Correspondance

Submitted by Craftwork on May 5, 2017

De J.B. à Théorie Communiste (Avril 93)

Lettre n°1

Bonjour,

Je vous adresse cette lettre en ne sachant pas qui viendra chercher le courrier à la boite postale ; bien évidemment, c’est à vous tous qu’elle est destinée, (suit une liste de nom). J’en oublie surement, excusez moi. En lisant le “Monde Diplomatique” du mois d’Août, j’ai appris que vous aviez pu sortir un numéro sur le Moyen-Orient au mois de Juin. J’en suis bien content, n’ayant rien lu de vous depuis plus de deux ans.

A vrai dire le dernier texte dont je me souviens réellement et dont je me sois approprié le contenu, c’est le n° 9 sur le prolétariat et le communisme. Je dis “dont je me sois approprié le contenu” parce qu’en fait il avait le mérite pour moi de mieux signifier notre différence, mieux encore que ne pouvaient le faire nos analyses de la contre–révolution, du programmatisme, etc... et que j’avais pu, dans les conversations  (trés rares) que j’ai eues, expliquer avec mon langage cette singularité de la théorie communiste que vous produisiez et qui était, peu ou prou, la mienne.

Je pensais donc et je disais que notre conception du prolétariat était une conception de celui ci “en creux”, qu’une approche sociologique de son existence ne pouvait suffire et nous satisfaire, mais qu’en le saisissant en tant que dissolution des conditions existantes comme mouvement des conditions existantes, nous avions une appréhension réelle de ce qui le posait, de ce qui posait le capital et la contradiction de celui-ci avec le prolétariat. Cette saisie “en creux” du prolétariat, ce n’est pas la compréhension d’une classe dans la société-capital qui la détermine, c’est à partir des catégories premières du capital, une analyse de leur mouvement qui pose le prolétariat et lui donne donc une réalité que son existence sociologique ne peut avoir (En effet ainsi la question des “sans travail”, du tiers-monde se pose autrement).

Ce détour méthodologique pour saisir le prolétariat convient à une appréhension non-immédiate de ce dernier et peut-être que l’impossibilité, aujourd’hui, d’une saisie immédiate du prolétariat doit nous poser question sur ce qui a changé. C’est le contenu d’une analyse de la crise à faire.

Peut-être aussi que la question, c’est ce que je veux dire, ne peut se résumer seulement à la nature du lien entre théorie et procès de la révolution, à la saisie de la théorie comme abstraction théorique (évoqué dans T.C.10) mais recouvre une réalité sociale plus profonde, celle de la difficulté du prolétariat à rester qualifié classe du travail productif de valeur,  quand sa reproduction “noie” sa fonction productrice de valeur dans la reproduction des conditions nécessaires à l’extraction de la valeur. J’ai du mal à bien saisir le problème de “l’extension” de la valorisation, le fait “qu’elle parcourt les conditions de sa reproduction”, problème qu’ évoquait Jean dans une lettre de 88 (T.C.10). Mais je dois avouer ne pas être trés à l’aise avec tout ce que vous posez sur la périodisation, les cycles de luttes, parce que le lien organique, nécessaire, de cette conceptualisation avec le fond de notre spécificité, le prolétariat dissolution des conditions existantes comme mouvement des conditions existantes n’est pas évident pour moi. Disons, que j’articule mal ; il faudrait que j’y réflechisse.

Pour moi une analyse de la crise doit bien être fondée dans la saisie du mouvement des conditions existantes qui pose leur négation. Sans doute êtes-vous bien certain de procéder ainsi ; je dois peut-être ne pas bien comprendre. Bon, j’en étais là depuis trois ans déjà ; mais même si la compréhension “en creux” du prolétariat me semble riche, elle avait pour moi au bout de trois ans l’aspect d’une “morale minimale”, d’un nouveau cadre marxiste à partir duquel penser. Je me demandais même s’il n’en était pas un peu de même pour vous, soupçon que semblait coroborer votre silence en publications. Je pensais toutefois qu’on tenait quelque chose de solide et qu’il fallait avancer peut-être en essayant pas de remanier la compréhension du centre de nos préoccupations, la contradiction prolétariat-capital, mais en s’intéressant à des sujets un peu “périphériques” que l’actualité ou l’histoire des idées nous donnaient. Il me semble qu’ainsi nous pourrions enrichir encore et faire avancer ce point de vue où nos réalités analysées (prolétariat, capital) sont mouvement.

Je ne peux qu’accueillir donc avec satisfaction la nouvelle de la parution de ce texte sur le Moyen-Orient. Je vous envoie ce chèque pour que vous me fassiez parvenir ce numéro 11 et tout ce que vous jugerez bon de me communiquer. (...)

Je vous adresse mes amitiés à vous tous et à vos proches. En attendant de vos nouvelles,

 

  1. B.

 

Réponse à J.B. (Septembre 93)

Salut,

Tout d’abord,  bien sur, je te demanderai d’excuser ce long retard mis à te répondre, mais je pense que tu devais t’y attendre.

“Théorie communiste” a subi un grand retrécissement (...), même si nous continuons à nous voir réguliérement de façon trés agréable. Les temps sont durs et ils changent peu.

Tu trouveras ci-joint un texte que j’avais rédigé en Mai dernier afin de faire le point sur toutes ces questions de restructuration et de comment aborder la suite du travail, (texte publié dans ce n° sous le titre “Problématiques de la restructuration”). La formulation de “la valorisation qui parcourt l’ensemble de ses conditions” est dorénavant abandonnée, j’explique pourquoi dans ce texte. Il ne s’agit pas de passer à autre chose : depuis les premiéres tentatives de définition de la restructuration, cela remonte maintenant à plus de 10 ans, la recherche s’est toujours axée sur les rapports entre production de plus-value et reproduction du rapport entre prolétariat et capital, entre la valorisation et l’auto-présupposition du capital. Je suis toujours persuadé que là est “le secret” de la restructuration, et de ce point de vue la formulation, il est vrai trés ambigüe de “la valorisation qui parcourt...”, peut être abandonnée si l’on trouve à dire sensiblement la même chose d’une façon où l’on ne frise pas l’hérésie.

Mise à part la question récurrente de la restructuration, ta lettre soulève le problème central de la définition du prolétariat. Tu parles de définition “en creux” à partir de la dissolution des conditions existantes, que tu opposes à une définition sociologique. Je pense que par définition sociologique tu entends : classe du travail productif de valeur et plus précisément de plus-value. Si c’est cela, je pense qu’on ne peut pas faire d’opposition entre les deux, en tant que dissolution de ces conditions existantes, le prolétariat est défini comme classe dans le capital et dans son rapport avec lui. Il faut faire attention de ne pas autonomiser ces catégories (les conditions existantes : propriété, division du travail etc...), d’en faire des sujets produisant le capital, le prolétariat et leur rapport. Ces catégories “premières” ne produisent pas le capital, elles sont des abstractions, des concepts, à partir du capital (cf. le concept de travail en général). Pour en revenir au prolétariat, ce n’est pas d’être la dissolution de ces catégories qui le pose comme classe, qui le constitue comme classe, mais c’est en tant que classe (la définition “sociologique”) qu’il est cette dissolution, c’est le contenu même de sa définition “sociologique”. C’est dans sa condition de classe du mode de production capitaliste, de la “société-capital” (comme tu dis), que gît sa capacité à abolir le capital, produire le communisme. Et cela se voit sans cesse dans le cours de l’accumulation du capital en tant que contradiction en procès (cf. “Les Fondements”), c’est à dire dans le contenu qualitatif de cette accumulation qui est loin d’être cet amoncellement quantitatif que l’on a trop souvent tendance à croire. La périodisation de l’accumulation capitaliste même prise unilatéralement du point de vue du pôle capital renvoie à ce contenu qualitatif et inclut constament qu’il n’est produit et reproduit que par une classe, qui en tant que productrice de plus-value est la dissolution des conditions existantes.

La dissolution de toutes les conditions existantes c’est une classe, c’est le travail vivant face au capital (cf. TC 9 p. 27). Il faut sortir de l’opposition entre l’existence sociologique et la définition comme dissolution des conditions existantes. Même la question des “sans-travail” etc. trouve sa place dans la définition des trois moments de l’exploitation : achat-vente de la force de travail, subsomption, transformation de la plus-value en capital additionnel.

Ce qui a disparu dans la crise-restructuration actuelle ce n’est pas cette existence positive, c’est la confirmation dans la reproduction du capital d’une identité prolétarienne. Si c’est ce que tu appelles “saisie immédiate”, on ne peut qu’être d’accord, mais il faut faire trés attention à conserver une existence positive au prolétariat. Le prolétariat ce n’est pas tout ce qui ne va pas dans la reproduction du capital, ou plutôt c’est tout ce qui ne va pas, parce que si ça ne va pas, c’est que le rapport de production capitaliste oppose le capital et le  prolétariat qui en tant que classe productrice de valeur et de plus-value est cette dissolution des conditions existantes.

Ce n’est pas le mouvement des conditions existantes qui poseraient leur négation comme prolétariat, c’est parce que le mouvement des conditions existantes est contradiction entre le prolétariat et le capital, et vu le contenu de cette contradiction, que le prolétariat est cette dissolution. L’intérêt de poser le prolétariat comme dissolution des conditions existantes en tant que mouvement de ces conditions réside dans la possibilité que l’on a alors d’aborder en quoi il est à même de produire le communisme, à partir de ce qu’il est dans son rapport au capital et comment la révolution, qui n’est qu’un stade particulier de ce rapport, est simultanément produite par les contradictions de ce rapport et produisant le dépassement communiste de ce rapport.

Pour en revenir à la crise actuelle il faut retrouver, comme tu le dis, ce mouvement des conditions existantes qui posent leur négation, dans le contenu de la restructuration. J’aborde ce point au début de cette lettre, je rajouterai ici que le concept unifiant le contenu de la restructuration et la définition du prolétariat est celui de signification historique du capital (cf. TC 8, II p. 11–12–13).

 

Amitiés

 

Lettre N° 2 (J.B.–Mai 94)

Marseille le 22 Mai 94

Bonjour,

A mon tour de m’excuser pour avoir tant tardé à te répondre. Une chose, une autre, je suis toujours distrait et je remets au lendemain.

Tout d’abord, à propos de ta réponse à la petite lettre que je vous avais envoyée. Rien à dire. Tu as tout a fait raison. Je m’égarais complétement en développant cette conception du prolétariat “en creux”. Cette métaphore me servait à réintroduire dans la compréhension du prolétariat la prise en compte sociologique de la fin de la classe  ouvrière classique (le prolétariat qui dans son opposition au capital se voit confirmé dans son identité). Je voulais critiquer une saisie que je pensais immédiate du prolétariat, et il me semblait la dévoiler en posant le prolétariat comme produit par la dissolution des “catégories premières” (des abstractions, comme tu le dis en remettant les pendules à l’heure...), mais c’était bien plutôt moi qui en avait une (de saisie immédiate) en faisant de ces “catégories premières” et de leur mouvement, la vérité de l’existence du prolétariat. Le prolétariat, c’était l’immédiateté, la propriété et le reste, ce qui la dévoilait. Le monde à l’envers quoi !

Oui, il faut sortir de l’opposition entre l’existence sociologique du prolétariat et sa définition comme dissolution des conditions existantes. Il n’en reste pas moins que cette existence sociologique est devenue trés floue et que, si on devait en parler, on devrait entamer une longue énumération de catégories sociales qui n’ont pas immédiatement grand chose à voir entre elles (les ouvriers, les chômeurs, les exclus, les jeunes en formation, les masses de récents urbanisés auxquels on a retiré leur mode reproduction traditionnel ou familial, etc.). C’est ce que je vois quand je dis que le prolétariat, dans son opposition au capital n’est plus confirmé dans son identité. Le sens de ce “flou sociologique”, c’est le prolétariat qui est la dissolution des classes ; c’est la dissolution des conditions existantes “comme pratique, comme lutte de classe, c’est la dissolution des conditions existantes en ce que comme classe particulière cette dissolution est un sujet, une pratique révolutionnaire.” (TC 9 p. 28.). Là pour moi dans TC 9, ça me gêne et ça va un peu vite.

Sans doute parce que réapparait un prolétariat qui a vécu sa mutation en “sujet révolutionnaire”, quand, comme pôle du rapport social de production capitaliste, il n’a fait qu’aller au bout de son existence comme non-capital. L’existence du prolétariat comme non-capital est donnée d’emblée dans le travail créateur de valeur comme seule valeur d’usage s’opposant au capital, mais elle est vécue jusque dans ses ultimes conséquences lorsque la contradiction entre le prolétariat et le capital a pour contenu son propre renouvellement. Son existence comme non-capital ne lui est plus simplement donnée à travers le lien du travail qui l’unit au capital, mais parce qu’il se trouve engagé contradictoirement à tous les niveaux du cycle de reproduction du capital et plus simplement au niveau du procès de valorisation. C’est un peu délicat ce problème, c’est tout ce dont tu parles dans ton texte du 15 Mai 93, que tu m’as fait parvenir. Parce que l’on ne sait pas trop où on en est. D’un côté, on analyse cette transformation révolutionnaire (!) de la contradiction capitaliste (voir ce que je disais plus haut en te citant sur la dissolution des conditions existantes comme “sujet pratique révolutionnaire”), de l’autre, on dit qu’il ne peut il y avoir transcroissance entre les luttes actuelles et la révolution mais dépassement produit dans un rapport social, la crise. (Au fait, si c’est pas la crise, qu’est ce que c’est ce dont on parle?)

