La période actuelle est celle de la fin d’un cycle de luttes, c’est corollairement une phase de restructuration du capital.
Le cycle de luttes qui s’achève à la fin des années 70 nait dans la crise des années 20, elle-même crise charnière de l’ancien et du nouveau. Ce cycle de luttes est marqué par le temps fort de la fin des années 30, les luttes salariales des années 50 et 60 qui, au travers de la lutte sur les salaires, sur les horaires, posent l’hégémonie dans l’usine, le contrôle de celle-ci, mettent en jeu des rapports sociaux et non seulement des questions quantitatives. La crise de la fin des années 60 est le moment où tout le mouvement de cycle de luttes peut déboucher sur un projet de réorganisation sociale. Avec la crise, le cycle de luttes se développe pleinement comme projet de réorganisation sociale, car la crise du capital est crise de l’autoprésupposition, c'est-à-dire crise du fait que toutes les conditions de la reproduction de la société se retrouvent sans cesse posées dans le capital.
Le fondement de ce cycle de luttes qui s’achève est la domination réelle telle qu’elle s’est développée depuis la Première Guerre mondiale. Sur la base du passage à la domination de la plus-value relative, il y eut bien intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle propre du capital, le travail fut bien totalement spécifié comme travail salarié, l’absorption de travail par le capital devint bien le contenu même du procès immédiat par le développement du capital fixe, la société devint bien ce vaste métabolisme du capital que ce dernier implique dans son concept même, mais tout ce processus se caractérisa par la particularisation du procès de valorisation par rapport à tous les autres moments de la reproduction du capital comme rapport de production. Le procès de valorisation, de production de la plus-value, se constitue en moment distinct et opposé au cycle d’entretien de la force de travail, à sa formation, aux périodes de chômage, opposé aux modes de production traditionnels que le capital intègre dans son cycle tant dans les « métropoles » qu’à la « périphérie », opposé à la circulation, opposé aux différents moments d’une « vie privée ». Le rapport de la production de la plus-value aux moments de la reproduction de ses propres conditions était catholique, il devient protestant dans la restructuration actuelle.
C’est de cela que procèdent les caractéristiques du cycle de luttes qui s’achève aujourd’hui. Abolir et dépasser sa contradiction avec le capital, c’est alors pour le prolétariat devenir maitre d’un monde dans lequel il est totalement défini, c’est dire théoriquement et pratiquement que la contradiction n’a plus lieu d’être, qu’elle est le fait d’un despotisme du capital réduit à quelque chose d’artificiel, de superfétatoire, à une domination. Il s’agit pour le prolétariat de s’emparer du monde existant sur la base de cette identité de classe productive, de cette particularisation qui fait sa force programmatique, qui fait encore de la révolution une affirmation de la classe.
De façon immédiate, les caractéristiques de ce cycle de luttes se développent alors comme visée autogestionnaire, pouvoir ouvrier, devenir hégémonique, promotion de l’autogestion, développement sur toute la surface de la société d’une contradiction entre dirigeants et dirigés, prise en mains de sa vie… La critique de la défense de la condition prolétarienne n’est que formelle, elle ne s’adresse qu’à la pratique syndicale, on en appelle à des formes radicales comme l’autogestion qui serviront de marchepied à la révolution. Ce cycle de luttes dont le contenu a traversé depuis la fin des années 60 tant les luttes d’OS que les luttes extra-travail ou le refus du travail a trouvé dans ce qu’il est convenu d’appeler l’«autonomie » son achèvement.
En se fondant sur les limites de ce cycle de luttes dont elle fait sa propre force, la contre-révolution qui n’est rien d’autre que la restructuration du capital, permet de dépasser théoriquement cette phase en tirant les conséquences que le retournement contre-révolutionnaire des limites de l’ancien cycle imposait (autogestion, toutes les idéologies de la libération, dilution du procès de travail, etc.).
Les points théoriques qui sont dorénavant acquis sont les suivants : la révolution comme autonégation du prolétariat, la défense de la condition prolétarienne comme limite, la théorisation et la critique du programmatisme, de la domination réelle et de la domination formelle, l’identité entre la contradiction prolétariat/capital et le développement du capital, l’identité entre ce qui fait du prolétariat une classe du mode de production capitaliste et de ce qui en fait une classe révolutionnaire, la compréhension de la période précédente comme cycle de luttes achevé.
La critique de cet ancien cycle qui s’effectue dans et sur la base du procès de retournement de la force du mouvement en force de la contre-révolution débouche sur une critique fondamentale de la défense de la condition prolétarienne et sur l’élaboration du concept de programmatisme (le processus révolutionnaire comme développement de ce qu’est la classe dans le capital, et la révolution comme son affirmation, sa libération) ; il ne s’agissait plus de critiques formelles : avant-gardisme, bureaucratie, syndicat.
