This 2015 pamphlet, 'Feminism Illustrated', combines the translations of a 1974 article written for 'Le Fléau Social' ['The Social Plague'], and a 2015 interview, both signed 'Constance Chatterley', an alias Gilles Dauvé used for that French magazine in 1974. Nearly all 'Fléau Social' articles were signed under fanciful aliases.
Du féminisme illustré - éditions Blast & Meor
Taken from éditions Blast & Meor website. First published online at 2015/04/21, 17:03. Revised version published 2015/08/14, 15:34.
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Le FHAR et Le Fléau social
« Vous dites que la société doit intégrer les homosexuels, moi je dis que les homosexuels doivent désintégrer la société. »
Françoise d’Eaubonne
C’est au creux du MLF que va naître le FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire).
Des lesbiennes fuyant ou exclues du club Arcadie (association homophile prout-prout) rejoignent le MLF et invitent leurs copains pédés à certaines réunions.
L’acte fondateur généralement retenu est la perturbation de l’émission de radio de Ménie Grégoire consacrée à l’homosexualité le 10 mars 1971. C’est à la suite de cette action menée à l’initiative du MLF que se constitue le FHAR. L’alliance entre femmes et homosexuels contre cette France phallocrate, réac et poussiéreuse est alors une évidence.
En avril c’est un dossier publié dans le journal Tout (numéro interdit) qui détourne le manifeste féministe : « Nous sommes plus de 343 salopes, nous nous sommes fait enculer par des Arabes et nous en sommes fiers ». Le 1er mai, derrière le cortège du MLF, ils sont une cinquantaine d’homosexuels à manifester dans Paris avec pour banderoles : « A bas la dictature des normaux ! », « Mâle, femelle, ras le bol ! ». Les Comité d’Action Lycéens les suivant, un des slogans est « Les lycéens sont mignons ! ».
La même année ils publient chez Champ Libre le pamphlet mythique Rapport contre la normalité.
Le mode de fonctionnement du FHAR est copié sur le MLF : des AG informelles aux Beaux-Arts pour seule structure. Mais cela « donne de fait le pouvoir aux stars. L’enthousiasme chaleureux du début laisse bientôt place à l’agressivité, qui devient un mode de fonctionnement » (Girard). D’une trentaine au début (surtout des femmes) le nombre de participants pourra atteindre à un moment jusqu’à 600 personnes (surtout des hommes). Il faut dire que le lieu est réputé pour la drague et les partouzes.
Outrances, provocations sont au programme des actions, comme lors des obsèques de Pierre Overney en 1972 (c’est peut-être la cause du départ du trotskiste libertaire Daniel Guérin).
Théoriquement, le FHAR est embourbé entre l’affirmation et la critique d’une identité homosexuelle.
Sociologiquement il regroupe majoritairement des étudiants, enseignants et intellectuels ; la plupart de militants sont issus de groupes d’extrême gauche trotskistes ou maoïstes.
1972 est une année charnière pour un jeune FHAR déjà en crise, « comme les autres groupuscules gauchistes » avouera le plus beau de ses chefs, Guy Hocquenghem. Et d’ajouter : « On nous a emprisonnés dans le jeu de la honte que nous avons transformé en jeu de la fierté. Ce n’est jamais que dorer les barreaux de notre cage. Nous ne sommes pas des homosexuels libres et fiers de l’être ».
Fin mai, fatiguées par la misogynie des mecs, des lesbiennes constituent les Gouines rouges et s’éloignent progressivement du FHAR.
En juin, le groupe 5 du FHAR publie le premier numéro de son journal, Le Fléau social (contre la famille, les organisations politiques « dans la fosse à purin ») ; fortement influencé par les situationnistes (sans qu’on puisse le résumer à cela). On y trouve les signatures de Françoise d’Eaubonne, Pierre Hahn et Alain Fleig. C’est ce dernier qui en sera le principal animateur. Il y dénonce en particulier le ghetto commercial homo (pas encore gay) qui commence à se mettre en place et qui, pour lui, n’est que « la soumission de la libido à la loi de la valeur ».
Mais le Fléau c’est aussi la critique radicale du gauchisme et du militantisme. En désaccord, une partie du groupe 5 rejoint le 11 et commence la publication de L’Antinorm, journal qui va se rapprocher des trotskistes de la LCR. Par rapport à l’extrême gauche, le FHAR laisse donc « échapper deux courants, l’un de haine et l’autre de soumission, respectivement Le Fléau social et L’Antinorm » (Girard).
A partir du n° 3, Le Fléau prend des distances critiques vis-à-vis du FHAR et du MLF ; il cesse progressivement de parler d’homosexualité.
La fin de l’histoire arrive vite, dès 1974. C’est le dernier numéro du Fléau. En février la police investit les Beaux-Arts depuis longtemps désertés.
Difficile de remplir le vide laissé par une météorite en furie. S’y essayent les groupes de libération homosexuels, GLH, au départ créés par des anciens d’Arcadie et des jeunes du FHAR. Les GLH connaissent de nombreuses scissions mais se multiplient en province. Le style est tout autre : abandon de toute prétention révolutionnaire, revendications spécifiques raisonnables (contre les discriminations), volonté de s’adresser à tous les homosexuels, stratégie assumée de contre-culture communautariste, recherche de reconnaissance. Les GLH ont apporté une idée neuve et fondamentale : « le militantisme politique homosexuel transcende l’appartenance à une classe sociale, à une idéologie ou un parti » (Girard)
Ayant pour but de déstabiliser la société et d’abolir la normalité sexuelle, le FHAR reste coincé entre l’apologie du sujet homosexuel et sa critique : après avoir reconstitué le ghetto qu’il dénonçait, il n’aboutit qu’à une normalité homosexuelle.
C. M. (pour Blast & Meor)
Sur le FHAR et Le Fléau social :
Jacques Girard, Le Mouvement homosexuel en France, 1945-1980, Syros, 1981 (à lire absolument !).
FHAR, Rapport contre la normalité, Champ libre, 1971 (réédité par Gaykitschcamp en 2013).
Alain Fleig, Lutte de con et piège à classe, Stock, 1977.
Frédéric Martel, Le Rose et le noir. Les homosexuels en France depuis 1968, Seuil, 2008.
Massimo Prearo, Le Moment politique de l’homosexualité. Mouvements, identités et communautés en France, Presses universitaires de Lyon, 2014.
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Le féminisme illustré ou Le Complexe de Diane (1974)
Les « révolutionnaires marxistes » assurent les femmes de leur soutien. L’oppression de la femme est réelle, c’est l’une des pires. Mais elle n’est qu’un aspect d’une réalité plus vaste. Les femmes doivent rejoindre le mouvement révolutionnaire prolétarien.
Le « mouvement de libération de la femme » assure les révolutionnaires de son soutien. L’oppression du prolétariat est réelle, c’est l’une des pires. Mais elle n’est qu’un aspect d’une réalité plus vaste. Les femmes tiennent compte de leur spécificité, et s’organisent séparément.
Selon le point de vue qu’il (elle) choisit, chacun(e) aura éternellement raison dans ce débat, dont il s’agit avant tout de ne pas remettre les bases en question. Aucun des protagonistes ne se demande en effet ce que valent les données de départ : qu’est-ce que ce « prolétariat » ? et qu’est-ce que la « femme » ? existe-t-il un « homme » ? Tout le monde y trouve son compte. Surtout, chaque camp serait bien en peine, non de critiquer les idées de l’autre, mais d’expliquer sa fonction sociale, car il serait alors obligé de s’interroger sur la sienne. Le « marxisme » des organisations « révolutionnaires » c’est le communisme théorique transformé en idéologie. Leur « prolétariat » n’est pas le mouvement collectif de négation de la société mercantile, mais celui des travailleurs mettant en place leur démocratie, représentés bien sûr par leurs organisations. Le « Marxisme » déjà repoussé par Marx est aujourd’hui partie intégrante de l’idéologie dominante, qui le découpe, n’en garde que la partie descriptive, d’analyse des contradictions, pour mieux les aménager, et rejette l’autre, vision du mouvement vers la communauté humaine, qui seule donne son sens révolutionnaire au reste. Si les « révolutionnaires » s’en réclament ce n’est ni un hasard ni une erreur. Ne parlons pas des PC officiels par tous rejetés : mais qui comprend au fond leur rôle contre-révolutionnaire, et que la révolution devra les détruire ? le plus souvent on ne les voit que comme déviation. Mais les organisations « révolutionnaires » (grandes ou petites, bureaucratiques ou informelles, peu importe) sont la même chose que le PC, à sa gauche. Elles aident la société à bloquer les aspirations à un monde nouveau, en figeant leur processus sur des moments limités.
Par exemple, les ouvriers de LIP n’étaient pas révolutionnaires, de toute façon (cf. Le Fléau, n° 4). Ils n’employaient des moyens radicaux que pour défendre leur place dans le capital, ce qui, dans certains cas, peut justement faire éclater le capital, s’il ne peut pas leur accorder cette place. Le gauchisme vient pour expliquer à ces ouvriers que la vraie solution de leur problème n’est pas l’abolition du salariat, mais la sauvegarde de leur emploi salarié.
Ne pas voir le communisme
Il est frappant de voir à quel point la critique des groupes dits révolutionnaires par le mlf reste partielle (nous désignons par mlf le mouvement au sens large, non l’organisation s’appelant MLF). Il leur reproche de ne pas s’occuper des femmes. C’est parce que le mlf n’a pas trouvé sa place dans le gauchisme, qu’il le refuse. De même, le mlf, si prompt à dénoncer les tendances anti-femmes dans les positions « marxistes », prend finalement ce même marxisme pour argent comptant, incapable de faire la différence entre lui et le véritable communisme théorique. Le mlf refuse le mouvement révolutionnaire traditionnel tout en ne voyant d’autre révolutionnaire que ce même mouvement. Il critique le marxisme sans voir que son dépérissement comme théorie révolutionnaire a produit, par réaction, d’autres positions authentiquement subversives : la gauche communiste après 1917, par exemple (Bordiga, Pannekoek, Gorter, Sylvia Pankhurst, d’ailleurs venue du féminisme au communisme et victime du silence et des falsifications du mlf comme des « marxistes », etc.).
Car, lui aussi, le mlf a besoin de ne pas voir le mouvement social communiste qui s’est manifesté dans toute l’histoire, et réapparaît. Le mlf est aux femmes ce que la politique « révolutionnaire » est au prolétariat en général : une organisation (= de nombreuses organisations) prenant en charge certaines revendications, menant des luttes, mais en enfermant toujours ceux (celles ) qu’elle encadre dans une sphère limitée. Rejeté, le mlf s’est formé à l’écart des groupes politiques (y compris d’extrême gauche). Mais, comme pour eux, sa logique est de rassembler du monde pour devenir un pouvoir dans cette société.
Puisqu’il se fonde sur une série de revendications minimales depuis longtemps ou toujours négligées par la politique classique (cela ne rapportait pas assez), il prend plutôt l’aspect d’un groupe de pression (là encore, sous forme de diverses organisations).
Si ce n’était qu’un nouveau réformisme, nous n’aurions rien contre, au contraire.
A l’opposé du radicalisme… infantile, la position révolutionnaire consiste à appuyer toute lutte visant effectivement à modifier les conditions d’existence. Mais le problème ne s’arrête pas là. Car ce néo-syndicalisme ou lobbyisme, comme l’autre, joue un rôle parfaitement conservateur, n’aidant à améliorer certaines conditions de vie qu’au prix d’une intégration matérielle et idéologique renforcée. Comme l’illustre l’article sur la sexualité dans ce même numéro (1), la « libération » sexuelle coexiste avec l’aliénation complète, puisqu’on réalise une émancipation purement bornée à un domaine coupé des au-
La bourgeoisie moderniste veut libérer les forces du désir (Guattari-Deleuze) et de la créativité (fin du taylorisme), utiliser la tendance à la communauté comme sut le faire le nazisme, mais de façon plus souple et diversifiée, contre la bourgeoisie traditionaliste effrayée du déclin des structures répressives, et craignant les apprentis sorciers. En fait la répression fait bon ménage avec la société « permissive » et se renforce parallèlement. On s’enfonce de plus en plus dans le règne de la tolérance répressive. L’immense majorité de ceux qui revendiquent un changement sur un point particulier propre à leur cas, trouveront une relative satisfaction même mystifiée, au moins tant que le capital n’est pas en crise économique sérieuse. Ils refusent d’être plus longtemps rejetés. Après 1871 le capital a cessé de traiter les ouvriers en barbares. Il suit aujourd’hui la même démarche sur le plan de la vie quotidienne, intégrant toutes les catégories dont il admet la différence. Le mlf est donc cohérent avec la perspective capitaliste.
-tres, et donc dépourvue de sens et d’universalité. L’échange des femmes, aux USA (wife swapping), crée la pseudo-communauté sexuelle limitée où « la femme devient une propriété collective et ordinaire » (Manuscrits de 1844).
Le réformisme s’en sortira toujours en soutenant qu’il voulait « plus » que cela, qu’il faudra encore revendiquer autre chose, aller plus loin, etc. Mais, dans la mesure où il ne pose pas et même masque la véritable émancipation, force est de considérer ses déclarations comme des justifications. « Demain on rase gratis » permet de ne pas clarifier les questions fondamentales et de ne pas se préparer à les résoudre. Le mlf appartient au vieux monde comme tous les autres réformismes organisés. Comme eux, il est contraint de s’opposer à la révolution
Société du ghetto
Le mouvement dit révolutionnaire, sous prétexte de replacer le problème féminin dans la société totale, l’aplatit à un niveau où peut agir la politique, recherche du pouvoir. On réduit la question de la femme à celle de la femme salariée, afin de la caser dans le groupe des « salariés », qui, ensemble, verront disparaître leur oppression par une société démocratique gérée par eux-mêmes. Le socialisme, selon l’ex-Ligue (2), c’est « l’automation plus les conseils ouvriers ». Or, ce qui échappe au mlf, c’est que cette façon de liquider le problème féminin, d’absorber ce qu’il a de subversif, est également appliquée au reste. Chacun est pris en charge par les mouvements ouvrier, syndical, révolutionnaire, etc., censés poser son problème en termes généraux. Mais ce n’est qu’une généralité politique, non humaine (cf. l’article de Marx sur « Le roi de Prusse et la réforme sociale »). On raisonne au niveau de la société posée au-dessus de tous les rapports réels, et qu’une organisation différente du pouvoir, de la façon de l’administrer, pourrait bouleverser. On fait de la totalité une abstraction qu’on prétend modifier par une autre gestion. Le salarié, la femme, etc., se retrouve finalement dans le même isolement. Le mlf ne voit pas qu’en se réclamant sans cesse de la spécificité de la femme, il perpétue la séparation maintenue autrement par les mouvements traditionnels, fondés, eux, sur le « général » (illusoire, comme on l’a vu). Le mlf, lui, base tout sur la particularité, pour y rester.
C’est la société du ghetto : ouvrier – intellectuel – fou – jeune – underground – révolutionnaire – homme – femme – homosexuel – culturel – lycéen – etc., toutes les catégories tendent maintenant à la reconnaissance capitaliste en tant que catégories séparées. Le capital est capable d’accepter des comportements et systèmes de valeurs différents en son sein, sachant que leur développement s’effectue dans des limites inoffensives pour lui. Revendiquer sa différence, c’est à la fois vouloir être ce qu’on est, et aussi le rester, donc rester dans un ghetto, refuser la communauté humaine pour une communauté restreinte. Le capital accorde cette différence pourvu qu’on s’y limite. Réformisme de type nouveau : ayant tout colonisé, le capital voit partout naître des réformismes, non seulement « ouvrier », mais dans les aspects de la vie « quotidienne ».
Comme les syndicats réunissaient les ouvriers pour améliorer leur condition en les séparant (en métier, puis par industrie, mais cela ne signifia que leur organisation par entreprise, donc sur le principe même du capitalisme), de même les mouvements actuels rassemblent femmes, noirs, homosexuels, etc., en les isolant des autres. Dans les deux cas on retrouve une communauté en se coupant encore davantage de la communauté humaine potentielle. Dans les deux cas cela va de pair avec le développement de la communauté humaine comme idéologie. Nous ne jugeons pas plus le mlf sur ses professions de foi universalistes, que les socialistes d’avant 1914 sur leurs déclarations internationalistes.
Libération ?
Au sens strict, un bouleversement radical de la vie n’est pas une « libération ». La libération est le fait d’ôter une contrainte qui pesait sur soi. Le prisonnier peut se libérer sans par là détruire tout le système des prisons. Une révolution profonde fait bien plus que nous libérer des chaînes qui nous entravent, comme s’il ne s’agissait que d’exister sans ces chaînes, mais sans non plus les abolir. Elle change tout et nous-mêmes. La notion même de libération, « nationale » ou de « femmes », élimine un aspect de la société en gardant le reste, qui, finalement retombe sur les « libérés » de tout son poids.