S’il faut ajouter un dépassement à la crise du rapport social, c’est que la crise actuelle n’est pas la bonne ou alors qu’on ne comprend pas comment elle produit ce dépassement, (on peut ne pas tomber dans “la glorification stérile à la mode de certains aspects du nouveau cycle” - luttes des exclus, des pauvres...etc  – et considérer leur sens un peu au delà de ce qu’elles revendiquent ou combattent, mais de ce qu’elles signifient ). Si l’on a du mal à définir de quel type de transformation de l’exploitation un tel cycle de luttes reléve en définitive, c’est qu’on ne peut pas dire si ce cycle définit une restructuration (transformation sociale qui débouche sur une nouvelle période de prospérité) ou s’il définit la crise finale (Tsouin! Tsouin!). Quand on parle de restructuration, on ne sait jamais si on parle de ce qui est en jeu dans toute crise du capital en général, ou si l’on parle de la remise en cause d’un équilibre de la contradiction entre le prolétariat et le capital qui débouche sur un autre équilibre. Ce serait bien d’y voir un peu plus clair là-dessus. Peut-être, je tape complétement à côté , dis le moi.

Tout à fait juste la critique que tu fais de l’identification entre domination réelle et plus-value relative. Parce que la restructuration qui débouche sur “la coalescence” entre l’existence comme classe du prolétariat et sa contradiction avec le capital, y est inenvisageable dans la mesure où tout est donné d’emblée lors du passage à la domination réelle.

L’auto-négation, si elle résolvait les impasses de l’affirmation de l’identité prolétarienne et de l’auto-organisation était elle même une impasse dans la mesure où elle fondait dans la prédominance de la plus-value relative la possibilité de voir dans le prolétariat ce qui définit tout le rapport ; avec elle en germe on a la disparition d’un point de vue de classe.

Ce qui échappe donc avec cette identification entre domination réelle et plus-value relative, c’est que le contenu de la contradiction - la production de plus-value dans la première phase de la domination réelle - devient dans la deuxième phase la reproduction du rapport social. (La deuxième phase, c’est la crise ?). C’est cette fameuse “coalescence” entre l’existence comme classe du prolétariat et sa contradiction avec le capital qui pose tant de problèmes (peut-être à moi seul...).

Je ne sais pas si c’est trés clair ce que je te dis, c’est un peu en vrac tout ce qui me pose problème. A doit passer bientôt à la maison avec la photocopie du texte de N que j’ai entrevue chez lui. Je l’ai juste feuilletée, je crois voir à peu prés ce qu’elle veut dire. Qu’est ce qui peut amener le sujet qui s’est produit dans l’aliénation jusqu’à maintenant à se produire  comme immédiatement social ? C’est sûr on ne peut pas tomber d’accord. Si ça m’inspire, je t’enverrai ce que j’en pense. J’essaierai un courrier plus soutenu, et ne t’enverrai plus des réflexions sur un texte que tu as écrit un an avant.

A bientôt peut-être,

  1. B.

P.S : Je relis ce que je t’ai écrit ; le ton me gêne un peu ; ce qui me gêne, ce n’est pas , bien sur, d’envisager la situation révolutionnaire de la lutte de classe entre le prolétariat et le capital, mais la problématique qui tend à comprendre comment le prolétariat peut devenir sujet de la révolution quand il n’a été jusqu’à maintenant que sujet du capital. Les récentes conversations que j’ai eues avec Y et G, que j’ai revus, m’ont rebâti ma critique de cette abstraction du sujet, critique qui n’était plus dans mes préoccupations immédiates. Quand A passera, je lui raconterai un peu autour de quoi ont tourné ces conversations, et il te racontera.

 

Réponse à J.B. (Novembre 1994)

Salut,

Je n’ose plus rien dire sur le retard. Ta lettre soulève deux séries de questions :

1 - Ce qui tourne autour du “flou sociologique” du prolétariat, de l’identité prolétarienne, du prolétariat comme dissolution des classes.

2 - Ce qui se rapporte à ce que j’appelerai une chronologie de la crise et de la restructuration.

Sur le premier théme, je pense que tu télescopes ce que nous développons dans T.C.9. comme prolétariat “dissolution des classes” et ce que Marx entend dans la “Critique de la philosophie du droit” en 1843, lorsqu’il emploie cette expression. Souvent de ce texte, on ne retient que la formule sans se soucier de ce qu’il y a autour. Marx, dans ce passage, décrit le procès de formation du prolétariat sur la base du déclassement de diverses couches sociales provoqué par “le mouvement industriel qui s’annonce partout”. Dans sa formation, le prolétariat est la dissolution de la société allemande de l’époque. “Lorsque le prolétariat annonce la dissolution de l’ordre social actuel, il ne fait qu’énoncer le secret de sa propre existence, car il constitue lui-même la dissolution effective de cet ordre social”. L’ordre social actuel dont parle Marx est celui de la mise en place des rapports sociaux capitalistes, “grace au mouvement industriel qui s’annonce partout”. L’ordre social dont il parle c’est la vieille société allemande, et si le prolétariat est alors investi de la capacité d’émanciper l’ensemble de la société ce n’est pas à partir de sa situation contradictoire au capital, mais parce que produit de la dissolution de toutes les couches de la société ancienne (Marx parle d’émancipation du Moyen-âge), il est déjà le “résultat négatif du nouveau monde naissant”. C’est la conception “humaniste” sur laquelle fonctionne encore Marx à cette époque, qui lui permet de faire l’économie révolutionnaire d’une contradiction proprement capitaliste entre le prolétariat et le capital : dissolution de toutes les classes / universalité / perte compléte de l’homme / regain complet de l’homme. (Pour le texte j’utilise l’édition Costes).

Si je me suis autorisé ce bref commentaire de texte, c’est parce que je crois que c’est à cette formulation de Marx dans cette “Critique de la philosophie du droit”, que tu fais allusion lorsque tu rapproches “le flou sociologique”, du prolétariat comme dissolution des classes. Or dans TC 9., ce n’est pas du tout de cela dont il est question. Le prolétariat comme dissolution des classes est produit sur la base de rapports de classes spécifiquement capitalistes. Le “flou sociologique” quant à lui n’est vraiment qu’un “flou sociologique” ( ce qui ne l’empêche de décrire des choses extrémement importante en ce qui concerne le prolétariat actuellement et les transformations en cours). L’exploitation se décompose en trois moments : l’achat-vente de la force de travail, la subsomption, la transformation du surproduit en plus-value puis en capital additionnel, stade atteint lorsqu’il se trouve à nouveau face à la force de travail.

C’est ce troisième moment qui est celui du “flou sociologique”, celui où le renouvellement de l’exploitation est séparation des producteurs d’avec leurs anciennes conditions de travail, où une fraction de l’ancienne force de travail peut être mise en chômage, ou de nouveaux espaces sont investis et d’anciens laissés en friche. La transformation de la plus-value en capital additionnel non seulement est une perpétuelle transformation de l’état précédent mais de plus n’est jamais acquise (baisse du taux de profit oblige)

Quand tu passes presque immédiatement des chômeurs, “exclus”, jeunes en formation etc. que tu désignes comme “dissolution des classes", au fait que cette dissolution est un “sujet”, une “pratique révolutionnaire” (formulation de TC 9.), tu désignes, à mon avis, une situation particuliére à l’intérieur de ce qu’est le prolétariat, comme étant la situation générale qui le fait être révolutionnaire. Ce n’est pas que ces luttes soient sans importance ou sans intérêt (cf TC 7, l’analyse des émeutes anglaises), mais elles ne sont dans leur particularité ni ce qui fait du prolétariat “la dissolution des classes”, ni ce qui en fait un “sujet révolutionnaire”. On ne les comprend dans leur particularité que lorsqu’on les situe dans le rapport général du moment entre prolétariat et capital. Cela soulève cependant un problème intéressant qu’avait avancé l’opéraïsme italien : il y a t-il une fraction du prolétariat qui à chaque époque est la figure ouvrière structurante de l’ensemble? Il est dommage qu’aprés avoir bien cernées les figures historiques de l’ouvrier professionnel puis de l’ouvrier-masse, la figure à l’oeuvre dans la restructuration de l’ouvrier social soit demeurée dans leur texte à l’état d’ébauche.

La confirmation ou la non-confirmation de l’identité prolétarienne c’est autre chose. “Le flou sociologique”, comme je l’ai dit à propos du caractère jamais acquis de la transformation de la plus-value en capital additionnel, a toujours existé, il est une constante de la reproduction, cycle sur cycle, comme en témoigne ce film remarquable des années 60, sur une France en train de basculer dans la “société salariale” : “Le Triporteur”. La confirmation d’une identité prolétarienne, c’est une situation historique particuliére du rapport entre le prolétariat et le capital, en gros de 1920 à 1970. Il s’agit d’une situation dans laquelle, dans son autoprésupposition, c’est à dire dans le mouvement qui fait que constament les conditions de la reproduction de l’ensemble du rapport se retrouvent dans un des pôles du rapport (ce qui fonde l’économie), le capital confirme dans ses propres termes et ses propres modalités productrices et sociales le rôle productif du travail et la particularité sociale du prolétariat : aussi bien dans les modalités du procès de travail, que dans celles de l’entretien de la force de travail, ou dans celles de la conflictualité sociale... C’est cela “la confirmation d’une identité prolétarienne à l’intérieur de la reproduction propre du capital”. C’est une époque particulière qui n’a rien à voir avec l’incapacité à décrire les catégories sociologiques pouvant appartenir à la classe ou susceptible d’y tomber.

Pour terminer sur ce premier thème, quelques mots sur ce terme de “sujet”. J’emploie ici ce terme malgré son lourd passé méphitique, parce que je voulais insister sur le fait que la dissolution des conditions existantes sur la base des conditions existantes, ce n’est pas un mouvement de structures (qui comme chacun sait ne descendent pas dans la rue), un flux général de la société. Cette dissolution est une classe et une classe qui lutte quotidiennement. Je voulais également critiquer comme dans T.C.8, cette vision trop globalisante que nous avons eu à un moment de la contradiction comme “force qui va”. Ce que vient dire ce terme de “sujet”, c’est que dans cette contradiction chacun agit sur sa propre base à l’intérieur du rapport contradictoire d’implication réciproque qu’est l’exploitation. Il ne s’agissait surtout pas de reprendre le débat sur la transformation du prolétariat, sujet du capital, en sujet de la révolution. Il n’est pas plus le sujet du capital que le capital lui–même, et si l’on peut dire qu’il est le sujet de la révolution, ce n’est pas à l’issue d’une opération de transfiguration opérée sur lui–même, mais dans l’évolution et la crise de sa contradiction avec le capital, vu sa place spécifique dans cette contradiction (TC 8).

Je serai beaucoup plus bref sur le deuxième thème, même s’il est tout aussi important. Je pense qu’il y a entre nous un malentendu, qu’une rapide approche chronologique de la question peut dissiper (nous verrons alors si nous sommes d’accord ou pas).

  1. a) Phase 1 de la domination réelle qui s’achève autour de 1970.
  2. b) Longue période de crise-restructuration qui s’achève ?. C’est la crise de la phase 1 et la restructuration dont je parle depuis1980, et entre autre dans le texte de Mai 93. Un nouveau rapport entre prolétariat et capital s’amorce dans cette période, ainsi qu’un nouveau cycle de luttes (celui abordé dans T.C.7.)
  3. c) Phase 2 de la domination réelle, sur la base de la restructuration, c’est la stabilisation de celle-ci et le cours du nouveau cycle de luttes
  4. d) Crise de la phase 2 de la domination réelle (quand ?). Il est encore bien difficile de discerner les axes de la baisse du taux de profit dans cette phase, mais on peut parier que celle-ci se poursuivra. Le contenu de cette crise,  vu le cycle de luttes antérieur et le rapport entre les classes de la phase 2  (celui mis en place dans la restructuration actuelle), c’est le rapport de prémisse : révolution (Tsouin ! Tsouin!). Même si comme tu le fais justement remarquer la coalescence pose encore des problèmes théoriques ; au travail !

 

  • Quelques remarques sur cette chronologie :

Est ce que la phase 2 de la domination réelle peut être qualifiée de phase de prospérité ? Je pense que le mot est trompeur, car il fait trop référence à ce que nous avons connu durant la phase 1, dans l’aire occidentale. Il faut se rendre compte que par rapport à l’histoire du capitalisme, ce que nous avons connu dans cette phase 1, quand on était petit, fut tout à fait exceptionnel et ce n’est pas du tout le sort que nous réserve la restructuration (segmentation, dualisation, plus d’aire nationale d’accumulation, couverture sociale ...) ; ni même le sort qu’elle réserve au capital, les taux d’expansion de 5 ou 6% sont eux aussi des taux tout à fait exceptionnels, dans la déjà longue histoire du capitalisme. Quand nous envisageons les uns ou les autre une fin de la crise, une restructuration stabilisée, nous avons trop souvent tendance à ne pouvoir imaginer qu’un retour de ce que nous connûmes dans les années 50 ou 60, mais ce sont ces années là qui furent une configuration exceptionnelle dans l’histoire du capital.

Depuis quelques temps, j’en viens même à me demander si nous ne sommes pas déjà dans cette phase 2, avec un déroulement beaucoup plus cyclique de l’accumulation : cycles courts qui avaient eu tendance à s’estomper énormément dans la phase 1 de la domination réelle. Un bref retour en arriére nous montre depuis 89 l’existence d’un cycle court d’expansion, fondé en grande partie sur la reprise des investissements, suivi d’une récession, elle même suivie du démarrage d’un deuxième cycle court d’expansion.

Il faut parvenir à se dégager de deux choses, d’une part de la vision années 60 dont je parlais à l’instant, d’autre part d'une vision coincée sur cette petite presqu’île qu’est l’Europe occidentale. D’énormes changements ont eu lieu.

