Essai sur "l'herméneutique" stalinienne - Slavoj Zizek

Zizek's contribution (pp. 86-144) in Armando Verdiglione 1978, Actes du Colloque de Milan, 1977: Généalogie de la politique (Colletivo semiotica e psicanalisi) La Violence, Volume 2 (pp. 375), Paris: Union Générale d'Editions 10/18 (Christian Bourgois).

Submitted by Noa Rodman on December 17, 2016

+ another Zizek article: 'Le stalinisme: un savoir décapitonné', ANALYTICA, vol.33, Navarin Editeur, Paris.1983, pp.57-83. (See attachment.)

La surabondance des approches analytiques du fascisme rend de plus en plus visible l'absence d’analyses du « phénomène stalinien », de son économie signifiante-libidinale, des analyses du discours stalinien au sens strict du lien social : le stalinisme apparaît surtout comme supplément aux analyses du fascisme — on fait ressortir des mécanismes homologues, etc. Une absence d'autant plus extraordinaire si l'on considère qu'aujourd'hui, après la reconstruction du champ analytique qui s'associe au nom de Lacan, toutes les conditions d'une telle analyse sont réunies. On pourrait dire, d'une manière schématique, que l'appareil conceptuel freudien suffit pour l'analyse du fascisme (les mécanismes de l'hypnose collective qui constituent la « masse », des identifications imaginaires qui placent le Führer dans la position du « dénominateur commun » etc.); il semble que la « naïveté » de Freud — une naïveté du début où la portée de son propre acte lui échappait, ce qui ouvre aussi la possibilité de la chute en un temps d'« avant-Freud » chez les révisionnistes — correspond à une certaine « naïveté », à une « immédiateté du fascisme (comme si le masque de la Culture » était enlevé et l'autre côté, le côté « obscur », latent, faisait irruption en une violence psychotique « directe »); ce n'est que le «retour à Freud» lacanien, le retour à sa « maturité », au caractère toujours « médiatisé », « rusé », bref, signifiant, du désir, qui établit le champ conceptuel pour l'analyse des « pousse-au-jouir » staliniens dans leur pervertissement spécifique.1

On est loin de prétendre ici à une telle analyse; on ne donnera d'abord que quelques « éléments pour une analyse du discours stalinien », sous la forme d'assemblage des matériaux, accompagné d'une théorétisation « sauvage » (je ne suis pas analyste!), et on discutera après, en quelques lignes, un certain impensé chez Marx qui n'est pas sans conséquences pour l'avènement du stalinisme.2

Les quatre traits fondamentaux de la dialectique stalinienne

II s'agit de saisir l'ensemble du discours stalinien comme un ensemble désirant; l'ensemble « non-désirant » serait un ensemble structuré comme un système hiérarchique, symétrique et clos, sans éléments paradoxaux qui coupent l'ordre de la classification descendant de l'universel au particulier, qui tiennent le lieu du manque autour duquel s'organise cet ensemble. Dans le discours stalinien, on se heurte au paradoxe là où l'on s'y attend le moins, dans la définition initiale de la dialectique comme « tout l'opposé de la métaphysique » et du matérialisme comme « tout l'opposé de l'idéalisme ».

Voici un bref résumé des quatre fameux « traits fondamentaux de la méthode dialectique marxiste » dans l'opposition avec les traits de la métaphysique :

a) Contrairement à la métaphysique, la dialectique regarde la nature, non comme une accumulation accidentelle d'objets, mais comme un tout uni, cohérent.
b) Contrairement à la métaphysique, la dialectique regarde la nature, non comme un état de repos et d'immobilité, mais comme un état de mouvement et de changement perpétuels.
c) Contrairement à la métaphysique, la dialectique considère que le processus du développement doit être compris non comme un mouvement circulaire, non comme une simple répétition du chemin parcouru, mais comme un mouvement progressif, ascendant, comme le passage de l'état qualitatif ancien à un nouvel état qualitatif.
d) Contrairement à la métaphysique, la dialectique considère que le processus de développement de l'inférieur au supérieur ne s'effectue pas sur le plan d'une évolution harmonieuse des phénomènes, mais sur celui de la mise à jour des contradictions inhérentes aux objets, sur le plan d'une « lutte » des tendances contraires qui agissent sur la base de ces contradictions.

On peut remarquer que l'antipode de la dialectique, la « métaphysique », est beaucoup plus dialectique que la dialectique même : chacun de ses traits, considéré en opposition paradigmatique au trait respectif de la dialectique, possède un « sens »; cependant, si on lit tous ces traits ensemble, comme un syntagme, on obtient une « conception du monde » insensée qui prétend à la fois :

a) que la nature est une accumulation accidentelle d'objets et non pas un tout uni, cohérent ;
b) que le tout de la nature est un état d'immobilité et non pas un mouvement perpétuel, un processus de développement ;
c) que le processus de développement est un mouvement circulaire et non pas le développement de l'inférieur au supérieur ;
d) que le processus de développement de l'inférieur au supérieur est une évolution harmonieuse des phénomènes et non pas une lutte des tendances contraires.

Ce qui dévoile déjà le « secret » de la « métaphysique » stalinienne : chaque trait fonctionne tout simplement comme l'antipode, comme l'opposition dans une différenciation diérétique graduelle de la « dialectique ».3 La « métaphysique » tombe toujours dans la « dialectique », elle rend possible le processus de sa différenciation, elle est son ressort. Pour illustrer cet état, une ligne de séparation verticale et raide ne suffit pas — il faut avoir recours à une diagonale. Il en va de même quant au matérialisme ; voici les trois « traits distinctifs du matérialisme philosophique marxiste » :

a) Contrairement à l'idéalisme qui considère le monde comme l'incarnation de 1'« idée absolue », de 1'« esprit universel ». le matérialisme philosophique marxiste part de ce principe que le monde, de par sa nature, est matériel.
b) Contrairement à l'idéalisme affirmant que seule notre conscience existe réellement, que le monde matériel, l'Être, la nature n'existent que dans notre conscience, dans nos sensations, représentations, concepts, le matérialisme philosophique marxiste part de ce principe que la matière, la nature, l'être est une réalité objective existant en dehors et indépendamment de la conscience.
c) Contrairement à l'idéalisme qui conteste la possibilité de connaître le monde et ses lois et considère que le monde est rempli de « choses en soi » qui ne pourront jamais être connues de la science, le matérialisme philosophique marxiste part de ce principe que le monde et ses lois sont parfaitement connaissables.

Ici encore, tandis que le « matérialisme » est une « conception du monde » parfaitement cohérente qui affirme que le monde est matériel, qu'il existe en dehors et indépendamment de la conscience et qu'il est connaissable, l'idéalisme, par contre, prétend à la fois :

a) que le monde est une incarnation de l'« idée absolue »,
b) qu'il n'existe que dans notre conscience,
c) qu'il est inconnaissable.

Ces trois traits, évidemment, s'excluent mutuellement — il s'agit de trois sortes d'idéalisme connues par la classification stalinienne : « idéalisme objectif », « idéalisme subjectif », « agnosticisme ». L' « idéalisme » prend ici le rôle de la « métaphysique », celui de l'antipode dans une différenciation diérétique graduelle : ou bien le monde est connaissable ou bien inconnaissable ; s'il est connaissable, il existe dans la conscience ou bien en dehors d'elle ; s'il existe en dehors d'elle, il est une incarnation de l'idée, ou bien il est matériel. Encore une fois, il faut avoir recours à la diagonale, et non pas à une ligne de séparation verticale. Ce n'est pas par hasard que Staline dit :

« Contrairement à la métaphysique (singulier!), la dialectique regarde, considère etc. »

Il y a au fond une affirmation implicite que toutes les variantes de la métaphysique, « par leur essence », « objectivement », sont « la même chose » ; ce qu'on peut vérifier si on lit le schéma « à rebours » ; le développement harmonique, « par son essence », « objectivement », n'est en aucune façon un développement de l'inférieur au supérieur, mais un mouvement circulaire pur et simple; le mouvement circulaire, « par son essence », n'est pas du tout un mouvement, mais une conservation de l’état d'immobilité ; l'état d'immobilité n'est aucunement un tout vivant, mais une coexistence morte d'objets, donc une accumulation accidentelle. Il en va de même quant au couple matérialisme/idéalisme : le monde est matériel, ce qui se déduit de son existence en dehors de la conscience, puisqu'un monde en
dehors de la conscience qui ne sérait qu'une incarnation de l'idée, ne serait, « par son essence », rien d'autre qu'une projection de la conscience; l'existence du monde indépendamment de la conscience est une conséquence du fait qu'il est connaissable, puisque soutenir que le monde n'existe que dans la conscience sous-entend, « objectivement », qu'il est inconnaissable — le monde réel est, en fait, par-là exclu de la conscience.

Le complexe du discours stalinien est alors un ensemble désirant par ce qu'il est traversé et tranché par une diagonale, transversale et oblique, qui fait qu'il y a toujours des intersections où la métaphysique tombe sans cesse dans la dialectique.

La position paranoïde, ou de la diagonale à la verticale

C'est déjà dans la formule la plus universelle des « traits fondamentaux » du matérialisme et de la dialectique qu'on rencontre la « position paranoïde » : l'objet (toujours partiel) se divise en un « bon » et un « mauvais » objet. C'est que l'Histoire caractérise les « monstres de la bande bouknarinienne et trotskiste » comme « ces rebuts du genre humain » (p. 384). Cette désignation est à prendre littéralement et il faut l'appliquer sur le procès même de la différenciation diérétique des « traits » de la dialectique et du matérialisme : du point de vue formel, il s'agit d'un genre qui se divise à son tour en deux espèces, une « bonne » et une «mauvaise», dont la «bonne» se divise à son tour en deux, etc.

Dans cette opération, la « mauvaise » espèce, celle de gauche, bien sûr, est littéralement le rebut du genre: ce n'est que la «bonne», celle de droite, qui est sa véritable espèce (son propre). Par sa spécification, le genre n'est pas restreint, au contraire, il se purifie de ses rebuts, puisque la « logique paranoïde » stalinienne est basée sur le fait que la diagonale entre la « dialectique » et la « métaphysique » et entre le « matérialisme » et l' « idéalisme » est à lire comme une ligne verticale, comme la ligne de séparation entre « deux camps », et non pas comme une transversale oblique. C'est à partir de cette lecture verticale de la diagonale qu'apparaît l'assertion implicite que toutes les variantes de la métaphysique, « par leur essence », sont « une seule et même chose » : que le développement harmonique n'est autre chose que le mouvement circulaire, etc.; ou bien — quant à la ligne de la dialectique qu'il faut lire en sens inverse, du haut vers le bas — que le seul ensemble « vrai » et « propre », c'est le procès de développement, le seul développement « propre », c'est celui de l'inférieur au supérieur, etc., et inversement, que le mouvement circulaire n'est qu'un rebut du procès de
développement, le développement harmonique qu'un rebut du développement de l'inférieur au supérieur, et non point son propre, sa vraie espèce, etc.4

En même temps, on peut voir comment la lecture verticale de la diagonale unifie l’« ennemi » : chaque phase de « l'édification du socialisme en URSS » apporte un nouvel « ennemi » (au début des années vingt : Trotsky, à la fin des années vingt : Boukharine, etc.) ; dans la lecture verticale, on peut escamoter le fait qu'il s'agissait d'une différentiation graduelle (d'abord c'était Boukharine qui, en liaison avec Staline, s'est débarrassé de Trotsky, le conflit avec Boukharine n'a surgi que plus tard, de la même manière que c'est d'abord le mouvement circulaire qui, en liaison avec le mouvement évolutif, s'oppose à l'immobilité et ne devient son contraire qu'après l’« expulsion » de l'immobilité) ; avec toutes ces
oppositions, on construit un seul « complot boukharinien-trotskyste ».

