Communisme de l’attaque et communisme de la défection

samedi, 17 mars 2007

Submitted by Craftwork on June 15, 2017

traduit de la version anglaise du texte original suédois écrit par l’un des membres du groupe RIFF-RAFF

« Nous devons être des réactionnaires et des révolutionnaires, hérétiques et prophètes. Nous n’avons jamais été si loin et plus près de Marx ! Notre contradiction est seulement sa contradiction impliquée par ses développements théoriques. » (J.L. Darlet, Lettre à Jacques Camatte)

À maintes reprises, nous [1] avons décrit le communisme comme le mouvement du prolétariat dans mais contre le capitalisme. Nous avons affirmé que ce mouvement, c’est-à-dire la lutte de classe de la classe ouvrière, de façon dialectique, avait à la fois produit et été produit par les rapports capitalistes. Ainsi, nous avons souligné que c’est cette contradiction qui fournit au capital sa capacité de développement. De ce point de vue nous avons analysé ce paradoxe comme la véritable contradiction entre le capital et le travail. À de multiples occasions nous avons discuté et repris ce point, et grâce aux enquêtes ouvrières nous avons essayé de décrire comment cette contradiction apparaissait en réalité. Toutefois, un texte interrogeant et définissant ce paradoxe – c’est-à-dire le mouvement réel du prolétariat – d’une façon conceptuelle, faisait défaut et était attendu depuis longtemps.
Le propos de ce texte, donc, était initialement de définir la communisation et le mouvement communiste, et d’expliquer pourquoi nous avions considéré le communisme comme identique à la relation antagonique entre le prolétariat et la capital. Ainsi l’idée initiale était de creuser ce que Antonio Negri et Michael Hardt, dans « Empire », appellent « la volonté de résister ». Toutefois, pendant l’écriture, cela a changé, parce qu’alors que nous étions en train de travailler sur le texte, nos perspectives se sont radicalement développées. Nous avons fondamentalement abandonné la mythologie marxiste à propos du prolétariat, ce qui, à son tour, nous a amené à critiquer cette partie de notre dialectique qui affirmait que le communisme est le résultat d’une contradiction interne des rapports du capital. Cela ne signifie pas que nous nions le processus dialectique entre le capital et le travail. Ce qui a changé, ce n’est pas la notion de capital, mais une vision obsolète de la nature de la révolte. En opposition avec ce que nous affirmions alors – c’est-à-dire que le communisme est une autoproclamation qui n’a pas encore été démentie et par conséquent doit naître de l’anéantissement de l’organisation capitaliste de la classe ouvrière – nous affirmons dorénavant que le communisme doit être compris comme un produit « mécanique » plutôt que comme un phénomène issu des rapports capitalistes. Le communisme bloque et anéantit la dialectique capitaliste, il ne l’annule pas. C’était la seule façon pour nous d’éviter toute téléologie et métaphysique tout en maintenant dans le même temps notre utilisation de la critique de l’économie politique de Marx. Ainsi, nous insistons aujourd’hui sur le fait que le communisme doit être compris comme quelque chose créé artificiellement, à l’opposé de quelque chose issu de contradictions internes [2]. Pour le dire brièvement : le communisme survient malgré le capitalisme, et non à cause du capitalisme, mais ce « malgré », toutefois, signifie que la cause logique et matérielle du communisme est le capital lui-même [3].
Ce texte est à la fois une recherche et une lecture. Il est une recherche dans la mesure où il tente de définir le capital et le communisme, mais dans le même temps il est une lecture du sixième chapitre inédit du CapitalRésultats du procès de production immédiat – que nous considérons comme la clé pour comprendre la situation actuelle et le capital.
Ce texte est divisé en cinq parties différentes. Le fil rouge qui les relie est la relation entre théorie et praxis, autrement dit, les implications organisationnelles de la théorie communiste. Les deux premières parties définissent le capital et le travail, décrivent les relations entre ces deux entités, et donnent un bref aperçu des implications pratiques que cela entraîne pour les révolutionnaires d’aujourd’hui. La deuxième partie discute aussi de la nécessité pour le capital de conquérir le futur et de l’organiser comme temporalité. La troisième partie interroge la différence entre subsomption formelle et réelle. Dans cette partie nous verrons aussi la transformation du travail concret [4] qu’implique la généralisation de la subsomption réelle. La quatrième partie de ce texte est une discussion sur la réflexivité pratique et sur ce qui distingue cette méthode de la perspective léniniste et de celle de la Gauche communiste. Il y a aussi dans cette partie une définition catégorique du communisme, et une discussion sur les deux modes d’apparition de la communisation. La cinquième et dernière partie, pour conclure, est plus immédiatement organisationnelle et pratique, puisque qu’elle présente ce qu’est un parti de la théorie et une proposition pour de futures recherches à l’aide de la typologie de la communisation présentée dans la quatrième partie.

La tautologie du capital : travail et travail

Tant que la classe ouvrière se définit elle-même par rapport à ses acquis, ou même par rapport à un État théoriquement conquis, elle apparaît seulement comme « capital », une partie du capital (le capital variable), et ne quitte pas le plan du capital. (Gilles Deleuze & Félix Guattari, Mille plateaux)

