une part, et de l’élargissement du rapport social d’autre part, création de capital additionnel, des moments inhérents au processus lui-même. C’est cette reproduction à une échelle élargie, impliquée par le processus lui-même, qui fait « du travail présent une assignation sur le futur (travail futur) », constituant la présupposition du capital par lui-même.

Il découle de cela une conséquence importante : « bien que l’argent se trouvant en la possession de l’acheteur de puissance de travail – ou s’il est exprimé en marchandises : les moyens de production et les moyens de subsistance pour le travailleur – ne deviennent du capital que par le procès – ne soient transformées en capital que dans le procès – et que, par conséquent, ces choses avant d’entrer dans le procès, ne soient pas du capital, mais doivent seulement devenir du capital, elles sont pourtant en soi du capital. Elles ne le sont par la forme autonome dans laquelle, respectivement, elles et la puissance de travail se font face réciproquement : ce rapport conditionne et rend certain l’échange donc la puissance de travail et le procès de transformation effectif du travail en capital qui s’ensuit. Elles ont d’emblée, face aux travailleurs, la détermination sociale qui les constitue en capital et leur donne pouvoir sur le travail. Elles sont donc, face au travail présupposées capital ; » (Théories…, t. 1, p. 464)

Dans la crise, c’est le mécanisme de la reconversion de la plus-value en capital, son existence comme capital additionnel devant se valoriser, qui est remis en cause. L’accumulation, c'est-à-dire cette tendance que Marx décrit, à la limite, dans le Livre III : « il y aurait surproduction absolue de capital dès le moment où le capital additionnel destiné à la production capitaliste serait égal à zéro (…). Dès que, par rapport à la population ouvrière, le capital se serait donc accru dans une proportion telle que ni le temps de travail absolu fourni par cette population, ni le temps de surtravail ne pourraient être étendus (…) ; dès que le capital accru ne produirait donc qu’autant, voire moins de plus-value qu’avant son accroissement, il y aurait surproduction absolue de capital. » (Le Capital, Pléiade, t. 2, p. 1033-1034)

Marx décrit ici un état limite qu’il considère comme impossible puisque des contre-tendances se déclenchent, qui viennent rétablir le mécanisme. Cependant, toute crise réalise peu ou prou ce mécanisme.

C’est en cela que la crise n’est pas la crise d’un objet économique, mais est crise de la reproduction élargie des rapports sociaux, « crise de la présupposition » du capital sur son ancienne base. C’est alors définir le prolétariat comme classe particulière, pôle d’un rapport social entièrement défini par sa relation à l’autre pôle et à la totalité du mouvement et non comme un être qui agirait, selon les conditions dans lesquelles il se trouve, conformément à son être (cf. Notes de travail n°5 et la théorie de la « plasticité » dans Théorie communiste n°2).

Ce qui alors tombe, c’est l’ensemble de l’interprétation programmatique de l’être et de la mission du prolétariat, résumée dans la phrase célèbre de Marx : « ce qui nous intéresse ce n’est pas ce que pense tel ou tel prolétaire, ni même le prolétariat tout entier, c’est ce que le prolétariat est et ce qu’il sera historiquement obligé de faire. » (La sainte famille, Marx)

Si on a une prémisse méthodologique juste, à savoir que les fromes individuelles et immédiates de la conscience ne sont d’aucun « intérêt » dans l’élaboration théorique, parce que produit immédiat du fétichisme des rapports sociaux, la référence à l’être réel – accompli dans le devenir nécessaire de celui-ci – revoie à une fausse conscience qui réduit le problème du fétichisme à une démarche « pédagogique ». Même si la « fausse conscience », immédiate et inversée, n’est pas révélée au rang de pure et simple illusion, elle est dissoute par la théorie, comme conscience vraie et scientifique, la prise de conscience, le parti...

La référence à ce qu’est le prolétariat et ce qu’il sera obligé de faire en fonction de ce qu’il est, revoie à une définition du prolétariat comme à un être, défini un fois pour toutes, et à un devenir nécessaire de celui-ci, modification fatale des conditions dans lesquelles cet être existe, ce qui le contraindra à agir conformément à ce qu’il est.