En Amérique du sud des formes d’accumulations et d’articulations nouvelles ont été mises en place et fonctionne, un Lula peut même friser la présidence de la république au Brésil. En Afrique, la catastrophe n’est pas contradictoire à la valorisation du capital, qui n’a jamais eu pour but de sauver le genre humain. Du capital se valorise et certainement beaucoup plus qu’il y a 25 ans. La valorisation du capital n’a que faire de transformer le Niger en Suisse du Sahel. Exemple extrême : au Libéria, pendant les massacres, le B.R.G.M. français continue ses exploitations minières et paye Charles Taylor via la Belgique. Inutile d’insister sur la transformation du Japon et de la Corée, et de l’Asie du sud en 25 ans. Toutes les anciennes configurations de l’internationalisation du capital ont explosé, ce ne sont pas d’elles dont il faut attendre le retour, de nouvelles se sont mises en place, beaucoup plus laches, beaucoup plus efficaces, généralisant l’enclave et l’économie sous-terraine à un point tel que même le chaos a des lois.

L'Europe du sud, l'Espagne, le Portugal, la Gréce, ne sont plus ces petits espaces économiques attardés, plus ou moins repliés sur eux-mêmes ; que les prolétaires n’y aient pas gagné au change est une autre histoire. Les Etats-Unis ne sont plus cette économie structurellement en crise du début des années 70. Partout les modalités de gestion et de reproduction de la force de travail fonctionnent sur des bases nouvelles. Inutile également d’insister sur l’énormité que constitue l’effondrement du “bloc de l’Est”, et sur l’intégration des pays de l’Est (en ce qui concerne l’U.R.S.S.elle même, les choses demeurent encore bien problématiques). Il y a également le Moyen-Orient et l’intégration de la rente pétrolière dans la péréquation générale du taux de profit.

Exclusion, segmentation, chômage sont devenus des constantes acceptés de la gestion de la force de travail, tout comme la disparition des formes organisationnelles de l’identité ouvriére. Est-ce que, ce que nous analysions comme devant être la restructuration n’est pas réalisé? Il est vrai qu’une dernière mise en ordre reste à effectuer au niveau du crédit (un petit peu d’inflation, ou un petit krack seraient les bien venus).

J’espére que tu vas bien, amitiés

Roland

P.S. Je te fais parvenir par le même courrier une réponse à N à propos de son texte et de discussions que nous avons eues cet été. J’ai écrit beaucoup de notes de lecture sur ce texte, mais je ne sais pas si je les mettrai en ordre.

 

De L à Théorie Communiste (Juin 1991)

Lettre n°1

"Toutes les choses sont contradictoires en soi ..." Hegel

Suite au bref entretien que j'ai pu avoir avec votre contact parisien, P.-J., et ne recevant toujours pas les trois premiers numéros de T.C. que je vous ai demandés, je vous envoie ce nouveau courrier.

En effet, très surprise de me trouver confrontée à une personne non membre de T.C. qui n'a pu répondre ( ou n'a pas voulu ? ) à mes questions et qui ne m'en a  posée aucune ! Je préfère m'adresser directement à TC....

Mais je voudrais d'abord m'expliquer quant à ma demande d'adhésion : je me suis un peu précipitée car n'ayant pas lu toutes vos revues il me manque un regard d'ensemble. De plus, après la lecture du numéro 9 quelques divergences avec vous ont surgi, remettant évidemment en cause ma demande initiale...

Je m'en excuse donc... En fait, pourriez-vous me préciser pour quelle raison vous avez choisi la théorie seule ? En quoi consiste votre action contre le système ?

Dans la revue n° 9 vous citez énormément les Manuscrits de 44 sans que cela ne soit réellement nécessaire puisque tout lecteur susceptible d'approfondir peut les lire à tout moment ! Quant au texte lui–même, hormis la paraphrase de ces manuscrits il n'apporte rien d'autre que ce qui a déjà été dit...

Par ailleurs, à propos du "prolétariat non échangiste "il manque un élément à votre explication : si le prolétariat contient en lui , en tant que classe exploitée, sa propre négation et donc la négation de l'échange, il est évident qu'il pratique en même temps l'échange, puisqu'il vend sa force de travail. En réalité le terme d' "échangiste"est impropre car c'est plus un terme de technique financière qu'un mot évoquant la relation précise entre deux entités. Une chose n'a d'existence que parce qu'elle est à la foi négation et affirmation puisque ce qui l'a produite n'existe que dans un mouvement permanent...

Concevoir la classe prolétarienne comme en dehors du système de l'échange, c'est s'imaginer pouvoir s'extraire de l'aliènation... Hors celle-ci nous ayant fait, la seule action concréte et utile est de la briser  pour être réellement. Et c'est justement en passant par la situation d' "échangiste" que le prolétariat s'auto-émancipera...

En l'attente de ma commande confirmée...

Salutations subversives

 

Réponse à L.(Septembre 91 ?)

J'espère que tu excuseras le retard mis à répondre à ta lettre du 7 Juin 91, mais comme j'ai déjà pu te le dire au téléphone, la correspondance et la diffusion n'ont jamais été notre point fort.

Je suivrai l'ordre de ta lettre pour répondre aux trois points que tu abordes :

1) l'activité théorique.

2) la critique de TC

3) le prolétariat échangiste.

 

1) Le premier point tourne autour de ce que signifie être d'accord avec T.C. et sur notre activité, comme activité théorique.

En ce qui concerne le premier aspect, je dois dire que nous ne nous sommes jamais posé la question. Il n'a jamais été question d'adhésion, quant à être d'accord cela s'effectue au travers de la capacité, même avec des divergences, à pouvoir discuter ensemble. Cela signifie bien sûr des bases communes : la compréhension de la contradiction entre prolétariat et capital développée dans TC 2 et reprise sans cesse au long de tous les numéros et principalement dans TC 8, la notion de "cycle de luttes". Il ne s'agit pas d'une plate-forme minimale. Il est arrivé d'avoir entre nous d'importantes divergences, par exemple au moment de la rédaction de TC 8. Dans ce cas, soit à force de discussions on parvient à un accord, soit on admet que la divergence ne remet pas en cause pour le moment la possibilité d'un travail commun, soit il y a séparation théorique momentanée ou définitive ( sans que cela remette en cause en général, le fait de continuer à se voir de façon bien agréable ) . En lisant le collection de TC, tu pourra voir qu'il y a parfois des revirements importants : sur la possibilité d'une restructuration du capital sur la notion d'auto-négation du prolétariat, par exemple. En fait le seul fil consiste à définir la contradiction entre le capital et le prolétariat et en quoi celle ci porte historiquement (la contradiction est une histoire) le communisme comme son dépassement, au travers de ce qu'est dans cette contradiction le prolétariat en tant que classe.

Cela peut paraître bien général, tout comme une notion de base de TC : l'implication réciproque entre prolétariat et capital. Mais lorsque l'on essaye de façon assez rigoureuse de développer cette problématique on s'aperçoit qu'elle délimite un corps théorique excluant toute la perspective et les notions que nous avons qualifiées de programmatisme (affirmation de la classe), mais aussi inversement la notion d'auto-négation du prolétariat ; excluant également toute revendication d'une humanité, au nom de laquelle le prolétariat ferait la révolution, excluant également tout problématique de l'autonomie ou de l'auto-organisation. Cette base théorique générale comporte également la critique d'une essence révolutionnaire du prolétariat en rapport avec des conditions historiques mures ou immatures, elle repose sur l'affirmation de l'identité entre ce qui fait du prolétariat une classe révolutionnaire et une classe du mode de production capitaliste.

L'accord ou l'adhésion (si on veut l'appeler ainsi), c'est une intégration dans ce travail, cette intégration elle-même peut être plus ou moins forte, il n'y a rien de formel là dedans, c'est la poursuite de cette correspondance, c'est la possibilité de se rencontrer (tout bêtement tu habiterais dans le coin la question ne se poserait pas).

En ce qui concerne  le second aspect de ce premier point ("en quoi consiste votre action contre le système ?") le problème est abordé dans la série de textes relatifs à la rencontre avec le groupe italien "Maelstrom"(TC 10). De toute façon nous ne posons pas la question comme tu le fais ; nous ne cherchons pas ce que nous pouvons faire contre le système, celui ci est contradictoire et nous y sommes dedans. Ce qui élimine les questions du genre "à quoi ça sert ? ".

Pour nous un des grands acquis du cycle de luttes, qui s'achève dans les années 70, et de la critique pratique et théorique qu'il contenait, fut la possibilité de théoriser et de critiquer le notion de "programmatisme", c'est–à–dire de la révolution vue comme une montée en puissance de la classe et une affirmation du travail, de la classe ouvrière, ou du prolétariat (critique en germe dans la problématique des gauches).La révolution ne pouvait être qu'auto-négation du prolétariat; si nous avons par la suite critiqué et abandonné cette notion, il n'en est pas moins resté l'idée fondamentale selon laquelle, si la révolution et le communisme sont bien l'oeuvre d'une classe du mode production capitaliste, ils ne sont pas en droite ligne la victoire d'un des termes de la contradiction en jeu dans l'exploitation. Il ne pouvait donc y avoir transcroisssance entre les aspects des luttes du cours quotidien de la lutte de classe et la révolution. Celle ci est un dépassement produit par cette contradiction.

Pour qu'il y ait révolution, il faut qu'il y ait crise impliquant une non reproductibilité, (le rapport de prémisses), de l'implication réciproque. Sans cela l'implication réciproque est contradiction et reproduction des termes de la contradiction dans le mouvement de l'exploitation.

Dans tous les cycles de luttes (le cycle actuel et les cycles antérieurs) les limites de ces luttes étaient toujours intrinsèques, non pas posées à partir d'une vision normative de la révolution, mais s'exprimant dans les termes historiques du cycle de luttes : au travers, par exemple du rapport entre marxisme et anarchisme jusqu'en 1918/1921, ou de l'implication entre autonomie et auto-négation jusque dans les années 70 (cf. TC 7 p. 6–7–8). La spécificité du cycle de luttes actuel réside dans le fait que ses limites ne relèvent pas de l'affirmation de la classe ou de la constitution d'une identité prolétarienne, mais de la reproduction du rapport, de la reproduction du capital. C'est là un point extrêmement positif du nouveau cycle de luttes.

Le mouvement qui fait passer la liaison entre le cours quotidien de la lutte de classe et la révolution d'une abstraction théorique à une relation immédiate, dans laquelle la classe, conformément à la situation mise en place tout le long du cycle et au développement historique du rapport capitaliste, trouve dans sa situation immédiate la capacité à communiser la société, à abolir le capital, ce mouvement est la crise économique générale du rapport de production capitaliste. La notion de crise économique générale appartient à un schéma théorique de définition de la situation révolutionnaire et non à l'étude d'indicateurs quantitatifs qui ne peuvent jamais la définir. Si nous devons percevoir cette situation comme crise économique c'est que c'est ainsi qu'elle existe. Bien sûr le capital est un rapport social, mais cela une fois posé , il faut considérer que le capital est un rapport qui se présuppose et  que son auto-présupposition est un procès dans lequel les conditions de la reproduction d'ensemble du rapport se retrouvent sans cesse dans un de ses deux pôles, le capital : c'est cela l'économie.

Tant que l'implication réciproque entre prolétariat et capital se résout dans la reproduction du capital et son auto-présupposition, l'activité du prolétariat dans la contradiction (qui est la substance de cette implication) trouve dans cette implication, et donc dans ce qui définit son propre contenu et son propre déroulement, une limite infranchissable. Cette structure définit la notion de "luttes immédiate" et de "cours quotidien de la lutte de classes". A partir de chaque lutte telle qu'elle est c'est dans ce cadre que se situe la question de l'intervention, aucune dynamique ne lui permet de dépasser cette situation, car cela serait lui demander d'être autre chose que ce qu'elle est : un moment d'une contradiction qui est implication réciproque entre ses termes.

Il ne s'agit absolument pas, avec la bonne conscience que donne la vision des "buts finaux", de considérer ces mouvements d'un oeil condescendant et de les laisser au vulgaire embourbé dans l'immédiateté. La critique ne porte pas sur le fait d'y être ou non, d'y participer ou non, il n'y a pas en réalité de problème de choix là dedans, la contradiction entre prolétariat et capital définit et désigne ses acteurs de façon totalitaire. Ce que je critique ( du "neutralisme" d' "Echange et mouvement" à l'interventionnisme de "Mordicus") ce sont les conceptions et pratiques qui de la situation constamment contradictoire entre le prolétariat et le capital passent plus ou moins directement à la révolution, sans considérer que pour le capital cette contradiction est sa propre dynamique dans laquelle les deux termes de la contradiction sont reproduits, et donc l'activité du prolétariat intrinsèquement limitée par cela même par quoi elle est.

Or ne pas considérer ce processus ne l'empêche pas d'être bien réel. Il en résulte que la simple présence dans un mouvement au nom de la contradiction entre prolétariat et capital directement ou potentiellement identifié au procès révolutionnaire, entraîne que soit l'on se retrouve dans une situation d'intervenant ou de militant (plus ou moins embarrassé dans ce nouveau rôle qu'une ruse de l'histoire vous impose), soit dans une situation de décalage grandissant avec un mouvement dans lequel au départ on envisageait sa présence dans un rapport de complète adéquation avec lui, même en considérant les oppositions et contradictions internes qu'il pouvait comporter. On se cherche alors des adversaires, ou on se fixe des buts intermédiaires, quant ce ne sont pas des objectifs organisationnels (cf. Mordicus, les mordicants, les banlieues et les islamistes). Ou bien l'identification entre cours quotidien de la lutte de classes et potentialité révolutionnaire est poussée si loin (cf."Echanges" le texte de H.S. dans le n°4-5 de "Liaisons ") qu'il n'y a aucun interstice. La problématique est la même que celle de n'importe quel activisme ou immédiatisme, la question de l'intervention n'est pas réellement dépassée, c'est un  militantisme en négatif. Dans cette galerie de portraits, on pourrait inclure les pratiques et les analyses souvent sympathiques d' "Os Cangacieros" ou à l'inverse du réformisme quotidienniste de "l'Encyclopédie des nuisances" (cf. la brochure sur le T.G.V dans laquelle on passe sans honte de piteuses manifestations style middle class à la révolution en marche).

