lundi, 5 juin 2006
Robin Goodfellow 22 Mai 2006
Lille, 4 Avril : 60 000 personnes dans les rues.
Lille, 11 Avril : 2 000 manifestants.
Au plan national, c’est de plus de 2 millions à 40 000 que le nombre de protestataires a chuté. Ce reflux brutal, cet évanouissement subit du mouvement, cet éclatement d’une « bulle » protestataire comme on parle de « bulle » financière ou immobilière, mérite à lui seul une analyse et au-delà c’est le mouvement tout entier de Mars 2006 qui doit faire l’objet d’un commentaire.
Le contexte général.
La bourgeoisie française est, d’une manière générale, en position de relative faiblesse depuis plusieurs années, à la fois au plan national et international. Elle a de la peine à faire adopter les mesures d’ajustement qu’exige la concurrence internationale et elle est de plus fragilisée par plusieurs facteurs : poids permanent d’une extrême droite forte sur le plan électoral mais non représentée dans les instances officielles, difficulté à assimiler les populations d’origine immigrée, maintien du chômage à un niveau élevé, tandis que certaines branches exigeant une main d’œuvre très flexible, mal payée, avec de longs horaires, peinent à trouver de la main d’œuvre, etc. Que ce soit sous une forme directement politique, électorale ou sociale, cette situation se traduit par l’administration régulière de coups de semonces, épisodes dans lesquels le prolétariat joue un rôle plus ou moins actif, mais jamais autonome. Sur les cinq dernières années, on peut citer comme jalons les épisodes suivants : élection présidentielle de 2002, où l’extrême droite devance le PS au premier tour, entraînant un réflexe plébiscitaire et républicain autour du candidat gaulliste (élu avec 82% des voix) ; tactiquement, la droite a mal interprété le phénomène et au lieu d’en profiter pour mener une politique d’union nationale qui lui aurait garanti le soutien d’au moins une partie de la gauche parlementaire, elle a choisi de crisper le jeu politique. Le résultat, évidemment prévisible, fut la bascule à gauche de tous les corps régionaux aux élections de 2004. Enfin, le référendum sur la constitution européenne de Mai 2005 s’est converti en un cauchemar pour l’ensemble de la classe politique française, de la bourgeoisie éclairée et des médias, puisque le non l’a emporté à 54% des voix. En face de ces phénomènes, la crispation du pouvoir sur une attitude faite d’un mélange de certitudes et de mépris, l’exacerbation de la chasse aux places, la lutte ouverte pour le pouvoir en remplacement du chef vieillissant et incapable ont conduit en retour à exaspérer une opinion publique qui estime qu’il n’existe aucune écoute des signaux émis de plus en plus puissamment. Au printemps 2003, l’ensemble de la fonction publique, à commencer par les enseignants du second degré rentre dans une lutte d’ampleur contre une réforme visant à allonger la durée du travail de 37,5 à 42 années. Cette « réforme », qui fut une des plus grandes défaites du mouvement ouvrier de ces dernières années (un allongement du temps de travail de 12%) avait déjà été réalisée sans coup férir auprès des salariés du privé par un précédent gouvernement quelques années auparavant, aussi le mouvement ne s’étend pas, (bien que, comme à chaque fois, il y ait un soutien indirect de l’opinion publique pour les grévistes), les centrales syndicales faisant tout pour empêcher une quelconque extension du mouvement. Celui-ci est battu sans rien obtenir et les conditions de la défaite sont assez lourdes pour les grévistes, le pouvoir refusant totalement les aménagements habituels pour les retenues sur salaires. En 2004, une réforme de la sécurité sociale ne provoque que les réactions habituelles des syndicats et partis réformistes. En 2005, les lycéens manifestent pendant deux mois contre la loi Fillon.
Sporadiquement, des conflits longs, durs, et se soldant systématiquement par des défaites, se produisent comme chez les traminots marseillais en 2005, les marins de la Sncm, les dockers... sans qu’aucune convergence des luttes ne se fasse jour. Qu’il s’agisse de ces mouvements, soigneusement encadrés par les syndicats, ou des grands mouvements nationaux comme 2003, les tactiques dilatoires, les atermoiements, les rodomontades (FO appelant à la grève générale une fois le mouvement quasiment terminé) ne sont là que pour masquer un travail de sape et de sabotage accompli de main de maître.
Enfin, en Novembre 2005, suite à une énième et traditionnelle bavure policière à Clichy-sous-Bois, dans la banlieue de Paris, la énième et tout aussi traditionnelle émeute qui s’en suit ne se limite pas, pour une fois, à la seule commune du lieu du drame, ni à deux ou trois jours, mais se répand très rapidement dans toute la couronne parisienne, dans de nombreuses villes de province et même à l’étranger (Belgique). Ces émeutes quotidiennes dureront trois semaines. On notera que des hauts lieux des émeutes urbaines comme les banlieues lyonnaises (années 1980), les quartiers nord de Marseille, de Lille-Sud, etc. resteront remarquablement calmes, tandis que de nombreuses cités moyennes de province, habituellement calmes, s’enflammeront. Pendant trois semaines, environ 20 000 jeunes activement mobilisés, mais appuyés dans leurs quartiers par de nombreux autres, cibleront de manière systématique toutes les institutions qui cristallisent leur révolte et leur malaise face à leur exclusion de la société française : écoles, bâtiments administratifs, services sociaux, pompiers et bien sûr flics. Cette rage destructrice, restée toutefois limitée au quartier, n’épargnera pas non plus les maigres biens de la population qui les entoure, voire leurs biens propres : voitures notamment. L’isolement de ces émeutiers est total et le front de ceux qui ont tout fait pour condamner et étouffer ce mouvement est remarquable : des associations musulmanes de quartier aux gauchistes de Lutte ouvrière [1], en passant par les caïds du trafic organisé et l’extrême droite. Des études des renseignements généraux, ainsi que les rapports des tribunaux qui ont fortement réprimé les émeutiers concordent pour montrer que, contrairement à ce qui a été affirmé par les hommes politiques et les médias, le profil type de l’émeutier est souvent un jeune adulte, masculin, (donc il ne s’agit pas seulement d’adolescents [2]), de travailleurs effectuant de manière intermittente des boulots précaires (donc il ne s’agit pas seulement de délinquants vivant de trafics), et pour la plupart « inconnus des services de police ». Le mouvement de Novembre 2005 est bien un mouvement prolétarien, il en a porté les caractéristiques que nous avons décrites dans notre texte de Décembre 2005. Il a aussi montré qu’il n’existait aucune solution bourgeoise au problème, à part la répression et ceci implique qu’il resurgira nécessairement, et à plus grande échelle. Pour autant que les promesses de moyens soient tenues, elles n’ont pu qu’encourager le mouvement social de Mars 2006.