Cette séparation qui oppose l’être et l’existence du prolétariat toujours ontologiquement porteur du communisme et d’un communisme toujours renvoyé à plus tard, étant donné les conditions existentielles de cet être, trouve son expression dans la séparation entre le parti formel et le parti historique qui sépare la pratique immédiate (tactique et stratégie) et la pratique historique, adéquate, qui découle de l’être du prolétariat lui-même.

C’es dans cette trilogie : être du prolétariat, conscience vraie (théorique, scientifique), devenir nécessaire du capital comme condition adéquate à la nature ontologique du prolétariat, que se noue la problématique d’un prolétariat qui peut être trompé, dévoyé de ses tâches réelles et plus fondamentalement, jouer le pur et simple rôle de substitut, à cause d’une évolution fatale de l’histoire, d’une bourgeoisie défaillante.

Cette problématique ne peut conduire qu’à deux impasses :

–        Le prolétariat est toujours par essence révolutionnaire dans un contexte qui lui interdit de faire la révolution. Dans ce cas, la pratique programmatique de celui-ci devient l’étalon universel de toute pratique (voir la reproduction du schéma de la révolution avec des centres déplacé selon les moments, dans les diverses préfaces de Dangeville).

–        Ou bien l’analyse des échecs de la pratique programmatique du prolétariat, qui est toujours suivi d’un développement du capital, conduit à conclure à l’impossibilité de la révolution. Le prolétariat est alors posé en tant que classe, comme réformiste ne faisant d’autre révolution que celle de la modernisation du capital.

On jette alors le bébé avec l’eau du bain, négation des classes, et on recherche un nouveau sujet révolutionnaire (voir par exemple Invariance avant et après l’autonomisation).

L’opposition entre l’être du prolétariat et son devenir nécessaire – à travers l’accumulation du capital, que ce soit pour la reproduire ou renvoyer le prolétariat et les classes au réformisme (dans le premier cas les conditions ne sont pas mûres, dans le deuxième c’est l’être classiste du prolétariat qui est vicié et sans devenir) – demeure le fondement de l’explication programmatique du programme, ou dans la dissolution de celui-ci, la cause du rejet final des classes.

Comprendre le prolétariat comme un rapport social défini dans la reproduction élargie de celui-ci et donc incluant l’accumulation comme conséquence nécessaire de l’exploitation, c’est comprendre que le prolétariat agit toujours conformément à ce qu’il est, être n’étant pas ici une essence modelée par des conditions extérieures, mais renvoyant à la notion de classe particulière, définie par rapport à une autre classe et à la totalité, rapport social contradictoire et évoluant de par cette contradiction même, rapport qui est toujours définition de la pratique de la classe.

Le problème ne peut plus être alors de savoir si le prolétariat ruse ou allemand, etc. a été dans telle ou telle circonstance vraiment révolutionnaire, ou s’il s’est trompé sur ses tâches, s’est laissé dévoyer, etc. Une telle problématique, qui prévaut dans la majorité des analyses de la période 1917-1920 en Russie-Allemagne (et dont le symptôme est l’emploi de « aurait du », « il aurait fallu », etc.) recouvre une démarche éthique, morale qui présuppose une norme (ce qu’est le prolétariat) et des volontés (le prolétariat a pris l’offensive, a hésité, s’est fait avoir, etc.)

Une telle démarche aboutit alors à prendre position (on est pour Rose contre Lénine), on distribue les bons points (deux pour le KAPD, un pour Bordiga…), et à se rechercher une filiation unique ou multiforme, filiation qui distingue des autres ? en fait, le programme classique n’est pas plus ou moins révolutionnaire que la théorie actuelle.

Que l’action du prolétariat dans la révolution russe débouche sur le développement du capitalisme en Russie n’est un grave problème que pour ceux qui entendent reproduire – dans des conditions autres et plus favorables – le même schéma.

Le seul problème valide est, dès lors que l’on définir le prolétariat comme classe particulière (et non comme un être), de comprendre la nature de sa pratique programmatique pour en expliquer « l’échec ».