Toute cette démarche repose en fait toujours sur un non-dit : "C'est pas la révolution mais ça pourrait l'être, ça a tout pour l'être", mais alors il faudrait expliquer pourquoi  ça ne l'est pas vraiment : conditions sociales, forces adverses, mystifications ; mais alors il faudrait expliquer le pourquoi de la force de ces conditions, de ces adversaires, de ces mystifications. Mais pour cela il faudrait retomber sur l'implication réciproque et on se retrouverait avec l'impossibilité de la problématique de l'intervention. Le dépassement de cette structuration de la contradiction ne dépend pas d'une dynamique interne des luttes, car celles ci sont définies par cette structuration, mais du changement de la forme générale de la contradiction : la crise de la reproduction du capital. A ce moment là c'est la problématique et la situation historique même dans laquelle le problème se situe qui disparaissent.

Nous n'avons pas choisi "la théorie seule", comme d'autres pourraient choisir la participation aux luttes revendicatives, le terrorisme, la dénonciation et la démystification, les tracts et les affiches. Le problème dans lequel nous sommes embarqués est celui de la liaison entre les luttes immédiates, contradiction prolétariat - capital, révolution, communisme. Actuellement cette liaison n'est pas immédiate, c'est une relation produite théoriquement, voilà pourquoi nous sommes "théoriciens". Mais être "théoriciens" c'est aussi être embarqués dans cette immédiateté, c'est être face aux limites des luttes immédiates, face à toutes les "nuisances" de ce système, face aux formes particulières de la restructuration, et c'est désigner ces limites en tant que telles, reconnaître ces formes, caractériser  la période. Nous ne nous contentons pas de faire de la "grande théorie", sur la contradiction, le prolétariat, le communisme, le fétichisme, etc...ou plutôt cette théorie là se fait parfois en l'oubliant. Dans TC, les textes sur le cycle de lutte, l'évolution de la crise, la grève des cheminots, les coordinations étudiantes, sont nombreux et cela dès le numéro 3.

Bien sur nous n'avons pas distribué de tracts sur les coordinations dans les dépôts de la S.NC.F ou auprès des voyageurs, au cours de la grève. C'est qu'un tract ou une affiche impliquent une appropriation ou une application immédiate ce de qui est énoncé, or tout ce que nous pourrions énoncer ne peut que porter sur la liaison luttes immédiates, révolution, communisme (sinon c'est de la tactique organisationnelle, du racket ou de l'incantation) et cette liaison justement n'est pas immédiate et ne l'a jamais été. En effet même lorsque la révolution se présentait comme montée et affirmation du prolétariat, c'était cette dernière qui comme phase de transition se dressait comme une limite intrinsèque des luttes dans leur relation au communisme et en elle même était la nécessité de la restructuration du capital.

Nous pouvons aussi être personnellement impliqués dans ces luttes ; à ce moment là nous ne sommes pas dans une situation bien différente de celle de nos voisins : on se retrouvera certainement parmi les premiers à désigner et à se heurter aux limites intrinsèques des luttes (le corporatisme dans les coordinations par exemple, corporatisme sans lequel elles n'auraient jamais existées cf. TC 10), parmi les premiers à s'engueuler avec le syndicaliste local ou le bureaucrate auto - organisé. Est–ce que l'on dira alors des choses bien différentes de ce que disent bien d'autres, est–ce que l'on ne fera pas comme bien d'autres qui se retrouvent d'eux mêmes, ou contraints, sur la touche quand le mouvement entre dans sa phase finale de négociations et de retour à l'ordre ?

A aucun moment nous n'aurions été schizophrènes, à aucun moment nous aurions oubliés ce que nous faisons et pensons par ailleurs. C'est justement pour cela que nous aurions été dans ce mouvement. Nous aurions été dans un rapport positif à ce mouvement en sachant qu'actuellement ce rapport positif est une abstraction théorique que nous produisons comme telle et non comme incantations déclamatoires.

Nous pourrions également écrire un texte sur la "révolte dans les banlieues" (pour reprendre l'appellation médiatique), nous l'avons fait, en ce qui concerne les émeutes anglaises, dans le numéro sur le nouveau cycle de luttes. Irons–nous pour autant le distribuer à Vaux–en–Velin ? La question n'est pas bien sûr de savoir  si cela serait utile ou non , mais que dirions–nous ? Soit à la façon, par exemple, de Mordicus on y voit la révolution en marche, alors là pas de problème (le seul problème c'est qu'elle n'y est pas), soit on considère que c'est un mouvement qui par rapport à ce qu'il est se situe d'emblée dans sa pratique au plus haut niveau qu'il peut atteindre en tant que "mouvement des banlieues", mais alors notre apport à lui passe du niveau de l'intervention à celui de la théorie : qu'est ce qu' "un mouvement des banlieues" ? Ce n'est pas que je ferais de l'intervention et de la théorie deux mondes irréductibles l'un à l'autre, le problème est celui de la liaison luttes–révolution–communisme, ou plutôt situation de la contradiction–révolution–communisme. Actuellement cette liaison est loin d'être immédiate ou pouvant résulter de la transcroissance d'éléments positifs inclus dans ces luttes et démarquables d'elles.

Quand régulièrement, dans "Echanges et Mouvements" ou dans le texte publié dans le N°4-5 de "Liaisons" une lutte est analysée, la compréhension qui est avancée de l'exploitation comporte constamment dans l'action du prolétariat dans cette contradiction, la possibilité de la révolution, possibilité qui pour des raisons chaque fois différentes ne peut être menée à bout. Raisons qui se ramènent à l'aspect "participation" que comporte le rapport entre le prolétariat et capital . Ainsi ce rapport est dédoublé : négation/participation. En cela s'il semble considérer l'exploitation comme la contradiction reproductrice du capital, ce n'est en réalité qu'une apparence, car comme participation elle cesse d'être contradiction, et comme contradiction elle n'est que négation inintégrable. En fin de compte l'exploitation n'est pas considérée simultanément (elle est simplement dédoublée) comme contradiction et reproduction du rapport social, mais comme cette simultanéité s'impose nécessairement, l'aspect négation ne peut-être saisi comme mouvement du rapport mais comme ce qui est inintégrable dans le rapport. La contradiction sort d'elle même pour devenir résistance : la possibilité révolutionnaire renvoie à la vie humaine brimée dans le prolétaire. On sort alors d'une analyse de la contradiction en termes strictement de contradiction capitaliste, ce que le groupe "Echanges et mouvement" avait tenté de formaliser de façon globale à la fin des années 70 dans la brochure "Le nouveau mouvement". Chaque fois que l'on veut produire une liaison directe on est amené à sauter par dessus le fait que la contradiction entre prolétariat et capital est de façon absolument identique contradiction et reproduction.

J'ai fait précédemment une différence, que l'on pourrait critiquer entre : "Je suis embarqué personnellement " et "Je ne suis pas embarqué personnellement ". Je pense que c'est de la bouffonnerie de dire que je suis cheminot, infirmière, voyou de banlieue, licencié de St Nazaire. Théoriquement c'est exact, mais c'est bien théoriquement que c'est exact et il ne faut pas l'oublier, c'est déjà énorme. Cela ne pourrait être exact que dans la mesure où l'infirmière n'est plus infirmière, etc. Mais alors c'est au mouvement de dépassement des limites intrinsèques des luttes que l'on assisterait, les limites essentiellement constituées par la reproduction du capital et le problème de la liaison comme abstraction théorique par la même occasion seraient caduc.

En ce qui concerne plus spécifiquement le nouveau cycle de luttes, de quelque façon que l'on aborde la définition (cf. les derniers numéros de TC), pour ce qui nous intéresse ici on en revient toujours à considérer que la contradiction se situe au niveau de la constitution et de la reproduction des classes dans leurs rapports. Il y a alors trois conséquences :

  • D'une part, coalescence entre la constitution en classe du prolétariat et sa contradiction avec le capital, d'où disparition de toute confirmation d'une identité prolétarienne ou autonomie, organisation, partis ouvriers, politique alternative du travail...
  • D'autre part, cela signifie qu'en l'absence d'un crise générale de la reproduction du rapport, toute lutte trouve dans ce qui la définit, son rapport au capital, ipso facto ses propres limites comme étant la reproduction du rapport (même modifié). Limites que cette reproduction lui signifie comme isolement, fixation, consomption, marginalisation... jusque là l'affirmation de la classe, l'autonomie, l'identité ouvrière, etc. étaient dans chaque lutte une limite interne qui semblait ne l'être que parce que l'autre terme de la contradiction subsistait (le capital). On pouvait voir alors dans ces éléments non pas en eux mêmes des limites, mais des éléments dynamiques à extraire, à renforcer, sur lesquels se fondait le procès de la révolution. En fait cela déterminait qu'en réalité aucun dépassement révolutionnaire n'était possible.
  • Enfin : la contradiction se situant au niveau de l'auto présupposition c'est–à–dire de la reproduction des classes et de leur rapport, elle remet nécessairement en cause l'intégrité de ses termes, la lutte du prolétariat ne peut être élimination préalable de l'adversaire. Affrontant le capital, c'est sa propre constitution en classe que le prolétariat affronte, il n'y a aucune contradiction interne ou différenciation de modes d'être de la classe, mais affrontement avec l'autre terme bien réel et autonome du rapport : le capital. C'est par là que la révolution et le communisme sont le dépassement qu'appelle et que produit ce cycle de luttes.

Ces considérations n'empêchent pas en ce qui concerne le nouveau cycle de luttes d'en dégager  des aspects dynamiques, ce qui est logique à partir du moment où nous parlons de limites. Cependant ces aspects dynamiques résultants du niveau de la contradiction sont abstraits de ces luttes  (cf. une liste non exhaustive dans TC 7, p. 38). Ces  aspects n'existent que par l'existence de ces luttes avec leurs limites, c'est–à–dire que dans la reproduction et l'existence de la classe dans l'auto - présupposition du capital, ils sont absolument inséparables de cette existence et des limites qu'elle implique. Il ne s'agit pas de liste de ce qu'il faudrait faire, ce n'est pas un manuel du militant, ni même de ce qu'il s'agirait de promouvoir en pensant qu'ils sont en eux mêmes autonomisables.

L'abstraction de tels aspects dynamiques résulte du fait qu'il y a un lien historique entre le cours quotidien  de la lutte de classes et révolution. Ce ne sont pas ces aspects qui font qu'il y a un lien, la relation est inverse. En ce qui concerne le nouveau cycle ils spécifient historiquement le contenu de ce lien, tout comme d'autres aspects spécifiaient différemment le contenu de ce lien dans d'autres cycles de luttes. Si le rapport est renversé, alors on ne sait plus pourquoi de tels aspects existent, si l'on s'en tient strictement au rapport contradictoire reproductible entre prolétariat et capital.

De façon  générale le lien historique entre le cours de la lutte de classes et la révolution se situe dans la situation constamment contradictoire du prolétariat vis–à–vis de la forme sociale nécessaire de son travail comme valeur accumulée face à lui et ne le demeurant qu'en se valorisant comme capital (la baisse tendancielle du taux de profit est un rapport de classe). Cette contradiction est pour le capital sa propre dynamique. Subsumant le travail au travers de cette contradiction, l'exploitation, le capital est constamment l'agent de la reproduction générale du rapport, et toutes les conditions se retrouvent ainsi constamment comme capital face au travail ; par là, le cours quotidien de la lutte de classes, qui n'est rien d'autre que cette contradiction comme activité du prolétariat, est essentiellement limité et pas par une résistance ou une opposition (étrangère à ce qu'elle limite) du capital. Le cours quotidien de la luttes de classes est un mouvement qui, contre le capital, appelle son dépassement, car s'il butte sur ses propres limites, c'est que le capital subsume dans son cycle propre la contradiction, qu'elle est sa propre dynamique , mais cette contradiction devient par là même les multiples contradictions internes du procès d'accumulation capitaliste. La contradiction entre le prolétariat et le capital devient contradictions du capital. Le cours quotidien de la luttes de classes n'appelle pas son dépassement de par un processus interne mais bien au travers de la crise du capital. La contradiction entre le prolétariat et le capital, de par ce qu'elle devient nécessairement, constitue cette crise en médiation de sa résolution. Ce qu'il ne faut jamais perdre de vue c'est que c'est la même contradiction qui porte la dynamique du capital et qui éclate dans la crise. En outre dans chaque cycle de luttes s'établit une liaison essentielle entre le contenu des limites du cours quotidien de la lutte de classe et les axes selon lesquels se modulent la baisse du taux de profit et la crise. Ainsi, le contenu que le prolétariat donne historiquement au dépassement du capital avec la crise de la reproduction du rapport de production n'est pas fortuit par rapport à ce cours quotidien, mais dans un rapport nécessaire.

A partir de là on ne situe pas la production théorique dans un monde diffèrent, mais toute intervention au sens courant du terme devient extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, comme tout regroupement sur la base de ces interventions ou d'une croyance en une liaison directe entre ces luttes et la révolution, malgré les illusions que certains peuvent avoir et dont leurs tentatives de regroupement sont victimes.