Ainsi, telle une zone sismique, la France connaît tous les 6 ou 9 mois une « secousse », d’un genre parfois différent, d’intensité variable, mais qui contribue à entretenir un certain climat électrique et témoigne, à tout le moins, d’un profond malaise social et politique. C’est dans ce contexte qu’intervient, au début 2006 la « crise du CPE ».
Malgré tout, aucun de ces épisodes ne semble capable de cristalliser/capitaliser une énergie qui se manifesterait de manière durable en tant que germe de recomposition d’une force révolutionnaire. Il en ira probablement de même cette fois-ci, ce qui n’empêche pas d’essayer de tirer un minimum de leçons de ce qui s’est passé.
2 - Les projets de la bourgeoisie sur le travail.
Sans entrer ici dans une analyse approfondie qui mériterait de longs développements, il convient de resituer l’épisode particulier du CPE dans une stratégie plus globale de la bourgeoisie française par rapport aux relations de travail et au contexte juridique de l’exploitation de la force de travail prolétarienne. Une partie de la bourgeoisie, la fraction dure de la droite parlementaire représentée par le parti gaulliste, l’UMP, est idéologiquement persuadée que la clé de la situation économique et notamment du phénomène de chômage persistant gît dans la « rigidité » du code du travail. Elle est persuadée que si on peut faire sauter les verrous à l’embauche et surtout à la débauche, les contraintes administratives et financières qui pèsent sur l’acte de licenciement, on créera mécaniquement de l’emploi [3]. Elle regarde pour cela du côté de l’Angleterre ou des Etats-Unis, tandis qu’une autre fraction, appuyée en cela par les partis réformistes, cherche des réponses dans l’alliance « flexibilité/sécurité » à la danoise. L’idée finale est d’en arriver à un « contrat unique » de travail qui remplacerait la douzaine de formes existantes et qui permettraient une plus grande flexibilité (le tout assorti d’une sécurité professionnelle....) Elle répond en cela aux exigences de l’industrie moderne qui réclame un travailleur adaptable, mobile, capable de passer d’une branche d’industrie à une autre, de la même façon que les capitaux se déplacent dans la société, non en fonction de l’endroit où existent des besoins de développement humain, mais là où ils sont assurés de trouver la plus grande valorisation.
De son côté, la gauche bourgeoise joue la carte de l’assistance par l’état, comme elle l’a fait entre 1997 et 2002 avec les emplois jeunes et comme l’avaient fait même des gouvernements de droite avant eux.
Rappelons que, depuis 30 ans, tous les emplois créés ont été des emplois assistés, peu qualifiés (même s’ils sont occupés par des populations plus qualifiées), à temps partiel, féminins, mal payés et basés sur des contrats précaires (CDD...). Contrairement aux idées reçues, le nombre d’emplois créés pendant cette période a été plus important que pendant les « 30 glorieuses ».
La réalité est donc que toutes les politiques, de droite comme de gauche depuis 30 ans n’ont fait, d’une manière ou d’une autre qu’encourager et organiser, faute de mieux, la précarité.
Sachant que le thème du « contrat unique » est particulièrement conflictuel, le gouvernement en place a souhaité engager cette réforme par petites touches, et dès l’été 2005, profitant des congés, fait voter une loi instaurant le CNE (contrat nouvelle embauche), pour les entreprises de moins de vingt salariés. Ce CNE ne se substitue à aucun autre contrat, il est donc un recours de plus, mais il a des caractéristiques bien particulières : c’est un contrat à durée indéterminée (CDI), mais qui n’est consolidé qu’après une période dite « d’essai » de deux ans et qui autorise l’employeur à licencier le salarié sans avoir à justifier de motif et ceci dans les délais propres à la période d’essai classique, c’est-à-dire immédiatement. Au cours du second semestre 2005, de nombreux cas ont d’ailleurs été rapportés d’évictions brutales de salariés, surtout dans des petites entreprises ou des commerces.
Le credo du gouvernement en place est que cette mesure créera des emplois sur le moyen et long terme et qu’il faut donc laisser venir les résultats, puis généraliser les dispositifs qui auront fonctionné. Mais ce qui se cache en toile de fond derrière toutes ces mesures partielles, c’est la volonté de démanteler le droit du travail jugé trop contraignant dans les circonstances actuelles.
C’est donc, à partir de ce raisonnement, que le même type de dispositif a été reconduit, en Janvier 2006, avec le CPE (contrat première embauche), excepté le fait qu’il est destiné et réservé aux jeunes de moins de 26 ans, non qualifiés, la taille de l’entreprise qui embauche n’étant pas un critère entrant en ligne de compte.
L’argument avancé est que les jeunes, notamment les jeunes non qualifiés ou faiblement qualifiés, payent le plus lourd tribut au chômage, qu’ils n’accèdent à l’emploi définitif qu’après une longue période (pouvant aller jusqu’à 10 ans) d’alternance de stages, CDD, petits boulots... et que donc le CPE ne peut pas « être pire » ou qu’il est « mieux que rien » [4]. De fait, les pratiques opérées par les entreprises, qu’elles soient privées ou publiques, et même par les services de l’état et les collectivités locales se situent totalement en marge de la légalité. Normalement, selon le code du travail en vigueur, le recours au CDD ne peut se justifier que pour répondre à une activité précise, temporaire ou saisonnière, mais non régulière de l’entreprise, ou par exemple pour remplacer un salarié absent [5]. Or, de fait, dans nombre d’entreprise, le recours au CDD est la norme ; même si globalement, celui-ci ne représente que 13% de l’ensemble des contrats, il est malgré tout en hausse, et il représente 32% des emplois des 15-29 ans. D’autres pratiques illégales, comme la reconduction plus de deux fois de suite d’un CDD sont couramment pratiquées, et régulièrement, comme dans le cas de Peugeot en 2005, des tribunaux condamnent les entreprises à réintégrer en CDI des travailleurs précaires qui ont enfilé CDD sur CDD parfois pendant des années. Un autre moyen pour les entreprises d’assurer la souplesse dans l’emploi de la force de travail est le recours à l’intérim, ce qui contribue à séparer les prolétaires selon la nature juridique de leur contrat de travail, puisqu’ils ne dépendent pas du même employeur tout en accomplissant les mêmes tâches sur le même lieu de travail.
