Plus-value relative et décomposition du programmatisme
L’intégration de la reproduction de la force de travail
Avec le passage du capital à la subsomption réelle du travail, l’ancien contenu de la lutte de classe du prolétariat se décompose. Cet ancien contenu était l’affirmation du prolétariat, son érection en classe dominante, la production d’une période de transition, la formation d’une communauté fondée sur le travail créateur de valeur, enfin la libération du prolétariat de la domination du capital. Le prolétariat était déjà, dans la contradiction qui l’opposait au capital, l’élément positif que la lutte devait faire triompher, devait dégager. C’est tout ce contenu là de la lutte d classe du prolétariat que nous appelons programmatisme et qui se décompose avec la subsomption réelle du travail sous le capital.
L’analyse de la subsomption réelle ou valorisation intensive ne peut être complète que si elle est comprise comme transformation du rapport qu’est l’exploitation ; transformation qui porte la décomposition du programmatisme. Nous ne rentrerons pas dans l’analyse historique de cette décomposition, c'est-à-dire des luttes de classes depuis le début du siècle, nous nous contenterons de donner les causes qui font que la lutte du prolétariat ne peut plus avoir pour contenu sa libération d’avec le capital.
Dans la domination formelle, la reproduction de la force de travail est largement assurée par les secteurs précapitalistes (agriculture, artisanat). Avec la domination réelle, c’est le capital lui-même qui produit les marchandises entrant dans la valeur de la force de travail. On a l’intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle de reproduction du capital lui-même. Dans la même période, on a une extension de la reproduction de la force de travail de manière collective : gestion étatique du salaire reporté (retraite, pensions, maladie, chômage). Cette intégration est donnée dans la notion même de plus-value relative qui n’est accroissement du surtravail qu’en faisant baisser la valeur des marchandises entrant dans la reproduction de la force de travail, elle implique donc que le capital ait fait de cette reproduction un moment de son procès propre de reproduction.
Cette intégration est adéquate au rapport de production qu’est le capital. « Dans cette circulation (circulation de la partie du capital transformée en salaires), le capital rejette du travail matérialisé pour s’assimiler la force de travail vivante, son oxygène. La consommation de l’ouvrier reproduit celui-ci en tant que force de travail vivante. Étant donné que la production de l’ouvrier est une condition pour le capital, la consommation de l’ouvrier apparaît comme reproduction, non pas directement du capital, mais des rapports qui seuls le mettent en état d’être du capital.
La force de travail vivante fait partie des conditions d’existence du capital au même titre que la matière première et l’instrument. Le capital se reproduit donc sous une forme double, la sienne propre, et celle de la consommation de l’ouvrier, mais seulement pour autant qu’elle reproduit sa force de travail vivante (…), étant donné que le capital est un rapport et que celui-ci le lie essentiellement à la force de travail vivante, c’est la consommation de l’ouvrier qui reproduit ce rapport (…). Il se reproduit comme rapport grâce à la consommation de l’ouvrier qui se reproduit en tant que force de travail échangeable contre le capital (le salaire étant une partie du capital). » (Fondements, t. 2, p. 191-192)
Avec la domination réelle, le capital crée un type de consommation qui lui est totalement conforme, la reproduction de la force de travail est un moment de sa propre reproduction et plus encore, avec la plus-value relative, le fondement même de la détermination du surtravail.
La valorisation intensive fondée sur la plus-value relative est simultanément, de façon corollaire et même indissoluble, modification du procès de travail et intégration de la reproduction de la force de travail. Elle transforme également la lutte de classes du prolétariat en ce sens que la défense de la condition prolétarienne n’est plus la base de sa libération, n’est plus l’élément positif à dégager, mais au contraire implique immédiatement le capital. C’est un stade important de la décomposition du programmatisme, contre lequel il est vain de lutter en le stigmatisant comme intégration ou trahison syndicale.
Les économistes appellent « fordisme » cette concomitance de la défense de la condition prolétarienne, de l’intégration de la reproduction de la force de travail, de l’évolution du procès de travail : « le fordisme est l’application des principes du taylorisme à toutes les espèces du procès de travail et la généralisation de la logique du machinisme dans les modes de consommation. » (Aglietta in Rupture d’un système économique, Dunod, p. 51) « Le fordisme est un dépassement du taylorisme en ce sens qu’il désigne un ensemble de transformations majeures du procès de travail étroitement liées au changement dans les conditions d’existence du salariat qui engendrent la formation d’une norme sociale de consommation et tendent à institutionnaliser la lutte économique de classes sous la forme de la négociation collective (…). Il caractérise un stade nouveau de la régulation du capitalisme, celui du régime de l’accumulation intensive où la classe capitaliste recherche une gestion globale de la reproduction de la force de travail salariée par l’articulation étroite des rapports de production et des rapports marchands par lesquels les travailleurs salariés achètent leurs moyens de consommation. » (Aglietta, Régulation et crises du capitalisme, Calman-Lévy, p. 96)
La séparation des travailleurs vis-à-vis des moyens de production, qui est à l’origine du rapport salarial, entraine une destruction des modes divers de consommation traditionnels et aboutit à la création d’un mode de consommation propre au capitalisme. « Il y a formation d’une norme sociale de consommation ouvrière qui est un déterminant essentiel de l’extension du rapport salarial, parce qu’il est une modalité fondamentale de la plus-value relative. Par la norme sociale de consommation, le mode de consommation est intégré dans les conditions de production. Les mutations des forces productives engendrées dans la section I, trouvent leur destination capitaliste dans la section II, par l’abaissement de la valeur de la force de travail et l’augmentation corrélative du taux de plus-value. » (Ibid., p. 130)
La valorisation intensive de par les modifications du procès de travail qu’elle implique, non seulement intègre la reproduction du travailleur dans la reproduction du capital, mais encore l’intègre de manière collective.
La productivité des forces productives évolue vers une indépendance de plus en plus grande vis-à-vis de la dépense en travail vivant parce que la puissance productive réside essentiellement dans la capacité grandissante des forces productives modernes à réaliser une intégration organique des procès de production, « dans la mesure où elle (cette intégration) se développe au sein de la production marchande, elle affaiblit la relation entre salaire individuel ou même salaire de groupes de travailleurs et rendement, au point de la rendre inexistante. Une puissante force d’homogénéisation dans la détermination des salaires des travailleurs parcellisés se fait jour. Les formes les plus récentes du salaire expriment donc de plus en plus nettement le rapport de distribution global imposé au salariat par l’appropriation capitaliste des forces productives (…). La masse salariale est un salaire garanti alloué, non plus à chaque force de travail, mais à un collectif de travail. » (Ibid., p. 127-128) C’est dans le même mouvement que s’inscrit l’importance de plus en plus grande prise par le salaire différé.
Nous voyons déjà avec la subsomption réelle se transformer le rapport social entre le prolétariat et le capital. Ce rapport demeure toujours une contradiction, l’exploitation, mais l’exploitation, l’extraction de plus-value relative intègre la reproduction du prolétariat dans le cycle propre du capital, en même temps qu’elle intègre par là même, la défense de la condition prolétarienne comme moment de la reproduction des rapports sociaux capitalistes. La domination du travail par le capital n’est plus seulement formelle en tant que contrainte au surtravail, mais réelle en ce qu’elle intègre la reproduction du prolétariat.
Cette décomposition de la condition prolétarienne comme élément positif à dégager contre le capital s’enracine dans le procès immédiat de production lui-même (unité de procès de travail et de procès de valorisation).
« L’appropriation du travail vivant par le travail objectivé – de la force de travail valorisante par la valeur en soi – est inhérente à la nature du capital. Or dans la production basée sur la marchandise, elle devient le fait du procès de production lui-même, tant par ce qui est de ses éléments physiques que par ce qui est de son mouvement mécanique. Dès lors le procès de production cesse d’être un procès de travail , au sens où le travail en constituerait l’unité dominante. Aux nombreux points du système mécanique, le travail n’apparaît plus que comme être conscient, sous forme de quelques travailleurs vivants. Éparpillés, soumis au processus d’ensemble de la machinerie, ils ne forment plus qu’un élément du système dont l(unité ne réside pas dans les travailleurs vivants, mais dans la machinerie vivante (active) qui, par rapport à l’activité isolée et insignifiante du travail vivant, apparaît comme un organisme gigantesque. À ce stade, le travail objectivé apparaît réellement, dans le procès de travail, comme la puissance dominante vis-à-vis du travail vivant, alors que, jusque là, le capital n’était que la puissance formelle de s’approprier ainsi le travail.
