Kurdistan? - Gilles Dauvé [fra]

Une analyse critique du mouvement kurde dans le contexte du conflit syrien et la soi-disant «révolution Rojava", par Gilles Dauvé.

Submitted by Ed on February 18, 2015

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« Il y a des périodes où l’on ne peut rien,
sauf ne pas perdre la tête »
Louis Mercier-Véga, La Chevauchée anonyme

Quand les prolétaires sont contraints de prendre leurs affaires en mains pour assurer leur survie, ils ouvrent la possibilité d’un changement social.

Des Kurdes sont forcés d’agir dans les conditions qu’ils trouvent et qu’ils tentent de se créer au milieu d’une guerre internationalisée peu favorable à l’émancipation.

Nous ne sommes pas là pour les « juger ».

Ni pour perdre la tête.

Auto (défense)
Dans diverses régions du monde, les prolétaires sont conduits à une auto-défense qui passe par l’auto-organisation:

« Une vaste nébuleuse de « mouvements » – armés ou non, balançant entre banditisme social et guérilla organisée – agissent dans les zones les plus déshéritées du dépotoir capitaliste mondial, et présentent des traits similaires à ceux du PKK actuel. Ils tentent, d’une manière ou d’une autre, de résister à la destruction d’économies de subsistance désormais résiduelles, au saccage des ressources naturelles minérales locales, ou encore à l’imposition de la propriété foncière capitaliste qui en limite ou empêche l’accès ou/et l’utilisation ; […] on peut citer pêle-mêle les cas de piraterie dans les mers de Somalie, du MEND au Nigeria, des Naxalistes en Inde, des Mapuches au Chili. […] il est essentiel de comprendre le contenu qui les réunit : l’autodéfense. […] on s’auto-organise toujours sur la base de ce que l’on est à l’intérieur du mode de production capitaliste (ouvrier de telle ou telle entreprise, habitant de tel ou tel quartier, etc.), alors que l’abandon du terrain défensif (« revendicatif ») coïncide avec le fait que tous ces sujets s’interpénètrent et que les distinctions s’évanouissent, puisque commence à se défaire le rapport qui les structure : le rapport capital/travail salarié.»[1]

Au Rojava, l’auto-organisation a-t-elle conduit (ou peut-elle conduire) d’une nécessité de survie à un bouleversement des rapports sociaux?

Inutile de revenir ici sur l’histoire du puissant mouvement indépendantiste kurde en Turquie, Irak, Syrie, et Iran. Les rivalités entre ces pays, et la répression qu’ils y subissent déchirent les Kurdes depuis des décennies. Après l’explosion de l’Irak en trois entités (Sunnite, Chiite et Kurde), la guerre civile syrienne a libéré en Syrie un territoire où l’autonomie kurde a pris une forme nouvelle. Une union populaire (c’est-à-dire transclassiste) s’est constituée pour gérer ce territoire et le défendre contre un danger militaire : l’Etat islamique (EI) a servi d’agent de rupture. La résistance mêle liens communautaires anciens et nouveaux mouvements, en particulier de femmes, par une alliance de fait entre prolétaires et classes moyennes, avec « la nation » comme ciment. « La transformation qui se déroule à Rojava repose dans une certaine mesure sur une identité kurde radicale et sur un important groupe représentatif de la classe moyenne qui, en dépit de la rhétorique radicale, a toujours quelque intérêt à la pérennité du Capital et de l’Etat. »[2]

Révolution démocratique?
En politique, beaucoup est dans les mots : quand le Rojava élabore sa constitution et la nomme Contrat social, c’est en écho aux Lumières du 18e siècle. Lénine et Mao oubliés, les actuels dirigeants kurdes lisent Rousseau, non Bakounine.

Le Contrat social proclame « la coexistence et la compréhension mutuelles et pacifiques entre toutes les couches de la société » et reconnaît « l’intégrité territoriale de la Syrie » : c’est ce que dit toute constitution démocratique, et il n’y a pas à en attendre l’apologie de la lutte des classes, ni la revendication de l’abolition des frontières, donc des états.[3]

C’est le discours d’une révolution démocratique. Dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 aussi, le droit de « résistance à l’oppression » explicitement prévu allait de pair avec celui de propriété. La liberté était complète mais définie et limitée par la Loi. Au Rojava, de même, la « propriété privée » est un droit dans le cadre de la loi. Bien qu’optant pour le qualificatif de « région autonome », le Contrat social prévoit une administration, une police, des prisons, des impôts (donc un pouvoir central récoltant de l’argent).

