samedi, 3 mars 2007
Quelques remarques sur Meeting 3 - Roland Simon
Quelques remarques sur Meeting 3
1) Déduction et induction
Dans les deux premiers numéro de Meeting l’approche de la communisation relevait de la déduction. C’est-à-dire d’une opération consistant à passer d’une proposition ou plusieurs propositions à une proposition qui en est la conséquence nécessaire en vertu de lois logiques. Donc sans faire appel à l’expérience, on conclut rigoureusement, d’une ou plusieurs propositions prises pour prémisses, à une proposition qui en est la conséquence nécessaire, en vertu de règles logiques.
Cependant, pour Kant, à la déduction transcendentale (des concepts a-priori sont appliqués aux objets de l’expérience) on peut opposer la déduction empirique qui consiste à construire ces concepts par une réflexion faite sur l’expérience elle-même et non sur son principe.
Dans le numéro 3 de Meeting, l’induction prend le pas sur la déduction, c’est-à-dire le passage du particuler au général, l’analyse de plusieurs choses particulières nous mène à la connaissance d’une vérité générale : l’impasse, dans les faits, de la lutte revendicative, la dynamique contradictoire de celle-ci, la remise en cause de soi-même. L’induction n’est pas un empirisme, elle ne s’arrête pas brusquemet à la limite de l’observation immédiate, elle poursuit sa route, prolonge la ligne décrite par l’observation et la pratique, cède, pour ainsi dire, pendant quelque temps encore, à la loi du mouvement qui lui a été imprimée.
Toute observation réfléchie, en tant qu’elle serait réitérable à l’infini, implique un caractère d’universalité, une tendance spontanée à ériger en règles fixes les rapports qui constituent nos perceptions, et nos conceptions explicites. Mais, si nous avons affaire là à l’induction amplifiante, il ne faut pas la confondre avec une implication logique. En effet de ce que quelques luttes sont remise en cause, ou même de ce que beaucoup de luttes sont remise en cause, il ne saurait s’en suivre que toutes les luttes sont remise en cause. L’induction complète serait une apparence de déduction, mais seulement une apparence.
Dans le numéro 2, un texte comme celui sur l’Argentine et plus encore, dans le numéro 3, le texte sur l’auto-organisation et la communisation, procèdent d’une forme intermédiaire : la collégation. Il s’agit de réunir dans une conception synthétique unique un ensemble de faits séparément observés : l’idée d’ « orbite elliptique » condense toutes les observations faites sur les positions d’une planète, l’idée de « nouveau cycle de luttes » condense toutes les observations faites sur les luttes particulères d’une période. Cependant si la collégation va jusqu’à la production d’un concept, elle est sous un autre aspect en retrait par rapport à l’induction qui, elle, suppose une extension à l’inconnu et au futur.
Jamais dans la production de théorie l’induction ne peut supplanter la déduction. Son apport essentiel est de faire en sorte que le sujet réel, la lutte des classes, la société, ne subsiste de manière autonome en dehors de la théorie, en dehors de la déduction. Dans la production théorique, il faut que le sujet agisse constamment dans la théorie en tant que donnée préalable et interne et inversement que la déduction ne soit pas l’auto-engendrement des concepts. « La totalité concrète, puisqu’elle est totalité pensée ou représentation intellectuelle du concret, est le produit de la pensée et de la représentation. Mais elle n’est nullement le produit du concept qui s’engendrerait lui-même, qui penserait en dehors et au-dessus dela perception et de la représentation : elle est le produit de l’élaboration des concepts à partir de la perception et de l’intuition. Ainsi, la totalité, qui se manifeste dans l’esprit comme un tout pensée, est un produit du cerveau pensant qui s’approprie le monde de la seule façon possible. » (Marx, Introduction de 1857, in Fondements de la critique de l’économie politique, Ed. Anthropos, t.1, p.31). L’induction de la communisation sur laquelle fonctione ce numéro 3 de Meeting est le moment essentiel qui permet de reproduire le concret, par la voie de la pensée, dans l’exposition déductive de la relation entre cycle de luttes et communisation : « … alors le mouvement réel peut être exposé dans son ensemble. Si l’on y réussit, de sorte que la vie de la matière se réfléchisse dans sa reproduction idéale, ce mirage peut faire croire (à tous les empiristes mal-intentionnés réclamant des exemples, et encore des exemples pour ne surtout rien en déduire, nda) à une construction a priori » (Marx, Postface à la deuxième édition allemande du Capital).