Il est bien connu que le capital est du travail abstrait accumulé. Malgré la différence entre ces deux entités, elles sont parties d’un seul et même procès dialectique. Le rapport capitaliste – mouvement unifiant et dialectique du capital et du travail – fait du travail, du capital, mais les deux parties doivent être réunies par un autre élément – l’argent. D’autre part, l’argent tire sa force du rapport capitaliste, parce que la fonction de l’argent est d’unifier la circulation avec la production. Le procès de production est initié par l’argent (A) achetant une marchandise (M) : A – M, mais comme l’écrit Marx, ce procès de circulation :
« Est interrompu par P, où les marchandises T et Mp achetées sur le marché sont consommées comme partie constitutives, en substance et en valeur, du capital productif ; le produit de cette consommation est une marchandise nouvelle, M’, modifiée quant à la substance et quant à la valeur. Il faut que le procès de circulation interrompu, A – M, soit complété par M – A. Mais comme support de cette deuxième et dernière phase de la circulation apparaît M’, une marchandise différente de la première, M, tant au point de vue de la substance qu’à celui de la valeur ». [5]
La valorisation « se rapporte exclusivement à la transformation P, le procès de production, qui apparaît ainsi comme transformation réelle du capital, en comparaison de la transformation simplement formelle de la circulation » [6]. La garantie de la valorisation est le travail abstrait. Le travail abstrait est le travail échangeable, la force de travail, c’est-à-dire la marchandise que le capital doit acheter pour générer de la valeur. La force de travail doit être achetée pour devenir du capital. Est-ce que le travail acheté est par conséquent du capital ? Oui, mais même lorsque la force de travail est achetée, il existe une différence entre le capital et le travail, et elle est constituée par les deux abstractions qui s’incarnent en différents groupes sociaux : le prolétariat et la bourgeoisie. Le prolétariat est exploité par le capital, mais l’existence de cette classe est conditionnée par la médiation du capital. La classe ouvrière est conditionnée par la force de travail. Sans cela, elle n’existerait pas. Dans le même temps, la force de travail est conditionnée par le capital, comme le capital est conditionné par la force de travail. Ainsi nous voyons que la classe ouvrière est la classe qui rend le rapport capitaliste possible.
La classe ouvrière est une classe exploitée puisque exploitée par un capitaliste ou un bureaucrate (par exemple agissant pour le compte d’un État) qui achète une certaine quantité de temps au travailleur, la force de travail. L’ouvrier, toutefois, n’est pas payé pour tout le travail qu’il accomplit. Le travail non payé est le surtravail, et ce surtravail génère de la plus-value, une plus-value que le capitaliste (après avoir vendu les produits), peut convertir en profits, et donc en plus d’argent. Ce nouvel argent, toutefois, n’est pas en lui-même du capital ; il le devient uniquement lorsqu’il est investi dans une nouvelle force de travail, afin de produire de la nouvelle valeur. Ainsi, le capital repose sur du travail destiné à l’échange générant de la valeur d’échange, mais cette valeur d’échange doit à son tour rendre possible plus de valeur d’échange. Comme nous pouvons le voir, le capital est un rapport social, et non, par exemple une usine ou un rouet à filer. Plutôt, le capital est un rapport social organisant le travail d’une certaine façon, dans l’usine ou par le rouet, c’est-à-dire en faisant travailler les salariés dans l’usine ou par le mouvement du rouet. Le capital met en œuvre la force de travail et l’exploite pour la plus-value, par le moyen du surtravail. Cela prouve qu’il peut y avoir un capitalisme sans capitalistes (comme en URSS), mais que le capitalisme ne peut jamais exister sans un prolétariat exploité, c’est-à-dire une classe de salariés. Que cette classe, alors, travaille dans des usines, des hôpitaux ou des bureaux n’a aucune importance.
Nous voyons que le capital est un rapport social dont le principe moteur (et la cause) est la production de plus-value. L’essence du capital est ainsi la valeur mais, pour qu’existe cette essence, la production doit être structurée autour d’un certain schéma. Le rapport social capitaliste possède donc une existence matérielle. Cela peut sembler évident, mais il est important de souligner que l’on ne peut séparer la forme du capital (l’organisation réelle du travail) de son contenu (la production de plus-value rendant possible l’accroissement de plus-value). Le prolétariat et la bourgeoisie, donc, ne sont pas simplement des acteurs incarnant un certain contenu, mais plutôt l’existence de ces classes sont identiques de par le rapport social qui produit le capitalisme. Pour Hegel, et aussi pour Marx, il est fondamental que cette essence apparaisse comme son existence. C’est-à-dire que l’essence du capitalisme (travail abstrait, forme de la valeur, etc.) apparaisse comme normalité : travail, argent et ainsi de suite. Ainsi, il n’y a pas d’essence par-delà l’existence, nul fond derrière la forme, mais un seul et même phénomène. Cela signifie que les abstractions de Marx, telles que le travail, l’échange et la capital sont des abstractions concrètes et réelles. Elles sont perceptibles et déterminées par l’époque historique, le capitalisme, dans lesquelles elles existent :
« Le travail n’est point une “chose vague” ; c’est toujours un travail déterminé, ce n’est jamais le travail en général que l’on vend et que l’on achète. Ce n’est pas seulement le travail qui se définit qualitativement par l’objet, mais c’est encore l’objet qui est déterminé par la qualité spécifique du travail. » [7]
L’existence procède de l’essence, mais dans le même temps l’essence est sa propre existence. Le rapport social capitaliste n’est pas introduit dans la production, mais son essence est sa propre existence : ce sont les salariés travaillant et suant dans les usines, ou les salariés faisant tourner le rouet. Ainsi, le capitalisme est une société de classes, et l’existence des classes produit un antagonisme, dans le même moment où ces classes sont constituées par cet antagonisme. Classe contre classe, les travailleurs essayent d’échapper au travail et la bourgeoisie/l’État essaye d’imposer le surtravail au travailleur. Ces derniers profitent de leur aliénation, pendant que les premiers souffrent et sont obligés de travailler pour eux. Sur cette base, il est évident que la thèse avancée par le philosophe slovène Slavoj Žižek dans son livre « The Sublime Object of Ideology », à savoir que le capitalisme serait défini par ses symptômes, est fondamentalement fausse. Žižek affirme que le capitalisme est défini par les anomalies qu’il créé, par exemple la criminalité, la guerre et la famine. Cette théorie du symptôme, fondamentalement freudienne, développée par Jacques Lacan, est déjà fausse quand il s’agit d’expliquer le psychisme d’un individu isolé, elle est proche du ridicule quand on l’utilise pour expliciter un système social. Les extrêmes d’une société ne peuvent jamais l’expliquer. Bien au contraire : la normalité d’une société explique ses symptômes et ses extrêmes. La poursuite de la valeur et du profit, par exemple, produit les guerres, ce ne sont pas les guerres qui produisent la plus-value, même si la guerre peut aider et intensifier la production de plus-value. Bien mieux, peut-être, c’est la normalité de la société capitaliste, telle que la production de plus-value, qui donne à la guerre et à la criminalité leur mode d’existence capitaliste. Dans le capitalisme, ce sont les profits et la plus-value qui sont des facteurs déterminants pour la composition technologique de la guerre et de la criminalité. Les cartels de la drogue et autres groupes criminels, par exemple, sont obligés d’utiliser les banques pour blanchir l’argent, et les activités des fractions combattantes sont déterminées par des phénomènes capitalistes tels que la lutte de classe et les crises économiques.
La relation étroite, relation qui se développe en une identité, entre l’existence et le contenu nous fait surmonter une des faiblesses de Marx, qui est son « optimisme progressiste ». Cette tendance dans la pensée de Marx est rarement exprimée explicitement, mais, comme l’a noté Gilles Dauvé, dans d’autres œuvres de Marx, notamment politiques, elle constitue la logique sous-jacente. [8] Les spécificités de son époque, l’esprit des Lumières, et l’optimisme progressiste de Marx voient les forces productives comme un phénomène neutre dont le développement est entravé et contrôlé par la bourgeoise. Le prolétariat doit donc libérer les forces de production des entraves que lui impose le capitalisme : il s’ensuit logiquement que le socialisme devient le pouvoir des ouvriers plus l’électrification, et le communisme devient une utopie, une société d’abondance. Cette tendance qui existe chez Marx sera développée par Engels et le marxisme des IIème et IIIème Internationales, et, dans son expression la plus vulgaire, par la théorie de la décadence de Lénine. [9] Le marxisme productiviste n’est pas seulement commun à la social-démocratie et au léninisme, mais aussi à la gauche communiste. La perspective ultime est qu’il existe une contradiction entre le système de la production industrielle et le système de répartition bourgeois. D’où il s’ensuit que le communisme est une question de socialisation du système industriel de production et de développement d’un nouveau système de répartition. Communément, cette théorie a amené à désigner le capital financier comme l’ennemi principal du prolétariat, ce qui, à son tour, a généré une incompréhension des fonctions du capital industriel et du capital total. Dans le nazisme, le fascisme et le léninisme, nous pouvons voir à quoi ces théories ont mené en pratique, quand, au même moment, elles considéraient le capital industriel comme une force de développement, elles désignaient le capital financier comme un secteur parasitaire. Il est intéressant de souligner que ce sont les organisations « sociales-démocrates » et humanistes, telles qu’Attac, qui sont aujourd’hui les héritières de cette tendance historique qui a trouvé son expression la plus brutale dans le stalinisme, le fascisme et la nazisme. Ces théories identifient le communisme (ou le socialisme, en l’occurrence, comprenant le prétendu national-socialisme) au développement des forces productives en les séparant de leur contenu, et vice-versa. Le capital n’est pas analysé comme une totalité, comme un rapport existant d’une façon donnée, mais, plutôt, le mode d’existence des forces productives est considéré comme neutre, et l’inégalité capitaliste est simplement réduite à un problème de gestion et de répartition des forces productives. La seule chose qui doive être changée, pour ces socialismes de droite ou de gauche, ce sont donc les rapports de production. Les forces productives, toutefois, demeurent inchangées. Nous pouvons aujourd’hui constater à quoi ont abouti ces prétendues « sociétés de transition ». Le socialisme, c’est la socialisation, la démocratisation, la généralisation du travail salarié, et par conséquent, aussi, la souffrance humaine inutile.
Toutefois, plusieurs marxistes modernes ont insisté sur le fait qu’il existe une autre tendance chez Marx que celle soulignée précédemment, et que cet autre tendance peut nous permettre une véritable compréhension des forces productives. Cet autre – ou peut-être premier – Marx n’analyse pas les forces productives comme des entités neutres, mais insiste sur le fait que, tout comme les rapports de production et de répartition, elles possèdent des fonctions capitalistes et classistes. [10] Le fond n’est pas séparé de la forme, il est plutôt affirmé que le fond apparaît comme son existence. Le rapport social capitaliste est une combinaison spécifique de forces et de rapports de production, et c’est cette combinaison qui doit être modifiée.
Pour donner un exemple de la connexion entre l’essence et l’existence du capital chez Marx, nous utiliserons le classique Sixième chapitre inédit du Capital : résultats du procès de production immédiat. Dans une réflexion sur le caractère ambivalent de la marchandise, Marx écrit : « Considèrons tout d’abord la valeur d’usage. Pour définir la notion de marchandise, il importe peu, comme nous l’avons vu, de connaître son contenu particulier et sa destination exacte » [11]. Cela signifie que pour qu’une chose soit une marchandise, cette chose doit comporter une valeur d’échange. C’est pourquoi la forme de la valeur, la valeur d’échange, est première, et que dans la définition de la marchandise, la valeur d’usage est inapplicable. (En réalité, toutefois, la valeur d’usage joue son propre rôle puisque c’est elle que le consommateur recherche.) Pourtant, Marx note « qu’il ne saurait en être de même pour la valeur d’usage des marchandises qui opèrent au sein du procès de production. De par la nature même du procès de travail, les moyens de production se scindent d’abord en objets de travail et en moyens de travail, ou plus exactement, en matières premières d’une part, et en instruments, matières auxiliaires, etc. d’autre part. Ce sont là des spécifications formelles de la valeur d’usage qui découle de la nature même du procès de travail. C’est donc pour les moyens de production que la valeur d’usage est le plus étroitement déterminée » [12]. Les valeurs d’usage dans le procès de production ne sont donc pas triviales « en théorie ». Ces valeurs d’usage ont des fonctions immédiates dans l’organisation du travail. Ceci est non seulement vrai pour les moyens de surveillance, tel que la pointeuse, mais toute l’objectivité capitaliste, c’est-à-dire les moyens et forces de production, possède en elle-même une spécification de classe. Marx lui-même écrit : « La forme spécifique de la valeur d’usage devient alors essentielle pour le développement du rapport économique, de la catégorie économique » [13]. Ainsi, les valeurs d’usage des marchandises capitalistes ne sont pas des phénomènes neutres, mais des déterminations formelles des rapports de l’économie capitaliste. A ce propos, il ne faut pas oublier que, pour Marx, la force de travail est le fondement des rapports économiques capitalistes. Du passage précédent à propos des diverses fonctions des valeurs d’usage dans le procès de production on peut déduire que la détermination formelle des valeurs d’usage de la reproduction de la force de travail n’est pas neutre mais est une détermination de classe. Pour le travailleur individuel, l’argent ne représente « rien d’autre que les moyens de subsistance qui se trouvent sur le marché (ou y arrivent à divers intervalles) et sont destinées à la consommation individuelle de l’ouvrier. L’argent n’est qu’une métamorphose de ces moyens de subsistance : à peine l’a-t-il touché, que l’ouvrier le reconvertit en moyens de subsistance » [14]. La valeur d’usage des ces moyens de subsistance n’existe que sous forme capitaliste. Les théories autonomistes et situationnistes infèrant la lutte de classe des rapports marchands, se méprennent donc sur la dimension capitaliste de la valeur d’usage. Parce qu’ils identifient le communisme avec la libération des valeurs d’usage, cela leur interdit de voir, plutôt que la forme marchandise, la singularité du capital comme exploitation de la force de travail (c’est-à-dire la production de plus-value). De cela il s’ensuit que la révolution communiste doit aussi révolutionner les valeurs d’usage capitalistes. Ce changement, bien sûr, ne fera pas en sorte que les gens, dans le communisme, n’aient plus la nécessité de valeurs d’usage. La révolution est une mutation, un changement, pas un anéantissement. Si l’on prend comme exemple la nourriture, cela signifie que la nourriture consommée dans le communisme sera très certainement différente de ce qui est servi aujourd’hui. En fait, les nouvelles formes des rapports à la nourriture sont souvent développées durant les périodes révolutionnaires. On peut voir comment, durant les situations insurrectionnelles historiques les pauvres ont saccagé les restaurants de luxe pour y pratiquer des orgies qui ne prirent fin que lorsque l’insurrection eût été écrasée. Dans d’autres cas, les paysans ont combattu pour le droit de chasse, alors que dans d’autres situations de nouvelles attitudes alimentaires, comme le végétarisme et le jeûne, se sont développées.
En fait, Marx dit que l’on ne peut pas nier que la consommation de moyens de subsistance par les travailleurs doive « être incluse ou englobée dans le procès de travail, à l’instar de celle des matières instrumentales par les machines. L’ouvrier n’est plus considéré alors que comme un instrument acheté par le capital et ayant besoin, pour opérer dans le procès de production, de consommer et de s’adjoindre comme matières instrumentales une portion déterminée de moyens de subsistance » [15]. A partir de là, il est évidemment faux de considérer la valeur d’usage comme un élément « neutre » et la valeur d’échange comme la spécificité capitaliste dans la marchandise. La société de consommation a certainement produit une variété de nouveaux désirs et de goûts pour l’homme moderne (qui de nos jours ne se sentirait pas nu sans Internet ou un téléphone portable ?), mais cela uniquement parce que, en stimulant et produisant de nouveaux désirs chez le consommateur individuel, la reproduction de la force de travail est un marché avec des perspectives en expansion. Avec la subsomption réelle, la détermination formelle du procès de production par les valeurs d’usage, c’est-à-dire l’organisation matérielle du rapport économique devient, selon les termes de Marx, « spécifiquement capitaliste ». Cette organisation spécifique de la production et de la reproduction parachève ce que le réalisateur, écrivain et poète, Pier Pasolini, appelle une révolution anthropologique [16]. La révolution anthropologique met en conformité les besoins des gens avec les besoins du capitalisme, c’est-à-dire que tout ce que nous désirons, le capital tente de nous le procurer avec la valeur comme médiation. Quelques-uns des meilleurs penseurs de notre temps, par exemple Jacques Camatte et Antonio Negri, ont essayé de décrire cette capitalisation des besoins et désirs humains. D’après eux, l’homme lui-même est devenu un être capitaliste et par conséquent souhaite sa propre subsomption. [17] Toutefois, cela ne signifie pas que les gens désirent leur travail, mais qu’ils demandent l’argent et les moyens de subsistance, c’est-à-dire les valeurs d’usage, que le travail et le salaire peuvent leur fournir. [18] Mais puisque la valeur d’usage de ces moyens de subsistance est une détermination formelle du capitalisme, le désir en lui-même amène à ce que ce qui est désiré soit la propre subsomption de chacun. [19]
Dans la domination réelle il n’y a ni temps ni espace en dehors du capital. Cela implique que l’ouvrier non seulement incarne le travail mais aussi le capital, par exemple à travers son rôle de consommateur. Dans son livre Capital et Gemeinwesen, Jacques Camatte remarque que Marx nomme la subsomption réelle du travail par le capital Subsumtion et non Unterordnung. Unterordnung est le mot allemand pour domination, alors que bien sûr subsumieren signifie aussi cela, mais le sens du mot insiste sur l’inclusion de quelque chose. Il apparaît donc que quand Marx écrivait sur la subsomption réelle du travail par le capital, il voulait dire que le travail était réellement inclus dans le capital. Le capital s’incarne donc en l’ouvrier.
Ainsi Camatte écrivait ceci à propos de la domination réelle du travail :
« Il [le capital] peut seulement faire cela en s’appropriant la force de travail, et ici, comme en allemand, « se l’approprier » (sich aneignen) doit être pris au pied de la lettre, dans son sens le plus fort. Dans la période de domination formelle, le capital ne contrôle pas la force de travail pour la subsumer, et donc pour l’incorporer, elle demeure extérieure à lui, se rebelle contre lui dans la mesure où elle met en danger le développement du processus, puisque le capital en dépend complètement. Mais l’introduction de la machinerie change tout. Le capital intègre le cerveau humain, se l’approprie, avec le développement de la cybernétique : avec l’ordinateur, il créé son propre langage, sur lequel le langage humain doit lui-même se greffer, etc. A présent ce ne sont plus seulement les prolétaires – ceux qui produisent la plus-value – qui sont subsumés par le capital, mais tous les hommes, dont la majeure partie est prolétarisée. C’est la domination réelle de la société, une domination dans laquelle chaque homme devient esclave du capital (= esclavage généralisé, et donc convergence avec le mode production asiatique).
« Ainsi ce n’est plus alors seulement le travail, un moment particulier et bien défini de l’activité humaine, qui est subsumé et incorporé par le capital, mais le processus de toute la vie de l’homme. Le procès d’incarnation du capital (Einverleibung), qui a commencé en Occident il y a cinq siècles, est achevé. Le capital est dorénavant l’être commun, l’oppresseur de l’homme ». [20]
Avec cette transformation, l’individu est transformé en capital variable en-dehors et, en tout état de cause, avant la vie au travail, et, comme l’écrivait Pasolini, cela fait que l’ouvrier incarne le conflit de classe comme totalité. « L’ouvrier en lui-même est une contradiction » [21]. Avec la révolution anthropologique du capital, le travailleur individuel est incarné dans la dialectique capitaliste. Le travailleur individuel devient un microcosme capitaliste, une petite unité de production. De même, toujours plus de groupes de gens et de couches sociales sont prolétarisés, transformés en ouvriers. Toutefois, Pasolini réalise que c’est durant la domination réelle que l’on produit des efforts en vue de créer des extériorités, c’est-à-dire, des sphères et des relations qui abandonnent le capital. Par exemple, cela survient lorsque des gens en ont assez du travail et de ce qu’il est commun d’appeler la société de consommation [22] et attaquent le capital par le vol, le refus du travail, les émeutes et les grèves. La compréhension de Pasolini de l’individu en domination réelle comme incarnant à la fois le capital et le travail l’amène à développer une typologie des concepts de développement et de progrès.
Nous pouvons définir le développement comme les pratiques sociales dont participe la subjectivité et les actions constituantes de la classe ouvrière. Cette subjectivité et ces actions sont bien sûr contaminées et enveloppées par le capitalisme dans ce qui est généralement appelé le travail. Ceux qui souhaitent le développement sont les industriels et les ouvriers. « Bien sûr, c’est pour autant que ce qui veulent le développement dans ce sens sont ceux qui produisent, c’est-à-dire les industriels… D’un autre côté, les consommateurs de ces biens superflus sont tout à fait heureux d’un tel ‘développement’ » [23]. Mais dans le même moment, Pasolini dit que l’ouvrier, l’exploité, est divisé. Il veut aussi le progrès, c’est-à-dire un développement communiste. Le progrès doit donc être vu comme une pratique sans médiation et comme des rapports communistes. La dichotomie développement/progrès nous donne l’image de ce que l’ouvrier veut en tant que « consommateur » ou de ce que l’on appellerait force de travail, et dans le même temps que c’est en étant un consommateur et une force de travail qu’il fournit le matériel potentiel pour la production du progrès. Quand les gens mettent en cause le développement du capitalisme, cela doit amener à une attaque de la détermination formelle des valeurs d’usage et des rapports économiques, Ou alors cette remise en cause conduira seulement au développement du capitalisme. Ceci puisque le contenu du capitalisme (la production de valeur) est immanent au mode d’existence du capital (l’industrie, les centres commerciaux, etc.). Il était déjà évident pour Marx que le communisme devait être produit par la révolution de la vie et du travail en tant que tels sous le capitalisme :
« Dans toutes les révolutions antérieures, le mode d’activité restait inchangé et il s’agissait seulement d’une autre distribution de cette activité, d’une nouvelle répartition du travail entre d’autres personnes ; la révolution communiste par contre est dirigée contre le mode d’activité antérieur, elle supprime le travail et abolit la domination de toutes les classes en abolissant les classes elles-mêmes, parce qu’elle est effectuée par la classe qui n’est plus considérée comme une classe dans la société, qui n’est plus reconnue comme telle et qui est déjà l’expression de la dissolution de toutes les classes, de toutes les nationalités, etc., dans le cadre de la société actuelle » [24].
De cela il découle évidemment que le communisme ne peut pas être décrit comme la satisfaction des désirs qui existent aujourd’hui. Bien au contraire nous devons examiner comment les pratiques communistes sont produites lorsque les gens sont en demande de rapports, de relations et de choses qui n’existent pas encore. D’après Marx, de nouveaux désirs sont formés lorsque les gens font face à des bouleversements. C’est ce qu’il veut dire quand il affirme que « [Ce mode d’activité] est déjà l’expression de la dissolution de toutes les classes, de toutes les nationalités, etc., dans le cadre de la société actuelle ». Le communisme, la dissolution émergente, apparaît lorsque les gens désirent une autre existence.
La réflexion du fanatique de l’apocalypse qu’est Oswald Spengler sur la différence entre les communautés spirituelles et les entités cosmiques peut illustrer cette situation. Une communauté spirituelle est, par exemple, un parti ou une organisation à laquelle les gens choisissent d’adhérer, et cette communauté prétend seulement à « une nouvelle distribution de l’activité » (Marx). Une entité cosmique, au contraire, est l’expression d’une dissolution émergente. Ceci parce qu’à une entité cosmique vous « vous dévouez, et ceci de tout votre être. Cela peut être extatique comme à Eleusis ou Lourdes ou virilement courageux comme les Spartiates aux Thermopyles et les derniers Goths au Vésuve. Cela se forme à partir des chœurs, des marches et des danses, et est amplifié par les effets des couleurs vives et les bijoux, les costumes et les uniformes. » [25] Les entités cosmiques sont cosmiques dès lors qu’elles développent de nouveaux rapports à l’existence, au monde et à l’univers par le biais des masses qui veulent être absorbées dans cette entité. Les communautés spirituelles sont purement mathématiques. Elles peuvent rassembler des gens, s’étendre et croitre – mais elles restent toujours une somme, jamais une entité. Les entités, au contraire, apparaissent quand existe pour les masses la possibilité matérielle d’être animées et unies par de nouveaux rapports au monde (au cosmos). Le dilemme est que l’entité cosmique est facilement rompue, et retombe dans la normalité :
« Pendant les temps d’agitation politique, les mots peuvent devenir des destins et les opinions publiques des passions. Une masse réunie fortuitement dans la rue peut tout à coup réaliser une conscience, une émotion, un langage, jusqu’à ce que l’état d’esprit fortuit disparaisse et que chacun regagne son foyer. Cela arrivait tous les jours à Paris en 1789, aussitôt après qu’on ait affiché les appels sur les réverbères ». [26]
Nous pouvons voir ici un autre lien entre la dissolution émergente de Marx et les entités cosmiques de Spengler – toutes deux étant directement une critique destructive contre l’ordre actuel des choses. Les émotions contemporaines et les désirs d’aujourd’hui sont remis en cause par le fait que de nouvelles émotions, langages et désirs se développent au sein du langage actuel. Si l’on fait le lien entre cette irrationalité et le développement précédent sur la détermination formelle des valeurs d’usage du capital, on constate que l’essence du capital, qui est la valeur, peut seulement être attaquée lorsque l’objectivité capitaliste (comprenant les forces et rapports de production capitalistes) est attaquée. Ce que l’on peut remarquer par exemple dans le sabotage, tant à l’intérieur qu’en dehors de l’usine. Lorsque qu’une brique est lancée à travers une vitrine ou qu’un centre commercial est ravagé par le feu, non seulement les rapports à la valeur sont attaqués (comme lorsque des biens sont dérobés), mais aussi les valeurs d’usage qui déterminent le mode d’existence du capital. Toutefois, il faut insister sur le fait que le communisme ne peut être produit que par une pratique constructive et positive, par la production de nouveaux désirs. L’entité cosmique et la dissolution émergente, qui est la survenue de la révolution, doivent être répandues parmi les masses de façon à ce que l’unité de cette multitude consiste en la capacité particulière et individuelle de chaque être humain à agir de façon autonome. Parce que la destruction et « l’appel depuis les réverbères » ne changent pas par eux-mêmes le monde pour le meilleur. S’il est une chose que la pensée de Bakounine selon laquelle la destruction est une force créatrice a réalisée et rendu compréhensible, c’est le capitalisme. Le capital doit de façon continue nier le travail mort et la valeur passée pour produire de la nouvelle valeur. Toutefois, cela exclut la nécessité d’attaques dirigées contre le vieux monde. Au contraire, ce sont seulement la critique pratique et les efforts concrets pour nier l’état actuel de la société qui peuvent produire le communisme. Certes, Marx relève combien il est important pour le capitalisme de protéger l’objectivité du procès de production (sa détermination formelle). Cela apparaît à travers la rationalisation de la surveillance du capital constant.
« Cependant, pour ce qui touche la conservation de la valeur du capital constant, il y a quelque chose de plus : dans la limite du possible, il doit être consommé productivement et ne pas être gaspillé, sinon le produit fini pourrait contenir une portion de capital matérialisé supérieure à ce qui est socialement nécessaire. Or cela dépend en partie des ouvriers eux-mêmes : c’est ici que commencent donc le contrôle et la surveillance du capitaliste (qui atteint son but, en imposant le travail à la tâche et en opérant des retenues sur le salaire). En outre, le travail doit s’effectuer à un rythme régulier et approprié, les moyens de production se transformer en produits suivant un processus rationnel, et la valeur d’usage recherchée sortir effectivement du procès d eproduction sous une forme réussie. Le capitalisme affirme ici encore son contrôle et sa discipline.
Enfin le procès de production ne doit être ni perturbé ni interompu. A la fin du cycle, il doit aboutir effectivement au produit, dans les délais (laps de temps) dictés par la nature même du procès de travail et par ses conditions objectives. Ce résultat est assuré en partie par la continuité du travail (qui est une caractéristique de la production capitaliste), mais en partie aussi par des circonstances extérieures et incontrôlables » [27].
Donc, la désobéissance et le désordre au travail, le sabotage et la rupture de la continuité du travail sont des phénomènes qui rompent avec l’objectivité du capital et tendent à paralyser les rapports capitalistes. Dans le même moment où les pratiques subversives signifient de-objectivation, elles peuvent aussi signifier de-subjectivation. En effet, quand la reproduction de la force de travail est perturbée, quand elle désobéit et devient insoumise, sa convocation par le capital échoue. La force de travail est de la sorte à la fois le sujet et l’objet du capital. Marx qualifie le travail de « condition subjective » du travail [28] dans le procès de travail au moment même où il décrit comment le travail est nécessairement transformé en son « autre », un élément objectif. Le salarié est le sujet du capitalisme, puisque les valeurs d’usage qui sont les matières premières du procès de production sont transformées en marchandises par l’intervention du travail vivant.
« A présent, dans le procès de travail, elle (la valeur d’usage) est transformation en une valeur d’usage nouvelle (produit) des objets (valeurs d’usage) qui ont servi au travail vivant, en activité créatrice, de matière première et de moyens de travail » [29]
Mais quand l’ouvrier donne cette force subjective, actu, au capitaliste, il valorise et produit du travail mort, qui est du travail vivant passé. Ainsi l’ouvrier « entre dans le procès de production comme composante de la valeur d’usage, l’existence réelle du capital, son existence comme valeur. Et cela reste vrai même lorsque cette relation se noue seulement dans le procès de production… » [30]. Ainsi le travail mort est l’objectivité capitaliste que le travail vivant (la subjectivité du capital) valorise. Ce rapport est déjà réalisée lors de l’émergence du capitalisme. L’objet est le travail mort et le sujet le travail vivant, le travail échangeable. Ceci illustre sur quelle tautologie est bâti le capital : le rapport commence avec le travail et se termine avec lui. Ce rapport est tautologique de la même façon pour le capitaliste individuel puisque la relation commence avec l’argent A utilisé afin d’acheter une marchandise M qui est vendue, ce qui crée plus d’argent A’ : A – M – A’. Et la tautologie apparaît aussi pour l’ouvrier individuel puisque le rapport, pour lui, commence avec une marchandise M (la force de travail) qui est vendu pour de l’argent A par lequel l’ouvrier achète ses moyens de subsistance M (de nouvelles marchandises) : M – A – M. La force de travail passée est investie dans la force de travail (la subjectivité). La plus-value et donc les nouveaux produits peuvent seulement être produits par ce procès tautologique. Marx écrit :
« Cependant, le capital, pas plus que l’argent, n’est un objet. Dans l’un et l’autre, des rapports de productions sociaux déterminés entre individus apparaissent comme des rapports se nouant entre objets et individus. Autrement dit, des rapports sociaux déterminés semblent être des propriétés sociales naturelles des objets. Sans salariat, dès lors que les individus se font face comme des persones libres, pas de production de plus-value, et sans celle-ci, pas de production capitaliste, donc ni capital, ni capitaliste ! » [31]
Le caractère fétiche du capitalisme et l’aliénation de l’ouvrier sont donc dépendants de la division du travail et de la séparation des moyens de production d’avec l’ouvrier. Le caractère fétiche du capital, d’après Marx, est le pouvoir qui obscurcit le fait que la force de travail est le « sujet » du rapport capitaliste. Cet « écran de fumée », n’est pas le produit d’une fausse conscience, mais la nature réelle du caractère fétiche est dérivée du fait que les moyens de production « n’ont plus pour fonction que d’aspirer en eux la plus grande quantité possible de travail vivant » [32]. Ce « recouvrement » inverse réellement le sujet en objet, la machine met l’ouvrier à l’œuvre. Ainsi nous avons un mouvement de balancier continu entre la subjectivité et l’objectivité, et c’est ce mouvement pendulaire – cette dialectique – qui est le rapport capitaliste. Quand Marx écrivait que « cette force qui conserve la valeur tout en en créant une nouvelle, est donc la force même du capital, et son procès apparaît comme procès d’auto-valorisation du capital, et plus encore d’appauvrissement de l’ouvrier, qui est bien celui qui crée la valeur, mais valeur étrangère à lui-même. » [33], il veut dire que non seulement l’ouvrier est aliéné au produit qu’il produit, mais aussi qu’il se méprend sur la réalité. L’ouvrier ne prête plus attention au fait qu’il est celui qui génère la valeur et produit le rapport capitaliste. Toutefois, l’aliénation du capital ne peut pas être supprimée par la classe ouvrière en passant simplement au-delà du caractère fétiche du capital. Il n’est pas suffisant que l’ouvrier réalise qu’il est le sujet de l’histoire capitaliste. L’aliénation est une pratique matérielle et doit donc être remplacée par de nouvelles pratiques entre les « hommes ». C’est ainsi qu’aujourd’hui le travail vivant apparaît comme travail aliéné, bien que l’ouvrier sache qu’à long terme il est celui qui rend l’intégralité de la production capitaliste possible. La plupart des ouvriers se sont mépris sur l’idéologie dont Marx disait qu’elle concernait « l’homme ». Ils ont vu au travers du caractère fétiche du capital, mais malgré ça, ils n’ont pas substitué au capitalisme un nouvel ordre des choses. Selon les mots de Peter Sloterdijk, le sujet capitaliste est devenu un sujet cynique. Ce cynisme appelle une nouvelle forme d’idéologie critique. Il n’est plus suffisant de souligner que le roi est nu en disant : « c’est nous, la classe ouvrière, qui faisons tourner les rouets du capital. Nous sommes le pouvoir ! » Bien au contraire, nous devons attaquer les rapports qui rendant les gens cyniques et apathiques. Slavoj Žižek écrit, à propos de ce développement cynique du sujet : « Le sujet cynique est entièrement conscient de la distance entre le masque idéologique et la réalité sociale, mais il maintient néanmoins le masque. » [34] A partir de Marx, Žižek interprète la thèse à propos des ouvriers embarqués dans l’idéologie (ils ne savent pas ce qu’ils font, et pourtant ils le font) comme suit : avec le sujet cynique il faut dire : ils savent ce qu’ils font, et persistent pourtant. Ce cynisme généralisé n’est rien moins qu’un signe de la révolution anthropologique du capitalisme. Les ouvriers, non seulement incarnent le travail, mais aussi bien le rapport capitaliste. L’ouvrier peut très bien ne pas se sentir à l’aise au travail, mais il travaille néanmoins puisque c’est le monde du travail qui lui rend tout possible. « L’homme » moderne est prisonnier du marché ; toute communauté entre les « hommes » est déterminée par ce que Marx nomme la communauté de l’argent. Ceci, parce que l’existence et la communauté sont plus ou moins impossibles sans argent, c’est-à-dire sans travail. La subsomption réelle du travail fait du capitalisme une communauté humaine matérielle, puisque la communauté de l’argent occupe de plus en plus notre existence. Si cette communauté devait être détruite, cela signifierait la de-objectivation de la détermination formelle des rapports économiques, en même temps qu’une de-subjectivation de la qualité des « hommes » en tant que valeurs d’usage pour le capital, qui est une de-subjectivation de leurs fonctions comme sujet du procès capitaliste de production.
La de-subjectivation et la de-objectivation de ces rapports réaliseraient une révolution, mais cette révolution ne serait pas causé par une crise dans le capitalisme, puisque les crises ne font que développer le capital : de nouveaux marchés sont créés alors que d’autres disparaissent. Le communisme ne peut s’obtenir à partir des contradictions qui marquent le capitalisme ; au contraire, le communisme peut survenir malgré ces contradictions. Ceci parce que la possibilité pour le communisme de se constituer comme communauté peut seulement apparaître si la crise se développe en une crise pour le capital, à l’opposé d’une crise dans le capital. Parce que l’hostilité et la contradiction entre les classes est partie intégrante du capitalisme, il se trouve que le rapport capitaliste n’est rien d’autre que la contradiction en procès entre le capital et le travail. Comme l’ont montré Machiavel et Mario Tronti, chacun à sa façon et en son temps, la bourgeoisie a de tout temps été contrainte d’avoir partie liée à la pratique constituante des masses. Les crises créent de façon répétée des « entités cosmiques », mais ces entités ne peuvent jamais, par leur puissance propre, transcender le système dominant. Le capital total est revigoré par la lutte de classe du prolétariat, du moins si cette lutte de classe se limite à une question d’exploitation, au prix du la force de travail, etc., même si les capitaux individuels ne se multiplient pas, du fait des contestations incessantes de ces entités. Historiquement nous pouvons voir comment le capital total se développe au travers des conflits entre classes, États et entreprises. Ceci, malgré le fait que durant la relativement brève histoire du capitalisme, on a vu combien de capitaux ont été confrontés à leur perte, et même à leur disparition, lorsque des économies entières, dans différents pays, se sont effondrées à cause de dépressions, de la lutte de classes et/ou de la guerre. Dans la mesure où le capital est le mouvement entre le capital et le travail, il n’y a rien là d’insolite – LE CAPITAL EST EN LUI-MÊME UN ANTAGONISME. Nous obtenons ainsi, de façon abstraite, l’antagonisme entre le capital et le travail. C’est un procès sans sujet et sans but, c’est-à-dire un procès qui n’est pas téléologique, et ce procès peut seulement se transcender lui-même (dans le sens hégélien), mais jamais réaliser sa propre extinction.
La transcendance/abolition des anciens antagonismes établit les anciennes contradictions à un nouveau niveau et sous de nouvelles formes. Ainsi, le communisme ne peut pas croître mécaniquement de la dialectique entre le travail et le capital, comme l’affirment par exemple Negri et la tendance Johnson–Forest [35] (ils affirment ceci parce qu’ils ont une vision affirmative de la pratique constituante du sujet). Si le communisme s’obtient comme Aufhebung, c’est-à-dire comme résultat interne du mouvement entre le capital et le travail, alors, dans ce cas, le communisme survient à cause de la contradiction en procès qu’est le capital. Que ce communisme soit le résultat du capital lui-même ne signifie pas nécessairement qu’il soit un déterminisme, mais de facto une téléologie. Toutefois, nous affirmons que le principe causal et historique du communisme réside dans la contradiction avec et de l’échappement de la contradiction du rapport capitaliste. Pour que le rapport capitaliste soit bloqué, il est nécessaire qu’il y ait intervention qui mette fin à la dialectique capital-travail. Cette intervention est la lutte de la classe ouvrière contre elle-même, dont l’expression principale visent les médiations (par exemple l’existence d’une classe dominante) qui rendent possible l’existence du capital. Toutes les autres pratiques conduiront seulement au renforcement du développement tautologique du capital. Toutefois, nous voudrions dire que l’accent mis sur la nature anti-dialectique de la révolte ne rend pas la dialectique marxiste superflue. Négatif ! Au contraire, cela doit mener à l’intuition que le communisme doit être obtenu de l’anéantissement de l’objectivité et de la subjectivité capitalistes. Et cela doit survenir quand le sujet du capital – la classe ouvrière – abandonne la monstrueuse dialectique dans laquelle il est enferré.
De la même façon qu’il est impossible qu’une révolution communiste soit seulement le produit d’une crise, ni de contradictions capitalistes internes, elle se saurait être une production de la conscience. La classe ouvrière a déjà vu par-delà le caractère fétiche du capital, et le prolétaire individuel est largement conscient de sa position dans les rapports de production capitalistes. Toutefois, cette conscience ne supprime pas son aliénation. Toute conscience est aujourd’hui incluse dans la mega-machine capitaliste, et seule la raison capitaliste existe. Toutes les innovations et tout esprit d’entreprise sont inévitablement médiés par le travail et le capital. Le criminel est de bien des façons l’esprit d’entreprise conduit à son extrémité logique et la plus nihiliste. Le gangster est celui qui fera n’importe quoi pour de l’argent. De là, il est évident que l’irrationalité, par exemple les actes altruistes et gratuits ainsi que l’absence de dialogue (avec la classe capitaliste – ajout du traducteur) dans les mouvements contestataires et autour d’eux, peuvent souvent fonctionner comme un premier pas vers des actions subversives. Un mouvement qui demeure dans l’ordre moral existant et qui ne tente pas de faire un pas au-delà de la loi et l’ordre n’évoluera pas vers ce que Marx nommait « le parti de l’anarchie » [36] dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte. Toutefois, l’illégalité et la remise en cause des coutumes existantes ne peuvent par elles-mêmes se débarrasser du capital. Ce qui est important est que les désirs développés durant une lutte ne peuvent être réalisés dans le capitalisme. Quand les gens attaquent le capital sans mettre en avant des revendications nous pouvons voir exactement que de tels désirs sont allumés. Quand il n’y pas de dialogue ou de communication entre les classes la dialectique entre le capital et le travail commence à s’affaiblir. La seule communication intéressante d’un point de vue révolutionnaire est celle qui survient entre les gens qui essayent de rompre avec le vieux monde. Ce dialogue est le dialogue sur la tactique et la stratégie des communautés à venir en train de se former et la réalisation des nouvelles formes de désir. Si la révolution n’est stimulé ni par la conscience ni par la crise, c’est donc que la révolte doit conduire à une activité dans laquelle les gens s’échappent de et attaquent le rapport capitaliste par le développement de désirs et de rapports que le capital ne peut satisfaire. [37]

