Rappel historique
Depuis l’apparition de la " Question d’Orient "durant la seconde moitié du XIXe siècle, l’histoire du Proche et Moyen-Orient est celle du développement de rapports sociaux capitalistes dans la région. Le tumulte de cette histoire provient de l’inexistence d’un processus endogène de développement de ces rapports. Ce sont d’abord les interventions occidentales qui ont travaillé la matière sociale en place (rapports tributaires, économie marchande et usurière, grandes propriétés latifundiaires, domination administrative et religieuse...), mais le moment décisif ce fut le Yishouv puis la création de l’Etat d’Israël.
Depuis l’entre-deux-guerres (avec comme épisode central la grande grève palestinienne des années trente) et surtout depuis 1948, Israël apparaît, dans la région et pour les pays arabes, comme la contrainte à ce développement. La simple existence d’Israël est en soi bouleversement des rapports sociaux antérieurs : accélération du développement des rapports sociaux capitalistes dans la région, transformation des formes de propriété, imposition de la forme de l’État-nation, incitation au fractionnement religieux, stérilisation des ressources dans l'effort de guerre, quart-mondialisation d'une partie du monde arabe, avant-poste militaire permettant de frapper directement toute tentative d'autonomie économique ou politique, contrôle de la vie politique et économique de la région, transformation des formes de propriété foncière, transformation des communautés juives moyen-orientales en minorités nationales, menace militaire, rupture de la continuité territoriale du monde arabe, imposition de frontières tranchées et de la structuration du monde arabe en États-nations, ruine du commerce arabe traditionnel transnational, archaïsme de la propriété latifundiaire et last but not least la pression des réfugiés palestiniens devenus manu militari des prolétaires. La simple existence d'Israël au Moyen-Orient a entériné le devenir de la région en situation de retard, de sous-développement. Les conflits avec Israël sont l’histoire du développement capitaliste dans les pays arabes. À travers les guerres de 1948, de 1956, de 1967, et de 1973, ce sont les contradictions sociales internes du monde arabe (en devenir vers des rapports sociaux spécifiquement capitalistes) qui se développent et se règlent dans l'affrontement avec Israël.
La guerre de 1948-49 marqua la fin de la domination de la bourgeoisie traditionnelle, c'est-à-dire les grands propriétaires fonciers, souvent absentéistes, la bourgeoisie commerciale, les grands dignitaires religieux. De 1948 à 1956, l'affrontement entre les États arabes et Israël impulse l'élimination de cette bourgeoisie traditionnelle par la petite bourgeoisie nationaliste, qui trouve en Nasser son leader. De 1956 aux années 1967-1970, le développement du capital suit la voie classique : réforme agraire, nationalisation du commerce, urbanisation, industrialisation. Les bases de rapports sociaux capitalistes modernes sont créées. Durant ces années-là, le problème palestinien est relégué au second plan et ne jouit d'aucune autonomie. En effet, pour la petite bourgeoisie nationaliste, c'est tout logiquement que le développement autonome d'un capital arabe plus ou moins unifié, doit prédéterminer, passer avant, servir de condition, à la résolution du problème palestinien.
Ce type de développement capitaliste autocentré parvient rapidement à ses limites, qui deviennent patentes dans la période qui sépare la guerre de 1967 de celle de 1973. Durant cette période, on assiste à l'élimination de la bourgeoisie nationaliste et à la réorganisation régionale autour de la circulation de la rente pétrolière, réorganisation qui devient dominante après la guerre de 1973 qui, encore une fois, au travers de l'affrontement avec Israël, ouvre une nouvelle phase de développement capitaliste au Moyen-Orient. Cependant en tant qu'élément de contestation sociale de cette transition, et parce que, de toute façon, dans ce type de développement ils sont de trop en tant qu’entité nationale spécifique, les Palestiniens sont à nouveau éliminés en tant que force autonome : Septembre noir en 1970, puis l'action de la Syrie au Liban à partir de 1975, et enfin d'Israël en 1982.
Le développement et l'approfondissement des rapports capitalistes dans le monde arabe, du fait des obstacles à leur développement endogène, et donc de l'époque et des conditions dans lesquelles ils apparaissent et se développent, ne parviennent à se " stabiliser "et à avoir un sens que dans l'articulation et l'intégration de la région dans le cycle international du capital ce qui, dans ce cas, s'effectue spécifiquement au travers de la circulation régionale et internationale de la rente pétrolière (c’est précisément ce que conteste un Ben Laden, cf. texte Pétrole, sexe et talibans).
On peut situer cette phase de l'intégration rentière dans le fil des phases précédentes en ce qu'elle se place toujours dans la perspective de l'affrontement avec Israël et prend pour critère le réglement du problème palestinien, baromètre dans le monde arabe du développement des rapports sociaux spécifiquement capitalistes. Mais de ce point de vue-là également la phase est transitoire ; en unifiant la région sur des bases spécifiquement capitalistes (il n'y a qu'à voir le gigantesque arrachement de force de travail à la petite production marchande ou à l'agriculture que sont les transferts de main-d'œuvre vers le Golfe, ainsi que les retombées dans les pays d'origine des migrants), cette reproduction régionale perdait toute autonomie et se décentrait dans la reproduction globale du mode de production capitaliste. La montée de l’islamisme et l’éclatement de la première Intifada rendent patent le caractère transitoire de cette période, le rapport d’exploitation ne pouvant plus se boucler sur une aire régionale d’accumulation. Les rapports sociaux spécifiquement capitalistes maintenant en place au Moyen-Orient dévoilent dans la violence de ces soulèvements l’absence de dynamique régionale endogène de leur reproduction. Pas plus la circulation régionale de la rente que le capitalisme national israélien ne peuvent fournir le principe général de reproduction de la force de travail et de son exploitation. C’est ce qu’à révélé la première Intifada et ce que confirme la seconde.
En 1987, Israël ne peut plus rien opposer à cette nouvelle vague de révolte de la première Intifada sans, comme le rend incontournable la seconde Intifada, remettre totalement en question ce qu’il est en tant qu’Etat. L'affrontement israélo-arabe revient alors à son point de départ, un affrontement entre Israéliens et Palestiniens, parce que la question centrale de cet affrontement est devenue celle du rapport entre prolétariat et capital. Depuis 1945, le problème palestinien, c'est le problème du développement du capital au Moyen-Orient et de la révolte contre ce développement. Chaque phase de ce développement est une tentative de résolution et / ou d'élimination de ce problème.
L'époque de la première Intifada, c’est l’époque des premières impasses économiques d'Israël, de la fin de la guerre au Liban, des politiques d'ouverture économique, de la montée de l'islamisme, de la fin de la guerre entre l'Irak et l'Iran, et, dans la foulée, de la marginalisation des pays du Golfe à la suite de l'intervention américaine (marginalisation en ce qui concerne la fixation et circulation de la rente pétrolière), du nécessaire dépassement de l'intégration régionale autour de la rente, c’est l'époque où les rapports sociaux spécifiquement capitalistes ont gagné l'ensemble de la région et y dominent de façon quasi exclusive. Tous ces événements ont en commun de définitivement trancher les liens avec les conditions historiques locales dans lesquelles ces rapports ont dû émerger. Fin des années quatre-vingt / début des années quatre-vingt-dix, la reproduction de rapports sociaux spécifiquement capitalistes n’a plus de solutions locales ou régionales.
L’intégration rentière régionale était déjà en elle-même une définition a priori mondiale de la reproduction des rapports sociaux capitalistes au Moyen-Orient. Cependant, tout comme les projets capitalistes de la vieille bourgeoisie traditionnelle, ou de la bourgeoisie nationaliste, elle relevait, bien que ne pouvant qu’être une transition, d’une organisation encore régionale du développement des rapports sociaux capitalistes. La guerre du Golfe a marqué la fin de toute cette époque, la période qui s’ouvre alors ne peut trouver ses caractéristiques et les déterminations de son analyse dans une histoire du Moyen-Orient, cette guerre qui, avec la fin de la guerre froide, voit l’intervention directe des États-Unis achève, réalise, et dépasse la phase de l’intégration rentière régionale. On passe à un autre niveau, à une autre configuration. Non seulement la définition mondiale de la région est donnée a priori, et non comme résultat et articulation, mais encore elle ne se présente plus comme organisation régionale, pouvant se définir en tant que telle, se bouclant, socialement, économiquement, en termes de rapports entre les classes, sur une aire particulière.
Le problème palestinien n'est plus l'expression des limites du développement capitaliste arabe comme jusqu'en 1967, il n'est plus non plus l'expression du nationalisme arabe anti-impérialiste, comme de 1967 à 1979 / 80 (Camp David, puis l'élimination du Liban), face à l'économie rentière. Avec la première Intifada, le problème palestinien est devenu celui de la capacité pour tous les capitaux de la région de reproduire et d'exploiter le prolétariat local. Ce qui se joue depuis entre Israël et les Palestiniens des territoires occupés est déterminant pour tous les capitaux de la région et pour l'avenir du développement capitaliste en général de la zone. Avec la seconde Intifada, la question est de disjoindre la valorisation du capital de la reproduction de la force de travail, ce qui remet en cause cette jonction là où elle existait déjà (sur un modèle plus ou moins " fordiste ”) c’est-à-dire en Israël, et remet également en cause l’existence hypothétique d’un Etat palestinien comme garant national, pour les Palestiniens, de cette reproduction. La révolte palestinienne entre alors de plain-pied dans le nouveau cycle de luttes. Elle relève, de façon encore plus abrupte que dans les aires centrales du capitalisme, de la non-confirmation d’une identité prolétarienne reconnue et confirmée dans la reproduction du capital, d’une disparition de l’identité ouvrière (si tant est qu’elle ait fugitivement existé pour les Palestiniens), d’une contradiction entre les classes se situant au niveau de leur reproduction et donc de leur remise en cause.