Crise et restructuration : la pratique programmatique

Pour parvenir à une compréhension correcte de la nature de la pratique programmatique du prolétariat, il est nécessaire de rompre avec une vision de la crise en trois étapes : crise – restructuration – expansion, qui découle de la théorisation de la phénoménologie de la crise, de ses symptômes.

Une telle description de la crise renvoie en effet à l’idée de période de crise favorisant la rupture révolutionnaire du prolétariat et de période d’intégration de celui-ci, s’il n’a pu, ou su, profiter de la crise. On a alors la crise d’une extériorité qui fournit, puis cesse de fournir, des conditions favorables au prolétariat, ce qui renvoie à deux positions :

  1. toute crise est favorable, mais il manque l’acteur principal de la révolution (dévoyé et mystifié par les « social-traîtres » divers) ;
  2. mais aussi à une autre idée fort répandue, que c’est la résistance du prolétariat, qui en résistant à l’augmentation de plus-value, provoque la crise (voir le néo-trostkysme de la revue Critique de l’économie politique, mais aussi les « autonomes » (Tronti), le « refus du travail » d’Échanges et mouvement, etc.).

On a alors une théorie de la crise dans laquelle les conditions objectives, économiques, sont mûres, mais dont l’issue politique qui a été soit le développement (Front Populaire), soit la répression (fascisme).

Le capital entre en crise et une fois le prolétariat battu, sa résistance brisée, il est à même de trouver une solution à ses problèmes, il se restructure.

Il faut donc revenir sur la nature de la crise classique (c'est-à-dire débouchant sur une restructuration supérieure du capital).

Comme nous l’avons déjà dit, toute crise, sur une base donnée, découle d’une suraccumulation du capital, impossibilité à reconvertir la plus-value en capital additionnel, puisque sur la base d’une masse donnée de plus-value, cette masse nouvelle reviendrait à diminuer le taux de profit.

Comme l’écrit Marx : « le simple énoncé du conflit qu’il s’agit d’aplanir implique déjà la manière de la résoudre. Dans tous les cas l’équilibre se rétablirait par la mise en friche, voire la destruction des capitaux plus ou moins importants. » (Livre III, Pléiade, t. 2, p. 1086)

Le résultat, comme restructuration supérieure, est que : « une parie du capital déprécié retrouverait son ancienne valeur. Au demeurant, le même cercle vicieux serait à nouveau parcouru, dans des conditions de production amplifiées, avec un marché élargi et un potentiel productif accru. » (Ibid., p. 1037)

La description que fait Marx de la crise (dévalorisation du capital argent, arrêt de la production, impossibilité à réaliser les marchandises…) implique immédiatement leur contraire : « mais, en même temps, d’autres facteurs seraient entrés en jeu… La stagnation survenue dans la production aurait préparé – dans les limites capitalistes – une expansion subséquente de la production. » (Pléiade, t. III, p. 1037)

Ce que l’on décrit comme la crise (faillites des petits capitaux, fermetures d’usine, chômage, etc.) et immédiatement la mise en œuvre des contre-tendances à la suraccumulation du capital, restructuration du capital à une échelle supérieure.

Il n’y a pas, du point de vue théorique, crise puis restructuration supérieure, mais eu contraire, la crise est restructuration supérieure du capital, notamment à travers la liquidation de tous les secteurs « attardés » par rapport à la nouvelle base qui se met en place à travers (dans et par) la crise.

La crise n’est donc jamais la crise d’un objet économique, créant une situation dont le prolétariat viendrait tirer parti, mais crise d’un rapport social, celui de son impossible reproduction élargie, reproduction dans laquelle les classes se fondent.

S’il n’y a pas de problème « de la constitution des individus en classe », c’est bien parce que la séparation et l’isolement des prolétaires entre eux (manifesté dans la concurrence), lors de la vente de la force de travail, est « lui-même un moment immanent de la domination du travail vivant par le travail objectivé qui s’est instauré avec la production capitaliste » (VIe chapitre, p. 259), moment qui trouve son corollaire dans l’immanence de l’accumulation, comme résultat final du procès d’exploitation.

La crise de la reproduction élargie est donc beaucoup plus que sa manifestation immédiate et phénoménale, armée de réserve, concurrence interne, baisse du prix de la force de travail, qui en posant le problème au niveau du salaire, insiste surtout sur le caractère de pauvre du prolétaire.