La pratique constituante du capital : temps et temporalité

« Le temps est désarticulé ! » (William Shakespeare, Hamlet)
« Le temps est tout, l’homme n’est rien : il est, au plus, la carcasse du temps » (Karl Marx, Misère de la philosophie)

Le capitalisme est le premier mode de production à être fondé sur la nécessite d’assujetir le futur. Les modes de production précédent, le féodalisme par exemple, étaient contraints de conserver le passé en organisant la conservation du présent. Au contraire, le capitalisme est constamment contraint d’organiser le futur. Le capitalisme est la production du temps à venir. Comment cette production et cette organisation se sont-elles imposées ? Et qu’est-ce que le temps dans son découpage temporel, dans sa forme capitaliste ?
Une des révolutions philosophiques d’Immanuel Kant, dans la Critique de la Raison pure, consiste à situer le sujet dans le temps. Le sum res cogitans de Descartes, « je suis une chose pensante » signifie, quelque peu simplifié, que quelque chose pense et par conséquent existe, mais le cogito de Descartes ne nous dit rien sur le « fondement » de cette existence, au-delà du pur fait de penser. Kant, de son côté, s’intéresse au fondement de cette existence et, pour lui, les déterminations ultimes de cette existence sont le temps (et l’espace). Notre raison et notre existence sont donc déterminées à l’intérieur du temps et de l’espace. Je pense n’est déterminable que dans la forme du temps. En conséquence, le temps n’est plus la mesure du mouvement, mais le mouvement existe en lui. Lorsqu’un être humain pense, cet homme pense dans le temps et donc succesion et changement sont dans le temps. Le temps est compris par Kant comme la possibilité du changement, puisque le changement se situe dans le temps. Le temps est éternel et linéaire, il va de l’avant, il est tension vers l’avant et toute chose est subsumé sous lui. Même la fin du monde ne serait pas la disparition du temps, puisque seulement les existences dans le temps sont temporaires.
La Critique de la Raison pure, publiée en 1781, préfigure en France la révolution bourgeoise de 1789, la philosophie de Kant fonde notre faculté de penser en présentant les facultés qui l’organisent. L’œuvre de Kant est, à quelque chose prés, contemporaine du moment où la révolte de la bougeoisie posa les fondations de la dialectique qui deviendra la philosophie du capitalisme. De nouvelles bases de la pensée et de la vie se mirent donc en place à la fin du dix-huitième siècle. Toutefois, aucune révolution n’est le produit de la veille. Des transformations radicales de la notion de temps étaient intervenues en Europe occidentale entre 1300 et 1650 (cf. Thompson, Customs in common : Studies in traditional popular culture, p.9). On peut penser que trois cents ans c’est long, mais il faut se souvenir qu’en comparaison avec les sociétés primitives, dont la notion de temps est déterminée pas le cycle des travaux et la succesion des saisons, trois cents ans c’est ridiculement court.
Dans les sociétés paysannes (même à l’époque moderne), la notion de temps est principalement déterminée par les travaux. Le temps est ressenti et organisé autour des tâches quotidiennes, cela signifie également que la séparation entre la vie et le travail est floue (cf. E.P. Thompson). La notion de temps commença à changer dans les milieux intellectuels, là où la vie n’était pas déterminée par le travail de la terre, là où au contraire existait une séparation entre la profession et la vie, travail et temps libre. Toutefois, l’horloge fut bien sûr la machine qui généralisa le temps comme temporalité. Déjà au quatorzième siècle les horloges des églises et les autres horloges publiques apparaissent dans les villes. Cependant jusqu’à ce que le balancier soit inventé en 1658, ces horloges n’étaient pas très précises. La sonnerie des cloches fut une autre façon de généraliser et démocratiser cette nouvelle notion de temps. La sonnerie des cloches avertit chacun – riche ou pauvre – du moment de se lever et de se coucher. En Angleterre un domaine était donné aux sonneurs de cloches, car leur fonction était considérée comme importante dans la création d’une appréhension rationnelle et systématique du temps qui découpe la journée et organise le travail [38]. En outre, le son des cloches renforçait l’emprise du christianisme sur l’humanité. Le temps (matérialisé par la sonnerie des cloches) rappelait aux hommes leur caractère mortel qui ne pouvait être dépassé que dans la croyance à la résurrection du Christ. Toutefois, la sonnerie des cloches fut ensuite remplacée par des signaux sonores et lumineux dans les régions industrielles et, avec le balancier, les horloges se répandirent de plus en plus durant les années 1660. La production d’horloges devint alors une vaste industrie, et autour de 1680, l’industrie horlogère anglaise l’emporta sur ses concurrentes pour au moins une centaine d’années [39].
Quand l’activité manufacturière anglaise était encore limitée à l’industrie domestique, ou à de petits ateliers, ni l’usage de l’horloge ni la nouvelle notion de temps ne provoquèrent une révolution de la production. Dans le cadre de cette activité industrielle, les gens pouvaient contrôler eux-mêmes le travail. En conséquence, des périodes d’inactivité étaient mélangées à des périodes d’activité intense [40]. Selon Thompson, il était en outre très fréquent parmi les ouvriers de dormir et de repousser le travail autant qu’il était possible. Dans un grand nombre de profession, comme les cordonniers, les tailleurs, les mineurs de charbon, les typographes, les tisserands, etc. il était largement répendu et accepté que non seulement le dimanche mais aussi le lundi, était un jour de repos. Le temps de travail irrégulier dans l’industrie manufacturière s’accompagnait également, durant les weekends, d’orgies qui vous laissaient assomés et d’autres festivités. En conséquence, le puritanisme victorien et le mouvement pour la tempérence avaient non seulement pour cible l’excès de boisson, mais aussi le repos du lundi. Ce jour offrait aux gens la possibilité de boire et festoyer largement. Même le temps de travail des ouvriers agricoles semble avoir été relativement irrégulier, puisque le temps et les saisons provoquaient de longues interruptions dans le travail au long de l’année. Les propriétaires terriens avaient également de grandes difficultés pour surveiller les ouvriers agricoles éparpillés dans les champs et les granges. Au dix-huitième siècle, les enclosures furent une façon de surveiller et contrôler les ouvriers agricoles. Comme on le sait, ce mouvement créa également une force de travail surnuméraire croissante qui rendit possible l’expansion de l’industrie manufacturière. Cela signifie que l’industrie manufacturière passa de l’atelier domestique à de vastes établissements où une organisation stricte du temps et de la division du travail transforma le temps de travail irrégulier du passé en travail effectif et rationalisé. A la place d’ouvriers allant et venant à leur guise et travaillant à leur volonté dans l’atelier, chacun avait sa place pour effectuer une tâche particulière.
Déjà en 1700, des horaires contrôlés par des surveillants existent dans certains ateliers autant pour combattre la paresse que pour planifier les mouvements de la force de travail. Celui qui était en retard recevait une amende. La nouvelle notion du temps fonctionnait donc comme une force disciplinaire et cela longtemps avant l’industrialisation de l’activité manufacturière. Les controleurs devaient donc arriver au travail les premiers, contrôler l’arrivée des ouvriers et répartir le travail. La première organisation du temps controlée par une horloge fut introduite dans une usine de poterie au dix-huitième siècle [41]. Les toutes premières formes de littérature manageriale apparaissent au dix-huitième siècle également. Par exemple, dans sa brochure, Amical Conseil aux pauvres, le révérend J. Clayton écrit que si l’ouvrier ne s’emploie pas au travail de façon continue et gâche sa santé par la paresse, il se condamne lui-même à ne pas avoir de salaire. Clayton se plaint même du fait que les églises soient pleines à déborder. Ils devraient être au travail ! Il faut que non seulement la paresse soit punie, mais encore que l’argent récompense le sens du devoir. Toutefois, la nouvelle notion du temps ne fut pas seulement imposée par une contrainte externe. Des inventions comme l’horloge et des phénomènes idéologiques comme le puritanisme ou d’autres formes de christianisme rigoureux agirent comme des instruments biopolitiques, ils créerent un sens du devoir et de la mesure parmi les croyants. La nouvelle notion du temps mit en mouvement des sujets qui avaient acquis une autre notion du temps, non seulement par la division du travail, le contrôle et le système des bonus (par exemple les bons ouvriers pouvaient obtenir leur propre horloge), mais aussi par les règles de l’éthique puritaine. Le puritanisme affirmait que le travail et la ponctualité étaient un signe du choix de Dieu. L’éthique protestante, poussée à terme dans le puritanisme, le Calvinisme et ses équivalents, combattait la contemplation catholique et, contre elle, insistait sur le fait que le plus important était l’activité pratique. L’activité consciencieuse et ponctuelle travaillait à la gloire de Dieu et était un signe de la prédestination dans la vie matérielle. Comme Weber l’expose, il était important de travailler, car cela montrait le choix de Dieu [42]. Inversement, ceux qui s’adonnaient à la boisson, aux fêtes et arrivaient toujours en retard au travail étaient prédestinés à l’enfer.
Nous pouvons comprendre maintenant que la notion de temps de Kant comme phénomène éternel et linéaire, le temps qui est l’organisation de toute chose comme un moment de la continuité temporelle, n’est pas une détermination valable pour toutes les époques.(Bien sûr, cela ne signifie pas que le temps apparaît avec Kant. Cela signifie seulement qu’une certaine vision du temps apparaît avec lui. De la même façon que Debord souligne que l’histoire n’a pas toujours existé dans sa forme historique. [43]) Nous pouvons suvre à la trace les origines de cette notion de temps avec les clochers des États et des églises dans les villes au quatorzième siècle. En organisant les sonneries de cloches, les protestants bénissaient le travail, ils bénissaient l’extension et la généralisation de l’horloge ainsi que l’accumulation primitive qui entrainait de force les gens dans le travail salarié. Ces phénomènes désignent la fabrication des fondements matériels et idéologiques qui consolidèrent le capitalisme comme mode de production.
Dans les sociétés primitives, les sociétés agricoles et parmi les travailleurs des champs, pendant le féodalisme (et plus tard), la conception cyclique du temps était prédominante. La conception cyclique du temps avec l’expérience humaine individuelle de la répétition constante de la vie et de la mort, trouve son origine dans la relation organique entre le paysan et la terre, le paysan et le monde. Durant ces périodes, le travail humain concret était donc une activité qui provenait et qui utilisait la terre. La terre, à travers le travail humain, était le fondement de la représentation de la richesse. L’accumulation primitive détruisit cette relation organique avec la terre. L’exploitation, contraire à l’usage, de la terre par le système des fabriques ne fut pas la cause première de cette destruction, mais le fait de faire de l’homme (comme force de travail) la source de la richesse. Le capitaliste tire énergie et valeur de la force de travail à peu près de la même façon que le fermier utilise les champs. Le Capital inverse la relation précédente : au lieu que ce soit la force de travail qui fait surgir la richesse de la matière, c’est la matière / machines qui tire la richesse de la force de travail. Le travail concret devient travail abstrait et la valeur du travail abstrait, la valeur de la force de travail, est déterminée par le temps de travail moyen nécessaire à la production de marchandises. C’est à travers le pouvoir de la valeur sur l’homme que l’activité humaine devient temporalisée et située dans le temps. C’est à travers la valeur que le temps existe dans sa temporalité rationnelle et mercantile : le temps comme argent, le temps comme mesure de la valeur du travail.

« La mesure du travail, c’est le temps. La valeur relative des produits est déterminée par le temps du travail qu’il a fallu employer pour les produire. Le prix est l’expression monétaire de la valeur relative d’un produit. Enfin, la valeur constituée d’un produit est tout simplement la valeur qui se constitue par le temps de travail y fixé. » [44]

Toutefois, le développement du capitalisme de la subsomption formelle à la subsomption réelle détermine une transformation dans l’organisation capitaliste du temps. Des boucles apparaissent dans la stricte ligne droite. Cette ligne du temps revenant sur elle-même est ce que Guy Debord appelle le temps pseudo-cyclique [45]. Mais dans la mesure où Debord ne réalise pas que le spectacle est la représentation qui surgit de la production de valeur et non pas du rapport social de la marchandise, il parvient à une conception limitée de la notion de temps spectaculaire. Pour lui la représentation du capital et le temps pseudo-cyclique sont seulement une transformation de la qualité en quantité.

« Le temps pseudo-cyclique est celui de la consommation de la survie économique moderne, la survie augmentée, où le vécu quotidien reste privé de décision et soumis, non plus à l’ordre naturel, mais à la pseudo-nature développée dans le travail aliéné ; et donc ce temps retrouve tout naturellement le vieux rythme cyclique qui réglait la survie des sociétés pré-industrielles. Le temps pseudo-cyclique à la fois prend appui sur les traces naturelles du temps cyclique, et en compose de nouvelles combinaisons homologues : le jour et la nuit, le travail et le repos hebdomadaire, le retour des périodes de vacances. » [46]

La description par Debord du retour du temps cyclique dans le capitalisme est correcte, mais il n’a pas tant à voir avec la privation de décision et le fait de rendre chaque chose ennuyeuse, mais plutôt avec la décision pratique prise par les gens qui constitue la reproduction du système : les besoins humains peuvent, de facto, être satisfaits par le capital, mais seulement, bien sûr, jusqu’à un certain point. Il n’y a pas que les situationnistes qui ne veulent plus travailler. La plupart d’entre nous le veulent également, mais en même temps ils veulent les valeurs d’usage au travers desquelles le capitalisme apparaît.
Avec la subsomption réelle, le temps devient plus diffus et plus difficile à quantifier, cependant il est quantifié et mesuré, ce que nous pouvons voir dans les procédures locales et globales de rationalisation de la vie au travail. Les usines se déplacent de Bengtsfors à Göteborg et de Goteborg à Shanghaï. L’organisation du travail est modifiée, les sociologues mesurent le temps et, en conséquence, des lignes d’assemblage sont installées ou déplacées. Mais la subsomption réelle produit des boucles sur la ligne du temps. Le capital devient monde, devient un organisme, et la valeur, qui est le temps de travail moyen, se répand et détermine encore plus nos vies, en dehors même de la production directe. Toute la machinerie technique et sociale qui a été conçue pour accélérer les activités humaines est la manifestation vivante de la manière dont notre monde est dominé par le temps. Tout est accéléré et même le temps hors de la production devient de l’argent. L’allure s’accélère au point où tout mouvement semble s’arrêter et tout changement paraît impossible. Monotonie et vitesse ne sont pas contradictoires. Les fours à micro-ondes, les fast food et les téléphones portables réalisent des transformations dans le temps, et la subsomption réelle réalise une transformation du temps. La subsomption formelle s’occupait de la production et l’espace en dehors de la production directe était un temps extérieur à l’organisation capitaliste du temps. Avec la subsomption réelle, cette relative autonomie en dehors du capital est détruite, toutefois, à l’intérieur de cette transformation, le temps éternel, cyclique et païen qui caractérisait les sociétés agricoles est réssuscité. Quand le capitalisme devient un organisme cela signifie que le temps redevient cyclique. Cyclique, puisque le capitalisme est fondé sur l’argent achetant la force de travail pour créer plus d’argent : A – M – A’. Si ce mouvement tautologique ne se confirme pas, le capital s’effondre ainsi que sa temporalité : l’organisation marchandisée du temps. La réalisation de la valeur se valorisant c’est un capital futur ou la monnaie, c’est à travers le procès A – M – A’ que le capital devient un mouvement récurrent, éternel et cyclique. Si quelque chose d’autre que les conditions de la production capitalistes revient de l’automouvement du capital, alors le mode de production capitaliste ne peut continuer à exister. Pour le capitalisme la reproduction est donc une production : production de la consommation, production de la reproduction, production d’une nouvelle production. Toute chose se réduit à la production pour la production.
En imposant des qualités abstraites aux hommes, le capitalisme montre qu’il devient organique. Tout est réduit à une question de temps, d’argent et de travail. Sous le capitalisme, les relations que les personnes entretiennent entre elles et avec le monde qui les entoure sont unifiées comme relations entre le monde environnant et des individus séparés adéquats au marché.
La communauté humaine devient la communauté monétaire. Le capital cherche à quantifier tous les phénomènes qu’il rencontre. Toutefois, cela ne signifie pas que toutes les valeurs substantielles sont réduites à des valeurs fonctionnelles, comme cela a été proclamé par différents théoriciens comme Heidegger, Baudrillard et Debord. La quantification ne signifie pas que toute qualité s’évanouit. Le capitalisme ne rend pas toute chose sans intérêt. La sexualité, comme n’importe quelle autre joie ou enthousiasme, demeure par exemple une pratique qualitative qui peut relier les persones. (Tout comme l’anxiété, la dépression et d’autres phénomènes en augmentation dans notre monde, sont des phénomènes qualitatifs.) En conséquence, le capital n’est pas la transformation de toute qualité en quantité, mais plutôt le capitalisme cherche à renforcer l’existence d’une différence fondamentale entre les deux. De cette façon, la qualité ce sont ces choses qui nécessitent la plus grande quantité d’argent, les marchandises les plus désirables sont également les plus chères. Le communisme ne place donc pas la qualité face à la quantité, mais probablement il sera la transformation de ces deux phénomènes au point que nous ne les reconnaitrons plus. Car, comme Camatte l’a décrit, quantité et qualité sont conjointement interne à la mesure de la valeur, c’est-à-dire la valeur.