Ainsi le CPE comme le CNE, légalisent, d’une certaine manière, la précarité, l’incertitude liée au contrat de travail. On peut évidemment voir cela de deux manière : du point de vue de la légalité bourgeoise, c’est un « progrès », car l’employeur peut ajuster son volant de main d’œuvre sans recourir aux procédés douteux décrits plus haut. Mais du point de vue des travailleurs et plus généralement de l’opinion publique cela revient à officialiser des pratiques identifiées comme « sauvages ». De ce fait, l’opposition au CPE se cristallise autour de ces deux points particuliers, qui apparaissent dès lors comme LES points litigieux : la période d’essai courant sur deux ans, et la possibilité de licenciement sans énoncer de motif particulier.
Ainsi, le mouvement sera grevé dès le départ d’une double ambiguïté, et d’une double limite : limite à la contestation du seul CPE à la place d’un élargissement du mouvement à la lutte « contre la précarité » en général, voire une lutte contre les pratiques libérales en matière de contrat de travail en général, et encore plus largement, contre le capitalisme ; et, au sein même du dispositif CPE, limite à l’aménagement possible de ces deux seuls point litigieux contre l’abrogation ou le retrait pur et simple. Ainsi, le front syndical, et, au-delà l’ensemble des acteurs politiques à l’exception des soutiens les plus fidèles du parti au pouvoir peuvent communier dans une large opposition « au CPE », dans un éventail de positions allant d’une critique fonctionnelle (il faut aménager la solution) à une opposition de nature idéologique. Même le patronat, dans son expression institutionnelle (le Medef) ainsi que les grandes entreprises purent faire la fine bouche en disant que ce dispositif était mal ficelé. Du point de vue syndical, il s’agissait avant tout tactiquement de jouer la carte de l’unité et donc de définir un plus petit dénominateur commun qui permettrait de montrer une opposition ferme et surtout unie. Ceci a des conséquences sur la manière dont a pu se négocier la fin du mouvement.
De fait, un large front a pu se constituer sur le seul mot d’ordre du « retrait du CPE », ce qui faisait à la fois le succès superficiel des manifestations de rue, avec un nombre énorme de participants, et la fragilité du mouvement, s’écroulant comme un château de cartes, dès lors que cet « objectif » était atteint, ou semblait l’être. A partir des étudiants, rejoints par les lycéens, le mouvement s’est élargi à certaines catégories de salariés, moins ès qualités que comme « parents », « grands-parents » ou « citoyens ». L’argument démocratique n’était pas absent des motivations, à travers la critique d’un gouvernement « autiste » qui n’écoute pas le peuple, ni la rue, aidé en cela par la désastreuse gestion de crise de la part de l’équipe au pouvoir, exsangue (cf. l’intervention du président de la république le 31 mars 2006, proche du contorsionnisme même du simple point de vue du droit constitutionnel bourgeois). Ainsi, chaque intervention du pouvoir ne faisait qu’exaspérer un peu plus les personnes déjà mobilisées, sans forcément contribuer à élargir le mouvement.
3 - Le mouvement.
Celui-ci a démarré sur une journée d’action nationale, assez peu suivie, le 7 Février 2006. Rapidement, ce sont des actions de grève, puis de mise en grève avec blocage des universités (Rennes, Nantes, Lille, Toulouse, Montpellier...) qui lancent l’action, et ceci de manière suffisamment forte pour résister à la période des vacances de Février, le point culminant est atteint courant Mars avec une soixantaine d’universités en grève ou bloquées, rejointes par de très nombreux lycées, en grève ou occupés dans toute la France. Les débats qui ont accompagné les actions de blocage ont eu le mérite de poser clairement la question de l’action et du rapport de force en dehors d’une vision démocratique : en bloquant les facs, une minorité assurait le succès du mouvement par son élargissement [6]. Cependant, dans les entreprises, la grève ne se profile, au mieux, que pendant les journées d’action nationale, qui, en revanche mobilisent dans la rue des millions de manifestants. Les principales étapes sont le 11 mars, occupation et évacuation brutale de la Sorbonne à Paris, le 16 Mars, manifestation aux invalides, le 18 Mars (un samedi) manifestation nationale 1,5 millions de manifestants dans tout le pays, 25 Mars, puis le 4 Avril, plus de deux millions de manifestants, avant le dégonflement subit à partir du lundi 10 Avril, jour où le pouvoir annonce le remplacement, dans l’article 8 de la loi sur l’égalité des chances, du dispositif du CPE pour un autre dispositif centré sur les jeunes non qualifiés. Mis à part les manifestations de rue, imposantes et souvent clôturées par des violences policières même en l’absence de violences de « casseurs », les actions notables ont été des actions « coup de poing » menées par des groupes de quelques centaines d’étudiants et lycéens, mobiles et dispersés en plusieurs points des grandes villes : blocage des gares (gare de Lyon à paris), des aéroports, des routes, périphériques et ronds-points des principales villes, manifs de nuit, distributions de tracts dans les zones industrielles, les ANPE, etc.
