Ni revendicatif ni non-revendicatif, antisocial ! - Bernard Lyon

jeudi, 16 mars 2006

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Dire que les jeunes de banlieue ont, de fait, revendiqué des conditions moins invivables ou qu’ils ont mené une lutte non-revendicative et donc « radicale », c’est s’enfermer dans un dilemme où le choix est impossible. S’il est indéniable qu’ils n’ont à aucun moment exprimé une revendication quelconque, il est tout aussi évident que les cibles de leurs actions désignaient tous les organes de la reproduction sociale qui sont les sujets d’un tort particulier qui leur est fait. Ces attaques, si elles ne réclament rien, désignent cependant les éléments matériels précis par lesquels ils sont ce qu’ils sont et qui constituent leur condition d’existence. La désignation, dans les actes, de ces éléments implique les éventuelles mesures que l’Etat pourrait prendre. Mais cela ne transforme pas la lutte en lutte revendicative. Les réponses possibles à une lutte ne définissent pas cette lutte mais constituent ses caractéristiques en limites. L’Etat peut tenter d’agir contre les causes de la révolte, il ne fait pas pour autant de celle-ci une révolte revendicative. Une action ne se réduit ni à ses causes, ni aux réponse que ses limites impliquent. Pas plus la CGT en disant que ces révoltes sont revendicatives que le gouvernement en les traitant de terroriste ne les font revendicatives ou terroristes.
Ces émeutes étaient au-delà du revendicatif mais n’étaient pas non-revendicatives. Ce dilemme n’est pas le leur (l’appellation de « lutte non-revendicative » est une construction idéologique qui répondait aux impasses d’une époque particulière : fin des années 1960 / début des années 1970). Les émeutes de novembre ont été une insurrection anticapitaliste, mais une insurrection contre le capital en tant qu’il se présente comme société.

