Communisation, mais... - Karl Nésic, extrait de l’appel du vide - Trop loin 2002

lundi, 31 mai 2004

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Alors que la gauche communiste, après 1914-18, tendait à une synthèse, tel n’est pas le cas de ce qui surgit autour de 1968 - et cela en souligne les limites.
D’une part, les groupes devenus symboliques de 68 se reliaient très indirectement aux courants de la gauche communiste historique.
D’autre part, leur inter-relations témoignent non d’une convergence, mais de vraies scissions.
Socialisme ou Barbarie, dès ses origines (1947-49), mettait en avant l’antagonisme entre bureaucratie et prolétariat, confirmé par la tendance ouvrière à l’autonomie et à la formation de conseils en Allemagne de l’Est (1953) et en Hongrie (1956), ainsi que par de nombreuses grèves sauvages des deux côtés de l’Atlantique.
Dans les années soixante, par sa critique de la vie quotidienne ; l’IS comprend ce que signifie la domination réelle du capital, et oblige à voir la révolution comme bouleversement de l’ensemble des conditions d’existence. Les situationnistes reprennent le thème des conseils ouvriers pour les dès-ouvriériser en appliquant l’autogestion à la totalité de la vie.
À la même époque, l’operaïsme italien (qui ne doit rien à la gauche communiste, et peu au gauchisme) st le seul courant à anticiper des aspects essentiels des luttes de classes qui s’annonçaient : rôle central des O.S., contestation des appareils, refus du travail.
Que Socialisme ou Barbarie ait sombré avant 1968, ou que les racines de l’opéraïsme plongent dans le réformisme (Panzieri était memebre du Comité central du PC italien, Tronti devint plus tard sénateur) invite à réfléchir aux détours parfois suivis par les idées révolutionnaires. Les courants que nous avons cités, et qui tous trois allaient au-delà de l’ouvrièrisme comme du prolétariat au sens traditionnel, auront - en partie malgré eux - contribué à la force du mouvement social de ces années. (D’autres au contraire, incontestablement révolutionnaires, les héritiers thésaurisateurs des gauches italiennes et allemandes par exemple, auront eu un impact après près nul sur les évènements.)
Chacun des trois, quoi qu’on en pense par ailleurs, a organisé son activité en fonction de sa visée, et s’est finalement trouvé (à titre posthume pour S ou B) en phase avec ce que l’époque portait de plus radical. Une intuition - née elle-même d’une réflexion sur une réalité - rencontrait une pratique historiquement significative.
Dans la quinzaine d’années que symbolise la date de « 68 », une perspective différente apparaît, reliée à ces trois courants tout en les dépassant : le refus de l’organisation syndicale et partidaire : le rejet de toute phase de transition visant à créer les bases du communisme, lesquelles existent pleinement ; l’exigence d’une transformation de la vie quotidienne, de nos façons de nous nourrir, loger, déplacer, aimer... ; le refus de la séparation entre révolution « politique » et « sociale » ou « économique », et de la séparation entre destruction de l’État et création de nouvelles activités porteuses de rapports sociaux différents ; la conviction enfin que toute résistance au vieux monde qui ne l’entame pas de manière décisive en tendant à l’irréversible, finira par le reproduire. Tout cela, un terme insatisfaisant mais que nous adoptons provisoirement le résume : la révolution comme communisation.
Or cette critique qui a probablement culminée en Italie en 1977, n’a pas réussi à s’affirmer. Non seulement la communisation n’a eu guère d’efficience sociale, mais elle ne s’est presque pas formalisée, échouant à se donner des expressions sinon cohérentes, du moins convergentes. L’insistance (justifiée mais détachée de son sens) sur l’autonomie en est résultée, et demeure la seule postérité de cette époque à jouer un rôle social, influençant la contestation radicale renaissante depuis une dizaine d’année. De la perspective, on retient surtout la forme, l’auto-activité, qui n’en est que la condition nécessaire, non le mouvement profond.
Ainsi, à peine mise au jour, l’intuition de la révolution comme communisation s’est émiettée. Le communisme reste une abstraction dogmatique. Le point de rupture possible (le lieu, les formes d’organisation, les méthodes) dans la continuité du capitalisme contemporain n’apparaît ni en pratique ni en théorie.