L’Etat d’Israël en question : " la nuque raide ”
La seconde Intifada a son origine dans l'incapacité d'Israël a appliquer effectivement les accords d'Oslo du fait de leur anachronisme. En 93, après la guerre du Golfe, l'OLP est à genoux, son allié l'Irak est anéanti, les émigrés au Koweit qui assuraient une grande partie des revenus chassés. l'Etat qui héberge la majorité des Palestiniens, la Jordanie, est placé sous haute surveillance, le camp pro-américain, l'axe Le Caire - Ryad triomphe. Une "fenêtre de tir" est ouverte pour une paix aux conditions d'Israël, ce seront les accords d'Oslo.
Ils prévoyaient un Etat-croupion en Cisjordanie et à Gaza entièrement sous protectorat israélien mais permettant à Israël de ne plus avoir la charge du maintien de l'ordre tout en profitant de la main-d'oeuvre et d'une petite profondeur stratégique, notable vu la taille des territoires en jeu. Les accords ont bien déchargé Israël du maintien de l'ordre, l'Autorité nationale palestinienne contrôlant 93 % de la population des territoires occupés en 67 (hors Jérusalem ) dans les zones qu'elle gère. Mais la colonisation continue a fait de ces zones une série d'enclaves carcérales isolées par les colonies, les check-points et les routes de contournement. La population juive a doublé dans les territoires et l'activité économique des palestiniens a été étouffée. Le nombre des travailleurs palestiniens en Israël fluctue au gré des besoins israéliens et des bouclages, la misère s'installe sous la férule des 7 polices hyper-corrompues d'Arafat payées par les fonds européens.
Cette situation était absolument intenable, l'échec des négociations d'août 2000 aux Etats-Unis (dites de Camp David) était inévitable. L'antagonisme se concentrait sur Jérusalem mais il était sur tout le reste, Jérusalem avec ses lieux saints servait à prouver le caractère inconciliable du conflit en en marquant les repaires ethniques alors que le véritable obstacle à l'indépendance palestinienne c'est la colonisation. Cette évolution ethnique s'est réalisée avec la participation des Arabes d'Israël à l'Intifada provoquant un pogrom perpétré par une police largement soutenue par la population juive locale.
Ce qu'Israël ne peut pas faire sans crise grave c'est démanteler la quasi totalité des colonies, c'est se retirer réellement ; le contrôle militaire global de ce point de vue ne suffit pas. Il y a incapacité d'Israël a laisser jouer à l'OLP sa fonction de syndicat de la force de travail palestinienne en Israël et d'honnête gestionnaire de la vie quotidienne dans l'Etat-croupion avec un minimum de logique autre que répressive.
L'Intifada a été motivée par la provocation étatiquement orchestrée de Sharon sur l'Esplanade des mosquées, elle était destinée à accélérer la formation d’un gouvernement d’union nationale menant une répression très violente mais courte devant probablement permettre d'arracher l'accord d'Arafat aux conditions d'Israël exprimées à Camp David. C'est-à-dire le payer essentiellement en promesses à négocier éternellement et à encore gagner du temps, ce qui est la politique d'Israël depuis 93. Pourquoi Israël a t-il " la nuque raide ”? Pourquoi est-il incapable d'appliquer les accords léonins d'Oslo ? Pour l’instant, sa structure même le lui interdit, il est incapable d'abolir la " frontière "(au sens américain), de renoncer à son caractère " pionnier "même si depuis belle lurette ce n'est plus qu'une caricature, en fait il est essentiellement incapable de renoncer à son caractère militaire que la colonisation implique.
Le caractère profondément militaire de l'Etat d'Israël répond à son origine mais aussi à sa situation actuelle, les classes sociales intégrées dans l'Etat social-démocrate créé par le sionisme de gauche, le seul sionisme réel, le sont au travers d'un welfare certes très diminué mais encore existant. La perpétuation de ce welfare est devenu largement ethnique au travers de partis-lobbies comme le Shash pour les Séfarades. On assiste en ce moment à une " révolution juive "séfarade qui dans l'orthodoxie promeut une identité radicalement différente de celle des fondateurs sionistes de gauche qui voulaient un Etat essentiellement laïque typiquement européen et finalement déjudaïsé, cette révolution juive rejoindra peut-être à terme, dans une optique communautariste à l'américaine, l'Israël post-sioniste mais ce n'est pas encore fait. Israël BeAlya et Israël Beiteinou pour les Russes ont aussi un rôle intégrateur essentiel, d'autant plus qu'il paraît qu'un tiers de ces Russes ne seraient pas juifs, raison de plus de faire de la surenchère irrédentiste sur la "Judée" et la "Samarie". Le caractère militaire et surtout en guerre d'Israël intègre tous ces éléments. Il existe bien un Israël branché high-tech qui est prêt à passer à autre chose, pour lequel la question des territoires n'est que poids mort mais cette évolution suppose la réalisation complète du post-sionisme et cela est encore très difficile. Ce serait, comme on dit, une " révolution pour Israël ”, la paix bouleverserait tous les mécanismes d'intégration qui ne seraient plus pris dans une dynamique d'extériorisation des conflits.
La fin du sionisme historique
L'existence même d'Israël devient problématique si le sionisme est enterré avec la colonisation. Ce n'est pas une question " idéologique "c'est une question très concrète de mobilisation de la population dans une guerre permanente : le " mur d'airain "cher à Jabotinsky et à Ben Gourion. Les perspectives de leadership économique régional tracées par Shimon Perez comme devant être ce qui naîtrait de la paix ne répondent pas maintenant à la cohésion sociale paranoïde d'Israël qui doit rester une forteresse assiégée quitte à provoquer cette fois une guerre ethnique intérieure à l'Etat lui-même. Les perspectives de développement économique régional étant d'ailleurs pour l'instant encore largement virtuelles.
L’occupation des territoires, c’est-à-dire l’utilisation massive de la main-d’oeuvre palestinienne, a signifié la fin du sionisme historique qui se voulait une colonisation autonome fondée sur du travail et du capital juifs. Les principes fondamentaux de cette colonisation qui étaient " unicité du peuple "et " unicité de la terre "se disjoignent, les travaillistes accordant la priorité à l’unicité du peuple, le Likoud à l’unicité de la terre préconisant ainsi l’annexion des territoires. L'absence de perspectives politiques des travaillistes, expression de la caducité de la spécificité de la colonisation sioniste, le renforcement du secteur privé, principal bénéficiaire du travail palestinien, et de toute façon le type de développement économique auquel était confronté Israël depuis la fin des années soixante, provoquèrent l'affaiblissement de tout le secteur d'État, de l'organisation administrative de la vie économique et de la Histadrout (ce puissant syndicat est un des principaux employeurs israéliens), et finalement s'achevèrent dans l'arrivée au pouvoir du Likoud, avec à sa tête le parti Herout de Menahem Begin, jusque-là structurellement minoritaire sur la base des rapports sociaux israéliens. Dans le Monde du 27 décembre 2002, Ilan Greilsammer, professeur à l’université de Tel-Aviv déclare à propos du Parti travailliste : " Fondateur de l’Etat d’Israël, il représentait un certain nombre de valeurs — le collectivisme, le pionnérisme, le syndicalisme — , qui depuis une quinzaine d’années se sont effondrées au profit de l’individualisme et du libéralisme. (...) Le Parti travailliste est un parti en voie de disparition, (...) l’un des pires effets de l’Intifada aura été l’effondrement de la gauche sioniste. Aujourd’hui, il n’en reste plus rien. ”, paradoxalement c’est le plan " Grands pins "élaboré par Sharon lors de l’invasion du Liban en 1982 qui représente l’apogée de la vision travailliste d’Israël : " Un : il pulvérise l’OLP. Deux : il fait élire le chef des phalangistes chrétiens, Béchir Gémayel, qui signe la paix avec Israël. Trois : il repousse loin les forces syriennes, peut-être même hors du Liban. La fin heureuse espérée, plus aléatoire, était de voir les réfugiés palestiniens du Liban expulsés vers la Jordanie. Là, les Palestiniens renversaient la monarchie hachémite et instauraient leur Etat. Il ne restait qu’à officialiser le Grand Israël et inciter les Palestiniens des territoires occupés à aller dans leur pays, de l’autre côté du Jourdain. "(le Monde du 8 janvier 2002.)
Mutations économiques israéliennes après 1967
Si la place de l’Etat demeure prédominante dans l’économie israélienne (90 % de la terre appartient à l’Etat ; un tiers des Israéliens travaille dans le secteur public ; la Histadrout principal syndicat et second employeur du pays), tout le secteur public, la Histadrout, les kibboutz connaissent de grosses difficultés financières et, depuis les débuts de la politique libérale amorcée par le Likoud en 1977, ils ne représentent plus l’élément moteur de l’économie israélienne.
A partir de la fin des années soixante et du début des années soixante-dix, l'époque des tentatives de développements nationaux autocentrés du capital est révolue. Israël, avec les territoires occupés depuis 1967, a atteint les limites de son développement capitaliste " auto suffisant ”, fondé sur " l'exclusivisme ”, la mise en valeur du travail juif, et le financement de la diaspora. La bourgeoisie israélienne s'engage sur la voie des industries de montages et de la sous-traitance industrielle, le secteur des services se développe, au même moment la dette croissait vertigineusement. On passe d'une politique d'import-substitution plus ou moins autocentrée, dont le sionisme peut être considéré comme un avatar bien spécifique, à une politique de promotion des exportations, de déréglementation, de libéralisme plus grand. Cela était vital par rapport à un déficit impressionnant de la balance commerciale, et à la gigantesque dette extérieure du pays. Non seulement les territoires sont venus accroître les débouchés, mais surtout l'emploi de la main-d'œuvre palestinienne a pu, pendant un temps, renforcer la compétitivité des produits israéliens dans l'agro-alimentaire, le textile ou la chaussure. Israël tente en fait de créer une sorte de " complémentarité exclusive "entre l'économie des territoires occupés et sa propre économie. C'est en ce sens que l’Etat encourage la production de biens qui ont une faible demande à l'intérieur des territoires occupés, tout comme celle de produits qui bénéficient d'un avantage comparatif avec l'économie israélienne, celle-ci devenant le principal client. Il s’agit toujours d’une forme d’intégration en aire " nationale ”.