« Quantité et qualité existent ensemble dans une étroite liaison avec la mesure, et tout est lié à la valeur. La mesure agit avec une force identique au niveau de la valeur d’usage et au niveau de la valeur d’échange. Dans le premier cas, cela est en relation étroite avec un type de domination : les valeurs d’usage mesurent la position sociale particulière d’une personne, et sont également une mesure de l’oppression qu’elle endure. Les valeurs d’usage imposent leur propre despotisme qui enveloppe l’autre despotisme (la valeur d’échange), et maintenant aussi celui du capital. Marx, dans ses notes sur J. S. Mill, critique l’utilitarisme en tant que philosophie dans laquelle l’homme ne vaut que selon son usage, tandis que l’échange tend à s’autonomiser lui-même. » [47]

En conséquence, la quantification effectuée par le capitalisme ne signifie pas que toute activité qualitative disparaît :

« Dans l’atelier automatique, le travail d’un ouvrier ne se distingue presque plus en rien du travail d’un autre ouvrier : les ouvriers ne peuvent plus se distinguer entre eux que par la quantité de temps qu’ils mettent à travailler. Néanmoins, cette différence quantitative devient, sous un certain point de vue, qualitative, en tant que le temps à donner au travail dépend, en partie, de causes purement matérielles, telles que la constitution physique, l’âge, le sexe ; en partie, de causes morales purement négatives, telles que la patience, l’impassibilité, l’assiduité. » [48]

Le procès de quantification est donc avant tout une illustration de la transformation réelle du travail concret en travail abstrait, toutefois cette transformation n’implique pas que toute qualité s’évanouisse – certains travailleurs sont, par exemple, plus compétents que d’autres. Ceci ne signifie pas que le travail abstrait ne possède pas une existence réelle, en effet l’abstraction devient réelle puisque le travail est comparable et échangeable au travers du temps de travail comme détermination de la valeur. C’est au travers du temps que l’ensemble de l’activité humaine constitue un système organique :

« Votre heure de travail vaut-elle la mienne ? C’est une question qui se débat par la concurrence.
« La concurrence, d’après un économiste américain, détermine combien de journées de travail simple sont contenues dans une journée de travail compliqué. Cette réduction de journées de travail compliqué à des journées de travail simple ne suppose-t-elle pas qu’on prend le travail simple lui-même pour mesure de la valeur ? La seule quantité de travail servant de mesure à la valeur sans égard à la qualité suppose à son tour que le travail simple est devenu le pivot de l’industrie. Elle suppose que les travaux se sont égalisés par la subordination de l’homme à la machine ou par la division extrême du travail ; que les hommes s’effacent devant le travail ; que le balancier de la pendule est devenu la mesure exacte de l’activité relative de deux ouvriers, comme il l’est de la célérité de deux locomotives. Alors, il ne faut pas dire qu’une heure d’un homme vaut une heure d’un autre homme, mais plutôt qu’un homme d’une heure vaut un autre homme d’une heure. » [49]

Le développement organique du capitalisme n’est pas une évolution, en effet c’est un mouvement continu mais qui s’effectue au travers de sauts et de petites révolutions. La valeur, en fait, ne domine pas toutes les parties de la société, même durant la subsomption réelle il existe des lieux et des espaces contre lesquels le capitalisme lutte pour les internaliser et les révolutionner. En dépit de cela, Marx qualifie son époque comme « l’époque de la corruption généralisée, de la vénalité universelle, ou, pour parler avec les mots de l’économie politique, l’époque où toute chose, morale ou physique, a acquis une valeur marchande, elle est apportée au marché pour que soit fixé sa valeur la plus exacte » [50]. Selon Marx, le capitalisme est l’époque où « tout ce que les hommes avaient considéré comme ne pouvant ête vendu devient un objet d’échange, de trafic et peut être aliéné. C’est l’époque où les choses mêmes qui jusque là avait été communiquées mais jamais échangées ; données mais jamais vendues ; acquises mais jamais achetées – le courage, l’amour, les croyances, la connaissance, la conscience, etc. – où tout, en résumé, passe dans le commerce. » [51] Ce n’est pas complétement vrai, encore. Tout ne peut pas être acheté ou vendu sur le marché. Même pas à l’époque où la subsomption réelle est totale. Malgré cela, c’est quand le capital devient « spécifiquement capitaliste », c’est-à-dire avec la subsomption réelle du travail, que le capitalisme devient un organisme. Mais, même lorsque les temps sont venus où toute chose passe dans le commerce, il y aura toujours un extérieur dont le capital ne peut s’emparer. Car, tout comme l’organisme humain meurt sans oxygène, le capital est dépendant d’une variable externe : le travail vivant. Le travail vivant est l’oxygène du corps capitaliste. C’est la pratique qui doit être achetée et introduite dans le travail productif pour que le capital perpétue son existence – sans travail vivant, pas de valeur. C’est le travail vivant qui est le futur, le temps que le capitalisme doit recréer ; cela parce que l’homme personnifie le temps. Nous expliquerons plus loin que ce n’est pas le sujet qui est situé dans le temps, comme le soutient Kant, mais c’est à travers le sujet que le temps peut exister. Les hommes – sous la forme particulière du travail vivant – sont ce qui fait que le temps existe dans sa temporalité, sa forme mesurable. En conséquence, c’est un fait, au moins dans la théorie, que le travail vivant, à un moment donné, existe en dehors de la dialectique du capital. Ce moment se situe bien sûr au moment de la consommation des biens ou avant que l’individu vende sa force de travail. Toutefois le capital cherche constamment à limiter cet extérieur. En pratique, cet extérieur n’existe pas pour l’individu, si ce n’est sous des formes extrêmement limitées, puisque même les études et les loisirs deviennent de plus en plus des activités productives et utiles pour le capital. Comme nous le savons, les entreprises sont touchées par le chômage, par exemple par la baisse des salaires pour rendre l’emploi compétitif. En outre, notre existence est de plus en plus occupée par la valeur. Cependant, toute activité n’est pas encore médiatisée par la valeur. Ainsi, respirer est encore gratuit. Que le capitalisme soit en train d’essayer d’absorber sa propre limite, la force de travail vivante, montre que c’est en fait le capital qui est en train d’essayer de réaliser la vieille utopie communiste d’unifier l’essence et l’existence ; car l’essence (la production de plus-value) est de plus en plus déterminée par l’existence humaine et pas seulement de par une pratique humaine (le travail abstrait). Le travail salarié est généralisé à un tel degré que le capital non seulement devient identique au procès de production, mais à l’humain lui-même.

« Le capital (…) capitalise le prolétariat – c’est-à-dire qu’il crée en lui le comportement suivant : il se considère lui-même comme capital, donc il doit rapporter, le travail doit être une activité en vue du profit, et rien d’autre. Ce phénomène arrive simultanément à l’anthropomorphose du capital : le capital devient homme. Par là, sa domination devient non seulement naturelle (…) mais aussi humaine, et à travers cette dernière généralisation de son être, il semble disparaître. Quand cela arrive, le capital devient l’apologiste de ce qui était son principal ennemi – le travail qui produit la plus-value (et donc le profit). » [52]

Toutefois, cette coïncidence entre essence et apparence n’est pas seulement visible dans la transformation de l’ouvrier en capital, mais aussi dans les tentatives des ouvriers d’attaquer ce qui produit la situation d’ouvrier – avant tout l’existence d’une classe supérieure – en effet, grace à l’unification de l’essence et de l’apparence, des pratiques particulières acquièrent la capacité d’attaquer directement la valeur comme rapport social. Aujourd’hui, les activités anti-capitalistes ne peuvent être analysées comme étant seulement des événements purements empiriques, elles doivent être comprises en rapport avec les abstractions concrètes que le capital implique : la forme marchandise, le travail abstrait, la valeur, etc. Bien sûr, la lutte de la classe ouvrière a toujours été une négation et toujours été antagoniste aux abstractions capitalistes, mais avec le devenir du capitalisme en un organisme, la relation entre ce que l’on peut appeler concret et abstrait est renforcée. En effet, avec la subsomption réelle du travail, les pratiques particulières (singulières) ne reste jamais isolées ou « concrètes » puisque chaque action possède, dans son caractère unique, potentiellement la capacité d’attaquer les abstractions capitalistes en tant que telles. Cela parce que la subsomption réelle du travail signifie que l’ouvrier est inclus dans le capital et de cette façon devient capital, c’est ainsi que le capital devient un organisme.
Mais, qu’est-ce qu’un organisme réellement ? Un organisme consiste en des organes entrelacés dans un corps qui vit par l’activité des organes. Le capitalisme est un tel corps improductif et les prolétaires individuels sont des « organes » qui produisent la connection et le fonctionnement du corps. Le capitalisme travaille comme un homme dans le sommeil, en effet, dans le sommeil, l’homme est incapable d’agir. Dans le sommeil, il devient comme une plante ; il n’a pas de conscience, mais seulement une existence. Une existence qui est déterminée par certaines fonctions répétitives, respirer par exemple.

« Dans l’existence, il y a un destin. Quand on est réveillé, on trouves des causes et des effets, pour les premières les questions “quand ?” et “pourquoi ?”, et pour les autres, les questions “où ?” et “quand ?”, La plante a une existence inconsciente et, pendant le sommeil, toutes les espèces deviennent des plantes : la conscience du monde environnant est éteinte, mais la vie continue. Une plante n’a de relations qu’avec les questions “quand ?” et “pourquoi ?”. Les premiers bourgeons qui sortent de la terre d’hiver, la violence de la floraison, l’odeur, les couleurs et la maturation, tout ça est un désir d’accomplissement du destin et une réponse à la question “quand ?”. La réponse à la question “quand ?” ne peut avoir un sens pour une plante. Et c’est cette question que chaque humain se pose tous les jours et le poul de l’existence est toujours présent dans toutes les générations. Mais, l’état de veille recommence pour chaque microcosme. C’est la différence entre la reproduction et la naissance. La première affirme la durée et la deuxième le début. C’est pour ça que la plante se reproduit mais ne naît pas, elle existe mais elle n’est pas en veille, il n’y a pas de début à l’ouverture de ses sens. » [53]

En conséquence, pendant la subsomption formelle, le capitalisme est un phénomène en éveil qui est « né » grace aux actions « conscientes » des marchands, de la bourgeoisie et des prolétaires, ainsi que des conséquences matérielles auxquelles dès le début ces actions ont conduit. Cependant, durant la subsomption réelle, le capitalisme s’est assoupi et doit en conséquence reproduire constamment ses propres fondements. Comme un corps endormi qui doit constamment répéter sa respiration pour se réveiller demain, le capital total doit constamment engendrer de nouveaux marchés, des travailleurs salariés et des entreprises pour être en mesure de demeurer dans le sommeil. C’est seulement la conscience qui peut détruire les rapports sociaux capitalistes, cela signifie que les gens retirent le futur du capital (« människor drar undan framtiden från kapitalet » / « people withdraw the future from capital » : le privant de futur, il l’anihile, lui qui n’est qu’assignation sur le temps à venir, note du traducteur) et utilise la possibilité aléatoire qui existe à partir de la fondation, sur laquelle repose le capitalisme – le temps actuel dans sa forme de temporalité en tant que production de plus-value. La possibilité du communisme est donc purement abstraite dans le refus du prolétariat à être prolétariat. Si les ouvriers évitent de reproduire les rapports sociaux qui génèrent la plus-value, le capital total tombera comme un château de cartes.

La domination du travail par le capital : subsomption formelle et subsomption réelle

Le capital, comme mode de production, réalise sa domination réelle lorsqu’il réussit à remplacer toutes les présuppositions sociales et naturelles préexistantes par ses propres formes d’organisation qui médiatisent la soumission de toute la vie physique et sociale à son besoin de valorisation. « L’essence de la Gemeinschaft du capital est l’organisation ». (Gianni Collu, Transition).
Comme nous l’avons vu, le capitalisme est fondé sur un rapport contingent : la nécessité de conquérir le futur. Nous avons vu aussi que le besoin du capital de garantir ce rapport contingent devient encore plus aigu quand le capitalisme « s’engage » dans la domination réelle. Depuis que la valeur est répartie dans toute l’usine sociale, les antagonismes suivent. Mais qu’est-ce que la domination réelle ? Et qu’est-ce qui distingue la domination réelle de la domination formelle ?
La domination formelle signifie que le capital prend le contrôle des moyens de production et les transforme en moyens de production capitalistes. Le travail est mis de force dans la domination capitaliste (l’usine). Le travail devient le travail abstrait, et nous avons vu aussi comment cette marchandise rend possible le capital. (L’accumulation primitive se poursuit, malgré le fait que le monde entier soit emprisonné par la domination réelle). La domination formelle signifie la production de plus-value absolue par l’extension de la journée de travail. La domination réelle commence par la transformation technique du travail. Cette transformation fait passer la production de la production de plus-value absolue à la production de plus-value relative. Ainsi, la plus-value relative est une stratégie qui intensifie le travail durant la journée de travail. Au début, la domination réelle transforme seulement l’organisation de l’usine et les techniques pour exploiter la force de travail.
« La production de plus-value absolue n’affecte que la durée du travail, la production de plus-value relative en transforme entièrement les procédés techniques et les combinaisons sociales. Elle se développe donc avec le mode de production capitaliste proprement dit. » [54]
Historiquement, nous pouvons trouver la naissance du capitalisme, ou du moins de la bourgeoisie, dans les villes, surtout dans les villes de l’Italie de la Renaissance. Il est intéressant de noter que malgré le fait que la naissance de la bourgeoisie eut comme centre la ville, le capitalisme naquit dans l’industrie et la domination réelle non pas dans l’industrie mais dans l’usine dans son sens le plus restreint, comme le constata Marx. Le centre de la domination réelle, son essence, est en effet, tout comme celui de la domination formelle, le travail abstrait. La domination réelle se mit en place dans l’usine moderne et industrialisée. Pour le dire simplement, la domination réelle est l’introduction de technologies nouvelles et l’organisation « réelle » du travail dans l’usine. La domination réelle n’est cependant pas la disparition de la domination formelle, comme le montre, par exemple, l’extension de la journée de travail. Par conséquent, il est important de souligner que la domination réelle existe toujours, comme base. Cependant nous devons dire que le capitalisme oeuvre dans un sens hégélien puisque c’est un bon exemple d’Aufhebung capitaliste. Les anciens moyens de contrôle existent toujours, mais leurs limites sont surmontées et le travail est maintenant structuré d’une manière plus raffinée. La domination formelle devient réelle Marx décrit cet Aufhebung capitaliste :
« Si l’on considère à part chacune des formes de plus-value, absolue et relative, celle de la plus-value absolue précède toujours celle de la plus-value relative. Mais à ces deux formes de plus-value correspondent deux formes distinctes de soumission du travial au capital ou deux formes distinctes de production capitaliste, dont la première ouvre toujours la voie à la seconde, bien que cette dernière, qui est la plus développée des deux, puisse ensuite constituer à son tour la base pour l’introduction de la première dans de nouvelles branches de production. » [55]
En fait, la domination réelle s’approfondit par ses propres conséquences, car elle « transforme entièrement les procédés techniques et les combinaisons sociales ». Par la domination réelle dans les usines, le capital devient une révolution permanente.La domination réelle, cependant, se propage au delà de son terrain initial, l’usine, et transforme la société entière en une industrie. La société devient capitaliste, pas immédiatement mais à partir du besoin du capital de se dépasser lui-même. Le capital est lui-même sa limite, il a seulement besoin de renverser et de révolutionner sa propre production, par exemple par la réitération de sa propre histoire par de nouvelles formes de mouvements d’enclosures. L’accumulation primitive, par conséquent, est encore à l’œuvre, non seulement dans les dénommés « pays sous-développés » mais aussi par la privatisation des anciens secteurs publics dans les « pays industrialisés » [56]. Ainsi la domination réelle n’est pas la disparition des phénomènes d’origine, elle les parcourt, les détermine. Une accumulation primitive est toujours à l’œuvre, mais elle est incluse dans la domination réelle. Bien que la domination réelle fût déjà engagée à l’époque de Marx, elle était encore limitée à l’usine.
Historiquement, nous pouvons constater que dans certains pays – comme en Russie [57] – le mouvement ouvrier, l’organisation de la classe ouvrière en tant que pouvoir ouvrier, fit passer la domination formelle dans sa phase réelle. La révolution russe se transforma d’une révolte prolétarienne en une révolte capitaliste. Dans d’autres pays, nous pouvons voir comment la vague de luttes de classe de 1917 à 1936, le fascisme, le développement du keynésianisme et la victoire de la démocratie sur le fascisme créèrent les bases matérielles pour que la domination réelle sorte de l’usine et transforme toute la société en une usine. Depuis qu’elle réorganise le monde en une usine diffuse, la domination réelle oeuvre géopolitiquement. Certaines régions peuvent être fournisseuses de matières premières et d’autres pays de force de travail hautement qualifiée. Cette évolution a été décrite, par exemple, par Immanuel Wallerstein dans sa théorie du Système monde [58] Mais comme Antonio Negri et Michael Hardt l’ont bien montré dans leur Empire, cette géopolitique s’effondre aujourd’hui. Les limites entre les « premier », « second » et « tiers » mondes sont de plus en plus diffuses. Aujourd’hui nous trouvons des technologies hyper-modernes dans les dénommés pays « sous-développés » et au sein des « pays développés » le « tiers-monde » apparaît dans des campagnes désertées et des banlieues pauvres.
Le capital détruit les anciens obstacles, mais seulement en en produisant de nouveaux. Il détruit du travail mort en créant de nouvelles marchandises. Des marchés sont détruits seulement pour en créer d’autres et des frontières sont rayées de la carte seulement pour en tracer d’autres. Le capital est ainsi à la fois une révolution permanente et une contre-révolution permanente, il déterritorialise l’espace seulement pour le reterritorialiser. Ce développement agité et convulsif du capital subsume toute existence humaine sous lui. La séparation entre reproduction et production est anéantie, malgré le fait qu’elles soient maintenues distinctes pour le capitaliste et l’ouvrier individuels. Pendant la domination réelle, ce n’est pas le travail individuel mais le travail socialisé qui règle le développement des entreprises. C’est, par exemple, ce qu’indique le développement de la technologie et les besoins croissant de force de travail éduquée et qualifiée dans les entreprises/l’État :
« Tout ce développement de la force productive du travail socialisé, de même que l’application au procès de production immédiat de la science, ce produit général du développement social, s’opposent au travail plus ou moins isolé ou dispersé de l’individu particulier, et ce, d’autant que tout se présente directement comme force productive du capital, et non comme force productive du travail, que ce soit celle du travailleur isolé, des travailleurs associés dans le procès de production, ou même d’une force de travail qui s’identifierait au capital. Cette mystification, propre au rapport capitaliste en général, va se développer désormais beaucoup plus que ce ne pouvait être le cas dans la simple soumision formelle du travail au capital (souligné par l’auteur du texte) ». [59]
Ainsi la domination réelle développe le travail social, qui est le travail total, par une reproduction du travail toujours plus déterminée par le capitalisme. La science, et la pensée en soi, sont embarquées dans ce processus. Ce processus illustre que la domination réelle n’est pas seulement la réorganisation de l’usine, mais aussi celle des écoles, des universités,du mouvement ouvrier et même de « l’homme lui-même ». Voici comment la domination réelle créa au milieu du XX°s. ce que nous avons appelé ci-dessus une révolution anthropologique : « Cette mystification, propre au rapport capitaliste en général, va se développer désormais beaucoup plus que ce ne pouvait être le cas dans la simple soumision formelle du travail au capital ». La mystification ne concerne pas seulement le lieu de travail mais la société en soi. La domination réelle fait sauter les limites de la domination formelle. La société du Welfare, la consommation de masse, la société de l’automobile, tout le développement de l’« après-guerre » est lié au dégagement de la domination réelle des limites de l’usine. L’ensemble des manifestations politiques de notre époque – comme le monétarisme, la globalisation, les privatisations – est simplement la conséquence immédiate même de l’intensification et du développement de la domination réelle. Le monde devient de plus en plus capitaliste.
Il est donc évident que la dialectique entre travail et capital s’approfondit, ou plutôt s’établit, pendant la domination réelle. Au sein de l’usine, il y a bien sûr toujours existé un moment dialetique entre le travail et le capital, mais, durant la domination formelle et lorsque la domination réelle était limitée à l’usine, le mouvement ouvrier disposait d’un espace autonome. De ce fait, le mouvement ouvrier pouvait se constituer lui-même, à partir du capital, comme une force révolutionnaire autonome – en Partis, syndicats et soviets. De toute évidence cet espace était mal utilisé depuis que la classe ouvrière avait perdu l’initiative, mais quoi qu’il ait pu arriver, l’histoire montre que le prolétariat est devenu une catégorie a priori capitaliste et le capital un monde, une société. Voilà pourquoi aujourd’hui, nous observons des conflits dans toute l’usine sociale. Depuis que la domination réelle fait sauter les limites de l’usine, la possibilité de l’autonomie ouvrière disparaît. Si l’espace pour l’autonomie existait encore, toutes les luttes que nous observons aujourd’hui ne se dérouleraient certainement pas dans l’usine sociale. C’est justement du fait de l’inexistence de l’autonomie que le prolétariat peut se révolter contre la domination réelle. La domination réelle, en effet, concerne le fait que : « non seulement dans les idées, mais encore dans la réalité, le caractère social (socialité) du travail se dresse en face de l’ouvrier comme un élément étranger et, qui plus est, hostile et antagonique, lorsqu’il est objectivé et personnifié dans le capital ». [60]
Cependant, ce que Marx décrit comme la socialité dans le travail est, en domination réelle, identique au travail. Cela, parce que la subsomption réelle du travail signifie que le capital agit ainsi :
« En se développant, les forces de production de la société, ou forces productives du travail se socialisent et deviennent directement sociales (collectives), grâce à la coopération, la division du travail au sein de l’atelier, l’emploi du machinisme et, en général, les transformations que subit le procès de production grâce à l’emploi conscient des sciences naturelles, de la mécanique, de la chimie, etc. appliquées à des fins technologiques déterminées, et grâce à tout ce qui se rattache au travail effectué à une grande échelle etc. (Seul ce travail socialisé est en mesure d’appliquer les produits généraux du développement humain – par exemple les mathématique – au procès de production immédiat, le développement de ces sciences étant à son tour déterminé par le niveau atteint par le procès de production matériel.) » [61]
Parce que, par exemple, en domination réelle, la science et les autres secteurs externes au procès de production immédiat jouent un rôle croissant pour le capital, la distinction entre travail improductif et travail productif devient vaine. Malgré la possibilité de différencier travail improductif et travail productif, cette différence n’a plus aucune importance politique. Cela depuis que le travail improductif et le travail productif sont tous deux des éléments du travail total, c’est-à-dire du travail socialisé. Marx affirme que le travail social se retourne contre le travailleur comme un pouvoir hostile et capitaliste ; comprenons alors que non seulement le travail abstrait doit être attaqué mais encore le travail concret ! En effet, le travail socialisé n’est pas seulement du travail abstrait mais aussi du travail concret. La domination réelle, ainsi, organise de manière toujours plus capitaliste le travail productif comme le travail concret. Par conséquent, le communisme doit être la destruction du travail, et cela non pas pour des raisons de principe ou utopiques, mais parce que c’est le travail social, et non le travail abstrait, que les travailleurs affrontent comme un pouvoir étranger auquel il est nécessaire de résister. Dans la pratique, c’est le travail en soi (et pas seulement le travail salarié) que les gens attaquent lorsque par différents moyens ils se soustraient au travail ou sabotent l’organisation du travail.
Nous avons vu comment la domination réelle signifie que la valeur traverse toute la société. Les implications organisationnelles de cette situation sont nombreuses, à la fois pour la classe et les révolutionnaires individuels. A la fin du XIX°s. et au début du XX°s., le mouvement ouvrier était une menace pour le développement du capitalisme industriel, et même une menace révolutionnaire dans certaines parties du monde. L’organisation de la classe ouvrière en syndicats était, entre autres, une réaction à la production de plus-value absolue. La revendication était d’avoir une journée de travail plus courte et l’utopie que la classe ouvrière prenne le contrôle de la production. Nous savons ce à quoi ont participé les luttes ouvrières – la transition de la domination formelle à la domination réelle du travail. Le mouvement ouvrier combattit pour la destruction, ou du moins pour la réforme d’un des fondements du capitalisme – la production de plus-value absolue – et le capital réagit en s’engageant dans la production de plus-value relative et en offrant un espace à la classe ouvrière, en tant que capital variable, au sein du capitalisme. De cette manière le rapport entre travail et capital fut approfondi, le capital variable fut reconnu par l’intégration du mouvement ouvrier à l’État. Ainsi, le mouvement ouvrier, obstacle encore pour la course au profit du capital, fut intégré à l’État, directement lié à lui et à la croissance économique. Par conséquent, les syndicats sont encore un « obstacle » pour les capitaux individuels, mais sont nécessaires pendant la phase historique de la domination réelle. Cela illustre la reterritorialisation de la domination réelle. Malgré le fait que le capital soit une révolution permanente, il a besoin d’utiliser des instruments stabilisants et des appareils de médiation. L’intégration du mouvement ouvrier à l’État signifie aussi que la lutte de classe devint, pendant les années 1960 et 1970, antisyndicale et anti-institutionnelle dans une grande mesure. Ces nouvelles pratiques des fractions révoltées de la classe ouvrière forcèrent le capital, une fois encore, à révolutionner sa politique et ses appareils de médiation. La globalisation et le monétarisme sont deux conséquences de la révolte de la classe ouvrière dans cette période.
Comme nous l’avons vu, lors de la transition de la domination formelle à la domination réelle, et de la première domination réelle à la domination réelle intensifiée, l’aire de l’autonomie révolutionnaire qui en fut l’expression, par exemple le Bolchevisme et le Syndicalisme, fut anéantie. L’incapacité de la classe ouvrière, pendant la période de la domination formelle, à se nier elle-même en tant que classe amena à un changement de la composition de classe et de la composition organique du capital. Elle donna naissance à divers appareils de médiation. L’organisation de la classe ouvrière comme capital variable, y compris la lutte de classe elle-même, fut, par le biais des syndicats, liée à la croissance économique. Durant « l’ère de l’après-guerre », dans certains secteurs de l’industrie, il était obligatoire d’être syndiqué. Ainsi, pendant cette période, le syndicat devint un élément de base pour le capital. Cela ne se mit pas en place tout seul. Il fallut des luttes et du sang versé. L’organisation réelle du travail, par conséquent, ne signifie pas que l’organisation formelle est impossible, mais qu’elle est partie prenante du capitalisme. Lorsque les révolutionnaires sont organisés formellement, cela aboutit soit à en organiser seulement un petit nombre, soit à une incorporation dans les relations sociales du capitalisme. La transition de la domination formelle à la domination réelle ne démantèle pas l’organisation formelle, mais signifie que la séparation entre classe et révolutionnaires est rendue obsolète. Nous pouvons lutter partout contre le capital depuis que la seule pratique qui puisse être organisée est la notre propre et depuis que le travail social est l’ennemi, un ennemi présent partout. Dans une perspective organisationnelle, la transition à la domination réelle signifie, selon Johan Forsberg, que :
« Toutes les organisations établies avec une caractéristique de synthèse (unité idéologique) signifient inévitablement une séparation aliénante entre objet et conscience. Elles reproduisent ainsi l’essence de la forme capitaliste de l’État (la médiation de la lutte de classe en tant qu’aggrégation des intérêts du capital total contre le travail total). Pratiquement, cela signifie la séparation entre la décision et l’exécution (quel que soit le degré de démocratie) et qu’elles deviennent des médiations appartenant à la sphère politique représentative. Les membres de ces organisations de gauche croient que la lutte de classe se joue sur la scène politique seulement parce qu’elle semble politique du fait qu’elle dissout l’ordre ancien. En imitant la forme de la lutte de classe (et non son essence – une rupture avec l’accumulation de valeur) cela devient une représentation, et en soi un fétiche, déterminée par le rapport de valeur. Elles organisent un pseudo parti substitutionniste, au mieux dans une forme parti réifiée. »