Dès le 25 Février à Toulouse, puis le 11 Mars à Poitiers, les coordinations nationales étudiantes et lycéennes élaborent une liste de revendications dépassant largement le seul retrait du CPE : il s’agit de demander le retrait du CNE, qui ne fait pas partie de la loi sur l’égalité des chances, de critiquer les autres dispositions de cette loi comme la possibilité de travailler à 14 ans, et de travailler de nuit dès 16 ans. D’autres revendications font partie de la panoplie des revendications du syndicalisme étudiant comme le rétablissement des quotas de postes d’enseignants supprimés aux concours nationaux Capes et Agrégation, notamment dans des filières très touchées comme le sport ; retrait du LMD (réforme européenne du rythme de la scolarité, qui fit l’objet d’un éphémère mouvement de protestation rapidement avorté en 2004)... Mais plus généralement, très tôt, la coordination nationale et étudiante se fait le relais d’un élargissement du combat à d’autres revendications que le simple retrait du CPE, voire à un embryon de critique du capitalisme (identifié toutefois au « libéralisme » et restant dans les limites du discours de la gauche bourgeoise, altermondialiste ou autre). En outre, qu’ils émanent directement de la coordination, ou plus souvent de groupes de grévistes ou d’inorganisés, de nombreux textes ont circulé qui témoignent d’une conscience politique dépassant largement le cadre du seul « retrait du CPE ». Par exemple un « appel du 22 Février », signé de la « Tendance gréviste ni CPE ni CDI de l’Université de Rennes-2 » constate qu’il existe « au sein du mouvement une forte tendance à ne pas se satisfaire de slogans tels que « non au CPE, pour plus de CDI », qui suggèrent que le CDI serait en soi un contrat équilibré, favorable aux salariés, qu’il s’agirait de défendre comme un acquis, une position de force conquise par les luttes passées. Il apparaît pourtant que tout contrat de travail garantit seulement les modalités d’une exploitation. Nous considérons que rejeter une réforme qui aggrave nos conditions de vie ne doit pas signifier la valorisation unilatérale de l’état de chose préexistant. »
Même si cette critique globale emprunte pour partie l’argumentation traditionnelle de l’extrême-gauche (la LCR a semblé assez forte dans le mouvement) ou de la rhétorique altermondialiste (critique du « libéralisme », de la marchandisation...) elle a le mérite de remettre sur la place publique un argumentaire clairement anticapitaliste.
Toutes ces choses, le front des médias, des syndicats et des partis politiques évitera soigneusement de les relayer pour se centrer exclusivement sur le mot d’ordre de « retrait du CPE ». Ainsi le retrait final de celui-ci entraîna, in fine, la fin brutale du mouvement, et pour cause puisqu’on avait réduit celui-ci à cette seule revendication. Néanmoins, si cette fin a été si soudaine, cela signifie aussi, mis à part l’épuisement consécutif à deux mois de lutte dans certains endroits, que la conscience globale des enjeux de la lutte n’était pas si aiguë que cela pour la majorité du mouvement, mais, comme le note justement la « tendance gréviste ni CPE ni CDI » de Rennes 2 déjà citée :
« Curieusement, c’est ceux qui veulent que l’horizon du mouvement ne se limite pas au retrait du CPE qui prennent le plus ce mouvement au sérieux, qui sont les plus déterminés à aller jusqu’au bout, à lutter, quoi qu’il en coûte, jusqu’à son retrait. »
Mais une fois ce « retrait » acquis, d’un seul coup, la grande masse des mobilisés, satisfaite d’avoir « gagné » (et les appareils de la confédération étudiante par exemple ainsi que l’Unef pour les étudiants, et tous les syndicats sauf Sud et la Cnt pour les salariés) s’est détachée d’une petite « avant-garde » qui regroupait certes des militants (trotskystes, autonomes, anarcho-syndicalistes...) mais aussi une frange sans doute non négligeable d’inorganisés qui auront, au fil de cette mobilisation, découvert le militantisme et l’engagement politique, dans un esprit de grande méfiance vis-à-vis des syndicats et des partis officiels, fussent-ils d’extrême gauche. Ici ou là, à la rentrée des vacances de printemps, quelques facs ont bien essayé de reconduire le mouvement, mais celui-ci est désormais exsangue et la grande masse des étudiants se concentrera désormais sur ses examens. Seul l’avenir dira si, en se retirant, la vague aura laissé quelque limon susceptible de fertiliser un mouvement anticapitaliste de plus grande ampleur.
De ce point de vue, le mouvement de Mars 2006 s’inscrit dans la suite de ces innombrables « escarmouches » dont parle Engels qui finissent par déboucher sur un mouvement de plus grande ampleur. Encore faut-il tirer les leçons de la lutte.
4 - Quelles leçons de ce mouvement ?
4.1 - La conscience.
Une nouvelle fois, un mouvement social aura confirmé la théorie : la conscience est un fait matériel avant d’être un fait de pensée, un acte réfléchi. Et, de même que Hegel parlait des « ruses de la raison », les cheminements et les ressorts d’un mouvement empruntent des voies sinueuses qui ne peuvent pas se résoudre à la seule expression des positions en présence. Sur le papier, le projet de la bourgeoisie avait le mérite de la cohérence dans sa propre sphère de rationalité et dans le cadre de ses intérêts ; comme nous l’avons dit il mettait en adéquation les actes - illégaux- de l’entrepreneur individuel avec la loi, et il visait principalement les franges non qualifiées de la jeunesse, croyant apporter en cela une réponse à la « crise des banlieues » de Novembre 2005. Première fausse conscience car dans tous les cas, un tel dispositif ne ferait que transférer des emplois déjà existants en CDD sous la nouvelle forme et ne serait pas susceptible de créer ex nihilo des postes en dehors d’une demande sociale [7]. Même si l’argument était juste, en ce qui concerne la facilité à embaucher et donc de résorber une forme de disproportion créée par le droit du travail, on assisterait en même temps à une amplification des licenciements, dès lors que la conjoncture deviendrait moins favorable. Mais cette mesure a été reçue comme une provocation par une partie de la jeunesse à qui elle n’était fondamentalement pas destinée : la jeunesse étudiante. Celle-ci, à qui l’on a toujours fait miroiter son accès à des postes qualifiés et stables, s’est vue brutalement annoncer sa déchéance au même rang que le prolétariat. Deuxième fausse conscience, mais positive celle-ci puisqu’elle a mis en mouvement une partie de la jeunesse partiellement sur un malentendu et à ce titre elle joue plus un rôle de révélateur qu’autre chose [8].