On parle d’un monde d’hommes. Mais qui a déjà vu un « homme » ? Il n’y a pas plus d’homme que de nature humaine. Le rapport homme-femme est une relation double, non univoque, comme le rapport salarié-capital sur un autre plan. L’héroïne de Richardson, Clarissa Harlowe décrit ainsi cette relation au XVIIIème siècle : « la moitié de l’humanité torturant l’autre et étant torturé par cette torture ». De même Déjacque en 1857 : « Est-ce que l’être humain n’est pas l’être humain au pluriel comme au singulier au féminin comme au masculin ? Pour éviter toute équivoque, c’est l’émancipation de l’être humain qu’il faudrait dire. La femme, sachez-le est le mobile de l’homme, comme l’homme est le mobile de la femme ». G. Greer l’explique, l’oppression familiale de la femme est aussi oppressive pour l’homme.
Tout faire dépendre de la société mâle, relève d’une attitude magique. Cela n’éclaire pas plus que les perpétuelles dénonciations des « capitalistes », voire du « capitalisme », par les gens de gauche. La question est celle-ci : une société repose-t-elle sur la façon dont elle produit ses conditions de vie, ou sur ses rapports de domination ? Tout atteste au contraire que la domination, et ses formes, proviennent de la façon dont la société se reproduit matériellement. La place manque ici pour revenir au passage au patriarcat et à la propriété privée, qui marque le début de l’esclavage féminin. Les études de Morgan, Malinovski… et les commentaires d’Engels, Reich…. montrent le lien avec l’apparition de la société marchande.
Ce n’est pas l’homme qui opprime la femme, en dernière analyse, c’est, à travers l’homme, le capital. De même les enfants ne sont pas opprimés par leurs parents, qui ne servent que de relais à la structure capitaliste. La femme n’opprime-t-elle pas les enfants ? En ce cas il faudrait parler d’une juxtaposition de mouvements de « libération » des uns et des autres. Mais c’est justement le souhait de cette société d’enfermer chacun dans son statut (cf. les « chercheurs de statut » étudiés par Vance Packart). Et les vieux, dont la condition est aussi atroce que celle des femmes ? On estime qu’en Grande-Bretagne, chaque année, par manque de chauffage, 500 000 vieillards souffrent d’une maladie caractérisée par une température insuffisante du corps, qui est la cause principale de décès de 50 000 d’entre eux. A raisonner ainsi, chacun en opprime un autre. J’opprime le chômeur dont je prends le travail. La perspective révolutionnaire consiste justement à montrer là un effet de la concurrence et de l’isolement imposés par le salariat et l’échange, et non à dresser un groupe contre les autres. L’affirmation exacte qu’on ne peut être révolutionnaire en acceptant et en intériorisant les rôles imposés par le capital, devient absurde si l’on pose en préalable que chacun, à l’intérieur de son propre rouage, doive se libérer, et qu’ensuite (ou à la rigueur, en même temps) on changera l’ensemble de la société. C’est la justification de la séparation.
Nostalgie de la famille
La révolution bourgeoise a libéré le travail. Libérer la femme, sans plus, ne peut signifier que faire totalement d’elle une marchandise. L’archaïsme de la situation féminine, comme de bien d’autres, est que pour le capital, la femme ne se présente pas encore comme une immense accumulation de marchandises. Elle le devient pourtant chaque jour davantage. Fourier décrivait l’amour bourgeois comme échange (cf. citations dans La Sainte Famille, VIII, 6). Maintenant la sexualité et en particulier la femme sont aussi une marchandise à titre d’images. Tant que le capital dominait la société sans l’avoir entièrement conquise, la famille de type petit bourgeois restait l’un de ses soutiens idéologiques essentiels, qu’il faisait partager aux ouvriers, au moins une partie privilégiée d’entre eux (car un grand nombre, au XIXe siècle, vivaient en marge du mariage et ne connaissaient pas de vie familiale véritable), comme l’expose Reich. La domination totale du capital sur la société, par la généralisation de la consommation de marchandises, est aussi l’effondrement de l’ancienne petite bourgeoisie, et l’apparition de la famille nucléaire (père + mère + enfants), au lieu de la famille large dont on trouve encore des exemples dans les zones arriérées d’Europe (cf. G. Greer sur l’Italie). Ce nouveau type de famille est pénétré de l’intérieur par l’échange. Lorsqu’on paye l’enfant pour un service rendu, la famille le prend un peu comme un jeu, mais il est également clair pour tout le monde qu’ainsi il apprend que tout se paie. La revendication du travail ménager payé comme tout autre travail, lancée par une partie du mlf, vise à faire reconnaître là une production qui doit être rémunérée comme les autres. Contrairement à ce qu’on dit, la « crise » actuelle de la famille ne vient pas de ce qu’elle serait devenue plus oppressive, ou plus ressentie comme telle, mais de son effondrement comme communauté protectrice. C’est même l’une des causes d’existence d’un mlf, que les revendications économiques ou politiques ne suffisent à expliquer. La famille nucléaire, dévorée comme cadre de vie par l’échange et le salariat modernes, n’offre plus le refuge nécessaire, compensation à l’atomisation sociale (même évolution pour le couple).
Dans tout le discours anti-famille, il faut lire la nostalgie de la « vraie » famille. On s’acharne à trouver des familles de substitution dans les divers ghettos évoqués plus haut : par exemple le milieu « jeunes », aux différentes couches séparées, mais unies dans la même consommation marchande. La femme est elle aussi tentée (par les contraintes du besoin de rapports avec les autres) par la communauté des femmes. On cherche une nouvelle communauté au moment où les autres font faillite, sauf celles tolérées, c’est-à-dire organisées, par le capital.
Aucun mouvement, quelle que soit l’horreur de l’oppression qui le fait naître, n’est révolutionnaire s’il agit et pense dans la perspective d’une communauté limitée. Le juif ne s’émancipe pas en tant que juif, même s’il prétend ainsi inscrire son mouvement dans un mouvement général, et encore moins s’il prétend y jouer un rôle moteur : le messianisme n’a rien à voir avec le communisme.
Au moins aux USA, cette évolution a coïncidé avec une dégradation de la place de la femme dans la vie active. Entre 1870 et 1950 la position relative de la femme s’était élevée dans la vie professionnelle, surtout jusqu’en 1920. La circulation de la valeur créait des possibilités d’emploi et même de promotion aux femmes dans les nouvelles couches moyennes. De 1950 à 1970 se produit un dé-
L’idée de Marx, voyant dans le capitalisme lui-même le destructeur de la famille, et par là de la MORALE bourgeoise, ne pouvait se réaliser que dans la mesure où le capital produisait réellement la société selon ses lois (Capital, I, XV). L’Idéologie Allemande montrait d’ailleurs que la famille persistait sous le capitalisme tout en disparaissant comme « lien interne » (I, III, H). L’insuffisance de Reich, par contre, est de ne jamais avoir compris au fond le mouvement du capital (et donc le prolétariat). Reich estime la famille indispensable au capital, parce qu’il ignore où réside la force réelle du capital. Certes, celui-ci a besoin de structures répressives, mais il assure surtout sa défense par son propre dynamisme, par la mercantilisation de toute vie sociale. Sa souplesse permet de tolérer une relative adaptation de la famille. Ce n’est pas son développement, mais l’INSUFFISANCE de ce développement, qui empêche la liquidation totale de la famille (qui n’est guère envisageable actuellement). Le capital n’a pas seulement intégré le mouvement révolutionnaire après 1917 par la force des institutions : mais aussi en développant une production de masse qui a donné le moyen à la marchandise de pénétrer toutes les manifestations de la vie.
-clin relatif de la place des femmes, dont le statut professionnel retombe en dessous de celui de 1920 (American Journal of Economics and Sociology, juillet 1973). Les deux facteurs se sont mêlés à l’origine du mlf.
La recherche d’une identité commence par le contact avec ceux (celles) qui nous ressemblent. Mais si elle se limite à ce stade, elle ne trouve qu’elle-même, son propre reflet. Ce n’est pas un hasard si la pratique de la discussion entre femmes a pris dans le mlf une importance démesurée. Moyen de se dépasser, de rompre une série de mécanismes d’auto-répression, elle devient moyen de tourner en rond. Chacune n’est pour l’autre qu’un miroir renvoyant l’autre à ses propres problèmes, sans en aborder la racine. Le mouvement social est plus qu’une inter-subjectivité. Ce recours à la communication n’est pas particulier aux femmes. Les milieux underground, décomposé, « révolutionnaire », en font le plus grand usage. Lorsqu’on est isolé, on ne peut que « discuter ». Souvent le mlf fait autre chose, mais la « prise de conscience » pèse lourdement sur sa pratique. A notre époque il est de plus en plus question de « se dire », du « discours du corps », etc. toutes ces formules, qui expriment une partie d’une réalité et d’un processus nécessaires à la révolution, traduisent aussi son renfermement sur le langage. La représentation tient lieu de transformation.
Notre temps est passionné par le langage parce qu’il éprouve du mal à faire ce qu’il dit. Il n’y a d’identité possible que dans la communauté humaine. Pour prendre un autre exemple, l’oppression des régions et nationalités est réelle, et le communisme n’est pas universel au sens de l’uniformité. Mais cette oppression ne prendra fin que dans un mouvement qui dépasse les régions et nations, et non par leur affirmation et constitution en sphères autonomes « libérées ». On ne peut mettre bout à bout une série de mouvements dont la totalité composerait la « révolution ». Le mouvement communiste est autre chose.
Les révolutionnaires font effectivement preuve de « chauvinisme mâle » lorsqu’ils reprochent aux femmes de s’organiser entre elles, et même de fermer aux hommes leurs réunions et leurs groupes. Cette volonté de retrait est dans un premier temps, compte tenu du mépris dans lequel on tient en réalité les femmes, une nécessité impérieuse, condition de l’activité. Quand on sait à quel degré les groupes « révolutionnaires » entretiennent en leur sein la répression sur ces sujets, il est normal qu’au départ les femmes s’organisent à part (de même les noirs). Le problème est de savoir si cette séparation existe dans l’organisation seulement (donc provisoire), ou par principe, dans la perspective d’une solution féminine à la question de la femme. En ce dernier cas, on pérennise l’isolement des femmes, organisé par le capital, et redoublé par le mlf.
Prolétaire et femme
Le communisme théorique n’est la théorie, ni de l’aliénation, ni de l’exploitation des ouvriers, mais du mouvement qui permet d’en sortir. La possibilité positive de l’émancipation humaine réside dans la formation de reconquérir une classe qui « soit la perte totale de l’homme et ne puisse se reconquérir qu’à travers la réacquisition complète de l’homme ». (Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel) Marx n’a insisté sur les « ouvriers » (aujourd’hui il faut élargir cette notion aux nouveaux secteurs productifs) que parce que seul le travail associé, collectif, création du capital, donne les moyens de s’émanciper. Le communisme n’est pas affaire d’industrialisation, s’il suppose toutefois un seuil où le travail est devenu suffisamment commun pour qu’on puisse supprimer l’« économie séparée » (Marx). La révolution n’est un problème « ouvrier » (nous employons ce mot avec les réserves ci-dessus) que parce que les ouvriers sont, par leur fonction, le moyen central de son accomplissement. Et non parce qu’en soi l’ouvrier serait plus aliéné, ou constituerait un idéal social.
L’ouvrier n’est pas plus « aliéné » que, par exemple, la mère de famille. Si son activité aboutit à le rendre étranger à lui-même, c’est aussi le cas de la mère. La notion de travail, à moins de raisonner en termes capitalistes, et de la prendre dans son sens mercantile, recouvre toute activité modifiant son environnement et soi-même. Avoir un enfant est en ce sens un travail. D’ailleurs, dans le communisme, l’amour, les enfants, la cuisine, etc., seront parmi les « travaux » les plus importants. Or, en ce moment, avoir et élever un enfant devient une opération commerciale : on calcule ce que coûterait et rapporterait le fait de rester à la maison, ou celui d’aller travailler. Dans le soin de l’enfant entre une préoccupation mercantile, où l’on choisit le plus rentable. Au surplus, on élève l’enfant dans la perspective d’une promotion sociale des parents par son intermédiaire. On forme une force de travail dont on escompte qu’elle se vendra bien, et que les parents bénéficieront de l’image de cette opération fructueuse. Comme l’ouvrier, la mère travaille donc pour autre chose que son activité elle-même. A son tour son fils fera de même. Toujours on fait quelque chose pour autre chose : aliénation. On voit ici quel est le sens des « droits » conquis sous le capitalisme. Le contrôle des naissances permet d’avoir des enfants quand on veut. Mais qu’est-ce que « vouloir » ? Sinon la liberté de choisir dans une alternative capitaliste où l’on subira de toute façon le rapport marchand.
On n’a acquis que la liberté de s’adapter du mieux possible à une vie marchande elle-même devenue plus souple, donc plus efficace.
Autrefois on investissait pour soi en ayant des enfants capables de vous entretenir dans la vieillesse. Aujourd’hui on investit pour que ses enfants se conforment à une image de réussite sociale. Le communisme théorique ne dit pas que la femme et l’ouvrier sont sur le même plan, ni que la femme doive appuyer la lutte de l’ouvrier, mais que l’émancipation de l’un et de l’autre a un centre de gravité qui tourne autour de l’ouvrier : mais pas en tant qu’ouvrier, simplement en tant que sa fonction lui donne des moyens indispensables que la femme n’a pas.
La force du communisme théorique n’est pas de mieux décrire l’horreur du monde, connue de tous, même de Saint-François d’Assise, mais de montrer le mécanisme de l’émancipation. L’émancipation de la femme sera l’œuvre du prolétariat, celui-ci étant à la fois plus et moins que les fameux « ouvriers ». Plus, parce que le prolétaire ne se définit pas de façon sociologique, mais dynamique : celui-ci est contraint de tout détruire parce qu’il n’est rien, pour exister. En ce sens, il y a des prolétaires ailleurs que chez les « travailleurs », mais seuls les prolétaires productifs peuvent se donner les moyens de la lutte. Moins, parce qu’une partie des ouvriers sera opposée à la révolution. Le problème ne peut être posé que sur de telles bases et non en recherchant les plus opprimés(es). Il est vrai que toutes les femmes sont opprimées : de même tous les enfants, tous les non-blancs, tous les vieux, etc. Le capital engendre l’inégalité. Mais les bourgeoises ne se débarrasseront pas de leur oppression par une action dirigée spécifiquement contre cette oppression là, mais par une révolution communiste qui résoudra leur situation de bourgeois-es en liquidant la bourgeoisie. Non pas que cette liquidation fasse disparaître automatiquement l’oppression de la bourgeoise en tant que femme. Seul le marxisme vulgaire soutient que le changement de « l’économie » entraîne le reste, alors qu’il faut la détruire précisément en tant qu’« économie ». Mais la liquidation du rapport marchand et salarial est la condition indispensable du reste. Bien peu de bourgeoises sont et seront de toute façon révolutionnaires. Comme pour le « prolétariat », la question n’est pas seulement de comprendre ce que subissent les femmes, mais la manière dont elles le subissent, et les conditions qui permettent de lutter pour s’en sortir.
Néoléninisme
Au contraire, si l’on considère que « la domination de la femme est à la fois le maillon le plus complexe et le plus fondamental » des chaînes de l’esclavage, alors le chantage à l’horrible est permis (S. Rowbotham, dans The Body Politic à paraître en français). La démagogie féministe est devenue aussi écœurante que toutes les autres (sauf la démagogie ouvrière, hors concours). Avec d’autres justifications, le gauchisme féministe rejoint d’ailleurs le gauchisme habituel. Le même texte, peu connu mais qui fournit une base théorique de tout le mlf à prétention radicale, soutient que « les mouvements se développent dans le processus de leur communication » et que « les formes de communication définissent donc considérablement leur forme et leur direction ». Il aurait fallu relier l’expression à la nature du mouvement : qu’est-ce d’abord que notre société ?
Le problème de l’expression devient justement essentiel lorsque le mouvement est faible ou décline : mouvement révolutionnaire absorbé après 1871, ou mouvement de « tout le monde » ou « tout le peuple » actuellement. Le langage pose problème lorsqu’il n’y a plus communication parce que les individus sont séparés. Ce n’est pas en trouvant un moyen de communication qu’on résout le problème, mais en supprimant la racine de la séparation elle-même. Mettre en avant la question de l’expression est tomber dans le piège de la société qui favorise la substitution de l’expression à la transformation réelle. Au contraire, le mouvement communiste est celui qui abolit les conditions d’existence ; actuellement il les attaque.