Le masque de Janus de la communisation : communisme de guerre et architecture [62]

« L’expression du passé est toujours une déclaration sybilline. Vous ne la comprendrez que si vous construisez le futur en tant que gens qui connaissent le présent. On explique aujourd’hui l’étendue et la profondeur de l’influence de Delphes par le fait particulier que ses prêtres avaient une connaissance précise du passé. Il est temps de comprendre que seul l’homme qui construit le futur à le droit de juger le passé. » (Nietzsche, Sur l’usage et l’abus de l’Histoire, et de la Vie)

« Le communisme n’est pas la gestion ouvrière de ce mode de production, la prise en charge consciente de ses contradictions, soutenant le développement des forces productives alors que le capitalisme ne peut plus le faire. N’ayant aucune présupposition à reproduire, le communisme n’est pas un mode de production, pas même une société dans le sens d’une totalité dépassant les relations que les individus définissent entre eux dans leur singularité. » (Théorie Communiste)

Selon la tradition du Communisme de Conseil, les pratiques révolutionnaires se limitent à la discussion et à la diffusion. [63] Les révolutionnaires sont censés réfléchir la situation elle-même. Afin que la pratique ne débouche pas sur une politique représentative aliénante, elle doit s’exercer par et au travers de ce que le vocabulaire de gauche appelle la classe ouvrière. Les révolutionnaires, par conséquent, n’ont qu’à chercher à participer au débat sur la position et la situation de la classe ouvrière. En raison de l’accent mis par les léninistes sur le besoin d’activité révolutionnaire des révolutionnaires, de multiples façons, le communisme de conseils n’est que l’image inversée du léninisme. Gilles Dauvé résume la théorie communiste de conseils en une phrase « les travailleurs eux-mêmes », et le léninisme en un concept « le Parti ». [64]

Les gauches communistes hollandaise et allemande, ont eu le mérite, hormis le fait d’avoir décrit les luttes autonomes de la classe ouvrière, d’insister sur la réflexion et la compréhension, comme parties prenantes de la pratique communiste. Mais les communistes de conseil ne formalisent qu’un moment dialectique de la pratique communiste. L’autre moment – l’intervention, la transformation – fait défaut. Pour le communisme de conseil il n’y a pas de jeu dialectique entre la compréhension et la transformation. On retrouve dans le léninisme la même erreur. Pour le léninisme il n’y a rien d’autre que sa propre intervention. Les léninistes confondent le mouvement communiste réel avec leur propre pratique. Les léninistes séparent le Sujet de l’Objet. Leur intervention vise un objet auquel ils n’appartiennent pas. La réflexivité pratique signifie, contrairement à la séparation léniniste du sujet et de l’objet, qu’intervention et réflexion se situent au sein de l’objet auquel le sujet réfléchissant et agissant appartient. Penser et créer, les deux phénomènes font partie du même procès – réflexion pratique – sans être identiques. Le léniniste refoule ses désirs et ses besoins, il oriente son intervention vers un monde auquel il n’appartient pas, et par conséquent son activité échoue. Le communiste de conseil pense que la contemplation de l’objet dont il fait partie équivaut à sa transformation. Le léniniste est politique, le communiste de conseil apolitique.
La réflexivité pratique, ainsi que Marx le formule dans ses thèses sur Feuerbach, est l’interaction entre la compréhension (conscience) et la transformation. Cela ne veut pas dire que les deux moments sont unis. Penser et créer, la contemplation et le dépassement, conservent leurs caractéristiques individuelles. Une réflexivité pratique, par conséquent doit être une réelle pratique et réflexion sur cette pratique. La philosophie pour se réaliser doit devenir pratique. La pratique de la philosophie n’est pas la pratique politique d’une théorie politique, mais plutôt la pratique poétique d’une théorie poétique… Ainsi la réflexivité pratique s’exprime en poétiques théorique, un processus qui est critique et constituant à la fois.
La tradition communiste de conseil est ainsi coincée dans une impasse, par le fait que sa théorie du prolétariat semble signifier : regarder mais sans toucher. Dans des groupes tels qu’Aufheben, l’héritage communiste de conseil, conduit à combiner des notions non dialectique de pratique et de théorie avec une sorte d’hyper-Hégélianisme. Aufheben rejette, par exemple, l’enquête militante et ne saisit pas cette pratique comme étant une expression de la réflexivité pratique. [65] C’est ici que le caractère non dialectique de leur perspective est manifeste. Leur hyper-hégélianisme s’affiche quand le groupe reconnaît qu’il suffit de constater qu’il y a mouvement entre le capital et le travail, un mouvement qui fonctionne par lui-même, qui doit se dépasser lui-même sans aucune intervention extérieure. Ce n’est rien d’autre que de la téléologie.
Dans Kämpa tillsammans ! [66] nous avons essayé de développer une réflexivité pratique, et pour cette raison, nous étions constamment ouverts à la théorie, en premier lieu en tant qu’outil pour l’action pratique. Le groupe allemand Kolinko, par exemple, qui a mené des enquêtes dans les centres d’appels de toute l’Europe, affirme que l’enquête est le commencement et la fin de toute compréhension de la composition de classe aujourd’hui, mais ils sont en même temps opposés à tout interventionnisme révolutionnaire, étant donné disent-ils, que cette intervention est « extérieure ». [67] Au travers des discussions au sein du groupe Kämpa tillsammans !, nous avons cependant réalisé, à la différence de Kolinko, que c’est seulement parce que nous étions à la fois révolutionnaires et ouvriers que nous pouvions produire du changement. Nous avons affirmé cette différence. Nous avons ainsi réalisé que notre potentiel de transformation réside en nous, en tant que force de travail, étant donné que c’est cette marchandise qui produit la tautologie du capital ; par là nous avons compris que c’est seulement en tant que révolutionnaires que nous pouvions abandonner nos rôles de prolétaires, de force de travail. [68] Notre problème reste que nous étions toujours englués dans le capital. Ce que nous voulions c’était « sortir » du capitalisme. Cette compréhension a produit une distance d’avec nos propres vies. En lieu et place d’une quelconque sociologie spontanéiste, nous avons systématisé la connaissance qu’en tant qu’ouvriers nous avions atteint purement « spontanément ». Nous étions, et sommes, révolutionnaires, et c’est en tant que révolutionnaires que nous avons enquêté dans nos vies quotidienne, mais le pouvoir de changer cette vie quotidienne surgissait alors de nos rôles en tant que force de travail. Cet élément révolutionnaire fut le pouvoir, le phénomène, et la distance qui nous permit d’éviter les impasses du léninisme et du communisme de conseil.
Ce que nous partageons avec les gauches communiste allemande et hollandaise, c’est l’insistance sur les pratiques autonomes de la classe ouvrière, et ce que nous retenons de Lénine c’est l’accent mis sur l’importance de ses propres actions. Ainsi, la réflexivité pratique nous fournit l’opportunité de développer une sorte de « Bolchévisme sans parti », une pratique immédiate orientée par le désir, qui évite les appareils de médiation avec lesquels le capital désarme la lutte de classes. Toutefois, il est important de relever la vérité triviale contenue dans l’affirmation par Lénine et Kautsky que les ouvriers parviennent seulement à atteindre la conscience syndicaliste, étant donné qu’un travailleur n’est rien d’autre que du capital variable. Aussi longtemps que l’ouvrier lutte en tant que travailleur, le capital évoluera. C’est seulement quand cette disposition est mise en question qu’une rupture révolutionnaire est possible, et cette rupture est le produit de la classe ouvrière produisant une distance d’avec ce qui la fait exister en tant que classe… Une intervention repose sur une différence, une forme de distance. Cette distance se produit quand la classe ouvrière essaie de s’organiser de façon autonome vis-à-vis de la classe dirigeante, et quand cette autonomie est atteinte, cela signifie, en même temps, que la classe ouvrière attaque la médiation qui est la présupposition de son existence en tant que classe. Quand les travailleurs remettent en question leur existence en pratique, quand ils ne se contentent pas de sentir leurs vies dans le capitalisme comme quelque chose contre quoi ils aimeraient se révolter, mais de facto, comme quelque chose contre lequel ils ont la capacité de se soulever, alors une distance se produit entre le travail et le capital. L’organisation qui rompt avec la dialectique travail–capital n’est autre qu’une intervention. Une intervention, dès lors qu’il s’agit pour la « classe ouvrière » d’attaquer son rôle de « force de travail ». Cette intervention c’est le mouvement communiste, la communisation, et ces interventions surviennent continuellement étant donné que la lutte de classe n’est pas indépendante de l’économie ou du capital total. Le mouvement communiste, par conséquent, est le moment d’interférence que peut produire une crise à l’intérieur de la dialectique du capital, mais le communisme en tant que société n’est pas donné dans le conflit entre le travail et le capital, il doit être produit par l’intervention d’un troisième élément. Un moment contre-dialectique est nécessaire pour abolir le rapport au capital. Le capitalisme doit être attaqué de l’extérieur, par l’échappement du capital.

Ces problématiques qui voient le communisme comme résultant des contradictions d’un processus interne sont engluées dans la téléologie. La classe ouvrière, telle qu’elle est aujourd’hui, ne peut jamais produire le communisme, et son renforcement débouche sur le renforcement de la tautologie du capital. Bien que le communisme ne résulte pas du procès qui relie travail et capital, le mouvement communiste est un phénomène qui existe à l’intérieur même et contre le capital. Le développement interne de cette contradiction, c’est-à-dire, la lutte de classes, est nécessaire pour que le capitalisme soit écrasé. Cependant, le moment contre-dialectique ne peut être produit que par des gens qui organisent leurs rapports sociaux en écartant la « lutte économique ». Avec les mots de Lénine, des « sphères en dehors de la lutte économique » doivent se créer. Refus du travail et « grèves sauvages » sont deux exemples de création de telles sphères. Même en domination réelle, les gens trouvent des poches de résistance. De cette façon, se créent en permanence des « sphères au-delà », « distanciées » et « extérieures » au rapport travail-capital. Le problème est que ces ces « sphères » sont facilement écrasées par la violence étatique, ou capturées par le rapport capitaliste. A coté de cela, même en domination réelle, le travail vivant bénéficie d’une certaine autonomie, pour autant que de faibles et insignifiantes poches de résistance peuvent œuvrer en tant que force unificatrice pour le capital. Par exemple, elles peuvent amener les travailleurs à se sentir bien au travail, et ne plus questionner leurs rôles de force de travail. La socialisation de la classe ouvrière s’effectue pour le capital sur un axe double, elle relie les travailleurs à l’entreprise pour laquelle ils travaillent, et simultanément les relie contre l’entreprise. Y compris des conflits plus importants, tels que les grèves, peuvent renforcer le capital total, malgré le fait que les grèves signifient des difficultés pour l’entreprise visée. En posant le capital comme accumulation de valeur, c’est-à-dire accumulation de travail abstrait, on peut comprendre que la lutte de classes développe le capital. Cela signifie que le capital est lutte de classes, étant donné que l’accumulation de valeur repose sur l’exploitation. La lutte sur les salaires et l’organisation du travail affecte les rapports économiques du capital. Les luttes de la classe ouvrière provoquent des crises, de la même façon que les crises donnent naissance aux révoltes prolétariennes. Dans ce sens, le communisme n’est pas un état social à atteindre dans le futur, mais le mouvement réel, la communisation, montrée au travers de la lutte de classe. Mais la communisation est-elle identique au mouvement du prolétariat, c’est-à-dire, à la lutte de classe ? Oui et Non. Selon Marx, la lutte de classe est le moteur de l’histoire, mais par le fait que l’histoire est un mouvement sans but, même la lutte de classe ne saurait être prédestinée à s’achever dans le communisme. Dans cette problématique il est nécessaire de revenir à Marx.
Marx n’a jamais développé une théorie explicite du prolétariat. Mais il releva que le prolétariat est la classe qui peut renverser le capital, cette notion étant déduite autant qu’induite. Marx déduit la possibilité du communisme du fait que le prolétariat possède la marchandise, force de travail, qui rend possible le capitalisme. La force de travail est une variable, une entité flottante en devenir, qui, toujours selon Marx, donne au prolétariat son rôle révolutionnaire. La preuve induite du communisme, réside dans le mouvement matériel, réel, présent – c’est-à- dire, la lutte de classe – que Marx désignait métaphoriquement comme la vieille taupe. Au côté de cette induction-déduction Marx créa un roman du prolétariat. Cette vision, probablement issue de l’évolutionnisme optimiste de Marx, se résume dans le fait que la bourgeoisie a failli à la réalisation de l’émancipation de l’humanité. Au contraire, la prise du pouvoir par la bourgeoisie a débouché sur un passage du relais aux mains du prolétariat. Faisant de cette classe l’émancipatrice de l’humanité, émancipant par là, les forces productives de leur carcan. Cette notion du prolétariat de Marx est non seulement déductive – inductive mais également idéologique. Ceci, et le fait que la domination réelle avait seulement commencé dans l’industrie, font que Marx a développé une mythologie du prolétariat, qui pour plus d’un marxiste s’est tournée en conscience répressive, aussi bien qu’en vain rêve du communisme surgissant des contradictions internes du capitalisme.