Mais nous sommes début 21e siècle : la référence à « Dieu tout puissant » côtoie « le développement durable », la quasi parité (40 % de femmes), et « l’égalité des sexes » (quoique liée à la « famille »).

Ajoutons la séparation des pouvoirs, celle de l’église et de l’Etat, une magistrature indépendante, un système économique devant assurer « le bien-être général » et garantissant les droits des travailleurs (dont le droit de grève), la limitation du nombre de mandats politiques, etc. : un programme de gauche républicaine.

Si certaines personnes en Europe et aux Etats-Unis voient dans de tels objectifs une annonce de révolution sociale, faute en est sans doute au « relativisme culturel ». A Paris, ce programme ne provoquerait que moqueries dans le milieu radical, mais « là-bas, c’est déjà pas mal… ».

Ceux qui font un parallèle entre Rojava et révolution espagnole devraient comparer ce Contrat social au programme adopté par la CNT en mai 1936 (et à la manière dont il s’est concrètement traduit deux mois plus tard).

Nationalisme nouveau
Comme tout mouvement politique, un mouvement de libération nationale se donne les idéologies, les moyens et les alliés qu’il peut, et il change quand cela l’arrange. Si l’idéologie est nouvelle, c’est qu’elle reflète un changement d’époque.

« On ne peut comprendre le devenir de la question kurde, ni la trajectoire de ses deux expressions politiques – le PKK en premier – sans prendre en considération la fin de la période d’or des « nationalismes d’en bas » – socialistes ou progressistes – dans les zones périphériques et semi-périphériques du système capitaliste. »[4]

Le PKK n’a pas renoncé à l’objectif naturel de tout mouvement de libération nationale. Quoiqu’il évite désormais un mot qui sonne trop autoritaire, c’est la création d’un appareil central de gestion et de décision politique sur un territoire que vise le PKK, aujourd’hui comme hier ; et il n’y a pas de meilleur mot qu’Etat pour désigner la chose. La différence, outre la qualification administrative, c’est qu’il serait tellement démocratique, tellement aux mains de ses citoyens, qu’il ne mériterait plus le nom d’Etat. Voilà pour l’idéologie.

En Syrie, le mouvement national kurde (sous l’influence du PKK) a donc remplacé la revendication d’un Etat de plein droit, par un programme plus modeste et plus « basiste » : autonomie, confédéralisme démocratique, droits de l’homme et de la femme, etc. Au lieu de l’idéologie d’un socialisme dirigé par un parti unique ouvrier-paysan développant l’industrie lourde, au lieu des références « de classe » et « marxistes », ce qui est mis en avant, ce sont l’autogestion, la coopérative, la commune, l’écologie, l’anti-productivisme et, en prime, le genre.

L’objectif d’une forte autonomie interne avec vie démocratique de base n’est pas absolument utopique : diverses régions du Pacifique vivent ainsi, les gouvernements laissant une large marge d’auto-administration à des populations qui n’intéressent personne (sauf quand des intérêts miniers sont en jeu : alors, on envoie l’armée). En Afrique, le Somaliland a les attributs d’un Etat (police, monnaie, économie) sauf qu’il n’est reconnu par personne. Au Chiapas (auquel beaucoup comparent le Rojava), les habitants survivent dans une semi-autonomie régionale protectrice de leur culture et de leurs valeurs sans que cela ne gêne grand monde. L’insurrection zapatiste, la première de l’ère altermondialiste, ne visait d’ailleurs pas à obtenir une indépendance ou à transformer la société, mais à préserver un mode de vie traditionnel.

Les Kurdes, eux, vivent au cœur d’une région pétrolifère convoitée, déchirée par des conflits sans fin et dominée par des dictatures. Cela laisse peu de marge au Rojava… mais peut-être une petite place quand même : quoique sa viabilité économique soit faible, elle n’est pas inexistante grâce à une menue manne pétrolière. L’or noir a déjà créé des Etats fantoches comme le Koweit, et permet la survie du mini-Etat kurde irakien. Autant dire que l’avenir d’un Rojava dépend moins de la mobilisation de ses habitants que du jeu des puissances dominantes.

Si l’abandon du projet d’Etat-nation par le PKK est réel, il faut se demander ce que serait une confédération de trois ou quatre zones autonomes sur au moins trois pays, à travers les frontières, car la coexistence de plusieurs autonomies n’abolit pas la structure politique centrale qui les réunit. En Europe, les régions transfrontalières (par exemple autour de l’Oder-Neisse) ne diminuent pas le pouvoir étatique.