« Le procès de travail n’étant plus qu’un simple élément du procès de valorisation, il se réalise , même du point de vue physique, une transformation de l’outil de travail en machinerie et de travailleur en simple accessoire vivant de celle-ci, il n’est plus qu’un moyen de son action. » (Fondements, t. 2, p. 212)
Avec la valorisation intensive, c’est tout ce qui faisait de la condition prolétarienne quelque chose à dégager contre le capital qui se décompose, tout ce qui tenait à ce que la domination du capital n’était que formelle. La valorisation intensive est donc une réelle transformation du rapport entre les classes.
La reproduction de la force de travail perd toute autonomie par rapport à la reproduction du capital ; le travail n’est plus l’élément dominant du procès immédiat ; l’unité sociale des capitaux est fixée par l’échange aux prix de la production, c'est-à-dire d’une façon telle que la différence entre capital variable et capital constant est niée ; la défense de la condition prolétarienne n’est plus qu’un moment de la reproduction générale des rapports sociaux capitalistes. Le travail est totalement spécifié comme travail salarié.
Durant la période de subsomption formelle du travail sous le capital, le facteur travail est l’élément dominant du procès de production ; il ne s’agit pas de comprendre la prédominance du facteur travail somme une simple prédominance technique, elle signifie que l’extraction de plus-value sous son mode absolu est le mode dominant de valorisation, qu’elle est le processus d’exploitation par lequel capital et prolétariat s’impliquent réciproquement (ce qui dans un premier temps semblerait annihiler toute lutte ayant pour contenu la libération du prolétariat, celui-ci n’existant que dans son implication réciproque avec le capital). Mais cette implication comporte le fait que le procès de production n’est pas un procès de production adéquat au capital dans lequel l’appropriation du travail vivant par le travail objectivé devient le fait même du procès de production lui-même. Ce n’est qu’à ce niveau là que l’on peut dire que le capital n’est qu’une « puissance formelle et s’approprie ainsi le résultat ».
Il en résulte que la valorisation du capital est une contrainte au surtravail à laquelle le prolétariat se soumet par le premier moment de l’échange salarial. Le caractère salarié du travail ne possède sa spécificité que dans le premier moment ; dans le second, produire plus de valeur que ne coûte sa reproduction ou produire de la valeur sont indifférenciés, car produire de la plus-value, c’est forcément produire de la valeur totale et non abaisser la valeur des marchandises entrant dans la valeur de la force de travail. Étant donné ce qu’est la plus-value absolue, produire plus de valeur que ne coûte sa reproduction, ce qui est la spécificité du travail salarié, n’a pas encore de manifestation différente d’être simplement production de valeur ; si bien que le caractère salarié du travail n’est spécifié que dans le premier moment de l’échange ; dans le deuxième, sa forme spécifique est confondue avec la simple création de valeur.
Le prolétariat est alors à même d’opposer au capital ce qu’il est dans le capital, c'est-à-dire de libérer du capital sa situation de classe des travailleurs, et de faire du travail la relation sociale entre tous les individus, leur communauté. Cela revient à poser le travail comme dénominateur commun à toutes les activités, cela revient à vouloir faire de la valeur un mode de production égalitaire. Le travail vivant en domination formelle est fondé à considérer le capital comme une unité extérieure et donc à poser sa libération, qui ne tient alors qu’à la suppression du premier moment de l’échange.
Tout rapport de cet ordre disparaît en domination réelle. Avec la prédominance de la plus-value relative, le travail est totalement spécifié comme travail salarié. C’est cette totale spécification que nous avons précédemment analysée.
La fonction des syndicats en valorisation intensive
La crise actuelle remet au centre des problèmes de reproduction du capital la question de la valeur de la force de travail, à travers le mode de l’intégration de sa reproduction dans celle du capital.
Dans la période de domination formelle, les marchandises entrant dans la valeur de la force de travail sont produites per des couches précapitalistes. La reproduction temporelle de la classe ouvrière est alors assurée avant tout par la destruction et la prolétarisation de ces couches et classes antérieures au capital. D’autre part, le procès de production étant essentiellement un procès de travail, on a la création des syndicats en tant que syndicats de métiers. Avec le passage à la domination réelle, la reproduction de la force de travail dans le temps, sa pérennisation, est alors assurée et prise en charge par l’État (éducation, santé, droit au travail, etc.), tandis que la prédominance de l’accumulation intensive entraine l’apparition des syndicats d’industrie.
Dans cette mutation (gestion étatique et déqualification) qui recouvre essentiellement le fait que le capital produit lui-même dans ses conditions propres les marchandises couvrant la contrepartie du salaire, la défense de la condition prolétarienne, base du syndicalisme, n’est plus le point de départ de sa libération, on est dans la décomposition du programme. Si dans la domination formelle, la constitution des syndicats est une étape dans la constitution du parti révolutionnaire, dans la domination réelle, la fonction syndicale change du tout au tout (changements qui annoncent déjà les trade-unions anglaises – cf. Salaires, prix et profit, Marx).
Quand il ne s’agir plus de libérer le travail en tant qu’il est créateur de valeur, en tant qu’il est l’activité valorisante dominée par le capital, le syndicalisme ne peut fonctionner qu’en posant le problème au seul niveau du salaire comme revenu, dans une juste répartition des « fruits de la croissance ». Il s’agit avant tout de gérer un antagonisme, l’exploitation n’étant plus considérée comme une contradiction, mais comme un injuste partage des revenus ou une incohérence de la gestion capitaliste qui stérilise le progrès technique, vol ou gaspillage égoïste d’après les syndicats et les partis de gauche.
C’est en ce sens que les syndicats participent des mythes de la croissance fondée sur l’innovation technique d’une part, de la politique des revenus d’autre part, donc en ce sens on peut effectivement parler d’une fonction para-étatique des syndicats.
Fondamentalement, cette fonction découle du rôle de la valeur de la force de travail et des variations de celle-là dans l’établissement du profit moyen. Avec le fonctionnement généralisé de la péréquation du taux de profit, il se produit une « inversion » (identique à celle que Marx décrit dans le chapitre « La concurrence et ses illusions », Le Capital, Livre III, section 7, chapitre XXVII). Pour chaque capital individuel, le taux de profit moyen n’apparaît pas pour ce qu’il est, un résultat, mais comme une présupposition, et ce à tel point que le bénéfice tend à s’évaluer comme écart par rapport à ce profit moyen qui est résolu en intérêt du capital investi et salaire de direction, cet écart déterminant les transferts de capitaux entre les branches.
Il ne s’agit pas là d’une illusion au sens banal, mais d’une conséquence du fonctionnement de la péréquation des profits qui, normalement, implique une stabilisation de celui-ci sur une longue période. C’est sur le changement périodique de celui-ci que se fonde toute la théorie des crises cycliques. La stabilité de ce taux implique une stabilité relative de tous les éléments qui le déterminent et notamment de la valeur de la force de travail que définit directement le degré d’exploitation de celle-ci. C’est dans la nécessité de cette stabilisation qu’apparaît la pratique syndicale moderne : obtenir une valeur stable et raisonnable (eu égard aux nécessités globales du capital) de la force de travail.
Avec l’accumulation intensive, sur la base du capital fixe, étant donné le mode de circulation de celui-ci, le capital engage l’avenir. Le syndicalisme apparaît comme l’autre face de cette pérennisation relative du capital ; c’est la pratique des négociations collectives, contrat de progrès, etc., qui stabilise pour plusieurs rotations la valeur de la force de travail, la limite de cette stabilisation apparaissant dans la revendication constante de l’indexation sur le coût de la vie.
La meilleure illustration de cette nécessité d’une fonction para-étatique des syndicats dans la gestion de la valeur de la force de travail est la mise en place dans les régimes autoritaires des syndicats uniques avec obligation d’adhésion. Dans les régimes libéraux, le problème est du même ordre, on y rencontre souvent le « closed-shop » (monopole d’embauche) et de plus malgré la multiplicité des syndicats, la reconnaissance officielle n’est accordée qu’aux grandes centrales, c'est-à-dire à celles qui regroupent une masse suffisante de la force de travail.