Faire de l’expression le problème numéro 1, est le but de la IIème Internationale : Lénine après Kautsky veut remplacer l’idéologie bourgeoise par l’idéologie ouvrière socialiste. On justifie ainsi une organisation extérieure au prolétariat. Paradoxalement, les gauchistes soi-disant « libérés » du léninisme, mais raisonnant toujours en terme de prise de conscience, aboutissent au même effet que les bureaucrates. De même le gauchisme féministe lorsqu’il justifie un mlf séparé au nom d’une prise de conscience spécifique et d’une libération de l’expression. Pour les léninistes traditionnels l’organisation séparée apporte la conscience. Pour les autres, elle laisse intact et autonome le prolétariat (ou ici : les femmes), lui tend le micro, lui donne la parole. On fait parler / on laisse parler : c’est l’inverse. Mais que la parole pénètre les intéressé(e)s ou qu’elle en sorte, on a toujours le même facteur supposé essentiel d’une parole à exprimer. Que l’intellectuel (collectif (= parti) ou individus « autonomes ») s’impose, ou se borne à s’interposer comme relais, il justifie toujours son rôle, et un rôle primordial : c’est par la parole que se définit le mouvement. On le réduit par là à un mouvement de la conscience, soit qu’il prenne conscience de l’extérieur, soit qu’il ait besoin qu’on exprime sa conscience pour qu’il puisse exister.
Vouloir révéler ce qui est demeuré « caché dans l’histoire » (titre d’un ouvrage de Rowbotham) n’est utile que si l’on en fait autre chose qu’une connaissance NECESSAIRE pour agir. L’ignorance n’est pas plus une forme d’oppression que le savoir comme idéologie. L’éducationnisme est aussi réactionnaire que l’obscurantisme. Nous subissons la « dictature des Lumières ». Poser comme principe la nécessité d’un détour par la connaissance, ou la décision comme moment privilégié (démocratie), participe de la même erreur : inévitablement, ceux qui donnent dans l’éducation ou l’auto-éducation comme fondamentale, parlent aussi toujours en termes de POUVOIR à prendre.
C’est encore l’idée de l’intellectuel qui vient servir ; après les ouvriers, les femmes. On réinvente le léninisme cette fois démocratisé. C’est chacun qui va s’exprimer, la grande majorité parlant égalitairement, la minorité consciente tenant les journaux du mouvement et écrivant des livres. On inverse totalement le rapport social. Finalement, ce n’est même plus la classe (ici : les femmes) qui s’exprime à travers ces nouveaux médiateurs c’est leur intervention qui les fait s’exprimer. Vision d’enseignant. D’ailleurs on pourrait montrer comment les théoriciens de l’expression, lorsqu’ils « expriment », ne disent pas l’essentiel. Même les extrémistes du mlf anglais parlent du communisme de gauche en Angleterre (S. Pankhurst) pour n’en rien dire (cf. Rowbotham, Féminisme et révolution). On veut se faire les voix du silence, et on ne dit rien. Il y a bien une « école féministe de la falsification ».
Droits et devoirs
De toute manière, rien n’est plus faux que voir dans le mouvement féminin ou ouvrier un facteur en soi d’émancipation humaine. En Angleterre, par exemple, le féminisme a produit en 1917-1924 l’une des meilleures composantes du mouvement communiste anglais. Mais, issue comme S. Pankhurst du suffragisme, l’autre aile du féminisme a produit l’un des meilleurs aspects de la contre-révolution, embrigadant les ouvrières dans le nationalisme en 1914 et dénonçant les révolutionnaires. Surtout le suffragisme a véhiculé l’idéologie démocratique dont on commence à comprendre qu’elle fut le grand fossoyeur de l’aspiration révolutionnaire qui suivit 1917 (et surtout en son centre : l’Allemagne). Il est totalement anti-historique de faire du mlf un mouvement par essence radical. Il ne devient tel que s’il sort de lui-même, de son ghetto.
Lutter pour les « droits » de la femme n’est pas en soi subversif. La notion même de droits/devoirs suppose une société qui elle-même n’est pas remise en cause. Aussi la conquête de droits n’est pas plus révolutionnaire que d’imposer à la bourgeoisie des « devoirs », comme le voulait l’ancien mouvement ouvrier d’avant 1914 : ces devoirs s’appliquent ensuite aux ouvriers (si la société est solidaire et doit bien traiter les ouvriers, ceux-ci doivent en être solidaires à leur tour).
De même les droits : l’égalité homme/femme, comme la solidarité bourgeois-ouvrier, impliquent des droits et des devoirs réciproques dans la même société.
On aboutit à une situation où l’Etat impose des sacrifices à la fois aux bourgeois et aux ouvriers, aux hommes et aux femmes, tout en maintenant ainsi une oppression aggravée (ex. de l’Allemagne nazie).
A une époque où le capital domine tout, revendiquer pour la femme la libération (la prise en charge sociale) des tâches domestiques, ressemble à se contenter de limiter le temps de travail. Car le capital a tout conquis, travail et loisir, temps « libre » et non-libre. Avec le prolongement de la vie, et la réduction du nombre d’enfants, la femme consacre moins de 10 % de sa vie à la naissance et au soin des jeunes enfants au lieu d’1/3 autrefois). D’où la revendication d’une libération du temps rendu disponible : mais il n’y a pas de « libération » du temps dans le monde du capital. L’être humain ne s’émancipera de la dictature du temps parcellaire qu’en s’émancipant du capital.
Réformisme et tragédie
En fait les journaux du mlf traduisent ou trahissent une certaine lucidité face à ces réalités, par leur émotion, leur ton pathétique, voire tragique (au sens d’une contradiction sans solution, – maintenant), et cette affirmation répétée qu’il faut plus que des mots, qu’il faut agir. Sans préjuger de l’avenir, où l’évolution du mlf est et sera déterminée par autre chose que lui, on ne peut s’empêcher de penser à ces femmes, telles S. Pankhurst, ou d’autres, plus reculées dans le temps, à une époque où toute révolution était exclue, animées d’une passion qui se brûle elle-même, dévorant son sujet faute d’atteindre son objet, et ensuite ne sachant où exister : elle était… Les organisations du mlf (Le MLF par exemple) s’en sortent en s’idéologisant et se réformisant progressivement. Elles finissent par entretenir avec « la révolution » le même rapport mystifié et mystifiant que cette extrême gauche contre laquelle elles étaient apparues. Tantôt elles entrent dans le réformisme traditionnel. Tantôt elles s’intègrent au gauchisme (NOW aux USA, Choisir en France), (MLF). Le mlf formel et informel réagit par une agressivité qui est encore une façade, un truc pour supporter, éviter de changer, d’approfondir, de se changer.
Les contestations, même violentes, renforcent le capital si elles ne s’attaquent pas à ses fondements : elles lui désignent les contradictions à organiser, et lui gagnent ceux à qui il accorde des privilèges (mouvement ouvrier « dur » avant 1914). Les suffragettes sont la preuve qu’on peut être violent et non-révolutionnaire. La vigueur de l’activité des suffragettes témoignait de quelque chose de plus que les objectifs affirmés, d’une insatisfaction profonde, d’une aspiration à autre chose. Mais l’activité et le militantisme, avaient pour fonction sociale d’user cette énergie, de la faire se dépenser sans risque pour l’ordre établi.
Réorganisation du capital
Le capital est entré aujourd’hui, non en décomposition, mais dans une gigantesque réorganisation, et dispose de sérieux atouts pour en sortir vainqueur une fois de plus.
Bien que des mouvements révolutionnaires puissent éclater d’ici quelques semaines, la meilleure façon de s’y préparer n’est pas d’escompter qu’ils éclateront obligatoirement dans ces délais. Il est aussi inutile, dans ce contexte, d’abdiquer tout point de vue critique du mlf, qu’odieux de prolonger au sein du mouvement subversif le mépris de la femme latent dans la société. Le mlf part de revendications particulières, comme tout mouvement social. Personne ne s’agite pour l’universel. Mais il a déjà atteint le stade de la transformation de ses organisations en groupes de pression repliés sur leur problème et réagissant en concurrents des autres. Il dispose encore d’une vitalité, peut-être pour longtemps, mais, bien qu’il s’y passe bien plus d’actes subversifs que dans le reste du gauchisme, il n’en a pas moins un rôle intégrateur. La présence en son sein d’éléments radicaux et actifs ne constitue pas plus une preuve de son caractère révolutionnaire que celle de Luxemburg dans le SPD (3) avant 1914. Dans ce domaine, est décisive seulement la fonction globale de l’organisation.
Il était inévitable que la grande majorité du mlf évolue en ce sens, en l’absence de poussée révolutionnaire. Celles qui refusent le réformisme ne peuvent rompre avec lui qu’en quittant les organisations officielles du mlf, sans pour autant cesser d’agir comme elles peuvent, y compris au plan immédiat. Le mlf oppose le particulier au tout : le mouvement révolutionnaire n’oppose pas le tout au particulier. On ne se bat pas contre « le capitalisme » en général. Le communisme n’est pas un maximalisme. Il ne fait pas profession de radicalité. En n’ayant plus comme ennemi que « le capital », ces femmes retomberaient dans la fausse généralité (politique, ou théorique, – par l’abstraction). Le capital, c’est aussi les institutions et la « vie » à côté de nous. Mais la lutte pour les réformes n’a de sens révolutionnaire que comme expérience, non par la concession éphémère qu’elle arrache.
Avec deux guerres mondiales et pas mal d’autres, et le totalitarisme croissant, nous savons que le seul réalisme est la révolution ; et qu’en s’enfermant sur la conquête des réformes de plus en plus PLANIFIEES par le capital, on renforce l’Etat et les structures d’encadrement (syndicats, partis, etc.). On mesurera l’efficacité du « réalisme » réformiste en comparant par exemple les programmes du Women Liberation Workshop en 1970 et de la Women’s Emancipation Union en … 1892 : après 80 ans de réformisme, on en est encore à attendre la satisfaction des revendications élémentaires. Le capital accorde tout… ce qui le renforce dans son contrôle social.
Et les nécessités immédiates, dira-t-on ? il y a partout des femmes opprimées, qui se battent : que faire avec/pour elles ? On ne peut tout repousser au « lendemain de la révolution » (Kautsky). C’est vrai. Mais la question de la distance entre l’émancipation réelle (y compris personnelle) et l’action que l’on peut mener aujourd’hui, ne se pose pas qu’aux femmes. Elle existe pour tous. Un nouveau militantisme (où cette fois les femmes lutteraient pour la vraie cause, pour la révolution, mais la bonne), dissociant l’activité des problèmes immédiats, serait aussi réactionnaire que l’ancien. L’activité actuelle suppose de rompre aussi bien avec le militantisme qu’avec la passivité complaisante (cachant une détresse réelle sous un masque théorique et/ou agressif).
A celles qui répondent : tout cela est bien beau, mais que proposez-vous ? On ne peut que dire : votre réaction, montre que pour vous, une fois encore, le mlf – comme d’autres mouvements pour d’autres personnes – a été un havre, une solution de facilité, une nouvelle famille dont vous attendiez tout. Justement : la question de l’activité « révolutionnaire » est bien simple si on l’aborde correctement. C’est un mystère si l’on espère tout d’un mouvement collectif sans en être soi-même un élément agissant et se modifiant. Il n’y a pas de solution aux contradictions sociales, y compris à l’existence de ces êtres appelés révolutionnaires en l’absence de révolution. Plutôt, la solution est la révolution elle-même. Il n’y a pas de voie royale. Ceux et celles qui exigent dès maintenant un certificat de réussite peuvent laisser tomber. En tout état de cause, un prolétariat qui aujourd’hui ne lutterait pas contre les « empiétements du capital » (Marx) laisserait sceptique sur sa capacité de faire une révolution.
Il ne s’agit pas que la femme s’oublie en tant que femme, abandonnant son problème et ses exigences en participant au mouvement révolutionnaire. Pourquoi craindrait-elle tant d’être bernée ? S. de Beauvoir n’a été « flouée » que parce qu’elle s’était lancée dans la politique, et parfois la plus méprisable. Cette hantise de la « récupération » est encore une preuve de faiblesse. La femme n’a pas été plus trahie par les mouvements antérieurs que les « hommes » n’ont perdu leurs problèmes de vue avec leur intégration au capital. Partis de la lutte contre des conditions d’existence, les prolétaires en sont venus à les aménager, à défendre l’Etat et le capital.
Ce n’est pas le mouvement révolutionnaire masculin qui a absorbé le féminin, c’est la société capitaliste qui les a absorbés tous les deux. Les mouvements antérieurs n’ont pas échoué parce qu’ils ont négligé les femmes. Ils ont négligé les femmes – et le reste – parce qu’ils ont échoué. Trompées, les femmes n’ont pas été les seules. Elles ont servi de masse de manœuvre à autre chose que leur émancipation, exactement comme le prolétariat dans son ensemble. Et c’est ce qui se reproduira, pour les unes et les autres, si les prolétaires n’attaquent pas les bases de la société dans les prochains mouvements. Le mlf rend un mauvais service aux femmes en contribuant à obscurcir la perspective communiste.
Masculin- féminin
Dans les échecs précédents, la sous-estimation de la question féminine a sa part, mais elle n’en est pas la cause. Remettons les choses sur leurs pieds. Au lieu de distinguer, comme Proudhon, les « bons » et « mauvais » aspects de la condition féminine en Chine actuelle (Féminisme et révolution) mieux vaudrait comprendre ce qu’est la Chine : un pays capitaliste au développement original (comme d’autres).
Certaines contraintes sur les femmes y sont moindres, d’autres bien pires qu’ailleurs. Il est intéressant, mais au fond normal, de voir le gauchisme féministe trouver des aspects positifs dans la condition féminine chinoise, qu’il dénoncerait comme « fasciste » si un politicien osait la suggérer en Occident.
Le féminisme ne pouvait manquer de tomber dans tous les panneaux du gauchisme, s’extasiant devant la pouponnière modèle, la démocratie directe, les assemblées ouvrières, dès que l’Etat est celui « des travailleurs ». Le plus grave est que finalement le mlf ne soutient pas les pays dits socialistes, ce qui permettrait au moins de l’attaquer sur ce point. Il les accepte, voilà tout, comme des expériences, comme d’autres acceptent autre chose.
Ce mouvement parti pour clarifier et mettre les choses au point, au moins sur la question de la femme, ne tranche rien de décisif. Il améliore. De même il accepte absolument « la révolution » et « le socialisme », il est même pour, sans approfondir à condition qu’on le laisse lutter de son côté, parallèlement au « prolétariat », bien sûr (on sait où se rejoignent les parallèles). Que chacun lutte, l’unification se fera. On fait comme si le mouvement révolutionnaire était l’addition d’une série de luttes différentes, qui ne peuvent ainsi que se heurter les unes aux autres, et non se recouper, s’appuyer.
Se complaire dans la condition féminine est aussi réactionnaire que se complaire dans la condition ouvrière. Ni l’égalité ni le contrôle sur notre vie ne sont révolutionnaires, lorsqu’il s’agit de bouleverser ces conditions.
On assiste depuis quelques années à la naissance d’une foule d’interprétations à partir d’un point de vue : vision homosexuelle, féminine, jeune, tiers-mondiste, etc., du monde. De même, après 1871, on réinterpréta largement l’histoire, à l’intérieur du mouvement socialiste, à la lumière des travailleurs et du travail, jusque-là négligés. Dans les deux cas, il ne s’agit pas d’aller au fond pour voir le chemin d’une émancipation totale, mais de donner aux travailleurs – femmes -coloniaux – … – une place plus large que celle qui leur est due ; dans la même société, dans le même monde, en les y enchaînant davantage.
On a vu en quoi le communisme théorique insiste sur ceux qui peuvent disposer des moyens de production : non parce qu’ils ont en eux-mêmes un droit spécial ou une vertu originale, ni que le communisme soit le travail généralisé. En aucun cas on ne doit céder au chantage de la condition ouvrière, féminine, homosexuelle, tiers-mondiale, ou autre. Nous n’avons de leçon de souffrance à recevoir de personne. La misère n’est pas pour nous une donnée quantifiable à mesurer pour déterminer le plus opprimé, donc le plus révolutionnaire potentiellement. Nous ne sommes pas les sociologues de la misère. Là où les distinctions s’imposent, c’est à fin de démontrer le « comment » de la révolution future. Bien plus, celui (celle) qui tombe victime de ce chantage à l’exploitation maximum, ou qui exerce une telle démagogie, prouve qu’il (elle) a encore besoin d’une justification ou d’une caution. Son besoin de révolution doit être bien pâle. La glorification de l’ouvrier en tant qu’ouvrier, de la femme en tant que femme, de l’homosexuel en tant qu’homosexuel…, autant de moyens pour briser l’aspiration à une communauté humaine.
Constance CHATTERLEY
Article initialement publié dans , Le Fléau social, n° 5-6, 1974.
Notes de l’éditeur :
(1) Abel Bonard, « La danse de mort du sexe autour des couteaux glacés de l’ennui », p. 15-19. (N.D.E.)