Aujourd’hui le prolétariat est enfermé par le capital, au point que la force de travail et par conséquent le travailleur en premier lieu, est devenu partie du capitalisme. Ce mode de production spécifiquement capitaliste, que Marx a commencé de décrire, a achevé de transformer l’apparence du capital, sa représentation. Que le capital soit représentation a été (mal-)interprété de diverses manières. Nous utilisons ici le concept de représentation dans le sens où Marx l’utilise ; la représentation est la médiation entre la forme et le contenu. Selon Camatte, que la valeur doive se représenter dans l’argent est une telle « Vorstellung ». La « valeur », on le sait, est une abstraction, mais une abstraction effective et concrète, mise en œuvre par la pratique de la classe ouvrière, une activité qui donne à l’argent, l’entité sensible de la valeur, son pouvoir. Cela signifie que le capital est une pratique externalisée. L’externalisation est déterminée par deux facteurs. Le premier, dans la pratique des gens qui se résoud en un rapport devenu extérieur à l’action qui produit la relation. Le second, dans l’extériorité de la relation de la classe ouvrière aux moyens de production médiée par la force de travail et l’existence de la classe capitaliste. Cette relation externe s’objective dans le fait que la pratique est externalisée. Autrement dit, la pratique externalisée est vécue comme quelque chose de donné objectivement, non produit par des êtres humains. Cette objectivation est internalisée dans l’« homme ». Par conséquent, l’internalisation est une forme d’interpellation. La représentation en elle-même n’est pas n’importe quoi qui puisse être aboli. Le langage, par exemple, n’est pas seulement un appareil de traduction, c’est aussi une représentation qui donne à l’individu « homme » une « distance », mais qui fonctionne en même temps comme un « pont » vers les autres. La problème du capital en tant que représentation c’est d’être un rapport social qui doit nécessairement prendre une forme objective. Ce qui signifie qu’il échappe à tout contrôle et détermine nos vies. Il en est ainsi par le fait que le capital est une tautologie, dont le fondement est A – M – A’, la valeur s’auto-valorisant. L’auto-valorisation de la valeur, comme l’histoire nous l’a montré, ne peut jamais être contrôlée par l’État ou l’autogestion des travailleurs. La valeur doit être abolie si nous voulons nous débarrasser du capital comme représentation.
Avec l’organisation spécifiquement capitaliste du travail, une mutation de la représentation du capital se produit dans la communauté matérielle qu’il constitue. Le capital n’est plus une représentation dont l’apparence se limite à l’argent, le capital se représente dans toutes les formes déterminant les valeurs d’usage qui constituent le prolétariat en tant que variable capitaliste ! Nous avons vu que sous la domination réelle du procès de production, le processus individuel effectif du travail est davantage déterminé par le travail total que par ses caractéristiques individuelles. Cela signifie que la représentation du capital est modifiée en ce qu’elle est mise en mouvement par l’ouvrier total qui constitue le capital total. Cela ne signifie pas pour autant que le communisme disparaisse en tant que possibilité, mais que l’antagonisme du prolétariat à l’intérieur et contre le capital n’est plus le même. Il en est ainsi depuis que la domination réelle a étendu la définition du travail productif, et enfermé le travail improductif et reproductif dans ce que Marx qualifie de travail total (la somme du travail objectivé).
« Avec le développement de la soumission réelle du travail au capital ou mode de production spécifiquement capitaliste, le véritable agent du procès de travail total n’est plus le travailleur individuel, mais une force de travail se combinant toujours plus socialement. Dans ces conditions, les nombreuses forces de travail, qui coopèrent et forment la machine productive totale, participent de la manière la plus diverse au procès immédiat de création des marchandises ou, mieux, des produits – les uns travaillant intellectuellement, les autres manuellement, les uns comme directeur, ingénieur, technicien ou comme surveillant, les autres, enfin, comme ouvrier manuel, voire simple auxiliaire. Un nombre croissant de fonctions de la force de travail prennent le caractère immédiat de travail productif, ceux qui les exécutent étant des ouvriers productifs directement exploités par le capital et soumis à son procès de production et de valorisation. Si l’on considère le travailleur collectif qui forme l’atelier, son activité combinée s’exprime matériellement et directement dans un produit global, c’est-à-dire une masse totale de marchandises. Dès lors, il est parfaitement indifférent de déterminer si la fonction du travailleur individuel – simple maillon du travailleur collectif – consiste plus ou moins en travail manuel simple. L’activité de cette force de travail globale est directement consommée de manière productive par le capital dans le procès d’autovalorisation du capital : elle produit donc immédiatement de la plus-value ou mieux, comme nous le verrons par la suite, elle se transforme directement elle-même en capital. » [69]
Ainsi, nous voyons que le travail productif se développe par l’accroissement incessant des fonctions que la capacité de travail « incorpore dans le caractère immédiat de travail productif ». En domination réelle, de cette façon il y a prolétarisation permanente, et nous pouvons voir également comment la domination réelle réalise la révolution anthropologique annoncée, puisque « l’activité de cette force de travail globale est directement consommée de manière productive par le capital dans le procès d’autovalorisation du capital : elle produit donc immédiatement de la plus-value ou mieux, comme nous le verrons par la suite, elle se transforme directement elle-même en capital ». Le travailleur total devient également le mode d’apparition du capital total ! La dialectique travail capital n’est plus seulement production mais également reproduction. La lutte de classe, c’est-à-dire, le rapport du capital, n’est plus seulement le développement et le moteur de notre temps, son rapport est immanent dans chaque travailleur individuel. Qu’advient-il alors de la communisation dans la lutte de classe ? Et si le communisme n’a jamais résulté des contradictions internes du capitalisme – comment pouvons-nous proclamer que le communisme est une possibilité réelle ?
Les tendances à la communisation au sein de la lutte de classe apparaissent au travers des attaques contre la valeur. La resquille, le téléchargement de films, sont des moyens que beaucoup de gens utilisent pour échapper à la médiation de la valeur d’échange. Ces moyens frappent le capital total, en libérant une certaine quantité de valeurs d’usages de la marchandise totale produite par le travailleur total. Ces deux pratiques sont des exemples de communisation, qui illustrent en même temps leur engluement dans le capital. La communisation est immanente à la lutte de classe qui ne fait pas que développer le capital mais produit le capital en tant que capital : le téléchargement favorise certaines branches du capital. De plus gros disques durs sont nécessaires, par exemple. Au même titre, la resquille produit la nécessité de sociétés de sécurité, telles que Securitas, et de meilleurs moyens de surveillance. Le communisme, mouvement interne et contradiction du prolétariat – le si bien dénommé mouvement réel – nuit cependant aux entreprises individuelles en attaquant la production de plus-value et l’accumulation pour ces entreprises. Afin de limiter les dégâts causés aux entreprises individuelles par la lutte de classe, et permettre la formation de capital au bout du compte, l’État endosse son rôle de médiation. Il légifère, contrôle et régule le travail et les mouvements du capital. Le capital total n’a pas seulement intérêt, comme n’importe quelle entreprises, à ce que la force de travail soit organisée en tant que capital variable variable au travers de médiations telles que les syndicats, les partis, ainsi que par l’État, pour le capital total la classe ouvrière doit exister en tant que capital variable pour que le rapport capitaliste puisse, au final, se constituer. En conséquence, la fonction de l’État consiste à régulier les rapports du capital. Les moyens pour parvenir au statut quo, pourront tout aussi bien prendre la forme de politiques anti-syndicale, néo-libérale, draconienne et même fasciste contre les citoyens. L’État fournit au mouvement ouvrier légaliste les fondements matériels d’une politique constituante par sa fonction médiatrice dans les crises. Le mouvement des travailleurs peut utiliser cet espace pour les intérêts de la classe ouvrière en tant que capital variable. Cette forme politique d’institutionnalisation du mouvement ouvrier a produit historiquement son contretype, ce que Karl-Heinz Roth nomme, l’« Autre » mouvement ouvrier. [70] Cet « autre » mouvement ouvrier qui s’est effectivement développé avant même la social démocratie et le bolchévisme, n’est autre que les luttes autonomes de la classe ouvrière, et c’est ce mouvement dont Marx pense qu’il peut produire le communisme ; d’où le mot d’ordre selon lequel l’émancipation de la classe ouvrière sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Cette émancipation demeure cependant un mythe dans le sens où le mouvement du prolétariat, le communisme, ne peut pas faire voler en éclats le capital. En tant que contradiction interne, la communisation n’est qu’une négation, et par conséquent elle ne peut que réaliser la désubjectivation et désobjectivation du rapport du capital. Elle doit être complétée par la production de nouveaux rapports entre les gens. Pour que la communisation s’émancipe de la dialectique du capital, il faut encore une participation consciente et active afin de rompre avec la lutte de classe au sein du rapport du capital. Cela se produit seulement lorsque les individus cherchent à désorganiser leur part de travail total, ce qui participe alors du blocage de l’accumulation de travail abstrait. Nous voyons maintenant que la communisation apparaît sous deux formes, deux visages. D’un côté, on tient la communisation en tant que mouvement interne de la lutte de classe et de l’autre la dimension externe de la communisation. Ces deux mouvements sont imbriqués et souvent simultanés car ils n’impliquent aucune différence temporelle. L’un ne se constitue pas avant l’autre, ce sont des procès simultanés. Il est important de souligner qu’ils ne se déduisent pas l’un de l’autre. De fait, le mouvement et sa dimension sont le résultat de pratiques distinctes. Toutefois le mouvement externe ne peut se développer et s’étendre que si l’expression interne de la communisation est donnée, au même titre que la domination formelle précède la domination réelle. Ainsi, la dimension externe de la communisation est déterminée par la lutte de classe, c’est-à-dire, la communisation comme mouvement interne. Le mouvement interne est la négation à partir du mouvement du prolétariat au sein et contre le capital (désobjectivation et désubjectivation), alors que la dimension externe résulte d’une pure pratique constituante. Cette dernière en découle dès lors que la précédente à produit la volonté de quitter le vieux monde. Cette volonté ou plutôt ce désir, qui constitue la dimension de la communisation, grossit « inconsciemment » et « spontanément », et ne survient jamais qu’avec des pratiques destructives. Encore une fois, ce n’est pas comme tel que le prolétariat détruit d’abord le capital et ensuite construit le communisme, en réalité les deux formes sont exclusivement simultanées, ce qui rend difficile de les isoler. La constitution inconsciente de sphères extérieures non-capitalistes a toujours signifié, jusqu’à maintenant, que l’existence dimensionnelle de la communisation avait été détruite par des limites internes, ou que les rapports capitalistes l’avaient emporté en englobant ces extérieurs. Thomas Edward Laurence , plus connu sous le nom de Laurence d’Arabie, sait combien il est facile d’être dépossédé du pouvoir de changer sa propre vie.
« Nous étions enthousiaste, en raison de l’étendue des espaces ouverts, du goût des vents sauvages, du soleil et de l’espoir dans lequel nous travaillions. La fraîcheur du matin d’un monde-à-venir nous intoxiquait. Nous étions enveloppés par des idées inexpressibles et vaporeuses, qui valaient la peine que l’on se batte. Nous avions vécu de nombreuses vies dans ces tourbillons de campagnes, ne nous épargnant jamais ; cependant quand le nouveau monde vit le jour, le vieil homme vint une nouvelle fois pour s’emparer de notre victoire et re-faire à l’identique le monde précédent qu’il connaissait. La jeunesse pouvait l’emporter, elle n’avait pas appris à conserver : elle restait pitoyablement faible en face de l’âge. Nous avons bégayé que nous avions œuvré pour de nouveaux cieux et une nouvelle terre, ils nous ont remerciés gentiment et ont fait leur paix. » [71]
Si la communisation doit passer de la critique négative du capital à la critique créative, c’est-à-dire, à la formation de rapports non-mercantiles, des « extérieurs » au capital doivent se créer dans la lutte du prolétariat ; des Extérieurs qui soient externes au rapport du capital, des communautés qui ne soient pas marquées des contradictions du capital Ces extérieurs, exemples de la dimension externe de la communisation, se créent alors que les gens désertent leurs rôles de force de travail. Cela signifie que la production des ces extérieurs ne s’effectue pas via la représentativité et les pratiques substitutionnistes de révolutionnaires ou d’organisations, mais résulte plutôt de pratiques autonomes immédiates. Le suicide de la classe ouvrière doit être sa propre tâche. Cela affecte la relation contingente sur laquelle le capital repose, c’est-à-dire, la nécessité de conquérir le futur, étant donné que de plus en plus de gens échappent au capital, et que les contradictions internes débouchent sur l’attaque immédiate de l’État et du pouvoir de la valeur, le future fait défaut au capital. Les insurgés seront les bâtisseurs du futur, qui selon les mots de Nietzsche, abandonnent l’histoire « vous avez suffisamment à prévoir et à inventer quand vous imaginez cette vie future pour vous-mêmes. Mais considérant l’histoire, ne lui demandez ni le « comment ? » ni le « avec quoi ? » [72]
Les modes d’apparition internes et externes de la communisation peuvent sembler abstraits, mais dès lors qu’on considère que la communisation interne, le mouvement, se produit sur le terrain capitaliste en tant que critique de ce terrain, et que la communisation externe, sa dimension, est constituée par des sphères extérieures à ce terrain, on voit que l’intérêt immédiat de cette typologie est de nous donner l’opportunité de saisir les différents composants qui constituent le potentiel communiste de la lutte de classe, ce qui nous permet en retour de comprendre les processus simultanés dans une lutte (destruction, constitution, échappement, attaque, etc…). Les tendances à la négation du capital dans la lutte de classe réelle sont le mouvement interne contre le capital, et la dimension externe c’est l’en-dehors où des relations autres que capitalistes sont produites. Les communautés de constituent lorsque les gens s’échappent de la dialectique de la lutte de classes. Les espaces et les extérieurs donnent l’accès aux futurs mondes et communautés. On trouve des exemples des formes dimensionnelles de la communisation dans certaines tendances des soviets de la révolution russe ainsi que dans l’auto-organisation des travailleurs de la crise argentine de 2003. Les communautés sont des extérieurs du capital. On ne doit pas les confondre avec la prise en mains des espaces capitaliste par les ouvriers eux-mêmes, que sont la socialisation et l’autogestion. Cependant, ces extérieurs sont toujours encerclés et ne persistent que le temps d’un clin d’œil, à l’image du temps volé au travail par les ouvriers. Le mouvement interne de la communisation est par conséquent un communisme de guerre, l’état de guérilla du prolétariat contre le capital. La communisation externe, quant à elle, est plutôt géopolitique ou peut-être architecture ; une géopolitique qui ne soit pas l’expropriation d’espaces existants, mais la production de nouveaux. Le communisme est un art, une construction, pas une société. Ainsi, le communisme n’est pas donné par la socialisation des usines ou la prise de l’État, elle doit être la dé-territorialisation de l’espace du capitalisme – même si cette communisation démarre inévitablement sur le terrain capitaliste.

Lénine en Scandinavie : Que doit-il se passer ?

« Tous les hommes rêvent, mais pas de la même manière. Ceux qui rêvent la nuit dans les cavités poussiéreuses de leurs esprits s’éveillent le jour pour trouver qu’il s’agit là de vanité ; mais les rêveurs du jour sont des hommes dangereux, car ils pourraient actuer leurs rêves les yeux ouverts, afin de le rendre possible. » [73]
« Ce qui montre du doigt la réalité extérieure dit : voilà ce qui est -
Mais ce qui est signifie quelque chose qui est déjà achevé, quelque
chose qui par conséquent semble mort et qui n’influe pas sur la
volonté d’agir. Ce qui par l’imagination va au delà des possibilitées
de la réalité dit : voilà ce qu’il souhaite qu’elle soit. » [74]

Tout comme Marx le fit avec Hegel, Mario Tronti remet la dialectique du travail et du capital sur ses pieds en écrivant son classique Lénine en Angleterre :

« Nous aussi, nous avons travaillé avec un concept qui pose le développement capitaliste en premier et les travailleurs ensuite. C’est une erreur. Maintenant, nous devons tourner le problème sur sa tête, inverser la polarité et recommencer depuis le début : et ce début c’est la lutte de classe de la classe ouvrière. Au niveau du capital développé socialement, le développement capitaliste devient subordonné aux luttes de la classe ouvrière ; il les suit, et elles donnent la cadence sur laquelle les mécanismes politiques de la reproduction du capital doivent se régler. »
L’aboutissement théorique le plus avancé de Tronti est la reconnaissance du prolétariat comme sujet du capitalisme, en tant que sa principale force productive et par conséquent sa plus forte garantie – sans prolétariat pas de capitalisme. Tronti tire également cette conclusion que c’est le refus de cette force productive d’être au service du capital qui est la source du potentiel révolutionnaire. Nous ne pouvons pas laisser cette thèse ainsi, nous devons la faire évoluer. Le communisme peut mettre le capital en crise, mais le capital surmontera sa crise et évoluera avec elle, à moins que le communisme ne se sauve du capital par les trous épars créés par la lutte de classe dans le rapport capitaliste. La correction apportée par Tronti à cette dialectique est le point de départ de sa méthode pour identifier ce que nous appelons l’aspect interne de la communisation, c’est-à-dire, les tendances de la lutte de classes à la négation du capital. « La recherche théorique et la pratique politique doivent être déplacées, violemment si nécessaire, pour se concentrer sur cette question : le développement de la révolution, pas celui du capitalisme. »
Lénine en Angleterre n’est pas le programme politique de Tronti, mais son projet politique, qui devait conduire au développement de l’operaïsmeVoir le livre de Kämpa tillsammans ! (Luttez ensemble !), Vi vill ha allting ! (Nous voulons tout !), pour une introduction à l’operaïsme et au marxisme autonomiste.. Le projet visait à créer la théorie adéquate pour comprendre la puissance des luttes de la classe ouvrière, bien que Tronti sache que la lutte de classe, livrée à elle-même, fonctionne en tant que moteur du capitalisme. La lutte de classe autonome doit évoluer quand une rupture avec le capital s’accomplit. C’est pourquoi Tronti met l’accent sur l’importance de la perspicacité de Lénine quant à la nécessité du parti révolutionnaire, à la différence des gauches communistes germano-hollandaise qui, auparavant, avaient déjà mis l’accent sur l’auto-activité de la classe ouvrière sans toutefois remettre la dialectique entre travail et capital sur ses pieds. Tronti met l’accent sur cette importance, en dépit du pouvoir institutionnalisant du mouvement ouvrier dont l’objectif vise la canalisation et le désarmement de la lutte de classe prolétarienne. Lénine en Angleterre, par conséquent ne visait pas seulement une altération de la méthode marxiste, c’était également une tentative de développer une théorie moderne du parti :

« Nous le savons. Et Lénine avant nous. Et avant Lénine, Marx également découvrit, de sa propre expérience, combien est cruciale la transition vers l’organisation. La continuité de la lutte est un simple fait : les ouvriers ont seulement besoin d’eux-mêmes et des patrons pour leur faire face. Mais la continuité de l’organisation est une chose rare et complexe : aussitôt qu’une organisation s’institutionnalise et prend forme, qu’elle est immédiatement utilisée par le capitalisme (ou par le mouvement ouvrier à la place du capitalisme). Ceci explique le fait que les ouvriers laissent tomber aussi rapidement les formes d’organisation qu’ils viennent juste de conquérir. Et à la place du vide bureaucratique des organisations politique générale, ils substituent la lutte continuelle au niveau de l’usine, une lutte qui prend sans cesse de nouvelles formes que seule la créativité intellectuelle du travail productif peut découvrir. Le processus révolutionnaire ne commencera pas avant qu’une organisation politique directement issue de la classe ouvrière se généralise : les ouvriers le savent, et c’est pourquoi vous n’en trouverez aucun parmi les chapelles des partis officiels qui chantent les hymnes de la révolution « démocratique ». La réalité de la classe ouvrière est fermement attachée au nom de Karl Marx, tout autant que le besoin d’une organisation politique pour la classe ouvrière est attaché au nom de Lénine. »
Pour comprendre la relation entre capital et communisme, nous avons aujourd’hui, grâce à l’éclairage de Tronti, non seulement une méthode théorique éprouvée qui tourne autour de l’opposition de la classe ouvrière au capital, mais également une théorie du parti révolutionnaire. Nous savons en outre, que le communisme ne peut résulter seulement du mouvement interne de la communisation. Le communisme ne peut apparaître comme communauté qu’au travers de la défection, de l’abandon du rapport au capital. Cela signifie encore, si notre observation quant au double aspect de la communisation est correcte, qu’il faille aller au-delà de l’apport de Tronti à la dialectique du travail et du capital. Tronti comprenant le prolétariat comme sujet du capital, revendiqua qu’il soit en conséquence sujet de la révolution. Cette polarité comme prémisse, conduisit Tronti vers une sorte de parallélisme dans ses théories, parallélisme qui voit la classe comme étant à la fois un sujet du communisme et une fonction du capital, son sujet. De cette façon nous avons deux discours, l’un qui exprime l’action de classe en tant que force de travail, l’autre qui exprime l’action de la classe en tant que classe ouvrière. Tronti indiquant que la contradiction entre ces deux rôles donne à la classe ouvrière un potentiel révolutionnaire. Nous ne sommes d’accord que jusqu’à un certain point. Parce que Tronti n’a jamais formulé l’abandon, le caractère de désertion que la communisation implique, Tronti n’a relevé que le mouvement interne de la communisation et indiqué que ce mouvement pouvait rompre avec le capitalisme, par là créant le communisme. Laissant, par conséquent, le communisme déterminé par les conditions du prolétariat. De cette façon, la discussion sur le communisme devient une pure conversation sur un aspect que l’on refuse de prendre en compte. Dans le cours de chacune et de toute insurrection, la classe ouvrière renouvelée ses tentatives pour devenir ce qu’elle est réellement, la force productive révolutionnaire qui n’est rien mais doit devenir tout. Dans chaque lutte nous trouvons la transformation de la force de travail en classe ouvrière : la transformation de la quantité en qualité. Par conséquent, la théorie du parti de Tronti amène avec elle la dualité que nous devons abandonner : la dichotomie entre les luttes économiques et politiques. Ce dualisme implique la nécessité du parti révolutionnaire, un sujet révolutionnaire, qui intervient avec une objectivité révolutionnaire, la lutte de classe, afin de développer la révolution et non pas le capitalisme. Mais la production de subjectivité et d’objectivité dans le capitalisme est a priori capitaliste. Une situation objective qu’un sujet peut utiliser de façon révolutionnaire ne peut jamais exister. Cela est vrai depuis qu’avec la domination réelle, subjectivité et objectivité sont des « formes d’organisation » capitaliste. La révolte d’aujourd’hui doit se nourrir des possibilités historiques de dé-subjectivation et dé-objectivation qui sont produites dans la lutte de classe. C’est ce projet que nous appelons Lénine en Scandinavie.
Le projet de Tronti n’est pas une proposition rhétorique ou encore une intention d’encourager ses propres rangs, c’est une tentative de changer la théorie marxiste et de fournir une compréhension de l’organisation politique de la classe ouvrière. C’est exactement ce que nous voulons faire, révolutionner la compréhension de la lutte de classe, le mouvement révolutionnaire et la méthode « marxiste ». Tronti partait du « marxisme othodoxe », du marxisme qui place le capital en amont du travail. C’est ce qu’il voulait changer, et c’est peut-être ce pourquoi il n’a pu aller plus loin, il n’aboutit qu’à une inflexion. Aujourd’hui nous devons partir de l’operaïsme et de cette inflexion du « marxisme orthodoxe », sans pour autant changer le point de départ. Nous persistons à considérer le travail comme le point de départ du rapport capitaliste. Cependant, ce n’est pas une bénédiction pour nous, mais cela nous contraint à sortir de la mythologie du prolétariat de Marx.
Précédemment nous avons affirmé que le mouvement communiste n’est pas identique à la lutte de classe, mais qu’il est une tendance de cette lutte. Cette tendance, la communisation interne, ce sont les pratiques qui, directement et sans médiation, se tournent contre l’exploitation, l’accumulation de valeur. La communisation ne passe pas par un réorientation de la politique, des syndicats ou de la distribution. Cela ne signifie pas que les militants syndicaux ou politiques sont incapables de réaliser des actions communisatrices, comme par exemple les grèves sauvages qui évitent la médiation syndicale. L’évitement des médiations, ne confère pas seulement aux pratiques communistes un caractère immédiat, il travaille aussi « verticalement » ou même « abstraitement », parce que le potentiel communiste de l’attaque se mesure au degré auquel il est capable d’attaquer la relation de la valeur. La pratique communiste ne peut par conséquent être définie par l’organisation, mais par son aptitude à frapper au cœur de la bête – la valeur. Le mouvement communiste, par là, est un communisme d’attaque, communisme de guerre, tandis que l’aspect dimensionnel de la communisation, par contraste, est un communisme de défection. Nous voyons maintenant que ces deux formes de communisation dépendent de l’existence du rapport au capital. Ce sont des tendances effectives et finies qui surviennent dans la résistance autonome de la classe ouvrière à l’exploitation. Communisation interne et externe ne sont pas des phénomènes suprahistoriques, ils ne peuvent être compris qu’en connexion avec la valeur : le mouvement interne est l’attaque prolétarienne sur la valeur et l’aspect dimensionnel de la communisation est l’échappement prolétarien de la valeur. Ces deux formes de communisation ont en conséquence des rapports causals avec le capital ; le communisme de guerre advient à cause du capital tandis que la géopolitique advient en dépit du capital. De ce fait, notre typologie n’est pas une tentative de remise en cause des aspects déterministes du marxisme. A l’opposé, nous sommes ici du côté de l’orthodoxie en essayant de montrer la fonction radicale du déterminisme. Pour nous, le déterminisme ne signifie pas nécessité dans l’effet, mais surtout nécessité dans la cause. Cela signifie que chaque action est déterminée, nécessitée et causée. Cela ne signifie pas la disparition de la liberté, mais, à l’opposé, le rapport causal est la prémisse de la liberté, si on définit la liberté comme une rupture d’avec le « fondement » qui prédestine certaines attitudes. C’est pour cela que les sujets sont des figurations causales, mais par le fait que les pratiques sont le fondement des subjectivités, ce fondement est altéré conformément au changement de pratique du sujet. Ce n’est pas le sujet qui produit des pratiques mais les pratiques qui créent les sujets. Nous pouvons essayer d’apporter un éclairage sur ce point à partir de la théorie de la performativité de Judith Butler. Le genre (les rôles sexuels ) pour Butler n’est pas à l’origine une construction sociale, mais plutôt une forme de représentation. Le genre se mobilise dans l’action. Les rôles sexuels sont actés et les rôles reproduits par les gens retournant à leur partition dans le théâtre qu’est la réalité.