Une autre vie quotidienne
Comme parfois en pareil cas, la solidarité contre un ennemi a provoqué un effacement provisoire des différences sociales : gestion des villages par des collectifs, liens entre combattants (hommes et femmes) et population, diffusion du savoir médical (amorce de dépassement des pouvoirs spécialisés), partage et gratuité de certaines denrées durant les pires moments (combats), traitement innovant des troubles mentaux, vie collective des étudiants et étudiantes, justice rendue par un comité mixte (élu par chaque village) arbitrant les conflits, décidant des peines, cherchant à réinsérer et réhabiliter, intégration des minorités ethniques de la région, sortie des femmes hors du foyer avec auto-organisation entre elles. [5]

S’agit-il d’ « une démocratie sans Etat » ? Notre intention n’est pas d’opposer une liste du négatif à la liste du positif dressée par les enthousiastes : il faut voir d’où vient cette auto-administration et comment elle peut évoluer. Car on n’a encore jamais vu l’Etat se dissoudre dans la démocratie locale.

Une structure sociale inchangée
Personne ne soutient que l’ensemble « les Kurdes » aurait le privilège d’être le seul peuple au monde vivant depuis toujours en harmonie. Les Kurdes, comme tous les autres peuples, sont divisés en groupes aux intérêts opposés, en classes, et si « classe » sent trop le marxisme, divisés en dominants et dominés. Or, on lit parfois qu’une « révolution » serait en cours ou en préparation au Rojava. Sachant que jamais les classes dirigeantes ne cèdent volontiers le pouvoir, où et comment ont-elles été mises en échec ? Quelle intense lutte de classe a donc eu lieu au Kurdistan pour déclencher ce processus ?

De cela on ne nous dit rien. Si les slogans et les gros titres parlent de révolution, les articles affirment que les habitants du Rojava combattent l’EI, le patriarcat, l’Etat et le capitalisme… mais, sur ce dernier point, personne n’explique en quoi ni comment le PYD-PKK serait anticapitaliste… et personne ne semble remarquer cette « absence ».

La dite révolution de juillet 2012 correspond en fait au retrait des troupes d’Assad du Kurdistan. Le précédent pouvoir administratif ou sécuritaire ayant disparu, un autre l’a remplacé, et une auto-administration appelée révolutionnaire a pris les choses en mains. Mais de quel « auto » s’agit-il ? De quelle révolution ?

Si l’on parle volontiers de prise de pouvoir à la base et de changement dans la sphère domestique, il n’est jamais question de transformations des rapports d’échange et d’exploitation. Au mieux, on nous décrit des coopératives, sans le moindre indice d’un début de collectivisation. Le nouvel état kurde a remis en fonction des puits et centres de raffinage et produit de l’électricité : rien n’est dit sur ceux qui y travaillent. Commerce, artisanat et marchés fonctionnent, l’argent continue à jouer son rôle. Citons Zaher Baher, un visiteur et admirateur de la « révolution » kurde : « Avant de quitter la région, nous avons parlé avec des commerçants, des hommes d’affaires et des gens sur le marché. Tout le monde avait une opinion plutôt positive sur la DSA [l’auto-administration] et le Tev-Dem [coalition d’organisations dont le PYD est le centre de gravité]. Ils étaient satisfaits de la paix, de la sécurité et de la liberté et pouvaient gérer leurs activités sans subir l’ingérence d’un parti ou d’un groupe. »[6] Enfin une révolution qui ne fait pas peur à la bourgeoisie.

Soldates
Il suffirait de changer les noms. Beaucoup de louanges adressées aujourd’hui à Rojava, y compris sur la question du genre, étaient adressées vers 1930 aux groupes de pionniers sionistes en Palestine. Dans les premiers kibboutz, outre l’idéologie souvent progressiste et socialiste, c’étaient les conditions matérielles (précarité et nécessité de se défendre) qui obligeaient à ne pas se priver de la moitié de la force de travail : les femmes devaient participer elles aussi aux activités agricoles et à la défense, ce qui impliquait de les libérer des tâches « féminines », notamment par l’élevage collectif des enfants.

Aucune trace de cela au Rojava. L’armement des femmes ne fait pas tout (Tsahal le montre bien). Z. Baher témoigne : « j’ai fait une curieuse observation : je n’ai pas vu une seule femme travaillant dans un magasin, une station-service, un marché, un café ou un restaurant. » Les camps de réfugiés « autogérés » en Turquie sont remplis de femmes s’occupant des gamins pendant que les hommes vont chercher du boulot.