Les industries tournées vers l'exportation sont cependant difficilement compétitives sur le marché mondial, Israël est incapable de concurrencer les économies caractérisées par un surplus de main-d'œuvre pour les produits dépendants de l'utilisation intensive du facteur travail. Avec l’éclatement de la première Intifada, ce type de développement dans lequel pouvait prendre place les territoires avait rencontré ses limites inhérentes. Israël ne peut miser que sur les industries de pointe à forte valeur ajoutée, là où le pays bénéficie de la présence d'ingénieurs de haut niveau payés moins cher qu'un ouvrier qualifié aux États-Unis.
De leur côté, l'Égypte et les autres pays arabes vivent entre 1967 et 1973 l'échec du développement autocentré. La guerre de 1973 est la reconnaissance réciproque de ce double échec, de cette double tentative de développement capitaliste se voulant autonome et endogène. C’est la transition rentière qui s’ouvrait (de la guerre de 1973 à la guerre du Golfe).
A partir de la seconde moitié des annnées soixante-dix, alors que la stratégie d’exportations fondée sur la main-d’oeuvre à bas prix des territoires occupés commencent à s’essouffler, les industries de pointe tendent à devenir le fleuron et le moteur de l’économie israélienne. Dès 1982 elles représentent un tiers des exportations. Une nouvelle fois Israël va devenir dans la région le fer de lance et la contrainte au développement et aux transformations des rapports de production capitaliste ; cette fois sous la forme de la " mondialisation libérale ”. Cependant, cette fois, cela n’est pas sans risque pour l’Etat, c’est toute la constitution d’Israël comme social-démocratie blindée qui est alors remise en cause. Cette constitution est remise en cause non pas par l’hypothétique réussite des accords d’Oslo et par l’inacceptable situation de paix, mais d’abord par la mutation économique et sociale interne d’Israël dans la seconde moitié des années quatre-vingt et, surtout, durant les années quatre-vingt-dix. Nous avons là la raison essentielle de la " nuque raide "d’Israël évoquée précédemment et de l’échec des accords d’Oslo. Si Israël se crispe jusqu’à la caricature sur ses caractéristiques historiques (colonisation, militarisation de la société, pionnérisme fantasmé mais à effet pratique...), c’est que fondamentalement la structure social-démocrate du fonctionnement et de la reproduction de la société a, en fait, déjà éclaté et que, pour l’instant, les conséquences en sont encore difficilement gérables (chômage, baisse des salaires, segmentation sociale, politique, urbaine et professionnelle de la population ...). La paix bouleverserait tous les mécanismes d’intégration parce qu’elle ferait apparaître qu’ils n’ont plus lieu d’être parce qu’ils sont déjà bouleversés et caducs. Mais il faut alors se poser une question : et si cette " crispation "(guillemets) n’en était pas réellement une (ou, tout au moins, avait un double aspect), si elle était aussi un élément de ces mutations et jouait un rôle important dans celles-ci : comme aménagement et contrôle de l’espace éclaté de la reproduction capitaliste — après les aires nationales ? A-t-on besoin d’un aéroport international à Gaza si ce n’est comme attribut d’un Etat palestinien ? Il est finalement peut-être moins paradoxal qu’il apparaît de voir des Sharon, Meir Porush (extrême droite ultra-orthodoxe ashkénaze) ou Avigdor Lieberman (extrême droite russe) ressusciter les valeurs de l’esprit pionnier de gauche des " origines "et de la colonisation qui n’était pas plus " propre "dans les années trente ou quarante que maintenant.
Après la guerre du Golfe de 1991, les accords d’Oslo (1993) échouent parce que, avant tout, ils sont anachroniques. La guerre du Golfe, avec la faillite de l’intégration rentière régionale, marque la fin de toute solution nationale ou régionale aux problèmes de la valorisation du capital et de la reproduction des rapports capitalistes. Or les accords d’Oslo, complétés par les accords économiques de Paris en 1994, définissent une aire régionale et même nationale (si l’on considère que, économiquement, ces accords ne laissent aucune liberté de rapports extérieurs aux territoires palestiniens) de développement. En fait, ils entérinent une situation déjà dépassée, celle qui va de la fin des années soixante à la première moitié des années quatre-vingt : la " complémentarité exclusive ”. Ils devaient transformer l’Autorité palestinienne en syndicat de la main-d’oeuvre bon marché palestinienne au moment où ce type de développement fondé sur l’utilisation de cette main-d’oeuvre était déjà largement en voie de dépassement pour Israël. On allait droit dans le mur : la main-d’oeuvre palestinienne n’a plus l’importance centrale qu’elle revêtait quelques années auparavant, il n’est plus aussi vital d’assurer la stabilité politique et sociale de sa reproduction (quand cela l’était Israël s’en chargeait directement) ; mais en face, Israël, fer de lance de la " mondialisation libérale ”, est simultanément incapable d’assumer ce rôle sans se saborder lui-même dans son Etat existant. La préservation, l’extension des colonies existantes et la création de nouvelles sont les réponses spontanées d’Israël à cette double situation. Les accords d’Oslo et de Paris sont comme nous l’avons dit léonins à l’avantage d’Israël, mais ils n’en sont pas pour autant applicables par Israël.
La main-d’oeuvre palestinienne
La première Intifada d’où sortiront les accords d’Oslo avait elle-même en partie pour origine la crise de ce système de complémentarité fondé sur la main-d’oeuvre palestinienne. Les salaires gagnés en Israël et les transferts venus de l’extérieur auraient pu, dans les territoires occupés, continuer à masquer le déclin et le délabrement de l’économie palestinienne, si les Israéliens n’avaient pas pour amortir leur propre crise durci leur politique vis-à-vis des territoires occupés au milieu des années quatre-vingt. Sur un fond de révolte endémique, l’inflation venue d’Israël, la dévaluation du shekel, l’augmentation des taxes dans les territoires, la baisse des salaires dans l’agriculture, l’hôtellerie et le bâtiment (secteurs gros consommateurs de main-d’oeuvre palestinienne), déclenchent la première Intifada.
Par rapport à la population active palestinienne, le sommet de l’emploi en Israël est atteint au début des années quatre-vingt. En 1980, 34 % de la population active des territoires sont employés en Israël, mais cela représente 57 % de la totalité des salariés palestiniens, chiffre qui révèle l'ampleur du bouleversement des rapports sociaux dû à l'occupation israélienne : ce ne fut rien d'autre que l'instauration du salariat. En outre, il ne faut pas oublier qu'il ne s'agit là que de la force de travail migrant vers Israël, et qu’on ne tient pas compte de la spécialisation complémentaire introduite par l'occupation sous la forme de la sous-traitance, ni de la force de travail ayant émigré vers le Golfe de par la faillite interne des territoires. Dans la bande de Gaza, dès 1969, 50 % de la main d'œuvre industrielle étaient déjà employés dans la sous-traitance des secteurs du textile et de la chaussure. La sous-traitance était même devenue la principale cause du maintien d'un tissu industriel ou artisanal dans les territoires. Cela au prix bien sûr d'une dépendance totale au niveau des échanges " extérieurs ”.
Le système entre en crise peu avant la première Intifada qui en signifiera la caducité : Israël ne peut rivaliser avec le " vrai "tiers-monde. En outre, la révolte prolétarienne de la première Intifada dont le nationalisme était inhérent pousse Israël à accéder massivement à d’autres sources de main-d’oeuvre bon marché (pour le marché intérieur) sans les inconvénients d’une gestion politique tendue. Le transfert de cette dernière à une " Entité "palestinienne ne règle pas le problème de fond qui est celui de l’utilité de cette main-d’oeuvre pour Israël et de la gestion de ses flux. Il serait faux de considérer qu’elle est devenue inutile, mais, globalement en baisse, son flux est quasiment géré au jour le jour : 116 000 en 1992, autour de 100 000 en 1993, 29 500 en 1995, 44 000 en 1998, 125 000 en 2000 à la veille de la seconde Intifada, un peu plus de 10 000 actuellement (premier trimestre 2002). On voit que c’est pendant les années de la grande expansion économique israélienne que le contingent s’effondre (la remontée spectaculaire en 1999 et 2000 est liée à la conjoncture particulière du bâtiment et non à un renouveau de la politique de " petit dragon "exportateur de tee-shirts et de chaussures de sport). Un Etat dirigé par l’OLP et lié à tout un passé social renvoyant au nationalisme, gérant globalement cette main-d’oeuvre avec tout ce que cela implique de légitimité étatique à instaurer (politique, économique et sociale), ne peut être à l’ordre du jour. Aucun Etat palestinien plus ou moins autonome ne pourrait faire face, dans un cadre national, au taux de chômage global qui résulte des modes d’utilisation actuels de la main-d’oeuvre palestinienne.
La stratégie de Sharon d’élimination de l’Autorité palestinienne, avec la bénédiction des Etats-unis, est tout à fait cohérente avec les mutations déjà accomplies qui ont remis en cause la structure sociale israélienne et son Etat. Elle est également cohérente avec le rôle d’Israël au Moyen-Orient dans les transformations mondiales du mode de production capitaliste.