Centré sur la défense du salaire comme revenu, le syndicalisme regroupe l’ensemble de la force de travail salariée sans distinction du caractère productif ou non de ces salariés (des syndicats d’OS aux syndicats des gardiens de prison). Ceci découle de leur fonction para-étatique (puisque au niveau de l’État cette différence est occultée – fondements des pratiques keynésiennes) d’une part ; du mouvement de généralisation de la forme salariale mettant en évidence le fait que le syndicalisme se situe au niveau d’un antagonisme (dans la distribution de la valeur nouvellement ajoutée) et non d’une contradiction (production de la plus-value).
Ce rôle des syndicats dans l’intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle global du capital est une donnée de la domination réelle. Il faut préciser que cette intégration ne signifie pas une occultation de la contradiction prolétariat-capital, mais découle de cette contradiction même et de la manière dont le capital la produit, de ses modes.
Crise du rapport prolétariat-capital de la valorisation intensive telle qu’elle s’est développée jusqu’à la récession de 1975
La crise du procès de travail
La crise de la valorisation intensive, en même temps qu’elle est une remise en cause de l’intégration de la reproduction de la force de travail dans le capital, remet eu centre des problèmes de reproduction du capital la valeur de la force de travail. On peut même dire que si l’intégration de la reproduction est remise en cause dans la crise c’est parce qu’il y a nécessité de remettre en cause de façon accélérée la valeur de la force de travail. La baisse du taux de profit moyen qui provoque la crise ramène les problèmes de l’accumulation, de la répartition du capital social entre les divers capitaux, au taux d’exploitation. La crise signifie que la stabilisation (antérieure) du taux de profit n’est plus à même d’assurer la reproduction du capital, il faut qu’il y ait dévalorisation de la valeur de la force de travail. Ce n’est qu’au travers de cette dévalorisation que le taux de profit pourra à nouveau assurer la reproduction générale du capital. enfin, la baisse du taux de profit, en provoquant la crise, signifie que l’augmentation de la composition organique qui semblait, pour chaque capital particulier, résoudre ses problèmes de valorisation, et qui posait donc le capital comme productif, entraine un recentrage des contradictions du capital sur la valeur de la force de travail. C’est alors une nécessité que d’attaquer la valeur de celle-ci, et cette attaque ne peut passer que par une remise en cause de l’intégration telle qu’elle s’était développée dans la valorisation intensive.
Dans la première phase de la crise (1967-1975), il n’y a pas encore de transformation au niveau de la reproduction collective de la force de travail, mais une attaque de celle-ci, tant au niveau du salaire « réel » (pouvoir d’achat), que des conditions de son exploitation (procès de travail). On a avant tout une phase de rationalisation de l’appareil productif d’une part, et de la reproduction de la force de travail d’autre part.
La rationalisation de l’appareil productif, c’est du point de vue du capital global, la liquidation des entreprises où la productivité est la plus faible, et du point de vue de chaque procès particulier, une intensification de l’extraction de la plus-value, par une modification du procès de travail aussi bien industriel (accélération des cadences, dégradation des conditions de travail) que tertiaire (généralisation de l’informatique bancaire). Il s’agit aussi de rationnaliser la reproduction collective de la force de travail : logement, santé, etc.
C’est à partir de là que se développent les luttes de classes de cette première période. Il faut avant de les aborder de façon plus détaillée, saisir leurs deux aspects principaux : elles sont tout d’abord le procès conflictuel dans lequel le mode de production capitaliste se restructure et où se crée un nouveau rapport entre le prolétariat et le capital dans la valorisation intensive, d’autre part, apparaissent les limites de la lutte de classe en tant qu’elle est décomposition du programmatisme, limites non par rapport à un procès révolutionnaire idéal, mais par rapport à la décomposition du programmatisme elle-même.
Nous avons donc tout d’abord une crise de l’ancien rapport entre les classes défini par la valorisation intensive telle qu’elle s’était développée depuis la Seconde Guerre mondiale. Cette crise s’articule autour des luttes sur la rationalisation du procès de travail et la fermeture des entreprises les moins compétitives, elle met également en cause le secteur extra-travail, c'est-à-dire la reproduction collective de la force de travail inaugurée par la valorisation intensive, elle s’articule enfin autour du dépassement des syndicats.
Une des contradictions de la valorisation intensive telle qu’elle s’est développée jusqu’à présent réside dans son procès de production immédiat. En effet, la production de masse en grande série de produits standardisés par le travail à la chaine connaît une contradiction qui lui est propre : « plus les principes de la fragmentation des tâches individuelles et de l’intégration des postes de travail par le mécanisme ont été développés dans le passé, plus le durcissement ultérieur de la norme de rendement est coûteux en moyens de production. Cela tient à la grande rigidité technique du système des machines. C’est pourquoi cette façon de faire progresser la productivité du travail entraine que l’investissement nourrit l’investissement sur une échelle toujours plus colossale, que l’élargissement des marchés doit se faire coûte que coût, que les risques de dévalorisation du capital fixe immobilisés s’élèvent. » (Aglietta, op. cit, p. 99)
La crise de la valorisation intensive implique donc une crise de son procès de travail, crise qui se manifeste dans l’importance des grèves d’OS dans cette première phase de la crise, grèves sur les conditions de travail et les cadences. Pour résoudre la crise, le capital doit, dans celle-ci, produire un autre rapport entre l’augmentation de la productivité et l’augmentation des investissements à travers le caractère de plus en plus automatisé du procès de travail.
À travers les grèves d’OS du Mans, de Billancourt, de Pennaroya, du Joint Français, c’est le procès de travail de la valorisation intensive qui est en crise. La contradiction entre le prolétariat et le capital s’axe sur une limite de l’exploitation que constitue le travail à la chaine, qui devient une entrave à l’accroissement de la productivité. Il convient de bien saisir que l’on n’a pas affaire ici à une limitation technique, mais à une limitation de la valorisation du capital, valorisation qui avait développé un procès de production immédiat qui lui est adéquat. La crise de la valorisation intensive, c’est donc la crise d’un mode de valorisation passant nécessairement par la remise en cause d’un certain procès de travail. Ce qui est remis en cause, ce qui entre en crise, c’est le rapport investissement-productivité du travail inhérent à ce procès de travail.
La rationalisation nécessaire du procès de travail s’effectue au niveau du capital social. C'est-à-dire qu’il ne s’agit pas de transformer le rapport investissement-productivité dans chaque capital existant, mais dans le capital social pris comme un seul et même capital. Cela implique soit un accroissement extraordinaire de l’exploitation dans les entreprises les plus archaïques, soit purement et simplement leur fermeture.
On va voir que durant cette première phase, c’est dans ces entreprises de petite ou moyenne importance que se déroulent les grèves les plus dures ; la valorisation intensive suppose dans le cadre de la valorisation des unités de production à forte composition organique, la surexploitation de la force de travail engagée dans les unités moins développées et cela même parfois à l’intérieur d’un même groupe industriel. Réciproquement, même incorporant des surprofits, les marchandises produites dans ces unités à haute composition organique, permettent aux entreprises de se procurer du matériel relativement bon marché, de plus, si ces marchandises entrent dans la consommation de la classe ouvrière, la baisse de la valeur de la force de travail profite à tous les capitaux. C’est ce mécanisme de compensation qui éclate avec la baisse du taux de profit et le renforcement consécutif de la concurrence, la stabilisation du taux de profit qui permettait ces avantages mutuels est remise en cause par la course à la productivité et la nécessité d’une restructuration supérieure du capital.
En 1972, en France, on assiste à un certain nombre, relativement important, de mouvements durs, longs, débordant souvent les syndicats et cela en général dans des petites entreprises provinciales. Les raisons de ces grèves sont diverses, depuis la riposte à des licenciements dans des petites entreprises en faillite (chaussures Ours à la Souterraine), jusqu’à des revendications de salaires dans des secteurs particulièrement sous-payés (Joint Français à Saint-Brieuc).