Ce qui a transparu derrière cette réaction c’est un rejet, même minoritaire, d’un système qui montre toujours plus son absurdité, son inadéquation aux besoins humains, sa violence à l’égard des individus. Des millions d’individus sont ballottés de chômage en travaux précaires, de situations de « travailleurs pauvres » où l’emploi (ou un cumul de plusieurs emplois à temps partiel) ne suffit même pas à assurer la subsistance ordinaire, au chômage à nouveau. Dans ces conditions, la poursuite des études, pour une partie de la jeunesse répond à une injonction sociale, qui repose sur une part de vérité : plus on a de diplômes plus on a de chances d’échapper à la précarité, au chômage. En même temps l’Université joue également un rôle de maintien d’une surpopulation latente. Nous précisons ci-dessous quelques éléments pour caractériser la composition sociale du mouvement, mais il est clair que pour une frange au moins de la jeunesse étudiante, la lutte allait au-delà du seul mot d’ordre du « retrait du CPE » et devait s’engager dans la voie de la lutte anticapitaliste, en commençant par l’extension et la généralisation des luttes. Même si la dynamique n’a pas pu réellement s’enclencher, cela montre bien que la conscience ne se développe que dans le mouvement et la lutte, même si le point de départ est ambigu. Son évanouissement subit est aussi la marque de sa nature sociale, sur le fond, les mouvements dans lesquels la classe moyenne est prépondérante, ont du mal à s’inscrire dans la durée dans la mesure où ils n’ont ni la tradition historique ni le projet révolutionnaire qui caractérisent le mouvement prolétarien.
L’une des leçons à en retirer est que les révolutionnaires doivent appuyer tout mouvement qui est porteur d’une rupture potentielle avec l’ordre existant, quelle que soit l’expression initiale que prend ce mouvement.
4.2 - Composition sociale
Le mouvement est resté largement circonscrit aux couches scolarisées, étudiants, lycéens, parfois collégiens. Si les lycées de banlieue étaient bien présents dans les manifestations parisiennes, ainsi que des salariés, ces derniers l’étaient souvent plus en tant que parents ou « citoyens » (ou militants syndicaux) que sur la base d’une véritable action qui aurait pu converger avec celle des étudiants. Les gros bataillons des transports, Sncf et Ratp n’ont quasiment pas bougé, et les grandes entreprises industrielles non plus. Le mouvement, à la différence de celui de Novembre, qui portait des intérêts prolétariens, exprimerait donc les intérêts des classes moyennes. En rester là pour caractériser ce mouvement comme uniquement petit-bourgeois serait cependant réducteur.
La population étudiante en France représente en 2006, 2,2 millions de personnes. 40,5% des étudiants travaillent occasionnellement (hors vacances d’été), 17,6% à mi-temps, et si les conditions sociales d’origine continuent à limiter la représentation des enfants d’ouvriers (10%) [9], la population étudiante ne se limite plus majoritairement aux fils et filles de la bourgeoisie comme dans les années 1960, où ils représentaient un effectif dix fois moins important qu’aujourd’hui. Par le biais du travail à temps partiel, une partie de la population étudiante se mélange avec une autre partie de la jeunesse qui, elle, représente plutôt le nouveau salariat précaire. Il existe ainsi, au moins pour une frange, une certaine porosité avec le prolétariat moderne. A l’extrême, une minorité est même fortement ou totalement paupérisée [10].
De ce point de vue, au moins pour ce que nous avons pu en observer, les contacts avec le prolétariat ont été réels et dénués de l’hostilité que pouvaient porter les ouvriers de 1968 aux étudiants venus porter la « bonne parole » aux portes des usines. Les distributions de tracts, actions de blocage dans des zones industrielles relevaient d’une vraie mixité et pas seulement d’une intervention extérieure. On a pu voir par exemple des formes rusées introduisant une vraie division des tâches dans la lutte, les étudiants par exemple cadenassant des dépôts de bus et les machinistes derrière, solidaires et empêchés de travailler sans pour autant faire grève [11]. Il ne s’agit certes là que de formes élémentaires et peu radicales de mouvement, mais elles ont le mérite (et l’ambiguïté) de jouer sur une certaine sécurité, les prolétaires ne se plaçant pas alors dans une situation susceptible de répression, mais se posant comme « victimes/complices » du mouvement. Inconsciemment, c’est le retournement dialectique de la rhétorique de la « prise d’otages » énoncée ad nauseam par la bourgeoisie et ses médias dès qu’il y a un conflit dans les transports par exemple.
D’autre part, sur les 2,2 millions d’étudiants recensés, tous n’étudient pas réellement. Le taux d’échec en première année est important, et au total ce sont 20% d’étudiants qui ne terminent pas le premier cycle et sortent de l’université sans aucun autre diplôme que le Bac [12]. Cette population va ensuite grossir les rangs des chômeurs faiblement qualifiés (niveau Bac malgré tout), ce qui ne fait que révéler un des rôles actuels de l’université : celui de retarder l’arrivée de nouvelles générations sur la marché du travail et donc d’effectuer le gardiennage de l’armée de réserve. Durant la crise du CPE, selon ce qui pouvait les arranger sur le moment, les différents intervenants dans le débat ont avancé alternativement deux chiffres : le taux de chômage des jeunes de 16 à 24 ans serait de 23%, soit deux fois et demi la moyenne nationale ou de 9%. Pour le gouvernement, avancer le chiffre de 23% signifiait : voyez le désastre et comprenez la nature des mesures que nous avançons, et pour les syndicalistes et la gauche bourgeoise : regardez où en est arrivée la politique de ce gouvernement. Or, ce chiffe est ambigu : si on ramène les inactifs à la fraction salariée de la tranche d’âge, on obtient effectivement 23% de jeunes chômeurs ; mais si on ramène ces chômeurs à l’ensemble de la classe d’âge, y compris les lycéens et les étudiants, on revient à 9% de chômage, soit un chiffre proche de la moyenne nationale.
Les séries de l’INSEE montrent qu’entre 1975 et 2002, le pourcentage de jeunes en activité a diminué de plus de 40%. En 1975, 55,6% des hommes de 15 à 24 ans et 45,5% des femmes de 15 à 24 ans travaillent ; ils ne sont plus respectivement que 37,3 et 29,9% en 2005. Cela signifie d’une part que globalement le niveau de qualification de l’ensemble d’une classe d’âge s’élève (voir la politique initiée par les gouvernements de gauche de pousser 80% d’une classe d’âge au Bac - rappelons que le baccalauréat est, en France, le premier des titres universitaires et qu’il donne donc de plein droit l’entrée dans le premier cycle universitaire), mais aussi d’autre part que l’université joue également un rôle de réserve de chômeurs [13]. Il se constitue ainsi un enseignement supérieur à deux vitesses où les universités généralistes survivent avec de faibles moyens, tandis que les écoles d’ingénieurs, écoles de commerce et grandes écoles drainent une partie des classes moyennes destinées à former l’encadrement moyen et supérieur des entreprises. Ainsi la bourgeoisie française est elle en retard sur une partie de ses homologues européennes, puisque les dépenses annuelles par étudiant en France sont, selon l’OCDE de 9 276 dollars [14], contre 12 448 pour l’Autriche, ou 15 183 pour le Danemark, 12 019 pour la Belgique, par exemple (chiffres 2002).