High-tech, libéralisme et organisation de l’espace
Dans le Monde des livres du 12 avril 2002, on pouvait lire un compte rendu et des extraits du livre Sur la Frontière (éd. Stock) de Michel Warschawski (israélien condamné en 1989 à trente mois de prison pour " prestation de services à des organisations palestiniennes illégales ”) : " La fracture (à l’intérieur d’Israël, nda) est sociale et culturelle (...). Un rideau de fer est en train de s’ériger entre deux blocs sociaux qui défendent des projets de sociétés antagonistes. (...) Il faut poursuivre un combat simultané contre ceux qui veulent faire d’Israël le poste avancé de la nouvelle croisade néolibérale au sein des peuples du Proche-Orient (souligné par nous) et ceux qui veulent l’enfermer dans un ghetto armé, dirigé par les rabbins d’un nouveau messianisme, où l’intégrisme et le nationalisme se renforcent mutuellement. ”
Les années quatre-vingt-dix ont été marquées en Israël par un renforcement des industries de haute-technologie devenues le moteur de la croissance économique, un recul notable et surtout un éclatement communautariste de l’Etat-providence, un très fort accroissement des inégalités. Ce dévelopement des industries de haute-technologie, lié aux investissements étrangers (principalement américains) n’a pu se faire que dans le cadre d’une économie où dérèglementation, privatisation et libéralisation transforment les fondements mêmes des mécanismes d’intégration sociale en Israël, ce qui n’empêche de très généreuses subventions versées par l’Etat aux multinationales s’installant en Israël. C’est cette mutation économique qui, en premier lieu, remet en cause l’existence d’Israël comme social-démocratie blindée. Le début des années quatre-vingt-dix sont en Israël des années de grande expansion économique. La relance du procesus de paix renforce la confiance des investisseurs étrangers et, plus important, des marchés auparavant fermés à Israël s’ouvrent : Inde, Chine, pays du Golfe, Indonésie, Amérique latine. En 1995, les investissements israéliens à l’étranger s’accroissent de 46 %, leur croissance continue ensuite pour atteindre 7 % du produit intérieur brut en 2000. Ce n’est pas là une simple donnée économique : la " construction de la nation "n’est plus prioritaire. Le tournant a lieu à partir de 1996 avec le gel de l’anachronique processus de paix (expliquer ce gel par la poursuite de la colonisation est insuffisant dans la mesure où c’est alors cette poursuite qu’il faudrait expliquer) et la reprise des attentats. Les inégalités se creusent, les acquis sociaux sont remis en cause, l’absorption des nouvelles vagues d’immigrants devient de plus en plus difficile. Malgré un produit intérieur brut qui augmente de 50 % entre 1995 et 1999 (la population n’augmente que de 10 %), en 1999, 1,3 millions d’Israéliens (sur 6 millions) vivent en dessous du seuil de pauvreté. L’Etat coupe dans les budgets des dépenses sociales, d’éducation et de santé, et en 2001 le revenu par tête a baissé de 2,9 %. Cependant, même dans cette situation, le commerce avec les Etats-Unis et L’Union Européenne qui représente les trois quarts des échanges extérieurs se maintient et en 2000 (jusqu’au début de la seconde Intifada), l’économie repart, à nouveau dopée par le développement de la haute-technologie, atteignant au premier semestre un taux de croissance annuel de 5,4 % (6,4 %, d’après le Monde du 3 janvier 2002), (données collectées dans le dossier internet du Monde diplomatique : " Proche-Orient, la déchirure ”). Il est évident que pour ce secteur la paix est nécessaire et que les territoires occupés représentent un poids mort dont il faudrait se débarrasser. Mais cette économie mondialisée, dérèglementée, libéralisée, dont Israël est le fer de lance au Moyen-Orient ne se limite pas à la haute-technologie.
" Ce boom économique a donné naissance à une nouvelle classe de professionnels et d’entrepreneurs, largement tournés vers le marché mondial et moins préoccupés du contrôle des territoires occupés. Ces puissants nouveaux riches, en contact permanent avec leurs homologues occidentaux étaient convaincus qu’Israël devait se débarrasser de son image négative d’Etat occupant, nuisible aux affaires. Ils se sont polarisés autour de deux tendances : la première, totalement pro-occidentale, regardant vers l’ouest (Europe et Etats-Unis) plutôt que vers l’est (territoires occupés et monde arabe) ; la seconde, expression de ceux qui utilisaient la main-d’oeuvre palestinienne dans leurs petites entreprises, prônant qu’il était temps de transformer les relations économiques avec les Palestiniens de façon à garantir la stabilité à long terme, mais insistant également sur la nécessité pour Israël de perpétuer sa domination. "(Marwan Bishara, " Fastes années pour l’économie israélienne ”, le Monde diplomatique, avril 2001.) La seconde tendance l’a emporté. Cette domination, on le sait, fut une " réussite ": contrôle des frontières des territoires palestiniens, perception et rétention des taxes de douanes, 80 % des échanges extérieurs palestiniens s’effectuent avec Israël, introduction des " permis de travail "supprimant la " libre circulation "prévue par les accords d’Oslo. Pour Israël, le processus d’Oslo avait pour mission de " sortir Gaza de Tel-Aviv ”, il s’agissait, avec l’appui financier de la Banque mondiale et de l’Union européenne, d’amener des sociétés de Tel-Aviv à s’implanter dans la bande de Gaza et en Cisjordanie, selon le modèle des " parcs industriels "(semblables aux maquiladoras de la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique). Le projet a connu un début de réalisation et ces " parcs "ont commencé à devenir attractifs pour les investisseurs étrangers à partir de 1998.
" Mais pour que ce projet fonctionne à long terme, il fallait une Autorité palestinienne compétente et légitime afin d’assurer une transition souple vers cette nouvelle relation de dépendance et éviter une nouvelle Intifada qui aurait menacé l’environnement économique. C’est l’OLP qui s’est vue mandatée – ce qu’elle a accepté avec enthousiasme... – pour cette mission au service des principes du marché libre et de l’ouverture des frontières entre l’Etat d’Israël et les Palestiniens. (...) Nombre d’experts et de conseillers palestiniens se sont associés aux plans israéliens. Constituant une nouvelle classe de profiteurs du processus de paix, peu soucieux de la justesse et de l’équité de ses étapes, ces quelques milliers de "VIP" ont tiré profit de l’"économie de paix" et de l’"industrie de paix" dominées par les Israéliens sous les auspices de la Banque mondiale et de la Communauté européenne (...). Un nouveau réseau de responsables de sécurité et de fonctionnaires, avec leur clientèle d’hommes d’affaires, a profité du processus : ils ont fait des affaires avec les Isréliens, sous-traitant de la main-d’oeuvre à bon marché et entretenant des contacts exclusifs avec les organisations financières internationales. "(Marwan Bishara, ibid.)
Cette " seconde vision "qui a donc prévalu après les accords d’Oslo était éminement contradictoire, la stratégie de légitimation de l’Autorité et de stabilisation était minée dès l’origine : il fallait à cette stratégie une Autorité palestinienne " légitime "; sa mise en oeuvre, dans son but même, délégitimait cette Autorité. " La corruption est devenu le résultat inévitable d’Oslo "(ibid). La seconde Intifada, simultanément rejet de l’Autorité et lutte contre la domination israélienne, a suivi.
En réalité, il n’y avait pas deux tendances mais dualité d’une unité : une diffusion hiérarchique du mode de production capitaliste mondial pour lequel l’Etat palestinien ne peut être légitime et légitimé pour le prolétariat. Le légitimer c’était le déligitimer. La high-tech, la colonisation et la domination des territoires appartiennent au même monde. Le passage d’Israël au stade actuel du mode de production capitaliste devient un problème de géographie, d’organisation de l’espace. L’Israël branché high-tech n’a peut-être rien à faire des territoires, mais il appartient au monde qui produit ce contrôle de l’espace et de la reproduction de la force de travail pour lequel un Etat palestinien est caduc avant même d’avoir existé (ce qui est capital pour la compréhension en tant que lutte de classe de la seconde Intifada).
La " crispation "israélienne est un élément des mutations sociales et économiques dont Israël est le fer de lance au Moyen-Orient. Comme syndicat de la main-d’oeuvre, un Etat palestinien a perdu toute nécessité et ne pourrait se construire aucune légitimité, il n’y a pas de gestion nationale possible d’une main-d’oeuvre essentiellement précarisée avec un taux de chômage permanent si important. On ne peut demander à la restructuration actuelle du capital de réaliser un type de cohérence des rapports sociaux capitalistes qui appartenaient à un stade antérieur, même a minima. La restructuration actuelle ne va pas ressusciter le " fordisme "là où il existait, et encore moins l'étendre là ou il n'existait pas. Elle ne produit pas non plus un " retour aux solidarités tribales ou traditionnelles ”. Ce n'est pas un retour : le contour, le contenu de la " tribu ”, de la tradition, de la communauté sont une production actuelle. La reproduction de la force de travail s'échappe vers l’autosubsistance, les solidarités locales, les économies parallèles, ce qui retravaille d'anciennes cohésions sociales. Le cadre national central et le rôle de l'Etat se délitent. Il est évident que tout cela ne nous donnera pas une stabilisation et une pacification des rapports sociaux, même relatives. Le mode de production capitaliste dans sa restructuration de l’ancien tiers-monde crée de nouveaux types de conflits récurrents et surtout extrêmement violents dans la mesure où il y a disjonction entre la valorisation du capital et la reproduction de la force de travail. Celle-ci quasiment renouvelable à l’infini, segmentée, confortée dans sa double vie de main-d’oeuvre capitaliste et de tout petit producteur marchand (ce qui avait été une des limites des tentatives d’industrialisation du tiers-monde) tombe sous la compassion chirurgicale des instances internationales et des missiles guidés. Ceux qui se posent la question " peuvent-ils industrialiser le tiers-monde ? "n’ont rien compris à l’internationalisation du capital. Ce n’est pas une tâche d’huile, mais une certaine structure de valorisation et d’accumulation que l’on appelle internationalisation ou mieux mondialisation (n’ayons pas peur des mots à la mode). Ils confondent le capital et la valeur et, répétant la doxa du fordisme (établie a posteriori), ils font rimer restructuration avec pacification (cf. Gilles Dauvé et Karl Nesic, Il va falloir attendre, Arhedis B.P. 20306, 60203 Compiègne Cedex). La " crispation "coloniste d’Israël joue un rôle important comme aménagement et contrôle de l’espace éclaté de la reproduction capitaliste de la force de travail — après les aires nationales. La politique d’implantation des colonies, qui répondait à l’origine à un souci stratégique en dessinant un cordon frontalier le long du Jourdain, ne relève pas simplement de l’effet intégrateur de l’état de guerre sur la société israélienne, caractère qui serait inscrit dans son code génétique et dont Israël ne pourrait se défaire, mais d’un découpage et d’une gestion de l’espace rendant impossible tout Etat palestinien et mettent en place une particularisation très locale (pointilliste, si l’on tient compte de l’exiguïté de cet espace) de la reproduction et des flux de main-d’oeuvre. Sur cette base qui n’est pas spécifiquement israélo-palestinienne, même si on en a ici un condensé, le mode de production capitaliste va vers des conflits de classe simultanément ethniques et utopiquement nationaux de plus en plus ingérables parce qu’ils se déroulent sur la base nouvelle de la disjonction entre la valorisation du capital et la reproduction de la force de travail. Il est alors exact que nous ne nous situons plus dans l’ordre du compromis.