Le caractère subversif d’un mouvement ou d’une organisation ne se mesure pas au nombre de femmes en arme. Son caractère féministe non plus. Depuis les années 60, sur tous les continents, la plupart des guérillas ont comporté ou comportent de très nombreuses combattantes, en Colombie par exemple. C’est encore plus vrai dans les guérillas d’inspiration maoïste (Népal, Pérou, Philippines, etc.) appliquant la stratégie de « Guerre populaire » : l’égalité hommes/femmes doit contribuer à mettre à bas les cadres traditionnels, féodaux ou tribaux (toujours patriarcaux). C’est bien dans les origines maoïstes du PKK-PYD que se trouve la source de ce que les spécialistes qualifient de « féminisme martial ».

Mais pourquoi les femmes en armes passe-t-elle pour un symbole d’émancipation ? Pourquoi y voit-on si facilement une image de liberté, jusqu’à en oublier pour quoi elles combattent ?

Si une femme armée d’un lance-roquettes peut figurer en couverture du Parisien-Magazine ou d’un journal militant, c’est qu’elle est une figure classique. Le monopole de l’usage des armes étant un privilège masculin traditionnel, son renversement doit prouver l’exceptionnalité et la radicalité d’un combat ou d’une guerre. D’où les photos de belles miliciennes espagnoles. La révolution est au bout de la Kalachnikov… tenue par une femme. A cette vision s’ajoute parfois celle, plus « féministe », de la femme armée vindicative, qui va flinguer les sales mecs, les violeurs, etc.

A noter que l’EI et le régime de Damas ont constitué quelques unités militaires entièrement féminines. Mais ne critiquant pas la distinction de genre, ils ne semblent pas, contrairement aux YPJ-YPG, en faire usage en première ligne, et les cantonnent dans des missions de soutien ou de police.

Aux armes
Lors de manifestations parisiennes de soutien au Rojava, la banderole du cortège anarchiste unitaire demandait « des armes pour la résistance kurde ». Le prolétaire moyen n’ayant pas de fusils d’assaut ou de grenades à envoyer clandestinement au Kurdistan, à qui demander des armes ? Faut-il compter sur les trafiquants d’armes internationaux ou sur les livraisons d’armes de l’OTAN ? Ces dernières ont prudemment débuté mais les banderoles libertaires n’y sont pour rien. A part l’EI, nul n’envisage de nouvelles Brigades Internationales. Alors, de quel appui armé s’agit-il ? S’agit-il de demander davantage de frappes aériennes occidentales avec les « victimes collatérales » que l’on sait ? Evidemment pas. C’est donc une formule creuse et c’est peut-être le pire de l’affaire : cette prétendue révolution sert de prétexte à mobilisations et à slogans dont personne n’attend sérieusement qu’ils soient suivis d’effet. On est en plein dans la politique comme représentation.

On s’étonnera moins que des gens toujours prêts à dénoncer le complexe militaro-industriel y fassent maintenant appel, si l’on se souvient qu’en 1999 déjà, pour le Kosovo, certains libertaires avaient soutenu les bombardements de l’OTAN… pour empêcher un « génocide ».

Libertaire
Plus que les organisations qui ont toujours soutenu les mouvements de libération nationale, ce qui peine, c’est que cette exaltation touche un plus large milieu, des camarades anarchistes, squatters, féministes ou autonomes, parfois des amis généralement plus lucides.

Si la politique du moindre mal pénètre ces milieux, c’est que leur radicalisme est invertébré (cela n’empêche ni le courage personnel ni l’énergie).

Il est d’autant plus facile de s’enthousiasmer pour le Kurdistan (comme il y a 20 ans pour le Chiapas) qu’aujourd’hui c’est Billancourt qui désespère les militants : « là-bas », au moins, il n’y a pas ces prolos résignés qui picolent, votent FN et ne rêvent que de gagner au loto ou de trouver un emploi. « Là-bas », il y a des paysans (bien que la majorité des Kurdes vivent en ville), des montagnards en lutte, pleins de rêves et d’espoir…. Cet aspect rural-naturel (donc écologique) se mêle à une volonté de changement ici et maintenant. Fini le temps des grandes idéologies et des promesses de Grand Soir : on édifie quelque chose, on « crée du lien », malgré la faiblesse des moyens, on cultive un potager, on réalise un petit jardin public (comme celui dont parle Z. Baher). Cela fait écho aux ZAD : retroussons nos manches et faisons du concret, ici, à petite échelle. C’est ce qu’ils font « là-bas », l’AK 47 en bandoulière.