D’une manière diffuse, cette dévalorisation du statut étudiant, même si elle ne date pas d’aujourd’hui, a contribué également à entretenir la révolte. Entre 1990-91 et 2004-05, le nombre global de jeunes poursuivant des études supérieures a augmenté de 32% (1.717.060 en 1990, 2.268.423 en 2004). Mais l’effectif des facultés généralistes a augmenté nettement moins (20%) que l’ensemble sur la même période, tandis que les effectifs d’élèves ingénieurs augmentaient de 57%, et ceux des écoles de commerce de 80% [15]. Aujourd’hui le ratio global de ceux qui font des études supérieures hors Université est de 35% (mais tous ne deviennent pas forcément cadres ou ingénieurs, car ce chiffre comprend également par exemple les écoles paramédicales et sociales qui forment les personnels infirmiers, assistantes sociales, éducateurs, etc.)
Cette orientation de plus en plus marquée des études supérieures vers des cursus professionnels ou techniques (ingénierie, informatique, commerce, gestion...) est d’autant plus marquée que, au sein même de l’Université traditionnelle, la part des diplômes de 3° cycle, professionnels, a eu tendance à augmenter et que ce mouvement redescend maintenant, à la faveur notamment de la réforme des cycles universitaires pour les calquer sur le modèle européen (LMD : 3 ans/5 ans, 8ans), vers les premiers cycles : création de nombreux diplômes de « licence professionnelle » dans des domaines divers. Ceci a le don de susciter l’ire de « l’élite » universitaire qui considère que cette institution déroge ainsi à sa vocation première qui est de dispenser des savoirs et non pas de former à des métiers. A ceci, nous objecterons que le seul vrai projet révolutionnaire en matière d’instruction, celui qui était défendu par Marx et en général par le mouvement ouvrier du 19° siècle, consiste dans l’unité de l’apprentissage intellectuel, du travail manuel et de l’exercice physique, et ceci dès le plus jeune âge. Le modèle d’enseignement bourgeois, à rebours de ce modèle - particulièrement en France - dissocie totalement un enseignement abstrait et un enseignement professionnel qui est socialement méprisé et dévalorisé. Aussi, pour nous le problème n’est pas que les étudiants fassent des stages en entreprise ou que les entreprises mettent leur nez dans les programmes scolaires et universitaires, le problème c’est qu’il y ait des entreprises (c’est-à-dire des entités juridiques qui consacrent l’exploitation du prolétariat par la classe capitaliste) et qu’il y ait des universités (c’est-à-dire des lieux de savoirs déconnectés de la réalité et réservés à une minorité même si les phénomènes de massification existent). A ce sujet, nous pouvons reproduire ici la réflexion de Michel Delord sur la marchandisation de l’éducation en général :
« Une des faiblesses des analyses courantes de la mercantilisation de l’enseignement est (...) au nom de la lutte contre l’emprise réelle et négative des entreprises sur l’enseignement de justifier la coupure entre la théorie et la pratique, les mathématiques et la physique, la science, la technique et la production, c’est-à-dire en fait de reproduire au niveau des « idées » l’autonomisation formelle des domaines de la pensée et la parcellarisation sociale produite par le marché qui est formé d’unités autonomes juridiquement indépendantes. » [16]
Nous pouvons noter aussi que ce mouvement global d’évolution que connaît l’université ne fait que poursuivre la contradiction déjà pointée par Marx :
« Une autre réforme très appréciée des bourgeois est l’éducation, et particulièrement « l’éducation professionnelle universelle ». Nous ne voulons pas relever l’absurde contradiction selon laquelle l’industrie moderne remplace sans cesse davantage le travail complexe par le travail simple pour lequel il n’est besoin d’aucune formation. » (Marx. Le salaire. 1849, in Travail salarié et capital.)
De fait, la situation est complexe parce que la société moderne a besoin de travailleurs à la fois globalement plus qualifiés, plus instruits, moins limités dans leurs connaissances particulières que ne l’était l’artisan ou le travailleur manuel d’autrefois, mais en même temps, une grande partie des tâches est de plus en plus réduite à du travail simple, parcellisé, non seulement dans la sphère industrielle, mais également dans le tertiaire. Il en ressort qu’une partie des étudiants qui mène jusqu’au bout leurs études supérieures (90 000 diplômés à Bac+5 par an venant de l’Université et des écoles) sont d’un côté surqualifiés dans des domaines extrêmement pointus et d’un autre côté assez rarement employés au niveau de compétences et de qualification correspondant. En même temps ils ne disposent pas de la polyvalence nécessaire au travailleur moderne appelé à remplir un ensemble de tâches de qualifications très inégales. Il est connu par exemple que, pour ce qui concerne la fonction publique française, les concours de catégorie « C », c’est-à-dire ceux qui correspondent au grade le plus bas et à des tâches de simple exécution bureaucratique, sont visés par une population grandissante d’étudiants ayant un niveau correspondant au moins à la licence, voire à des maîtrises ou mastères (Bac+4/5) [17]. Cet état de fait génère une grande frustration sociale dans une partie de la classe moyenne et des phénomènes qui font se lamenter patrons, « décideurs » et sociologues sur « l’absence de motivation » et « d’implication pour l’entreprise » de cette génération. Mais de la frustration à la conscience révolutionnaire, il y a un pas important, et un pas que la petite-bourgeoisie ne pourra franchir seule. Elle ne le pourra que si elle est entraînée massivement dans un conflit social dont le moteur et la force dominante serait le prolétariat, ce qui, une fois encore, n’a pas été le cas.
C’est aussi pour cela qu’une des plus grandes craintes de la bourgeoisie et de l’état, au cours de ce mouvement a été une reprise du mouvement de révolte dans les banlieues au cours de laquelle aurait pu s’effectuer une jonction avec la jeunesse scolarisée, les travailleurs précaires et les jeunes prolétaires employés. On aurait alors assisté à une toute autre forme d’événement. D’une certaine manière, là où, comme nous l’avons souligné, Novembre 2005 correspondait à la « révolution laide », celle des classe dangereuses, des prolétaires fauves que dénonçait la littérature du 19° siècle, Mars 2006 retrouve partiellement les accents de la « belle révolution », de la « fête », dont bourgeois et réformistes déplorent à l’unisson les « excès », lorsqu’ils ont lieu.