Pour élargir les considérations précédentes. L’intérêt de Meeting doit se situer dans la clôture d’une longue période qui commence au début des années 1970. C’est-à-dire que Meeting doit achever le passage d’une période où la théorie de la révolution comme communisation était essentiellement déductive, à la période actuelle où elle devient inducto-déductive. Un tel passage ne va pas sans modification, rejet, reformulation et abandon de développements spéculatifs liés à son caractère antérieurement déductif.
Par exemple : il manquait au texte de la Tendance (La Révolution sera communiste ou ne sera pas) la restructuration et le nouveau cycle de luttes, si bien que, dans ce texte, l’action de classe ne peut être autre que programmatique, il ne fonctionne alors que sur une alternative absolue entre programmatisme et révolution qui devient luttes immédiates ou révolution. Il manquait aux rédacteurs de ce texte la maturation d’un cycle de luttes où être en contradiction avec sa propre existence comme classe s’enracine et se produit maintenant dans les luttes immédiates comme l’annonce de leur dépassement.
2) Emeutes de novembre et lutte anti-CPE
Une conséquence de ce qui précède (si on le prend dans l’ordre de l’exposition) ou une cause (si on le prend dans l’ordre de l’investigation) est : parler de la révolution comme communisation est devenu une prise de positions immédiates dans la lutte de classe et dans les luttes particulières. Parler de révolution comme communisation prend définitivement le large par rapport à la révolution comme affirmation de la classe et à la démarche et aux positions immédiates, dans le présent, que cette position implique. C’est là également un des objets essentiel de ce Meeting 3.
Je reprends des choses qui sont dans Meeting 3, mais pour leur doner une valeur plus généralement méthodologique et historique.
D’un côté, ceux pour qui la lutte de classe est une défense de la situation de prolétaire jusqu’à ce que les ouvriers, suffisamment unis et puissants prennent en mains la société et affirment leur puissance et leur rôle social de classe en se libérant de la domination capitaliste.
De l’autre, ceux pour qui la lutte de classe s’achève non dans la victoire du prolétariat, mais dans l’abolition de toutes les classes y compris le prolétariat. Il ne s’agit pas d’un suicide social, mais de l’abolition du capital, de la valeur, de l’échange, de la division du travail, de toute forme de propriété, de l’Etat (ce que l’on peut également formuler comme abolition du travail et de l’économie – si l’on a établi toutes les médiations théoriques produisant ces formulations). Le prolétariat abolit tout ce qu’il est, toutes ses conditions d’existence. Cela, immédiatement, dans le processus révolutionnaire à venir, comme condition expresse de sa victoire.
Cette opposition est le contenu et l’enjeu actuel de la lutte de classe. Si agir en tant que classe est devenu la limite même de la lute de classe, cela est un processus éminemment conflictuel.
Les émeutes.
Leur contenu fut l’attaque ici et maintenant de tout ce qui définissait, signifiait, produisait les émeutiers dans leur situation : un crime vis-à-vis de la classe ouvrière appelée à un « avenir radieux ». Il ne s’agit même plus, pour les émeutiers d’être des prolétaires ordinaires. Etre un travailleur n’exprime plus rien au-delà du capital, mais seulement la hantise d’être précipité dans le monde des exclus au fur et à mesure que le travail lui-même n’assure plus la frontière entre les deux.
On ne peut plus envisager la lutte de classe comme la classe ouvrière se préservant de la précarité qui la minerait en tant que porteuse du grand programme émancipateur. Il ne peut plus s’agir de préserver ou de revenir à un état antérieur, de faire « reculer le patronat » ou l’Etat. Il s’agit de dépasser la situation présente à partir d’elle-même et non de revenir à une situation antérieure.
Le contenu général des émeutes s’oppose à leur forme particulière, une forme sociale définissable dans les catégories de la reproduction et facilement repérable. Il en est résulté ce renversement de point de vue : ce serait dans la particularité qu’existe le contenu général. L’erreur de trouver le général dans chaque particulier réside dans l’oubli que le particulier n’est pas un point de départ, mais est lui-même produit (une particularisation trouvant dans la totalité sa raison d’être)
Lutte anti-CPE
En tant que mouvement revendicatif, le mouvement des étudiants ne peut se comprendre lui-même qu’en devenant le mouvement général des précaires, mais alors : soit, il se saborde lui-même dans sa spécificité ; soit, il ne peut qu’être amené à se heurter plus ou moins violemment à tous ceux qui, dans les émeutes de novembre, ont montré qu’ils refusaient de servir de masse de manœuvre.