(2) Il s’agit de la Ligue communiste, organisation trotskiste dissoute en juin 1973 et reformée quelques mois plus tard sous le nom de Ligue communiste révolutionnaire (organisation auto-dissoute en 2009 pour donner naissance au NPA). (N.D.E.)
(3) Parti Social-démocrate d’Allemagne. Rosa Luxemburg en anime alors l’aile gauche qui deviendra le Parti communiste en 1919.
Comments
Quarante ans plus tard… Conversation avec Constance Chatterley (2015)
Retrouver Constance Chatterley ne fût pas très compliqué. Les hasards de la vie et des « milieux » nous y aidèrent alors que nous nous préparions à rééditer son article.
Propos recueillis dans un bar de Ménilmontant un soir glacial de janvier 2015:
Au temps du Fléau
⇒ Blast & Meor : C’est donc vous qui avez écrit en 1974 « Le Complexe de Diane », cet article paru dans le dernier numéro du journal Le Fléau Social. Est-ce que vous participiez régulièrement à ce journal et au groupe qui l’animait, à l’origine, le groupe 5 du FHAR ? (1)
Constance: Je n’étais pas membre du FHAR mais je connaissais Alain Fleig qui était l’animateur du journal. Venu du FHAR, il avait rencontré ce que l’on qualifiera, faute de mieux, l’ultra-gauche. Le Fléau Social traitait évidemment de sexualité et d’homosexualité, mais à sa façon, sur un ton qui ne manquait pas de choquer, et c’était le but visé. Certains numéros ont été diffusés à plus d’une dizaine de milliers d’exemplaires, mais cela n’a pas duré. Sorti du FHAR, Alain Fleig était un isolé. Ce qu’exprimait Le Fléau Social était trop compliqué pour tout le monde.
⇒ Dans le bouillonnement des idées et des groupes de l’époque, qu’est-ce qui distinguait le FHAR ?
C’était d’essayer de faire le pont entre révolution « sexuelle » et « sociale ». D’autres s’y étaient employés dans les années 20 et 30, Reich notamment, avec mérite mais sans succès. La faillite de la révolution sociale rendait l’échec inévitable, avant-guerre comme en 1970.
⇒ Le Fléau Social était volontiers agressif et provocateur. Votre article prend pour cible le féminisme mais aussi l’extrême gauche. Qu’est-ce qui vous différenciait d’eux et vous permettait cette critique ?
Les gens comme moi s’opposaient à deux courants fortement ancrés dans l’époque, et d’ailleurs concurrents, le gauchisme et le féminisme « bourgeois », surtout nord-américain : l’un se voulait le porte-parole des ouvriers, l’autre le représentant des femmes, chacun pour construire là-dessus son organisation et son pouvoir.
Autour des groupuscules (2), comme on disait, s’agitait un gauchisme diffus, très présent dans les médias, à l’université et dans les lycées. Intellectuels, journalistes et profs citaient Marx, parlaient de classe ouvrière, de socialisme, et débattaient d’une alternative à la société capitaliste.
Du marxisme, la plupart des féministes de 1970 ne connaissaient que ses versions ossifiées, celle du PC longtemps opposé à l’avortement, celles également bornées des gauchistes, qui rejetaient carrément la question des femmes ou la dissolvaient dialectiquement dans « la classe ». Par réaction, ou par choix, le mouvement des femmes restait étranger à Marx et au marxisme. Il faut dire que l’ultra-gauche d’alors y contribuait, la plupart de ses groupes étant indifférents, voire hostiles non seulement au féminisme organisé, mais même à la « question des femmes ». Je ne me souviens pas que l’I.S. [Internationale Situationniste] ait abordé ces questions, mais c’était avant le mlf, sans ou avec majuscules.
⇒ Il a souvent été dit que ce qui caractérisait le Fléau social, le différenciait d’un journal comme par exemple L’Antinorm (3), c’était justement l’influence de l’ultra-gauche dans ses analyses. Rien n’y est épargné, pas même la lutte de Lip.
Je ne regrette certainement pas ce que je disais sur Lip, qui est aujourd’hui presque sanctifiée. Si aujourd’hui je réécrivais cet article je ne changerais pas grand chose en particulier sur les femmes, mais je parlerais autrement du travail. C’est une question de mot, et plus que de mot. En donnant au « travail » le sens d’activité (générique), comme chez le jeune Marx, en faisant comme s’il fallait donner un sens communiste au travail, j’entretenais une confusion. Le travail est une activité aliénée. Il n’y a pas à le libérer, mais à s’en libérer.
⇒ Votre article était très critique vis-à-vis du MLF, mais il est pourtant publié dans un journal fondé par le FHAR. Aujourd’hui cela surprend.
Oui, sans le MLF le FHAR n’aurait sans doute pas existé, et sans FHAR il n’y aurait certainement pas eu Le Fléau Social, qui s’est séparé du mouvement homo qu’Alain Fleig trouvait trop polarisé sur la question sexuelle… ou homosexuelle. Le Fléau refusait de considérer l’ensemble « homos » comme une communauté spécifique dont tous les membres auraient des intérêts communs et donc des revendications politiques particulières – et en fait séparées de l’ensemble du programme révolutionnaire. Lequel programme restait à préciser pour Alain Fleig, pour moi aussi d’ailleurs.
⇒ On imagine assez mal un texte comme le votre écrit de nos jours. Son auteur serait immédiatement accusé de défendre le patriarcat !
En ce temps-là, on n’avait pas peur de critiquer tout, y compris le MLF. Peut-être était-il alors plus simple de choisir son camp, sur les questions sexuelles en tout cas. Vers 1970, en matière de mœurs, les conservateurs, pour ne pas dire les réacs, quoique de plus en plus contestés, dominaient les esprits et les comportements. Quarante ans après, dans un pays comme la France, l’inégalité homme/femme a reculé et il est de plus en plus possible de vivre une sexualité « minoritaire ». Le mariage homo a fini par être autorisé quand la société a compris que l’homosexualité ne menaçait pas le mariage, ni rien d’ailleurs, sauf des valeurs non nécessaires au capitalisme démocratique moderne (qui ne règne pas sur toute la planète, ça c’est sûr). Evidemment, il reste très difficile d’être homo dans une petite ville ou dans certains milieux, bourgeois ou populaires d’ailleurs. Malgré tout, le discours officiel, et même gouvernemental, et la plupart des médias célèbrent l’égalité, l’ouverture des normes et le respect des différences. Du coup, ce sont « les réacs », distincts de ceux de 1970 mais actifs et influents, qui se donnent des airs non-conformistes. Les gens comme moi se retrouvent coincés entre le respect obligatoire du politiquement correct devenu idéologie dominante, et sa remise en cause par des défenseurs de la famille « papa + maman ». Entre les deux, je n’ai pas envie de choisir. Tant pis si cela me vaut incompréhension et calomnie. Aujourd’hui, comme des homos ont recours à la PMA et la GPA, si vous ne revendiquez pas le droit à la PMA et à la GPA, vous passez pour homophobe. Comme dit Marie-Jo Bonnet, avec le mariage pour tous, le mariage est devenu de gauche. (4) Très peu pour moi.
⇒ La critique du militantisme (ici du militantisme féministe) était alors courante dans les milieux les plus radicaux. Le ton que vous employiez était pourtant très différent du reste de l’ultra-gauche. Qu’est-ce qui vous distinguait d’eux ?
Tout simplement, mon intérêt pour la relation homme/femme comme une question de fond. La plupart des groupes d’ultra-gauche critiquaient le mlf ou le MLF sans prendre au sérieux ce dont s’occupait le féminisme. Sous prétexte de replacer le problème des femmes dans un problème général, de remettre la partie dans le tout, ils dissolvaient la partie dans le tout : or, sans cette partie-là, le tout n’aurait plus de réalité, plus de sens. C’est l’éternelle tendance à réduire les femmes aux salariées. Ils refusaient d’admettre que l’oppression des femmes n’est pas une conséquence de la lutte de classes : or, elle date de bien avant. Mais dans le monde capitaliste où nous vivons, l’oppression des femmes est entretenue par le capitalisme. La difficulté, c’est de tenir les deux aspects à la fois.
⇒ Vous donnez quand même la priorité à la lutte des classes.
Non ! Elle n’est qu’un moyen, le terrain où nous sommes forcés d’être et d’agir. Mon but (qui est aussi notre problème) n’est pas de repérer ou d’attiser la lutte des classes, mais que la révolution communiste y mette fin. Ce sont les professionnels de la négociation entre les classes à qui il faut une lutte de classes éternelle. Le NPA et la CNT ont besoin de la lutte de classes, ils en vivent, moi pas.
⇒ C’est à nouveau réduire la question des femmes à la question de salariées, comme l’ont fait en général les marxistes…
C’est vrai que les anarchistes l’ont moins fait, parce que l’anarchie est plus proche de l’immédiat, plus sensible aux conditions de vie, aux oppressions spécifiques, donc à celles des femmes. Cela étant, il y a plus de points communs entre marxisme et anarchisme qu’on le croit : tout irait pour le mieux quand on serait débarrassé du salariat (pour les marxistes) et de l’autorité (pour les anars). Alors, plus de domination ni d’oppression: l’harmonie, entre autres l’harmonie homme/femme.
Chez les révolutionnaires, marxistes ou anarchistes, cet aveuglement mêlé de mépris a seulement commencé à s’estomper à partir des années 1970, quand la question du communisme a commencé à être posée socialement (par des minorités, s’entend), et avec elle la question de la domination masculine.
⇒ A partir des années 70 : pas avant ?
Personne n’est plus intelligent que son époque. Engels a des mots sur l’homosexualité qu’aucun communiste n’écrirait aujourd’hui. Dans l’épisode adultère de Marx avec sa bonne Helen Demuth, le pire est sans doute que leur fils Frederick n’ait jamais été élevé avec les autres enfants de la famille. Certains surréalistes ne se cachaient pas de fréquenter les bordels. Un tel comportement chez des gens ayant un minimum de prétention radicale est devenu impensable un siècle plus tard. Mais ne nous croyons pas supérieurs à eux. Il est absurde de juger les pratiques d’une époque selon les valeurs devenues consensuelles dans l’époque suivante. Si notre regard a changé sur la sexualité, la famille et la prostitution, cela tient moins à des luttes ou à la maturation des consciences qu’au déclin de la respectabilité familiale, dû lui-même à l’évolution de la famille et de la société. Cela ne veut pas dire qu’autrefois socialistes, communistes et anarchistes ignoraient ces questions. Mais seule une frange, libertaire en général, en comprenait l’importance.
Aujourd’hui
⇒ Ce n’est plus le cas. On ne peut nier une évolution
Sauf que l’évolution relève surtout du discours. En particulier chez ceux qui vivent de discours. N’importe quel groupe d’extrême-gauche se doit d’inscrire un paragraphe anti-sexiste dans son programme, au même titre que l’anti-racisme, l’anti-homophobie, l’anti-islamophobie, et bien sûr l’écologie. Même la propagande électorale du PS n’oublie pas les femmes, pas plus d’ailleurs que les handicapés ni la forêt amazonienne en péril. La cause des femmes est désormais un thème officiel et gouvernemental.
⇒ Tout n’est pas du discours. L’inégalité homme/femme recule, réellement…
Vous pensez au salaire ? Si l’on fait confiance aux statistiques, à temps plein, les Français gagnent « seulement » 16 % de plus que les Françaises. Et tous temps de travail confondus, 31 % de plus, parce qu’il y a beaucoup plus de temps partiels chez les femmes. 31%, c’est beaucoup, mais moins qu’il y a quarante ans. Ce sont les chiffres de 2013. Gageons qu’en 2050, si le salariat existe encore, l’écart sera réduit à 15%. Belle conquête !
⇒ Mais ces différences de salaire sont principalement dues aux métiers exercés par les femmes, souvent moins qualifiés et donc moins payés. Aujourd’hui, pour un même poste, la différence est bien moindre. Et puis la lutte paye. Cela me fait penser à We Want Sex Equality, un film que vous connaissez sans doute. Il évoque une grève victorieuses d’ouvrières de chez Ford revendiquant des salaires égaux à ceux des hommes. C’était en 1969. (5)
Oui, et ce film est inspiré de faits réels. Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’en échange de cette augmentation de salaire, les ouvrières ont dû accepter une augmentation des cadences, le travail obligatoire le dimanche, etc. L’ouvrière gagne le droit de subir ce que subit l’ouvrier ! En France, la moitié de la population dite active est féminine. Je veux bien me battre pour l’égalité, mais ce ne sera jamais une avancée pour les femmes d’être aussi mal traitées que les hommes. Le féminisme que j’attaquais en 1974, c’était celui qui donne pour but aux femmes de « rattraper l’écart », d’accéder à la condition masculine dans ce qu’elle a de moins bon. Et le féminisme dominant de 2015 ne fait guère autre chose.
⇒ Ce ne serait déjà pas si mal !?
Pour vous peut-être : « A travail égal, salaire égal »… Moi je reste pour l’abolition du salariat.
⇒ En tout cas la persistance d’inégalités de salaire ne veut pas dire que rien n’a changé. Il n’y a pas que le monde du travail. Les rôles sexuels ou sexués semblent en crise, vous devez vous en réjouir ?
En crise, mais qu’est-ce qui en sort ? La société occidentale a beau se flatter de bousculer les barrières du genre, elle est très loin d’une circulation libre ou fluide de celui né avec un pénis et de celle née avec un vagin, entre des activités, des comportements, des images qui cesseraient d’être le privilège forcé de l’un et de l’autre. Nous sommes toujours coincés dans des rôles respectifs obligés qui nous définissent, malgré nous, l’un comme homme, l’autre comme femme.
Parfois je me demande dans quel monde je suis. Si j’écoute la radio, si je lis des magazines, tout est fait pour me persuader que j’ai la chance de vivre une époque de plus en plus éclairée et émancipée, dans un pays en voie de se libérer d’une différenciation sexuelle dont même l’école enseigne qu’il faut s’en déprendre. Je lis dans le manuel scolaire Belin : «Chacun apprend à devenir homme ou femme selon son environnement et l’éducation reçue. Il existe un autre aspect encore plus personnel de la sexualité : c’est l’orientation sexuelle. Je peux être un homme et être attiré par les femmes. Mais je peux aussi me sentir 100% viril et être attiré par les hommes.»
D’un autre côté, si je regarde autour de moi, la différenciation « traditionnelle » des sexes crève les yeux. Au sortir d’un cours politiquement correct sur le genre, le collégien regarde des filles nues sur son iPhone. Dans la rue, il passe devant des affiches de mannequins déshabillées. Chez lui, il aura à sa disposition une infinité de corps féminins virtuels. En revanche, l’immense majorité des images d’hommes qu’il verra seront des corps en lutte (reportages de guerre, films violents, jeux vidéo) ou en compétition sportive. Pas mort, le stéréotype ! La hiérarchie des sexes est sans cesse mise en avant, tout en étant niée dans le discours public et officiel. Le XXIe siècle dénonce la pédophilie et met en scène (et sur scène lors de concours) des petites filles hyper-sexualisées. On vit en schizophrènes.
⇒ Schizophrénie ? N’est-ce pas plutôt le signe d’un conflit ? Une tendance lourde qui provoque réactions et résistances ? Comme par exemple avec le mariage gay. On ne retient que l’ampleur de la Manif pour tous mais on semble oublier que le mariage homosexuel a bien été voté et qu’une majorité de Français l’acceptent.
Ces mobilisations désolantes témoignent d’un mouvement profond, comme aux Etats-Unis la puissance de la droite morale conservatrice. Elles expriment et exploitent des angoisses sur-jouées mais réelles : la famille, c’est ce qui reste quand la marchandise a tout conquis. Du moins c’est ce qu’ils ont envie de croire : dans les faits, l’argent a toujours pénétré et régi la vie de famille. La mise en scène des peurs n’a pas fini de faire défiler des foules. N’empêche qu’il s’agit d’une résistance, pas davantage, qui n’inversera pas le cours de que vous appelez justement une tendance lourde. Plus de la moitié des Américains ont déjà accès au mariage homo. En France, la Manif Pour Tous s’opposait à une loi finalement votée et qu’un retour de la droite au pouvoir ne remettra pas en cause. Les « réacs » ne triomphent pas là où croit : en 2014, le même jour, les électeurs suisses ont décidé de limiter l’immigration, et refusé de rendre plus difficile l’avortement. Il faut être gauchiste pour voir un « retour de l’ordre moral » en Europe ou aux Etats-Unis. Les élections récentes pour la mairie de New York ont opposé une lesbienne déclarée à un candidat marié à une Noire fière de son passé lesbien. De plus en plus de personnalités politiques et de grands chefs d’entreprise font et feront leur coming out. Ce qui était infâmant autrefois va devenir une preuve d’ouverture, un bon point démocratique. Ce serait évidemment impensable en Russie, en Afrique noire et en pays musulman, et il restera longtemps plus facile d’organiser une Gay Pride à Berlin qu’à Sarajevo. Mais la réaction est à la mesure de l’ampleur des évolutions.