Faire de cette liaison immédiate entre les luttes et la révolution, le contenu de tracts d'affiches, ou  de notre présence plus ou moins systématique en tant que TC, n'a strictement aucun sens, c'est une contradiction, dans les termes, un monstre, une absurdité. Dans la mesure même où la prise en compte nécessaire de la liaison entre ces luttes et la révolution n'implique pas "l'intervention" mais la production théorique. Si le contenu du rapport, de la liaison, est médiat, est une abstraction théorique, il ne peut devenir par le miracle d'un tract ou d'une affiche, le contenu d'une intervention pratique, il ne sera alors qu'un soliloque délirant, (comme on l'a vu avec l'affirmation de la classe au cours des cycles antérieurs, il n'en pas toujours été ainsi même si la liaison ne fut jamais en réalité immédiate).

En conclusion, je pense qu'il serait bien fou de figer le problème, j'ai donné les grandes lignes de ce qui  peut être sa résolution : l'analyse de la liaison entre luttes et révolution. Mais tout cela n'est aucunement figé. Si de façon abstraite, les luttes appellent leur dépassement dans la crise de la reproduction du capital, empiriquement on ne peut exclure a priori des avancées et des reculs par rapport à cette situation envisagée pour l'instant de façon formelle (ne pouvant peut-être n'être actuellement envisagée qu'ainsi).

Le danger de toute critique de l'intervention consisterait à abstraire le but (la révolution ou le communisme) de son mouvement, à en faire deux mondes irréductibles. Le danger est d'autant plus important qu'il est conforté par la domination de la restructuration du capital et l'achèvement d'un cycle de luttes. Cette tendance théorique à abstraire le communisme, comme but final, de son mouvement est une tendance lourde de ce type de période, et peut se figer soit dans une production théorique qui ne se préoccupe pas du développement historique du rapport entre prolétariat et capital, soit de façon plus radicale dans l'abandon désenchanté de toute production et publication. Cependant, inversement, la théorie communiste ne peut être "communiquée", on entrerait alors dans une relation entre classe ouvrière et militant, en retombant dans toutes les problématiques de l'organisation, de la conscience à promouvoir, de l'opposition entre les grands principes et l'état des choses. Alors en se voulant le plus immergé possible, la théorie aboutirait à un résultat contraire : un programme communiste déjà donné auquel adhérer (voilà le communisme : à genoux ! ).

Finalement je pense que le problème de l'intervention est insoluble a priori, car à définir à l'avance nous serions toujours en retard sur la réalité. J'ai essayé d'en définir le cadre général, les possibilités, les impasses. Le problème est toujours celui de la conception que l'on a de la liaison entre le cours quotidien de la lutte de classe et la révolution : soit transcroissance, soit dépassement. Dans le premier cas on risque de sombrer dans l'immédiatisme, l'ornementation théorique, le commentaire socio–culturel radical et paradoxalement à présenter un programme à appliquer, dans le deuxième cas on est guetté par l'abandon de la vision du communisme comme mouvement qui abolit les conditions existantes et l'on risque de ne plus saisir que le dépassement du cours immédiat de la lutte de classes est un dépassement produit.

 

2) A propos de T.C.9 : "Le prolétariat et le contenu du communisme".

Citer  abondamment les Manuscrits de 44, L'idéologie Allemande, le Capital ou les Fondements, en soi, n'est pas gênant. Je pense que personne ne fait jamais de vraies paraphrases, le choix même des passages "paraphrasés" est déjà implicitement un schéma théorique. Cependant, je suis d'accord pour reconnaître que si TC 9 se limitait à cela ça ne présenterait pas un grand intérêt.

Je crois que tu es passée à côté de la problématique de TC 9 : le prolétariat comme dissolution des conditions existantes sur la bases des conditions existantes, c'est–à–dire comme mouvements de celles ci. Il s'agissait de définir la capacité du prolétariat à produire le communisme autrement que comme l'actualisation d'une nature révolutionnaire, ou autrement qu'en profitant des conditions accumulées par le capital. La critique de ces perpectives n'est pas toujours évidente chez Marx. De toute façon l'intérêt de la question ne réside pas dans un démarquage ou dans un alignement sur Marx. Avant TC 9 nous maîtrisions à peu près la contradiction entre prolétariat et capital, l'identité entre le prolétariat classe du mode production capitaliste et classe révolutionnaire, comment une classe pouvait abolir les classes dans sa  stricte action et situation de classe, comment la contradiction pouvait devenir révolution, mais il demeurait un blanc : le contenu de cette résolution de la contradiction, quelles en étaient les caractéristiques et surtout  d'où venaient-elles, comment étaient-elles produites ?

TC 9 était destiné à remplir ce blanc. Il s'agissait bien sur de revenir sur les caractéristiques du communisme, encore que même chez Marx celles ci ne sont pas dénuées d'ambiguïtés, mais surtout de montrer leur genèse en dehors toute nature révolutionnaire du prolétariat ou de conditions accumulées par le capital.

Nous abordons de façon synthétique les questions auxquelles d'après nous répond TC 9 dans le petit texte : "Quelques remarques sur la capacité du prolétariat à produire le communisme" dans TC 10 p. 111–112–113.

Il s'agit des questions essentielles suivantes :

  • C'est strictement en tant que classe du mode de production capitaliste que le prolétariat est révolutionnaire.
  • Il y a capacité du prolétariat à produire le communisme, Il n'y a pas de nature révolutionnaire  du prolétariat.
  • Il n'y a pas de rapport entre révolutionnarité et conditions objectives.
  • Quel est le contenu de ce que l'on peut tout de même appeler conditions du communisme, rapport avec le contenu lui–même du communisme ?
  • Quel stade particulier de la contradiction entre prolétariat et capital est porteur du communisme, au delà d'une problématique des conditions?
  • La capacité à produire le communisme n'est pas une émancipation du prolétariat vis à vis du capital.

Pour nous l'intérêt de ce texte est explicité dans la citation suivante extraite du texte de TC10 dont je parlais : "Dans le travail antérieur de Théorie Communiste, nous n'avons pas posé le communisme comme une production historique, critiqué toute nature révolutionnaire du prolétariat se heurtant à l'immaturité des condtions pour ensuite réintégrer celle–ci par la fenêtre. Affirmer que le prolétariat est la dissolution des conditions existantes sur la base des conditions existantes, n'est pas une clause de style, c'est un changement complet de perspective par rapport à toute conception d'une nature révolutionnaire. On passe d'une perspective où le prolétariat trouve en lui–même face au capital, sa capacité à produire le communisme à une perspective où cette capacité n'est acquise que comme mouvement interne de ce qu'elle permet d'abolir, devenant par là même procès historique et développement du rapport et non triomphe de l'un des termes sous la forme de sa généralisation. On peut alors définir ce qu'est le prolétariat comme classe révolutionnaire, en quoi face au capital il trouve en lui–même la capacité de produire le communisme, on définit alors le fait d'être la dissolution des conditions existantes comme une situation, comme un rapport, comme le contenu d'une implication réciproque, comme la particularisation d'une totalité face à une autre particularisation de cette même totalité, et non plus comme une nature. A ce niveau, on évacue le problème rigide du rapport entre révolutionnarité et conditions, nature révolutionnaire et histoire. On définit le caractère révolutionnaire du prolétariat comme terme d'une contradiction et donc son existence comme ce qu'il est historiquement.

"Dire que le prolérariat trouve dans ce qu'il est la capacité de produire le communisme contre le capital, mais que ce qui fonde cette capacité est un mouvement interne de ces conditions existantes qu'il s'agit d'abolir, permet de dépasser une conception selon laquelle le prolétariat affirme face au capital des déterminations qui lui seraient propres (ce qui revient à comprendre les termes d'une contradiction comme une rencontre et non comme une particularisation. En outre, une telle compréhension permet de dépasser une analyse de l'aliénation sur la base de l'individu isolé et de la marchandise ; en tant que négation déterminée par le propre mouvement de ce dont elle est la dissolution (le travail comme non propriété en tant que moment de la propriété face à la propriété, par exemple), cette négation est une classe. L'opposition à l'aliénation qui en reste à l'individu isolé et à la marchandise demeure une opposition externe. On ne peut juxtaposer, pour comprendre dans son contenu communiste le dépassement du capital, le dépassement de l'aliénation, une analyse de celle–ci sur la base de la marchandise et le prolétariat comme négation de cette aliénation. Dans le cas de la division du travail, une telle démarche nous fait appréhender le communisme comme juxtaposition d'activités (le super bricoleur), comme appropriation universelle dans le cas de la propriété et comme planification dans le cas de la valeur et de l'échange. Ainsi, dire que le prolétariat est dissolution des conditions existantes sur la base des conditions existantes permet :

"• de poser la capacité que le prolétariat trouve en lui–même dans sa contradiction avec le capital, de produire le communisme, non comme nature mais comme un rapport et une histoire ;

"• de dépasser une conception pour laquelle le communisme résulte de l'affirmation, de la révélation de cette capacité ;

"• de poser nécessairement cette dissolution des conditions existantes, dans leur mouvement interne, comme une classe et donc de ne pas poser la contradiction avec l'aliénation et son développement sur la base de l'individu isolé et de la marchandise.

"Ce n'est que sur cette base que l'on peut poser les grandes lignes de l'auto–production de l'humanité dans le communisme, en dépassant le mysticisme ou la planification qui l'un et l'autre ne connaissent que les individus isolés, soit comme fusion, soit comme juxtaposition" (TC 10, p. 112–113 ).

 

3) A propos du prolétariat échangiste

Sur ce point j'ai du mal à saisir l'objet de ta critique. Nous sommes bien d'accord que le prolétariat est échangiste, nous ne l'avons jamais conçu en dehors du système de l'échange. Je ne vois vraiment pas sur quel passage de TC tu peux t'appuyer pour le dire . Nous avons dès le début du travail de TC critiqué toute problématique fondant la révolution sur une quelconque "extraction" de l'aliénation. Il en résulte que je ne peux qu'être d'accord avec ce que tu dit là, dans la mesure où il est impossible de le saisir comme une critique de ce que nous aurions pu écrire. C'est même là une des bases de toute la théorie développée dans T.C.

En ce qui concerne le terme même d'échangiste je ne vois pas en quoi c'est plus un terme de technique financière que d'autre chose. L'achat–vente de la force de travail est un échange, bien particulier, mais c'est un échange, c'est le premier moment de l'échange entre capital et travail, le second étant la subsomption du travail sous le capital. L'échange entre le travail et le capital est une relation précise, c'est l'exploitation. Je ne vois pas pourquoi , même si ce terme à une trop large acception, dont financière , il faudrait l'abandonner, d'autant plus que sans que cela soit un argument péremptoire, c'est celui que l'on trouve dans tout le Capital et autres oeuvres. L'ouvrier vend une marchandise, il effectue un échange.

Cependant pour montrer la nécessité de comprendre le prolétariat comme échangiste tu écris : "or celle ci ( l'aliénation ) nous ayant faits la seule action concrète et utile est de la briser pour être réellement. Et c'est justement en passant par sa situation "d'échangiste" que le prolétariat s'auto-émancipera". Si l'aliénation nous a fait, en la brisant on se brise nous-mêmes (ce qui est bien), en aucune façon on "est réellement " on devient autre chose. Je ne comprends pas ce que cela signifie "être réellement ", qu'est ce que c'est qui n'était pas réellement et qui l'est ensuite : moi, toi, nous, le prolétariat, l'homme ? Quel est la nature et le contenu de cet être ? S'il faut briser l'aliénation pour être réellement, c'est qu'il y a quelque chose qui gît sous cette aliénation. Je ne crois pas que ce soit ce que tu penses, mais alors la formulation  est dangereuse. D'autant plus dangereuse qu'ensuite tu parles d'"auto-émancipation ", y a t' il quelqu'un qui s'émancipe, se libère, qui est-ce ? Le prolétariat ? Il disparaît, l'homme ? Il n'existe pas, l'individu ? c'est une baudruche philosophique.

J'espère que tu seras parvenue sans trop de peine à la fin de cette lettre, je ne suis pas toujours très clair, et je n'écris pas toujours très bien. Dans l'attente de te lire et peut-être de se rencontrer.

Amicalement

P.S. Je ne t'ai moi–même posé aucune question (ce que tu reprochais à P-J), mais bien sûr quel intérêt trouves–tu à T.C.? et quelle est la démarche qui t'y a amené ? ne manquerai pas d'éclairer notre correspondance.

 

Lettre n°2 (L – Octobre 92)

à R… Théorie Communiste

"La fin générale avec laquelle commence l'histoire, et de donner satisfaction au concept de l'esprit. Mais cette fin n'existe qu'en soi, c'est–à–dire comme nature : c'est un désir inconscient enfoui dans les couches les plus profondes de l'intériorité, et toute l'oeuvre de l'histoire universelle consiste dans l'effort de le porter à la conscience."

(Hegel "La raison dans l'histoire")

Le point essentiel auquel l'ensemble des numéros de TC se rapporte est celui de l'auto-négation du prolétariat. Celle ci n'a rien à voir avec l'auto-organisation ou l'autonomie ; elle est le mouvement par lequel le prolétariat nie sa condition de classe pour réaliser son humanité. Parler de la fin de l'auto-négation (cf. rencontre de Nov. 86) du prolétariat c'est exprimer la mort du capital. L'auto-négation du prolétariat n'appartient pas à une période donnée, elle est le produit du mouvement historique. Si T.C. a fini par rejeter le mouvement organique du capital cristallisé dans l'auto-négation de la classe prolétarienne, c'est à cause d'une vision séparée du dit mouvement. La preuve est le souci de fixer une "liaison "entre les luttes et la révolution. Or, il n'y a pas de liaison entre les deux mais un rapport, le MPC produit les deux en même temps. Toute révolte de la classe prolétarienne est l'expression du communisme, aussi bien dans ses limites que dans son devenir.