Faire aboutir la revendication par son élargissement sabote la revendication. L’élargissement, inscrit dans le code génétique du mouvement, est une contradiction. La généralisation devient conflit et remise en cause de la revendication dans la dynamique même de la revendication.
3) Paysage actuel du « milieu théorique »
Soit, le subjectivisme devenu fou pour lequel chacun se considère, du fait même d’exister comme il existe, de vivre comme il vit, et de penser come il pense, comme la preuve de la révolution communiste toujours là. Puisque j’existe comme je suis, je suis la preuve vivante de la révolution. Zeus rend fou (hybris) ceux qu’il veut perdre.
Soit, l’empirisme le plus plat qui se shoote aux détails de la lutte de classe et aux micro-récits et se refuse à penser la révolution, cet empirisme ne se situe même pas au niveau de l’induction. On ne considère la lutte des classes que comme la simple rencontre d’intérêts opposés et la « radicalité » consiste à refuser les « grands récits ». Cet empirisme répète la mort du programmatisme (comme l’art moderne, disait l’IS, répète sa mort) sans viser son dépassement ou en croyant que répéter la mort des « grands récits », c’est les dépasser. Il suffirait, consciemment ou non, d’en être le négatif.
Il s’agirait de se contenter de décrire les luttes avec force détails et statistiques (surtout tirées de journaux anglo-américain, cela fait partie de la posture de dévoilement du réel) et de les vouloir les plus « radicales » possibles, c’est-à-dire un syndicalisme qui réussirait. Le reste, c’est-à-dire aborder la question de la révolution et du communisme, tombe sous le feu des injonctions empiristes, de l’amalgame de toute déduction à la spéculation. « Des exemples ! des exemples ! », crient-ils en sautant comme des cabris.
Il s’agit d’occulter la question de la nature de la révolution communiste, comme si les porteurs de ce post-modernisme étaient conscients de la rupture entre leur implication syndicaliste radicale (avec de nombreuses références opéraïstes) – dont le plus souvent ils se contentent et dont leur discours « révolutionnaire » n’est que l’accompagnement – et la révolution communiste, c’est-à-dire l’abolition de toutes les classes. En même temps, ils sont prêts à grapiller de façon éclectique, dans les discours passés de la révolution et du communisme pour agrémenter leur position normative vis-à-vis de la lutte de classe dans son actuelle immédiateté qui est leur horizon indépassable. Car, ils sont en fait des empiristes contrariés qui ne peuvent rien dire du réel tel quel sans dire ce qu’ils auraient pu ou du être pour être conforme à lui-même.
4) La question interne au concept de communisation
Une théorie de la révolution communiste comme communisation inclut comme une « dérive nécessaire » ou une « dimension nécessaire » ( l’emploi de l’une ou l’autre expression est une partie du débat sur l’auto-organisation rapporté dans Meeting 3) l’expression d’une « existence positive » (actuelle, tendancielle, contradictoire, comme limite…) de la communisation. Cette « dimension » dérive nécessairement de l’enjeu actuel de la lutte de classe : la remise en cause par le prolétariat de son existence comme classe dans sa propre action en tant que classe. Si, personnellement, je considère que la remise en cause est interne à la limite (l’action en tant que classe), cela ne m’empêche pas d’admettre que le cycle de luttes est une tension constante entre l’autonomisation de la dynamique (la remise en cause) et la reconnaissance de l’action en tant que classe comme toute entière dans les catégories du capital.
L’autonomisation de la dynamique qui est une constante de ce cycle suppose que l’appartenance de classe est déjà dépassée ou devra l’être préalablement pour que la révolution soit. La lutte de classe dans sa manifestation immédiate comme classe du mode de production capitaliste ne pourrait sortir de son implication réciproque avec le capital que si des actions sont en elle déjà réellement ou tendanciellement au-delà. Je fais référence ici, entre autres choses, au débat entre Denis et moi ayant précédé la réunion de mars sur l’auto-organisation, ces textes publiés sur le site n’ont pas été repris dans la version papier de Meeting 3, mais le débat est incontournable dans la poursuite de Meeting. La « Critique de l’Appel » publiée dans le numéro 2 de Meeting et le concept d’ « aire de la communisation » dans le numéro 1, laissent entendre qu’une action de classe pourrait être un processus qui ne soit pas capitaliste ou d’une certaine façon au-delà, le courant communisateur ne serait pas seulement un « précipité » de la lutte de classe avec « l’écart » qu’elle comporte, mais aurait une possibilité d’existence pratique actuelle positive. La discussion sur la critique de cette « Critique de l’Appel » est incontournable dans la poursuite de Meeting, non pas tant pour produire une position commune, mais parce que nous devons intégrer que cette question est interne, définitoire, du concept de communisation.