Pourquoi Staline rejette la négation de la négation

Il apparaît que la ligne qui passe du genre abstrait à travers son rebut jusqu'à son propre imite la formule hégélienne de la « négation de la négation ». D'une façon paradoxale, le genre, chez Hegel non plus, n'a qu'une espèce, et la différence spécifique coïncide avec la différence genre/espèce. Or cette espèce, selon Hegel, est justement la négation de l'universalité abstraite du genre, et le genre abstrait-universel est déjà en soi l'espèce, puisqu'il exclut l'espèce; c'est-à-dire qu'il n'est pas l'universalité vraie, tout-englobante. Chez Hegel, les deux espèces de chaque genre sont alors le genre même et son espèce ; l'infinité vraie de l'universalité concrète est l'unité-dans-la-différence entre le genre et l'espèce, c'est-à-dire l'universalité qui inclut sa différence spécifique, sa négation-détermination. Dans la logique stalinienne, par contre, le point de départ, le genre abstrait-universel, n'englobe pas sa négation dans la négation de la négation (son propre), dans sa concrétisation — il l'exclut : le « développement de l'inférieur au supérieur » comme concrétisation du « procès de
développement » n'est pas une synthèse de l'universalité abstraite initiale (du « procès de développement ») et de sa « négation » (du « mouvement circulaire ») ; au contraire, il est l'exclusion sommaire du « mouvement circulaire » du « procès de développement » en général.

Le court-circuit du discours stalinien consiste tout simplement en ce qu'il veut être les deux
à la fois
: le Tout et la Part(i). La Dialectique (ou le Matérialisme, ou le Parti) est, justement en
un sens judiciaire, « toute la Vérité » : le genre, mais qui se définit à la fois comme espèce
propre
par opposition à l'espèce « fausse », au rebut du genre.

« Et si je définis ‘l'homme’ par le propre ‘homme et femme’, je peux fort bien passer de la proposition à l'existence en écrivant : « II n'y a pas d'homme sans femme » .5
— ou, si je définis le genre par l'espèce l'espèce fausse : « Il n'y a pas de vrai sans faux ».6

II n'y a pas de lutte des contraires sans évolution harmonieuse, pas de mouvement progressif sans mouvement circulaire, etc. — bref, pas de dialectique sans métaphysique, pas de propre sans rebut, pas de Parti sans les « éléments opportunistes ». La proposition selon laquelle
« ... le Parti se fortifie en s'épurant des éléments opportunistes »,7
prend de cette façon une tournure embarrassante : le seul moyen, pour le Parti, de se consolider, c'est son « épuration » de ces « éléments ». C'est alors le Parti lui-même qui a besoin de ces éléments, de la même manière que la vérité a besoin du mensonge — le mensonge est donc, dans un sens strict, intérieur à la vérité, la ligne de séparation entre la vérité et le mensonge se place au dedans de chacun des deux membres. Cette intériorité de la ligne de séparation (à l'œuvre déjà dans le genre hégélien qui n'est que sa propre différence de l'espèce) ne peut pas être admise par le discours stalinien. Ce discours veut garder sa « pureté » et aboutit alors au cul-de-sac décrit auparavant. Autrement dit, le discours stalinien vît dans l'illusion proprement imaginaire que le Parti, en tant que l'Idéal accompli, c'est-à-dire épuré jusqu'au fond de ces éléments, aurait été « l'unité d'action complète et absolue » (Staline), et non pas l'anéantissement du Parti lui-même.8

Universalité et différence dans le genre

Par conséquent, la différence stalinienne entre les « deux camps », la ligne de séparation « idéalisme »/« matérialisme » ou « métaphysique »/ « dialectique », n'est pas la Différence signifiante (« sexuelle »), effet de la castration symbolique, mais sa dissimulation : le procès incessant du « rejet » des « monstres », des « chimères », etc. dans le but de garder l'universalité du genre dans sa « pureté », dans son propre — donc justement le contraire de la Différence signifiante qui toujours déjà entame et l'universalité du genre.9

Celle opération de « purification » du genre est démontrée d'une façon exemplaire à propos de la « liberté ». Comparé au fascisme qui – tendanciellement, du moins –dit directement : « Pas de liberté! », le procédé stalinien est beaucoup plus raffiné : bien sûr la liberté personnelle, créatrice, artistique, etc. est garantie, mais la liberté « véritable », la liberté « au sens propre », et non pas son « abus » qui « au fond ne signifie rien d'autre qu'une limitation de la liberté des masses populaires les plus larges » etc. Le stalinien tire un surplus de plaisir du fait qu'il prétend que cette « concrétisation » de l'universalité non seulement n'annule pas cette universalité (de la liberté) mais rend possible justement l'accès au contenu « véritable » de l'universalité (aux libertés et démocraties «véritables» etc.) face à ses « abus ».

Cette opération est, en apparence, étroitement liée à l'opération marxienne et ne représente que son autre face. C'est que Marx aussi fait ressortir sans cesse le contenu concret de la parole bourgeoise sur la « liberté » en général, c'est-à-dire que la liberté signifie effectivement une liberté bien déterminée (liberté de commerce, etc.) et par là, le déni de la liberté (pour celui qui ne vend que sa propre force de travail) — la forme concrète, la « base réelle » de cette « liberté » en général est justement la négation de la liberté universelle effective.

Le procédé stalinien paraît prendre la même direction : face à la liberté « formelle » qui est toujours une limitation de la liberté, il exige la liberté « véritable ». Mais l'intention marxienne — qui contient déjà, peut-être, un certain court-circuit — est justement la subversion d'une telle constellation où l'universalité de la liberté est faussée et ne signifie qu'une liberté particulière qui est déjà la négation de son universalité, la subversion qu vise à ce que « le libre développement de chaque individu » devienne « la condition du libre développement de tous ». Dans le stalinisme, la liberté « véritable », par contre, n'est pas autre chose que la « nécessité comprise », la liberté de reconnaître et de vouloir « librement » ce qui est « objectivement nécessaire » - et ce qui est « objectivement nécessaire », au moins à l'égard de la société, est à son tour déterminé par le discours au pouvoir; le stalinisme lui donne un nom: « la ligne générale ». Bref, la liberté veut dire, en dernière instance, la soumission sans réserve à la « sage direction » du Parti :
« La discipline de fer n'exclut pas, mais présuppose la soumission consciente et librement consentie, car seule une discipline consciente peut être réellement une discipline de fer ».10

Il ne s'agit pas là seulement de l'opposition entre l'universel et sa « concrétisation », mais surtout d'une tension entre enoncé et énonciation, entre le « dénotatif » et le « performatif » : ce procédé même de la « concrétisation » de la liberté est dejà sa négation. La liberté — selon la proposition fameuse de Rosa Luxemburg — est toujours la liberté de ceux qui pensent autrement, c'est-à-dire que la liberté exige elle-même une alternative, une altérité, et exclut la limitation à une seule liberté, si « véritable » qu'elle soit.11

Le performatif stalinien

Ici se dessine la spécificité du « performatif » stalinien : il est, d'une certaine manière, le contraire même d'Austin où on accomplit, par l'acte de l’énonciation même, l'acte signifié par la proposition énoncée. Le discours stalinien parvient au plaisir par la contestation de l'énoncé dans le procès de l’énonciation, il vit littéralement de ce que, au niveau de l'énoncé, « on ne le croît pas ». Ce fait renforce davantage son pouvoir au niveau du discours au sens strict du lien social.12 Celui qui le croit est hystérique, et le problème principal de la « critique du stalinisme » réside dans la difficulté d'éviter le piège de devenir une demande hystérique au discours dominant du maître — ce qui s'insère presque parfaitement au cadre de l' « autocritique » stalinienne.13 La demande hystérique est dupe du stalinisme, puisqu'elle accepte le dialogue au niveau dénotatif ; dans ses arguments, dans ses preuves mêmes du caractère mensonger du discours stalinien, elle le « prend au sérieux » et ne touche pas au lien social constitué par ce discours. Par-là, elle ne fait qu'augmenter le plaisir que le stalinien tire de la tension entre l'énoncé et renonciation.14

L'effet du discours stalinien, reste insaisissable sans cette dimension du « performatif ». On pourrait croire que, par exemple, à propos de l’ « expulsion de l'ennemi », il ne s'agit que d'un délire « subjectif », d'une « fiction », etc. La proposition « tu es un traître! », même si elle est « entièrement inventée », fonctionne néanmoins comme un performatif : elle ne te décrit pas comme un traître, elle te fait un traître, puisque — énoncée du « lieu propre — elle t'exclut du Parti. On ne peut pas se défendre en disant qu' « en réalité, on n'est pas un traître » parce que cette proposition même est déjà énoncée de l'extérieur; c'est qu'« en réalité » on n'est plus « à l'intérieur ».

C'est là le piège principal pour forcer un aveu : l'aveu est le seul moyen pour l'accusé d'affirmer son adhérence à la « chose » :

« — Je ne suis pas un traître, je suis un bon communiste, dévot à la chose!
— Prouve-le!
— Comment?
Par ton aveu!
— Seule ta confession peut te réconcilier avec le Parti : si tout était fou, le monde entier fou,
s'il n'y avait nulle part un appui, sauf le Parti… »15

Pravda et istina : le double nom de la vérité stalinienne

« Le Parti » est donc ce signifiant sans double inscription (Sibony) qui joue le rôle du Dieu
cartésien : l'appui qui seul peut nous garder contre la Realitätsverlust. La structure est bien
psychotique — forclusion de la différence : d'un côté, l'univers clos du discours du Parti, au-delà de ce discours un vide menaçant et horrible, extérieur à l'homogénéité du discours du Parti. C'est à partir de là qu'il faut comprendre la distinction stalinienne entre la vérité comme pravda et la vérité comme istina :

« L'équivalent de vérité est istina, mot qui recouvre à la fois la notion abstraite de vérité et la réalité concrète à laquelle elle s'applique. Pravda, par contre, représente un concept purement russe, celui d'une vérité supérieure élevée à la dignité d'idée. Pour le NkVD comme pour le Parti, la vérité exprimée par istina n'existait pas : c'était une notion toute relative, donc facilement modifiable. Seule, la pravda était la vérité absolue. Le concept de pravda était devenu le fondement du pouvoir... et tout ce qui n'entre pas dans ce cadre n'est pas objectivement vrai ».16

Ici, il faut surtout éviter la critique « spéculaire » pour laquelle la relation est tout simplement inversée : pravda serait la vérité purement subjective du Parti, l'effet de son « volontarisme », tandis que istina serait la vérité « de fait », « objective ». Cependant, il suffit de regarder de près le fonctionnement de l' « invalidité objective » de istina dans le discours stalinien : « Il se peut que tu dises la vérité, mais c'est l'ennemi qui en profite ». Si on insiste sur istina contre pravda, si, par exemple, j'essaie de prouver la fausseté empirique de l'accusation, alors, objectivement, je soutiens déjà l'ennemi — sans égard à ce que je peux croire subjectivement et sans égard à la (non) vérité de fait. La manœuvre consiste en ce qu'il ne s'agit pas d'une « invention subjective » du Parti : c'est du fait même de ma résistance que j'agis en fait contre le Parti, je fais éclater en fait son unité, je m'oppose en fait à son jugement.

Du point de vue dénotatif, pravda peut bien être une « fiction », mais du point de vue du
performatif, elle est un champ discursif intersubjectif investi par le pouvoir qui dessine par
avance le réseau des alternatives dans lequel s'inscrit mon acte, sa portée
. Le délire propre au
discours stalinien consiste à nous forcer à dénier istina au nom de pravda, c'est-à-dire, à nous confronter à une alternative insupportable : ou bien on dénie la réalité au nom de la pravda, ou bien on est en dehors du Parti, dans le Réel horrifiant. Ce déni de la réalité au cœur même de la pravda marque le point où l'institution — « névrotique » d'ailleurs, on le sait — se « psychotise ». Or, ce n'est aucunement un « point faible », un talon d'Achille du discours stalinien, au contraire on pourrait dire que c'est là la « source de sa force » : c'est elle qui fait naître la « croyance en l'impossible », le « fanatisme » de ceux qui sont dominés par ce discours.

Cette tension constatif/performatif indique que l’ « indifférence » des masses est inhérente à
ce discours
.17 On n'écoute pas le Maître, et c'est à travers cette non-écoute que le Maître maintient sa domination.18 Pour cette raison, les masses ne sont pas hystérisées, elles ne sont pas un antipode hystérique au discours dominant du maître; les « masses » sont exclues et gardent le silence. Le jeu du maître et de l'hystérique est limité aux couches « privilégiées », il se déploie, par exemple, entre la bureaucratie et l’intelligentsia.