En Israël, la restructuration mondiale du mode de production capitaliste est, encore plus qu’ailleurs, une question de géographie, c’est une construction et une organisation de l’espace. Le rapport contradictoire entre Palestiniens et capital israélien n'est pas un rapport de peuple colonisé à colonisateurs. Ce n'est pas un rapport de colonisation mais spécifiquement d'exploitation, qui se développe dans un cadre de segmentation de la force de travail, qui a en Israël une base extrêmement forte en raison de l'histoire du pays : conjonction de la valorisation du travail juif et de la puissance syndicale d'un côté, et vagues successives d'immigration de l'autre. Au pouvoir depuis 1977, le Likoud a pu balayer toutes les velléités nationalistes (sionistes) des travaillistes, de la Histadrouth et du " travail juif ”. La destruction de la société palestinienne a été achevée, mais simultanément Israël, dans les années quatre-vingt, a été pris dans les contradictions de sa stratégie exportatrice. Les transformations économiques des années quatre-vingt-dix, la caducité du " compromis "intégrateur social-démocrate, la faillite programmée des accords d’Oslo ont totalement changé la donne. La stratégie exportatrice fondée sur la main-d’oeuvre palestinienne bon marché ne peut plus être une stratégie nationale israélienne mais laissée, sous forme contrôlée et dominée par le capital israélien (centré quant à lui sur des activités à plus haute valeur ajoutée) et diverses agences mondiales, aux palestiniens : " sortir Gaza de Tel-Aviv ”. C’est la géographie israélienne qui doit se transformer. Transformations dans lesquelles le poids de la démographie est considérable (depuis les Irlandais contre les Anglais, la natalité est l’arme des pauvres).
Même si l'on admet qu'advienne une certaine forme de souveraineté pour quelques parties de la Cisjordanie et de Gaza, le problème que représente pour l'Etat d'Israël l'équilibre démographique entre juifs et Arabes n'en est pas pour autant résolu en faveur des premiers de façon simple. La question démographique se déplace au sein même de l’Etat d'Israël. " Le petit noyau de Palestiniens qui avait échappé à l'exode de 1948 a grandi sans faire de bruit. Dans un horizon prévisible, ces 730 000 "Arabes-israéliens" (1 200 000 en 2001, nda) ne formeront jamais qu'une minorité. Mais leur natalité les a d'ores et déjà hissés à la majorité en Galilée (52 %) et ne cesse d'accroître leur poids dans le Néguev. Maintenus dans une ruralité anachronique (20 % d'entre eux résident dans des localités de moins de 20 000 habitants), ils occupent de facto un terrain plus vaste que l'espace citadin de la population juive (75 % de ces même localités). Les deux provinces par lesquelles Israël s'adosse au monde arabe, la Galilée au Nord et le Néguev au Sud, c'est-à-dire les quatre cinquièmes du territoire, offrent ainsi l'image d'un pont qui reliera à son hinterland arabe la connurbation presqu'entièrement juive de Tel-Aviv-Jérusalem-Ouest. Imperceptiblement, Israël prend déjà la forme d'une future cité-Etat, Venise rayonnante, ou Constantinople assiégée. La volonté d'échanges en décidera demain. "(le Monde du 5 avril 1991.). En 2000, Israël (avec Jérusalem-Est) comptait 6,3 millions d’habitants dont plus de 1 million d’Arabes ; les territoires 3 millions. Le rapport entre juifs et Arabes étaient donc de 55 % - 45 % sur l’ensemble Israël - Palestine ; selon certains démographes cet avantage est destiné à s’évanouir d’ici dix ans (le Monde du 8 février 2001). En outre, la proportion de non-juifs parmi les immigrants en Israël progresse de façon spectaculaire. Jusqu’en 1988, leur nombre était dérisoire (0,7 % du total). Il a commencé à s’élever en 1990 avec l’arrivée massive d’une nouvelle vague d’immigrants venus d’ex-URSS ; en 1998 40 % des immigrants n’étaient pas juifs, compte non tenu des travailleurs étrangers principalement asiatiques qui ne sont pas citoyens d’Israël. Ces travailleurs sont actuellement estimés à 300 000, c’est-à-dire plus de deux fois la main-d’oeuvre palestinienne employée avant le début de la seconde Intifada.
L'annexion pure et simple des territoires occupés est un objectif impossible et qui est actuellement dépassé, même s’il est impossible de déterminer le futur statut officiel et le découpage des territoires, principalement la Cisjordanie où la colonisation massive ne peut s’expliquer par la seule caricature (pas si caricaturale) du sionisme des origines : 200 000 colons en Cisjordanie, 180 000 à Jérusalem-Est, 17 000 sur le Golan, 6 500 à Gaza. Mais le découpage de deux Etats sur la base de la " ligne verte "de juin 1967 est devenu tout aussi impossible, tout autant que la " séparation unilatérale "envisagée dès 1993 par Itzhak Rabin. La " séparation unilatérale "ne change rien à la situation actuelle : aucune colonie n’est démantelée ; Israël maintient un contrôle total sur les frontières extérieures. Mais le principal obstacle, outre l’auto-enfermement d’Israël, est dans le fait que " la césure économique est tout simplement impossible à mettre en pratique. La Palestine demeure le quatrième partenaire commercial d’Israël, après les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l’Allemagne. Quant aux Palestiniens leur dépendance structurelle par rapport à Israël est énorme en termes d’échanges (80 %, nda) comme de transferts salariaux. "(Alain Dieckhoff, " Israël, une crise de décolonisation ”, le Monde du 28 novembre 2000.) L’autre solution qui consisterait à oeuvrer à " une partition véritable, sur une base égalitaire "(que l’auteur appelle de ses voeux) est tout aussi utopique ; la dépendance palestinienne est structurelle, ce qu’aucun toilettage politico-institutionnel ne peut changer. Dans cette structure qui assure la prééminence ultime d’Israël, aucun Etat palestinien ne peut se construire une nécessité et une légitimité, cette prééminence aurait même tendance à régresser vers des formes purement coloniales. C’est cette dépendance même, continuée jusqu’à aujourd’hui, qui interdit tant la " séparation unilatérale "que l’" indépendance égalitaire ”, mais qui par là même signifie qu’elle existe. On ne peut plus concevoir actuellement une Palestine coupée économiquement d'Israël et surtout de la connurbation Tel-Aviv-Jérusalem-Ouest ni, non plus, de la Jordanie.
On a là un mouvement de fond que la seconde Intifada a interrompu du fait de l’antinomie entre un développement économique dépendant et la construction simultanée d’un Etat palestinien. Sur les zones industrielles de Cisjordanie, le prix des terrains avait triplé aux débuts des années quatre-vingt-dix, les projets s’étaient multipliés. Avant la seconde Intifada, " A chaque bombe, le frontière était fermée (le long de la bande de Gaza, nda), les échanges interrompus, la Palestine étranglée. Mais l’ébauche d’une paix fragile avait donné un essor sans précédent à la collaboration commerciale entre les deux peuples. A Karni, une zone industrielle et commerciale avait même commencé de fonctionner en 1999, et les projets d’investissements affluaient : Nestlé, la Japan Tobacco, des compagnies informatiques de l’Inde, des entreprises canadiennes, etc. (...) Trente-cinq hommes d’affaires de l’Etat hébreu venaient, jusqu’à l’année dernière, travailler tous les jours ici. Côté palestinien. "(le Monde du 10 mai 2001.) Rien ne peut supprimer le fait que la Palestine est devenue un marché et une zone de production essentielle pour le capitalisme israélien. Mais les caractéristiques mêmes de cette intrication dépendante du côté palestinien ne laisse pas de place à la constitution d’un Etat qui aurait dû se constituer sur le compromis, de nos jours impossible, entre une nouvelle bourgeoisie compradore dont la corruption et l’illigitimité sont définitoires et le prolétariat. La seconde Intifada débute tout autant contre Israël que dans la défiance et le rejet de l’Autorité palestinienne.
Il est banal de souligner que l’implantation des colonies relève du jeu de go et découpe les territoires occupés en multiples enclaves-ghettos. Il l’est moins de considérer que l’on a là, sur un espace (Israël et territoires) pas plus grand que trois départements français, la reproduction en miniature des structures de la mondialisation des rapports de production capitalistes. Il y a une chose que l’on a le plus grand mal du monde à réaliser quand on analyse l’affrontement israélo-palestinien, c’est l’espace, son extrême exiguité. Cette caractéristique, bêtement objective et naturelle, devient ici un élément incontournable. Ramallah, la capitale d’Arafat, ou Bethléhem touchent les limites communales actuelles de Jérusalem ; même en se reportant aux limites communales de 1947, la première se situerait à moins de 10 km et la seconde à moins de 5 km ; Jérusalem est à 25 km de la frontière du Jourdain. C’est comme si tout cela se jouait entre Marseille et Aubagne, autour du Géant Casino de La Valentine. L’affrontement israélo-palestinien est une guerre de banlieues.
Ce qui est apparaît au premier abord comme destructuration régionale ou nationale prend son sens et est définitoire d’une autre cohérence mondiale, dans le cadre de la restructuration générale du mode de production capitaliste. Le problème consisterait à définir théoriquement le statut des interfaces entre les focalisations productives plus ou moins denses du cycle mondial du capital et ce que l'on décrit comme marges, tribus ou ghettos, économie souterraines, mafias diverses, kleptocraties, centres financiers off-shore. La nouveauté réside dans le fait qu'il ne s'agit plus d'articulation entre le mode de production capitaliste et d'autres modes de production, même si ceux-ci n'avaient de signification que par rapport au premier, mais de la diffusion hiérarchique globale du mode de production capitaliste posé mondialement comme une totalité. Le cycle mondial du capital ne peut plus se décrire comme articulation mais plutôt comme diffusion. On ne peut plus également parler d'enclaves ou de développement par enclaves, dans la mesure où, dans une société duelle, avec les économies souterraines, les ghettos ou les ethnies, c'est toute la société qui fonctionne pour et par ces enclaves.