Incontournable, d’autant plus qu’un tel débat n’est pas spécifique aux participants directs de Meeting. C’est la question que soulève Patlotch dans son texte « Une troisième tendance… » (sur le site de Meeting), ce sont les thèses de Bruno Astarian, en partie celle de Dauvé et Nésic, on retrouve la question (bien que très affadie d’un point de vue théorique) dans les débats internes à Perspectives internationalistes dans leurs derniers numéros à propos de l’ « Etre Générique », c’est également au travers de la discussion sur les concepts d’aliénation et d’humanisme un des problèmes auxquels se confrontent les copains anglais « ex d’Aufheben », enfin la question est soulevée à un niveau théorique exceptionnel dans un texte suédois (signé Marcel) que nous avons traduit en français à partir de l’anglais, texte qui crée de sérieux remous dans le groupe-revue Riff-Raff, et que nous proposons de mettre en ligne sur le site.
5) Déception et théorie
La déception ou un certain sentiment d’échec qui transparaissent parfois dans les textes de ce numéro 3 de Meeting sur le mouvement anti-CPE à Paris, résultent du piège rétrospectif de l’analyse de l’action. Le piège rétrospectif de l’analyse d’activités particulières dans un mouvement se définit par la séparation qui a posteriori semble aller de soi (le mouvement étant clos) entre les conditions du mouvement et les activités ou les décisions de ses acteurs (vues après coup comme des objets particuliers). La déception est une inversion de la méthode, elle sous-entend l’analyse des limites d’actions particulières par rapport au mouvement, et non les limites du mouvement dont ces actions sont constitutives, mais sans lesquelles, c’est exact, il n’aurait pas été ce qu’il fut.
Le piège rétrospectif consiste à séparer ce qui était indissolublement uni : conditions et activités. Termes qui non seulement étaient unis mais absolument identiques au point qu’aucune réalité ne se présente comme la relation de ces deux termes. La séparation des deux est la reconstruction du monde par le militantisme : un monde objectif face à l’activité. L’oiseau de Minerve, qui prend son envol la nuit venue, crée cette distinction.
Les conditions et l’activité auraient pu être autres (surtout l’activité). Posé ainsi, cela semble évident comme critique d’un « ennemi » sur mesure : le « déterminisme ». Mais l’erreur est non seulement dans la séparation des termes mais dans la conception du réel dans ces termes. Le militant a des principes à appliquer, une boite à outils toute garnie, en revanche l’acteur du moment fait avec les possibilités (qui sont elles-mêmes des actions), les pensées produites, les initiatives du moment de l’action, parce qu’il est lui-même défini par elles sans s’y identifier. Le piège rétrospectif transforme un mouvement de luttes qui est une somme ou mieux une interaction constamment changeante d’actions et de décisions prises, en un lieu qui devient l’objet de l’action sur lequel elle s’applique. C’est alors une reconstruction militante du réel dans laquelle l’action est « pure action » et son sujet préexistant « pur sujet constituant la réalité ». L’une et l’autre, l’activité et son sujet, ne sont pas eux-mêmes produits, ils sont face au monde qui est « pur objet ». La relation au monde est alors celle de la réussite ou de l’échec. L’illusion rétrospective crée une alternative dans laquelle nous ne pourrions être que Prométhée ou K dans Le Procès.
La dynamique contradictoire de la lutte anti-CPE, sur laquelle insistent les textes de ce numéro de Meeting (« Le point de rupture de la revendication » et « Le point d’explosion de la revendication ») existe, de fait, dans un certain nombre de ruptures pratiques, organisationnelles, d’analyses faites dans le vif du mouvement, de décisions prises. L’analyse que nous faisons de cette lutte, c’est-à-dire la production d’une abstraction, est, non pas simultanément, mais de façon définitoire, la pratique la plus immédiate de certains participants à Meeting. Il ne s’agit pas de l’application de principes, ces pratiques se sont imposées dans le cours du mouvement pour la même raison que nous pouvons analyser le mouvement comme cette dynamique conflictuelle. En disant, dans Meeting 3, ce qu’est le mouvement, nous disons ce que ceux (participants à Meeting) qui y ont été ont fait.
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