Actuellement, la non compréhension de l’ancien cycle de luttes comme tel et donc l’incapacité à en tirer les conclusions et à le dépasser entrainent une tentative de retour à des formes pures et dures de programmatisme dont le non respect, la méconnaissance seraient à la racine d’« errances » et de « mystifications ». On retourne aux Gauches, à Bordiga…, on reprend la critique du réformisme sans toutes ses formes, de la bureaucratie, de la démocratie, etc., c'est-à-dire que face à l’« échec » de cycle de luttes, on le juge à l’aune de ce que furent ses acquis originaux.
« Jusqu’à présent notre travail théorique (…) s’inscrivait dans l’ancien cycle de luttes qui comprenait autant le processus lui-même d’éclatement et de développement de la contradiction de la domination réelle telle qu’elle s’était développée, que les limites intrinsèques de ce processus, et sa propre critique qui y était incluse et conséquente. » (Théorie communiste n°4, p. 40) Même si notre travail, de ce fait, était à même de trouver dans la lutte de classe ses fondements, on ne peut nier les conséquences de cet ancrage particulier sur lui. Ce qui était en jeu, c’était le retournement dans la contre-révolution d’un cycle de luttes, retournement que nous appréhendions à travers les limites du cycle. On pouvait difficilement sur cette base produire une analyse stable et définitive.
Depuis le début des années 70, la production théorique dans ce qu’elle a eu de plus important s’est effectuée sur la base d’un malentendu. Toute la critique de l’autogestion, de la défense de la condition prolétarienne, toute la compréhension du programmatisme, toute l’analyse de la domination réelle et de la révolution comme autonégation du prolétariat qui lui était conséquente, tout cela on le doit à la contre-révolution, au fait qu’elle effectue pratiquement la critique de l’ancien cycle en en retournant les limites. Il ne restait plus qu’à la reconnaître.
Le reconnaître, c’était comprendre qu’un cycle étant achevé, qu’une restructuration se dessinant, le malentendu sur lequel s’était construit la production théorique jusque-là pouvait être dissipé. Les expressions théoriques les plus avancées visaient à une révolution « immédiate » alors qu’elles n’existaient que grâce au développement de la contre-révolution ; c’était là un malentendu mortel car il menait à poser sa propre existence comme étant la preuve de l’imminence de la révolution. Reconnaître sur quelle base s’était effectuée la production théorique, dissiper le malentendu, poser la restructuration du capital, c’était remettre en cause toute une façon de comprendre la production théorique antérieure et sa propre situation immédiate.
La production théorique peut actuellement se stabiliser, jeter un regard en arrière, faire le point, avancer un certain nombre d’acquis, mais cette stabilisation n’est pas le premier pas d’une poussée expansionniste : c’est la contre-révolution qui est la base de cette stabilisation.
Les limites de l’ancien cycle deviennent patentes vers 1973-1974 : ce fut la fin des revues comme Le mouvement communiste, Négation, Intervention communiste et Invariance (première série). Il s’agit alors de poursuivre le travail entamé dans ces revues qui avaient commencé la compréhension et la critique interne de ce cycle : texte de Jean Barrot « Contribution à la critique de l’idéologie ultragauche » (avril 70) ; le premier numéro de la revue Négation : « le prolétariat comme destructeur du travail » ; « prolétariat et communistes » dans le Bulletin communiste, supplément au numéro 1 d’Intervention communiste (mai 1973) ; le texte critiquant « l’idéologie conseilliste autogestionnaire » à l’œuvre dans ICO (publié dans ICO n°118 – mai 72) ; l’unique numéro du journal Le voyou (mars 73) ; « Lordstown 72 » publié par « Les amis de quatre millions de jeunes travailleurs » ; « Avortement et pénurie », supplément au numéro 2 de Négation (janvier 74) ; « Lip et la contre-révolution autogestionnaire », Négation n°3 (mai 74) ; la critique du numéro 4 de Le mouvement communiste – « Révolutionnaires ? » parue dans Intervention communiste n°2 – « les classes » (décembre 73)…
Le retournement des limites de cet ancien cycle vers la formation de la contre-révolution devient de plus en plus rapide : ce sont les Assises du Socialisme et le Programme socialiste, l’euphorie des congrès de la CFDT, le développement du féminisme, de la libération homosexuelle, de l’écologie, de l’antinucléaire, des premières tentatives de transformation du procès de travail, la prise en charge du secteur extra-travail par les intéressés eux-mêmes, l’éducation libre des enfants, les nouveaux rapports amoureux, les prisons, etc.
Les expressions théoriques soit pataugent dans cet ancien cycle, s’y vautrent, s’enduisent de modernisme ; soit se cabrent en prônant la « vraie autogestion » (voir tous les véritables autogestionnaires s’en allant combattre à Besançon les tares de Piaget), la négation du travail, la subversion de la vie quotidienne. D’autres appelaient au regroupement des révolutionnaires qui aurait fait défaut, d’autres chassaient le réformisme, d’autres l’esprit démocratique… En fait, si l’ancien cycle en était arrivé là, c’était parce que, pour une raison ou pour une autre, il n’aurait pas été pur et dur. Poursuivre le travail de reconnaissance de l’ancien cycle de luttes comme tel, et sa critique de façon fondamentale, c’était se marginaliser, car c’était accepter de ne se reconnaître dans aucun moment immédiat de la lutte de classes.