⇒ Oui, et en Espagne, sur un projet de remise en cause du droit à l’avortement, on a vu le gouvernement reculer. En particulier devant la mobilisation des femmes.
Je dirais plutôt que c’est aujourd’hui le seul thème qui réunisse pour la cause des femmes. Le féminisme étant majoritairement un mouvement pour l’égalité, une fois les femmes devenues électrices, chefs d’entreprise et chefs d’Etat, il n’y a que l’avortement qui mobilise encore des foules de femmes (et d’hommes) quand il est menacé, comme récemment en Espagne. Mais je constate que les manifs de soutien en France n’ont pas déplacé grand monde. Il n’y a de mlf (sans majuscules) actif que là où les droits des femmes sont foulés aux pieds, à condition bien sûr qu’elles puissent lutter, ce qui est d’ailleurs quasiment impossible dans beaucoup de pays. Le « printemps arabe », par exemple, s’est accompagné de mobilisations de femmes. Mais là où les droits sont ou paraissent acquis, en France, aux Etats-Unis, un mouvement de femmes spécifique semble sans objet : comme si le succès apparent du féminisme l’épuisait. Ce sont ses victoires, ses acquis (comme on dit aujourd’hui), qui causent son affaiblissement. La satisfaction successive de ses revendications lui ôte sa dynamique. D’où sa dépolitisation.
⇒ Mais il ne s’agit pas que de droits ou d’une égalité formelle. Vous ne pouvez pas nier l’énorme différence entre la vie des femmes aujourd’hui et ce qu’elle était par exemple dans les années 1950.
La comparaison n’a guère plus de sens que de se demander si un ouvrier français « vit mieux » en 2015 qu’en 1950. Une meilleure santé, une espérance de vie accrue, la contraception, la possibilité d’avorter… contribuent à améliorer les conditions de vie, certes, mais aussi la productivité de prolétaires mieux « entretenus ». Si l’ouvrier (ou l’ouvrière) français de 2014 produit plus de richesses que celui de 1950, à en croire la mesure de la productivité horaire, c’est dû à l’efficacité des machines, mais également au fait que le travail soit mieux traité. Pour en rester aux femmes, elles se sont trouvées libérées – relativement – des contraintes de la maternité, et c’est très bien, mais cela veut dire libres d’aller travailler hors du foyer. Est-ce que le travail libère ?
⇒ N’allons pas trop vite. Je sais que vous êtes pour une société sans travail, vous venez de le dire, on en parlera. Mais les femmes de 2015 sont quand même moins enfermées dans un rôle qu’en 1950, en France.
Tout dépend de quoi on parle.
C’était une conquête (relative) du féminisme des années 60-70 de ne plus – ou de moins – définir les femmes comme mères, au même moment où les femmes acquéraientt une liberté incontestable grâce à la contraception. Cinquante ans après, l’opinion dominante estime qu’il manque quelque chose à une femme sans enfant, tout en faisant comme si ce n’était plus le cas, comme si les femmes étaient libres de leurs choix. L’évolution de la famille, le déclin de la figure paternelle et l’égalisation de principe entre les sexes n’ont pas entamé la place toujours centrale de la maternité. Symboliquement elle prend peut-être même plus d’importance. Cessant d’être obligatoire elle est vécue comme un « choix », et l’enfant en devient d’autant plus précieux, l’objet d’attention qui donne son sens à la famille. C’était d’ailleurs l’objectif des promoteurs officiels de la liberté de la contraception, Planning Familial et gaullistes éclairés comme Lucien Neuwirth. PMA, GPA et volonté d’un grand nombre de lesbiennes (en tout cas d’organisations qui parlent en leur nom) d’avoir aujourd’hui des enfants signifient un retour à la définition de « la femme » par la maternité. Dans les années 70, les lesbiennes féministes s’opposaient – cela va de soi – au fait que la maternité soit imposée aux femmes (en particulier mais pas uniquement par l’interdiction de l’avortement jusqu’en 1975). Mais aussi au fait de considérer (et que les femmes elles-même en viennent à considérer) qu’on n’est vraiment femme qu’en élevant des enfants. Quelle que soit leur origine : conception et naissance « traditionnelles », fécondation in vitro, PMA, GPA, voire adoption… Maintenant le désir d’enfant passe pour évident, chacun devrait avoir le droit de le satisfaire, et le simple fait de s’en étonner vous fait traiter de réac. Politiquement, c’est un recul.
⇒ Dans les faits, le « mariage pour tous » est d’abord le mariage gay, un mariage homo masculin.
Tout sera toujours plus facile pour les hommes. L’homosexuelle ne sera jamais « l’égale » de l’homosexuel. Une femme vivant en couple avec une femme sera socialement acceptée à condition de mettre au monde ou d’adopter un enfant. Sinon, elle n’est pas une femme « comme les autres ».
Je connais des parents ouverts, tolérants et de gauche, qui n’ont aucun problème avec l’homosexualité de leur fils ou leur fille, sauf qu’ils souhaiteraient des petits-enfants, surtout de leur fille. De fait, la famille exerce sur la fille lesbienne une pression implicite mais pesante. La mère ne dit plus à sa fille que son destin est de trouver un mari : elle la pousse à regretter de ne pas avoir d’enfant. La culpabilité est toujours là, elle a changé d’objet. Avec la fin du patriarcat, la contrainte sexuelle devient indirecte et insidieuse. La vraie question n’a jamais été avec qui faire l’amour. C’est de famille qu’il s’agit.
⇒ La famille se porte-elle aussi mal que vous l’écriviez en 1974 ?
C’est vrai qu’il y a un retour de la famille : mais avait-elle disparu ? Vivre en concubinage ou divorcer n’abolit pas le modèle « papa + maman + deux enfants ». On peut parier qu’une bonne proportion des marcheurs de la Manif pour tous divorceront un jour ou l’autre : cela ne les empêche pas de descendre en masse dans la rue. Ringards mais nombreux. « Travail, famille, patrie » faisait rire en 1974. A voir l’état du monde, et la remontée des religions et des nationalismes, j’en sourirais moins aujourd’hui.
Chez les progressistes, la tendance dominante n’est pas de supprimer la famille, mais de la vivre autrement, en souplesse, la famille zen. Là-dessus, pas de divergence entre mainstream et radicaux, conformistes et décalés. S’ils repensent aux années 60-70, ces gens-là disent : « On a gagné ! la famille oppressive hétéro-normée et patriarcale a fait son temps, vive la famille recomposée, homosexuelle, ouverte, etc. »
⇒ D’ailleurs la critique de la famille a aujourd’hui quasiment disparu dans les milieux radicaux. Elle serait même parfois vue par certains penseurs comme l’un des derniers obstacles à la marchandisation du monde. Je pense à des gens comme Jean-Claude Michéa ou Christopher Lasch très en vogue à l’extrême gauche… comme à l’extrême droite.
Ce qui permet la récupération de Michéa et Lasch, c’est leur ambiguïté sur le rapport entre passé et présent, le tropisme du « C’était quand même mieux avant », ou « moins pire » ! Moi, je ne suis jamais nostalgique des communautés précapitalistes, ne serait-ce que parce qu’elles étaient et sont patriarcales.
Une des raisons de la difficulté d’une critique radicale du monde, c’est qu’elle doit s’en prendre à la fois à ses formes et forces conservatrices (ou réactionnaires) et, en même temps, aux plus progressistes et modernisatrices, car les deux tendances se combinent en s’opposant. Par exemple, notre critique n’a de sens que si elle tient compte autant de la montée (ou de la résurgence) des replis identitaires et ethniques, que de la promotion de l’antiracisme en idéologie dominante, avec un discours officiel de la tolérance et de la diversité.
En matière de mœurs et de sexualité, face au néo-conservatisme, très puissant aux Etats-Unis, et à la poussée religieuse quasi-universelle, se dresse la revendication d’une liberté totale et du droit pour chacun de se construire à sa guise. L’utopie d’une libération sexuelle des années 70 était souvent dérisoire, parfois imbécile, mais elle portait une aspiration collective… rarement assortie d’un début de pratique. Ce qui domine maintenant, c’est le mirage de l’individu souverain capable de vivre ses fantasmes, au moins sur écran, sinon avec des prothèses technologiques, et ce qu’il rêve de réaliser doit être lisse, propre et finalement sans enjeu. Pour ma part, sans regretter les contraintes d’antan (qui n’ont pas disparu, loin de là !), je n’adhère pas à ce qui participe de l’illusion capitaliste d’un individu auto-créé : « rien n’est nature, tout est culture, tout est possible, et tout ce qui bouleverse la tradition est subversif… ». Par exemple, agir sur son corps par la chirurgie ou la chimie suppose des techniques et des savoirs de pointe : comment les concilier avec la critique du pouvoir médical ? Je pose la question.
⇒ La réponse est que malheureusement chacun se consacre à une critique particulière, séparée. On se spécialise dans la dénonciation de la technologie et de la science, les questions de sexualité, de défense des sans-papiers, etc.
Sachant qu’entre les adeptes d’une trans-humanité et les défenseurs de la tradition, il n’est pas de voie médiane viable : on ne dépasse jamais deux erreurs en prenant un peu de bien dans chacune.
⇒ A propos de marchandisation de la famille, c’est quand même le Manifeste communiste qui la décrivait en évolution vers « de simples rapports d’argent ». En 1848 !
Dit en ces termes, c’est faux. La famille est bien davantage : un lieu, un lien, et plus encore en période de crise où elle fournit à l’individu une protection, un refuge qu’il trouvera difficilement ailleurs. Paradoxe inévitable, plus on demande à la famille, plus de contradictions on lui impose… pourtant elle persiste.
En 1897, il y avait quelque chose de choquant dans le « Familles, je vous hais » de Gide : il ne serait même pas pris au sérieux en 2015.
Je constate une régression.
En 1970, Barbara Loden réalise son unique film, Wanda, où elle joue le rôle d’une mère de famille mariée à un mineur, qui néglige ses enfants, part sur les routes, rencontre des hommes de hasard. De son passé, de ses motivations, de son point d’arrivée, on ne sait rien, son mari a plutôt l’air d’un brave type désarmé, elle s‘en va, c’est tout, et ce qui lui arrive n’est ni heureux ni triste. Un tel film serait mal reçu aujourd’hui. Le public aime les femmes en lutte, à condition que ce soit pour une bonne cause facilement identifiable : un mari odieux, un père incestueux, un patron exploiteur… Ou alors il faut qu’elle amuse le spectateur : mais Wanda n’est ni tragique ni drôle. Qu’une mère ait simplement et sans raison explicite envie de sortir de ce rôle, de « décrocher », reste une des choses les plus difficiles à admettre.
Louis Malle réaliserait-il en 2015 Le Souffle au cœur [1971], où un adolescent fait l’amour avec sa mère sans qu’ils soient l’un ou l’autre désaxés et malheureux ? Le jour de la Gay Pride, un couple homo est libre de se promener en tenue SM dans Paris, puis d’aller se marier, mais il y a des films qu’il vaut mieux ne pas faire, des idées qu’il est déconseillé de penser….
⇒ Mais est-ce que pour vous capitalisme et patriarcat sont compatibles ? Et d’ailleurs utilisez-vous les termes de « patriarcat » et de « domination masculine » comme synonymes ?
Le capitalisme sape le patriarcat et entretient la domination masculine.
Il repose sur l’égalité des marchandises, donc aussi des êtres humains dont il marchandise le travail. Il tend à transformer tout (choses et êtres humains) en éléments échangeables et interchangeables du moment qu’est respectée l’égalité entre deux équivalents, dont il est en principe indifférent que les porteurs soient blanc, noir, homme, femme, chrétien, mahométan, athée, vertueux ou libertin. Quand tout doit être produit comme pouvant être échangé contre n’importe quel autre produit (objet ou service, fellation ou coupe de cheveux), n’importe quel acheteur ou acheteuse doit pouvoir traiter librement avec n’importe quel vendeur ou vendeuse.
Si le capitalisme n’était que cela, il pourrait se permettre de ne faire aucune différence entre un salarié et une salariée, entre un bourgeois et une bourgeoise.
Mais le capitalisme n’est pas un modèle « pur », il fonctionne comme une société, dans un monde qu’il transforme sans jamais le réduire à un simple échange marchand ni même à un simple rapport travail salarié/capital. Il tire profit des différences : il arrive à un patron d’embaucher une DRH femme, pas pour la payer moins chère, mais pour bénéficier de ses supposées « qualités naturelles », ou à une entreprise de miser sur la « communauté gay » comme marché et vitrine.
Le capitalisme suppose que toute sa société se reproduise, par la propriété privée, et d’abord celle des moyens de production : ceux qui les détiennent font travailler à leur profit ceux qui ne les détiennent pas. Certains de vos lecteurs diront que ça fait vieux marxisme : c’est pourtant aussi vrai et fondamental en 2015 qu’en 1848. D’où le rôle de la famille. Et qui dit famille, dit appropriation des femmes, à cause de leur rôle dans la reproduction sociale : celle des enfants, celle aussi de la transmission du patrimoine. Bien sûr le propriétaire d’usine privé s’est effacé au profit de la société par actions et du « capitalisme collectif ». On n’est plus au XIXe siècle. Un des aspects de la fin du patriarcat, c’est que le chef d’entreprise ne transmet plus sa filature ou son aciérie à son fils (aîné, de préférence). Le patrimoine légué n’est pas une usine, ni même une entreprise, mais du capital financier, mobile, transnational, qui n’est plus lié à une production particulière.
Pour autant la bourgeoisie n’a pas disparu, ni la nécessité de transmettre le capital aux meilleures conditions pour les bourgeois. Le capital n’est ni hors sol ni virtualisé.
Nous ne vivons pas dans un Meilleur des mondes à la Huxley où la reproduction se déroule en usine-laboratoire, où les enfants sont fabriqués puis conditionnés. Même notre contemporain le plus capitalisé ne vit pas en atome à ce point séparé des autres qu’il entrerait uniquement en relation avec eux par l’échange marchand, l’argent servant de médiateur à tout, y compris les rapports affectifs, amoureux, conjugaux et parentaux. Laissons la science-fiction imaginer un monde de l’individu absolu. Le libéral-libertaire est volontiers favorable à la dépénalisation des drogues, rarement à la suppression de l’héritage. La famille assure la garde et la transmission de la propriété privée. Il n’y rien d’étonnant que le droit à hériter de l’argent et des biens soit un enjeu majeur des contrats d’union civile et des mariages homosexuels. Si le patriarcat chute, le patrimoine est toujours là.
⇒ Vous expliquez beaucoup par la transmission du patrimoine, mais la plupart des gens n’ont rien de valeur à léguer.
C’est vrai, mais le rôle de la propriété privée ne s’arrête pas là. Le contrôle des moyens de production par la classe bourgeoise fonde la division en classes. La propriété privée structure notre société, et impose sa logique à tous. Même ceux, très nombreux je vous l’accorde, dont la fortune se résume à 1.000 € sur un Livret A, vivent en général au sein d’une unité sociale qui les protège et les enclot, la famille, où 1.000 € sont d’autant plus précieux que le groupe ne dispose pas d’autres réserves, et dont l’existence tourne autour de l’entretien et de l’éducation des enfants. Ce n’est pas parce qu’elles mettent les enfants aux monde que les femmes sont contraintes à un rôle subordonné, mais parce que ce fait (la maternité) a lieu dans le cadre enfermé et enfermant de la famille, qui les spécialise de force dans des tâches spécifiques, indispensables et minorées. Qu’en Amérique du nord et en Europe, l’inégalité au sein du foyer soit moins la règle qu’autrefois, avec des tâches ménagères et la prise en charge des enfants mieux réparties entre les hommes et les femmes, cela change beaucoup mais rien au fond : les femmes restent coincées dans leur fonction traditionnelle de mère. Elles se voient toujours imposer un rôle dominé, et aux hommes… un rôle dominateur. Tant que la famille sera l’unité sociale de base, la domination masculine persistera… atténuée, dans le meilleur des cas.
⇒ Est-ce que vous ne minimisez pas l’importance de la reproduction de la force de travail ?
Cette importance n’est pas contradictoire avec ce que je viens de dire. Toute société doit maîtriser la reproduction de ses membres. Jusqu’ici, quasiment toutes l’ont fait en obligeant les femmes à un rôle de soumission. Dans une société régie par le travail au sens moderne, le travail salarié, c’est la reproduction de la force de travail qui organise la domination masculine. Longtemps le mari a été l’instrument de cette appropriation du corps féminin : aujourd’hui, d’individuelle, elle est devenue collective et socialisée dans une large mesure. Une partie des tâches féminines sont effectuées par la crèche, l’école, la cantine, les services sociaux… Le capitalisme ne supprime pas le rôle de la famille, mais le capital, globalement, assure au moins autant qu’elle le renouvellement de la force de travail.