« Le genre est ainsi une construction qui efface régulièrement ses origines ; l’accord collectif tacite de jouer, produire, soutenir des genres discrets et polarisés en tant que fictions culturelles est obscurci par la crédibilité de ces productions et les châtiments encourus pour ne pas croire en elles ; la construction « oblige » notre attitude dans sa nécessité et sa naturalité ». [75]

Cependant, la thèse de Butler ne doit pas être interprétée comme si le théâtre masquait une vraie subjectivité au-delà du spectacle, à l’inverse elle essaie de montrer comment les identités sont un phénomène purement discursif mobilisé au travers de la constante répétition des représentations, sans que l’identité ne soit jamais complètement internalisée, étant donné que la répétition est constituée de pratiques finies toujours contraintes d’être répétées. Ainsi la subjectivité n’est pas un trait essentiel incarné par un individu mais la subjectivité est donnée au travers de différentes attitudes et jeux. Ce jeu est un jeu aux règles réelles et brutales, car ceux qui brisent les règles du jeu sont punis réellement. Si l’on cesse de jouer le rôle d’un citoyen honnête pour commettre un crime c’est pour finir probablement en prison. Si l’on brise les rôles sexuels sociaux, on ne risque pas seulement l’exclusion mais aussi la mort. Donc, les discours ne sont d’aucunes façons fictifs, mais très concrets. Butler n’essaie pas de montrer que tout est réellement fiction, mais que seul le « fondement » de la société, dans son cas « homme » et femme » sont des fabrications. Le fondement est lui-même un produit, constitué par différentes formes de pratiques :

« the abiding gendered self sera ainsi montré comme étant structuré par des actes répétés qui cherchent à approcher l’idéal d’un terrain substantiel d’identité, qui, dans leur discontinuité occasionnelle révèlent la temporalité et la contingence hors sol de ce “terrain” ». [76]
Quand les pratiques sont changées alors les sujets qui produisent les pratiques le sont aussi. Par exemple, si le capital signifie capital en mouvement, c’est-à-dire la valeur s’auto-incrémentant sous la forme de l’argent qui est investi pour générer davantage d’argent, alors le capital à besoin de certaines subjectivités, par exemple travailleurs salariés et capitalistes, accompagnées de certaines « propriétés » telles que les banques, l’argent et les systèmes de productions. Dans le même temps, le capital est la cause de ces subjectivités et de ces propriétés, ce qui est en même temps le fondement du capital. C’est par conséquent une dialectique constante entre « fondement » et « pratiques », entre conditions nécessaires et actions déterminantes. Les pratiques créent le fondement, mais le fondement requiert les pratiques et détermine leur forme. De ce fait, le communisme doit être compris comme l’attaque de et la défection vis-à-vis des pratiques qui fabriquent et sont fabriquées par les dispositions qui façonnent le capitalisme. Parce que, de la même manière que nous comprenons le communisme comme une structure d’évènements, en tant que verbe, comme communisation, le capitalisme est une pratique, ou plutôt une série d’actions qui déterminent le capitalisme en individualisant les sujets en individus capitalistes, entre autres choses. Le capitalisme signifie, par exemple, que les classes et d’autres variables matérielles telles que les marchés, les systèmes bancaires, les États et leurs semblables existent et si ces variables sont perturbées, les « fondements » de l’abstraction réelle que l’on nomme capital sont paralysés.
Les anarchistes insurectionnalistes ont raison, par conséquent, lorsqu’il définissent ce que nous appelons communisation comme une attaque, parce que la communisation prend le caractère d’une attaque quand elle frappe l’accumulation du capital et le rapport de la valeur. [77] Cela ne se voit pas seulement dans l’organisation informelle de la classe sur les lieux de travail, que nous avons vivement décrite dans Riff-Raff n°3–4, mais également dans les émeutes et pillages au niveau de la sphère de la circulation. La lutte de classe dans le procès de travail ainsi que les luttes dans la sphère de la circulation fonctionnent également comme négations. Ces négations sont, comme nous l’avons déjà relevé, inadéquates par elles-mêmes afin de produire le communisme. Il en est ainsi parce qu’elles sont soit canalisées et conduisent aux réformes ou bien elles sont dépassées. Bien entendu nous ne sommes pas opposés aux réformes et changements à l’intérieur du capitalisme. Nous ne sommes pas des jésuites de la révolution qui renonçons à nos besoins immédiats pour un meilleur futur. Ce n’est pas le désintérêt, mais la lutte qui est nécessaire pour produire une révolution. Ce sur quoi nous voulons insister ici se ramène à ceci : une négation ne constitue pas le communisme. Pour Tronti et toute la production théorique dans son sillage, le communisme est possible au travers de cette négation. Ils se contentent de la description du mouvement interne au sein du capital, le communisme, qui tend à l’abandon du capital. Ce mouvement étant une pure négation, une critique du capital. La lutte de classe est l’auto-critique du capital, le processus qui initie les crises du capital. Crises qui régénèrent ce même capital. La seule façon d’arrêter ça, réside dans la constitution du second aspect de la communisation avec une force telle qu’elle rende impossible pour le capital son emprise sur le futur. Le communisme, la mort potentielle du capital, ne peut venir d’une dialectique entre le travail et le capital, il peut uniquement se produire si le blocage du capital par la lutte de classe est simultané au processus constitutif qui remplace les rapports du capital par de nouveaux rapports. Notre révolution doit être double.
Ainsi Lénine en Scandinavie est une tentative de développement d’une théorie révolutionnaire qui traite des deux aspects de la communisation, au moyen de notre typologie de la communisation. Nous ne pouvons tout simplement pas abandonner l’investigation de la négation du fait que seules les tendances à la défection peuvent constituer le communisme en tant que communauté. Nous ne jettions pas par dessus bord les théories et notions antérieures. Nous élargissons simplement notre vision en essayant de souligner comment la classe ouvrière agit simultanément de façon destructive et constitutive. Cependant cette forme de constitution n’est pas une forme d’auto-valorisation. Ce n’est pas une affirmation de ce qui existe déjà, mais de ce qui doit advenir. C’est la production d’aspirations qui portent un nouveau futur, un autre monde. Avec la seconde tendance de la communisation, nous voulons essayer de décrire l’à-venir révolutionnaire. Les deux aspects de la communisation ne peuvent par conséquent être vus comme deux notions théoriques et abstraites ne servant qu’au discours sur la pratique. Elles doivent réellement faire partie de la pratique effective en formant un mode d’emploi pour notre propre intervention sur le terrain capitaliste. De cette manière, Lénine en Scandinavie est un projet organisatoire, ou si vous préférez une théorie du parti pour le XXIe siècle.

Nombreux sont ceux qui ont abandonné toute discussion sur le parti sous l’influence de l’opéraïsme et des communistes français qui ont insisté sur l’autonomie de la classe ouvrière. Le communisme de conseil a été résuscité et un anti-léninisme s’est formé, alors que peut-être l « anti-léninisme » n’était principalement qu’une crainte de substituer sa propre action à celle de la classe. En réalité cela a souvent conduit à substituer à sa propre action la non-action d’un modèle théorique (la classe ouvrière). Les contributions théoriques les plus intéressantes de cette époque, aussi bien chez les marxistes autonomes italiens que chez les communistes de conseil français, ont ainsi tenté de dépasser les théories du parti issues du communisme de conseil et du léninisme. En 1962, Jacques Camatte publia « Origine et fonction de la forme parti » et sept ans plus tard Gilles Dauvé publia son article « Critique de l’idéologie ultra-gauche ». Les deux textes visaient au dépassement de la dichotomie entre spontanéisme et volontarisme/activisme pour produire une théorie du parti qui n’abandonne pas l’accent mis par Marx sur le fait que la libération de la classe ouvrière résulte de sa propre action. Dauvé analysa comment le capitalisme produit un parti révolutionnaire, qui est le mouvement révolutionnaire :

« La société capitaliste produit elle-même un parti communiste, qui n’est autre que l’organisation du mouvement objectif (ce qui implique que la conception de Lénine et Kautsky de la « conscience socialiste » qui doit être apportée de l’« extérieur » est un non-sens) qui pousse la société vers le communisme. Lénine voyait un prolétariat réformiste et disait qu’il fallait faire quelque chose (la « conscience socialiste » devait être importée) pour le transformer en prolétariat révolutionnaire. Ainsi Lénine montrait qu’il avait totalement mal interprété la lutte de classe. Dans une période non révolutionnaire, le prolétariat ne peut changer les rapports de production capitalistes. Il essaie par conséquent de modifier les rapports de distribution capitaliste au travers des revendications de hausse salariale. » [78]
Pour Dauvé, le parti révolutionnaire c’est simplement le mouvement objectif révolutionnaire. Le parti n’est pas un produit formel, mais un produit matériel. Cependant, Dauvé soutenait que l’intervention des révolutionnaires pouvait contribuer à la formation de ce parti. Les communistes n’étaient pas supposés attendre le jour J, quand le parti communiste était matérialisé.

« Les communistes représentent et défendent les intérêts généraux du mouvement. En toutes circonstances, ils n’hésitent pas à exprimer la pleine signification de ce qui se passe, et font des propositions pratiques. Si l’expression est juste et la proposition adéquate, ils sont partie prenante de la lutte du prolétariat et contribuent à construire le « parti » de la révolution communiste. » [79]
Il est intéressant de relever que Dauvé considère la tâche des communistes comme étant de réduire la séparation entre révolutionnaires et prolétariat. Les révolutionnaires doivent faire des suggestions pratiques sur le développement de la lutte de classe. Ce que Dauvé propose est donc la perspective développée par Camatte (abandonnée depuis), basée sur l’insistance mise par Amadéo Bordiga sur le fait que ni les révolutions, ni les partis ne sont créés mais guidées. En contraste avec la théorie du parti de Dauvé, Jacques Camatte dans Origine et fonction de la forme parti, se concentre sur la différence entre partis formels et parti historique. Le jeune Camatte écrivit ce texte pour défendre l’originalité de Bordiga et de la gauche communiste italienne. Il visait les courants néo-léninistes à l’intérieur du Parti Communiste International auquel Bordiga et Camatte ont appartenu à une époque. La théorie du parti de Bordiga et Camatte repose sur l’opinion que la théorie de Marx est une théorie sur le prolétariat. La critique de l’économie politique de Marx étant ainsi une expression théorique du communisme réellement existant, de la lutte de classe prolétarienne. Pour Camatte, le parti historique est une notion synonyme du programme communiste formulé par Marx dans son œuvre, implicitement ou explicitement. Cela signifiant que lorsque les partis formels et effectifs organisant le prolétariat déviaient de ce programme, ils cessaient d’être la manifestation du parti historique, c’est-à-dire du programme communiste. Selon Camatte, le parti historique n’est pas le produit de l’activisme des révolutionnaires, mais en premier lieu le produit de circonstances matérielles, un parti qui se matérialise au travers de l’organisation formelle du prolétariat. En conséquence, Bordiga réclamait qu’en période contre-révolutionnaire, alors que le parti historique ne pouvait se matérialiser, les révolutionnaires ne devaient pas tomber dans l’activisme, mais travailler au développement et à la défense du programme communiste, en développant par exemple la critique de l’économie politique de Marx. Pour cela, toujours selon Camatte et Bordiga, la critique de l’économie politique n’était rien d’autre que l’expression théorique du communisme, qui est le parti du communisme : le mouvement de la classe ouvrière à l’intérieur mais contre le capital.

« Marx et Engels ne se contentèrent pas d’une « intuition », ils montrèrent la réalité du programme. Chaque fois que la question de la lutte révolutionnaire n’était plus au centre de leur activité, ils retournaient à leurs « études théoriques », c’est-à-dire à la spécification du programme. » [80]

Les deux théories de Camatte et Dauvé ont le mérite, tout comme les discussions sur la composition de classe dans le marxisme autonomiste, d’essayer de décrire le terrain objectif et matériel des mouvements. Les deux dépeignent de manière raffinée comment l’analyse théorique du capital peut être intimement entrelacée avec les tentatives pratiques de démolir le capital. Compréhension et création ne deviennent pas la même chose, mais elles sont entremêlées d’une manière perspicace dont nous ne pouvons pas nous passer : sans théorie révolutionnaire pas de mouvement révolutionnaire. En dépit de cela, il nous faut abandonner les deux. Camatte abandonna lui-même sa théorie en 1969, indiquant que la thèse d’un parti historique (singulier) et plusieurs partis formels (pluriel) débouchait sur une abstraction supra-historique du prolétariat.
Le prolétariat effectif, contemporain, est un objet fini et situé, il existe dans le temps et l’espace, et c’est ce prolétariat contemporain qui combat à l’intérieur et contre le capital, et qui s’est historiquement organisé sous différentes formes de partis matériels et formels ( conseils ouvriers en Allemagne, IWW aux USA, etc…). Ainsi, le parti historique peut être identique à la situation où la classe ouvrière se constitue en tant que parti matériel, mais dans ce cas, le parti historique n’est plus le même parti historique, parce que le prolétariat existant réellement n’est plus le même prolétariat. Ce n’est pas le modèle théorique « prolétariat » qui combat à l’intérieur et contre le capitalisme, ce sont des sujets spécifiques qui, déterminés par leur disposition en tant que prolétaires, continuent la lutte de classe. Il en est ainsi même si les luttes effectives du prolétariat sont réformistes ou demeurent à l’intérieur du capitalisme, cette théorie revendique que le prolétariat soit toujours révolutionnaire. [81] C’est de cette façon que Bordiga et Camatte purent construire une histoire du parti historique dans la continuité de Marx. La théorie du prolétariat était par là transformée en mythe du prolétariat, à la classe ouvrière effective se substituait une abstraction n’ayant jamais existé en réalité. [82] Ainsi, le problème avec la théorie du parti de Camatte et Bordiga est d’avoir confondu le prolétariat réel et le prolétariat virtuel, le prolétariat théorique dont Marx se sert en tant que figuration, comme modèle théorique, dans certains de ses travaux tels que le Capital et les Grundrisse. (Cependant dans d’autres ouvrages, Marx se sert du prolétariat existant réellement, comme par exemple dans La Guerre Civile en France, mais alors, dans cette partie de son œuvre, Marx formule rarement la critique dévastatrice, communiste du capital qu’il effectue dans ses travaux plus purement théorique). Camatte formulera plus tard de sévères critiques de sa propre théorie distinguant les partis formels du parti historique :

« C’est ici que le bât blesse, il y a un vrai prolétariat, mais il n’a pas de conscience, ainsi ce ne peut être le bon. Cependant, il vient ici une explication reposant sur diverses théorisations de l’intégration du prolétariat dans la société bourgeoise. La crise le détruit sans cesse, ce faisant, il ne devrait plus y avoir d’obstacle à la rencontre prolétariat–conscience. » [83]

Ainsi, la théorie du parti de Camatte reproduit-elle les écueils de la théorie de Tronti sur la classe ouvrière. La critique émise à l’encontre de la notion de prolétariat de Camatte vaut également pour la théorie du parti de Dauvé. Dauvé déduit également le potentiel révolutionnaire du prolétariat d’une abstraction que Marx mit à l’œuvre dans ses recherches théoriques et non des classes ouvrières qui existent en réalité, luttant effectivement et héroïquement. Même si nous lisons avec bienveillance les théories du parti de Camatte et Dauvé, au lieu de décrire le parti historique/matériel comme étant identique à la lute de classe de la classe ouvrière réelle, il est clair que ces théories, tout comme la théorie du parti de Tronti, se concentrent simplement sur le premier aspect de la communisation – c’est-à-dire les tendances négatrices du capital dans la lutte de classe et, à partir du moment où la lutte de classe apparaît clairement, le communisme devient une question posée dans le cours de cette lutte de classe. Par conséquent, le parti matériel et le parti historique sont des notions théoriques adéquates si on les fait seulement fonctionner comme manifestations des tendances négatrices du capital dans la lutte de classe du prolétariat. A y regarder superficiellement, il peut sembler que ces notions puissent nous aider dans la compréhension du comment et pourquoi il y a continuité entre les différentes formes d’organisation au sein de la classe ouvrière, mais dans ce cas nous oublions que le parti matériel est le produit d’un prolétariat réel. C’est pourquoi, il n’est pas totalement erroné de revendiquer une histoire du parti matériel. Les luttes menées par les prolétaires russes en 1905 n’étaient pas les mêmes que celles conduites par leurs camarades de classe espagnols en 1936. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas d’analogies entre ces deux situations historiques, mais que le plus intéressant est que ces similarités sont plus grandes encore lorsqu’elles parviennent à la critique des abstractions capitalistes : valeur, travail, etc. Cela décrit le fait que l’histoire de l’activité révolutionnaire n’est pas une histoire de ce qui est déjà, mais une histoire à-venir sur les tentatives humaines d’abandonner le présent. C’est l’histoire d’un défi face à la situation historique, qui provoque paradoxalement diverses tentatives de réalisation du bouleversement. C’est pourquoi, il est correct de dire que le premier aspect de la communisation, le parti matériel, manque d’histoire réelle, parce que son histoire est simplement locale et négative, c’est l’histoire bizarre de l’attaque des abstractions réelles conduite par d’empiriques entités finies. La dimension externe de la communisation a cependant une histoire plus traditionnelle par son invariabilité. C’est pourquoi la dimension externe est intemporelle. Cette intemporalité a en effet une très riche histoire, les histoires de toutes les tentatives pratiques de dépasser le présent. Par conséquent, ni Dauvé ni Camatte, ni même le courant autonomiste, ne peuvent nous donner une théorie et une histoire de ce que l’on pourrait appeler le parti de l’abandon – qui est le mouvement ne précipitant pas seulement le capital dans la crise, mais qui a également le potentiel de détruire le capital étant donné que son activité vise au delà des abstractions concrètes qui constituent le capital.
Plus encore, ces théories du parti sont inadéquates lorsqu’il s’agit de comprendre la lutte de classe prolétarienne. En premier lieu parce qu’elles ne font que constater ce qui est, le présent et le passé. Elles ne se concentrent que sur le fait qu’un parti (c’est-à-dire un mouvement révolutionnaire) est devenu objectif, qu’il s’est matérialisé. Mais la théorie ne nous aide pas à examiner ce que ce parti peut devenir. Ces théories du parti ne posent jamais la question : cette lutte de classe peut-elle nous libérer de la lutte de classe ? En second lieu, toutes ces théories du parti conduisent à se concentrer sur : comment les révolutionnaires peuvent-ils faire se rencontrer la théorie révolutionnaire et la classe ouvrière ? Mais aujourd’hui, notre objectif est qu’une telle rencontre soit sans objet. Ce que nous avons a faire c’est de développer notre propre activité et c’est pour cela que nous utilisons la théorie. Selon Dauvé, la séparation des révolutionnaires et des ouvriers ne peut s’effacer que dans une insurrection ouverte. Nous savons aujourd’hui qu’une telle séparation est fictive. La seule organisation qui puisse être organisée de manière révolutionnaire c’est l’attaque de la valeur par chacun. Les révolutionnaires n’ont pas à intervenir en direction de la classe ouvrière, mais seulement sur le rapport du capital, les communistes ne devraient pas suggérer des actions mais conduire la pratique subversive. C’est ce que nous appelons le bolchévisme sans parti, intervention consciente visant à renforcer les tendances à la négation du capital par la lutte de classes.