Le discours du pouvoir comme métalangage

Si, à propos du discours stalinien, on veut donc poser la question, « quels sont les pousse-au-jouir de ce discours? Quels effets signifiants réussit-il à mobiliser pour se faire écouter ?...
»,19 alors il faut ajouter tout de suite que le discours stalinien réussit justement en ce qu'on ne l'écoute pas: l' « ennui » est sa détermination « objective », non pas une conséquence accidentelle des gens qui l'écrivent — à travers cette « illisibilité », et même cette bêtise, il se donne comme discours du pouvoir :

« En 1880-1890, à l'époque de la lutte des marxistes contre les populistes, le prolétariat de
Russie était une infime minorité par rapport à la masse des paysans individuels qui formaient l'immense majorité de la population. Mais le prolétariat se développait en tant que classe, tandis que la paysannerie en tant que classe se désagrégeait. Et c'est justement parce que le prolétariat se développait comme classe, que les marxistes ont fondé leur action sur lui. En quoi ils ne se sont pas trompés, puisqu'on sait que le prolétariat, qui n'était qu'une force peu importante, est devenu par la suite une force historique et politique de premier ordre. Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, il faut regarder en avant, et non en arrière ».20

C'est le leitmotiv de Staline « pour ne pas se tromper en politique, il faut... », qui indique le plus clairement la rupture avec Marx : le matérialisme historique devient un méta-langage qui escamote son propre lieu de renonciation : d'où les marxistes à l'époque de leur lutte contre les populistes pouvaient-ils parler pour être sujets à se tromper dans leur choix de prolétariat ? Evidemment d'un lieu extérieur et objectif du méta-langage d'où le procès historique s'étale comme un champ des forces objectif et où il faut « faire attention à ne pas se tromper », à « se guider sur les forces justes », celles qui vaincront — bref, à « parier sur le bon cheval ».21
Cette constellation trouve ses origines dans la fameuse théorie kautskyenne selon laquelle le
prolétariat n'aboutit « spontanément » qu'à un « économisme », tandis que la conscience de
classe véritable ne peut être importée dans le prolétariat que « du. dehors », par les intellectuels petit-bourgeois, porteurs de la connaissance scientifique, qui rejoignent le prolétariat après avoir « scientifiquement » constaté son rôle historique.

Il est symptomatique que ce trait soit partagé par le réformisme social-démocrate et par le stalinisme — c'est leur présupposé commun qui les oppose tous les deux à Marx aussi bien qu'à la ligne du marxisme qui s'est épanouie à la fin de la première guerre mondiale (R. Luxemburg, Korsch, Gramsci, Lénine de L'Etat et la révolution, etc.), et dans laquelle est repris le matérialisme historique comme la « science de position », la science qui tient compte de sa position d'énonciation : la proposition que le matérialisme historique marxien « ne s'est pas trompé en se guidant sur le prolétariat », est, à ce niveau-là, insensée puisque Marx n'est pas « pour » le prolétariat pour avoir constaté « scientifiquement » sa victoire à venir, mais parce qu'il parle toujours-déjà (à partir) de la position prolétarienne. Cette position extérieure du méta-langage détermine l'ambiguïté existant dans la conception de la liberté comme « nécessité comprise » :

« Par conséquent, la science de l'histoire de la société, malgré toute la complexité des
phénomènes de la vie sociale, peut devenir une science aussi exacte que la biologie, par
exemple, et capable de faire servir les lois du développement social à des applications
pratiques. Par conséquent, le parti du prolétariat, dans son activité pratique, ne doit pas
s'inspirer de motifs fortuits quels qu'ils soient, mais des lois du développement social et des
conclusions pratiques qui découlent de ces lois ».22

D'un côté, il s'agit de faire servir les « lois de société » « à des applications pratiques » — une manœuvre qui procède par la « ruse de la raison », au même niveau que l'application technologique des sciences exactes, ce qui implique une position extérieure de « nous-mêmes»; de l'autre côté, il s'agit de tirer des « conclusions pratiques qui découlent de ces lois », de mettre en accord la fin de notre activité avec la nécessité comprise. D'un côté, la nécessité comprise est limitée au domaine instrumental : si on veut être libre, il faut tenir compte des « lois objectives » qu'on peut utiliser pour ses propres buts, les buts qui, implicitement, au moins, ne sont pas déterminés par cette nécessité; de l'autre côté, on est « dedans », inclus dans la « nécessité objective », le but même de notre activité est circonscrit par la « nécessité comprise ». L'aporie de la deuxième variante est bien visible dans la
définition de la liberté donnée par le dictionnaire philosophique est-allemand : c'est de « vouloir ce qui est objectivement nécessaire» ; on n'est « libre » que dans la mesure où la « nécessité historique objective » ne s'accomplit plus d'une manière « aveugle », comme la « ruse de la raison » objective/historique, à travers nos passions, etc., et où c'est le Parti lui-même qui occupe le lieu de la « raison objective » de l'histoire. La « vérité » de cette aporie, on l’a déjà vu, c'est que le Parti lui-même détermine par avance le champ de cette « nécessité objective » de l'histoire et légitime par là son volontarisme.23

Le syllogisme stalinien

Nous retrouvons cette même position d’extériorité dans le procédé fondamental de l'« herméneutique » stalinienne. Prenons la réfutation de la « plate-forme des 83 » de l'année 1927 :

« En paroles, c'est-à-dire dans leur plate-forme, les trotskistes et les zinoviévistes n'étaient
pas contre la mise en pratique des décisions du Parti et ils se prononçaient pour une attitude de
loyauté; en fait, ils violaient de la façon la plus grossière les décisions du Parti, bafouant tout
loyalisme à l'égard du Parti et de son Comité central ».24

On laissera de côté le reproche, intéressant du point de vue libidinal, que les oppositionnels
« bafouaient » le Parti, et l'on suivra la question fondamentale d'où parle cette réfutation pour pouvoir confronter, sans le moindre problème, ce qui est « en paroles » et ce qui est « en fait ». C'est de cet « en fait » qu'il faut saisir l'intention véritable de ce qui n'est qu'« en paroles » puisque la plate-forme (c'est évident dans le texte) est entièrement acceptable quant aux « paroles ». Cette réfutation parle donc d'une position extérieure d'où l'on peut comparer ce qui est « en paroles » et ce qui est « en fait » — bref, le langage et la « réalité ».

A partir de cette position extérieure, on peut s'approcher de la fameuse « théorie du reflet » : il faut se demander qui est celui qui occupe la position « objective » — neutre d'où on peut juger quelle est cette « réalité objective » reflétée et extérieure au reflet, d'où on peut « comparer » le reflet avec elle et puis juger si le reflet y correspond ou non. Pravda (la Vérité du Parti) contre istina (la vérité objective), en fait contre en paroles, l'un en face de l'autre dans une confrontation immédiate — aucune place pour la lecture symptomale, la détection des trous dans l’istina à travers lesquels on dégagerait la Loi refoulée comme sa Vérité décentrée; l'impuissance totale du discours stalinien — justement l'impuissance de la « médiation-copulation » entre l'universel et le particulier, l'impuissance qui apparaît d'une façon immédiate comme impossibilité de saisir le « contenu » concret, de parvenir des formules abstraites (des « Lois ») jusqu'à leur contenu. D'où le besoin incessant de remplir les textes avec des « exemples « (qui sont tout à fait fortuits et neutres, contrairement au « cas »
analytique), de répéter chaque point plusieurs fois.25 Cet arbitraire des exemples a, bien sûr, un rôle positif : de légitimer après-coup, comme un exemple de la « loi générale », la décision politique. Les répétitions ne servent qu'à prêter à l'universalité abstraite l'apparence de la richesse du concret, on est contraint à répéter par la peur de ce que le squelette vide — en dernière instance, une pure tautologie — ne soit mis à. nu :

« Ce qui naît dans la vie et grandit de jour en jour, est irrésistible, et l'on ne saurait en arrêter
le progrès. C'est-à-dire que si, par exemple, le prolétariat naît dans la vie en tant que classe et
grandit de jour en jour, si faible et peu nombreux qu'il soit aujourd'hui, il finira néanmoins
par vaincre. Pourquoi? Parce qu'il grandit. se fortifie et marche de l'avant ». [Anarchisme et
socialisme]

C'est la bêtise de ce mouvement circulaire tautologique qui produit le plaisir stalinien, le plaisir de retrouver à la fin ce dont on est parti. La formule générale du « syllogisme » inhérent à tel raisonnement est la suivante : 1) Il y a A. 2) S'il y avait non-A, il y aurait B. 3) Mais puisque c'est impossible, alors il y a A. On pourrait donner un grand nombre d'exemples, par exemple : la classe ouvrière est au pouvoir ; si elle n'était pas au pouvoir, alors ce serait quelqu'un d'autre ; mais puisque c'est une absurdité évidente, alors c'est la classe ouvrière qui est au pouvoir. L'objet-autre est évoqué comme une hypothèse et tout de suite rejeté comme une absurdité, comme « impossible », c'est-à-dire comme ce qui est a priori exclu du champ clos-homogène du discours stalinien : l'avènement de B entraînerait la Realitätsverlust, la rencontre terrifiante avec le réel — l'accès à la réalité n'appartient qu'à la « méthode dialectique » : « La méthode dialectique affirme qu'il faut regarder la vie telle qu'elle est en réalité ».

Il ne suffit pas de montrer que cette proposition est, quant à son contenu, une tautologie pure (« il faut regarder la réalité telle qu'elle est en réalité » — la « vie » étant chez Staline un terme dans la série des synonymes : nature-être-réalité, etc.) ; le plus important, c'est que le terme opposé y est insensé : comme si la méthode métaphysique « affirme qu'on ne doit pas regarder la vie telle qu'elle est en réalité » !

C'est ici qu'apparaît dans la « forme pure » la tendance que (en terminologie chimique) les
propositions de validité (juste-injuste) prennent la forme des propositions de l'être : le stalinien, quand il prononce un jugement, prétend décrire. II y trahit son volontarisme : en dernière instance, ce qu'on dit importe peu, il importe seulement de savoir si ta personne en question est, quant à son rôle « objectif », « sur la ligne » ou non. Et c'est bien le Parti qui en décide par la distinction entre la « ligne fausse » et la « ligne juste », une décision d'un pur performatif : la « ligne fausse », c'est ce que le Parti désigne comme la « ligne fausse »; la « justification » suit après coup.

La peur de l’objet, ou la clôture du discours

L'autre côté de ce volontarisme est ce qu'on pourrait appeler, avec Hegel, « la peur de l'objet » (aussi et surtout de l'objet du désir). Le discours stalinien ne nous révèle jamais ce que l’ « ennemi » affirme, ce que c'est que ce « négatif ». Les théories des adversaires sont contestées par la réduction à une absurdité évidente :

« Selon les boukhariniens, la victoire du socialisme signifiait non pas liquider la
bourgeoisie, mais stimuler son développement et l'enrichir »26 .

Cette peur de savoir ce que l'autre dit, la peur de la littéralité de l'ennemi, implique, bien entendu, une certaine économie libidinale : c'est dans cette peur que l'autre est présupposé comme objet du désir. Le discours stalinien agit de la même manière que l'inconscient : il sait que la dénégation n'a aucune force et que l'autre, si on l'avait admis dans sa littéralité, aurait vaincu — une annexe que « ce n'est pas juste » n'aurait eu aucune portée; par conséquent, il faut le forclore. Ce trait psychotique définit le discours stalinien comme un champ totalement clos, sans rapport à son extériorité : il faut traduire ce qui est « en dehors » par les termes bien connus, à savoir ce qui s'est déjà passé et ce qui est prévu par la classification des « déviations », Tenant compte de ce trait psychotique, on ne doit pas s'étonner que l’Histoire du Parti bolchevique se termine par une longue citation de Staline contre l' « enduit du
bureaucratisme » qui nous dévoile le « secret de l'invincibilité de la direction bolchevique » :

« Je pense que les bolcheviks nous rappellent le héros de la mythologie grecque, Antée. De
même qu'Antée, ils sont forts parce qu'ils sont liés à leur mère, aux masses qui leur ont donné
naissance, les ont nourris et les ont éduqués. Et aussi longtemps qu'ils restent attachés à leur
mère, au peuple, ils ont toutes les chances de rester invincibles ».27

Il est important de lire ces lignes de Staline en rapport avec le commencement du fameux
« serment du Parti bolchevique à son chef Lénine qui vivra dans les siècles » :

« Nous sommes, nous, communistes, des gens d'une facture à part. Nous sommes taillés
dans une étoffe à part. Nous formons l'armée du grand stratège prolétarien, l'armée du
camarade Lénine. Il n'est rien de plus haut que l'honneur d'appartenir à cette armée. Il n'est
rien de plus haut que le titre de membre du Parti qui a pour fondateur et pour dirigeant le
camarade Lénine [...] En nous quittant, le camarade Lénine nous a recommandé de tenir haut
et de garder dans sa pureté le glorieux titre de membre du Parti. Nous te jurons, camarade
Lénine, d'accomplir avec honneur ta volonté! ».28

Etc. — encore six fois.