⇒ La famille est-elle, oui ou non, nécessaire au capitalisme ?
Non. Mais comme elle est là, résultat de millénaires d’histoire humaine, il s’en accommode, en profite, l’entretient et la remodèle à sa façon.
⇒ Le capitalisme n’entraînera donc jamais d’égalité entre les sexes ?
Non. Pour cela, il faudrait imaginer une société composée de flux de valeurs circulant sans support matériel, qui aurait réduit les humains à des individus uniquement échangistes, un capitalisme impensable aujourd’hui, sinon dans l’abstraction théorique… ou la science-fiction.
Non seulement la multiplication des divorces, la décomposition et recomposition familiales, le PACS, le mariage homo, sans oublier PMA, GPA, etc., n’entament pas la persistance de la « cellule familiale », mais à mon avis tout cela la consolide.
Exit Foucault
⇒ Votre analyse est parfois un peu simpliste, on dirait que pour vous, les travaux de Foucault n’ont jamais existé…
Au moment où j’écrivais dans Le Fléau Social, naissait la biopolitique : elle part de constats justes et importants, mais qui ne sont nouveaux que par rapport à un marxisme stérilisé, le seul que Foucault et ses amis connaissent.
Les travaux de Foucault montrent qu’à partir du XVIIe siècle, le pouvoir s’exerce par un contrôle sur la population, le corps, le mode de vie. Un des moments-clé, en France, serait ce qu’il théorise comme « le grand renfermement » des délinquants, des fous, des malades, des vagabonds… groupes susceptibles de faire obstacle à l’instauration de l’ordre bourgeois. Depuis, plus l’Etat se fait social, plus il intervient dans notre quotidien, la santé, l’intime. Tout à fait exact. L’ennui, c’est de réécrire deux ou trois siècles de capitalisme à la lumière d’une analyse qui mette le contrôle et ses mécanismes au centre de tout. La vulgate marxiste expliquait la totalité de l’histoire, du Moyen âge au XIXe siècle, par la montée de la bourgeoisie et du capitalisme. Chez Foucault, « le grand renfermement » fonctionne comme une cause dont le capitalisme serait un effet.
Pour lui, ce n’est plus le travail salarié (et sa maîtrise, et les conflits qui en naissent) qui détermine l’évolution sociale, c’est l’ensemble des dispositifs de contrôle. Dans la mesure où ces théories s’intéressent au travail, c’est pour dire qu’il n’est plus exploité essentiellement dans l’entreprise, mais en tous lieux, production et reproduction s’opérant partout, le capitalisme (si le mot convient encore) exploitant désormais moins le travail que l’ensemble de notre vie, notre affectivité, notre énergie. Contre ce conditionnement universel, la solution passerait par une révolte un peu partout : au lieu d’une révolution, des millions de subvertissements.
Ces thèses sont encore à la mode quarante après. L’échec des prolétaires des années 60-70 a favorisé d’un côté un repli sur la sphère privée, la consommation individuelle, le corps, le développement personnel, etc. Et de l’autre la recherche de nouvelles communautés potentiellement à même de changer le monde, graduellement et en douceur. Voilà le terreau des philosophies postmodernes. A tout prendre, je préférais la naïve « révolution sexuelle » de 1970. On fait la fine bouche devant Reich : c’était plus clair, je veux dire : plus visiblement illusoire.
⇒ Exit Foucault… mais il y a quand même des dominants et des dominés, non ?
Je finis par en avoir assez d’entendre parler de domination.
A part les sadiques, personne ne domine pour le seul plaisir de dominer : encore faut-il que ce plaisir se nourrisse de bénéfices concrets, entre autres matériels. La domination masculine ne s’est instaurée et ne perdure que parce qu’elle produit quelque chose. Et pas seulement des enfants. On ne comprend la division du travail qu’en y incluant la division sexuelle du travail : mais celle-ci ne se comprend que par son rôle dans l’ensemble de la division du travail. La question à poser ici, rarement posée par le féminisme, est celle des rapports de production, étant entendu qu’ils incluent domination et exploitation.
Détachée de la production, la domination semble se créer et se perpétuer toute seule. On la repèrerait dans le couple patron/employé, certes, mais autant dans les couples blanc/noir, orientation sexuelle majoritaire/minoritaire, professeur/élève, médecin/patient, vieux/jeune, Nord/Sud, culture élitiste/populaire, parent/enfant, valide/handicapé, et bien sûr homme/femme, chacun de nous étant amené à occuper successivement plusieurs de ces positions. En une journée, la même personne sera dominée par son mari à la maison, son patron au travail et un flic dans la rue, et dominante face à un subalterne au bureau et à son enfant de retour chez elle. La domination n’a de sens qu’agissante partout, et la force du concept tient à sa dilution.
Les théories de la domination sont venues sur le devant de la scène quand est entrée en crise la critique de l’Etat, y compris la critique « réformiste », qui visait à conquérir des positions dans les institutions. Désormais le problème ne serait plus de prendre le pouvoir central, encore moins de le détruire, mais d’agir sur l’ensemble des comportements quotidiens et des pratiques de contrôle ou de gestion.
⇒ C’était très à la mode il y a quelques années, en particulier avec le livre de John Holloway, Changer la société sans prendre le pouvoir !
…mais sans le détruire non plus, selon Holloway. En croyant s’enrichir, la perspective éclate. A voir du capitalisme, du pouvoir et de l’Etat partout et nulle part, on perd de vue leurs centres, donc les foyers de contradictions essentielles. Le réformisme du quotidien qui s’annonçait en 68 s’est aggravé depuis. On commence par dire que le capitalisme est omniprésent et capillaire (théorie de l’usine sociale), et puisqu’il est partout on en déduit qu’aucun domaine ni lieu n’est plus important qu’un autre.
⇒ Et ce « partout » se réduit souvent au quotidien, au privé, à l’immédiat, au corps, à des questions de comportement ou de sexualité, vues comme des choix librement réalisés. On se replie sur une sphère privée où l’on s’imagine avoir prise.
Comme y autorise la théorie de la domination : si le rapport dominant/dominé est déterminant, il n’y a pas hiérarchie mais continuité et complémentarité entre la domination exercée par un patron sur son employé, et la domination des normes sexuelles sur ma sexualité ou de la discipline scolaire sur le corps de l’élève. Il n’y a qu’un enchevêtrement de rapports de pouvoir étayés les uns par les autres.
Je n’ai rien contre le concept de domination, qui cerne une réalité. Mais la théorie de la domination, c’est autre chose, c’est une vision d’ensemble qui prétend expliquer le monde. Et c’est aussi un programme politique. Lutter « contre la domination » ne peut avoir qu’un sens : enlever du pouvoir ou même tout le pouvoir à ceux qui l’accaparent, afin d’en redonner à celles et ceux qui en sont privés. En ce qui concerne les femmes : créer une égalité homme/femme. Et tant que subsiste la domination masculine, égaliser ne peut qu’être synonyme de légaliser. Par exemple, revendiquer la parité.
⇒ « La femme est le prolétaire du prolétaire », écrivait Engels. Peut-on dire selon vous que le mari exploite sa femme et que, collectivement, tous les hommes profitent de l’exploitation des femmes ?
En fait Engels a emprunté cette phrase aux Pérégrinations d’une paria de Flora Tristan. Je suis d’accord pour dire que dans la famille le mari exploite sa femme, à condition de préciser ce que signifie ici le verbe exploiter. Il est abusif de décrire la famille comme lieu d’une exploitation où le chef de famille tiendrait lieu de patron : même s’il « exploite » sa femme, le mari n’est pas un patron. Il en tire un avantage matériel que l’on pourrait évaluer en argent. Mais il ne valorise pas un capital concurrent d’autres capitaux et produisant une marchandise mise en vente sur le marché. En élargissant à ce point-là le concept d’exploitation, on dissout la spécificité du concept de capital. Ainsi procèdent la plupart des théories qui reprennent Marx pour l’évacuer. L’exploitation est absorbée dans la domination. En l’occurrence, d’un sexe sur l’autre. Tout devient travail, tout devient exploitation, tout devient reproduction sociale : résultat, on se sait plus sur quoi repose la société.
Au moment où l’exploitation capitaliste (je dis capitaliste, car c’est le capitalisme qui règne à Tunis comme à Shanghai) s’étend sur la planète comme jamais auparavant, c’est à ce moment-là que son concept est en risque de dissolution. Curieux, non ?
Le genre, mot et concept
⇒ Vous venez de parler de domination « d’un sexe sur l’autre ». J’avais noté l’absence du genre dans votre article de 1974. C’est logique pour l’époque, et j’ai d’ailleurs l’impression que c’est l’une des rares choses que vous modifieriez dans ce texte, pour l’actualiser en quelque sorte ?
Je ne crois pas. Il faudrait que le mot – le concept – apporte quelque chose… mais j’avoue ici ma perplexité.
⇒ Comment ça !?
D’abord, je m’étonne que des féministes si promptes à repérer les signes de sexisme ou de position anti-femme aient accueilli à bras ouverts une notion défendue par la plupart des pouvoirs, masculins compris. Je m’étonne aussi qu’on accorde tant de crédit à ce qui est quand même une production universitaire. Depuis quand les bancs de la fac et les colloques savants sont-ils des foyers de subversion sociale, ou même de féminisme radical ? Je n’ai rien contre les chercheurs et chercheuses, il y a des façons pires de gagner sa vie, mais quand l’Université promeut un concept ou une théorie, c’est forcément pour émousser son tranchant critique.
Comment se fait-il que le genre fasse désormais partie du consensus cultivé et qu’on le lise dans Elle comme dans les manuels scolaires et dans les tracts des partis de gauche ? Même l’OMS, célèbre pour sa persistance à traiter l’homosexualité comme une maladie, a fini par rejoindre le chœur. En une quarantaine d’années, opposer l’identité sociale sexuée (« le genre ») à la différence biologique (« le sexe ») est presque devenu une habitude, sinon une obligation, dans le discours dominant, en politique, dans les médias, à l’université, à l’école, presque dans la rue, et de plus en plus dans les milieux radicaux. Consensus et critique sociale font rarement bon ménage.
⇒ Qu’est-ce que cela prouve ? Le concept de classe a bien été utilisé par Staline, par des universitaires… Cela ne vous empêche pas de le reprendre.
D’abord, classe et lutte de classes sont des mots et des notions chargées d’ambiguïté. Je vous renvoie à ce que j’en disais au début de notre entretien. Mais je ne mets pas sur le même plan classe et genre. Que Staline se soit revendiqué de la lutte de classe, que la notion de classe serve couramment d’outil sociologique dépouillé de portée révolutionnaire, c’est évident. Cela n’enlève rien à la portée du concept, indispensable à une compréhension du monde.
Est-ce le cas du genre ? Il n’y a pas que moi pour poser la question. Il faut noter que ce concept, le genre, ne s’est imposé que difficilement en France. Il n’est omniprésent que depuis une dizaine d’année. Ce n’est que très progressivement que les gender studies ont remplacé les feminist ou women’s studies, faisant disparaitre le mot « femmes ». Nombre de chercheuses et théoriciennes féministes ont, au minimum, exprimé des réserves quant à son utilisation et sa banalisation. Je pense par exemple à Geneviève Fraisse, Françoise Collin ou Nicole-Claude Mathieu. Certaines féministes y voyaient une façon de dissoudre la question des femmes dans le genre en croyant la fonder et l’élargir, et je serais d’accord avec elles.
⇒ Votre réticence me surprend. Reconnaissez que la différence entre sexe biologique et genre social, que la mise en lumière et en concept de cette distinction est d’importance ! Cela nous permet de penser la possibilité de sortir des rôles imposés. C’est inimaginable dans cette société, mais la question se pose pour la révolution. Quid de cette « abolition des genres » parfois évoquée ? Cela suffit à en faire un concept utile, je dirais même nécessaire.
Pour en être sûr, il faudrait qu’on nous démontre ce qu’il ajoute d’essentiel à la phrase si forte de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient ». Le féminisme radical a longtemps été d’accord avec ça sans pour autant utiliser le mot « genre ». Ce qu’il désigne – le sexe social – a été pensé bien avant l’arrivée du mot. Mais si un mot s’impose, et avec lui une perception du monde, c’est qu’il répond à un besoin. Notre époque a produit le concept de genre pour rationaliser un problème qu’elle est incapable d’affronter. Le patriarcat correspondait à une société où la famille (père + mère + enfants) était la cellule socio-économique de base (paysanne ou artisanale), où l’homme (le père) était chef de famille. L’homme dirigeait la famille par sa position dirigeante à la ferme ou à la boutique.
En moins de deux siècles, le capitalisme industriel a bouleversé tout ça.
La nouveauté n’est pas le travail des femmes (elles travaillent même souvent plus, en tant que salariées puis en tant que ménagères), mais le fait que leur travail ne soit plus lié à l’activité du foyer. Elles tendent aussi à exercer les mêmes métiers que les hommes, ce qui n’était pas le cas des sociétés agricoles, ni à l’usine il y a un siècle. Le salariat crée une société infiniment plus fluide et mobile, avec un droit et une nette tendance à l’égalité entre sexes, jusque dans la police et l’armée.
Pourtant la division sexuelle du travail perdure. Vous voyez des femmes conduire des autobus, rarement au volant d’un camion. Choix du métier, image, salaire, position de commandement… la hiérarchie sexuée n’est pas morte.
C’est là que la notion de genre trouve une utilité sociale bien peu subversive. Les rôles sexuels du monde préindustriel obéissaient à des normes rigides, souvent tournées, mais connues et reconnues. Ces normes ne fonctionnent plus, ou mal. Beaucoup d’enfants ont un père « naturel » et vivent sous l’autorité d’un homme qui tient lieu de père social, de deuxième père. Une femme haut fonctionnaire a beau commander sur son lieu de travail, y compris commander des hommes, elle se voit traitée en inférieure dans la rue et peut-être à la maison. Cette contradiction crée un dédoublement mental entre un donné biologique indéniable (appelé sexe) et une réalité historico-sociale (appelée genre depuis les années 1970). D’où la distinction entre un sexe naturel et un genre social.
La notion de genre, c’est ce qui aide la société, c’est-à-dire un peu tout le monde, du journaliste à la prof de collège en passant par la mère de famille, à penser les rapports homme/femme quand ils cessent d’apparaître naturels, fixes, allant plus ou moins de soi. Avant on parlait de « nature » pour se résigner à l’inégalité des sexes, maintenant on parle de « genre » pour croire qu’on peut la réduire.
Finalement, ce que dit le concept de genre, c’est qu’il n’y a pas de nature humaine, donc pas de nature masculine ni féminine. Franchement, je le savais déjà, et vous aussi.
⇒ Mais si le « genre » est un argument d’orateur sans contenu, pourquoi vous donner tant de peine pour le démolir ? Au risque de passer pour dangereusement réactionnaire…
Parce que donner la priorité au genre détourne l’attention de ce qui peut mettre la société en révolution. Est-ce un hasard si la poussée des études de genre a coïncidé avec le déclin des références aux classes ? Il n’est pas neutre de se référer au « genre ». Un concept réunit des éléments en les séparant d’autres inévitablement minorés. Par exemple, parler de classe, c’est attribuer un rôle secondaire à individu, strate, catégorie, ethnie, etc. Parler de genre, c’est considérer en priorité une activité sociale à partir du critère sexuel (imposé ou choisi), et dès lors mettre au second plan les rapports de production.
⇒ Si le genre n’apportait rien, comme vous le prétendez, il ne déchaînerait pas tant d’hostilité.
Si la notion de genre sert à vivre moins mal le trouble des mœurs contemporaines et en particulier la crise de la famille, cela ne veut pas dire qu’elle résolve tout ni pour tout le monde. Il y en a que ça aide. Il en a aussi que ça perturbe. Bousculer les rôles assignés semble mettre en péril une famille qui apparaît comme un ultime refuge. Bien entendu, ce n’est pas le mariage homo ou la théorie du genre qui ébranle la famille, c’est l’ensemble des conditions de vie, la précarisation, le chômage, « la crise »… Mais s’attaquer aux causes supposerait de s’en prendre au capitalisme, ce qui n’est pas une mince affaire. Il est plus facile de dénoncer la marchandisation de nos existences dans un seul domaine, la famille, et d’inventer un danger imaginaire qui la menacerait, le mariage homo par exemple.
Au fond, les ennemis du concept de genre ont un point commun avec ses défenseurs : l’illusion qu’il y a là de quoi changer la société en profondeur, les réacs pour le refuser, les progressistes pour l’encourager.
⇒ Une force de la théorie du genre, c’est d’intégrer les femmes dans un ensemble.