La crise n’est pas simplement aggravation « des conditions de vie » (voir par exemple le thème, crucial dans la polémique de la deuxième Internationale, de la paupérisation), mais la crise même de « l’être » de la classe, être au sens de crise du rapport social qui fait de la classe un pôle particulier du rapport et non une somme d’individus liés par une misère et des intérêts communs.

Dans les textes précédents, nous avons toujours défini la crise comme crise d’un rapport social, crise de l’implication réciproque des deux pôles de la contradiction, travail salarié et capital.

Du point de vue du travail, celui-ci ne peut plus être compris comme travail salarié au sens strict, puisqu’il poserait alors immédiatement sa connexion nécessaire avec le capital. On a alors la réalisation de ce que Marx note dans les Manuscrits de 1844 : « le travail se scinde en soi et en salaire » (Ed. 10/18, p. 145) ; c'est-à-dire en un acte concret et en une forme de rémunération, ce qui n’est pas une simple illusion, mais bien une distinction qu’opère en permanence le procès capitaliste. On sait bien en effet que la fraction du capital qui sert à acheter la force de travail, si elle fait bien partie du capital avancé et donc du coût de production, ne rentre pas en tant que telle dans le procès de production, puisque dans celui-ci c’est le travail qui agit et non la force de travail. Cela recouvre la dualité de l’échange entre le travail et le capital, la distinction que lui-même opère entre le premier moment (achat-vente de la force de travail) et le deuxième moment (procès de production, c'est-à-dire consommation productive de la force de travail : exploitation). Cela recouvre encore la notion de double valeur d’usage de la force de travail, différente pour l’ouvrier et le capitaliste.

Cependant, la problématique ne s’articule pas simplement autour de cette opposition duelle entre un acte de travail concret et une forme historique de distribution.

Dans le chapitre du Capital intitulé « la Formule trinitaire », s’esquisse une autre problématique : « pour parfaire la trinité, un “pur” fantôme : « le » travail, qui n’est qu’une abstraction et qui, pris en soi, est inexistant, ou, si nous nous en tenons aux caractéristiques communes, qui désigne l’activité productive de l’homme en général… » (Pléiade, t. 2, p. 1429) (est indépendant de toute forme sociale).

Pour le programme, l’opposition n’est pas simplement entre travail en général et forme salariale, il y a un troisième terme :

Dans la mesure où il crée de la valeur et s’exprime dans la valeur des marchandises, le travail n’a rien à voir dans la répartition de cette valeur entre catégories diverse. En tant qu’il a le caractère spécifiquement social du travail salarié, il n’est pas créateur de valeur (…). Les conditions dans lesquelles celle-ci (la force de travail) se vend, n’ont rien de commun avec le travail en tant que facteur général de la production (…). De manière générale, quand nous considérons le travail comme créateur de valeur, nous ne le considérons pas dans sa forme concrète de facteur de production, mais dans sa détermination sociale, distincte de celle de travail salarié. » (p. 1431)

L’idée qui articule cette dernière distinction est que le travail producteur de valeur est toujours « le travail de l’individu isolé, exprimé en général » (Théories…, t. 1, p. 461). Ceci est le cas général de tout travail produisant de la valeur. Ce qui est par contre spécifique au mode de production capitaliste, c’est que « la puissance de travail est productive du fait de sa différence entre sa valeur et sa mise en valeur ».

En tant qu’il produit de la valeur, le travail est toujours celui de l’individu isolé qui ne s’exprime qu’en général, mais dans le cas du mode de production capitaliste, cette généralisation du travail individuel est spécifique dans la mesure où elle est un procès de valorisation. Dans celui-ci, le travail productif de valeur est toujours travail de l’individu isolé, mais le travailleur isolé ne peut y exister (à la différence de l’échange marchand) que comme travail en puissance, simple capacité de travail.

Lorsque le programme entend fonder sur la valeur, la période de transition, c’est cette coalescence entre travail salarié et travail productif de valeur qu’il veut rompre.