En toute apparence, il est facile de réduire ce serment au modèle de l'« œdipianisation », de
l'endettement au père mort, à l'instance de son nom. Mais il nous paraît qu'une telle lecture
échoue face à la liaison de ce serment au passage final de l'Histoire. A première vue, ces deux
passages semblent se contredire : la première fois, il s'agit de la fusion des bolcheviques avec
les « masses » comme source de leur force, la seconde, ces bolcheviks sont « des gens d'une
facture à part ». Mais il faut lire ces deux traits ensemble : le privilège dont ils puisent leur
force extraordinaire, réside dans le fait même qu'ils sont « liés à leur mère, aux masses ». On
peut résoudre ce paradoxe (comment le lien privilégié avec les masses les sépare des autres
gens, donc justement des masses?) si l'on tient compte du trait principal de l'idéologie stalinienne, de l'opposition abstraite entre les « masses » et l' « individu » : la « masse » est une entité qui n'a rien à faire avec des individus « empiriques », au contraire, ceux-là sont toujours des « rebuts » potentiels, des porteurs d'« habitudes petites-bourgeoises du passé », etc.; les seuls représentants « empiriques » de la masse « véritable » sont justement les bolcheviks.

La place symbolique du Parti

Il n'est guère difficile à présent de déterminer la place du « Parti » dans l'économie du discours stalinien : il (i.e. cette « force de frappe de la classe ouvrière », composé de « gens d'une facture à part... taillés dans une étoffe à part »29 ) et à la fois intimement lié à sa « mère, aux masses » —, il occupe bien la place du phallus maternel. Le phallus maternel — on le sait — appartient à la structure fétichiste, et l'affirmation que le « Parti » fonctionne, dans son propre discours, comme un fétiche, est certainement exacte, mais elle ne dit rien de nouveau. Par-dessus le marché, elle ouvre la voie à la critique humaniste du « fétichisme ».30 Il faut donc insister d'autant plus sur la détermination freudienne de ce terme : il est connu que le fétiche y est lié, en dernière instance, à un certain « déni de la réalité » : de la « réalité » de la castration (le déni – Verleugnung –et non pas la dénégation –Verneinung). Ce qui est « déni », c'est bien la séparation du phallus (le Parti) de la mère (les masses), c'est-à-dire la position d'extériorité, décrite dessus, d'où le Parti « ne se trompe pas » dans sa décision de s'appuyer sur les masses.

Partant de cette constellation, on pourrait comprendre les procès staliniens comme une « réapparition » hallucinatoire dans le réel de ce qui a été forclos de l'univers clos-homogène du discours stalinien comme « l'impensable, l'inimaginable », dont le « déni » constitue la réalité symbolique de ce discours — et à la fois comme la réalisation de cette hallucination, faisant d'elle un tien social : c'est justement la scission d'avec les masses ; la trahison des intérêts des masses qu'on attribue à l'« ennemi ».

Cette séparation du Parti par rapport aux masses indique elle-même une transformation de la constellation de base : le déplacement du « sujet révolutionnaire » du prolétariat au sens strict du terme aux « masses ouvrières et paysannes les plus larges », etc. — c'est tout simplement la renonciation au concept marxien du prolétariat comme la substanzlose Subjektivität [la subjectivité dépourvue de substance]. Bien entendu, dans sa pratique « réaliste », le stalinisme avoue ce déplacement (il ne compte plus sur la révolution en Europe, etc.). Il dénie cependant ses implications théoriques décisives : il prétend qu'il y a à cet égard une continuité avec Marx. Ce qui est psychotique c'est précisément cette coexistence neutre-indifférente du « réalisme » et du déni de la réalité : l'un à côté de l'autre, l'un comme s'il n'y avait pas d'autre : la Spaltung psychotique et non pas la « médiation » neurotique.

Il ne faut pas s'étonner si ce « déni de la réalité » au cœur même de l'idéologie stalinienne non seulement correspond à un « réalisme » extrême de la politique stalinienne effective, mais ouvre son champ même; ce « réalisme » est conçu déjà dans la « théorie » elle-même : le « contenu » des formules staliniennes n'est rien d'autre qu'une série de principes abstraits sur lesquels « il faut se guider pour ne pas se tromper en politique ». Si on fait abstraction des divers exemples qui y sont collés, il ne reste rien d'autre qu'un schéma abstrait du pouvoir: comment dominer la nature, comment dominer la société. C'est justement le pouvoir qui persiste comme le même au cours du « changement universel » dialectique.

L'accès au lieu du pouvoir exige, bien sûr, un certain sacrifice :

« Jouir du pouvoir est divin et suppose un sacrifice, marqué de la castration. [...] L'ordre divin de la jouissance pure efface la distinction des sexes : où se trouve le pouvoir, il n'y a plus que des castrés ».31

Mais entendons nous bien : cette « castration » n'est pas la castration symbolique à travers laquelle nous intégrons la différence sexuelle-signifiante mais son refoulement : c'est le phallus qui est « castré » en tant que signifiant de la différence, ce qui désigne le Pouvoir comme « le royaume de l'Un, du Sexe unique, de l'Unisexe, qui ne connaît ni la saleté ni la Différence ».32

Le serment à la mort de Lénine, loin d'être un endettement au Nom-du-Père, joue le rôle du serment des « purs » de garder leur » secret » — la castration imaginaire qui les situe au lieu du phallus maternel.

La rhétorique à travers laquelle se masque la jouissance du maître stalinien, son jouir du pouvoir,33 et qui en même temps rend possible le refoulement de ce qu'on pourrait appeler le « jouir révolutionnaire » — le moment de l'irruption de l' « auto-mouvement » des masses dans le champ du pouvoir —, cette rhétorique est organisée autour de la notion d' « édifier le socialisme » : « édifier le socialisme, c'est une chose sérieuse, pas de temps pour le bavardage, il faut unir toutes les forces », etc. L'appui de cette opération est à chercher dans un contenu libidinal nouveau investi dans la thèse marxienne sur les « deux phases du communisme » ; une séparation stricte entre la phase « inférieure » (« l'édification du socialisme » qui exige des sacrifices, la discipline, la dictature, etc.) et la phase « supérieure » où on « récolte des fruits» de cette « édification », ce qui fonctionne, bien entendu, comme un alibi, différé sans cesse dans un « mauvais infini ».34

En quoi le Père stalinien n’est pas le Chef fasciste

Si l'on tient compte de cette structure fétichiste au sein du Parti, il est évident que le chef-du-Parti stalinien ne peut fonctionner comme un père symbolique-mort, porteur de la castration symbolique (de la différence signifiante-sexuelle). Ici, on peut prendre le risque de proposer un concept emprunté à Sergio Finzi:35 le chef-du-Parti stalinien, c'est bien un Père anal — père paranoïde qui « purifie » sans cesse le genre des « rebuts » pour conserver le Parti dans sa pureté intacte, non-castrée — porteur de l'indifférence sexuelle, d'un refus de la différence.

Le Père anal stalinien n'est pas un Nom qui nous endette, c'est lui-même, par contre, qui agit en notre nom (au nom des « masses », de la « classe ouvrière », etc.), en notre nom il sépare en nous-mêmes le « bon » du « mal » (le « progressif » du « réactionnaire »), puisque, de son lieu du savoir objectif-neutre, il agit comme porteur de notre propre intérêt « vrai » et « objectif », comme celui qui est supposé savoir pour nous.

C'est justement ce lieu du savoir objectif-neutre qui rend le discours stalinien irréductible au fascisme : si le fantasme du Juif comme maître de mon désir est décisif pour le racisme fascistoïde (Daniel Sibony) — le « Juif » étant celui qui connaît mon désir et peut me dominer par là, et le Führer étant celui qui (dans l'économie de ce fantasme) « incarne » le désir des « masses », d'où il peut les dominer — alors la relation dans le stalinisme est, pour ainsi dire, inversée : son fantasme de fond est justement la maîtrise du désir de l'autre. Le stalinien prétend se rendre lui-même, à travers le « procès » interminable, maître du désir de l'autre (du « traître » etc. qui, dans l'économie de ce fantasme, « incarne » le désir, pas tellement le désir des « masses », maïs le désir stalinien lui-même, forclos et réapparaissant de l' « extérieur », dans l'hallucination des « complots ». etc.) à partir d'un lieu neutre, « castré », sans désir de la « connaissance objective » des « intérêts ».36 Si le fascisme contient, dans son économie libidinale, le fantasme psychotique d'un désir libéré de la Lettre : une Voix pure qui nous saisit d'une manière hypnotique et immédiate (« le regard de l'âme en âme »), alors le Savoir objectif stalinien est lié au fantasme d'un Ecrit arraché au désir.37 Cette irréductibilité au fascisme apparaît le plus clairement à propos des grands procès staliniens.

Dans le fascisme, c'est le médium « universel » qui fait défaut, le médium que l'accusateur et le coupable auraient en commun et au sein duquel on pourrait « convaincre » le coupable de sa faute. Il s'agit du combat des deux particularismes (basés sur les données « biologiques », Blut und Boden) et l’« acceptation » de la faute de la part du coupable aurait jeté le soupçon sur le fasciste même : comment se fait-il que mes arguments sont acceptables pour un Juif ? Un des mécanismes fondamentaux des procès staliniens consiste, cependant, à forcer l'aveu par l'argumentation suivante : « Coupable ou non, sois un bon communiste, considère ce que tes actes et ton refus de culpabilité même signifient objectivement, même si, subjectivement, tu peux bien être honnête. En ce moment, le Parti a besoin de victimes (pour fortifier sa cohésion interne à cause de l'ennemi extérieur). Alors, avoue! » Bref, la scission psychotique entre le lieu neutre de la « connaissance objective » et le règne de la particularité des « rebuts » est déplacée dans la victime elle-même : la victime est coupable et à la fois capable d'atteindre le point de vue « universel- objectif », d'où elle peut reconnaître sa faute.38

Ce mécanisme fondamental de l' « autocritique » est impensable dans le fascisme ; dans sa forme pure, on le trouve dans des auto-accusations de Rudolf Slansky, Laszlo Rajk, etc. Au cours des procès bien connus, à la question : comment est-il devenu traître, Slansky répond très clairement, dans le style d'une observation positiviste – d'un pur métalangage –, que c'était à cause du milieu et de l'éducation bourgeois, qu'il ne pouvait jamais faire partie de la classe ouvrière à cause de ses origines, etc. C'est ici le moment — si paradoxal que cela puisse paraître — dans lequel le discours stalinien est l'héritier des « Lumières » : ils partagent le même présupposé d'une « raison » universelle et uniforme que même le rebut trotskyste le plus abject a la capacité de « comprendre » — et, par là, d' « avouer ».39

Le discours stalinien est une sorte de « terrorisme » de cette « raison » universelle — tous les dilemmes y sont traduits par avance dans . une forme d' « évidence ».40 Par conséquent, le pouvoir intervient dans le discours justement là où l'on s'y attend le moins : sous la forme d'un lieu de savoir objectif-neutre, hors-discursif, non-marqué par la différence, et qui se garde de toute inscription de la position de renonciation subjective : sous la forme de la « réalité objective » qui légitime le pouvoir, de la « signification objective » de tes actes, etc. Et le Parti fonctionne comme fétiche justement en tant qu'« unité de la théorie et de la pratique » : le seul lieu, dans l'ordre de l'« empirie » (des intérêts pratiques, du profane), où est incarné le savoir objectif et neutre représenté par les Textes des « classiques »,41 en tant que tel, il ne peut être que le Sans-sexe, l'unité absolument homogène sans différence, une tautologie pure :

« Le Parti, c'est l'unité de volonté excluant tout fractionnisme et toute division du pouvoir dans le Parti ».42

La vengeance de la Différence, c'est que cette unité se déplace par nécessité dans un Idéal jamais atteint dont on peut s'approcher uniquement dans un procès interminable de « purification », procès qui se répète sans cesse — et donc un acte manqué par excellence.