Affirmer que le communisme émergera au moment où s'auto-niera le prolétariat n'est pas une pétition de principe mais l'expression tangible de l'humanité enfin réalisée. L'histoire n'est pas faite d'étapes successives destinées à s'arrêter à la révolution, l'histoire est long et lent processus de maturation produit par le développement des forces productives.

Selon TC, le problème est ainsi posé : c'est une pure utopie que de s'imaginer l'émergence d'une quelconque humanité puisqu'aucune n'existe en présupposition.

Pourtant, toutes les luttes passées, toutes les rebellions qui ont marqué les siècles ont été chaque fois la preuve que ce que le mouvement capitaliste nous imposait était - malgré tout - viscéralement insupportable. Et puis, comment expliquez-vous les dépressions nerveuses, la morosité actuelle, les suicides, bref le malaise affectif gigantesque qui règne aujourd'hui ? C'est pourtant bien le signe d'un profond déséquilibre auquel aucunes des compensations apportées par le système ne suffisent plus.

L'homme n'est pas qu'aliénation. Il est l'humain aliéné qui s'aliène afin de nier l'aliénation de l'humain se réalisant. Ce qu'il faut saisir c'est le principe du processus d'autodestruction du MPC : si le K. contient les éléments de sa propre mort, il ne peut que contenir en même temps les germes d'une humanité amenée à se réaliser comme le résultat de toute l'histoire du communisme. Puisque tout résultat est en même temps point de départ d'un procès.

Le communisme n'est pas "une période de l'histoire humaine"; il est l'histoire humaine !

Ainsi donc, l'auto-négation du prolétariat au lieu d'être simple autodestruction de sa condition d'exploité est en même temps la mise à jour de l'humanité qui souterrainement se manifestait en chaque insurrection.

Considérer qu'une fois abolie la condition prolétarienne l'on passe à une étape différente sans lien aucun avec la précédente - sinon la fin de l'exploitation -signifierait que le mouvement historique est linéaire, sans relation avec son commencement. "L'auto-organisation" du prolétariat ne veut pas dire qu'il a une "base propre" - comme s'il était en-soi révolutionnaire - mais qu'il cesse définitivement d'être l'objet du capital pour s'autonomiser, c'est–à–dire pour se réapproprier les moyens de production.

La tendance humaine ne s'oppose pas au capital, point. Elle s'y oppose en tant qu'émanescence de la contradiction travail mort/travail vivant. L'humanité n'est pas "un troisième larron" (cf. TC 5 p. 50) à côté du prolétariat. Elle est le prolétariat évoluant vers la négation de sa condition. L'exploitation et la dimension humaine sont les deux manifestations du communisme. La seconde est l'histoire de la première, la première est produite par l'avancée historique de la seconde...

Quant à la restructuration, qui dit restructuration, dit impossibilité d'une révolution. Or, à aucun moment vous ne précisez si le capital amorce une phase restructurante ou non. C'est malheureusement le plus grand flou ! Pourtant vous semblez vous baser sur une baisse du taux de profit, vous devriez donc être aptes à définir la nature de la période abordée.

Pour finir en rapport  avec la lettre du 8/10/91, et précisément le passage suivant : "de toute façon nous ne posons pas le problème comme tu le fais. Nous ne cherchons pas ce que nous pouvons faire contre le système, celui -ci est contradictoire et nous y sommes dedans. Ce qui élimine les questions du genre " à quoi ça sert ". Justement la question est nécessaire car nous ne sommes pas "dedans" le système, nous sommes le système et nous le reproduisons. Nous sommes nous même contradictoires. Lutter contre le capital c'est donc tendre à le reproduire le moins possible. Voilà à quoi doit servir l'approfondissement pratico-théorique !

C'est pourquoi la spécificité du cycle actuel ne réside pas "dans le fait que ces limites relèvent de la reproduction du capital " - puisque celle-ci existe depuis le début - mais dans le fait que parvenus à la phase supérieure de la domination réelle, cette période nous offre enfin la possibilité de cerner objectivement les limites du prolétariat, passées, présentes et futures. Elle nous offre justement le choix (cf. p. 5 de ta lettre) fondamentalement de réagir contre l'aliénation pour se positionner dans toute l'exigence d'une humanité appréhendée. La dernière thèse sur Feuerbach n'est pas un vain mot...

Ainsi posé, le problème d'une quelconque "liaison entre les luttes et à le révolution" (cf. p.14 de ta lettre) devient caduc ; il s'agit plutôt :

1) D'apprécier le caractère communiste contenu en chaque lutte.

2) D'en cerner les limites même si ce caractère n'est que souterrainement présent.

3) De comprendre que liaison renvoie à séparation, que les deux sont le produit d'une vision statique et non celui du communisme, celui-ci étant mouvement historique dont la résolution sera l'expression spontanée, amorcée depuis des siècles à travers les dites luttes.

4) Qu'enfin, de par cette compréhension-réappropriation, la diffusion de tracts – ou autres – n'est ni négatif, ni absurde mais la continuité logique d'un positionnement historique déterminé-déterminant, hors de tout désir volontariste.

Salutation subversives

 

Réponse à L (Décembre 92)

Salut

Je te prierai d'abord comme d'habitude d'excuser ce grand retard, je n'ai jamais été un fanatique du courrier et malgré la thèse sur Feuerbach, il est très difficile de se transformer. L'autre raison de ce retard est que j'ai tourné et retourné ta lettre, pourtant assez brève dans tous les sens sans savoir par quel bout la prendre.

D'un côté après une lecture globale, j'étais assez d'accord avec la démarche générale, dont procède ta lettre. D'un autre côté quand je décortique, je ne suis plus d'accord avec quoi que se soit. Le communisme dépassement de toute l'histoire passée, je suis d'accord ; le communisme compris comme "le mouvement qui abolit les condition existantes" et pas seulement une nouvelle période de l'histoire humaine (je ne dis pas histoire de l'humanité pour ne pas introduire ce sujet immanent), je suis d'accord ; que, enfin, la révolution, abolition du capital soit abolition du prolétariat, je ne peux que souscrire.

Là où nous divergeons totalement c'est sur la démarche téléologique qui fonde chez toi ces propositions. Le communisme, posé comme une finalité, devient le principe, moteur et origine de sa propre production, de toute l'histoire. Celle-ci n'est alors que réalisation, ce que souligne assez bien la citation de Hegel que tu places en exergue de ta lettre. "Le contenu de la Raison est l'idée divine, essentiellement le plan de Dieu" ( Hegel "La raison dans l'histoire"). Je sais bien que ce n'est pas celle là que tu as choisie, pourtant celle-ci me paraîtrait plus explicite. Tu remplace l'Esprit ou la Raison de Hegel par l'Humanité et tu peux écrire : "le communisme est l'expression tangible de l'humanité enfin réalisée", "jusque là l'histoire est long et lent processus de maturation", "toute l'histoire est l'histoire du communisme", "l'auto-négation du prolétariat est la mise à jour de l'humanité qui souterrainement se manifeste en chaque insurrection", "le mouvement historique n'est pas sans relation avec son commencement". Bien sûr en bonne Hegelienne, la tendance humaine ne s'oppose pas comme absolument autre face au capital". Elle est le prolétariat évoluant vers la négation de sa condition".

"L'Esprit se produit lui–même, il se fait lui-même ce qu'il est. Son être n'est pas une existence en repos, mais activité pure : son être est d'avoir été produit par lui–même, d'être devenu pour lui–même de s'être fait  par soi–même. Pour exister vraiment, il faut qu'il ait été produit lui-même : son être est le processus absolu. Ce processus médiation de lui-même avec lui-même et par lui-même implique que l'Esprit se différencie en Moments distincts, se livre au mouvement et au changement et se laisse déterminer de diverses façons. Ce processus est aussi, essentiellement, un processus graduel et l'histoire universelle est la manifestation du processus divin, de la marche graduelle par laquelle l'Esprit connaît et réalise la vérité. Tout ce qui est historique est une étape de cette connaissance de soi. Le devoir suprême, l'essence de l'Esprit, est de se connaître soi-même et de se réaliser. C'est ce qu'il accomplit dans l'histoire : il se produit sous certaines formes déterminées, et ces formes sont les peuples historiques. Chacun de ces peuples exprime une étape, désigne une époque de l'histoire universelle. Plus profondément : ces peuples incarnent le principe que l'Esprit à trouvé en lui et qu'il a dû réaliser dans le monde. Il existe donc entre eux une connexion nécessaire qui n'exprime rien d'autre que la nature même de l'Esprit. (…) Les peuples historiques, les caractères déterminés de leur éthique collective, de leur constitution, de leur art, de leur religion, de leur science, constituent les configurations de cette marche graduelle. Franchir ces degrés, c'est le désir infini et la poussée irrésistible de l'esprit du Monde, car leur articulation aussi bien que leur réalisation est son concept même" (Hegel "La raison dans l'histoire", Ed. UGE 10/18 p.97).

Que ta démarche puisse se décalquer sur celle de Hegel, que l'humain ou l'humanité ou même le prolétariat y joue le rôle de l'Esprit ou de la Raison n'est pas en soi une critique. Mais voilà, la critique de la démarche téléologique de Hegel et non simplement celle de son idéalisme, est le fondement d'une conception révolutionnaire de l'histoire. Remplacer l'Esprit par l'humanité même en tant que prolétariat exploité et abolissant ses conditions d'existence ne change pas grand chose si l'on conserve le même démarche : "L'homme n'est pas qu'aliénation. Il est l'humain aliéné qui s'aliène afin de nier l'aliénation de l'humain se réalisant" (page 3 de ta lettre). En fin de compte le terme dernier, l'Idée, l'Esprit absolu, le communisme ou l'humanité réalisée ou adéquate, ne paraissent se produire que parce qu'ils sont déjà principe. La partie est gagnée d'avance, l'histoire est une vaste plaisanterie d'assez mauvais goût.

Toute démarche téléologique conséquente sanctifie le réel, la tienne ne l'est pas : la marche de l'humanité ne se manifeste que dans le négatif ("l'humanité qui souterrainement se manifeste dans chaque insurrection"). "En critiquant négativement, on se donne des airs distingués et on survole dédaigneusement la chose sans y avoir pénétré, c'est–à–dire sans l'avoir saisie elle-même, sans avoir saisi ce qu'il y a de positif en elle" (Hegel, d° p. 99). En effet si le terme d'humain doit avoir un sens, il ne peut désigner que l'ensemble des rapports que les individus définissent entre-eux or ce sont ces rapport qui deviennent indépendants et leur propre communauté qui les affrontent comme quelque chose d'étranger. Elle ne les affronte pas comme "l'aliénation" affronterait "les hommes" mais en ce qu'ils ne sont que les hommes de cette communauté indépendante tout aussi , eux même limités, que leur communauté est indépendante. C'est chaque fois la période historique suivante qui considère cette limitation comme contingente, démarquant de cette sorte un objet, une sorte de noyau qui sera l'humain. En conséquence si l'on veut voir l'histoire, l'humanité se réalisant, il faut continuer à suivre Hegel et suivre l'humanité se réalisant au travers de l'Etat, la morale, la religion, l'art, l'esprit positif des peuples historiques. Et non au travers de la révolte, de la poursuite de fins particulière qui sont le négatif par lequel chaque fois l'Esprit parvient à un stade supérieur en détruisant le stade antérieur : les fameuses ruses de la Raison. La téléologie ne peut-être que sanctification de l'ordre du monde et la révolte contre cet ordre qu'une ruse de la Raison elle-même (ou de n'importe quel principe téléologique) afin de parvenir à un stade supérieur. Dans la "Critique de philosophie du droit de Hegel" (1843) Marx se sort de cette difficulté par le fameux passage sur "il faut créer une classe à laquelle on n'a pas fait un tord particulier, une classe qui ne revendique rien de particulier qui soit la perte totale de l'humanité" (je cite de mémoire). Dans ses propres fins particulières le prolétariat réalise les fins de l'humanité. En fait c'est une réponse qui demeure bien hégélienne, ce n'est pas pour rien que le texte s'achève sur "le prolétariat réalisant la philosophie" même si cela n'est que dans sa suppression (c'est le moins qu'il puisse faire). La téléologie s'achève dans la recherche d'un sujet dont la substance soit adéquate aux fins ultimes de l'humanité ou de l'histoire : le prolétariat ou l'Etat libre. Mais alors la révolution, le dépassement de l'ordre du monde existant, réalise la nature d'un des éléments, d'un des termes de cette ordre. Nous retrouvons le schéma du dépassement comme retour en soi du sujet, qui récupère ce que le développement historique de sa réalisation lui avait opposé comme étranger à lui–même : l'objectivité, ses propres forces sociales, les moyens de production, etc. Le dépassement n'est pas production de nouveau, dépassement des contradictions de l'ancien, mais reprise, retour, ce qui est conforme avec tout le processus téléologique. Il n'y a pas de révolution, il y a adéquation au principe originel de l'histoire, au travers de l'activité d'un sujet dont la détermination particulière est conforme ou se confond avec l'universalité. Mais cette dernière, humanité ou Esprit, étant déjà donnée dans les déterminations antérieures qui n'existaient que par elle, le dépassement n'est qu'une réconciliation entre celle-ci et différentes déterminations de sa réalisation. L'humanité, l'Esprit, se réconcilient avec leur histoire, leur objectivation, leur détermination. La révolution communiste est la suppression de tout ce qui peut exister en dehors des individus, l'immédiateté sociale de l'individu, l'individu comme communauté, la suppression de toute séparation (TC 9 tente d'aborder cela avec des caractéristiques positives dans la mesure du possible, qui est mince). Si on appelle cela l'humanité réalisée par rapport à des germes, des tendances, etc., c'est que déjà même contrariée et n'apparaissant que dans la révolte, l'insurrection cette humanité existe dans les individus de la société antérieure, mais alors la communauté qui se dresse face à eux ne peut qu'être elle aussi germes d'humanité, tendance ; la seule difficulté réside alors dans leur séparation qui n'est alors que contingente, qu'accident de substances qu'elle sépare. C'est donc grosso modo les éléments antérieurs que l'on réaménage dans un ordre différent et cela malgré toutes les déclamations critiques. Et c'est bien ce qui est fait :"Nous sommes nous mêmes contradictoires" ; ce que "le mouvement capitaliste imposait était viscéralement insupportable" ; la séparation est tellement saisie comme contingente qu'il nous faudrait : "tendre à reproduire le système le moins possible".