Perte de la totalité

Il en découle un éclatement de la « critique unitaire » du monde, dont les fragments reflètent aujourd’hui les multiples dimensions du mouvement communiste à la manière d’un miroir brisé. Aussi nous est-il impossible de nous retrouver dans la plupart de ses expressions présentes.
Celles par exemple qui rejettent la place centrale de l’être humain dans son rapport avec les autres et avec la nature [1]. (Pour nous, l’être humain n’est naturel qu’au sens où il cherche et modifie sa propre nature et se faisant celle qui l’entoure. Seul un homme peut faire la critique de l’anthropomorphisme. Il n’y a pas plus à affronter la nature qu’à y retourner. La lutte pour le communisme st activité humaine, et sans doute la première à pouvoir être assumée comme telle. Cette auto-transformation engage l’ensemble des rapports humains, l’ensemble de ses relations (langage, production, amour, etc.), et passe aussi par la fabrication d’objets en liaison avec ce qui entoure l’espèce humaine.)
Celles aussi qui nient toute perspective révolutionnaire aujourd’hui, et en déduisent que la lutte des classes et l’aspiration communiste furent de fausses bonnes idées, le mouvement prolétarien n’ayant abouti qu’à étendre et approfondir la domination du capital sur le monde. Ses lumières nous éclaireraient donc aujourd’hui aussi peu que celles des astres morts [2].
Cells également pour qui une révolution communiste reste possible, mais découlera de l’activité d’individus, les différenciations et distinctions de classe ayant été résolues par l’évolution même du capital, en particulier lors de son passage d’une domination formelle à réelle [3]. (Ce monde nous paraît au contraire divisé en classes dont la contradiction demeure le moteur de son évolution et de sa possible révolution. Par sa place dans la reproduction du capital, parce qu’il la rend possible mais pour cela peut aussi la détruire, le prolétariat reste le sujet historique de la révolution.)
Partielles encore, les thèses qui maintiennent la notion de révolution prolétarienne, mais la comprennent comme parachèvement de l’arc historique du capital [4]. (Le prolétariat cesse ainsi d’être sujet historique : il n’est plus que l’agent obligé de ce bouleversement. D’auteur de sa propre abolition, il devient une contradiction du capital à lui-même. Par un curieux paradoxe, ceux pour qui le prolétariat a échoué tant qu’il s’affirmait comme travail dans le capital, sont les mêmes qui absolutisent le prolétariat. Non pas à la façon des ouvriéristes, mais en faisant du prolétariat le secret du salut du monde. C’est la recherche d’un automatisme historique.)
Terminons provisoirement par la thèse qui met au premier plan la lutte contre le travail, en ne voyant dans ce dernier qu’un résidu déjà à la fois dépassé par le capital (automatisation, désindustrialisation, etc.), et refusé par des prolétaires chaque jour plus rebelles. Contrairement aux ouvriers des grandes usines englués dans le culte de la production et la revendication salariale, les salariés de plus en plus mobiles et précaires seraient le ferment d’un avenir révolutionnaire proche, sinon en voie de réalisation. En d’autres termes, l’ouvrier de jadis, meilleur ennemi du prolétaire, serait heureusement en voie d’extinction [5]. (Constatons qu’ici aussi, c’est le capital qui est supposé balayer les obstacles à l’émancipation. Mais quel nouveau mouvement st né de la précarité ? Celle-ci (re)pose les mêmes contradictions que la condition d’OP ou d’OS. Aucune forme du salariat ne garantit son éclatement révolutionnaire.)
Nous n’avons pas passé en revue diverses partialités pour en proposer maintenant le dépassement grâce à notre « solution ». Entre les immédiatistes et les désincarnés, entre les automatistes et les activistes, toute synthèse actuelle ne saurait que créer des chimères. Convergences... et « tri » ne s’imposeront que lorsqu’émergera une critique communiste pratique, minoritaire certes mais capable d’un minimum d’existence sociale.

Une compréhension du monde déréalisée

Le caractère très minoritaire de la critique théorique communiste, significatif de la période, ne constitue pas sa faiblesse la plus grave. Celle-ci tient à ce que la compréhension du monde y soit profondément déréalisée, et présente finalement une image inversée de celle que nous donne à voir le capital. Il n’est pas indifférent que ce corpus théorique (en Europe et aux Ètats-Unis en tout cas) se soit construit et formalisé après et sur l’échec du mouvement social des années 1965-80.
L’évolution présente du capital prolétarise massivement (par l’accroissement du nombre des salariés, des salariables et des non salariables quasiment définitifs, etc.) mais semble faire du prolétariat un absent. Aussi, soit il est théorisé comme disparu définitivement, soit il est sommé de réaliser enfin le communisme.
Quant tout nous rabâche que le prolétariat est un fantôme, des révolutionnaires le décrivent comme la cause ultime du cours de la politique mondiale. Ré-écrire l’actualité pour y lire la lutte de classes est un exercice parfois utile, mais la facilité à le répéter suffi à en montrer les limites. (En guise de travaux pratiques, nous suggérons de préparer d’ores et déjà l’analyse marxiste des futures grandes grèves et/ou émeutes en Chine à la lumière du développement spécifique du capitalisme dans ce pays depuis les guerres de l’opium. Autres options : la configuration pétrolière au lendemain de la crise irakienne, Sida et prolétariat, écolologie et capital, etc.) Mieux vaudrait se demander pourquoi la lutte des classes détermine tout de l’histoire contemporaine, sauf la révolution prolétarienne. N’est-ce pas la faiblesse des traits communistes de cette lutte qui incite à pareil systématisme ? Alors que la possibilité du communisme disparaît de l’imaginaire social des prolétaires, sans parler même des échecs du mouvement communiste jusqu’à nos jours, on absolutise ainsi révolution et prolétariat.