La grève du « Joint Français » est particulièrement significative de ces petites entreprises dont nous parlions, où la force de travail est surexploitée. Les salaires y étaient en moyenne de 1 000 francs par mois pour 46 ou 47 heures ; la grève est décidée le 28 février, le patronat est intransigeant (filiale de CGE). « Le 5 avril, la direction daigne se déplacer de Paris pour discuter avec les délégués syndicaux. Mais ces messieurs proposent 19 centimes d’augmentation sur les 70 demandés. Devant une telle provocation, les ouvriers envahissent la direction départementale de l’emploi où se déroulent les discussions et exigent de rester dans la salle pendant les négociations, les bureaucrates syndicaux refusent. Finalement la base ouvrière impose sa présence et contraindra bureaucrates et patronat à négocier toute la nuit dans un atmosphère pour le moins houleuse… Le lendemain, ils seront libérés par les CRS qui par ailleurs occupent l’usine. » (Luttes de classe, mai 1972)
Dans le numéro de mai 1973 : « Depuis quelques mois on a vu se multiplier, en France, des luttes limitées mais dures, concernant en général les fractions les plus exploitées de la classe ouvrière (immigrés, femmes, jeunes), c’est ce qui s’est passé dans ce secteur de Billancourt (atelier des presses). » C’est le même mouvement que l’on rencontre encore en 1974 dans les Houillères, à Moulinex, avec les chantiers de l’Atlantique, dans les banques.
Il en est bien sûr de même à l’étranger : au Danemark, où en 1973, les grèves sauvages sont de plus en plus fréquentes, surtout dans les secteurs les plus soumis à la concurrence étrangère, donc les plus faibles (conserves de viande, construction navale), où l’augmentation des cadences et la réorganisation du travail sont les plus dures (cf. Luttes de classe, juillet/août 1973). En Espagne, à Vigo (Galicie), une grève de 16 jours, du 9 au 26 septembre 1972 paralyse 25 entreprises. C’est une région arriérée, même pour l’Espagne, l’industrialisation y est lente, les salaires sont très bas dans de petites unités de production archaïques ; on y trouve une importante armée de réserve pour l’Espagne elle-même (Luttes de classe, février 1973). On pourrait multiplier les exemples, en France, en Belgique, en Finlande, en Italie et même aux États-Unis avec les luttes contre les cadences dans l’industrie automobile.
Crise de la reproduction collective de la force de travail
La crise de la valorisation intensive n’est pas seulement bouleversement du rapport entre le prolétariat et le capital, tel qu’il se définissait dans le procès immédiat de production. Ce procès de production immédiat, en ce qu’il est fondé sur la plus-value relative dont nous avons parlé précédemment. La valorisation intensive, en effet, crée un rapport d’ensemble entre le prolétariat et le capital totalement englobé dans la reproduction du capital. la crise de la valorisation intensive remet donc en cause également la reproduction collective de la force de travail, c’est ce qui se manifeste dans cette première phase dans les luttes sur le salaire et dans le secteur extra-travail (logement, transport, santé, retraite, etc.).
« Le fordisme caractérise un stade nouveau de la régulation du capitalisme, celui du régime de l’accumulation intensive où la classe capitaliste recherche une gestion globale de la reproduction de la force de travail salarié par l’articulation étroite des rapports de production et des rapports marchands par lesquels les travailleurs salariés achètent leurs moyens de consommation. Le fordisme est donc le principe d’une articulation du procès de production et du mode de consommation, constituant la production de masse qui est le contenu de l’universalisation du salariat. » (Aglietta, op. cit., p. 96)
La valorisation intensive entraine une intégration très poussée entre les deux sections de la production, par là le salaire est non seulement le prix de la force de travail mais encore, en tant que revenu, le salaire est devenu un élément primordial de la reproduction du capital. D’autre part, toujours à propos du salaire, avec le développement du machinisme, la relation entre efficacité du travailleur individuel et masse de la production est très affaiblie ; toutes les formes prises par le salaire garanti proviennent de ce que la collectivisation du travail a atteint un degré si élevé que l’efficacité productive devient une force sociale entièrement déterminée par le système intégré des forces productives.
Tout comme dans cette première phase, l’enjeu de la lutte de classe se centrait, comme on l’a vu, sur les cadences et la rationalisation, principalement dans les petites unités de production (« archaïques », mais indispensables à la reproduction d’ensemble du capital telle qu’elle se déroulait) ; il y a également concentration de la lutte de classe sur la transformation de ce rapport entre les classes qu’est la façon dont s’est développé le salaire avec la valorisation intensive.
Il y a crise de cette globalisation de la masse salariale dans son rapport avec le prolétaire individuel à partir du moment où il y a crise générale du rapport capitaliste, remontée de l’insécurité, nécessité de l’attaque de la valeur de la force de travail. Il s’agit également de transformer ce rapport et non simplement de revenir après la crise à la forme ancienne rajeunie par la crise.
Dans toutes ces luttes et dans leur enjeu, il ne s’agit pas simplement de la crise de l’ancien mode de valorisation, mais si la lutte de classe s’y concentre, c’est qu’il s’agit également de la transformation du rapport entre le prolétariat et le capital.
Intégrer la reproduction de la force de travail dans le cycle propre du capital, c’est également intégrer sa reproduction temporelle, c'est-à-dire intégrer dans le procès du capital la continuité du cycle d’entretien des forces de travail : entretien du chômeur et du malade, couverture des charges familiales, moyens d’existence des retraités. Cependant, dans la valorisation intensive, les consommations collectives se dégradent, et leurs coûts s’élèvent rapidement, finissant par annihiler la tendance générale à la hausse du taux de plus-value.
En effet, la collectivisation du travail, telle qu’elle s’est développée jusqu’à présent, avait pour base le système des machines, de cette façon là, elle répondait aux limites de la plus-value absolue en domination formelle, le procès de travail ne trouve alors sa plus haute efficacité que dans la production répétitive en grande série de produits banalisés. Il est totalement inadéquat à la production des services dits collectifs.
Il est important de comprendre que nous n’avons pas affaire ici à un impondérable technique. Abaisser la valeur de la force de travail ne pourrait qu’être abaisser la valeur des marchandises entrant dans la consommation individuelle du travailleur et de sa famille, pour la bonne raison que la collectivisation de la force de travail et l’intégration de la continuité du cycle d’entretien dans la reproduction du capital sont l’œuvre de la valorisation intensive qui détruisit toutes les formes spécifiquement précapitalistes de cette continuité (liaison avec la terre, charité, mutuellisme). C’est en abaissant la valeur individuelle de la force de travail que sont crées la collectivisation de celle-ci et l’intégration dans la reproduction du capital de la continuité du cycle d’entretien des forces de travail.
Lorsqu’avec la crise la valeur de la force de travail revient au centre des problèmes de reproduction du capital, cette contradiction enfantée par la domination réelle devient très aiguë.
« Ou bien ces services sont produits par des capitalistes avec des méthodes non évolutives et leur coût croit vertigineusement au fur et à mesure que leur demande sociale progresse. C’est le cas des services de santé. Ce coût soit nécessairement se retrouver en hausse rapide du salaire direct. Ou bien, ces services sont produis par des collectivités publiques. Ils absorbent alors du travail qui est improductif du point de vue de la création de plus-value. Loin d’être un complément de travail productif de plus-value, ce travail improductif lui est antagonique du point de vue du capitalisme, lorsqu’il absorbe une part du travail social qui s’accroit plus vite que le montant total de la plus-value. Il se produit alors une hausse du coût social de reproduction de la force de travail qui se manifeste par diverses conséquences financières. Le financement peut peser sur l’accumulation capitaliste se plusieurs manières. Ou bien il gonfle le salaire direct avec reprise par l’impôt sur le revenu. Ou bien il est prélevé sur le profit global par différentes modalités. Dans tous les cas, il s’agit d’une limitation de la plus-value relative et par conséquent d’une entrave à la loi d’accumulation. Tant que les transformations majeures de marchandises banalisées et l’essor correspondant du mode de consommation étaient les forces prédominantes, les coûts collectifs de la reproduction du salariat pouvaient être contenus et la hausse du taux de plus-value parvenait à s’imposer. Mais ces forces elles-mêmes engendrent un accroissement de plus en plus rapide des coûts collectifs en même temps qu’elles épuisent les potentialités contenues dans la mécanisation du travail. Il n’est donc pas étonnant que la crise de l’organisation du travail soit en même temps le moment d’une offensive générale de la classe capitaliste pour comprimer les dépenses sociales et l’époque du délabrement financier des collectivités publiques. Tous ces phénomènes sont des manifestations indissolubles de la crise de reproduction du rapport salarial. » (Aglietta, op. cit., p. 143) Alors que le coût du salaire direct par unité de valeur ajoutée globale est celui qui a le moins augmenté depuis la Seconde Guerre mondiale, le coût unitaire du salaire indirect est au contraire celui qui a, de loin, le plus augmenté et dont la croissance a véritablement explosé à partir de 1965, du début de la crise.