4.3 - Formes de lutte
Ce mouvement aura été aussi intéressant par ses formes de lutte même s’il n’en a inventé aucune : comme dans les autres mouvements spontanés échappant partiellement aux appareils des partis et des syndicats, ce sont les assemblées, les assemblées générales, les coordinations qui constituent les instances de discussion et de décision du mouvement. On aura pu noter, dans certains cas, la volonté de ne pas cristalliser d’appareil émanant de ces organes, en favorisant la rotation des responsabilités, la non permanence des bureaux d’AG, etc.
Certains de ces lieux ont pu, même temporairement, devenir des lieux de parole et de rencontre entre des prolétaires qui sont d’habitude séparés [18], non seulement par le travail, mais aussi, actuellement, par le non travail. La précarité, l’exercice de plusieurs « boulots » à temps partiel, outre le fait qu’elle fragilise la capacité de lutte, n’offre même pas de lieu récurrent où les prolétaires pourraient se compter et agir ensemble. De manière certes parcellaire, ce mouvement a pu parfois trouver des formes d’organisation ou au moins de rencontres dont l’unité n’est pas le lieu de travail (et pour cause) mais le territoire, le quartier, la ville, exactement comme les jeunes de banlieue luttaient simplement là où ils sont, (ce qui a été, dans le cas précis, à la fois une force et une faiblesse de leur mouvement.)
D’autre part, la rue a été un lieu d’expression et même un lieu d’organisation. Au-delà des manifestations cortèges traditionnelles, de nombreuses actions ont eu la rue pour théâtre, avec des manifs totalement inorganisées, sans itinéraire négocié et qui inventaient leur trajectoire au fur et à mesure de la rencontre des barrages de police.
Cette tendance est importante, parce qu’elle prend en compte l’évolution réelle de l’exploitation de la force de travail aujourd’hui : les citadelles ouvrières ont tendance à laisser la place à des établissements plus modestes et répartis différemment sur le territoire ; le recours à une main d’œuvre précaire (temporaires, intérimaires) contribue à faire hésiter sur l’entrée dans la lutte (il semble que ce facteur ait été déterminant chez les postiers par exemple, dont les effectifs précaires sont aujourd’hui importants) ; les travailleurs à temps partiel ou les chômeurs n’ont par définition pas de lieu où se retrouver, et ainsi de suite. Elle confirme ainsi, toutes proportions gardées, les leçons des grands mouvements révolutionnaires du passé : c’est le territoire, le quartier, la ville et non l’atelier, l’usine qui doivent être les terrains de la lutte et de la représentation prolétarienne, comme l’ont été la Commune ou les conseils (soviets). A contrario, puisque l’on célèbre cette année le 70° anniversaire du mouvement de 1936, l’enfermement dans les usines ne peut conduire qu’à une impasse car il est impuissant à poser la question de la prise du pouvoir politique par le prolétariat.
Enfin, on aura pu observer, comme dans d’autres mouvements ces dernières années, le rôle très important des nouveaux moyens d’information : internet, téléphones portables, à la fois pour coordonner les actions et favoriser la mobilité du mouvement, mais aussi pour battre en brèche l’autorité des médias officiels (qu’il s’agisse des médias d’état ou de ceux des appareils syndicaux).
Conclusion.
Novembre 2005, Mars 2006, deux mouvements s’évanouissent. Le premier ne fut ni défait sur le plan militaire (il n’y eut pas d’affrontement frontal avec l’état), - même si la répression a été très forte [19]- , ni sur le plan des revendications, puisqu’il n’en avait aucune. Il s’est éteint comme les flammes des incendies lorsque manque le combustible. Le second fut défait par sa propre « victoire » (le retrait du Cpe) succombant à son ambiguïté intrinsèque. Paradoxalement, c’est là que réside l’espoir. Aucun des deux n’a obtenu quoi que ce soit sur le fond, parce qu’il n’y a rien à obtenir. Ni la question du chômage, ni celle de l’intégration des fils et filles de l’immigration, ni celle de l’enseignement ne peuvent trouver de solution définitive au sein de la société bourgeoise. Les gouvernements bourgeois, de droite comme de gauche, resteront à jamais impuissants face à ces contradictions qui minent la société. C’est pourquoi, à moins que la lutte des classes ne soit, elle aussi, victime du zapping qui colle à l’esprit du temps, tôt ou tard, ces mouvements resurgiront, plus forts, plus violents. En l’absence d’un mouvement prolétarien généralisé, que l’on sent à chaque fois en toile de fond, sans que les conditions soient mûres pour qu’il s’exprime pleinement, ils resteront eux-mêmes impuissants. Mais leur défaite momentanée laisse intact le potentiel qui les a animés. Ils sont suspendus, mais pas encore battus tout simplement parce que le vrai combat n’a pas encore été engagé. Ils n’en sont que les prémisses et devront retrouver des chemins que 90 années de contre-révolution ont presque effacés de la mémoire collective, tout comme ils devront en inventer de nouveaux. Mais la trajectoire ne peut être qu’ascendante et pour cela, nous nous réjouissons.
[1] Et même de l’ultra-gauche comme le Courant Communiste International.
[2] Avec la nuance suivante : par définition ne passent devant les tribunaux que les majeurs.
[3] Elle reprend aussi un vieux discours des possédants sur le caractère nécessairement fainéant de l’ouvrier qu’il faut contraindre pour qu’il accepte de travailler plutôt que de ne rien faire. C’est pourquoi, en guise de mesures contre le chômage, c’est surtout une politique systématique de contrôle et de radiation par les agences pour l’emploi qui est mis en place en 2005-2006.
[4] On peut voir un signe annonciateur du mouvement étudiant dans le mouvement des stagiaires qui a eu lieu au début de l’année 2006. Défilant masqués, un collectif d’étudiants hautement diplômés (Bac+4/5) dénonçait son utilisation comme main d’œuvre d’appoint dans les entreprises, au moyen de l’enchaînement de périodes de stages, sous-payés. En même temps, ce collectif par la suite, ne s’est pas associé au mouvement, témoignant là sans doute d’une rupture sociale entre les étudiants qualifiés et non reconnus et la masse des étudiants de premier cycle, plus proches d’une sorte de prolétariat « flottant » et qui ont été les plus actifs dans la lutte. (Dans certaines universités, le blocage est resté filtrant pour permettre aux étudiants de master (Bac+5) et à ceux préparant les concours d’état (Capes et agrégation) de continuer à assister aux cours.