Du côté de Marx : libre subjectivité et nécessité de l’aliénation

Or, il faut tracer une limite à notre procédé de déjouer le Marx « originaire » contre des diverses « chutes » postérieures — par exemple la « science de position » marxienne versus le méta-langage stalinien. Bien entendu, il ne s'agit pas de chercher, par l'opération inverse, des « camps de concentration en miniature » dans le texte marxien : Marx est « impur » non pas parce qu'il a pensé, mais par son impensé même, un impensé à trouver déjà dans sa position de base, celle d'où il parle et sur laquelle il compte — la position du prolétariat.

Pourquoi le rapport-de-capital est-il « la forme extrême de l'aliénation » ? Le noyau de ce rapport est à chercher dans la forme spécifique de l'appropriation de la plus-value : le capital est la monnaie/marchandise qui s'échange pour une marchandise spécifique. La force de travail dont la valeur d'usage, le travail lui-même, a la propriété paradoxale de produire plus de valeur que n'en représente sa propre valeur. Une telle relation n'est pas à trouver dans les sociétés précapitalistes : la force de travail (l'ouvrier) y est immédiatement reliée aux conditions de travail objectives, elle fait partie de ces conditions objectives. Le propriétaire d'esclaves (ou le seigneur féodal) a une maîtrise immédiate sur la force de travail qu'il n'est pas obligé d'acheter au marché. Ou bien il s'agit d'une production de marchandises simple où l'ouvrier — le petit paysan, l'artisan — est lui-même le producteur et le propriétaire des moyens de production; alors c'est son propre produit qu'il vend au marché et non pas soi-même en tant que force de travail.

Nous retrouvons ici la problématique bien connue de la dissolution des liens qui unissent le travail à ses conditions objectives, de la double « libération » de l'ouvrier en tant que condition du rapport-de-capital : d'un côté sa liberté légale du propriétaire de sa propre force de travail, et de l'autre côté son arrachement des conditions de travail objectives (des objets et des moyens de production). Et c'est précisément pour cette raison que le rapport-de-capital est déjà « en soi... sous une forme renversée, la tête en-bas » (Marx), la libération effective : l'arrachement de l'intrication naturelle (Naturwüchsigkeit), de l’enveloppement dans une substantialité objective, c'est-à-dire la constitution d'une subjectivité pure et non-objectale.

Le rôle historique du capitalisme ne réside pas seulement dans le développement des
« forces productrices jusqu'à un niveau qui rend possible la limitation du règne de la nécessité
et un déploiement libre des « activités supérieures », maïs surtout dans la constitution d'une
subjectivité délivrée de toute spontanéité naturelle, en tant que condition pour la suppression
de la « préhistoire ».

Arrivés à ce point, nous pouvons répondre à la question : « pourquoi l'aliénation est-elle nécessaire ? »: c'est que le point de départ du mouvement historique consiste bien en une unité non-aliénée du travailleur avec ses conditions de travail objectives, mais une unité spontanée« naturelle », substantielle et donc objective. Le sujet sociétal peut s'arracher de cette fusion seulement s'il se constitue d'abord comme une subjectivité non-substantielle pure, confrontée à son propre produit comme à « l'autre nature », à une « objectivité naturelle » historiquement créée et médiatisée. C'est comme une subjectivité pure, totalement vidée, c'est-à-dire une possibilité pure à laquelle s'oppose sa propre réalisation, que le sujet historique atteint le point où il peut s'approprier de nouveau les conditions de travail objectives, cette fois dans une unité subjective (et non pas immédiate-objective).

La désaliénation présuppose donc l'aliénation totale, « la formation totale de l'intériorité humaine » présuppose le vidage total, « le dépassement de toutes les fins partielles et limitées » présuppose « le sacrifice de la fin-en-soi (Selbstzweck). L’ « instrumentalisme » de la rationalité capitaliste où le moyen (la forme monétaire de la richesse) tourne en fin-en-soi est déjà une conséquence — renversée, bien sûr — du fait que l'homme ne peut pas trouver de satisfaction « dans une détermination limitée quelconque, soit nationale, religieuse ou politique ». La satisfaction provient uniquement de l'état où « l'homme ne se reproduit pas dans une détermination donnée, mais il produit sa totalité », où « il ne tâche pas de rester quelque chose de devenu (Gewordenes), mais il est pris dans le mouvement absolu du devenir » (Marx). Bref, la libération présuppose l'expérience de la subjectivité non-objectale,
d'une « nullité (Nichtigkeit) » non-substantielle — de la position du prolétariat : toute affirmation de la subjectivité qui ne traverse pas cette expérience de l'aliénation extrême, de sa propre nullité, ne peut affirmer qu'une subjectivité limitée, conditionnée par cette indication naturelle.

C'est en ce sens que Marx peut reconnaître, dans le procès hégélien de l'auto-développement
du concept, le mouvement du travail sociétal (sa « base réelle ») : la thématisation de la
position du prolétariat comme expérience de sa propre nullité qui est déjà, en soi, la libération,
répète le procédé fondamental de la Phénoménologie de l'Esprit où l'expérience comblée de
sa propre nullité face à l'objectivité se renverse toujours en affirmation de la liberté. Le contenu effectif de cette nullité, c'est que le sujet éprouve soi-même comme une force de la négativité qui transgresse toute objectivité compacte (pleine) substantielle.43


Aliénation et domination

A propos de ce procès qui part de l'unité substantielle et aboutit à l'unité reconstituée comme subjective, Marx fait remarquer que, s’'il n'est pas difficile de concevoir l'unité initiale de la force/capacité de travail avec les conditions de travail objectives; il est beaucoup plus difficile de comprendre la scission, la perte de cette unité initiale, c'est-à-dire l'avènement du procès de l'aliénation. Il faudrait ajouter — et ce n'est pas développé chez Marx, c'est même voilé d'une façon symptomatique — que cette unité substantielle initiale, dans son homogénéité même, masque une certaine scission : la scission entre une société sans domination et une société de la domination (Herrschaft), dans les termes connus, entre la « communauté primitive » (« la société gentilice ») et le « mode de production asiatique » au sens plus restreint (le « despotisme oriental »). Il s'agit d'une scission au sein de l'unité substantielle de la force de travail et des conditions de travail objectives : dans le deuxième cas, cette unité est strictement objective, c'est-à-dire l'objet pour quelqu'un, pour la subjectivité du maître, tandis que, dans le premier cas, cette objectivité n'est pas encore médiatisée par une subjectivité.

La question fondamentale qui se dessine ici — celle du saut d'une société sans domination dans une société de la domination extrême —, c'est bien le fameux problème de l'avènement de l'Etat avant la société de classes. Marx fait ressortir que le « despotisme oriental » est une formation « parasitaire » — la structure .de la base économique fondamentale demeure la même que dans la « communauté primitive » développée (par exemple le « système villageois »). Donc, cet Etat ne peut pas être « déduit » de la lutte de classe, de son rôle déterminant dans l'anatomie du procès de production. Parmi les causes de cet Etat, Engels énumère l'association pour la défense contre l'ennemi extérieur et la nécessité des grands travaux collectifs — surtout ceux d'irrigation —, ce qui ne suffit pas. Mais, d'un autre côté, il va de soi que cet état d'une domination extrême est le présupposé du procès de l'aliénation
dans son ensemble : un saut immédiat de la « communauté primitive »» dans l’aliénation (la scission entre la force de travail et les conditions de travail objectives) n'est pas possible, cette scission ne peut surgir que sur le fond de la domination où la force de travail fait elle-même partie des conditions objectives à la disposition du maître.

Le procès de l'aliénation se développe au fur et à mesure que les conditions de travail objectives s'aliènent de la force de travail et que la domination se limite graduellement à ces conditions objectives dont la force de travail est exclue, de façon qu'il s'agisse de moins en moins d'une domination immédiate en tant qu'une relation intersubjective. Ce procès atteint son point culminant dans le capitalisme où le capitaliste ne dispose d'aucune domination immédiate sur l'ouvrier, c'est-à-dire qu'on n'a plus affaire à une relation de domination au sens strict : le capitaliste n'exerce sa domination que par la médiation de la propriété des conditions de travail objectives, dont l'ouvrier est radicalement séparé.

Du côté de Hegel : de la substance au sujet

Au lieu de proposer une réponse directe à cette question, retournons à la logique distinctement hégélienne de ce schéma. La logique du procès historique de la substance à travers l'aliénation jusqu'à l'unité subjective est développée, chez Hegel, de la façon la plus claire dans le chapitre sur l'Esprit de la Phénoménologie; c'est le côté formel de ce chapitre qui nous intéresse ici, c'est-à-dire sa division en cinq parties au lieu de la triade hégélienne « ordinaire» :

1) l'esprit immédiat (l'époque grecque),
2) l'univers romain du droit privé et du sujet formel du stoïcisme,
3) le procès de la formation-aliénation,
4) la première désaliénation, une réconciliation encore immédiate du sujet et de la substance : les Lumières et leur radicalisation-résolution dans la liberté absolue de la terreur, c'est-à-dire le sujet d'utilité et sa radicalisation dans le citoyen révolutionnaire,
5) l'intériorité de la subjectivité libre : le sujet moral et la certitude-de-soi du sujet de la conscience.

La succession de ces parties est en même temps-conceptuelle et historique puisque, comme le remarque Hegel, au niveau de l'esprit chaque figure de la conscience est à la fois l'ensemble de la totalité concrète d'une époque historique donnée. Bref, il s'agit du développement de l'antiquité grecque jusqu'à la situation post-révolutionnaire, contemporaine à Hegel.

Ce qui est étonnant, c'est l’« excès » de la deuxième et de la quatrième partie. Selon le schéma abstrait « hégélien », le développement aurait dû se dérouler à partir de l'immédiateté de l'esprit substantiel encore a-subjectif (les Grecs) à travers l'aliénation, la scission et l’opposition du sujet et de la substance, jusqu'au sujet qui englobe en soi-même toute la richesse de la substance. Or, entre la première et la deuxième partie, surgit le sujet formel du droit romain (un sujet encore non-aliéné des « droits naturels » de la propriété privée, etc.), et entre la deuxième et la troisième surgit le citoyen révolutionnaire (un sujet déjà désaliéné d'une unité encore immédiate de la volonté générale et de la volonté particulière).

Dans les deux cas, c'est donc un sujet formel/abstrait qui s'interpose, une unité immédiate du particulier et de l'universel, donc un sujet auquel échappe la richesse du contenu concret; où réside leur différence? D'une manière simplifiée, on a affaire, dans le premier cas, au sujet de la propriété privée, des « droits naturels », c'est-à-dire au bourgeois, au propriétaire privé romain qui confie le soin pour la politique mondiale au « maître du monde », au despote, tandis que lui-même vit à l'écart, retiré du monde comme le « sage » stoïcien; dans le deuxième cas, par contre, il s'agit du citoyen qui ne s'intéresse qu'au « bien public » et auquel échappe, par conséquent, l'ensemble des intérêts particuliers (la « société civile »).

Ce qui est important pour nous, c'est surtout de savoir à quel niveau cette division surprenante en cinq parties se répète dans le schéma marxien du développement historique. Entre l'unité immédiate-substantielle de la « communauté primitive » et la société aliénée s'interpose — on l'a vu — une société de la domination où l'unité de la force de travail et des conditions de travail objectives est conservée (le « despotisme oriental »). Mais qu'est-ce qui s'intercale entre la société aliénée et l'unité subjective renouvelée de la force de travail et de ses conditions objectives ? On tombe sur le fameux problème des « deux phases du communisme », le problème du rapport entre le « règne de la nécessité » et le « règne de la liberté », plus précisément, du double dépassement du règne de la nécessité où l'on peut trouver — et ce n'est pas un accident — une certaine ambiguïté, une indécision entre !a succession historique et la dualité synchronique.

Comment dépasser la nécessité ?

Cette question surgit aux différents niveaux dans l'œuvre entière de Marx, à partir des
Manuscrits de 1844 (le rapport entre le communisme considéré comme une affirmation de
l'essence humaine médiatisée encore par l'aliénation, et le socialisme considéré comme un
commencement positif et non-médiatisé) à travers les Grundrisse jusqu'au Capital (le rapport
entre le temps de travail et le temps libre) et la Critique du programme de Gotha (les deux
« phases » du communisme). La dualité du dépassement du règne de la nécessité correspond à
ce règne lui-même en tant qu'unité de deux nécessités différentes : la nécessité comme substance sociétale aliénée qui l'emporte sur le travail « vif » et « présent », c'est-à-dire comme rapport social, et de l'autre côté, la nécessité au sens élémentaire de « ce qui est toujours nécessaire » en tant que « base » de l'existence humaine (le travail comme « nécessité naturelle éternelle »). Le domaine du travail « est toujours celui de la nécessité », de la « finalité extérieure », de la production qui n'est pas une fin-en-soi mais qui produit des objets pour la satisfaction des besoins extérieurs à elle-même.