Dans cette situation de dépassement des intégrations nationales et régionales, la reproduction du capital qui se bouclait plus ou moins sur une aire délimitée perd ce cadre de références et de cohérence. L'Etat en assurait la cohérence en ce qu'il émane du pôle dominant (celui qui subsume l'autre) de l'implication réciproque entre prolétariat et capital, il était le garant de cette implication réciproque, c'est ce que l'on appelle " assurer le compromis social ”. Le principe fondamental, conceptuel, de cette perte de cohérence réside dans la scission entre le procès de valorisation du capital et la reproduction de la force de travail. Les notions d'économies parallèles ou souterraines sont bien superficielles en ce qu'elles ne font que renvoyer au caractère légal de l'activité (déclarée ou non), à sa taille ou à son marché immédiat, elles ne rendent pas compte des racines de cette " souterranéité ”, et du caractère beaucoup plus global du phénomène.
Des éléments que nous avons présentés, on peut avancer que ce que l’on appelle Israël devient l’emboitement de quatre espaces hiérarchisés dans lesquels il est évident que ce que l’on appelle la mondialisation et qui est la synthèse (non le principe) de toutes les caractéristiques de la restructuration des rapports de production capitaliste n’est pas du tout l’extension homothétique de l’industrialisation capitaliste. Le premier espace est la connurbation Tel-Aviv-Jérusalem-Ouest, espace central, dominant, regroupant les activités de haute-technologie, les services financiers et quasiment entièrement juif ; le second espace est le Néguev et la Galilée concentrant la population arabe israélienne, espace, en partie encore rural, de liaison avec le monde arabe et de présence des " villes de développement "juives (regroupant surtout des immigrants de l’ex-URSS et des Ethiopiens) ; le troisième est constitué des zones de Cisjordanie et de Gaza demeurant sous contrôle israélien, via des potentats locaux plus ou moins mafieux, et enclavées par les colonies, espace de transfert de main-d’oeuvre pour le marché intérieur de l’hôtellerie et du bâtiment (entre autres) ; le quatrième c’est la Cisjordanie et Gaza " autonomes ”, espace des délocalisations industrielles, consommatrices de main-d’oeuvre bon marché, laissées à l’initiative capitaliste conjointe israélo-palestinienne dans une situation de dépendance totale, espace géré par une administration sans velléité étatique soutenue, pour assurer un minimum de cohérence sociale, par l’Arabie Saoudite et l’Union européenne. Contrairement à l’Etat national de l’OLP, un tel découpage serait plus en phase avec l’ethnicisation de la reproduction de la force de travail. La mise en place des deux derniers espaces serait facilitée, d’une part, par l’émigration de tous les Palestiniens qui en ont les moyens, c’est-à-dire de tous ceux qui pourraient représenter une élite administrative et sociale contestataire et, d’autre part, par la contrainte à un exode partiel du reste de la population. Quelques colonies tenues par quelques cinglés intégristes qui viennent retrouver des roots fantasmées à Brooklyn ou à Sarcelles devraient être démantelées. A ces quatre espaces on peut ajouter la Jordanie, la Syrie, le Liban, l’Egypte, pour lesquels le conflit avec Israël est encore une fois le révélateur et la contrainte à la restructuration capitaliste au travers de leur engagement dans le " partenariat euro-méditerranéen ”, les accord de libre-échange avec l’Union européenne et la délégation totale de leur politique économique et financière aux instances internationales, comme c’est déjà le cas en Jordanie et en Egypte où le mouvement fut préparé par les grandes vagues d’immigration vers le Golfe et par la " politique d’ouverture ”.
A court terme l’offensive de Sharon est un échec politique dans la mesure où par l’intermédiaire de la prise en main de l’Intifada et de la résistance à l’opération " Rempart "par le Tanzim de Marwan Barghouti lié à l’OLP, cette dernière a pu réaffirmer, pour les Etats arabes, la centralité du problème palestinien et empêcher l’émergence d’interlocuteurs modérés face à Israël, les " collaborateurs "ont été soit exécutés soit neutralisés. Arafat n’est pas encore " hors-jeu ”. En même temps, le lancement du plan de paix saoudien et le refus du prince héritier Abdallah de participer à une coalition militaire anti-irakienne affirmaient la volonté de l’Arabie Saoudite de ressouder le monde arabe, Syrie et Irak compris, sur la base d’un national-islamisme financé par elle. Si les Etats-Unis et Israël entendent à terme éliminer ce national-islamisme organisé par l’Arabie Saoudite, il est momentanément un facteur de stabilisation régionale dans la mesure où les possibilités d’indépendance saoudienne sont considérablement amoindries si ce n’est inexistantes depuis la guerre du Golfe et dans la mesure également où sa puissance pétrolière est encadrée par une politique commune russo-américaine dans le Caucase et en Asie centrale. Depuis la fin de la Guerre froide et la guerre du Golfe, les Etats-Unis ne peuvent plus compter simultanément sur les alliances israélienne et saoudienne. La " stabilisation "américaine de la région passe d’un côté par un enfermement musclé de ce national-islamisme avec l’aide de la Turquie et de la Russie (frappe israélienne au Liban contre le Hezbollah syrien, frappe anglo-américaine contre l’Irak) le pousant à la faillite et à l’effondrement interne de par son absence de perspectives, de l’autre, à plus court terme, par le renversement du gouvernement de Sharon au profit de la tendance dure des travaillistes (Ben Eliezer), ouvrant la voie à un retrait partiel des territoires occupés, au démantèlement de quelques colonies facilitant ainsi la formation du quatrième espace dont il était question précédemment.
Lutte de classe / lutte nationale / lutte ethnique
Nous avons déjà indiqué que, depuis 1948, le problème palestinien résume le problème du développement du capital au Moyen-Orient, chaque phase de ce développement étant une tentative de résolution ou d'élimination du problème. La première Intifada était essentiellement la révolte du prolétariat palestinien contre sa propre situation, cependant toute la limite de cette révolte se trouvait dans l'adjectif " palestinien "; et donc dans son corolaire, l'imposition et le développement des rapports sociaux capitalistes comme occupation israélienne. C'est de cette situation que procède le contenu " nationaliste "de l'Intifada, c'est-à-dire de la spécificité de la genèse, et de la forme historique, de l'opposition entre prolétariat et capital. Il ne s'agissait donc pas d'une révolte prolétarienne s'engluant dans le nationalisme, mais d'un nationalisme qui était la limite intrinsèque de cette révolte, de par la définition sociale et historique du prolétariat. La limite nationaliste ne revigore pas la société traditionnelle, car cette limite sort de la révolte prolétarienne qui a accéléré la destructuration des rapports sociaux traditionnels, cet effondrement est confirmé par l’importance de plus en plus grande des mouvements islamiques qui sont le contraire du traditionalisme.
Donc nous voilà, dans les années quatre-vingt-dix, avec des rapports de production capitalistes quasi exclusifs, une contradiction de classes entre prolétariat et capital, nous voilà donc " revenus "au point de départ : Israël et les Palestiniens. Leur affrontement avait déclenché le processus du nécessaire développement des rapports sociaux capitalistes, son achèvement le ramène au premier plan, mais transformé. L'affrontement n'est plus l'expression des conditions de production à transformer et de la nécessité de cette transformation, mais l’expression des conditions maintenant transformées.
Les négociations ouvertes à Madrid le 30 octobre 1991 amorcent la mise en place d'un statut d'autonomie sans retrait d'Israël. La force de travail palestinienne passerait sous la houlette d'élites modernes assurant son contrôle et l’articulation de sa reproduction avec les besoins israéliens. L'OLP couvre le mouvement et fait la chasse aux petits groupes radicaux s’opposant à cette bourgeoisie, ce qui, à terme, revient pour elle à se saborder. Avec la seconde Intifada, le nationalisme qui était, dans la première, une limite intrinsèque de la lutte, et même en tant que telle la constituait, accède à l'autonomie, face à Israël posé lui même comme Etat, et non plus comme rapport social. Dans sa fin, la première Intifada revêtait déjà de plus en plus une allure de simple mouvement nationaliste avec actions de commandos de militants et manifestations unanimistes qui en sont le complément et, d'autre part, se nourrissant des échecs et des difficultés de ce nationalisme, mais se situant sur la même base que lui, le soulèvement devenait simultanément islamiste.
Nous avons vu précédemment qu’après les accords d’Oslo c’est la tendance de ceux qui, dans la bourgeoisie israélienne, utilisaient la main-d’oeuvre palestinienne dans leurs petites entreprises qui avait prévalu. Ce choix et la stratégie qui l’accompagnait se sont vite révélés des mines de contradictions : il fallait à cette stratégie une Autorité palestinienne " légitime "; sa mise en oeuvre, dans son but même, délégitimait cette Autorité. C’est l’origine et le contenu de la seconde Intifada : à la fois opposition et désenchantement des palestiniens vis-à-vis de l’Autorité et de leur Etat, et tentatives sans perspective de cet Etat de s’affirmer par le harcèlement militaire à l’encontre d’Israël. L’affrontement avec Israël fut presqu’immédiatement pris en main et contrôlé par l’Autorité. Celle-ci ne pouvait laisser le mouvement contre Israël se développer sans être elle-même menacée, mais si cette prise en mains a pu être beaucoup plus rapide que lors de la première Intifada c’est que le prolétariat palestinien, contre Israël, ne trouve plus dans le nationalisme la forme et la dynamique de sa lutte, sa forme et sa limite ne sont plus le nationalisme politique mais le renvoi de sa reproduction et de sa survie à la production d’une identité " ethnique ”. Le nationalisme politique est devenu l’affaire de l’Autorité et de ses organes sous le regard bienveillant et désabusé de la population. La jeunesse palestinienne est depuis le début de l’Intifada moins agressive vis-à-vis des polices de l’Autorité parce qu’on sait " ce qu’ils font la nuit venue ”.