"Dans la société bourgeoise achevée, chaque rapport économique en suppose un autre sous sa forme bourgeoise et économique, l’un conditionnant l’autre, comme c’est le cas de tout système organique. Ce système organique lui-même dans son ensemble, a ses présuppositions propres, et son développement total implique qu’il se subordonne tous les éléments constitutifs de la société ou qu’il crée à partir de lui-même les organes qui lui font défaut. C’est ainsi qu’il devient historiquement une totalité. Le devenir vers cette totalité constitue un élément de son processus, de son développement." (Marx, Fondements...", t.1, Ed. Anthropos, p.226)
"Si nous considérons la société bourgeoise dans son ensemble, c’est toujours comme résultat dernier du procès de production qu’apparaît la société, c’est-à-dire l’homme dans ses rapports sociaux. Tout ce qui, tel le produit, etc., a une forme solide, n’apparaît que comme un moment, qui s’évanouit dans ce mouvement. Le procès de production ici n’apparaît que comme un moment. Les conditions et les objectivations de ce procès en sont elles-mêmes des moments uniformes. Certes, les individus ne se présentent que comme sujets de ce procès, mais ils entretiennent également des rapports entre eux, qu’ils reproduisent soit simplement,
soit d’une manière élargie. C’est donc leur propre procès en mouvement constant qu’ils renouvellent, parallèlement au monde de la richesse qu’il crée." (ibid, t.2, p.230)
Nous appelons opposition au capital comme société, la contradiction entre le prolétariat et la société capitaliste dans laquelle celle-ci comme totalité n’est pas conçue pratiquement dans son processus, son devenir, mais appréhendée comme donnée, comme spectacle. La société n’est que le résultat dernier du procès de production. Un mouvement antisocial s’affronte à la société en tant que résultat dans lequel son origine, le procès de production comme procès d’exploitation a été abolie, s’est évanoui de lui-même. La société, dans sa constitution achevée, efface son propre procès de réalisation comme résultat du procès de production.
On pourrait, dans ce cas, reprendre le concept de spectacle et lui donner une pertinence pratique. Ce n’est pas la société du spectacle mais le spectacle comme société. La « théorie du spectacle » n’est cohérente que si l’on maintient un « extérieur » au spectacle en même temps que la logique interne du concept implique de réduire et d’éliminer cet extérieur. Dans La Société du spectacle, Debord s’enferme dans une problématique sans issue : le concept de spectacle désigne une réification du monde qui doit être sa propre genèse, le concept désigne simultanément un résultat et son processus de genèse. C’est l’"abondance de la dépossession" ; c’est "tout le temps et l’espace de son monde (du travailleur) qui lui deviennent étrangers avec l’accumulation de ses produits aliénés" ; c’est "une puissance indépendante" (thèse 31). Le mouvement essentiel du spectacle « consiste à reprendre en lui tout ce qui existait dans l’activité humaine à l’état fluide, pour le posséder à l’état coagulé, en tant que spectacle".(thèse 35). Nous pouvons dire que la société coupée de son processus de production est le spectacle. Non seulement la coagulation des rapports sociaux dans les formes de la contrainte à leur reproduction est devenue visible, mais on ne voit plus qu’elle.
Nous pourrions utiliser le concept de spectacle pour désigner cette coagulation de la société et seulement cet état. Cependant si cette utilisation est pertinente, elle est impraticable à cause du poids du mot. « Mouvement anti-spectaculaire » est pour des raisons historiques et idéologiques inutilisable, nous utiliserons donc « antisocial ». Les émeutes de banlieues peuvent être qualifiées d’antisociales dans la mesure où les relations que les classes définissent entre elles se sont éloignées d’elles comme représentation et réification de leur rapports comme institutions, de telle sorte que les individus finissent par vivre ces rapports dans les formes et les catégories de cette représentation qui devient leur réalité et s’impose à eux comme la forme dominante, vraie, des rapports sociaux. Etre une lutte antisociale et la force et la limite des émeutes de novembre.
Ce fut (et cela demeure) un mouvement antisocial, il s’oppose à la société capitaliste, la dernière société. Dans sa limite même, s’attaquer au capital se présentant comme société, le mouvement annonce l’abolition du mode de production capitaliste comme abolition de la société. Il s’attaque au capital en tant que résultat coagulé du processus d’exploitation. Si nous en demeurons à la seule analyse possible de ce mouvement qui est l’analyse de ses cibles. C’est le troisième moment de l’exploitation celui de la transformation de la plus-value en capital additionnel qui implique la gestion capitaliste de tous les rapports comme reproduction toujours transformée du face à face de la force de travail et du capital qui est désigné comme l’ennemi. Dans les émeutes, ce troisième moment est à la fois abstrait des deux précédents (l’achat-vente de la force de travail et sa subsomption sous le capital dans le procès de production immédiat). C’est la limite du mouvement dans le capital posé comme société déjà là, c’est sa force en ce qu’il désigne que l’abolition de l’exploitation est essentiellement abolition de sa reproduction comme abolition de tout ce qui est au-delà du rapports des individus entre eux ne se donnant jamais comme quelque chose les subsumant, comme étant à reproduire. Bien qu’hypostasiant la société, et parce que l’hypostasiant, la force d’un mouvement antisocial est de désigner la société comme à abolir et la société capitaliste comme la dernière société dans la meure où se révolter contre elle ne peut faire valoir une situation existant en elle.
Un mouvement antisocial est un mouvement qui hypostasie la société, il s’attaque au capital non en tant que procès de la valeur mais comme résultat de ce procès toujours à renouveler. Il s’attaque aux formes capitalistes physiques de cette reproduction : police, école, transports (individuel et collectif), entreprises des zones franches, entrepôts. Ce caractère destructeur est pensé ; ciblé. Bien que limité, le caractère antisocial d’une lutte nous indique que c’est dans la lutte contre la société capitaliste que les prolétaires cesseront de l’être, il indique surtout que les prolétaires ne peuvent viser aucune appropriation. Leur mouvement révolutionnaire est la destruction de tout ce qui les définit comme prolétaires et non l’appropriation de ce qui en tant que prolétaires s’éloigne d’eux. On ne s’appropriera et on ne collectivisera ni les transports, ni les écoles, ni les tribunaux, ni les Agences pour l’emploi, ni les lieux de production.
Antisocial est la qualité d’un mouvement qui s’attaque à la société, en tant que résultat ultime du mode de production capitaliste et présupposition générale de sa reproduction en la séparant de son propre processus de constitution. A ce niveau il demeure seulement destructeur, il est lui est impossible d’entreprendre la communisation entre les individus car n’attaquant pas le capital au cœur, il lui en manque la base matérielle, il indique cependant que le communisme n’est pas une société, c’est-à-dire n’est pas une communauté indépendante de ses membres. La société est nécessairement société de classes, elle implique la division entre les classes dans la mesure même où sa définition implique la médiation étrangère aux individus qu’est l’existence de la classe dominante dans laquelle existe la société.
Une lutte antisociale est une lutte qui attaque les médiations entre les individus, c’est l’action de prolétaires agissant ensemble, contre leur définition en tant que prolétaires, comme individus moyens membres d’une classe. Cependant ayant hypostasié la société, ils créent dans cette action contre la société, un immédiatisme des relations en tant qu’individus qui prend la forme de la bande, du copinage. La lutte n’est pas au-delà du social, elle demeure dans l’antisocial. Dans sa limite même d’hypostase de la société et de lutte contre la reproduction de soi, l’antisocial est alors l’épuisement en actes de la revendication tant salariale que « sociétale » (revendication déplacée vers les conditions de reproduction comme « intégration citoyenne »).
Les luttes antisociales se multiplieront. Si ces luttes sont produites dans la segmentation/ relégation / paupérisation / racisation, elles ne sont pas le fait d’un segment particulier du prolétariat, des luttes qui seraient spécifiques à ce segment. Elles sont un élément fonctionnels du nouveau cycle de luttes dans lequel la contradiction entre le prolétariat et le capital se situe au niveau de la reproduction. Qu’elles soient actuellement le fait d’un segment particulier de la classe ne signifie qu’elles trouveraient dans des caractéristiques propres de ce segment leur origine et leurs déterminations. Ces segments dans la segmentation générale, définitoire, du prolétariat, ne sont pas antisocial par nature, comme inversement le prolétaire intégré serait, par nature, syndicaliste, revendicatif et appropriateur des moyens de production.
Alors que dans beaucoup de luttes actuelles, l’appartenance de classe est produite et apparaît comme une contrainte extérieure dans le fait même d’agir en tant que classe, les luttes antisociales sont à l’intérieur de l’ensemble des luttes actuelles la remise en cause de l’appartenance de classe devenue lutte particulière. Elles ne peuvent être comprises que dans l’ensemble du cycle de luttes. Celui-ci se caractérise par l’écart dans l’action en tant que classe entre n’avoir que le capital comme horizon (plus de libération du prolétariat devenant classe dominante) et se remettre en cause comme classe qui n’est également que la reconnaissance de tout ce que l’on est comme n’existant, face à soi, que dans le capital. Avec les luttes antisociales, un terme de cet écart acquiert une existence propre et s’autonomise, ce qui n’est, pris du point de vue de l’ensemble des luttes du cycle, que leur limite même comme hypostase de la société.
S’opposer à la société en tant que résultat final du mode de production capitaliste ne doit pas être considéré comme au-delà des limites de la lutte de classe, s’attaquer au résultat final du rapport de classe sans s’attaquer au rapport d’exploitation stricto sensu comme exploitation du travail dans le procès de production immédiat en détruisant les moyens mêmes de cette exploitation pour les transformer en éléments d’un rapport interindividuel immédiat est bel et bien la limite de cette attaque. C’est ce caractère limité qui est antisocial.
Antisocial : limite et force