L’intégration de la continuité du cycle d’entretien des forces de travail est donc un des axes sur lesquels se fixe la lutte de classe dans la crise de la valorisation intensive et son procès de restructuration. Cette intégration est partie prenante de la restructuration en cours qui vise à poser la reproduction des rapports sociaux capitalistes comme reproduction de chaque capital particulier, ce qui naturellement induit une transformation du procès de travail.
En France, au cours de cette période, de nombreuses grèves éclatent, comme à Billancourt en 1971 sur les catégories, les qualifications. C’est le rapport entre le reproduction collective de la force de travail directement engagée dans le processus de production et le travailleur individuel qui est en jeu ; nous avons vu les fondements du bouleversement de ce rapport dans l’évolution du procès de production immédiat en valorisation intensive. Si l’on rencontre le même moment en Angleterre, c’est en Italie qu’il est le plus virulent. À partir de 1968 : « les deux revendications les plus importantes et qui marquent la rupture d’une certaine forme de consensus ouvrier, seront : l’abolition des “zones” salariales et la révision des pensions. La première, en effet, qui engendrait de graves facteurs de division interne chez les travailleurs, et qui de plus faciliterait leur surexploitation dans plusieurs secteurs privilégiés où la main-d’œuvre était dite à meilleur marché, renforçait la division Nord-Sud, accentuait le sous-développement du Mezzogiorno en favorisant l’hémorragie humaine et rendait possible le maintien dans ces mêmes régions d’un système industriel figé, fondé sur l’existence de microentreprises versant de bas salaires (…). La demande d’abolition des “zones” est donc une manière encore détournée mais produisant des effets directs, de contrôler le nouveau mode d’accumulation mis en place par la bourgeoisie italienne et l’orientation prise par la restructuration d’ensemble de l’économie au cours des années 1964-1965. » (Grisoni et Portelli, Luttes ouvrières en Italie de 1960 à 1976, Aubier-Montaigne)
Dans ces luttes sur le caractère collectif de la force de travail engagée dans le procès de production, on retrouve naturellement l’unité qui dans la valorisation intensive domine les diversités de stades de développement et qui se manifeste avec les nécessités de la rationalisation dont nous venons de parler.
Une autre caractéristique des revendications portant sur la force de travail engagée est leur égalitarisme à propos des qualifications et des catégories. Le développement du capital en effet [élimine] toutes références aux distinctions techniques entre travailleurs, les catégories ne sont qu’une hiérarchisation nécessaire dans un procès de travail dont le capital est l’unité et qui a pour substance la production de plus-value.
La formation d’une force de travail gérée collectivement face au capital est, nous le savons, corollaire de l’intégration de la continuité du cycle d’entretien des forces de travail, c’est pourquoi on passe en droite ligne des revendications portant sur la collectivisation de la force de travail engagée à celles portant sur la continuité du cycle d’entretien. Les luttes en Italie montrent ce mouvement : « avec la revendication et l’assistance sont posés des problèmes traditionnellement exclus du chap. des luttes sociales, à savoir le statut des handicapés physiques et mentaux, l’aide aux vieillards, aux invalides, etc., c'est-à-dire les problèmes concernant une minorité sociale délaissée, sous-assistée et confinée dans des “territoires” de gardiennage plus que de soins. » (Ibid., p. 123) Les revendications des chômeurs, des exclus, des handicapés sont intégrées à celles de la force de travail engagée dans le procès de production immédiat et cela parce que les revendications de celle-ci portent sur son caractère collectif.
La revendication du salaire garanti, ou même du salaire « politique », si elle apparaît de la façon la plus forte en Italie est générale dans cette période de la crise. Nous avons vu son origine dans les développement du capital et même si l’on dépasse les simples louanges à la solidarité ouvrière, il ne s’agirait pas de voir dans ces revendications l’amorce d’un processus révolutionnaire en ce qu’elles briseraient la relation entre travail et productivité. Nous savons que c’est le développement du capital lui-même sui brise cette relation et même si la revendication du salaire garanti est impossible à satisfaire par le capital, elle n’en est pas pour autant révolutionnaire. Cette revendication marque la crise d’un type particulier de développement de la valorisation intensive qui a crée cette force de travail collective et intégré la continuité de son cycle d’entretien et la restructuration du capital vers un âtre mode de développement de la valorisation intensivef. Prise dans la décomposition du programme, elle marque une volonté de généralisation du travail salarié, d’extension et d’uniformisation de la condition prolétarienne, mais cela sur la base de la reconnaissance de l’inessentialisation du travail dans le procès de production immédiat. Cette contradiction n’est qu’apparente une fois replacée dans la décomposition du programmatisme.
Le caractère collectif de la reproduction de la force de travail où les « coûts sociaux de la croissance », ne tiennent pas seulement à la continuité du cycle d’entretien, mais aussi aux conditions de mise en œuvre de cette force de travail : logements, transports. Ainsi le secteur extra-travail dans lequel est intégré la reproduction collective de la force de travail va de l’éducation aux transports en passant par la santé, le logement, la retraite, les pensionnés, etc. avec la valorisation intensive, logements et transports sont devenus des services collectifs dont la rationalisation dans la première phase de la crise est indispensable à l’abaissement de la valeur de la force de travail.
Dans cette première phase de la crise, il n’est pas rare de voir la lutte d’une ou plusieurs entreprises d’une ville ou d’une région mettre en cause l’ensemble des processus sociaux de reproduction de la force de travail matérialisé dans le contrôle de la ville. On pourrait citer la grève de la Seat à Barcelone, fin 1971 (Luttes de classe, février 1972), ou alors en 1972, les grèves qui se déroulèrent dans la province de Québec.
Dans cette province, les activités furent paralysées, les stations de radio aux mains des travailleurs, certaines villes sous contrôle ouvrier. À l’origine, on a un conflit entre les fonctionnaires et le gouvernement du Québec. À la suite de nombreuses revendications salariales et après l’échec des négociations, la grève illimitée est décidée la 11 avril (200 000 grévistes). Le 9 mai, jour où trois leaders syndicaux entrent en prison, mouvements de grève, occupations et manifestations naissent un peu partout. Le lendemain, 10 mai, Sept Îles, agglomération de 22 000 habitants devient ville « libre », paralysée par la grève et « contrôlée » par les travailleurs : métallurgistes, ouvriers du bâtiment, fonctionnaires, enseignants, employés du port, cheminots et machinistes. Pendant ce temps, les grévistes occupent les stations de radio CKCN, les routes d’accès sont bloquées et les commerces fermés. Le mouvement fait tâche d’huile dans les villes avoisinantes, notamment dans les centres miniers de Port Castres, Gagnon, et Murdochville et sur la côte nord où plusieurs villes sont aux mains des grévistes. À partir du 15 mai, le mouvement s’essouffle et les syndicats parviennent à reprendre la direction du mouvement qui s’arrête avant même que ne reprennent les négociations (cf. Luttes de classe, novembre 1972).
En Italie, les luttes portent plus directement sur quelques objectifs particuliers, comme le logement ou les transports, elles peuvent être comprises comme un moment de cette unification du prolétariat dont nous parlions car elles mettent alors en mouvement des fractions du prolétariat non directement intégrées dans le processus de production. Elles ont cependant aussi la signification propre d’avoir pour enjeu l’intégration de la reproduction collective de la force de travail dans le cycle du capital. La rationalisation de ces secteurs de production entrant directement dans la reproduction de la force de travail en tant que force de travail collective est un élément important des tentatives d’abaisser la valeur de la force de travail dans la première phase de la crise.
Rationaliser la reproduction de la force de travail, c’est, en France, avec les lois Chalandon puis Galley, la « crise du logement social » qui se traduit par une attaque tous azimuts contre la petite propriété foncière (réforme des coefficients d’occupation des sols), contre la petite industrie dispersée du bâtiment à travers la politique de modèle de logements agréés par le ministère (1969) qui ouvre la voie à l’industrialisation du secteur du bâtiment et travaux publics. Tout cela se traduit par une hausse généralisée des prix et des loyers, parallèle à une baisse de qualité du logement social, l’objectif déjà présent dans cette politique étant que le secteur privé prenne le relais afin que « les maisons soient produites dans les mêmes conditions que les automobiles » (Entreprise, juin 1969). Cependant, il s’agit là d’une tendance (la privatisation) sans cesse contrecarrée dans cette phase :échec du projet Chalandon–Chaban-Delmas à l’Assemblée Nationale sur la réforme de la propriété foncière, mais qui contient déjà tout ce qui se passera en 1975 avec la rapport Barre sur la réforme du financement du logement, qui débouche sur « la vérité des prix » (reforme de l’épargne logement, gestion privée des offices HLM et aide personnalisée au logement qui revient à transférer aux entreprises de construction une part du salaire différé).