Maintenant, comment y parvient-on en pratique ? Une voie consiste à utiliser l’élément de la réflexivité pratique en ayant recours aux enquêtes militantes [84]. Les enquêtes militantes sont des outils d’intervention qui travaillent inductivement. Outils inductifs, par le fait qu’ils nous aident à décrire la lutte de classe et outils d’intervention en ce qu’ils contribuent au développement de ces luttes. En Suède aujourd’hui, Motarbetaren (le contre-travailleur) – tract d’information circulant sur les lieux de travail dans différentes régions de Suède –, est une expression plus systématique de l’enquête militante. Motarbetaren décrit et répand des tactiques en dehors des syndicats que les ouvriers utilisent pour se faciliter la vie sur le lieu de travail. Le tract d’information fait se rencontrer les gens, au moins indirectement. Ceux qui diffusent et lisent Motarbetaren, prenant son contenu au sérieux, sont aujourd’hui déjà en train de produire de nouveaux rapports construits sur d’autres forces et valeurs que des valeurs de représentation. Motarbetaren est par conséquent une modeste tentative de répandre l’auto-activité, en ce que la production d’auto-activité aujourd’hui est une part nécessaire de la future révolution triomphante :

« Quand la révolution aura commencé il n’y aura plus besoin de justifier ce qui se passe ; il s’agira plutôt d’être assez puissant pour éviter les excès et les abus. Et cela ne sera possible que si les individus hommes, femmes, avant l’explosion révolutionnaire, ont commencé d’être autonomes : étant donné qu’ils n’ont aucun besoin de chefs, ils peuvent gagner le contrôle de leur propre révolte. » [85]
Le bolchévisme sans parti est par conséquent le nom d’une stratégie que nous avançons dans la lutte de classe, elle est la participation directe au mouvement contre la valeur, mais cette rébellion doit se combiner avec l’échappement hors de la valeur. Cet échappement de la dialectique du capital ne se produit pas par lui-même, il est produit par la réelle opposition des gens au capital. La lutte de classe se constitue au travers du rapport au capital. Mais ce que nous appelons le parti de l’abandon, qui est l’échappement hors de la dialectique du capital, ne peut jamais surgir spontanément, même si ce parti a été produit inconsciemment de nombreuses fois. Le parti de l’abandon se caractérise par sa pratique, non par sa forme. Le parti de l’abandon est par conséquent les pratiques qui constituent les extérieurs, des relations qui échappent aux rapports capitalistes. Par conséquent, ce que nous appelons « Lénine en Scandinavie » est également un projet de développement d’une histoire, d’une théorie et d’une pratique autour du parti de l’abandon, qui depuis la naissance du capitalisme a tenté de laisser le travail, le capital et toutes les autres abstractions capitalistes aux poubelles de l’histoire. [86] Ainsi les deux aspects de la communisation requièrent deux formes d’activité de la part des révolutionnaires : à la fois l’engagement direct et immédiat dans la lutte de classe, mais également les tentatives de produire dès aujourd’hui le terrain et les espaces (au moins en théorie) qui peuvent nous porter loin de la dialectique du capital. Nous espérons sincèrement que nos lecteurs nous aiderons dans cette difficile mais combien excitante besogne qui nous attend.

Marcel

[1] Nous devons clarifier le fait que le « nous » ne se réfère pas à l’ensemble de la rédaction de Riff-Raff, du moins pour l’instant. Il fait principalement référence à l’auteur lui-même, Marcel, même si nous trouvons son texte très intéressant et même provocant. (Note de la rédaction de Riff-Raff)

[2] Le lecteur aura remarqué que cela ne signifie nullement que nous soyons tombés dans un social démocratisme/léniniste ou un utopisme. Si c’était le cas, nous devrions être à la recherche de moyens matériels afin de réaliser la société de demain. Cela nous aurait une fois encore fait choir dans la même téléologie que nous voulons abandonner. Le développement de ce qui est aujourd’hui est seulement le développement de notre société présente, c’est-à-dire la communauté matérielle du capital. La seule cause fonctionnelle que le communisme puisse avoir dans le capitalisme est la fuite du capital. C’est l’abandon, et non le développement, qui pourrait nous donner le communisme. La mise au point sur la fuite est une conséquence de notre volonté de développer la notion qui était la nôtre jusqu’à présent, à savoir que le communisme ne peut être compris comme une continuation du capitalisme, mais seulement comme son anéantissement. Notre désir d’abandonner le capitalisme n’est pas fondé sur l’idée que le capital serait devenu un parasite, comme l’affirment Antonio Negri et Michael Hardt – nous ne sommes pas des théoriciens de la décadence. Aujourd’hui, nous nous concentrons sur l’abandon, puisque le communisme ne peut qu’être produit par des gens abandonnant ces pratiques qui constituent la machine capitaliste abstraite.

[3] Même si nous reviendrons sur ce point plus loin dans le texte, en partie avec la même argumentation, nous pensons devoir d’ores et déjà souligner que nous ne voulons pas, par ce texte, attaquer ce qui est couramment nommé déterminisme. Par exemple, comme les derniers travaux de Gilles Dauvé et Karl Nesic (« Prolétaires et travail : une histoire d’amour ? » en est un bon exemple) (publié dans Riff-Raff n°5, 2003) qui mettent en lumière l’action libre et subjective comme ingrédient nécessaire de la révolte communiste. En fait, nous voulons défendre le prétendu déterminisme et essayer de souligner sa véritable radicalité. Ceci donc, parce que nous insistons sur le fait que chaque acte, et non seulement les prétendus « actes libres », mais aussi, de façon cognitive, le phénomène perçu comme « acte libre », repose sur la base qui les a engendrés. Ce qui détermine un acte libre, par exemple, est une libre volonté, telle que déterminée par un libre sujet agissant. Toutefois, évidemment, nous ne critiquerons pas le subjectivisme à partir du point de vue stupide qui est que l’on peut toujours tracer une chaîne de causalité dans un ensemble préexistant de pratiques, volontés et motivations déterminant la volonté et l’action présentes. Nous ne souhaitons pas non plus souligner cette trivialité que les matérialistes dialectiques utilisent habituellement – à savoir l’existence d’une interaction continue entre la nécessité et la contingence. Ce sur quoi nous insistons plutôt est réellement que le déterminisme est la condition de la liberté, parce que cela nous fournit une compréhension de la liberté comme action contre ce qui nous détermine. Si, par exemple, le prolétariat est destiné à produire le capitalisme, le capitalisme peut seulement prendre fin lorsque le prolétariat nie son rôle comme prolétariat pour devenir quelque chose de différent. Si, de la sorte, le communisme est un acte libre, alors il est libre parce qu’il signifie que les gens se libèrent de ce qui les détermine, et les mobilise, pour devenir les sujets spécifiques qu’ils constituent aujourd’hui. Ainsi donc, avec la théorie du philosophe G.W. Leibniz sur les mondes possibles, nous pouvons dire que le communisme est un monde possible qui n’est pas impossible, mais incompossible (Littré : qui se détruit réciproquement, qui ne peut exister ensemble, en parlant d’idées, de propositions. NdT) avec le monde réellement existant. Ce que, de façon un peu prétentieuse, on appelle habituellement les tâches des révolutionnaires, est donc de s’éloigner de cet ensemble de pratiques (par ex. la production de plus-value) qui font du capitalisme le monde réel (c’est-à-dire qui rendent le communisme incompossible). De cette façon, donc, le communisme peut devenir le monde compossible, réel…(cf. le livre de Deleuze sur Leibniz, en particulier le chapitre 5 – Le pli, Leibniz et le baroque, NdT). Cette divergence d’avec l’ensemble des pratiques qui individualisent les individus du capital aujourd’hui n’est donc pas produit par ces sujets qui peuplent le monde de nos jours, mais produit malgré l’individuation contemporaine – malgré les individus bien trop contemporains et capitalistes.

[4] Marx distingue le travail concret du travail abstrait. Le travail concret est le travail effectif requis pour produire une plus-value spécifique. Mais le travail abstrait, c’est-à-dire le travail échangeable, est indifférent au regard de la forme spécifique de plus-value et de travail. Cf. Marx, Contribution à la critique de l’économie politique.

[5] Marx, Livre II, section 1, Chap. 1, Le Capital, Éditions Sociales Tome 4, p 49.

[6] Ibid.

[7] Marx, Misère de la philosophie. I.2

[8] Cf. Gilles Dauvé : « Revisiting the east… and popping at Marx’s » (2002, préface à l’édition tchèque de Eclipse and Re-emergence of the communist mouvement , publié par Solidarita (ORA-S), NdT).

[9] Pour un débat de ce point, voir Aufheben, « Sur la décadence. Théorie du déclin ou déclin de la théorie ? », Théorie Communiste n°15, 1999.

[10] Panzieri et Tronti sont des marxistes italiens qui ont développé ces idées de Marx. Voir par exemple Capitalisme et machinisme de Panzieri, et « Capital social » (un chapitre de Ouvriers et capital, NdT). Jacques Camatte et Gilles Dauvé sont deux communistes français, qui ont aussi essayé de développer ces thèmes, toutefois de manière différente des Italiens. Cf. Dauvé, Vägrandets dynamik, et Camatte, Communauté et communisme en Russie.

[11] Un chapitre inédit du Capital, Éditions 10/18, p. 124.

[12] ibid

[13] ibid

[14] ibid, p. 130.

[15] ibid, p. 131.

[16] Voir Pasolini, Développement et progrès (« Fragments de la révolution anthropologique en Italie »)

[17] Voir Camatte, « De l’organisation » (Invariance, série II, n°2), « Errance de l’humanité ; Conscience repressive ; Communisme », « Declin du mode de production capitaliste ou declin de l’humanité ? », « Contre la Domestication » (Invariance, série II, n°3, 1973), « Ce monde qu’il faut quitter » (Invariance, série II, n°5, et Negri & Hardt, Empire (Exils, 2000).

[18] Nous utilisons le mot « désir » de la même façon que Gilles Deleuze et Félix Guattari l’utilisent. « Désir » n’est pas synonyme de besoin, mais la force que constitue une société, un individu et d’autres entités. Ainsi le « désir » précéde la constitution de la société. Toutefois, cela ne signifie pas que le désir soit fortuit, il est déterminé par la société ou par l’organisation d’un individu. Le désir existe via « les machines désirantes », et ces machines sont les composantes et les formes d’existence que prend le désir. Dans le même moment, les « machines désirantes » sont déterminées par les désir qui les constituent. Toutefois, le désir a tendance à combler le manque dans l’organisation des « machines désirantes ». Cela produit le changement et le développement.

[19] Cf. Baruch Spinoza, philosophe du XVIIe siècle

[20] Camatte, Capital et Gemenweisen.

[21] Pasolini, Op. Cit.

[22] La société de consommation est un concept problématique. Ceci, parce que la consommation est un moment de la production, la force de travail est consommée dans la production, et produite dans la consommation.

[23] Pasolini, Op. cit

[24] Marx, Idéologie allemande, Éd. Sociales, 1968, p.68.

[25] Spengler, Le déclin de l’Occident

[26] Ibid.

[27] Marx, Un chapitre inédit du Capital, Éditions 10/18, p. 134

[28] Ibid.

[29] Ibid, p. 125–126

[30] Ibid, p. 141

[31] Ibid, p. 168

[32] Ibid, p. 139

[33] Ibid, p. 139

[34] Žižek, op. cit.

[35] Voir par exemple l’important et intéressant livre de C.L.R. James, Notes on dialetics, comme une tentative, à partir de Marx et d’Hegel, d’illustrer le mouvement réel de la classe ouvrière. « Hegel est ici mis en exergue pour sa méthode de pensée, mais aussi pour sa méthose quant au développement objectif. La conception originale du socialisme reçoit de plus en plus de déterminations, mais chacune va plus loin et dans le même moment s’approche de la conception originale. Les Soviets étaient plus proches du Socialisme universel que la Commune, l’Internationale communiste plus proche que la 1re et la 2nde. Une internationale européenne des ouvriers moderne qui aurait surmonté le stalinisme serait encore plus proche de l’universalité abstraite du socialisme que tout ce que nous avons pu voir jusqu’ici. » Pour James, le prolétariat a une histoire, un mouvement qui est toujours lié à « l’abstraction » socialiste fonctionnant comme un universel. Il est toutefois important de remarquer que nous ne sommes pas plus opposés aux abstractions de James qu’à sa façon de les employer. Nous ne lions pas le communisme à « l’abstraction universelle du socialisme », mais aux attaques contre les abstractions capitalistes. Le communisme n’est pas présent dans « l’abstraction socialiste » que le prolétariat doit trouver pour produire le communisme, parce qu’alors le communisme serait un processus téléologique et cumulatif. Au contraire, nous trouvons le communisme en dehors du prolétariat dans le mouvement contre et s’éloignant de la machinerie abstraite du capitalisme. L’idée de la tendance Johnson–Forest que les possibilités de communisme existent dans le prolétariat se trouve aussi dans leur ouvrage The Invading Socialist Society. Ce texte a en fait beaucoup en commun avec le type de marxisme autonomiste d’Antonio Negri. Il est intéressant de noter que Negri, qui a si farouchement opposé Hegel et la dialectique, reproduise justement cet hyper-hégélisnisme qu’il prétend éviter. Dans Empire, sa thèse est que le communisme réside dans la multitude. Dans le même livre, il dit que le capital a été transformé en parasite réactif qui peut seulement agir à partir de l’extérieur, se reproduisant grâce au travail et à la créativité de la multitude. Le potentiel du communisme doit donc se trouver dans l’unification la multitude avec elle-même, une auto-unification contre laquelle agit le capital parasite. Au contraire de quoi nous soulignons que nous sommes les parasites, nous parasitons et violons le rapport capitaliste. Le travail n’est pas un corps malade qui doive être guéri de l’ingérence continuelle du capital, mais le communisme est la maladie qui tuera le corps sain du capital, et donc du travail.

[36] NdT. On trouve comme référence de cette expression : Révolte contre la dictature bourgeoise, besoin d’une modification de la société, maintien des institutions démocratiques-républicaines comme étant ses organes moteurs, groupement autour du prolétariat en tant que force révolutionnaire décisive – telles sont les caractéristiques communes de ce qu’on a appelé le parti de la social-démocratie, le parti de la République rouge. Ce parti de l’anarchie, comme le baptisent ses adversaires, n’est pas moins que le parti de l’ordre, une coalition d’intérêts différents. De la plus petite réforme de l’ancien désordre social jusqu’à la subversion de l’ancien ordre social, du libéralisme bourgeois jusqu’au terrorisme révolutionnaire, tels sont les lointains extrêmes qui constituent le point de départ et le point terminal du parti de l’« anarchie ». » dans Les luttes de classes en France, Du 13 juin 1849 au 10 mars 1850.
Source : http://www.marxists.org/francais/ma...

[37] Les désirs et les rapports ne sont toutefois pas quelque chose que « l’homme » produit par lui-même, ni quelque chose produit spontanément. De tels désirs peuvent être le produit de la crise capitaliste et de la conscience anticapitaliste. La théorie communiste et la crise capitaliste peuvent participer de la passion subversive nécessaire aux gens afin de commencer à transformer et attaquer le capital et sa représentation.

[38] ibid., p. 18

[39] Ibid., p. 20

[40] ibid., p. 28

[41] Ibid., p. 42

[42] Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme

[43] Debord, La société du spectacle (Chapitre VI, « Le temps spectaculaire »)

[44] Marx, Misère de la philosophie, Éditions Sociale, 1968, p. 55

[45] Debord, La société du spectacle (Chapitre VI, « Le temps spectaculaire »)

[46] Ibid., thèse 150.

[47] Camatte, ?

[48] Marx, Misère de la philosophie, Éditions Sociale, pp. 64–65

[49] Ibid., p.64 (la célébre phrase sur la carcasse du temps suit exactement cette citation)

[50] Ibid., p. ?

[51] Ibid., p. ?

[52] Camatte, Capital et Gemeinwesen

[53] Spengler, Le déclin de l’Occident (traduction directe du suédois en français)

[54] Marx, Le Capital, Éditions Sociales, t. 2, p. 184. La phrase dans la version française s’arrête là, dans la citation anglaise (utilisée dans le texte), la phrase se poursuit ainsi : « un mode de production qui apparaît et se développe spontanément sur la base de la subsomption formelle du travail sous le capital. Cette subsomption formelle est alors remplacée par une subsomption réelle. » NdT.

[55] Marx, Un chapitre inédit du Capital, Éditions 10/18, p. 201.

[56] Nous sommes très critique au sujet de la division du monde en « pays sous-développés » et « pays industrialisés », nous utilisons ces termes par convenances d’écriture.

[57] Goldner, « Le Communisme est la Communauté Materielle Humaine : Amadeo Bordiga et notre temps », publié dans Riff-Raff n° 3

[58] Balibar et Wallerstein, Race, Nation, Classe, les identités ambiguës, Éditions La Découverte.

[59] Marx, Un chapitre inédit du Capital, Éditions 10/18, p. 200

[60] Ibid., p. 201

[61] Ibid, pp. 199–200

[62] « architecture » au sens de « construction » (note du traducteur).

[63] Le « meilleur » exemple contemporain en est le réseau communiste de conseils Echanges et Mouvement. Ils visent le débat et la circulation de l’information concernant la résistance autonome de la classe ouvrière. A la lecture de leur présentation et de leur bulletin, il est évident qu’ils considèrent toute intervention comme extérieure, et par conséquent, pour diverses raisons, comme du léninisme (= à condamner).

[64] Barrot, « Critique de l’idéologie ultra-gauche », in Communisme et question russe, Spartacus, 1984 [I.C.O. 1969], p. X.

[65] Cf. leur compte-rendu des enquêtes militantes en général, et le livre de Kolinko, Hotlines, Une enquête sur le sectuer des centre d’appels, en particulier, Aufheben n°12.

[66] Note du traducteur : Kämpa tillsammans ! (Luttez ensemble !) était un groupe principalement consacré à la production théorique. Le groupe a été constitué en 1997 sur Malmö et Göteborg. Il prend racine dans la « scène activiste autonome ». Le groupe actuellement est en sommeil ou a disparu sans annonce « officielle ». Marcel faisait partie de K.t. et a commencé à participer à Riff-Raff à partir du n° 3–4 en 2003 (jusqu’à la fin de l’année 2006 quand il a cédé la rédaction).

K.t. trouvait son inspiration dans différents courants impliqués dans les luttes autonomes de la classe ouvrière. K.t. est surtout connu pour avoir été inspiré par l’operaïsme. Le principal intérêt du groupe se porte sur les « micro-luttes ordinaires » sur les lieux de travail, habituellement négligées, le groupe défend l’utilisation de l’ « enquête ouvrière », de l’auto-investigation afin d’apréhender les formes concrètes des antagonismes de classe.

Pour désigner tous les faits de la lutte de classe quotidienne qui restent « dans le noir » sur tous le lieux de travail K.t. utilise l’expression de « résistance sans visage ». Par cela ils entendent la désobéissance spontanée et les petits sabotages du salariat.
« Nous mettons l’accent là-dessus car 1) cela inclut l’activité militante dans la vie quotidienne ; 2) Tout le monde a connu l’expérience de cela ; 3) les autres révolutionnaires ne font pas cas de cela.
« D’autres positions de K.t. sont :

- La conscience actuelle de la classe ne peut se voir que dans les actions de la classe. L’expression principale de la lutte de classe est la lutte contre la valeur d’échange, pour la valeur d’usage. Ceci apparaît principalement dans la lutte contre le travail. Les organisations de gauche reproduisent l’organisation du travail (et l’aliénation) dans leur vision du futur ou dans leur propre organisation et, en aucun cas, ne peuvent renforcer le mouvement communiste.

- La lutte contre le travail est précisément autant l’expression positive d’une vie se déterminant elle-même qu’une résistance à l’ennui et à la souffrance du travail – c’est-à-dire l’aliénation.

- La lutte de classe ne se limite pas à une quelconque partie de l’usine sociale.

- Les formes autonomes de la lutte de classe sont, en elles-mêmes les semences dans le présent de la possible révolution future ; elles sont une partie du mouvement communiste.

- Le communisme est le mouvement réel que le prolétariat développe dans sa lutte contre le capital.

- La communauté humaine se montre elle-même dans le mouvement communiste.

- Le communisme signifie la dissolution révolutionnaire du prolétariat par lui-même comme classe. Le prolétariat n’a aucun rapport positif au capital, il est sa négation. » (Kämpa tillsammans !, in Préface à Vi vill ha allting ! – « Nous voulons tout ! » – recueil de textes operaïstes italiens et de Castoriadis, précédés d’une longue préface de K.t., 2003)

[67] Voir Kolinko, Hotlines

[68] Le révolutionnaire, toutefois, n’est pas nécessairement synonyme de « conscience » communiste, même si c’était le cas pour nous. Nous ne souhaitons, d’aucune manière, réduire l’importance de la « théorie » pour l’avènement du communisme, malgré cela nous définissons comme pratique révolutionnaire toute pratique contre et au-delà du rapport au capital, indifféremment du fait que ces pratiques soient ou non révolutionnairement « articulées ». Ce qui est révolutionnaire en pratique ne peut se mesurer que par la relation de l’action aux abstractions du capital, son potentiel en devenir, et non pas en regard des incitations qui motivent l’action.

[69] Marx, Un chapitre inédit du capital, Éditions 10/18, p. 226–227

[70] Voir Karl-Heinz Roth, l’« Autre » mouvement ouvrier, Éditions Bourgois

[71] Lawrence, Les 7 piliers de la sagesse, p. 22–23

[72] Nietzsche, L’Histoire et la vie, Un reflet indémodable

[73] T. E. Lawrence, Les 7 piliers de la sagesse, p. 23

[74] Verner von Heidenstam, Hans Alienus

[75] Butler, p. 178

[76] Ibid, p. 179

[77] Pour en savoir plus sur la vision insurectionnaliste de l’attaque, voir « Some notes on insurrectionary anarchism » sur Killing King Abacus n°2.

[78] Barrot, « Critique de l’idéologie ultra-gauche », in Communisme et question russe, Spartacus, 1984 [I.C.O. 1969], p. ?.

[79] Ibid., p. ?.

[80] Camatte, Origine et fonction de la forme parti, p. 10

[81] Que les luttes de la classe ouvrière aient été révolutionnaires reste vrai jusqu’au point où la part révolutionnaire de ces luttes du prolétariat empirique est l’attaque par cette entité concrète des abstractions capitalistes qui constituent le capital en tant que tel.

[82] Au lieu de cela, ils auraient dû examiner la relation finie, spécifique du prolétariat aux abstractions supra-historiques bien concrètes tout au long de l’histoire entière du capitalisme : par exemple, la forme marchandise, la valeur, le travail abstrait, etc.

[83] Ibid, p. 28

[84] Une grande partie de Riff-Raff n°3–4 porte sur les enquêtes militantes. En outre, deux enquêtes militantes ont été publiées. L’une analyse la composition de classe dans un entrepôt et l’autre décrit la lutte de classe dans un restaurant hamburger.

[85] Camatte, ?

[86] Nous pensons que l’article de Dauvé et Nesic « Prolétaires et travail, un histoire d’amour ? » publié dans Riff-Raff n°3–5, est un bon exemple de point de départ d’une enquête historique de ce genre.

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