[5] IRES, Les mutations de l’emploi en France, La Découverte, coll. Repères, Paris, 2005, p.8
[6] D’un point de vue qui peut sans doute sembler anecdotique mais qui n’est pas si neutre que çà, on pourra noter que le mouvement a suscité son propre vocabulaire ; les camps en présence se sont qualifiés comme « bloqueurs » et « anti-bloqueurs ». Les barrages de tables et chaises empêchant la circulation ont été nommés « barricades ». On pourra noter aussi que Mai 68 est passé de l’état de vieillerie radotée par des gens majoritairement passés aujourd’hui dans le camp du pouvoir (nous parlons ici des anciens leaders du mouvement étudiant, pas de la masse des grévistes) à un événement digne de figurer au panthéon révolutionnaire. De nombreux slogans ont été repris. Malheureusement, ce n’est pas dans sa dimension de plus grande grève de l’histoire du mouvement ouvrier que l’événement est le plus cité.
[7] Cependant ici la rationalité compte moins que la volonté de poursuivre la guerre engagée contre le code du travail, afin de l’adapter dans un ses plus favorable à l’évolution du marché mondial.
[8] A certains égards, cette fausse conscience peut être rapprochée de l’épisode du projet de constitution européenne, rejeté en France par referendum. L’évolution économique du mode de production capitaliste en Europe ne peut qu’engendrer un désengagement croissant de l’état providence, une circulation accrue des travailleurs, des délocalisations de postes de travail, une tension sur les salaires due à la concurrence des travailleurs entre eux, etc. Tout ceci avait lieu, aurait eu lieu en cas d’adoption de la constitution et aura de toutes façons lieu en son absence. Mais le projet de texte a écrit noir sur blanc ce qui se pratique concrètement dans la vie réelle. De ce point de vue, il a rendu visible quelque chose qui permettait alors, par la voie électorale, d’exprimer un refus de la « politique libérale », alors que les aspects qui, du point de vue du prolétariat révolutionnaire pouvaient être positifs, comme le recul des représentations nationales, étaient ignorés. De la même manière la « Loi sur l’égalité des chances », dont l’article 8 présentait le CPE avait à la fois le mérite et le tort d’inscrire noir sur blanc les pratiques d’exploitation de la classe capitaliste.
[9] A pondérer par le fait que la classe ouvrière représente une part moindre de la population.
[10] Selon une enquête de l’Observatoire de la vie étudiante), publiée en 2004, on dénombrait 22 000 étudiants en situation de très grande précarité, c’est-à-dire sans logement et en grande difficulté pour se nourrir. Parmi ces étudiants, un grand nombre d’étrangers, dont une partie utilise le statut étudiant pour justifier d’un départ de leur pays d’origine. Soit au total 1% de la population étudiante.
[11] Le mouvement a aussi montré que dans certains secteurs habitués à la lutte comme la poste, l’emploi grandissant d’une force de travail non titulaire constituait une forte entrave à la mobilisation.
[12] A ce chiffre de 20%, il faut ajouter le fait qu’un grand nombre d’étudiants mettent plus de temps que prévu à obtenir leur diplôme (par exemple de 4 à 5 ans pour décrocher un diplôme de premier cycle en deux ans -avant la réforme LMD-).
[13] Du même coup, s’ils étaient capables de l’admettre, les enseignants du supérieur pourraient comprendre que leur rôle est autant de faire du gardiennage de force de travail que de la dispense de « savoirs ». Mais cette caste, incapable, à l’instar des chercheurs, d’admettre la banalisation de son statut, ne s’est que très faiblement mobilisée dans le mouvement du printemps 2006. La majorité d’entre eux a au contraire pu réaliser pendant quelques semaines son rêve secret d’une université sans étudiants...
[14] Encore ce chiffre n’est-il qu’une moyenne. Il existe une forte disparité en France entre la dotation d’un étudiant à l’Université et la dotation d’un étudiant de grande école.
[15] De ce fait, l’Université n’est plus comme dans les années 1960 le lieu unique de formation des futurs cadres (hors les « grandes » « grandes écoles » comme Polytechnique, Centrale, l’Ena, etc.) ; cette formation se déroule plutôt dans les myriades d’écoles d’ingénieurs et écoles de commerce qui ont fleuri sur tout le territoire et dont les effectifs globaux sont de 200.000. Les autres, la grande masse des étudiants qui arrête après deux ou trois années d’Université (pour 20% sans même avoir obtenu de diplôme) va surtout grossir les rangs des petites classes moyennes, des travailleurs précaires et, pour une partie, du prolétariat. L’analyse qui renvoie aujourd’hui le mouvement étudiant à une base sociologique purement bourgeoise n’est donc pas juste.
[16] Delord, Michel : NTIC à l’école : un pas de plus dans l’enseignement taylorisé d’une pensée taylorisée.
[17] « La part des titulaires de BTS ou de DUT embauchés depuis moins d’un an sur des emplois d’ouvriers et d’employés non qualifiés (hors stages, emplois aidés et apprentis) atteignait 9,9% en 2000, en dépit du contexte économique favorable ; de même, la part des diplômés de grandes écoles et du 3° cycle nouvellement embauchés sur des emplois d’ouvriers et d’employés dépassait 9% en 1999. » (Garrouste, Laurent, Supprimer les licenciements, Syllepse, 2006)
[18] Pour anecdotique qu’il soit l’épisode suivant est révélateur d’un certain état d’esprit du mouvement. A l’université de Lille-3 avait lieu tous les lundis soirs une assemblée générale interprofessionnelle. Dès les premières semaines de grève s’est présenté spontanément un jeune travaillant dans un centre d’appel tout proche de l’université pour décrire les conditions de travail dans ce secteur. Apparemment licencié par la suite, cette personne a créé une section syndicale dans cette entreprise.
[19] Parmi les tendances les plus radicales du mouvement étudiant, certaines ont inscrit très tôt, y compris dans les axes des coordinations nationales, la revendication de l’amnistie pour les condamnés de Novembre.
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