Les limites de la lutte de classe
Refus du travail, marginalisme, autogestion et gauchisme
Il y a comme enjeu de toutes ces luttes extra-travail (autant celles portant sur la continuité du cycle d’entretien que sur les conditions sociales de mise en œuvre de cette force de travail collective) une formidable réorganisation du rapport entre le prolétariat et le capital[3]. Ces luttes ont, comme on l’a déjà remarqué, une signification propre dans la décomposition du programmatisme. On peut dès l’abord relever l’inanité de la théorisation du couple intégration/autonomie. Il faut bien comprendre que l’intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle du capital n’est qu’un mode d’être du rapport d’exploitation entre le prolétariat et le capital, donc de leur contradiction, sur la base de la plus-value relative. « L’autonomie » qui apparaît à cette époque n’est que la façon dont se comporte la lutte du prolétariat dans la crise de cette intégration, dans la transformation du rapport entre le prolétariat et le capital. Elle ne peut être l’amorce d’un processus révolutionnaire car son « originalité » ne repose en fait que sur une pratique programmatique fondée sur l’inessentialisation du travail, contradictoire dans son fondement, elle est multiforme dans ses manifestations et ne peut que déboucher sur l’impasse qui lui est consubstantielle (le terrorisme). Elle manifeste à bien des égards les limites de la lutte de classe, dans cette première phase de la crise, limites dues à une exacerbation de la décomposition du programmatisme.
Ces limites que l’on trouve dans les fondements mêmes de l’autonomie sont celles aussi que manifestent le refus du travail, le marginalisme ou même les tendances à l’autogestion et à la fin du gauchisme. Ce que l’on retrouve dans le refus du travail au travers de l’absentéisme, du sabotage, des changements constants de lieux de travail, des grèves sauvages, surtout développé aux États-Unis, c’est la même impasse que celle que fonde l’idéologie autonomiste ou que le marginalisme pousse à l’extrême. Le grand développement du marginalisme dans ces années de la crise manifeste bien la limite de la décomposition de l’action programmatique du prolétariat, le marginalisme étant à la fois tentative de réorganisation de toute la vie sociale et impossibilité manifeste que le travail soit la base de cette réorganisation. Le marginalisme n’est pas à opposer dogmatiquement au « moment ouvrier », il constitue bien la limite de ce mouvement, en ce que, dans son rapport au capital, il ne peut encore dépasser le programmatisme alors que le travail ne peur plus être libéré afin d’être la base nouvelle de la société.
C’est également la même situation contradictoire et la même limite que l’on rencontre dans les tendances à l’autogestion qui apparaissent, que ce soit en France ou en Angleterre. En France, après Lip, c’est à Romans et à Cerizay que l’on pratique la production et la paie sauvages. De la même façon, en Angleterre, l’occupation, même quand elle s’accompagne de production et de paie sauvages, n’est pas une prise en mains des moyens de production dans le plus pur style programmatique, mais, dans la valorisation intensive, le travail est si totalement spécifié comme travail salarié (cf. supra) que cette occupation ne peut être que la recherche d’un nouveau patron.
« Ce qui se passait à Fakenham, à l’usine de chaussures, étai certainement des plus intéressants ; l’usine appartenait à un trust de Norwich qui travaillait à perte et voulait la fermer. Les ouvrières n’occupèrent pas seulement les ateliers, mais continuèrent la production. Ici aussi, on parlait de « work-in » (comme aux chantiers navals UCS et pour la même raison). Mais la comparaison s’arrêtait là. Il n’y avait pas à Fakenham de shop-stewards pour donner des ordres. Le work-in était organisé démocratiquement, entièrement sous contrôle de la base. Les femmes occupaient l’usine nuit et jour ; elles y avaient même amené leurs mômes. Poursuivre la production ne signifiait pas continuer à faire des chaussures. Elles fabriquaient des ceintures, des jupes, des sacs, qu’elles vendaient en ville à bas prix pour acheter du cuir. Le trust renonça à faire appel à la police. Les ouvrières le forcèrent même à autoriser l’utilisation des machines. L’occupation dura plus de trois mois. Là aussi, l’usine fut vendue, mais les emplois furent maintenus. » (Luttes de classe autonomes en Grande-Bretagne, 1945-1977, Cajo Brendel, Échanges et mouvement, p. 69)
Le plus souvent, les nombreuse occupations avec « work-in » qui se déroulent en Grande-Bretagne dans les années 1971 et 1972 n’aboutissent qu’à la reprise de l’usine par une nouvelle firme. Une telle conclusion de ces mouvements, qui n’est bien souvent qu’un dernier épisode avant la fermeture définitive, signifie que le travail, en tant qu’il est totalement spécifié en tant que travail salarié, ne peut qu’impliquer le capital dans des tentatives d’affirmation.
On ne peut séparer l’aboutissement de ces luttes, et le processus lui-même de la lutte, qui lui manifesterait un contenu révolutionnaire, ne serait-ce que de façon embryonnaire. Une telle démarche refuse de reconnaître que le prolétariat est une classe du mode de production capitaliste et dans le processus de décomposition du programmatisme, on est contraint à toutes sortes de contorsions théoriques pour poser, dans les tentatives d’affirmation du travail, une amorce de processus révolutionnaire. La décomposition du programmatisme ne pouvait reconnaître l’appartenance totale du prolétariat au mode de production capitaliste et la révolution comme autonégation du prolétariat ne comprend les échecs des mouvements de classe non pas de façon intrinsèque mais toujours comme des insuffisances du développement et est toujours contrainte de séparer les résultats d’un pseudo processus d’auto-organisation ouvrière, qui seul compterait.
En fait, c’est à la décomposition pratique du contenu programmatique de la lutte de classe que l’on assiste dans cette première phase de la crise : la libération du travail comme nouvelle organisation de la société est en crise de décomposition. C’est là la limite de toutes les luttes de cette période qui ne peuvent encore dépasser le programmatisme.
De façon générale, on peut dire que la décomposition du programmatisme n’est pas le simple essoufflement de ce qui existait avant, une fin de course en quelque sorte, la décomposition du programmatisme fait naturellement partie de l’ère historique du programmatisme, mais elle a également une signification et une base propre, c’est le programmatisme fondé sur l’inessentialisation du travail, ce n’est donc pas seulement un essoufflement, mais un processus qui a sa propre positivité.
Appartiennent également à cette période l’importance puis le rapide déclin du « gauchisme ». À partir de la fin des années 1960, la crise du rapport entre les classes qu’est la valorisation intensive, est une crise de l’intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle propre du capital, c’est sur cette crise, qui remet en cause les organisation « traditionnelles » (et leur contenu) de la classe ouvrière, que se fonde le gauchisme. Simultanément à cette remise en cause, la crise de la valorisation intensive comme crise de la domination réelle permet de « généraliser » chaque lutte au niveau de la reproduction des rapports sociaux (c’est l’époque des grandes campagnes), elle permet, en ce qu’en domination réelle, la société n’est plus que le vaste métabolisme du capital, de « passer de l’usine à l’État ».
Il y a de la part du gauchisme revivification de la politique. Dans la crise de la valorisation intensive, le gauchisme se présente comme un processus de « politisation des conflits ». cependant, cette politisation échoue. Le déclin du gauchisme est inséparable des causes de son émergence. Il s’agit de l’impossibilité dans la décomposition du programmatisme de déboucher directement de la défense de la condition prolétarienne à la réorganisation de la société, d’où l’allure de processus de marginalisation dans les zones extra-travail que prend le déclin du gauchisme.
En France, c’est dès le début des années 1970, que le processus s’enclenche, la manifestation la plus typique de celui-ci étant l’évolution du groupe « vive la révolution » ; il y a déclin du gauchisme en quotidiennisme (« Front de libération de la jeunesse », « Front homosexuel d’action révolutionnaire », « Mouvement de libération des femmes »), c’est l’époque de « Tout » et de son slogan « Tout est politique », la grande vogue de Charlie Hebdo et bientôt, la synthèse de tout cela dans le quotidien Libération.