D’après la définition jusqu’à maintenant parler de limite est « évident » parler de forces cela l’est moins.

Commentaires :


  • Ni revendicatif ni non-revendicatif, antisocial !, Gilbert, 23 mars 2006

    (Ce qui suit est un mail que je viens d’envoyer à un ami qui, à la relecture et malgré ses nombreuses imperfections, ne me paraît après tout pas si mal. Le message précédent en question date d’une petite quinzaine et craignait de voir la lutte anti-CPE s’enfermer dans sa "grosse limite" à mesure que la mobilisation devenait massive.)

    L’analyse que je faisais dans mon précédent message est bien évidemment caduque, mais elle était surtout déjà fausse à ce moment-là. Elle était en partie due au fait que j’avais la tête prise par autre chose, elle devait aussi à l’extrême difficulté, ou plutôt à la réelle impossibilité, de saisir le mouvement par un principe fixe quel qu’il soit. Cette impossibilité correspond, à un autre niveau, à ce qui le rend incontrôlable par les forces ou les conjugaisons de forces qui s’y essaient, et qui rend la situation si réactive. L’aspect que je discutais existe bien cependant, en partie on peut le désigner comme le "mauvais côté de la lutte", mais là encore il ne semble pas pour l’instant qu’on obtienne vraiment, ou durablement, une polarisation tranchée à l’intérieur du mouvement, les techniques habituelles pour briser la lutte en jouant sur ce type de polarisation risquent de rester longtemps (combien de temps ?) sans effet, ou d’avoir l’effet inverse. Pour reprendre les formalisations théoriques les plus en vue sur le sujet, on peut dire que l’écart décrit l’opposition interne à une lutte comme sa dynamique même, mais que RS présentait alors ces oppositions en tant qu’elles se précipitaient (la chimie !) et apparaissaient sous la forme de clivages bien repérables et en cela, elles correspondaient aussi à une situation de défaite de la lutte en tant que telle (ou à un type particulier de défaite).[J’admets que c’est un exposé un peu grossier, mais ce n’est pas forcément le problème-NdA] Ici, nous avons si on veut une multitude d’écarts, dessinant un "spectre" incroyablement large, mais ils ne se précipitent pas, ainsi il n’est que moyennement pertinent de parler de clivages internes au mouvement, c’est par là aussi qu’on en mesure toute la force.


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