C'est dans l'Idéologie Allemande que Marx fait table rase de toute cette démarche.

"L'histoire n'est pas autre chose que la succession des différentes générations dont chacune exploite les matériaux, les capitaux, les forces productives qui lui sont transmis par toutes les générations précédentes ; de ce fait chaque génération continue donc d'une part le mode d'activité qui lui est transmis, mais dans des circonstances radicalement transformées, et d'autre part, elle modifie les anciennes circonstances en se livrant à une activité radicalement différente, ces faits on arrive à les dénaturer par la spéculation en faisant de l'histoire récente le but de l'histoire antérieure ; c'est ainsi par exemple qu'on a prêté à la découverte de l'Amérique cette fin : aider la Révolution Française à éclater ; de la sorte on fixe à l'histoire ses buts particuliers et on en fait une personne à côté d'autres personnes (à savoir Conscience de soi, Critique, Unique, etc.) tandis que ce que l'on désigne par les termes de "Détermination", "But", "Germe", "Idée" de l'histoire passée n'est rien d'autre qu'une abstraction de l'histoire antérieure, une abstraction de l'influence active que l'histoire antérieure exerce sur l'histoire récente" (Ed. Sociales, p. 66). C'est à partir d'une telle analyse que nous avons pu dire que la nécessité de l'aliénation ne se comprend qu'à partir de ce qu'est le prolétariat ou que c'est toujours sur la base du cycle de lutte présent que l'on peut considérer que les cycles antérieurs avaient comme contenu le communisme tel que le cycle présent le produit.

"Cette somme de forces de production, de capitaux, de formes de relations sociales, que chaque individu et chaque génération trouvent comme données existantes, est la base concrète de ce que les philosophes se sont représenté comme "substance" et "essence" de l'homme, de ce qu'ils ont porté aux nues" (p.70).

"Pratiquement, les communistes traitent donc les conditions crées par la production et le commerce avant eux comme des facteurs inorganiques, mais ils ne s'imaginent pas pour autant que le plan ou la raison d'être des générations antérieures ont été de leur fournir des matériaux, et ils ne croient pas davantage que ces conditions aient été inorganiques aux yeux de ceux qui les créaient" (p.97).

"Si l'on considère, du point de vue philosophique, le développement des individus dans les conditions d'existence commune des ordres et des classes qui se succèdent historiquement et dans les représentations générales qui leur sont imposées de ce fait, on peut, il est vrai, s'imaginer facilement que le Genre ou l'Homme se sont développés dans ces individus ou qu'ils ont développé l'homme ; vision imaginaire qui donne de rudes camouflets à l'histoire. On peut alors comprendre ces différents ordres et différentes classes comme des spécifications  de l'expression générale, comme des subdivisions du genre, comme des phases de développement de l'Homme" (p.93).

Et enfin "Les individus qui ne sont plus subordonnés à la division du travail, les philosophes se les ont représentés, comme idéal, sous le terme d' "Homme", et ils ont compris tout le processus que nous venons de développer comme étant le développement de l' "Homme", si bien qu'à chaque stade de l'histoire passée on a substitué l' "Homme" aux individus existants et on l'a présenté comme la force motrice de l'histoire. Tout le processus fut donc compris comme processus d'auto-aliénation de l' "Homme", et ceci provient essentiellement du fait que l'individu moyen de la période postérieure a toujours été substitué à celui la période antérieure et la conscience ultérieure, prêtée  aux individus antérieurs" (p.104).

Il est évident que cette critique de la téléologie ne signifie pas "que considérer qu'une fois abolie la condition prolétarienne, l'on passe à une étape différente sans lien aucun avec la précédente - sinon la fin de l'exploitation - signifierait que le mouvement historique est linéaire sans relation avec son commencement"(cf. ta lettre). Le lien avec le stade précédent est constitué par la signification historique du capital qui n'est en aucune façon somme de germes mais un certain stade de la contradiction entre capital et prolétariat, un contenu et structuration d'une contradiction qui se résout dans la capacité que trouve le prolétariat dans la contradiction avec le capital à produire le communisme (cf. TC 9). Je constate en ce qui concerne ta vision des choses que le prolétariat en tant que classe révolutionnaire n'étant finalement qu'une représentation de l'humain aliéné s'aliénant afin d'abolir l'aliénation, ce qu'il a en face de lui , l'autre terme de ce que l'on ne peut plus appeler un contradiction, le capital, accède à la même substantification philosophique, il semble être le nom de toutes les formes d'exploitation "depuis des siècles", il est du côté de l'aliénation le substance en germe dans toutes les formes d'exploitation. Si le capital se développe sur des formes plus anciennes (propriété, marchandise, valeur, et même capital commercial ou capital de prêt), ces formes plus anciennes il les trouve déjà existantes à l'époque de sa formation et de sa naissance. Il les trouve comme présupposées, mais non comme des présupposés qu'il aurait lui–même posés, toutes ces formes il les brise pour se les soumettre afin de devenir son propre procès auto présupposition. Le procès de formation du capital est bien en relation avec ce qui le précède mais il n'est pas dans ce qui le précède, "son procès de formation est le procès de dissolution, le produit de la décomposition du mode de production social qui le précède" (Théories sur la plus value, Ed. Sociales, t. III p. 475).

Je ne sais pas si "l'histoire est linéaire" (tout dépend ce qu'on entend par là : évolutionnisme ou contradictions, ruptures, dépassement) mais en tout cas elle n'est ni circulaire, ni spiraloïde, ni télescopique à la manière d'une antenne radio.

C'est la notion d'auto-aliénation qui est dangereusement ambiguë. Son ambiguïté réside dans le fait qu'à partir du moment où l'on parle d'auto-aliénation, on est amené à rechercher le sujet qui s'aliène et bien évidemment il semble qu'un sujet qui s'aliène ne puisse pas n'être qu'aliénation : "il est l'humain aliéné qui s'aliène afin de nier aliénation". "L'homme n'est pas qu'aliénation" comme tu le dis. Une fois que l'on s'est posé cette question, c'est–à–dire que l'on s'est enfermé dans les apories de l'aliénation et de  l'Homme, on ne peut que succomber à une illusion d'optique, ce sujet, ce principe, c'est l'Homme imaginé de la société communiste par rapport auquel toutes les limitations antérieures apparaissent comme contingentes absolument. On substitue l'individu de la société communiste, l'humain humanisant, à celui des formes sociales antérieures, il devient évident que pour cet individu toutes les limites antérieures ne peuvent être que contingentes, ce qui à contrario transforme cet individu en noyau substantiel trans-historique, permet de dégager le noyau libre de l'humain ayant dû, pour se retrouver adéquat à lui–même, accomplir tous ces avatars. Il est évident que le résultat du procès n'est pas sans rapport avec son commencement, tellement que l'on se demande pourquoi le procès à eu lieu. Pourquoi y'a–t–il eu une histoire plutôt qu'une éternité ?

Que peut alors, tout de même, signifier l'auto-aliénation ? "Tant que la contradiction n'est pas apparue, les conditions, dans lesquelles les individus entrent en relation entre eux sont des conditions inhérentes à leur individualité, elles ne sont nullement extérieures et seules, elle permettent à ces individus déterminés et existant dans des conditions déterminées de produire leur vie matérielle et tout ce qui en découle ce sont donc des conditions de leur manifestation actives de soi et elles sont  produites par cette manifestation de soi. En conséquence, tant que la contradiction n'est pas encore intervenue, les conditions déterminées, dans lesquelles les individus produisent correspondent donc à leur limitation effective, à leur existence bornée, dont le caractère limité ne se révèle qu'avec l'apparition de la contradiction et existe de ce fait pour la génération postérieure. Alors cette condition apparaît comme une entrave accidentelle, alors on attribue à l'époque antérieure la conscience qu'elle était une entrave. Ces différentes conditions qui apparaissent d'abord comme conditions de la manifestation de soi, et plus tard comme entraves de celle-ci, forment dans toute l'évolution historique une suite cohérente de modes d'échange." (L'Idéologie Allemande, Ed. Sociales, p. 98). La contradiction "qui apparaît" dont parle Marx dans L'Idéologie Allemande est celle entre les forces productives et les modes d'échange (les forces productives définies comme activité des individus – p. 97 et 98).

Est-ce à dire qu'il n'y a pas, à l'intérieur de la forme historique se reproduisant, de contradiction ? Bien évidemment non. Du fait de la division du travail (division sociale qui est répartition des moyens de production, division entre travail matériel et intellectuel, formes d'appropriation du produit), ces individus limités voient se dresser face à eux de façon indépendante d'eux-mêmes, du fait même de leur division , leur communauté, tout aussi limitée, qu'ils le sont eux-mêmes. C'est cela l'auto-aliénation, non celle de l'humain (qui est  toujours la vision de l'époque ultérieure sur celles qui l'ont précédée) mais d'individus déterminés engagés dans des formes historiquement déterminées de production de la vie : leur aliénation est la propre manifestation d'eux-mêmes, même dans leur aliénation, les individus ne sont jamais partis que d'eux–mêmes. Leur propre limitation et la communauté toute aussi limitée qui se dresse face à eux (union de la classe dominante ), est " leur manifestation active de soi", leur auto-aliénation (pour continuer à être compris des philosophes comme dit Marx au début de l'Idéologie Allemande).

Sous réserves d'analyse plus fouillée (il vaut mieux être prudent quand on se met à critiquer le papè), on pourrait critiquer les schémas historiques de Marx dans la mesure où il établit un double niveau de contradiction : un niveau interne à chaque stade historique, mais ne le remettant pas en cause comme totalité se reproduisant (tout au plus révélant ses limites), et un niveau de contradictions "transitionnelles" (c'est moi qui les baptise ainsi) entre les stades historiques. Il faut, à ma connaissance, attendre les célèbres passages sur le travail social et le capital comme contradiction en procès, dans les "Fondements" pour que soi réalisé la synthèse. Dans le Manifeste de 1848, les contradictions entre classes, moteur de l'histoire, demeurent elles mêmes mues par les forces productives.

Outre la construction téléologique, tu produits l'Homme par un argument de fait semblant, dans sa massivité empirique, ne souffrir aucun contradiction : les dépressions nerveuses, la morosité, le malaise affectif. Ce serait là la preuve que les individus sont autre chose que leur aliénation. Il me semble que la séparation entre les individus, séparation qui est leur propre détermination, et leur séparation conséquente d'avec leur communauté est bien suffisante pour produire quelques malheureux. Tu pourrais répondre "mais puisque c'est là la manifestation active d'eux-mêmes pourquoi en souffrent–ils ?". Poser cette question ne serait pas prendre au pied de la lettre que cette manifestation active de soi pose en elle-même la séparation de ces individus d'avec la communauté qui est la leur. C'est l'individu limité, aliéné lui-même qui "souffre" de sa séparation d'avec la communauté, l'aliénation n'est pas une substance de cet individu mais le rapport aux autres et à la communauté même si elle est tout aussi limitée que lui-même. En outre, mais là je m'avance sur un terrain glissant, il existe de grandes périodes dépressives, elles correspondent à ces phases de transition dont parle Marx, où se qui était manifestation de soi (être rentier, paysan, ouvrier à temps plein de la sidérurgie lorraine), se mue en une détermination contingente. On ne s'étendra pas sur la Vienne de M. Freud. Cette façon de poser la dépression nerveuse comme preuve ontologique de l'"humanité" se rattache à ta proposition selon laquelle "nous sommes le système", "nous sommes nous–mêmes contradictoires", à partir de là la question "à quoi ça sert ?" dont tu défend la pertinence, appelle comme réponse : le témoignage de notre humanité, et le témoin c'est le martyr.

En conclusion, je pense que la possibilité de continuer à discuter entre nous réside dans les thèmes où prennent naissance nos divergences. Nous considérons l'un et l'autre, la révolution comme dépassement de toute l'histoire antérieure, et du prolétariat lui-même et cela comme action de ce même prolétariat. C'est parce qu'il y a  ce point

de départ commun, cette préoccupation posée comme centrale, que nous pouvons nous disputer, et c'est sur sa compréhension que nous nous chamaillons.

Amicalement

R.