D’autre part, en Italie, durant les mêmes années, les groupes gauchistes florissant depuis l’Automne chaud de 1969 fondent comme neige au soleil selon un mouvement signifiant bien cette impossibilité, qui forme la décomposition du programme, de passer de la défense de la condition prolétarienne à la réorganisation de la société, sur la base de ce qu’est le prolétariat dans le capital. Les groupes gauchistes laissent la place à des groupes strictement ouvriéristes. Durant l’année 1972, à Turin, des ouvriers sortis de « Lotta continua », de « Potere Operaio », etc. forment des groupes ouvriéristes qui publient un journal intitulé Compagni della Fiat ; des initiatives analogues se rencontrent dans d’autres villes. À Milan, un groupe d’ouvriers avait adressé une lettre à tous les groupes pour annoncer son retrait de la prétendue « Assemblée ouvrière autonome » de l’Alfa Roméo.
Le non dépassement des syndicats
C’est finalement le non dépassement des syndicats, malgré les très nombreuses grèves sauvages, qui synthétise le mieux les limites de la lutte de classe dans cette première période en tant qu’elle n’est que décomposition du programmatisme. Même si de par sa base propre, elle manifeste la rupture du rapport entre les classes de la valorisation intensive, elle ne peut déboucher que sur une impasse et ne peut dépasser la défense de la condition prolétarienne.
La flambée internationale de grèves sauvages au début des années 1970 manifeste la crise du rapport entre les classes de la valorisation intensive, c'est-à-dire une crise de la reproduction de la force de travail dans la reproduction générale du capital. Cependant, il ne faut pas opposer de façon simpliste les grèves sauvages à cette intégration. Nous savons en effet que cette intégration c’est l’extraction de plus-value relative, donc une forme particulière de l’exploitation et de la contradiction entre le prolétariat et le capital. il ne s’agit donc pas, sauf si on a une vision formelle de la révolution, de comprendre ces grèves comme l’amorce d’un processus révolutionnaire, en ce qu’elle serait auto-organisation des travailleurs.
Dans cette première phase de la crise, la lutte de classe du prolétariat, si elle est bien la rupture et la crise de « l’intégration », ne l’est qu’en ne dépassent pas un programmatisme radical, qu’en étant pratiquement ce programmatisme très instable et en dissolution, fondé sur l’inessentialisation du travail. Inessentialisation qui, prise sous un autre aspect, est la même chose que la totale spécification du travail comme travail salarié, c'est-à-dire le rapport force de travail/capital en domination réelle.
L’impossibilité de passer en droite ligne de la défense de la condition prolétarienne à la réorganisation de la société sur la base du travail libéré de la domination capitaliste, explique l’échec de ces grèves sauvages dans leur aspect de dépassement du syndicat. Ce non dépassement manifeste clairement que ce qu’est le prolétariat dans le capital n’est pas l’élément positif à dégager pour produire le communisme, comme le laissent entendre les théorisations de la grève sauvage : « il s’agit d’encourager de toutes les manières, l’organisation des travailleurs à la base, la prise par des assemblées démocratiques de toutes les décisions (…), le véritable succès d’une lutte se mesure aux progrès que fait, grâce à elle, l’organisation de base des travailleurs, germe de la future société communiste. » (Luttes de classe, septembre 1969) Faisant le bilan des luttes en 1971, dans son numéro de juin 1972, Luttes de classe écrit : « (…) la classe ouvrière n’a pas su dépasser le palier sur lequel elle avait placé ses luttes des trois années précédentes. N’ayant pas avancé, elle a reculé. Mais pour avancer, il aurait fallu donner une nouvelle impulsion aux grèves sauvages, c'est-à-dire notamment, s’organiser de telle sorte que, une fois lancé, le conflit puisse déborder le cadre où il était né (ateliers, usine ou secteur d’activité) et reste sous la seule autorité de la base. Les nouvelles formes d’organisation n’étant pas apparues, les syndicats ont pu récupérer des mouvements qui leur avaient échappé au début (grève du métro à Paris), et les condamner ainsi à l’échec. De plus en plus, en 1971, les syndicats prennent l’initiative des grèves et les contrôlent de bout en bout (les postes britanniques, l’industrie métallurgique du Wurtemberg, les cheminots en France). Cette syndicalisation des grèves, que l’on retrouve également en Italie, s’est confirmée au cours des premiers mois de 1972 (…), renversement de tendance par rapport à la période 1967-1970, au cours de laquelle la proportion des conflits sauvages n’avaient cessé d’augmenter. »
Si, comme le remarque Luttes de classe, les conflits n’ont pu s’étendre géographiquement et demeurer organisés à la base, « préfigurant » ainsi la société communiste, cela tient précisément à quelque chose que Luttes de classe ne peut reconnaître : le fait que la défense de la condition prolétarienne ne peut en tant que telle dépasser le capital, d’où le fait qu’elle ne peut corrélativement dépasser la syndicalisme que momentanément, quand les rapports de la valorisation intensive sont en crise. Le non dépassement des syndicats, c’est l’impossibilité de faire de ce qu’est le prolétariat dans le capital la base de l’organisation de la société communiste. Cela apparaît également dans l’impossibilité, par exemple en Italie, des ouvriers à créer des relations directes, le travail est totalement spécifié comme travail salarié, il ne peut plus être une base propre d’organisation en dehors de son implication réciproque avec le capital, ce qu’exprime le syndicat (voir, en Italie, dans l’année 1972, les luttes de Siemens, Philips, Burletti, Alfa-Roméo, Luttes de classe, juin 1972). On pourrait relever la même chose en Grande-Bretagne avec le déclin des shop-stewards, ou alors avec cette grève exemplaire contre les syndicats qui ne fait rien d’autre que donner naissance à un nouveau syndicat : « une grève sauvage éclate le 2 avril 1970 à la verrerie de Pilkington, Saint Helens, près de Liverpool. Elle dura sept semaines. Les grévistes durent se battre sur deux fronts : d’un côté, le réactionnaire n°1, Lord Pilkington, patron de la verrerie, d’un autre, le syndicat de Lord Cooper (NGMWV), briseur de grève. C’était tellement évident qu’une idée surgit au cours de la grève : formons un nouveau syndicat : The Glass Workers Union. Ce qui fut dit, fur fait. Peu après, c’était aussi l’échec. Pour une raison toute simple, les deux Lords, Pilkington et Cooper, la main dans la main, ne laissèrent pas la moindre place au syndicat formé par la base. Les travailleurs de Saint-Hélens comprirent aussitôt que le capitalisme moderne ne laisse aucune place pour un tel syndicat. » (Cajo Brendel, Ibid., p. 24-25) Et qu’aurait fait ce nouveau syndicat, de différent de ses confrères, nés eux aussi (il y a longtemps), à partir de la base, c’est au moins ce que se demande Luttes de classe racontant la même grève.
Tout aussi explicite est le bilan du comité d’action cheminot de Tours (Lutte de classe, juin 1973). Le comité d’action est crée après la grève de mars 1969. La plateforme de départ tourne autour de l’antisyndicalisme, des revendications antihiérarchiques, des conditions de travail, des formes de luttes et de la démocratie à la base. Déjà, lors de la grève de mars 1969, sur l’initiative du CA, les roulants avaient imposé des AG, avec décisions prises par celles-ci. Un article exprimant les préoccupations du CA fut envoyé aux Les crises de mai, qui le publièrent. À la suite de celui-ci, des cheminots de Lyon, Limoges et Paris répondirent et très vite une réunion fut organisée : liaisons, journal commun. Dans le but d’aboutir à une critique globale de la société, des cycles de réunions furent organisés sur des problèmes tels que l’école, la médecine et l’urbanisme (qui n’eurent pas lieu). Cependant, le CA poursuit son bilan en écrivant : « au cours des grèves dernières et notamment celles de juin 1971, notre manque d’initiative face aux syndicats (incapacité d’organiser une autre réunion lorsque les syndicats nous empêchèrent de prendre la parole), démontre à l’évidence que nous sommes encore victimes d’un complexe syndical. Devant la force encore importante à la SNCF du syndicat, nous sommes encore timorés et nous n’osons pas prendre d’initiatives. Toute notre action est fonction de celle des syndicats. » Ensuite, le comité d’action rappelle un texte écrit en avril 1970 : « pour les CA, la finalité est le socialisme, et les voies pour y parvenir. Ce postulat posé, la recherche, parmi l’arsenal revendicatif, de revendications qui, si elles sont posées, accentuent les contradictions du capitalisme et rapprochent l’aube du socialisme, est leur objectif. Ce sont les 40 heures immédiates, le chômage, les conditions de travail et de vie en général. Aujourd’hui, ces revendications son travail posées par les ouvriers en luttes. Mais elles sont posées dans un cadre réformiste (…). Il reste à unir l’élément “social” de ces problèmes, de ces luttes, à l’aspect “politique”, à donner un cadre révolutionnaire. Faire passer les masses de la conscience “sociale” à la conscience “politique”, le rôle de CA est pédagogique, “suicidaire”. »
Mise à part l’idéologie sous-léniniste, agrémentée de dépérissement de l’organisation qui enveloppe tout ça, pratiquement, le comité d’action constate l’impossibilité de passer de la défense de la condition prolétarienne au socialisme, et cela dans son impossibilité pratique à dépasser le syndicat, et même, on pourrait ajouter, à dépasser dans sa propre pratique, le syndicalisme.