En d’autres termes, il s’agit de fonder une période dans laquelle la valeur – temps de travail exprimé en général – agisse directement comme mesure et comme régulateur, sans pour cela prendre la forme de la valeur d’échange (transit intermédiaire par le marché), ni a fortiori celle du capital considéré alors procès de valorisation et uniquement cela – extraction de plus-value.

Il ne s’agit pas ici d’une « illusion », puisque c’est le mouvement même du capital qui pose constamment la différence entre valeur et valorisation (différence et non attaque de celle-là par celle-ci).

D’autre part, la période de domination formelle reposant essentiellement sur l’extraction de plus-value absolue, il y a un rapport direct entre la masse de travail et la masse de plus-value, l’augmentation de plus-value ne pouvant résulter que de l’accroissement de la masse de travail mise en œuvre (soit à travers l’allongement de la journée, soit à travers la multiplication des journées de travail simultanées) et non d’une diminution de la masse relative du travail nécessaire. Cependant, ce qui importe ici, ce n’est pas tant le rôle quantitatif du travail, ni sa nature (mode de coopération, qualification) au sein du procès immédiat, que ce que ce rôle et cette nature indiquent sur le procès total du capital. Ce qui importe, c’est la manière dont se résout la contradiction qui fonde le capital.

« Le capital est une contradiction en procès, d’une part, il pousse à la réduction du temps de travail à un minimum, et, d’autre part, il pose le temps de travail comme la seule source et la seule mesure de la richesse. Il diminue donc le temps de travail pour l’accroitre sous la forme du surtravail. » (Fondements, t. 2, p. 222)

De même, « le capital tend à combiner la plus-value absolue et la plus-value relative, c'est-à-dire la plus grande extension de la journée de travail et l’augmentation croissante des journées de travail simultanées, tout en réduisant au minimum le temps de travail nécessaire d’une part et le nombre des ouvriers nécessaires d’autre part. Ces revendications contradictoires se développeront sous des formes diverses : surproduction, surpopulation, etc. » (Fondements, t. 2, p. 302)

Comme le dit Marx (Capital, Livre III, section III, Pléiade, t. 2, p. 1036) : « le plus simple énoncé du conflit qu’il s’agit d’aplanir implique déjà la manière de le résoudre. » Cette contradiction qui engendre suraccumulation et baisse du taux de profit, est nécessairement résolue dans une accumulation supérieure du capital intensivement et extensivement. Il faut cependant bien préciser que cette accumulation supérieure, qui « résout » la contradiction qui a éclaté en crise, n’est pas une période neutre pendant laquelle se déciderait le vainqueur.

La crise, par sa forme et ses manifestations, est d’emblée, mise en place de la restructuration et des formes de celle-ci, et cette possibilité d’une accumulation supérieure dont la crise exprime la nécessité, en même temps qu’elle en est le moyen, trouve son expression dans la pratique propre de chacun des pôles du rapport social capitaliste.

La condition de la restructuration supérieure n’est pas la victoire de la contre-révolution sur le prolétariat, qui, défait, se soumettrait jusqu’à la prochaine fois.

La nature même de la crise qui produit l’antagonisme du prolétariat au capital, comme pratique révolutionnaire, inclut ses erreurs et sa défaite, dans la mesure où cette pratique révolutionnaire du prolétariat ne résulte pas d’une nature métaphysique, qui viendrait se heurter à la restructuration, mais inclut comme sa limite cette restructuration, en tant que telle, elle est programmatique.

Il résulte de ce qui précède que, si toutes les crises ont la même cause (suraccumulation) et la même solution (extension de la production), cette suraccumulation n’est effective que dans les formes immédiates de la crise. Parler de crise commerciale (mévente) ou financière, n’est pas une erreur théorique, liée à une vision trop étroite de la crise, dont la vérité serait la baisse du taux de profit. Cette dernière n’existe pratiquement que dans les formes qui la manifestent. Si toutes les crises mettent à jour le caractère contradictoire et historique du capital, celui-ci a une histoire réelle et chaque crise révèle cette contradiction de manière spécifique et donc la solution particulière que cette crise implique (et qui pose déjà les bases particulières de la crise suivante).