 

Lettre n°3 (L. – Janvier 93)

"Ce prétendu "inhumain" est le produit des conditions présente au même titre que l' "humain" : il en est le côté négatif, la révolte contre les conditions dominantes fondées sur les forces productives existantes et contre le mode de satisfaction des besoins qui leur correspond, révolte privée du fondement révolutionnaire d'une nouvelle force productive. Ce que l'on appelle " humain " au sens positif, correspond aux conditions déterminées qui dominent en fonction d'un certain niveau de production et la manière de subvenir aux besoin qu'il  conditionne; tout comme l'expression négative " inhumain "correspond à la tentative sans cesse renouvelée et suscitée par ce même niveau de production, d'abolir ce système de domination et le mode d'assouvissement qui prédomine au sein du mode production existant " (Marx" L' Idéologie Allemande" Pléiade p.1316)

N.B. Même s'il me semble plus logique d'appeler l'inhumain  la misère quotidienne et l'humain l'être enfin réalisé, cet extrait illustre fort bien le propos de notre correspondance...

Après la lecture de ta lettre - un peu difficile à déchiffrer, quelques mots étant malheureusement illisibles - il s'avère que j'ai pour le moins manqué de clarté dans mes tentatives explicatives et je te prie de m'en excuser.

En revanche ce qui est clair, c'est que si nous nous entendons sur le fond (?), nous ne sommes pas du tout d'accord quant à sa compréhension  fondamentale !…

Il ne s'agit pas là d'une "démarche téléologique" mais du caractère rationnel et incontournable du déterminisme historique .

La téléologie naît et demeure dans un champ statique; le déterminisme est le mouvement qui s'auto-produit dans une avance continue et logique et qui, tout en faisant voler en éclats le mythe du libre arbitre, nous permet, de par sa saisie rigoureuse, d'intervenir sur le cours de notre propre histoire.

La question n'est pas de trouver un but à l'histoire mais d'en saisir le sens, la raison de ce sens, la raison de cette raison...Un résultat n'est pas un but !…

La différence essentielle entre la compréhension du point de vue de la téléologie est celle de point de vue du déterminisme, est que dans l'une il y a but particulier séparé du tout, alors que dans l'autre, le tout produisant but, cause et moyen selon un développement rationnel universel, nous avons la possibilité de saisir l'insaisissable.

Ainsi, loin de " modifier le réel " (cf. ta lettre p. 3) il faut au contraire appréhender celui-ci dans la totalité de son mouvement et dans le mouvement de sa totalité afin de soi-même se positionner dans le mouvement de son mouvement. Car bien souvent ce que l'on nome le réel n'est que l'écume d'une réalité beaucoup plus profonde et fondatrice. De même que la sphère de production détermine la sphère de la circulation, de même que le rapport : travail vivant/travail mort détermine le taux de profit, bref de même que l'auto–destruction du capital se détermine sur la base de contradictions principielles, notre existence doit se construire à partir d'un vécu à la fois individuel et social - l'un produisant l'autre et l'autre l'un - dans un mouvement d'auto-dépassement conscientisé, déterminé et déterminant.

Le communisme n'est pas une finalité en soi. Il est à la fois aboutissement et commencement. Mon intention n'est pas de remplacer l' "Esprit" de Hegel par l'humanité. Ce n'est d'ailleurs pas là une pensée personnelle mais bien ce qui ressort de l'oeuvre de Marx où l' "Esprit" en tant que conscience humaine (et non en tant qu'humanité) est mis à nu.

Attention, cela ne signifie pas se considérer supérieur ou différent et opter pour le mépris mais comprendre que ce qui aliène - à commencer par nous-mêmes - est dépassable pour autant qu'on se donne les moyens d'opérer un tel dépassement...

Si l'on prend, par exemple, le cas de Rosa Luxembourg, elle possédait une capacité et une énergie de compréhension remarquables. Ce qui ne l'empêchait pas d'être une volontariste forcenée et de s'adonner aux arts plastiques et littéraire (entre autre!...). Eh bien il y a là une contradiction flagrante entre d'un côté le rejet critique de ce monde-pourriture et de l'autre la compromission avec celui-ci. Bien sûr, l'époque ne pouvait produire plus de radicalité. Etant elle-même le produit d'une phase particulière du capital, Rosa Luxembourg a vécu ce que devait vivre un révolutionnaire authentique à la charnière du XIX° et du XX° siècle ;  période cruciale puisque correspondant au passage de la domination formelle à la domination réelle. Rosa Luxembourg - comme beaucoup d'autres dans son cas - avait en effet un très grand intérêt affectif à ce qu'éclate une révolution puisque l'ambiance apathique dans laquelle elle baignait, était celle-là même qui caractérisait son propre quotidien ! Un bouleversement social aurait donc rompu l'ennui général - elle le reconnaît d'ailleurs implicitement lors de la révolte polonaise de 1905. Certes, on comprend aisément (?) cette rage de vivre, cette soif d'action mais la plus âpres des luttes ne serait-ce pas justement celle à mener contre la torpeur et la médiocrité que celle-ci engendre inévitablement formant ainsi , jour après jour , notre prétendue vie ?

Car la grande différence entre cette époque et la nôtre, c'est que nous vivons le moment où le capital est parvenu à produire le summum de l'abrutissement : loisirs à outrance à la saveur artificielle parfaite, appauvrissement qualitatif considérable aussi bien en ce qui concerne la nourriture que la production artistique et critique et surtout évacuation quasi-totale de l'interrogation - réflexion, bref, castration de la jouissance consciente existentielle qui demeure potentiellement en chacun de nous... seul moyen pour le système marchand de maintenir les masses en sommeil. Alors, pour autant que l'on se situe sur une base critique et que l'on veuille bien fournir les efforts nécessaires, c'est non seulement en se réappropriant l'histoire des générations précédentes mais aussi, dans son essence, celle de la génération présente que l'on peut parvenir à un rejet–dépassement de toute cette misère qui nous asservit bien plus encore que le travail salarié puisque cette misère là ne se voit pas.

Ne voilà-t-il pas là le vrai combat du prolétaire ? Le prolétariat ne doit-pas être figé dans une entité extérieure. L'insurrection ne doit pas qu'être dans la rue mais aussi en nous. La révolution est à faire tous les jours, à chaque heure à chaque minute de notre existence !…

Enfin, (cf. p. 3 de ta lettre ) en rapport avec la citation de Hegel, je ne comprend pas à quelle critique négative tu fais référence. Quel est ce négatif ?  la dépression ? Ce n'est  absolument pas péjoratif d'évoquer la souffrance des individus comme preuve de l'aspiration humaine car c'est précisément par la négation de la négation que le vrai se manifeste (cf Hegel et Marx ).

Et puisque la notion de "martyr" comme témoignage de la conscience humaine te gêne - n'oublions pas que malgré la fin tragique à laquelle ils se savaient tous condamnés, ceux qui ont donné leur vie l'on fait dans la joie intense d'enfin exister!  – trouve moi donc une autre preuve tangible de la " résistance communiste à l'ordre capitaliste"•

Sourires et salutations subversives

 

Réponse à L. (Février 93)

Salut,

Contrairement à ce que je pensais après la lecture de ta précédente lettre, je crois, à la suite de celle-ci que nos démarches divergent de plus en plus, au fur et à mesure que nous les explicitons.

Je persiste à penser que tu as une problématique téléologique sur la base de l'humain existant se faisant ,s'achevant (dans le communisme) parce qu'il est déjà origine du développement et de sa propre histoire, parce qu'il ne peut qu'en être le résultat, la fin : "le communisme à la fois aboutissement et commencement" (p.3 de ta lettre).

De toute façon là n'est pas l'essentiel.à l'issue de ta dernière lettre. J'essaierai de ne pas faire du "marxisme vulgaire", (bien que cela soit parfois utile), en disant que tu remplaces la contradiction entre prolétariat et capital, les contradictions entre les classes, par une odyssée de la conscience individuelle ( en inter-relations avec d'autres consciences), même si tu rattaches capacités et manifestations de celle-ci à des conditions relatives à l'histoire du capital : passage de la domination formelle à la domination réelle.

Toute ta problématique revient à opposer "abrutissement" et "conscience" ; la révolution devient un procès individuel de réflexion (retour) sur soi–même, de prise de conscience, en chacun de nous, de ce que nous sommes de toute façon déjà potentiellement (comme tu le dis).

Rosa Luxembourg dans son "ambiguïté" te sert à opposer deux époques dans l'histoire du capital : la domination formelle et son non-abrutissement général et profond, qui permet encore de laisser croire que la révolution se passe à l'extérieur, primordialement ; et enfin la domination réelle et son abrutissement généralisé qui ne laisse plus d'échappatoire et poserait bien que le vrai problème révolutionnaire ne peut être face au capital que la prise de conscience.

Je ne pense pas que la révolution se fasse, à chaque heure, chaque minute, parce que tout au plus, de temps en temps et en faisant des efforts, ce n'est pas la révolution que l'on fait mais peut-être de la théorie. La conscience de la contradiction du capital ou de l'aliénation n'a jamais aboli le capital. Il est vrai que tu n'es plus à ce niveau et que pour toi la grande opposition s'est déplacée entre abrutissement et conscience. La "révolution" est alors un exercice auquel on peut se livrer à toute heure : en regardant "la roue de la fortune", en mangeant du poisson pané ou de la purée en flocons. Quant aux "masses" l'auto-présupposition du capital ne se perpétue pas parce qu'elle les maintient dans un grand sommeil, ce serait plutôt l'inverse, si tout ces termes de sommeil de masse, d'abrutissement avaient un sens. Ces mêmes masses qui regardent les "reality–show" ou les "Amants du Pont neuf", en mangeant des hamburgers, ne se font aucune illusion sur le chômage, le R.M.I. ou leur situation en général.

Si l'on prend les chaînes de la conscience pour les chaînes réelles des hommes, il ne s'agit alors que de troquer cet abrutissement, ce sommeil, la "conscience actuelle", contre la conscience humaine, une conscience critique, ce faisant toute limite serait abolie. Mais on n'a rien changé en fait, on a fait qu'interpréter différemment ce qui existe, cela peut selon les cas faire plaisir ou rendre plus malheureux. C'est une croyance illusoire que de penser qu'une modification de la conscience, une orientation nouvelle de l'interprétation des rapports existants pourraient entraîner un bouleversement révolutionnaire du monde entier. Cette transformation dans la conscience des hommes ne sera réalisée que par une transformation des circonstances, et l'existences d'idées révolutionnaires suppose déjà l'existence de contradictions et d'une classe révolutionnaires, quel que soit ce que tel ou tel membre de cette classe pense à tel ou tel moment. C'est la révolution, mouvement pratique, qui est cette "transformation massive des hommes "et "la création en masse de cette conscience communiste". "Seule la révolution permettra à la classe qui renverse l'autre de balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle à la peau et de devenir apte à fonder la société sur des bases nouvelles", peu importe qu'auparavant la nécessité ou l'idée de la révolution aient été proclamée des centaines de fois." Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience" (Idéologie Allemande, Ed. Sociales, p. 51). Ce qui nous aliène n'est pas dépassable dans notre vie individuelle ou même dans notre conscience ; on peut le comprendre, mais le comprendre n'est pas le dépasser.

Je ne cherche pas, et je ne te donnerai donc pas de preuves de "résistance communiste tangible" à l'ordre capitaliste. "La joie intense d'enfin exister", il y a tous les jours plein de cinglés qui la trouvent dans toutes sortes de conneries (il y en a même en faisant de la théorie), ça n'a jamais empêché le capital de se reproduire. Les preuves tangibles du communisme, ce sont les contradictions du mode de production capitaliste et les luttes de classe, parfois spectaculaires, toujours quotidiennes.

Toute ta démarche me semble très pédagogique, faite d'efforts que chacun mène (bien sûr en relation avec les autres mais ce n'est qu'une somme d'individualités) pour s'élever à la conscience, et l'accès à celle–ci est en soi révolution et communisme.

La révolution n'est pas une affaire de conscience, mais ce stade des contradictions de classes qui les constituent, de luttes qui s'y déroulent, et qui ne dépendent pas d'une compréhension ou d'une accession préalable à la conscience.

Dans ces luttes, ces contradictions, ces rapports de forces, les classes ont, si l'on veut, la conscience de ce qu'elles font, ni plus ni moins. Ce qu'il s'agit de ne pas confondre c'est cette conscience et la production théorique, qui n'est pas une conscience, mais une production intellectuelle répondant à des conditions sociales particulières (j'ai abordé cela dans une lettre précédente) .

 

En conclusion et en résumé : il faut toujours que tu te réfères à un sujet antérieur à toute détermination sociale, à un sujet qui ne soit pas lui–même déjà socialement défini, ou qui soit défini par l'aspiration "à la jouissance existentielle qui demeure potentiellement en chacun de nous", ce sujet qui n'est pas sa vie mais qui fait quelque chose de sa vie, ce sujet qui fait des "efforts de compréhension". Bien sûr que nous avons tous un intérêt affectif à la révolution et un dégoût pour ce monde, mais poser cela en principe (point de départ théorique et dynamique) cela ne donne que des créateurs, des artistes, des saints, ou des situationnistes. L'erreur consiste à partir de cette illusion de la petite monade isolée de la société bourgeoise et de chercher dans celle-ci comment elle s'élèverait à une conscience de ce qu'elle est, à une conscience révolutionnaire. Au lieu de la considérer comme une illusion elle–même à détruire c'est d'elle que l'on part pour chercher le dépassement. Là tout se passe en terme de conscience de soi, de malheur, d'abrutissement, de velléités quotidiennes par lesquelles la petite monade pense parvenir à la pleine possession d'elle–même. Lutte toujours à recommencer et vaine. Lutte dans laquelle elle se scinde de façon schizophrénique entre la conscience de sa situation de misère, et d'isolement et elle–même comme existence de cette misère, comme étant elle–même ce qui l'aliène. Son monde est celui de la vie quotidienne et de la marchandise (cf. le texte sur le fétichisme dans TC N°10).

Merci pour les sourires

Amitiés

R...

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