Puisqu’il s’agit de « pédagogie », l’enseignement que l’on peut tirer, c’est que dans la crise de la domination réelle, on ne peut pas passer de la défense de la condition prolétarienne à la révolution comme développement de ce qu’est le prolétariat dans le capital. cette impossibilité est déjà, si l’on veut, présente à la racine d’une telle pratique, dans sa nécessité à déborder le cadre syndical, qui n’est que la situation normal dans le capital, de la défense de la condition prolétarienne et de ses avatars.
La même incapacité, normale dans un rapport de classe qui ne peut dépasser le programmatisme, à dépasser les syndicats, se retrouve même en Italie. La lutte de classe en tant que rapport entre les classes comme crise de la valorisation intensive, ne peut être qu’une décomposition du programmatisme. En Italie, « face aux pressions de la base, à la croissance et au développement de l’autonomie ouvrière, qui dans sa phase spontanéiste échappait souvent au contrôle des centres syndicaux, ceux-ci on travail été obligés de concéder un modèle d’organisation plus proche de la base, qui toutefois leur donne en même temps de plus grandes possibilités de contrôle sur cette base elle-même. Si on fait un bilan, depuis la constitution des conseils, jusqu’à aujourd’hui, nous ne pouvons que constater que ceux-ci sont restés toujours suffisamment contrôlés par les centres syndicaux. Ces derniers les font fonctionner lorsqu’ils sanctionnent ce que les syndicats ont décidé d’avance et les bloquent lorsqu’ils expriment la position de la base. Nous avons vu comment lors de l’élaboration de la plateforme pour la convention collective des métallurgistes, une série de positions avancées, qui avaient prévalu dans les plus grandes usines de Milan, on tété supprimées dans la phase finale du congrès de Gênes (…). C’est l’action ouvrière directe qui doit conditionner les conseils d’usine et le syndicat. » (texte de Proletari autonomi, cité par Luttes de classe, janvier 1974)
« Indéniablement, ce sont les syndicats qui ont encaissé la première onde de choc émanant des initiatives ouvrières des années 1968-1969. Depuis lors, ces organisations ont su s’adapter et renforcer leurs structures propres en demeurant l’instrument privilégié des négociations avec le patronat, mais aussi en adoptant une structure suffisamment souple – on le verra notamment avec le problème des délégués – de représentation ouvrière qui leur donne la possibilité, lorsqu’une lutte prend naissance en dehors d’elles, de la canaliser, rapidement, pour en prendre le contrôle et en même temps, de connaître assez précisément le degré de mobilisation comme les éléments de mécontentement des travailleurs. » (Grisoni et Portelli, Ibid., p. 24)
Partant de la défense de la condition prolétarienne et faisant pratiquement la démonstration que de celle-ci, on ne passe plus en domination réelle à la révolution, les organes de luttes spontanées n’ont jamais réellement constitué une alternative à l’organisation syndicale car justement, à cause de l’impossibilité précédente, la défense de la condition prolétarienne ne pouvait que demeurer d’une façon ou d’une autre le contenu du syndicalisme : « mais, aux assemblées ouvrières spontanées (FIAT), succèdent bientôt des assemblées contrôlées par les organisations syndicales. Celles-ci, d’ailleurs, dès la fin de l’année 1969, on travail réussi à implanter dans les usines des structures organisationnelles, de type démocratique, qui viennent d’abord se juxtaposer, puis supprimer les organisations autonomes de masse issues des premiers mouvements spontanés. » (Ibid., p. 134)
Que ce soit en Italie ou ailleurs, à propos du non dépassement des syndicats, il faut éviter deux compréhensions unilatérales. Le non dépassement ne provient pas d’une récupération syndicale, il est évident comme on l’a cru, que s’il y a non dépassement, c’est bien parce que ces mouvements spontanés ne dépassent pas la défense de la condition prolétarienne et que celle-ci n’est plus, en domination réelle, l’antichambre de la révolution, il ne peut donc s’agir de « récupération » au sens où il y aurait étrangeté entre le récupéré et le récupérant. Le fait que ces mouvements spontanés ne dépassent pas les syndicats leur est bien intrinsèque.
Mais, inversement, il ne s’agit pas de voir là qu’un épisode d’un processus de refonte des syndicats, que quelque chose de mineur ; il ne s’agit pas, sous prétexte de non dépassement des syndicats, de gommer l’opposition de ces mouvements spontanés aux syndicats, ce serait oublier la crise de la valorisation intensive, la décomposition du programmatisme.
Durant la première parie de la crise, toutes les caractéristiques et les limites de la lutte des classes se trouvent parfois concentrées dans de vastes mouvements sociaux comme Mai 68 en France, l’Automne chaud de 1969 en Italie, les émeutes de Pologne en décembre 1970, les événements du Portugal en 1973. Par rapport à ce que nous avons déjà dit, l’élément nouveau de ces mouvements est la concentration de ce qui par ailleurs est épars. Cette concentration est toujours le fait d’aires capitalistes où la crise a un caractère duel, à la fois crise de la valorisation intensive et crise de restructuration du capital au niveau de la valorisation intensive, d’où le caractère général des mouvements qui touchent plus ou moins tous les aspects de la société même si tous manifestent que la situation immédiate du prolétariat n’est plus une positivité à dégager et si c’est sur ce point que butent tous ces mouvements.
Ce dernier point est le fil conducteur de toutes les luttes de classes de cette période dans la diversité de leurs aspects. Elles signifient la crise de la valorisation intensive et des rapports entre les classes qu’elle définissait, d’où « l’autonomie » de ces luttes, c'est-à-dire leur contradiction avec « l’intégration » définissant les rapports entre les classe dans la valorisation intensive et simultanément la limite qui est intrinsèque à ce retour radical au prolétariat lui-même : le fait qu’il n’y a plus en domination réelle branchement immédiat entre la situation donnée de la classe et la révolution (bien sûr, il n’y a que le prolétariat qui fait la révolution, mais ce ne pourra être comme dégagement de la domination capitaliste de ce qu’il est dans le capital).
Nous avons dans cette simultanéité, toute la pratique qu’est la décomposition du programmatisme dans son opposition au capital et dans les limites de cette opposition. Dans « l’autonomie », en tant que théorie, la décomposition du programmatisme parvient même à parler d’autonégation du prolétariat sur une base programmatique, cela en se fondant sur le procès d’inessentialisation du travail. Il s’agit toujours d’une démarche programmatique : autonégation du prolétariat sur la base de ce qu’il est dans le capital, et qui se dégage (inessentialisation du travail).
Nous avons dit au cours de cette analyse, qu’il ne fallait pas seulement comprendre la décomposition du programmatisme comme un processus d’essoufflement, d’extinction : c’est un mouvement qui a une dynamique propre qui est la crise de la valorisation intensive. n’étant pas simple essoufflement, il est par là aussi quelque chose de transitoire.
[2] Cf. « Notes sur la restructuration du rapport entre le prolétariat et le capital dans la crise actuelle ».
[3] Cf. « Notes sur la restructuration du rapport entre le prolétariat et le capital dans la crise actuelle ».
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