En tout cas elle se présente ainsi : comme un moyen de refonder le féminisme en le dépassant. Ce qui explique son succès public. Une solution purement féminine à la question des femmes paraissant absurde, on s’évertue à replacer les femmes parmi d’autres groupes dominés ou infériorisés : le monde du travail bien sûr, également les minorités de couleur, d’âge, d’état (maladie ou handicap), de religion, d’ethnie, d’orientation sexuelle, etc. Comme il s’avère difficile de faire converger des situations si différentes, le genre a l’avantage de faire le lien, car il nous concerne tous. Reste à voir quel ensemble est ainsi réuni. Et là, vous me voyez sceptique. Il y a 40 ans, je refusais de dissoudre le problème des femmes dans celui des salariées. Je crains maintenant qu’on noie les femmes dans le genre en croyant les défendre. C’est une illusion de croire que la reconnaissance publique ou officielle du genre bénéficierait forcément à la cause des femmes. La société indienne n’est pas réputée favorable aux femmes, pourtant on vient de donner un statut légal aux transgenres, qui désormais ne sont ni masculins ni féminins. Un progrès, certainement, pour les personnes concernées, mais parfaitement compatible avec la domination masculine.
Fémino-marxisme ?
⇒ Mais est-ce que vous ne confondez pas la critique d’un concept avec celle d’un courant politique qui donne la priorité aux genres ? Un concept qui permet d’ailleurs d’enrichir l’analyse marxiste.
La confusion n’est pas de mon côté. Vous connaissez évidemment Christine Delphy, une des fondatrices de ce que j’appellerais le fémino-marxisme. Beaucoup s’inspirent d’elle tout en prenant leurs distances avec sa thèse d’un mode de production domestique coexistant avec le mode de production capitaliste. Ce qui nous est proposé ici, c’est de dédoubler la théorie marxiste : au mode de production capitaliste, on en ajoute un autre ; à la classe des prolétaires, on ajoute une classe ou un groupe des femmes.
Je comprends l’attrait qu’exercent les efforts de construire une théorie féministe rationnelle, où Marx ne serait plus rejeté ou réfuté, plutôt démarqué et décalqué. Mais fallait-il tout cet édifice pour nous apprendre que deux exploitations se combinent et que la salariée est doublement exploitée ? Surtout si la conclusion politique est que le groupe des prolétaires lutte contre le groupe des capitalistes pour abolir le capitalisme, et le groupe des femmes contre le groupe des hommes pour abolir le patriarcat. Reste à savoir comment feront les femmes prolétaires aux prises avec deux ennemis différents et deux luttes séparées.
⇒ Personne ne se risque à nous l’expliquer.
Ça supposerait des barricades à trois côtés…
Ce qui inspire les théories que je critique, c’est une volonté tout à fait légitime d’intégrer la reproduction des êtres humains dans le mécanisme général de la reproduction sociale. Reste à savoir comment articuler les deux. Or, la reproduction de l’espèce humaine se fait à l’intérieur de la reproduction sociale. Une femme qui accouche n’est pas que cela, elle est aussi une mère avec tout ce qu’impose la maternité selon le pays et l’époque (très différemment par exemple en Suède et au Yémen). L’acte biologique de donner naissance est autant social que naturel. La reproduction sociale détermine les conditions de la reproduction des êtres humains, ce qui ne veut pas dire qu’elle la conditionne totalement, ni que la seconde serait un simple effet de la première. Donc, ce qui structure la société capitaliste, c’est la division capital/travail salarié, non la division (réelle, d’ailleurs) homme/femme.
Si l’on choisit de définir les classes par rapport à la reproduction de l’espèce humaine (donc de tout être humain, qu’il soit bourgeois, prolétaire ou autre), alors il y a logiquement une classe des femmes et une classe des hommes : les femmes assurant un travail (entretien du foyer, des enfants, etc.) gratuit dont sont exemptés les hommes, elles forment un groupe assimilable à une classe puisqu’il joue un rôle spécifique dans la reproduction sociale. C’est bien à cela qu’à mon avis aboutit la revue Lies.
Si au contraire, comme je le pense, les classes découlent de rapports de production, il n’y a pas de classe des femmes, la fonction de bourgeois ou de prolétaire pouvant être occupée par un homme ou une femme.
⇒ « Classe » ou pas classe… c’est une question de vocabulaire, une querelle byzantine.
Et bien non. L’enjeu, c’est comprendre la société où nous vivons et sa révolution possible.
Au fond, pour les tenants de la thèse d’une « classe » des femmes, domination prime sur exploitation. Moi, je ne nie pas qu’un groupe (les hommes) en domine un autre, ni que les prolétaires hommes en profitent. La grande bourgeoise sera toujours discriminée en tant que femme. Mais tout ne pèse pas du même poids dans ce qui fait fonctionner une société, ni dans sa révolution. Ce n’est qu’en « émancipant » la grande bourgeoise de sa bourgeoisie que le communisme pourra l’émanciper du sexisme et ce ne sera possible que par l’action de prolétaires hommes et femmes.
⇒ Mais ce que vous appelez « fémino-marxisme » met sur une sorte de pied d’égalité genres et classes, en deux exploitations… entremêlées ?
« Fémino-marxistes », vous trouvez ça insultant ? Si je parle de fémino-marxisme, c’est que le féminisme y a sa part. Il est légitime de qualifier de féministes des positions qui mettent au premier plan la question des femmes, et c’est bien le cas ici.
Bien qu’il reste attaché au féminisme, le fémino-marxisme veut s’en distinguer : il considère comme primordiale la division homme/femme (voilà le point commun avec le marxisme) tout en la traitant comme la division en classes (là est la différence). Attention, comme ne veut pas dire qu’on mette forcément un signe égal entre les deux. La proportion entre genre et classe varie selon que l’on penche vers le féminisme ou le marxisme. Mais tous les tenants du fémino-marxisme s’accordent sur une base commune : genre et classe, les deux, déterminent l’histoire. Ce n’est plus le rapport travail salarié/capital qui est au centre du monde moderne : ce serait un mixte de rapports de production et de rapports de genre. Tout l’art du théoricien consiste alors à trouver un équilibre crédible entre les deux. Rassurez-vous, contrairement au danseur de corde, le dialecticien se fait rarement mal en tombant.
⇒ L’intérêt de leur position, c’est quand même de partir de ce qu’il y a de commun entre toutes les femmes, parce que femmes, quelle que soit leur position sociale.
Oui, et c’est bien là que ça dérape.
Sheryl Sandberg est Directrice des Opérations de Facebook. Sa fortune – estimée à un milliard de dollars – ne lui épargne pas d’être parfois discriminée en tant que femme. Elle a donc un intérêt commun avec toutes les femmes à lutter contre une domination masculine qui pèse aussi sur elle. C’est-à-dire à obtenir l’égalité entre homme et femme, quelle que soit leur position sociale, comme vous dites.
Or, même dans ce cadre, les intérêts divergent. Quand le combat pour l’égalité touche au salaire, S. Sandberg, en tant que bourgeoise, a besoin de l’inégalité des salaires entre homme et femme, ainsi qu’entre permanent et précaire, national et étranger, etc. La lutte pour l’égalité butte sur une limite de classe. A supposer qu’une parfaite égalité salariale entre hommes et femmes existe chez Facebook, ce qui d’ailleurs serait excellent pour l’image de l’entreprise, elle ne s’appliquerait qu’au personnel de Facebook stricto sensu, pas à la femme de ménage d’un prestataire de services qui nettoie les bureaux. Une classe dirigeante a toujours besoin de diviser ceux qu’elle domine.
Pour croire à la réalité d’un « groupe femmes », il faudrait croire que S. Sandberg et cette femme de ménage ont plus en commun – leur oppression indéniable en tant que femme – qu’elles n’ont de différent et même d’opposé.
Les faits nous montrent le contraire, pourtant le féminisme en est persuadé.
Le fémino-marxisme aussi : il se situe bien dans une problématique féministe, et ajouter « matérialiste » n’y change rien, puisqu’il constitue les femmes en ensemble social supposé doué d’une cohérence et capable d’une action historique spécifique, ensemble appelé classe (chez Ch. Delphy par exemple) ou groupe femmes (chez d’autres).
Franchement, je me lasse de ces discussions pour savoir ce qu’il faudrait privilégier ou additionner: classe ? genre ? voire race ? Il ne s’agit pas de choisir entre les ouvriers et les femmes. Je ne mets pas “la classe” avant ou au dessus du genre, je le répète, je ne suis pas pour la lutte de classes mais pour qu’elle finisse. Croire que le monde où nous vivons est structuré par le rapport capital/travail, donc par la lutte de classes, ne veut dire ni que les classes soient l’unique réalité de ce monde, ni même que la lutte de classes soit l’aspect le plus important d’une révolution qui tendrait au contraire à dépasser les classes.
⇒ Les recherches qui enrichissent Marx par l’analyse de la reproduction sociale et du travail des femmes sont donc sans intérêt pour vous ?
A quelles recherches pensez-vous ? Je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’écrit Paola Tabet, mais son apport est considérable quand elle démonte l’inégalité sexuée et analyse ce qu’elle appelle l’échange économico-sexuel. Pour une foule d’autres travaux, je n’ai aucun mépris, mais au fil de ces milliers de pages, malgré des remarques pertinentes et des refus que je partage, il m’arrive trop souvent de ne plus savoir de quoi on me parle. La question n’est pas de rajouter une dose de féminisme pour rendre une théorie moins bancale ou plus sexy.
⇒ Je me demande quelle est la part de provocation dans vos propos.
La provocation a au moins le mérite de nous reposer du Politiquement Correct. Figurez-vous que j’ai été témoin d’une discussion sur la jupe et la mini-jupe pour décider laquelle des deux était la plus sexiste. Cela me rappelle un vieux film italien distinguant ce qui était de droite (le bain) et de gauche (la douche). Ne souriez pas. La théorie aussi a son Politiquement Correct.
Virginie Despentes, par exemple, ne se prétend pas théoricienne, mais elle m’aide à réfléchir. Quand je lis King Kong théorie, j’y trouve une manière directe d’aborder les questions.
Identité ouvrière & identité gay
⇒ Vous voulez une révolution qui s’appuie sur la lutte de classes pour dépasser les classes. Pourtant certains disent qu’on en a déjà fini avec l’identité de classe et que c’est tant mieux !
Je suis autant critique de l’identité ouvrière que de l’identité « femme ».
En 1974, beaucoup de camarades croyaient faire entrer l’identité féminine dans l’identité ouvrière, salariée, prolétarienne. Le schéma était simple : un groupe, la classe ouvrière, avait la capacité de révolutionner la société et d’émanciper l’humanité : tout le monde devenant travailleur, le travail cessera d’être du travail, quand il ne restera plus qu’une seule classe il n’y aura plus de classe, plus de capital, éliminant ipso facto toutes les oppressions, dont celle des femmes. Le communisme sera le pouvoir des travailleurs associés. Vision que l’on peut appeler « classiste ».
⇒ La question de l’oppression des femmes devait, dans ce schéma, se résoudre après la victoire du prolétariat…
Oui, comme une simple conséquence, qui viendrait toute seule.
Aujourd’hui, si le classisme bat de l’aile, c’est en partie parce que les prolétaires ont commencé à faire la critique du travail dans les années 70. C’est aussi, et malheureusement surtout, dû à l’évolution capitaliste : notre société donne plus que jamais au travail salarié une place centrale tout en étant incapable de salarier des milliards d’êtres humains. C’est une des causes majeures de la crise du mouvement ouvrier. Or, auparavant, l’identité ouvrière polarisait autour d’elle un ensemble d’intérêts et de combats spécifiques, notamment de femmes, non sans conflits, rejets et mépris bien sûr. L’éclatement de l’identité liée au travail, en particulier ouvrier, a eu pour effet de libérer des identités qui ont cessé de dépendre du monde du travail et de devoir se définir par rapport à lui, voire contre lui. Notre temps est celui de la concurrence et du croisement d’identités orphelines de l’axe central autour duquel elles étaient censées graviter. Chacun se replie sur un groupe qui sert de communauté de substitution.
⇒ Mais la communauté gay est bien réelle. Tout comme, de façon très minoritaire là aussi, un réel mouvement LGBT…
Il existe des homosexuels, et dans les milieux les plus divers. Il existe aussi ce qui se veut une communauté gay visible et affirmée, qui ne regroupe qu’une minorité des homos masculins, en général blancs et plutôt classe moyenne : c’est un fait. Mais y a-t-il une réelle communauté gay et lesbienne ? J’en doute et si oui, elle n’a ni la visibilité ni le poids de celle des gays. Cela en dit long sur la persistance de la domination masculine, passons… Il ne suffit pas de se retrouver une fois par an à la Gay Pride.
Par contre, il n’existe aucune communauté LGBT, seulement des militants et des groupes LGBT.
La contradiction de ce que recouvre le sigle LGBT, c’est de se vouloir à la fois visible et invisible. C’est sans doute un effet de la société actuelle, mais ce qui me frappe, c’est que celui qui cherche à échapper aux normes contraintes demande la reconnaissance publique de sa différence tout en revendiquant de ne plus être traité différemment des autres membres de la société !
Ce qui entraîne deux conséquences. D’abord d’une course permanente à la redéfinition. Il faut sans cesse subdiviser et redécouper, avec des néologismes à n’en plus finir : FtM, M+F, FtM, MtN, etc., comme si délimiter une catégorie allait protéger une façon de vivre. Le « Q » souvent ajouté à «LGBT » signifiant queer pour les uns et questioning (la catégorie des hors catégorie) pour d’autres, cela oblige à développer LGBT en LGBTTTQQIAA, afin de n’oublier personne[1].
Seconde conséquence, un besoin de protection, qui pousse à découvrir sans cesse de nouvelles discriminations à sanctionner : à l’image de la législation anti-raciste et anti-sexiste, on exige des lois contre l’homophobie, maintenant la transphobie et la lesbophobie, demain la biphobie, et vous verrez la liste s’allonger à l’infini. En démocratie, il y a toujours une minorité mal traitée. Ces groupes se côtoient en étrangers parfois solidaires, autant rivaux qu’alliés. Chaque ensemble se définit moins par ce qu’il est que par le fait d’être « l’autre » de l’ensemble voisin.
⇒ Ces questions d’identité vous semblent-elles aujourd’hui si problématiques ?
Je connais des gays et des lesbiennes qui traitent le ou la bi en allié un peu suspect, considérant qu’il ou elle n’a fait que la moitié du chemin, sans oser rompre complètement avec le modèle hétéro. Un peu comme l’ouvriériste aura tendance à voir un « petit-bourgeois » dans le prof qui milite dans le même groupe que lui, surtout le jour où un désaccord éclatera entre eux.
A propos, c’est quoi un homosexuel ? J’ai rencontré un gay qui avait du mal à reconnaître comme un de ses semblables un garçon attiré par les hommes mais jamais passé à l’acte. Pourtant, le même gay n’hésitait pas à classer parmi les hétéros un adolescent attiré par les filles quoique n’ayant encore fait l’amour avec aucune. Les critères sont exigeants dès qu’il s’agit de délimiter des communautés ! Dans certains groupes qui se veulent les plus radicaux, une nouvelle tendance semble de rejeter les bi, et de remplacer le sigle LGBT par celui de TPG ou TGP (Trans Gouines Pédés). C’est sans doute en réaction à l’institutionnalisation croissante des associations LGBT.
Que faire ?
⇒ Vous critiquez tout, mais qu’est-ce que vous proposez ? Est-ce que vous voyez un changement possible, et comment ?
C’est la question fondamentale.
Il est indéniable que jusqu’à présent, la domination masculine s’est perpétuée à l’intérieur des révolutions, ou des tentatives de révolution prolétarienne : après avoir pris part à l’action, souvent autant que les hommes, tôt ou tard les femmes quittent le terrain, c’est-à-dire sont poussées à le quitter pour retourner à leurs tâches sexuées. Dans l’Espagne de 1936-37, il n’a pas fallu longtemps pour qu’elles soient exclues des rangs des combattants, et renvoyées à des tâches traditionnellement féminines, infirmières par exemple.
Bien sûr, si très peu de femmes prenaient part à la lutte armée, on ne pourrait même pas parler de révolution communiste. Mais même une participation féminine massive ne garantit rien.
En pays kurde, par exemple, existe une longue tradition d’organisation féminine, parfois féministe, parfois même autonome, et les femmes ont mené des luttes au quotidien souvent aussi poussées que dans les pays dits modernes. C’est pourquoi des femmes kurdes combattent fréquemment, armes à la main, dans des unités spécifiques ou aux côtés des hommes. Pour autant, cela ne suffit pas à supprimer la domination masculine dans la société kurde : encore faudra-t-il briser le cadre étatique et capitaliste dans son ensemble. Rien moins qu’une révolution sociale, dont je doute qu’elle soit en marche au Kurdistan. D’ici là, même armée d’un RPG, les femmes ne s’émanciperont pas plus en tant que femmes qu’elles ne le font en allant à l’usine ou au bureau. Mon idéal est un monde sans armée et pas la parité au sein des armées.