La disjonction entre la population palestinienne et l’Autorité qui constitue le noeud de la seconde Intifada ne signifie rien d’autre que la caducité d’un Etat palestinien. Caducité à l’oeuvre dans les modalités mêmes de la constitution de cet Etat après Madrid et Oslo. Si cet Etat est caduc avant même d’exister pleinement et si la population palestinienne dans sa révolte conserve une extrême méfiance à son égard, c’est qu’il ne peut dépasser la contradiction qui préside à son impossible gestation.
Avec les accords politiques d’autonomie de 1993 et les accords économiques de 1994, Israël conserve la souveraineté globale sur les territoires. L’autonomie a renforcé la dépendance vis-à-vis d’Israël. La population est plus que jamais à la merci des autorités israéliennes, mais à la différence de la période de la première Intifada c’est une population exaspérée et surtout démobilisée (la seconde Intifada repose sur la participation active d’une minorité seulement), l’installation de l’Autorité a détruit progressivement les structures sociales, politiques et associatives qui avaient encadré la première Intifada. Paradoxalement, l’intallation de l’Autorité a provoqué la crise du " mouvement national palestinien ”. Dans un article du Monde diplomatique de mars 2001, Nadine Picaudou livre une analyse efficace de ce paradoxe.
" Au-delà même des liens formalisés dans les accords d’autonomie, la réalité de la dépendance économique des territoires palestiniens à l’égard de l’Etat hébreu entretient des réseaux d’intérêt qui unissent le " complexe militaro-marchand "proche de l’Autorité nationale aux responsables israéliens sans lesquels l’importation des produits de première nécessité, dont bénéficient les sociétés publiques palestiniennes ne pourrait s’exercer. L’ambiguïté fondatrice du statut d’autonomie condamne ainsi l’Autorité palestinienne à l’impossible gageure de conduire le combat national en collaborant avec l’occupant. Elle lui impose aussi de mener à bien simultanément deux étapes historiques distinctes : celle de la libération nationale et celle de la construction de l’Etat. La première demeure inachevée alors même que la seconde est déjà amorcée. "(op. cit.) Cette ambiguïté fondatrice trouve sa source dans le fait que, comme on l’a vu, les accords d’Oslo étaient dès l’origine anachroniques. Si l’étape de la construction de l’Etat commence avant même que soit achevée celle de la libération nationale c’est alors la " communauté politique "à laquelle s’adresse cet Etat qui n’est pas définie. Par exemple, les réfugiés établis dans les camps de Cisjordanie refusent de participer à la vie communale des municipalités cisjordaniennes passées sous le contrôle de l’Autorité : se reconnaître comme citoyens de ces municipalités c’est abandonner le droit au retour (c’est aussi lâcher les subsides de l’UNRWA). Ces municipalités quant à elles résistent à leur subordination par rapport à l’Autorité car aucune règle précise de leur rapport avec elle n’est fixée au nom de la poursuite de la lutte contre l’occupant, qui permet à l’Autorité de retarder la promulgation de la Loi fondamentale adoptée par le Conseil législatif palestinien. L’Autorité ne parvient à se légitimer ni en tant qu’Etat ni, de par sa collaboration génétique avec l’occupant, en tant qu’organe de lutte de libération nationale. De cet anachronisme, de cette ambiguïté et en conséquence de la simultanéité des deux étapes historiques découle le déroulement un peu surprenant de la seconde Intifida.
Aux débuts de la seconde Intifada, la lutte contre Israël fait une première victime : l’Autorité palestinienne et entérine le fait qu’elle a totalement perdu pied en Cisjordanie. Tout d’abord, la révolte qui est cette fois avant tout cisjordanienne est un coup d’arrêt à toutes les tentatives de normalisation dont les entretiens de Taba sont la dernière manifestation. En décembre 2000, une délégation de diplomates convoyée par de hauts responsables de l’Autorité palestinienne a été accueillie à coup de fusils et de pierres par les réfugiés du camp de Khan Younès, à Gaza, " signe de la confiance limitée que la direction inspire à sa base. "(le Monde du 29 décembre 2000.) En janvier 2001, même la direction du Fatah de Cisjordanie avait estimé que ces entretiens avaient été " une perte de temps ”. Ensuite, toujours durant le mois de janvier 2001, parallèlement aux émeutes, encore spontanées, aux barrages et points de contrôle de l’armée israélienne, les actions contre les colons se doublent d’une élimination systématique des responsables économiques liés à l’Autorité, " les profiteurs du processus de paix ”. Pendant ce temps, Arafat ne sort pas de Gaza et le pouvoir ne fonctionne plus en Cisjordanie, les ministères sont vides, les fonctionnaires ne viennent plus au bureau. " Depuis le début de la deuxième Intifada (29 septembre 2000, nda), et à une exception près, le soir de Noël, Yasser Arafat ne s’est pas montré à Ramallah, pourtant considérée comme sa capitale en Cisjordanie. "(le Monde du 2 février 2001). La révolte palestinienne est alors tout autant dirigée contre Israël que contre le système d’intrication d’intérêts avec Israël sur lequel est fondé l’Autorité palestinienne, c’est tout un système d’exploitation tant au niveau du travail que de la consommation qui est plus ou moins consciemment visé ; le nationalisme politique du soulèvement ne peut plus être alors qu’un mot d’ordre affiché, sans grande réalité. De son côté l’Etat d’Israël avait déjà tiré les conséquences de l’anachronisme d’Oslo en ne reversant plus à l’Autorité les taxes de douanes palestiniennes qui représentaient 60 % de ses revenus et a poursuivi son oeuvre par la destruction systématique de toutes les représentations et les possibilités de fonctionnement étatique de l’Autorité sans que cela ne soulève d’indignation particulière à la base de la population palestinienne. Après la destruction de Jénine, Arafat a préféré ne pas s’y rendre pour ne pas y affronter l’hostilité de la population.
La reprise en mains du soulèvement par le Fatah et l’OLP n’a pas du tout la même signification lors de la seconde Intifada que lors de la première. La reprise en mains de la première Intifada par la direction de l’OLP n’avait fait que formaliser les limites de la révolte du prolétariat palestinien qui en tant que telle se construisait elle-même comme révolte nationale. La seconde Intifada avait perdu ses illusions nationalistes et étatiques. La militarisation du conflit par des brigades du Fatah répond à l’ethnicisation et à la culturalisation de la lutte de classe en Palestine. Celle-ci n’est pas une manipulation israélienne permettant à Israël de souder autour de l’Etat son propre prolétariat devenu remuant dans la période de crise que traverse l’économie et ses troupes mobilisables devenant en partie réticentes au service dans les territoires. Elle résulte des conditions mêmes d’exploitation de la main-d’oeuvre palestinienne qui n’est plus aussi indispensable pour Israël qu’auparavant. Sa reproduction devenue aléatoire dans son rapport direct au capital israélien est renvoyée à des solidarités primaires comme la famille, le village, le quartier, la mosquée et ses services. La répression israélienne dans son extrême violence immédiate (370 morts et 10 000 blessés dans les trois premiers mois) est le résultat de ce changement de nature du rapport d’Israël à la main-d’oeuvre palestinienne et à l’éventuelle constitution d’un Etat palestinien (cf. supra, les " espaces d’Israël ”). L’Autorité palestinienne, déconsidérée de façon essentielle par la corruption inhérente à sa politique de construction nationale, en militarisant immédiatement le conflit répond bien sûr, dans la mesure de ses moyens, au niveau de la répression israélienne, mais surtout cherche à replacer le soulèvement dans une perspective nationale. Perspective dont le caractère militaire, face auquel la population est spectatrice sympathisante, marque l’artificialité. Par cette militarisation, l’Autorité palestinienne prive d’espace et d’oxygène la " révolte culturaliste "du prolétariat. Il est remarquable que la " radicalisation "militaire de l’affrontement n’est pas le fait d’opposants aux accords d’Oslo, qu’il s’agisse de la gauche ou des islamistes, elle ne relève pas du clivage classique entre partisans et ennemis de ces accords. C’est l’OLP et en son sein principalement le Fatah, partisans des accords d’Oslo, qui mènent cette lutte militaire. Cependant, même dans la façon dont est menée cette tentative de militarisation du soulèvement, l’Autorité palestinienne ne peut gommer sa caducité qui est celle de la perspective nationaliste que la seconde Intifada vient mettre à jour. Les accords d’Oslo ont rempli une fonction qui n’était pas celle attendue : l’Autorité palestinienne fait la police à Gaza, les islamistes ont vu leur dynamique politique brisée et s’accroître leur emprise sociale, les implantations de colonies juives progressent, l’Autorité est dans une impasse. La militarisation, elle-même, socialement et politiquement lui échappe en partie. Dans les " brigades "qui mènent cet affrontement militaire on trouve surtout les hommes du Tanzim, ils sont issus de ces " groupes de choc "qui avaient marqué les dernières annés de la première Intifada, les " faucons du Fatah "en particulier. Ils ont d’abord été en partie réprimés lors de l’installation de l’Autorité en Cisjordanie parce qu’ils faisaient peur aux bourgeois. " Une partie d’entre eux a été depuis lors cooptée par l’Autorité palestinienne, qui entretient quelque 40 000 hommes armés. La plupart ont été intégrés dans les services de sécurité (...) En intégrant dans ses réseaux de clientèle une fraction des cadres de la première Intifada, l’Autorité pouvait espérer canaliser leurs ardeurs militantes tout en s’appropriant un peu de la légitimité politique conférée par la participation au mouvement. Ceux qui n’ont pas été directement cooptés par l’Autorité nationale forment les troupes du Tanzim (souligné par nous). Ils n’obéissent pas nécessairement aux ordres de la direction palestinienne, encore que la frontière ne soit pas toujours nette avec certains membres de la sécurité préventive. (...) Président du Haut Comité du Fatah pour la Cisjordanie, M. Marwan Barghouti s’est imposé à la faveur des récents événements comme le porte-parole du mouvement et multiplie les appels à l’escalade militaire. (...) M. Marwan Barghouti pourrait en effet incarner une relève politique et mettre à profit l’escalade de l’Intifada pour briguer la succession du vieux chef, en s’appuyant sur de nouvelles élites cisjordaniennes très critiques à l’égard de ces " Tunisiens "arrogants et corrompus qui peupleraient l’entourage de M. Yasser Arafat à Gaza "(Nadine Picaudou, op. cit.). Et l’on aurait alors la rencontre logique entre l’étouffement militariste de la seconde Intifada et la réorganisation dépendante de la Cisjordanie sous couvert d’un " nationalisme "cisjordanien opposé à et indépendant du nationalisme historique palestinien représenté par les " Tunisiens "installés à Gaza. Arrêté par les Israéliens, Marwan Barghouti pourrait ressortir comme leur interlocuteur adéquat.