Dans la « préhistoire » (l'histoire aliénée), ce procès sociétal de production possède le caractère de la domination d'une « substance historique » aliénée sur le travail « vivant »- « présent », et à ce niveau-ci, « la liberté ne peut consister qu'en ceci : l'homme socialisé, les producteurs associés règlent de façon rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun, au lieu de se laisser dominer par la puissance aveugle de ces échanges ». Le règne de la nécessité au sens de la domination de la substance aliénée (des « forces aveugles ») est ici supprimé, mais c'est toujours la liberté au sein du règne de la nécessité dans le sens plus fondamental. A ce niveau-ci, la liberté n'est que la « nécessité comprise ». Au fur et à mesure que notre conduite est déterminée par nécessité, croît notre liberté — c'est la fameuse « vengeance de la nature » (Engels) sur la domination que nous exerçons à son encontre. Le règne de la liberté véritable « ne commence que là où cesse le
travail imposé par besoin et des fins extérieures; il se trouve donc, par nature des choses, en dehors de la sphère de la production matérielle proprement dite » [Capital, Livre III].

Engels et le passage de la nature à la culture

C'est ainsi que l'édifice théorique marxien implique, lui aussi, une certaine « division en cinq séquences » : entre la « communauté primitive » et la société aliénée au sens strict s'intercale une société de domination (au sens de Herrschaft). Même si elle n'est pas une étape empiriquement universelle, elle est au moins une alternative au passage immédiat à l'esclavage ou à la société féodale : entre le capitalisme, le point extrême de l'aliénation, et le communisme s'intercale le « technocratisme ». Notre thèse, formulée d'une façon très générale, est que le cadre fondamental des concepts marxiens ne suffit pas pour saisir ces deux ruptures supplémentaires, l'avènement de la société de domination et l'établissement du « technocratisme ». La raison de cette insuffisance est déjà dévoilée — et, par le même geste, dissimulée — par Engels dans l’Origine de la famille :

« Selon la conception matérialiste, le facteur déterminant, en dernier ressort, dans l'histoire, c'est la production et la reproduction de la vie immédiate. Mais, à son tour, cette production a une double nature. D'une part la production de moyens d'existence, d'objets servant à la nourriture, à l'habillement, au logement, et des outils qu'ils nécessitent; d'autre part la production des hommes mêmes, la propagation de l'espèce. Les institutions sociales sous lesquelles vivent les hommes d'une certaine époque historique et d'un certain pays sont déterminées par ces deux sortes de production : par le stade de développement où se trouvent d'une part le travail et d'autre part la famille. Moins le travail est développé... plus l'influence prédominante des liens du sang semble dominer l'ordre social ».

Cette dualité entre « production des choses » et « production des hommes »44 est déjà indiquée dans l'Idéologie allemande, sous la forme de deux côtés de l'activité humaine — « comment les hommes travaillent la nature » et comment ils « travaillent les hommes ». Dans le premier cas, il s'agit de l'activité objectale-pratique, dans le deuxième, de l'auto-transformation critique-pratique au sens de la « coïncidence du changement des circonstances et de l'activité humaine » (3e thèse sur Feuerbach). Bien que cette dualité soit irréductible, c'est la pratique comme « activité objectale » (la « production des choses ») qui joue le rôle décisif, c'est la conséquence du fait que l'histoire « proprement dite » ne commence qu'avec le travail au sens de la « production des choses » :

« On peut différencier les hommes des animaux par ta conscience, par la religion, par ce
qu'on voudra. Les hommes commencent à se différencier eux-mêmes des animaux des qu'ils
se mettent à produire leurs moyens de subsistance ».

Pour Engels aussi, l'histoire «proprement dite» (l'histoire écrite) ne commence que « lorsque
l'organisation familiale » (« la production des hommes ») « n'est pas totalement soumise à l'ordre propriétaire » (« la production des choses »); pour cette raison, le « grand mérite de Morgan », selon Engels, c'est d'avoir « découvert et reconstruit en traits principaux cette base préhistorique de notre histoire écrite ». C'est à cette base préhistorique qu'il faut articuler le « contenu préhistorique » des domaines idéologiques. Il s'agit des « différentes représentations de la nature, de l'être de l'homme, des esprits, des forces magiques », bref, de l'ensemble de la mythologie,- ce n'est pas par hasard que Lévi-Strauss a exposé la structure de la « pensée sauvage » à propos des structures de la parenté (de la « production des hommes ») et des « mythologiques » — les deux domaines forment ce sur quoi « tombe » l'histoire « proprement dite ».

Mais c'est à ce point que se révèle aussi l'insuffisance décisive de la conception d'Engels : ce « contenu préhistorique que l'époque historique a trouvé et acquis » avec, « pour la plupart, une base économique purement négative », et que, par conséquent, on ne peut pas « déduire » de l'anatomie du procès de production, ce contenu est traité par Engels comme une sorte de quasi-continuation de la nature, comme une forme encore spontanée-naturelle de la vie sociale, déterminée par des « liens du sang », donc des liens quasi-naturels, comme une sorte de « fusion substantielle » avec la nature — la position-clef du Symbolique dans l'organisation de ce « contenu préhistorique » lui échappe. Le mérite de Lévi-Strauss serait donc qu'il a découvert, là-même où Engels ne voit que des liens quasi-naturels et un « nonsens préhistorique »45 des représentations mythiques, l'effet d'une pratique pour laquelle il a trouvé un nom : le signifiant.46 Ce qui se présente comme la plénitude substantielle d'une « origine naturelle », est toujours déjà une formation rétroactive, fétichiste au sens strict du mot, qui dissimule que l’ « origine » même est déjà travaillée par la rupture d'une certaine pratique.

C'est là la « tromperie » de tout évolutionnisme : à l'«origine», il n'y a pas de plénitude substantielle d'une fusion avec la nature de laquelle le sujet se détacherait graduellement comme de son utérus, à l’« origine », il y a la rupture traumatique, simultanément dissimulée, d'avec la nature — et la dissimulation organisée de cette rupture est justement la « culture »; elle n'est pas lisible qu’après-coup, à travers les effets de sa dissimulation.

Le stalinisme est-il un « productivisme » ?

Le stalinisme a bien détecté le potentiel subversif de cette thèse d'Engels — toutes les éditions staliniennes « orthodoxes » de L’Origine de la famille sont accompagnées d'une note de l'éditeur soviétique sur l’« erreur » que Engels aurait commise à cet endroit et une explication selon laquelle en dernière instance, c'est bien la « production des choses » qui est décisive et qu'on ne peut pas situer la famille sur le même niveau que le procès sociétal de production, etc. Ici s'esquisse la conclusion — et c'est bien celle de la plupart des critiques humanistes — que le stalinisme serait une variante radicalement « technocratique » du marxisme, une limitation radicale au « productivisme », bref, que le stalinisme, dans notre schéma en cinq parties, serait justement une réalisation radicale de la quatrième, une réduction de l’» « administration des hommes « à l'« administration des choses ».

Une série d'autres circonstances paraît soutenir cette conclusion : l'hypostase stalinienne de la technique, la primauté des forces productrices comme le « moment le plus révolutionnaire » de la société, face aux rapports de production, et en fin de compte, l'idéologie même du diamat qui ne vise, effectivement, que la domination « technocratique » du mouvement historique. Mais il nous semble qu'une telle analyse est insuffisante : d'une certaine façon, elle dupe du stalinisme, c'est justement les « pousse-au-jouir » staliniens qui lui échappent, elle rend superflue l'analyse des mécanismes signifiants qui maintiennent son économie libidinale. Le « productivisme » prononcé de l'Etat stalinien, il faudrait, par contre, le lire comme un symptôme, un essai de solution imaginaire d'une contradiction voilée.

Marx et Engels répètent sans cesse que c'est l'absence de la propriété foncière qui rend possible le surgissement du despotisme comme forme de l'Etat — c'est pourquoi dans la Grèce ancienne par exemple, la décomposition de la société « gentilice » n'a pas entraîné le despotisme. C'est probablement dans cette implication qu'on peut trouver la cause principale de la réfutation véhémente du mode de production asiatique par le stalinisme, en plus du fait que la reconnaissance de son caractère irréductible aurait pour conséquence l'approbation de la spécificité de la révolution chinoise et d'autres. Le stalinisme se reconnaît trop dans « le despotisme oriental », il est justement le résultat d'une constellation paradoxale où la suppression de la propriété privée est accomplie, mais dépourvue de la condition principale sans laquelle cette suppression, selon Marx, ne peut pas amener à une « unité subjective de la force de travail et des conditions de travail objectives » : nommément, la traversée du point--zéro qui est la position de prolétariat, la subjectivité non-substantielle de la force-possibilité de travail. La seule façon de sortir de cette impasse réside dans le « développement accéléré des forces productives » qui est fétichisé comme fin-en-soi qui « va nous arracher de notre état arriéré » et qui, une fois réalisée, rendra possible etc.

« Réel » marxien ou « réalisme » stalinien ?

Il est cependant plus pertinent d'établir le lien entre l'adhérence de l'édifice théorique marxien à l'anatomie du procès de production comme « clef » d'accès à la totalité sociétale et un certain impensé de la dimension signifiante du pouvoir : le niveau de la production « comme tel » présuppose déjà une certaine position du méta-langage, et par là une relation intersubjective du pouvoir. Le stalinisme se raccroche au « productivisme » justement pour y légitimer son pouvoir (par « la nécessité objective du développement accéléré des forces productrices », etc.). Pour cette raison, il faut insister d'autant plus, aujourd'hui, sur la question décisive : « Qu'est-ce que le pouvoir marxiste? » (M.-A. Macciocchi). C'est qu'il y a un court-circuit libidinal latent qui est à trouver déjà dans la conception marxienne des « deux phases du communisme » et qui dépend strictement de cet impense : une acceptation « naïve » de la relation téléologique-instrumentale (les moyens — la fin) entre les deux phases — d'abord le renoncement, le travail pour..., après la jouissance; mais c'est déjà ce renoncement-au-jouïr de la « première phase » (quand il faut « construire les conditions pour le communisme ») qui apporte, au niveau du signifiant, une économie spécifique de la jouissance au sein de laquelle la « deuxième phase » ne peut fonctionner que comme un alibi imaginaire. La raison de ce court-circuit libidinal est à chercher, sans doute, dans « l'immensité indéfinie » des buts de la révolution prolétarienne, devant lesquels on est « toujours de nouveau effrayé » (Marx, 18 Brumaire) — l'angoisse devant la tâche « impossible », indiquant le réel, tandis que le stalinisme n'est qu'un « réalisme » extrême.