Un catastrophisme idyllique

Cette absolutisation se traduit par une vision idyllique du déroulement de la révolution, souvent assimilé à une fête enlevant toute réalité à la contre-révolution. Partant de cette vérité profonde qu’en s’abolissant le prolétariat abolit les classes, et qu’en s’émancipant il émancipe l’humanité, on imagine une dissolution des classes à laquelle l’immense majorité de la population participerait automatiquement sans effort ni conflits, puisque chacun, du garçon de café au manager en passant par le directeur d’école et le petit commerçant, y trouverait immédiatement son compte. Si le principe est juste, la conclusion est vite tirée. On oublie qu’une révolution est aussi une période d’exacerbation des conflits sociaux, d’affirmation brutale des antagonismes d classe, et qu’en face de nous nous trouveront des groupes déterminés à user de tous les moyens pour que les choses restent en l’état. Le capital et ses gestionnaires ne quitteront pas sur la pointe des pieds la scène de l’histoire parce que l’heure de leur départ aura enfin sonné. L’histoire offre maints exemples du contraire, de Dollfuss écrasant préventivement le prolétariat autrichien dans les années trente, à la stratégie de la tension en Italie à partir de 1969 pour marginaliser les radicaux.
Une révolution communiste aura beau ne ressembler à aucune autre, elle ne serait pas moins une gigantesque conflagration faite de poussées convergentes et divergentes, au sein des prolétaires eux-mêmes, entre le prolétariat et les autres classes et couches sociales, impliquant des affrontements dont tous ne se règleront pas pacifiquement. Bien qu’elle n’ait pas besoin d’apparaître aujourd’hui, il existe une haine de classe à l’encontre des prolétaires, de la part de catégories dont la reproduction sociale repose notamment sur la conviction qu’elles n’ont pas que leurs chaînes à perdre. La domination réelle du capital a transformé ces comportements mais ne les a pas abolis. Ils s’effaceront avec la dissolution des logiques sociales qui les entretiennent, mais certainement pas en quelques semaines ou mois. Rappelons l’attitude des classes moyennes chiliennes à l’encontre des prolétaires avant le coup d’État de Pinochet.
La disparition apparente de la classe ouvrière, la massification des classes moyennes et ce qu l’on a pris pour l’inessentialisation du travail, tout cela s’est traduit par une mise à mort symbolique de la classe ouvrière. La généralisation du salariat ne signifie pourtant pas que chacun soit prolétaire. C’est l’exploitation des OS qui contient celle de l’ingénieur (parce qu’elle la rend possible), et non l’inverse. C’est l’ouvrier qui rappelle à l’ingénieur, non par le simple partage d’une condition, mais par la lutte, la grève, l’affrontement avec le patron, que l’humanité (et la vie de l’ingénieur comme de l’ouvrier) est réduite à de la force de travail. L’OS voit son activité bien davantage enfermée dans la forme du travail que le cadre supérieur (ou moyen), d’autant qu’en général l second organise ou supervise le travail du premier. Confondre la salarialisation générale avec une prolétarisation universelle, c’est faire du prolétariat une réalité objective, forte statistiquement et donc socialement, et faire du nombre la condition première d’un succès révolutionnaire.
Le moins que l’on puisse dire est que le rapport dialectique entre critiques pratique et théorique est largement distendu, et que les idées communistes ne sont pas près de devenir force matérielle, quand la théorie tend soit à se perdre dans l’immédiat, soit à devenir prédictive, scientiste, et à se donner des garanties. Le besoin de démontrer la « nécessité » de la révolution est un signe quasi certain de son impossibilité. (On débattait beaucoup de la « crise finale » dans les années trente...) la recherche de certitudes proches de la croyance en dit long sur la compréhension de la possibilité même d’une révolution. La seule critique socialement existante est aujourd’hui celle du réformisme.

[1] Nous pensons à tout ce que recouvre le mot « primitivisme », entre autres les textes d John Zerzan.

[2] C’est ce qu’un lecteur pourrait conclure au fil des diverses série de la revue Invariance. Pour les numéros disponibles, s’adresser à François Bochet, Moulin des Chapelles, 87800 Janailhac.

[3] Cf. par exemple la revue Temps Critiques (BP 2005, 34024 Montpellier Cedex 11).

[4] Théorie Communiste (BP 17, 84300 Les Vignères) et les ouvrages publiés par Senonevero illustrent cette position, qualifiée en 1978 par Jacques Camatte de « structuralisme prolétarien » (article reproduit dans Forme et histoire, Milan 2002).

[5] Notamment le groupe allemand Krisis, et son Manifeste contre le travail (Ed. Léo Scheer).

Commentaires :


  • > Communisation, mais..., , 23 juillet 2004

    sauf erreur, panzieri était membre du PSI, jamais du PCI ; comme le jeune negri, d’ailleurs, à 25 ans conseiller communal socialiste.


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