mardi, 13 juin 2006
Pour qu’un mélange détonne...
A propos des émeutes, attaques contre des bâtiments publics et contre les flics, de la situation insurrectionnelle et des réactions qu’elle a provoquées
Cela fait maintenant plus de 15 jours que des émeutes secouent de nombreuses villes en France. Il ne s’agit pas pour nous de prendre la parole à la place de quiconque ni même de penser qu’il serait bon que quelques uns des acteurs de ces attaques la prennent ou qu’apparaissent des représentants.
Si nous voulons nous pencher sur les attaques qui ont été menées, c’est juste pour énoncer comment ces faits nous parlent.
Si l’on regarde les cibles incendiées, que ce soit des bâtiments de l’Etat, des écoles, des commissariats, ou encore des entreprises semi-étatiques (comme la Poste ou EDF), des bus, des tramway, des métros et autres transports publics ou des entreprises privées, c’est véritablement une guerre ouverte qui est menée. Au delà de chaque cible particulière il s’agit d’attaques massives. Et même si l’éventail est large et sans cesse renouvelé, il s’agit d’attaques ciblées. En effet, c’est de dévastation qu’il s’agit, avec la puissance qui est à l’oeuvre et qui s’en dégage, avec ce que cela comporte de joyeusement spectaculaire. Un commissariat qui brûle, c’est le lieu de travail des flics qui est détruit, avec tout ce que cela contient de menaces mises à exécution, de désorganisation et de démoralisation infligées aux policiers (ils doivent en plus essuyer l’affront de ne pas avoir sû protéger leur base). Cette traînée de poudre, après avoir flambé de manière exponentielle, ne pouvait sans doute pas croître éternellement, mais la contagion a frappé d’autres territoires, comme si le relais circulait, même si certains tentent de coller une lecture concurrentielle sur cette propagation. Même si son avenir est inconnu. Les transports, les bus, métros et tramways sont les lieux mouvants d’un contrôle quotidien (par la montée à l’avant, les contrôleurs, les caméras, et les injonctions omniprésentes aux passagers). Ils participent du quadrillage du territoire. En rapport avec le travail, ils sont un déversoir à prolétaires, ils sont un moment du chemin qui mène au chagrin. Quant aux écoles, il y aurait trop à dire pour que nous en parlions sérieusement, mais l’omniprésence et la multiplicité des formes de contrôle mise en place dans ces établissements, les rapports sociaux imposés par ces lieux suffisent à appeler à la flamme.
Ces incendies, ces affrontements, pleins de vitalité et de puissance nous réjouissent. Nous ne voulons sûrement pas, comme on a pu le voir ces derniers jours (alors que tout le monde enterre bien vite ces émeutes et destructions), expliquer le pourquoi et le comment, essayer de recycler des merdes conceptuelles telles que « les jeunes veulent plus de justice » alors que des tribunaux reçoivent des cocktails molotovs. Chacun essaye de refourguer ses vieux morts et ses saloperies théoriques que ce soit pour dénoncer la « justice coloniale » ou pour en appeler à la « justice sociale » ou à la « justice en banlieue ». Et chacun de ressortir des fumisteries sur le racisme et le dit « néo-colonialisme ». Nous devons supporter toute la vieille rhétorique post-maoïsante. Nous devons écouter les témoignages de syndicalistes révolutionnaires qui parlent du chemin de croix qu’est pour eux l’engagement politique et qui refusent (quel courage !) ce qu’ils considèrent comme des conneries star académique de voitures brûlées.
Nous devons patienter devant ces tentatives, pas forcément volontaires, d’enserrer ce qui se passe dans des concepts inopérants, faibles et souvent dégueulasses.