La crise comme nécessité et moment de la restructuration, est crise du rapport capitaliste fondamental (exploitation), c'est-à-dire crise du rapport entre les classes. c’est donc dans ce rapport qu’il convient de rechercher ce qui fait de la crise un moment critique de l’autoprésupposition du capital. Comme nécessité et moyen de la restructuration, elle n’existe que comme ce rapport et cette pratique des classes, comme lutte de classes qui constitue la dynamique unique du mode de production capitaliste.

La restructuration n’intervient donc pas après la victoire de la bourgeoisie sur le prolétariat, mais elle est la pratique effective du capital (et corollairement du prolétariat) dans cette crise, dans la nature des mesures que prennent capital et prolétaires dans cette lutte.

C’est en ce sens que nous avons pu écrire que la contre-révolution (la pratique du capital visant à permettre la reconversion de l’ensemble de la plus-value en capital additionnel) se fondait sur les limites de la révolution. Il ne faut pas comprendre cela comme une succession temporelle – la reprise s’effectuant parce que la révolution n’est pas allée assez loin – parce que cela présupposerait une crise qui soit une sorte de période de vacance du pouvoir où chaque classe présenterait sa solution (guerre ou révolution).

Il s’agit d’affirmer que la lutte de classe – qui débouche nécessairement sur le communisme – est la seule dynamique du capital qui se manifeste ainsi toujours, dans le procès de son abolition, d’où le fait que c’est la contre-révolution qui se fonde sur les limites de la révolution et non l’inverse, les deux classes en présence n’étant pas au « même niveau », mais que, en même temps, le rapport spécifique entre les classes que représente chaque crise en particulier définit la pratique de chacune des classe dans ce rapport qui les unit nécessairement. Il y a alors adéquation entre la pratique révolutionnaire du prolétariat et la contre-révolution, les limites de l’une n’existant que comme développement de l’autre, non pas comme résultat d’un combat militaro-politique, mais comme l’expression de l’unité antagonique de ces deux classes dans le mode de production capitaliste, qui implique que l’une se définit nécessairement par rapport à l’autre.

Il en découle une conséquence importante pour la bonne compréhension du programme.

Le fait que la pratique du prolétariat soit programmatique a pour corollaire (puisque la crise est un rapport social déterminé entre les classes) que cette crise, à travers la pratique de la contre-révolution, soit un moment de la restructuration supérieure du capital.

Ce qui fait de la crise, comme rapport social entre les classes, comme lutte de classe, un moment de l’autoprésupposition du capital, pose nécessairement la pratique du prolétariat comme pratique programmatique, qui effectue dans la lutte de classe, ce caractère restructurant de la crise.

En tant que tel, il n’y a pas contradiction générale de la lutte de classe qui fonde le programmatisme, mais une contradiction en général qui recouvre l’ensemble des crises dans lesquelles le capital continue de s’autoprésupposer, mais qui s’exprime toujours dans des pratiques spécifiques à chacune des crises.

Le programmatisme étant la pratique révolutionnaire du prolétariat dans une crise qui est corollairement restructuration du capital, il en découle que la crise, de par sa nature même qui définit donc la pratique du prolétariat, ne peut déboucher que sur une accumulation supérieure du capital qui pose les bases d’une crise nouvelle.

Il en résulte donc que, puisque la crise qui fonde la pratique révolutionnaire du prolétariat comme pratique programmatique, est restructuration du capital, création des conditions sociales d’une reprise de l’accumulation, le programme ne peut jamais s’appliquer de manière complète. Il ne peut s’appliquer que comme programme minimum, c'est-à-dire réaliser uniquement ce qu’il est possible d’obtenir dans le cadre du capital (syndicats, organisations politiques « autonomes » dans le cadre de la démocratie parlementaire) en renvoyant aux calendes éthiopiennes le programme maximum (abolition du salariat) et surtout, ce que théorise Bernstein, en rompant le lien organique que le programme classique établit entre le programme minimum comme création des conditions et des moyens du programme maximum ; lien que maintiendra l’orthodoxe Kautsky, défaisant en théorie un révisionnisme qu’il expliquera en pratique.

On comprend dès lors pourquoi – chez Invariance par exemple – toute erreur sur la pratique programmatique du prolétariat entraine à brève échéance le rejet du prolétariat à une bourgeoisie super-radicale.

Comments