La différence entre les insurrections passées et l’insurrection communiste, c’est que celle-ci rompra avec le travail en tant que travail. Or la division sociale du travail inclut la division sexuelle du travail, qui va bien au-delà du lieu de travail salarié.
L’insurrection communiste est à la fois abolition du salariat et de la domination masculine, ce qui ne se fera pas en quelques semaines ou mois, mais devra commencer dès les premiers jours. La fin du travail salarié n’est pas une cause dont la fin de la domination masculine serait une conséquence. La seconde est un aspect nécessaire de la première, une de ses conditions. Les deux auront lieu en même temps ou pas du tout.
La séparation entre l’espace-temps du travail salarié et le reste de la vie est un des fondements du capitalisme : productivité et profit exigent que le temps travaillé soit distinct et coupé des autres moments, pour le contrôler et pour le mesurer afin de réduire le coût du travail.
Un des éléments de cette séparation, c’est la dualité vie publique/vie privée qui ramène les femmes à un rôle de femme, un rôle familial : même si elles travaillent hors du foyer, « chez elles » c’est d’abord elles qui « tiennent la maison », cuisinent, s’occupent des enfants, etc. Et cette spécialisation forcée concerne beaucoup plus que le foyer familial : elle limite les femmes à un ensemble de tâches et de fonctions, de l’enseignement à la santé en passant par le bénévolat, les associations, le soin aux vieillards, tout ce que résume le mot care, qui a à voir avec la proximité et l’affectivité, pour lesquelles les femmes auraient une vocation « naturelle » censée découler, comme il se doit, de la maternité. .
Démanteler la dualité public/privé est la condition pour que les hommes soient amenés à partager et à prendre en charge des activités dès lors réparties entre hommes et femmes non plus selon le critère de sexe, mais de compétence et de goût. On verra des femmes préférer tirer au fusil, et des hommes choisir de s’occuper des enfants. Les femmes n’agiront plus alors en femmes de prolétaires, mais en prolétaires femmes. Sinon elles se retrouveront à soigner les blessés tandis que les hommes affrontent les soldats de l’Etat et les bandes contre-révolutionnaires.
Pour revenir à l’Espagne de 1936-37, même dix fois plus nombreuses, à elles seules les femmes les plus radicales, notamment les mujeres libres anarchistes, n’auraient pu inverser le cours de la contre-révolution. C’est parce qu’après leur soulèvement victorieux contre les militaires en juillet 36, les révolutionnaires, hommes et femmes, ont accepté de lutter contre le fascisme sous la direction de l’Etat démocratique, qu’ils ont perdu le contrôle de leur propre mouvement. C’est parce que les prolétaires n’ont pas entamé une transformation de l’activité productive, parce qu’ils n’ont pas mis fin à la séparation entre le lieu de travail et le reste de l’espace social, qu’ils et elles ont laissé se réinstaller l’ensemble des fondements du capitalisme, y compris la hiérarchie des sexes. L’exclusion des femmes des rangs des combattants a coïncidé avec la transformation des milices en armée régulière.
⇒ Je suis d’accord, mais cela ne se fera pas tout seul. Il y aura des conflits entre certains hommes et certaines femmes, sur le partage et la prise en charge des activités.
Oui, bien sûr. On cite souvent l’expérience des piqueteros, mais celle d’Oaxaca au Mexique est tout aussi instructive. Pendant les six mois qu’a duré l’insurrection de cette ville en 2006, les femmes ont eu du mal à se faire accepter comme combattantes. Il y avait pourtant des barricades tenues uniquement par des femmes, et ce sont des femmes qui ont occupé de force la station de télé et organisé la défense du bâtiment. Malgré cela, comme l’expliquait une insurgée, elles devaient se battre à la fois contre le système, et contre les hommes au sein même du mouvement.
Les conflits hommes/femmes sont inévitables. Mais s’ils l’emportaient sur la contradiction capitalisme/communisme, ce serait un très mauvais signe. Abolition du travail et abolition de la famille iront de pair.
La révolution n’est ni causée ni mue par la contradiction entre sexes, mais elle réussira seulement si elle affronte et résout cette contradiction.
La difficulté est de saisir le rapport des parties et du tout.
Le féminisme, y compris radical, fait de la partie « femmes » le tout. Le marxisme habituel noie la partie dans le tout. Moi, je ne saurais mieux dire que L’Idéologie allemande :
« La suppression de l’économie séparée est inséparable, cela va de soi, de l’abolition de la famille. »
⇒ Si je comprends, l’émancipation des femmes n’est pas une simple conséquence de la révolution mais la lutte des femmes est une condition de la révolution. D’accord ?
C’est ça.
⇒ N’empêche que pour vous, la révolution est un produit de la lutte de classes.
Oui. A condition d’ajouter que cette lutte de classes est aussi lutte d’une classe pour sa propre abolition, et par là pour l’abolition de toutes les classes.
⇒ Mais, pour revenir au conflit hommes/femmes dans la révolution, comment se résout-il ? Faut-il que les femmes s’organisent entre elles séparément, au moins dans un premier temps ?
Oui, mais auto-organisation ne veut pas dire séparation, encore moins séparation durable. Si des femmes ressentent un besoin légitime de se retrouver entre elles pour mieux poser leurs problèmes spécifiques, ce moment ne peut être que provisoire. En faire une habitude (ou pire, un principe) serait perpétuer la séparation.
Le parallèle souvent dressé avec le mouvement Noir pour justifier la non-mixité se retourne en faveur de la mixité. Quand ils se sont organisés et ont agi uniquement entre Noirs, les Noirs ont donné la priorité aux activités concernant la question Noir/Blanc. C’était prévisible, et d’ailleurs voulu par une partie des Noirs : en voulant préserver sa spécificité, on perpétue une barrière. Appliquée par des femmes, la non-mixité se croit la meilleure façon d’échapper à la position dominante d’oppresseurs masculins qui, dans un groupe mixte, garderaient malgré eux leur pouvoir sur des femmes malgré elles infériorisées. L’homme est considéré comme un ennemi… susceptible de devenir un allié. Je pense l’inverse : ce qu’hommes et femmes partagent comme intérêt, action et projet, est plus important que ce que les femmes ont en commun entre elles, et les hommes en commun entre eux. Les femmes ne seront pas émancipées par les hommes, mais pas non plus en dehors des hommes, seulement avec eux et en même temps.
Régulièrement, lors de l’organisation de débats, discussions ou manifs non-mixtes, se pose la question des catégories « admises ». Les trans en font partie mais pas toujours, pourquoi ? Cela nous ramène aux trop subtiles démarcations entre catégories dont nous parlions tout à l’heure.
Ce que je vais dire va sembler cruel : si des personnes qui se veulent radicales ne se sentent déjà pas capables d’éviter aujourd’hui dans leurs propres réunions que les hommes ne s’imposent, je me demande comment elles peuvent espérer le faire demain dans une révolution. Le port éventuel d’un Famas rendra-t-il le débat plus aisé ?
Quant à une révolution future, elle nécessitera une auto-organisation des femmes, dont on imagine mal qu’elle reste durablement séparée, parallèle aux prolétaires hommes, comme s’il fallait que les femmes se retrouvent longuement entre elles, s’affermissent, à la manière d’une sportive musclant ses forces avant d’affronter l’adversaire. C’est réduire la suppression de la domination masculine à l’affrontement entre deux blocs. D’ailleurs, de leur côté, livrés à eux-mêmes, les hommes ne risqueraient-ils pas de se fortifier eux aussi dans leur particularité, d’encourager les tendances virilistes et machistes ? L’issue du combat serait pour le moins douteuse !
Dès 1970, en France, l’une des caractéristiques du MLF était la non-mixité dans les réunions et les actions. Cette volonté de repli sur soi, j’y vois le besoin d’une protection finalement aussi peu efficace que n’importe quelle frontière. Traiter durablement les hommes en étrangers n’est pas le bon moyen pour les femmes de ne plus leur être soumises. A la même époque, d’autres, hommes et femmes dont je faisais partie, essayaient de se trouver et de se retrouver en tant que prolétaires. Le mot en fera sourire plus d’un aujourd’hui, d’un sourire triste, mais les mauvais jours ont une fin.
⇒ Et dans le communisme, existera-t-il encore des « hommes » et des « femmes » ? Si oui, est-ce que cela n’entraînera pas forcément une inégalité et une hiérarchie ? Donc, j’y reviens, quid de l’abolition des genres ?
Il faut être clair. Jusqu’à nouvel ordre, et probablement pour un bon bout de temps, une partie des êtres humains (appelons-les les femmes) naissent avec un utérus qui leur donne la possibilité de porter et de mettre au monde des enfants. D’autres (appelons-les les hommes) naissent sans cette possibilité. Je sais que c’est mal, mais faisons abstraction quelques secondes des hermaphrodites et des trans. Entre ce que j’ai appelé, pour simplifier, hommes et femmes, il y a une différence, disons, biologique, cela évite le mot « nature ». Sur cette différence, jusqu’ici et à peu près partout, les sociétés ont construit la domination masculine. Toute la question est de savoir si cette différence entraîne obligatoirement une hiérarchie. Certaines féministes voient la cause de la domination masculine dans le fait d’avoir des enfants ou de pouvoir en avoir. L’infériorisation des femmes découlerait de la maternité, avec tout ce qui l’accompagne. Si c’était vrai, la femme serait vouée à une soumission éternelle. Comme dans la Bible : les hommes sont condamnés à travailler et les femmes à enfanter dans la douleur, c’est bien connu, mais on oublie que Dieu ajoute : « tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi ».
Conclusion, ou bien il faudrait se résigner, ou il faudrait que les femmes ne soient plus mères. Le jour où la technique permettrait que les enfants ne sortent plus d’une femme, et ce jour-là seulement, la domination masculine pourrait cesser. Finie la maternité, tout se passerait en laboratoire… On n’a pas de mots trop durs, et on a raison ! contre le culte de la science, la fuite en avant technologique, le pouvoir des experts, l’artificialisation de la vie, le contrôle du corps féminin par la médecine… et on attend la solution d’une performance Hi-Tech chirurgico-chimique. Que le féminisme, et le plus radical, puisse en arriver là, c’est affligeant.
⇒ Et vous, la maternité, les enfants, qu’est-ce que vous en faites dans le communisme ?
La biologie n’est pas un destin. Il n’y a rien d’éternel dans l’instinct maternel, les historiens nous l’apprennent, rien d’éternel non plus dans la condition maternelle, ni dans la condition enfantine d’ailleurs. Dans le communisme, des enfants naîtront, de diverses façons sans doute, ne demandez pas lesquelles, et ne seront la propriété de personne, pas même de leurs parents, biologiques ou non. Quels rapports vivront-ils avec l’ensemble de ce que l’on appelle aujourd’hui les adultes ? Et avec leurs parents, biologiques ou non ? Ni un rapport d’indifférence, ni de possession, j’imagine quand même une relation privilégiée, mais j’imagine peut-être mal, et personne n’en sait davantage.
En attendant ?
⇒ Et d’ici-là ? On attend ? On ne prend pas part aux luttes ?
Lesquelles ? Avec mes moyens, je participe aux formes de résistance qu’on pourra qualifier de quotidiennes, élémentaires voire de réformistes, par exemple contre les atteintes à l’avortement. Je ne suis pas adepte du «Tout ou rien ».
Ce dont je ne suis pas partie prenante, en tout cas, c’est l’activisme théorique autour de ce que je nomme fémino-marxisme, qui ne sert qu’à alimenter l’activité de spécialistes en théorie. Comme s’il fallait imiter le marxisme dans ce qu’il a de moins bon, en croyant hisser enfin le féminisme au niveau d’une vision totale et scientifique de l’évolution humaine, et mieux encore, dépasser le marxisme sur le terrain où il semble imbattable, le primat matérialiste.
Il n’en sort qu’une théorie lourde mais sans profondeur. Je suppose que certains et certaines en ont absolument besoin. Les uns parce qu’ils en vivent : leur métier comme leur passe-temps, c’est de produire des idées et du texte. Les autres parce qu’une doctrine aux apparences rigoureuses doit les rassurer.
⇒ Vous restez très vague, ne citez pas les noms des groupes et auteurs que vous critiquez. Ils se reconnaîtront sans doute, mais le lecteur aura plus de mal. En 1974, vous étiez plus rentre-dedans !
Il y a des gens que je ne lis plus. Ils seraient trop contents d’être cités, et si je ne leur veux aucun mal, je n’ai aucune raison non plus de leur faire plaisir.
⇒ J’ai encore du mal à vous situer, Constance. Je pense par exemple à ceux qu’on appelle communisateurs dont vous avez l’air proche par certains points, mais aussi en décalage, en particulier sur ce qu’ils ont pu écrire sur le genre. Le concept de communisation est d’ailleurs apparu dans les années 70 dans les milieux que vous fréquentiez. Qu’en pensez-vous ?
Vous savez qu’aux Etats-Unis, la communisation s’enseigne à la fac ? Je préférerais suivre un cours sur François Villon ou Marceline Desbordes-Valmore.
⇒ Mais encore ?
La communisation, cela fait une heure que j’en parle. Le processus de la révolution, c’est la communisation. Il se trouve que je n’ai pas employé le mot, et c’est bien ce qui me sera certainement reproché. Mais maintenant c’est fait !
⇒ Justement, comment pensez-vous que cet entretien sera reçu ?
Comme trop marxiste pour les féministes et trop féministe pour les marxistes.
⇒ Et depuis l’écriture de cet article, en 1974, qu’avez-vous fait? Avez-vous continué à militer ?
Depuis, j’ai fait diverses choses, choisissant une certaine discrétion. Je ne milite pas.
⇒ Alors que faites-vous aujourd’hui ?
En ce moment, j’écris sur le communisme.
⇒ Est-ce bien le moment ?
Tout autant que dans les années 70, mais autrement.
⇒ Pourtant je vous sens pessimiste.
Les perpétuels optimistes me fatiguent, c’est vrai. Mais je ne serais pessimiste que si le cours du monde me persuadait du déclin du féminisme comme de l’ensemble du mouvement social. Or je vois un peu partout des gens, des prolétaires, des hommes et des femmes, en révolte. Certes très peu dans le sens (pardon pour le mot) « révolutionnaire ». Mais qu’en savons-nous ? Jamais ne n’ai fondé ma vie sur des prévisions. L’histoire nous réserve des surprises, et pas toutes désagréables.
⇒ Je vous imagine écrivant et lisant sans cesse, ne sortant que rarement de votre bureau, devant un ordinateur, au milieu piles de vieux livres poussiéreux…
Non, je me promène, principalement je me promène.
⇒ Vous regardez aussi des films ! Vous en citez bien plus que des ouvrages théoriques.
Notre époque se dit au moins autant sur ses écrans que dans ses élaborations théoriques. L’I.S. l’avait compris. Pour rester dans le thème de cet entretien, ce que montre le cinéma, c’est que non seulement notre temps a du mal à affronter la sexualité, cela c’est évident, mais qu’il a même du mal à se la représenter.
⇒ Je ne sais pas si je peux me permettre, mais… quelque chose me dit que vous ne vous appelez pas Constance Chatterley.
Si, mais pas tous les jours. Les articles du Fléau Social étaient signés de pseudos fantaisistes ou provocateurs. Mon choix a été plus littéraire, et le hasard y a eu sa part. Je venais de lire le roman de D.H. Lawrence, pas un personnage très sympathique d’ailleurs. Dans le livre, le nom est abrégé en « Connie » : Constance m’a paru plus beau. Si j’avais lu quelque temps avant Violette Leduc ou Unica Zürn… Aujourd’hui, je choisirais peut-être Zoë Lund. Je dois ressentir une attirance vers la femme d’énergie à la vie demi-cassée, ce que moi-même je ne suis pas.
⇒ Décidément, avec vous, rien n’est simple.
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Propos recueillis dans un bistrot de Ménilmontant un soir glacial de janvier 2015.
Notes de l’Editeur :
(1) Groupe 5 : groupe du FHAR du Vème arrondissement de Paris.
(2) Groupuscules : terme péjoratif désignant les organisations d’extrême-gauche (trotskistes et maoïstes) très nombreuses à l’époque. Les plus connues étaient la Ligue Communiste (LCR) ou la Gauche Prolétarienne.
(3) L’Antinorm : journal du groupe 11 du FHAR, proche de la LCR.
(4) Référence au livre de Marie-Joseph Bonnet, Adieu les rebelles ! (publié chez Flammarion en 2014). L’auteure, ancienne membre du MLF, FHAR et Gouines rouges, a été attaquée par des militants LGBT pour ses positions sur le mariage gay et la GPA.
(5) We Want Sex Equality : film de Nigel Cole sorti en 2010.
(6) Reconnaissance en 2014 d’une « troisième genre », pour les membres d’une caste d’eunuques, les Hijras.
(7) Lies : revue féministe matérialiste anglo-saxonne (http://liesjournal.net)
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