On pourrait néanmoins faire nôtre la formule des « deux phases du communisme », à condition d'y introduire une opposition supplémentaire :

— la « première phase » est la négation du capitalisme « à son propre niveau », la négation de la position capitaliste dans le champ des présupposés communs, donc sa négation spéculaire:47 ce n'est plus la domination du mort sur le vif, du passe sur le présent, de la substance sur le sujet, mais, inversement, la domination du sujet-vif-présent sur la substancemorte-passée, un développement « libre » des forces productives, la « désaliénation », etc. — tout cela ne dépasse pas encore le schéma hégélien du sujet-substance;

— la « deuxième phase », par contre, est la « négation de la négation »; elle n'est pas une opposition spéculaire au point du départ, mais la négation du présupposé que partagent la thèse et l’antithèse : non seulement la négation de la production aliénée, mais la subversion de l'économie productrice comme telle. La deuxième phase « transgresse » l'économie restreinte du procès de production en économie ouverte du procès signifiant; le jouir du pouvoir, non-problématisé et toujours présent dans la « première phase », se transforme en jouir révolutionnaire, englobant l'économie de la « production immédiate » elle-même :

« Le temps libre — qui est à la fois loisir et activité supérieure — aura naturellement transformé son possesseur en un sujet différent, et c'est en tant que sujet nouveau qu'il entrera dans le processus de la production immédiate ».48

  • 1 Il semble que Freud, dans Psychologie du collectif et analyse du moi (1921) — comme l'a déjà montré Adorno — décrit la structure libidinale des mouvements politiques des masses en général », mais en fait, il esquisse, pour ainsi dire par avance, la structure libidinale du fascisme (quoique, d'une manière paradoxale, il eût sous les yeux des mouvements socialistes de l'époque); ce n'est pas que son analyse n'ait pas de « validité universelle », mais le « cas » concret, le représentant de son genre (la figuration historique où on a affaire, dans une forme pure, à la relation le Führer — les masses décrites par Freud et qui occupe ainsi la position-clef pour la solution du problème général), c'étaient sans doute des mouvements fascistes. (See file attached for footnote markup properly italicised.)
  • 2 Plusieurs éléments de ce texte sont le produit de la discussion au colloque de Ljubljana sur les Mécanismes du signifiant, surtout des interventions d'A.Verdiglione, I. Bassi, A. Scalco et R. Mocnik, aussi bien que des remarques de M. Mocnik. Je me réfère dans ce qui suit à l'édition française de l'Histoire du Parti Communiste bolchevique : Staline, Histoire du PC(b), Norman Béthune, Paris 1971.
  • 3Est-ce un hasard si la différenciation diérétique termine sur la « lutte des contraires » comme le dernier « bon » objet ? Non, puisqu'elle se clôt sur le point où elle produit, pour ainsi dire, sa propre formule : la « lutte des contraires » n'est que la scission de chaque objet en un côté « progressif » (« ascendant ») et un côté « réactionnaire » (« declinant »), c'est justement ce qui se passe tout le temps dans le schéma des traits de la dialectique! Lisons un passage de Anarchisme et socialisme qui démontre d'une façon claire la nature téléologique-évolutionniste de la « lutte des contraires » stalinienne : « Nous avons vu que la vie est en perpétuel mouvement; nous devons donc considérer la vie dans son mouvement, et poser la question ainsi : Où va la vie? Nous avons vu que la vie offre le spectacle d'une destruction et d'une création perpétuelles ; notre devoir est donc de considérer la vie dans sa destruction et sa création, et de poser la question ainsi : Qu'est-ce qui se détruit et qu'est-ce qui se crée dans la vie? Chaque phénomène de la vie comporte deux tendances : positive et négative, dont nous devons défendre la première et réfuter la seconde ».

    Une telle « lutte des contraires » est, bien entendu, toute différente de celle développée par Marx, chez qui il s'agit surtout de comprendre comment le côté négatif provient du côté positif « normal » — comment, par exemple, la crise n'est pas une exception mais un résultat nécessaire du développement « normal » du capitalisme. Staline fait précisément ce sur quoi Marx ironise déjà dans la Misère de la philosophie comme « dialectique » petite-bourgeoise proudhonienne : chaque chose a deux côtés, il faut lutter contre le mauvais et soutenir le bon.

  • 4 On peut trouver une logique homologue dans le mot d'esprit bien connu sur la méthode stalinienne de prouver la culpabilité : 1) Tu es un espion. 2) II est vrai que tu n'es pas un espion, mais tu pourrais l'être parce que tu as un émetteur à la maison. 3) II est vrai que tu n'as pas d'émetteur, mais tu pourrais le construire puisque tu travailles dans une usine de radios. 4) II est vrai que tu ne travailles pas dans cette usine, mais ton ami y travaille
    et il pourrait te procurer tout ce qui est nécessaire. 5) II est vrai que ton ami n'y travaille pas, mais il a travaillé dans cette usine il y a trois ans, etc. Il s'agit là aussi d'une série d'oppositions superposées dans un procès de différenciation, et l'opération consiste à prendre la possibilité pour la réalité (« tu pourrais construire un émetteur » est équivalent à « tu l'as construit ») ; alors, il faut prouver seulement le terme correspondant à la dernière opposition (que ton ami a travaille dans une usine des radios il y a trois ans) et « tout devient clair « — il est « prouvé » que tu es un espion.
  • 5 « Pour une logique du fantasme », in Scilicet. 2/3, p. 232.
  • 6Ibid.
  • 7 Staline, Des principes du léninisme, Pékin 1970, p. 117.
  • 8C'est ici que le. discours stalinien aboutit, en effet, à l'aporie de d'idéal moral kantien que Hegel repère si bien dans la Phénoménologie : comme si la réalisation de l'idéal moral n'annulait pas la morale elle-même!
  • 9 La tradition marxiste est marquée tout entière par ce combat des « deux lignes » de la différence non-intégrée ou paranoïde et la différence intégrée ou signifiante. On peut trouver son écho même dans le fameux conflit chinois à propos de la question de savoir si l'un se divise en deux, ou bien si les deux s'unissent en un –conflit qui jouait le rôle, comme on le sait, d'une introduction dans la « révolution culturelle »!. Pour nous, il est important de faire attention à l'enjeu libidinal de ce combat, enjeu qui devient de plus en plus clair dans la mesure où ce combat prend la forme d'un conflit « abstrait »-« théorique ».
  • 10Staline, Principes du léninisme, op. cit., p. 115. Ce qui n'est pas sans rapport avec la détermination kantienne de la liberté comme capacité d'agir en concordance avec la Loi universelle. Il y a d'ailleurs une différence
    fondamentale entre la liberté — « nécessité comprise » hégélienne et stalinienne : chez Hegel, la question n'est pas seulement de se reconnaître dans une nécessité étrangère, de la « faire sienne », d'agir en concordance avec elle, mais de la « supprimer » en même temps, de la saisir en tant que notre propre produit.
  • 11Pour éviter tout malentendu, cela ne nous empêche pas de déterminer la « liberté » comme un concept irréductiblement idéologique.
  • 12 Le discours stalinien est construit sur le paradoxe qu'il faut « inculquer la liberté dans la tête des masses » ; le paradoxe qui saute aux yeux, par exemple, au 25e Congrès du PCUS où on avait lu les remerciements de la classe ouvrière au Parti de s'être chargé d'elle.
  • 13La critique hystérique du discours stalinien (on peut y compter la plupart des « dissidents ») critique les « paradoxes » que nous avons essayé de dégager (au moins quelques-uns) au nom de la cohérence sans paradoxes — il va de soi que cette critique ne fait que frayer le chemin pour un « néostalinisme » qui retient le même système, mais sans « excès ».
  • 14On peut trouver la même tension performatif/dénotatif déjà dans le schéma dialectique/métaphysique; dans
    cette différenciation progressive des traits de la dialectique, c'est la « métaphysique » qui joue le râle de la force de la « négativité abstraite » qui contraint l'universalité positive — neutre du genre respectif de la « dialectique » à se spécifier — contrairement au niveau de l'énoncé où la « »dialectique », et non pas la « métaphysique » est supposée être la force de la transgression perpétuelle du donné, la « taupe » qui entame le donné « métaphysique » fixé et rigide.
  • 15E. Fischer, Le Grand Rêve socialiste, Denoël, Paris 1974, p. 399.
  • 16 J. Berger, Le naufrage d'une génération, Denoël, Paris 1974, pp. 53 sq.
  • 17Bien entendu, ce type d'indifférence face au politique diffère essentiellement du type conservatif-bourgeois qui est orienté vers l'« Etat de prospérité ». On peut ajouter en passant qu'on ne se trouve nullement en contradiction avec la proposition selon laquelle il n'y a pas d'indifférence en en matière politique — il s'agit justement de ce que l'indifférence est elle-même un mode (négatif) de la différence, c'est-à-dire qu'elle est toujours déjà le « parti-pris ».
  • 18Il suffit de jeter un coup d'œil sur les premières pages des principaux journaux soviétiques. Ce n'est pas seulement que « personne ne les lit », mais cette non-lecture est déjà calculée dans leur production; on peut les lire seulement « entre les lignes » (pour dégager des différents changements dans la Sphère du pouvoir à partir de certains « symptômes » — par exemple l'ordre de l'énumération des fonctionnaires).
  • 19G. Miller, Les Pousse-au-jouir du maréchal Pétain, Seuil, Paris 1975, p. 19.
  • 20 Staline, Histoire du PC (b), op. cit., pp. 121 sq.
  • 21Un symptôme de cette rupture avec Marx, de ce glissement de la « science de position » en méta-langage, est la transformation du concept de l'idéologie : chez Marx, l'idéologie veut toujours dire « la conscience fausse », parler d' « idéologie prolétarienne » n'a aucun sens, à moins qu'on veuille marquer sa persistance dans les conceptions bourgeoises. C'est Plekhanov qui a généralisé le concept d'idéologie, le déterminant comme conscience « pratique », « intéressée », en opposition avec la conscience « scientifique »-« objective » : les « masses » vivent dans l’idéologie, mais non pas le Parti qui est, d'un certain lieu objectif, supposé savoir leurs « intérêts véritables ». Un autre trait du discours stalinien est étroitement lié à celui-ci : il se comporte — bien qu'il ne le dise pas directement — comme si les idéologues bourgeois savaient ce qui se passe « en réalité » et comme s'ils mentaient exprès, par dessein, à cause de leurs « intérêts ». Le fait que toute connaissance est conditionnée par des intérêts de classe (par la position dans la lutte des classes) est conçu comme une détermination extérieure : les idéologues bourgeois voient, eux aussi, l' « état de fait », ils ne le « falsifient » qu'après coup — nous voilà de nouveau dans ce lieu du savoir objectif-neutre, accessible à tous.
  • 22Ibid., p. 127.
  • 23Ce dedans/dehors est une impasse typiquement imaginaire (si vous voulez, pré-œdipienne) — en tant que tel. il témoigne de nouveau d'un refus de la différence : une fois nous sommes dedans, sans distance, l'autre fois nous sommes en position d'extériorité pure. Ce qui est forclos, c'est justement le point d'intersection, le lieu de croisement où le « dedans passe dans le dehors », où nous sommes pris nous-mêmes dans la différence dedans/dehors, dans le lieu « impossible » de cette différence.
  • 24 Ibid., p. 314.
  • 25« Le matérialisme dialectique (m. d.) est ainsi nommé parce que 1) sa façon de considérer les phénomènes de la nature, 2) sa méthode d'investigation et de connaissance est dialectique, et 1) son interprétation, 2) sa conception des phénomènes de la nature, 3) sa théorie est matérialiste.
    Le matérialisme historique (m. h.) 1) étend les principes du matérialisme dialectique à l'étude de la vie sociale; il 2) applique ces principes 2a) aux phénomènes de la vie sociale, 2b) à l'étude de la société, 2e) à l'étude de l'histoire de la société » (Ibid., p. 115).

    Chaque proposition se répète deux ou trois fois, mais évidemment, cela n'a rien à voir avec la répétition
    signifiante-dialectique qui spécifie rétroactivement le point de départ, lui donne l'accent — au contraire, ces répétitions sont entièrement « redondantes! ». Autrement dit; le tout pourrait se formuler ainsi : « Le m.d. est ainsi nommé parce que sa méthode est dialectique et sa théorie matérialiste. Le m.h. applique les principes du m.d. à l'étude de la société », sans omettre rien d’important.

  • 26 Ibid., p. 304.
  • 27. Ibid., p. 402. Ce n'est pas un hasard si la même allusion à Antée se trouve au début du 18 Brumaire de Marx — mais comme la métaphore de l’ennemi de classe face aux révolutions prolétariennes qui abattent leur adversaire à terre seulement pour qu'il y puise de nouvelles forces et pour qu'il surgisse encore plus énorme devant eux.
  • 28Ibid., p. 297.
  • 29Il faut faire attention au fait que la différence « communiste »/ « non-communiste » est définie comme une différence de la matière même (« une étoffe à part »), non pas comme une différence « formelle » (les communistes comme partie de la classe ouvrière avec la conscience la plus élevée, etc.).
  • 30Cf. la remarque très importante d'A. Verdiglione (au colloque de Ljubljana) sur l'ambiguïté de la critique du fétichisme qui peut très vile devenir une opération monothéiste.
  • 31 Pierre Legendre, Jouir du Pouvoir, Minuit, Paris 1976, pp. 141, 144.
  • 32Ibid., p. 141.
  • 33« Le rituel politique imposera donc aux chefs, à tous les chefs, cette cérémonie parlante : ils doivent éviter d'avoir à dire qu'ils jouissent du pouvoir, camoufler par conséquent cette jouissance sous une rhétorique d'apparat fonctionnant comme technique d’intimidation » (P. Legendre, op. cit., pp. 131-132).