Nous n’avons rien à promouvoir dans les luttes : pas plus le débordement des syndicats qu’autre chose, même si l’on signale par ailleurs le caractère positif de ces mouvements-là par rapport à la révolution, caractère positif qu’ils ne possèdent que parce qu’ils appellent leur dépassement, parce qu’ils posent la défense de la condition prolétarienne comme limite à dépasser et l’auto-organisation comme affirmation de la classe à dépasser en tant que telle. Ce que la lutte de classe peut avoir de plus radical ne l’est que parce qu’il appelle son dépassement. Il ne s’agit pas simplement par là de la nécessité de faire mieux, d’élargir, d’universaliser une pratique, il s’agit d’un dépassement qualitatif car la révolution est action d’une classe qui s’abolit en tant que classe : elle est par là essentiellement dépassement de toute pratique antérieure de la classe, pratiques qui ne peuvent avoir comme radicalité extrême que d’appeler leur dépassement.
Réciproquement, nous n’avons rien de particulier à attaquer, ni les syndicats, ni les antifascistes, ce qui ne signifie pas que l’on ne se livre pas par ailleurs à une critique des syndicats ou de l’antifascisme, nous ne sommes pas les dénonciateurs spécialisés des pays de l’Est ou de l’impérialisme américain. Notre rapport à l’immédiateté des manifestations quotidiennes du mouvement social pourrait être qualifiée de théorique : les moments particuliers de la lutte de classes sont compris comme une totalité au sein de laquelle ils s’impliquent mutuellement (limites d’un cycle ; retournement dans la contre-révolution ; nécessité du dépassement d’un cycle ; amorce d’un nouveau cycle) et en cela, tous sont posés comme nécessaires et moments du processus de la révolution se faisant, y compris dans le développement du capital (contre-révolution).
Inversement, pour un rapport à l’immédiateté que l’on pourrait qualifier de politique, certains moments particuliers de la lutte de classe sont compris comme la base de la révolution à faire, et la révolution, dans cette problématique, est un possible dont il convient d’assurer le triomphe. Les visions « politiques » sont nécessairement multiples, car les moments particuliers ne sont pas conçus comme s’impliquant et constituant par là une totalité unique. Il est normal dès lors que s’affrontent dans des réunions, des assemblées, des débats ou des articles, les diverses méthodes destinées à faire triompher ce possible ; la gestion de l’immédiateté est alors l’enjeu de la dispute, immédiateté mystifiée à qui il faut révéler le sens de sa démarche. L’identité de démarche fonde l’antagonisme entre toutes ces théorisations et réciproquement l’antagonisme est le ciment du « grand débat permanent » qui les oppose et les conforte. Pour tous, depuis la Première Guerre mondiale, le capital a accompli sa « mission », tout est dit, la lutte de classe se résume à du bon, du mauvais, du sens communiste caché, des choses à encourager et naturellement beaucoup de mystification. La révolution n’est pas la résultante de l’ensemble du rapport, mais la croissance et la libération de certaines pratiques.
Notre situation par rapport à ce « milieu » n’est pas antagonique, mais contradictoire. Pour décrire ce fait, les modalités de notre participation à la réunion d’« Échanges et mouvement » de Pâques 80 est un bon exemple. Les antagonismes n’étaient pas absents de la discussion : appréciation divergentes sur l’importance de tel ou tel phénomène, heurt entre les diverses recettes pour favoriser l’éclatement de l’autonomie du prolétariat, exposé de la situation dans son pays, sa région ou sa boite, insistant surtout sur les différences locales qui jouent alors le rôle d’aplanissement des antagonismes et de ce fait, leur permet de se développer et d’exister.
Il nous était impossible de participer à cette réunion sur une base identique à celle des autres participants, apportant une pierre à l’édifice ou proposant d’en remplacer une par une autre mieux adaptée, mais s’opposer en bloc à tout l’édifice, attaquer immédiatement tout l’ensemble, faire forcément de l’obstruction, développer un discours systématique.
Si nous étions à cette réunion, comme nous pourrions être présents dans d’autres réunions semblables, c’est sur la base du fait que dans ce mouvement et dans son expression théorique, il devient évident que les luttes de l’ancien cycle butent elles-mêmes sur leurs propres limites ; c’est par là que nous nous relions à de tels groupes même s’il y a incompréhension théorique. Il était impossible que notre production théorique soit envisagée comme antagonique à la leur, c'est-à-dire dans laquelle on soit en mesure de se reconnaître : au travers d’une critique ou d’une reprise en compte.
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