Certains textes anars n’évoquent le Rojava que sous l’angle des réalisations locales, des assemblées de quartier, quasiment sans parler du PYD, du PKK, etc. Comme s’il ne s’agissait que d’actions spontanées. Un peu comme si, pour analyser une grève générale, on ne parlait que des AG de grévistes, des piquets de grève, sans s’occuper des syndicats locaux, des manœuvres de leurs états-majors, des négociations avec l’Etat et le patronat…

La révolution est de plus en plus vue comme une question de comportement : l’auto-organisation, l’intérêt pour le genre, l’écologie, la création du lien, la discussion, les affects. Si on y ajoute le désintérêt, l’insouciance quant à l’Etat et au pouvoir politique, il est logique de voir bel et bien une révolution, et pourquoi pas « une révolution des femmes » au Rojava. Puisqu’on parle de moins en moins de classes, de lutte des classes, qu’importe que cela soit aussi absent des discours du PKK-PYD ?

Quelle critique de l’Etat?
Si ce qui gêne la pensée radicale dans la libération nationale, c’est l’objectif de créer un Etat. Il suffirait d’y renoncer et de considérer qu’au fond, la nation – pourvu qu’elle soit sans Etat – c’est le peuple, et le peuple, comment être contre ? C’est un peu nous tous, enfin presque : 99%. Non ?

L’anarchisme a pour caractéristique (et pour mérite) son hostilité de principe à l’Etat. Ceci posé, et qui n’est pas rien, sa grande faiblesse est de le considérer avant tout comme un instrument de contrainte – ce qu’il est assurément – sans se demander pourquoi et comment il joue ce rôle. Dès lors, il suffit que s’effacent les formes les plus visibles de l’Etat pour que des anarchistes (pas tous) en concluent à sa disparition advenue ou proche.

Pour cette raison, le libertaire se trouve désarmé devant ce qui ressemble trop à son programme : ayant toujours été contre l’Etat mais pour la démocratie, confédéralisme démocratique et auto-détermination sociale ont naturellement sa faveur. L’idéal anarchiste est bien de remplacer l’Etat par des milliers de communes (et de collectifs de travail) fédérées.

Sur cette base, il est possible à l’internationaliste de soutenir un mouvement national, pour peu que celui-ci pratique l’autogestion généralisée, sociale et politique, appelée aujourd’hui « appropriation du commun ». Quand le PKK prétend ne plus vouloir le pouvoir, mais un système où tout le monde partagera le pouvoir, il est facile à l’anarchiste de s’y reconnaître.

Perspectives
La tentative de révolution démocratique au Rojava, et les transformations sociales qui l’accompagnent, n’ont été possibles qu’en raison de conditions exceptionnelles : l’éclatement des Etats irakien et syrien, et l’invasion jihadiste de la région, menace qui a eu pour effet de favoriser une radicalisation.

Il semble aujourd’hui probable que, grâce à l’appui militaire occidental, le Rojava puisse (à l’image du Kurdistan irakien) subsister en tant qu’entité autonome en marge d’un chaos syrien persistant mais tenu à distance. En quel cas, ce petit Etat, quelque démocratique qu’il se veuille, en se normalisant ne laissera pas intactes les conquêtes ou avancées sociales. Au mieux subsisteront un peu d’auto-administration locale, un enseignement progressiste, une presse libre (à condition d’éviter le blasphème), un Islam tolérant et, bien sûr, la parité. Pas plus. Mais quand même assez pour que ceux qui veulent croire à une révolution sociale continuent d’y croire, en souhaitant évidemment que la démocratie se démocratise davantage.

Quant à espérer un conflit entre l’auto-organisation à la base et les structures qui les chapeautent, c’est imaginer qu’existe au Rojava une situation de « double pouvoir ». C’est oublier la puissance du PYD-PKK qui a lui-même impulsé cette auto-administration, qui conserve le pouvoir réel, politique et militaire.

Pour revenir sur la comparaison avec l’Espagne, en 1936 ce sont les « prémisses » d’une révolution qui ont été dévorées par la guerre. Au Rojava, il y a d’abord la guerre et, malheureusement, rien n’annonce qu’une révolution « sociale » soit sur le point d’en naître.

G. D. & T. L.

[1] Il Lato Cattivo, « Question Kurde, Etat islamique, USA et autres considérations ».

[2] Becky, “A revolution in daily life” une traduction ici.

[3] Le Contrat social de Rojava. l

[4] Il Lato Cattivo, op. cit.

[5] Eclipse relative des disparités sociales puisque les plus riches des Kurdes se sont dispensés de participer à l’auto-administration des camps en se réfugiant dans des pays et conditions plus confortables.

[6] Zaher Baher, « Vers l’autogestion au Rojava ? », Où est la révolution au Rojava ?, n°1, juillet-novembre 2014 p. 21

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