    Nous sommes ici, naturellement, loin de demander quelque Parti « véritablement » lié aux masses, sans la fissure stalinienne — le concept même de « masse » étant déjà un produit rétroactif du discours stalinien, le produit qui, par homogénéité, masque une certaine différence, par exemple la différence des classes (Freud nous dit déjà que, au niveau de la « masse », il n'y a pas de différence sexuelle). C'est pourquoi l'usage marxien de la métaphore d'Antée s'oppose à l'usage stalinien : la classe ouvrière en tant que le « sujet révolutionnaire » n'occupe pas la position de la « mère-masse ».

  • 34En plus, cette formule de l'« édification du socialisme » contient la même manœuvre de subversion du dénotatif par le performatif : ce n'est pas par hasard qu'on dit « édification », concept qui appartient à l'ordre de la « production des choses » — comme si le « socialisme » était un objet qu'il fallait produire selon un plan bien déterminé et qui, le travail terminé, sera tout prêt devant nous (nous voilà nous-mêmes dans la position extérieure), une chose « très difficile et complexe » qui demande d'autant plus de discipline, de l'unité, etc.; comme si le « socialisme » n'était pas le procès même de la subversion de telle position extérieure le procès qu'une telle conception de l' « édification » bloque par avance.
  • 35L'étude de Sergio Finzi sur le père anal, qui nous paraît admirable sous bien des aspects, reste néanmoins victime d'une certaine illusion, typique pour les essais sur la « transgression » du Symbolique aujourd'hui fort à la mode : une identification implicite du Sur-Moi (ou même de la Loi) avec un « Idéal » imaginaire (« l'instance supérieure ») auquel il n'est pas difficile de trouver un antipode « réel » et profane qui le subvertit (« Un pet léger, un bruit, une odeur suffisent... »). Cette opération est d'habitude accompagnée d'une affirmation de la contiguïté de la Loi inconsciente avec la Loi sociale, de la « phallocratie » avec l' « ordre social » donné, etc. (« la symbolisation du phallus ... oriente le sujet vers l'acceptation du pacte social »). Ce qui est dissimulé par cette opération, c'est « l'autre partie, la partie folle » de la Loi, dégagée par Lacan, par exemple quand il parle du caractère toujours obscène du Surmoi. Notre usage déplacé de ce concept du père anal vise donc tous ceux qui conçoivent la dimension de la Loi d'une façon trop limitée, d'où ils exigent la « transgression » dans un « anti-Œdipe
    », etc. — ce n'est pas qu'il s'agirait d'une « Utopie », que la Loi serait « insupprimable »; au contraire, il
    semble que ces essais subissent l'illusion idéologique classique dont le mécanisme est déjà décrit
    par Marx (par exemple à propos de la relation de l’« utopie » platonicienne à la société grecque de l'époque) : ils croient dépasser l'état donné, mais ce qu'ils décrivent n'est qu'une image idéale de ce qui est déjà réalisé. Il n'est pas nécessaire d'attendre une Révolution à venir pour la « subversion » de l'Œdipe, le stalinisme est déjà l'anti-Œdipe réalisé. On trouve dans Marx : l'obscénité (la terreur sur les masses « au nom » de la classe ouvrière elle-même) la prostitution généralisée à l'Etat, la féminité (la « cassure imaginaire de la castration », condition d'accès à la place du pouvoir, « vient s'inscrire dans la catégorie du féminin ». P. Legendre, op. cit., p. 144-145).
  • 36N'oublions pas : le jouir du pouvoir, c'est une « jouissance pure »; si elle « efface — en tant que telle —la distinction des sexes », c'est-à-dire la différence sexuelle-signifiante, elle est aussi, par là, le Sans-désir.
  • 37Ce n'est pas un hasard si le chef du Parti stalinien n'est pas un « grand orateur » contrairement au chef fasciste. Son médium est l'écrit — des brochures, des articles, etc., et même quand il tient ses « grands discours », il les lit. Un des rares « orateurs » parmi les leaders bolcheviques était justement Trotsky, l'archi-traître du stalinisme.
  • 38« Le Parti a besoin de ton aveu » — cet appel de l'Autre vise à obscurcir le manque dans l'Autre : le Parti a besoin de nous pour pouvoir se conserver comme un ensemble homogène-clos, sans trou.
  • 39Dans ce constat de culpabilité, le discours stalinien accomplit une double « mise-entre-parenthèses » : celle de
    l'« intention subjective » de l'acte en ce qu'il se limite à sa « signification objective ». Mais cette « objectivité » est à son tour le résultat de la « mise-entre-parenthèses » d'un certain mécanisme discursif. On détermine d'abord la responsabilité totale du sujet pour des conséquences de ses actes de façon que la conséquence objective — ce que ton acte « signifie objectivement », « sans regard à tes intentions subjectives, si sincères qu'elles soient » — soit projeté rétroactivement sur le sujet comme son « désir secret » : « ce que ton acte a signifié objectivement, c'est ce que tu as voulu en fait ». Ainsi on peut lire dans l'Histoire à propos de certains dirigeants de l'industrie selon lesquels les communistes ne s'occuperaient qu'avec la direction générale de la production et ils laisseraient des questions techniques aux spécialistes : « Au fond, cette attitude envers la technique couvrait, masquait le
    désir secret d'une partie des dirigeants communistes de l'industrie de ralentir les rythmes de son développement, de les faire baisser... « (Histoire du PC (b), op. cit., p. 347). Mais cette « signification objective », qu'est-elle d'autre que l'effet d'un certain discours — justement le discours au pouvoir qui détermine par là le cadre de référence dominant.
  • 40A partir de là se conçoit la rhétorique de la question/réponse dans le discours stalinien : il faut demander d'une telle façon que la réponse soit « claire » que tout « problème » soit exclu par avance. En toute apparence ce serait la masse qui demande et la « sage direction » qui répond (contrairement à ce qui se passe dans le fascisme où le Führer demande et la masse répond); on peut démasquer ce jeu en partant des passages où Staline lui-même prend les deux rôles : « Qu'y a-t-il de nouveau dans l'actuel mouvement des kolkhoz? » demandait le camarade Staline dans L'année du grand tournant. Et il répondait : « Ce qu'il y a de nouveau et de décisif dans le mouvement actuel des • kolkhoz, c'est que... « (Ibid., p. 330).
  • 41Au sein du corpus du « marxisme-léninisme », il y a une coupure rigoureuse sacré /profane entre les Textes « classiques » (Marx, Engels, Lénine, Staline) et la somme de leurs « commentaires », « applications », etc. L'attitude face aux Textes classiques est typiquement ambivalente : la sacralisation coexiste avec une indifférence extrême, même agressive. D'un côté, ces textes sont sacralisés, mais ce déplacement dans la sphère de l'intouchable est en même temps leur neutralisation totale, ils sont réduits à un « trésor des connaissances du marxisme-léninisme » d'où on peut puiser à son aise des « citations » pour légitimer les décisions politiques pragmatiques, et si quelque Texte contredit directement et d’une façon trop évidente la politique du jour, on n’hésite pas à la raccourcir et le remanier (les éditions staliniennes des Œuvres complètes ont tout simplement omis, dans son discours à propos du troisième anniversaire de la révolution d'octobre, une partie de la phrase où Lénine soutient qu'il est impossible d'édifier « le socialisme dans un seul pays ». Même Staline a changé, dans ses Œuvres complètes, des passages de ses œuvres de jeunesse qu'il ne tenait plus pour « convenables ». La sacralisation est nécessairement accompagnée du sacrilège (il est bien connu qu'après l'arrivée des staliniens, le niveau des éditions MEGA a été drastiquement baissé, que les traductions russes « officielles » de Marx et Engels sont très superficielles, qu'il y a beaucoup d'erreurs, etc.). Le Corpus des « œuvres classiques » est bien un corps mort.

    L'attitude stalinienne à l'égard des Textes est alors proprement catholique (contrairement au protestantisme qui exige le contact 'immédiat' avec la Parole divine) plutôt qu'orthodoxe : les textes « sacrés » sont impitoyablement censurés. C'est un péché de les lire sans commentaires (ils pourraient nous « entraîner »). Une curiosité; la sympathie qui n'est pas fortuite — de certains philosophes catholiques, par exemple Gustav Weiter, pour le système du diamat, leur repérage des ressemblances avec le néothomisme. Et le rôle exceptionnel de l'Histoire tient précisément à ce qu'elle se situe à l'intersection des deux régions : à la fois une œuvre « classique » ET le Commentaire.

  • 42Staline, Des principes du léninisme, op. cit., p. 116.
  • 43 L'économie libidinale inhérente au tournant de l'aliénation extrême en désaliénation, peut se concevoir dans les termes de l'appareil conceptuel de l'Anti-Œdipe. Cette possibilité même témoigne du caractère imaginaire de ce tournant : dans les formations précapitalistes, la production et les besoins sont encore « territorialisés » (la production y étant subsumée aux « déterminations limitées »). La formation capitaliste « déterritorialise » la production (« le développement incessant des forces de production »), mais sous la forme fétichisée d'un « surplus » objectif (la « plus-value ») qui « fait marcher » la machine et la pousse sans cesse au-delà du donné; seul le socialisme subvertit cette relation et affirme le flux de la production même (« un mouvement absolu du devenir ») comme surplus face à des « déterminations limitées » quelconques.
  • 44« Production des hommes » et « production des choses » ne sont pas des concepts mais des formations « bâtardes » qui désignent, à l'intérieur d'un champ déterminé, sa limite.
  • 45Engels, Lettre du 27 octobre 1890 à Conrad Schmidt.
  • 46 II nous paraît que ce rapport entre la « production des hommes « et la « production des choses » ne peut pas se réduire à la relation de la « détermination en dernière instance » où la structure de la « production des choses » déterminerait le rôle dominant de la « production des hommes » dans la société gentilice, de la même façon qu'en féodalisme, par exemple, selon la formule connue de Marx, la structure de la base économique, la différence spécifique dans le rapport du travail au surtravail, détermine la dominante du moment extra-économique. La « production des choses », par contre, ne joue le rôle du moment « déterminant en dernière instance » qu'avec la décomposition de la société gentilice.
  • 47 Dans cette négation spéculaire, on est entraîné vers un rapport mimétique au terme opposé : quand on parle, par exemple, de l'URSS comme « le premier Etat des ouvriers et des paysans » — « nous aussi, on a un Etat à nous », et tout ce qui lui appartient ; l'administration, l'armée, la police...
  • 48Marx, Grundrisse.

Comments

Noa Rodman

8 years ago

In reply to by libcom.org

Submitted by Noa Rodman on December 18, 2016

Some of this is repeated here:

Le stalinisme: un savoir décapitonné, ANALYTICA, vol.33, Navarin Editeur, Paris.1983, pp.57-83. http://documentslide.com/documents/zizek-lacan-marx-psychcology-and-politics.html

Not related, but just another text online (translated from French into German):

Slavoj Žižek 1983, 'Die Mißverständnisse des Metonymismus', Der Wunderblock (Berlin) (Nr. 10 – FEBRUAR): 50–76. http://www.freud-lacan-berlin.de/res/Wunderblock/Wunderblock_Nr10.pdf

Noa Rodman

7 years 9 months ago

In reply to by libcom.org

Submitted by Noa Rodman on March 27, 2017

I attached a pdf-file of that other Zizek article on Stalinism:
'Le stalinisme: un savoir décapitonné', ANALYTICA, vol.33, Navarin Editeur, Paris.1983, pp.57-83.

Noa Rodman

7 years 4 months ago

In reply to by libcom.org

Submitted by Noa Rodman on August 18, 2017

Anyone on Twitter?

Please tweet this link (files of 2 essays) to twitter-user Red Kahina, who reads French and is a noted Zizek-critic. The second essay discusses the Dreyfus case btw. I don't find much value in Zizek's critique of Stalinism, but perhaps it's interesting to see for Red Kahina what references he used in his earlier days (e.g. he often cites a conservative Lacanian).

Noa Rodman

7 years 4 months ago

In reply to by libcom.org

Submitted by Noa Rodman on August 18, 2017

As an illustration that Zizek can be pretty cynical (or we the audience naive); there's a lecture where he was making a theoretical point about ideology with Pokemon Go, but then went further to claim that in Austria racists made a version of Pokemon Go of catching refugees. I think it's safe to say the latter claim is just made up, since in another lecture he humorously imagined a Pokemon Go version of catching a Jew.