A ceux qui réclament plus de justice nous voudrions rappeler que la justice est la machine à produire de la punition, du contrôle des comportements. C’est l’antichambre de la prison, le commandement des matons et des flics, des murs froids et des barreaux. C’est le lieu de traitement de ce qu’ont ramené les petites mains policières, le lieu des aveux et du dépôt, le cirque d’où l’on repart enchaîné et encagé. C’est comparaître entravé, devoir s’expliquer et se justifier sur sa vie. C’est l’impuissance des proches, le lieu des petites misères quotidiennes et des négociations sordides, le lieu des parties civiles et des réquisitoires.
Concernant la fuite des jeunes à Clichy, tous ceux qui refusent le contrôle, un désir de liberté chevillé au corps, ne peuvent que comprendre ce geste, comme le réflexe vital de se soustraire à la pénible et contraignante suspension de temps qu’est un contrôle de police. C’est peut-être parce qu’ils n’ont pas été tués par des flics (mais par le fait même de vouloir leur échapper) que les pacificateurs qui jouent les durs, les habituels vendeurs de punition et de ressentiment victimaire comme les grand frères du MIB, n’ont pas essayé de faire leur beurre sur cette affaire. Peut être que justement les deux morts ne correspondaient pas assez au statut de victimes, puisque dans ce qui a provoqué leur décès intervient un geste de vitalité.
Il apparaît délirant que ces faits et ceux qui s’en sont suivi, l’embrasement de nombreuses villes, ne soient pas aussi compris comme le refus de la police dans son existence même, dans sa matérialité, et dans l’une de ses pratiques les plus minimales : le contrôle d’identité.
Prenant des formes multiples, deux types de discours sont très présents : vouloir ramener l’ordre et condamner ce qui se passe. Chacun y va de sa petite recette miracle pour, vainement, étouffer ce climat insurrectionnel, soit par une opposition frontale, soit dans un jeu de nuances. Mettre plus de CRS dans les cités ou rétablir la police de proximité, supprimer les allocations familiales, expulser ceux qui ne sont pas français, rétablir un service civil ou encore renforcer la présence des médiateurs, donner des fonds aux associations de quartier, multiplier le nombre de travailleurs sociaux... Chacun d’un peu conséquent sait que le maintien de l’ordre ne se fait pas dans une opposition entre prévention et répression, mais par l’usage de ces deux types de contrôle pour former une tenaille, par la mise en oeuvre complémentaire de ces deux forces d’imposition de l’ordre et de la paix. Il ne suffit pas d’occuper les gens avec toutes sortes d’activités (ou avec un travail dès l’âge de 14 ans), il ne suffit pas que les flics connaissent les jeunes grâce à la présence amicale de leurs patrouilles ou à des activités communes (tournois de foot, découvertes VTT, initiation citoyenne à la sécurité routière...), pour que tout le monde se tienne tranquille, pour que chacun intériorise la contrainte et se fasse flic de soi même et de ses colères, par la peur et la raison.
Avec un entêtement notable, tout le monde s’est opposé à ces événements, le gouvernement et son parti évidemment, le PS bien sûr, les imams locaux puis l’UOIF à travers une fatwa... Les appels au calme sont venus de toutes parts : associations proches des jeunes, partis de gauche, élus locaux, éducateurs... Rien n’y fait, le nombre d’affrontements et d’incendies n’a cessé de croître. En revanche, dans les médias (vecteur principal de colportation des faits dont on parle), il a fallu attendre très longtemps, et encore de manière très poussive et faible, pour que se dise une hostilité de la part des gens, victimes, témoins, badauds et autres interviewés. Pour exemple même la femme de l’homme qui est mort en défendant ses poubelles n’a pu que présenter de lui un portrait peu amène, où, sur fond de photo avec son berger allemand, elle dit à la caméra : « Il voulait que tout soit propre, je lui disait tu es fou, arrête tu va te faire tuer »...