La disjonction en profondeur qui apparaît, dans la seconde Intifada, entre la population palestinienne et l’Autorité signifie que la question palestinienne abandonne son " enveloppe nationale ”, et n’est plus qu'un problème social qui dans la période actuelle se trouve ethnicisé. L'intifada est-elle une lutte de classe ou une lutte ethnique comme elle semble de plus en plus l'être ? La question est malheureusement fausse, il n'y a pas de contradiction entre les deux, les expressions religieuses et / ou raciales de la lutte contre les Israéliens ne retirent rien au caractère prolétarien de cette lutte dussions-nous en souffrir. Dans la situation politique née de l’utilisation et de la reproduction actuelles de la main-d’oeuvre palestinienne, la défense de la condition prolétarienne est ethnique parce qu'Israël le veut et le veut bien plus que l'OLP qui va là à sa perte. Dans les aires périphériques du capital (et pour les segments du prolétarait périphérisés à l’intérieur des aires centrales), c’est comme production ethnico-traditionnelle tout à fait moderne que s’effectue la destruction de l’identité prolétarienne ou l’impossible accession à la confirmation de cette identité dans la reproduction du capital. Comme partout, le prolétariat ne peut s’opposer au capital qu’en remettant en cause le mouvement dans lequel il est lui-même reproduit comme classe, ici en Palestine, comme de la Kabylie aux piqueteros argentins en passant par l’indien du Chiapas, l’ethnicisation est la forme pauvre et violente du démocratisme radical. Dans ce cadre agir en tant que classe devient à l’évidence une limite de sa propre lutte nécessaire en tant que classe, dans l’ethnicisation de la lutte de classe est reconnue simultanément d’une part la disparition de l’identité ouvrière ou son impossible production et, d’autre part, la nécessité et l’éternité du capital. Il ne suffit pas de dire que l’ethnicisation de la lutte de classe en est une limite si l’on ne dit pas comment cette limite existe et surtout comment en elle c’est la définition même du prolétariat comme classe qui apparaît dans la lutte de classe même comme une limite. Partout dans le monde nous sommes entrés dans une phase de la lutte de classe où le prolétariat ne peut lutter contre le capital, dans ses revendications les plus immédiates, sans que sa propre lutte ne dresse face à lui sa propre existence comme classe comme la limite de sa lutte : de l’islamisme au démocratisme radical ; de l’indianité chiapanenque aux aarch kabyles.
Il est illusoire dans un avenir prévisible d’espérer une quelconque jonction entre les luttes du prolétariat israélien et du prolétariat palestinien. Les mutations du capital israélien ont aggravé la situation du prolétariat israélien et cette aggravation est profondément liée aux transformations de la gestion des territoires et à l’utilisation de la main-d’oeuvre palestinienne. La disparition dans ces transformations du sionisme historique signifie l’affaiblissement de toutes les entreprises nationales ou du secteur aux mains de la Histadrout. Surtout, l’utilisation de la main-d’oeuvre palestinienne expose la classe ouvrière israélienne à la concurrence des bas salaires de celle-ci et de ceux encore plus bas pratiqués au-delà dans les pays arabes voisins. Des pans entiers de travailleurs juifs employés dans le secteur public sont maintenant sous contrat temporaire, principalement les jeunes, les femmes et les nouveaux immigrants. Les regroupements de travailleurs précaires ou les nouveaux petits syndicats " radicaux "apparaissant lors de gréves comme dans les chemins de fer (2000) ont le plus grand mal à se faire accepter par la Histadrout (Aufheben, " Behind the twenty-first century Intifada ”, n° 10, 2002). L’aggravation de la situation du prolétariat israélien et la quart-mondialisation du prolétariat palestinien appartiennent bien aux mêmes mutations du capitalisme israélien, mais cela ne nous donne pas pour autant les conditions de la moindre " solidarité "entre les deux, bien au contraire. Pour le prolétaire israélien, le palestinien au bas salaire est un danger social et de plus en plus physique, pour le prolétaire palestinien les avantages que l’Israélien peut conserver reposent sur son exploitation, sa relégation accrue et l’accaparement des territoires. Cette division nationaliste et de plus en plus ethnique du prolétariat (comme le montrent l’entrée en lutte des Arabes israéliens et la violence de la réaction de l’Etat d’Israël lors de la seconde Intifada) ne sera pas dépassée par une simple extension des luttes de classe au Moyen-Orient ni même dans l’ensemble du monde occidental. Même si nous n’en sommes pas encore là, la montée en puissance de mouvements populistes et racistes à l’intérieur des classes ouvrières occidentales peut nous laisser imaginer des luttes ouvrières dont la solidarité internationale serait le cadet des soucis (c’est un euphémisme) et segmentant encore plus la classe. En dehors même de cette sinistre perspective, ce qui compte ce n’est pas l’extension en elle-même des luttes ouvrières. Dans le cadre de la Palestine, l’ethnicisation des luttes de classe, tant du côté juif que du côté palestinien, est bien la limite actuelle de la lutte de la classe ouvrière juive et de la classe ouvrière palestinienne, et elle apparaît bien comme limite dans cette non-jonction.
La lutte de la classe ouvrière ne peut pas dépasser cette limite ethnique en se développant comme lutte de la classe ouvrière c’est-à-dire, de façon inhérente, à l’intérieur des catégories du mode de production capitaliste, mais lorsque la lutte de la classe ouvrière contre le capital s’attaque à sa propre existence comme classe, c’est-à-dire lorsque le prolétariat se transforme lui-même. L’ethnicisation de la lutte de classe est une forme extrême de la contradiction entre le prolétariat et le capital se situant au niveau de la reproduction du mode de production et mettant en jeu la production des classes elles-mêmes, en cela elle est une limite et une limite qui peut être dépassée. La disparition de toute confirmation d’une identité ouvrière et la disparition de tout projet de réorganisation sociale sur la base de ce qu’est la classe (même le nationalisme disparaît) entraîne que lutter en tant que classe devient la limite interne de la lutte de la classe. Dans les aires périphériques du mode de production capitaliste, la production par le prolétariat de toute son existence dans le capital, la coalescence entre l’existence de la classe et sa contradiction avec le capital a pour conséquence que la reproduction du capital est, en tant que reproduction même, la limite de toutes les luttes, mais cette limite générale de la période actuelle de la lutte de classe prend ici, de par l’absence de développement local des déterminations spécifiques de la subsomption réelle comme intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle propre du capital (le " compromis fordiste ”), la forme particulière de l’ethnicisation de la classe ouvrière. Dans les aires centrales ce sera l’appartenance citoyenne à la communauté nationale jusqu’à et y compris la " préférence nationale ”. Malgré sa prégnance et sa férocité actuelles, il ne faut pas se tromper, cette limite est très fragile dans la mesure où elle ne contient ni une confirmation de la classe dans la reproduction du capital (bien au contraire) ni, surtout, aucun projet qui soit en propre celui du prolétariat.
L’identité d’intérêts entre la classe ouvrière et le capital est " superficielle "seulement dans la mesure où la classe ouvrière est amenée dans sa lutte contre le capital, à l’intérieur du mode de production capitaliste, à l’abolir et à s’abolir elle-même ; elle est " essentielle "tant que la classe ouvrière demeure la classe ouvrière. C’est dans les luttes immédiates actuelles à partir d’elles, de leur extension, de leur radicalisation que peut se produire ce dépassement, mais il ne faut jamais perdre de vue que c’est bel et bien un dépassement. Pour le prolétariat, l’internationalisation de ses luttes immédiates devient un critère décisif de sa propre abolition en tant que classe, d’une transformation qualitative, et non d’une simple extension, de ces luttes. Les travailleurs ont une patrie, c’est en se supprimant comme travailleurs qu’ils n’en ont plus.
L'intifada ne peut durer éternellement mais elle peut déboucher sur une situation de conflit violent mais larvé plus ou moins semblable à ce qui se passait au sud Liban, cela Israël peut le gérer. Au delà de ça on ne peut rien dire si ce n'est qu'une stabilisation de la région passe par un engagement massif des Etats-Unis, engagement plus direct qu'ils le font actuellement, peut-être sous la forme d'une présence armée qui établisse un cadre permettant à Israël d'effectuer, "sous cloche", sa mutation en espaces emboités mais cela pose aussi la question de la politique américaine vis-à-vis de l'Irak qu'il semble difficile de poursuivre à l'identique, le remplacement de Saddam ferait sans doute partie d'une reprise en mains des problèmes actuellement enkystés. Cela serait en cohérence avec l'évolution récente dans les Balkans, l'élimination de Milosevic, les élections locales réussies au Kosovo avec la victoire de Rugova et la mise à l'écart de l'UCK, l’intervention en Afghanistan ou au Timor oriental. Encore une fois le corset de fer de l'US army semble indispensable. Dans un mode de production capitaliste mondialisé où aucun " compromis "n’est envisageable entre le capital et un prolétariat mondial, la guerre civile ou la guerre externe devient le lieu de l’estimation et de la mise en place des rapports de force dans la lutte des classes, le " lieu de la régulation "(cf. Alain Joxe, l’Empire du chaos, Ed. la Découverte.) La violence devient un mode de régulation à toutes les échelles de la reproduction du mode de production capitaliste, il est remarquable d’observer la convergence quasiment fractale de la macrocosmique stratégie de W. Bush et de la nanocosmique stratégie de Sharon, de l’assassinat de masse et de l'écrasement programmé au bulldozer et à l’assassinat ciblé. Partout, à tous les niveaux, le capital a recréé la " frontière "contre tous les obstacles à sa libre circulation et accumulation et à sa libre exploitation de la force de travail (ou à son élimination).
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