Dans ce flots de discours inutiles, l’extrême gauche et certains ultra gauchistes amènent leur flaque de saloperie à ce ruisseau d’étouffement. Chacun y va de son petit cours de morale, de sa petite dénonciation, de son petit conseil avisé, quand ce n’est pas de son prêche sur ce qui est politique et ce qui ne l’est pas, de ce que tout ça veux dire en gauchistement correct, de ce qu’il faut excuser, justifier faiblement... Et chacun de faire le tri éclairé dans le réel pour nous livrer son point de vue sur ce qui est bon et ce qui n’est l’est pas, ce qu’il est correct de brûler et ce qui à respecter. Bref, d’un point de vue complètement extérieur, chacun condamne à sa manière le réel ou le nie (on a pu lire que cette explosion n’était pas violente, ou alors d’une violence insignifante, minuscule, ridicule par rapport aux méchantes violences du capitalisme).
Dans la cacophonie des manifestations fort tardives se sont côtoyés ceux qui comprennent sans excuser mais sont contre l’état d’urgence, ceux qui justifient sans comprendre sauf pour les voitures brûlées, ceux qui dénoncent en excusant mais sont contre Sarkozy.
La question pourrait être de réfléchir sur des cibles que l’on se donnerait, mais décidément pas d’improviser (comme au moment des émeutes de Gênes en 2001) son petit catéchisme pour dire ce qu’il fallait détruire et ce qu’il fallait conserver, et d’émettre jugement sur jugement sur ceux qui s’attaquent à ce qui nous entoure. On aura entendu jusqu’à plus soif les rengaines du type « mais pourquoi ne brûlent-ils pas plutôt le 16éme arrondissement ou Neuilly » (même dans la bouche d’Eric Raoult), variantes sur le thème « les barricades oui mais ni ici ni maintenant, ailleurs, avant ou après ». Il faut apparemment rappeler qu’il n’y a pas de copyright sur le cocktail molotov et que chacun pourrait mettre Neuilly à feu et à sang si cela lui chante.
Ils brûlent les voitures de leurs voisins ? Mais, dans les cités comme ailleurs, ce n’est pas Disney Land, tout le monde n’est pas copain, et que ce soit avec le concierge, le voisin-citoyen ou le vigile local il peut exister un peu d’inimitié. Il faut comprendre aussi que brûler une voiture dans ce genre de guerre ouverte, ce n’est pas forcément vouloir emmerder son propriétaire et sa rentabilité potentielle. C’est une guerre de territoire qui se joue. Une guerre qui dispute aux flics, à l’Etat et à ses agents, aux rapports sociaux imposé le capitalisme, du territoire dans des affrontements. Contrairement à une niaiserie passée en boucle, il n’y a rien de suicidaire (est-ce pour les circonstances atténuantes ?) dans tout cela. Il n’y a rien de suicidaire à mettre le feu, à tirer ou à jeter des boules de pétanque sur les flics. Il n’y a rien d’autodestructeur à arracher par la force, à la pacification et au contrôle, des zones où le droit et la justice cessent enfin de s’exercer.
C’est inattendu et il n’est jamais trop tard.
Cette guerre nous réjouit, nous parle. Son existence nous appelle à agencer un rapport avec la puissance diffuse qui s’est constituée et densifiée. Parce que nous en avons un besoin impérieux. Parce que nous ne voulons pas être des révolutionnaires de papier. Parce que tous ces feux nous réchauffent le coeur et raniment des perspectives. Parce qu’il faut de l’oxygène et de l’hétérogène bien dosés pour qu’un mélange détonne.
Il nous appartient désormais de ne pas nous satisfaire de gérer - toujours aussi inefficacement - la répression, ni de rabattre la puissance qui est à l’oeuvre et l’enthousiasme que sa vitalité a provoqué chez nous sur des pratiques qui, du moins ces derniers temps, ont prouvé leur stérilité, comme des rassemblements ou des manifs, sans parler des "marches des banlieues et de la politisation" ou autre initiatives du même acabit. Peut être faut-il partir d’ailleurs et se donner les moyens d’inventer des formes d’interventions à la hauteur de la situation.
Fils de la république ? - Alors nique ta mère !
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