vendredi, 5 mai 2006
paru dans Interventions n° 7 avril 2006
Temps critiques
Le mouvement actuel n’est pas un mouvement revendicatif
Comme celui de novembre, il ne revendique rien, au sens strict, ne propose rien non plus, mais il exprime un refus de la situation qui trouve son point d’ancrage dans projet de loi sur "l’égalité des chances" et particulièrement le CPE. Cette absence de revendication s’exprime de plusieurs manières :
par un refus qui tend à englober toutes les formes de précarisation (le refus du CNE est clairement énoncé) ;
par son symbole "Rêve général" qui englobe l’idée de "Grève générale" tout en la détournant ;
par le slogan "Ni CPE ni CDI" ou des pancartes comme "Contrat Premier Esclavage" qui reflètent l’influence puis les liaisons avec des associations de chômeurs et avec des courants critiques du travail. Au fur et à mesure que le mouvement s’approfondit, ces liaisons sont de plus en plus recherchées.
C’est aussi cette absence de revendication qui le pousse à ne rien négocier. Le mouvement s’en tient à son point d’ancrage original et à partir de là, il cherche à produire un rapport de force. C’est là son aspect radical et non pas une quelconque position politique qui viendrait se greffer après coup. Il n’est pas obsédé par l’idée de tenir compte de l’opinion publique car c’est le rapport de force qu’il construit, qui justement, produit l’empathie nécessaire à sa popularisation sans qu’il ait besoin de se prostituer auprès des médias [1]. Il ne faut pas oublier qu’à l’origine les premiers sondages étaient favorables au CPE ainsi que l’ensemble de la presse hormis L’Humanité. Depuis, malgré toutes les entourloupes habituelles des professionnels de la communication, on peut dire que le mouvement a réussi à amener les médias et particulièrement la presse écrite sur son terrain en lui faisant appréhender les événements sur les bases voulues par le mouvement. La tendance dans les sondages s’est alors inversée.
Le mouvement révèle l’intensité de la crise de la reproduction du capital
Le discours autour de la création d’emplois n’est que l’antidote publicitaire à la crise de la valeur-travail. L’exploitation de la force de travail n’est plus l’opérateur central de la valorisation. Il ne s’agit pas de la fin du travail mais de son inessentialisation (domination du "travail mort" c’est-à-dire des technologies sur le "travail vivant") et de son indifférenciation (la mise en avant de la notion vide de compétence tente de suppléer la fin des métiers et la reconnaissance de la profesionnalità, comme disent les italiens).
Cette crise passe, pour la première fois, par un traitement spécial imposé à la jeunesse, un traitement qui dépasse les politiques traditionnelles de domination d’une classe par une autre. En effet, si le CNE a peu de chance de toucher les personnes très qualifiées et diplômées parce qu’il cible les sans emploi ; le CPE ne vise qu’une catégorie d’âge, mais il implique toute cette catégorie. Désormais, le diplôme ne constitue plus un marquage suffisant. C’est pour cela qu’aujourd’hui, confusément, tous les jeunes se sentent concernés alors que beaucoup ne devraient pas l’être. Il y a là comme une surenchère politicienne d’une partie du personnel de l’État qui cherche à revaloriser sa fonction dans le commandement capitaliste. Le MEDEF n’était d’ailleurs pas demandeur.
Dans la crise du travail, les jeunes (précaires) et les vieux (pré-retraités ou dispensés de recherche d’emplois) servent de variables d’ajustement sur le marché. Cette tendance à l’irreproductibilité de la force de travail, se manifeste encore bien plus chez ceux pour qui le CPE n’est même pas envisageable car ils sont en deçà du seuil d’employabilité. Cela s’est vérifié dans les "zones franches", en banlieues, où la plupart des entreprises ne se sont même pas préoccupées de recruter leur main d’œuvre sur place. [2] C’est aussi pour cela que l’unité ne peut se faire sur la base d’une revendication du type : "Un CDI pour tous". Le mouvement ne la formule d’ailleurs pas. On retrouve ici la volonté de ne pas opposer au retrait une revendication précise.
La jonction immédiate avec les salariés n’est pas la jonction organique qui s’impose naturellement au mouvement
Le décalage entre ce mouvement qui s’efforce d’unir étudiants et salariés et celui de novembre 2005 tient dans le fait que les conditions d’accès au marché du travail étant de plus en plus difficiles, les inégalités et les discriminations reproduisent les séparations de classes, mais elles le font en dehors de l’antagonisme prolétariat/bourgeoisie. Ce phénomène est notamment perceptible à travers les réalités suivantes :
la masse des étudiants et lycéens, n’est plus repérable dans les termes traditionnels de la classe sociale (enfants de la bourgeoisie ou de la petite bourgeoisie [3] par opposition aux enfants des couches populaires) ; beaucoup travaillent d’abord pour vivre et non pas pour l’argent de poche ;
les bandes de jeunes radicalisées n’expriment aucune identité de classe et leur action réduit le capital à son État, à quelques institutions et aux marchandises. Leur critique du travail, implicite mais pourtant radicale, les amène à se situer sur le terrain de l’appropriation directe (y compris au sein des manifestations) et non pas celui de la réappropriation par les producteurs. Il y a rupture avec ce qui a été à la base du programme prolétarien et que des groupes politiques (LCR) ou syndicaux (CNT) reprennent aujourd’hui sous la forme d’une morale du consommateur : "Rien est à eux, tout est à nous. Tout ce qu’ils ont, ils l’ont volé" ;
le rôle très effacé des élèves de LEP, pourtant à la pointe des luttes en 86 et 94 porte la marque d’une radicalisation de la crise de reproduction avec d’un côté les élèves des LEP "poubelles" qui participèrent activement aux événements de novembre, mais pas à ceux de ce printemps et de l’autre, dans les LEP sélectifs, la montée d’une idéologie du petit entrepreneur qui a fait le succès de l’Italie de Berlusconi et de Benetton dans les années 90 [4].
En faisant de sa liaison avec les salariés un axe prioritaire, le mouvement actuel rejoue, risque de se mettre à la remorque d’un mouvement de salariés moins développé, dont la partie émergente est particulièrement bureaucratisée, alors que ce mouvement est grandement redevable à la révolte des banlieues dans l’ébranlement du système. Certains étudiants et lycéens en sont conscients quand ils en appellent à la lutte à la base dans les entreprises, cherchent le contact avec les jeunes travailleurs mais n’en oublient pas pour autant les chômeurs, les sans papiers et les jeunes condamnés en novembre.
Il faut évidemment poursuivre la popularisation et accroître les contacts avec les salariés combatifs, mais sans se mettre à la remorque d’une classe ouvrière qui n’est plus aujourd’hui qu’une référence symbolique aux luttes du passé. Une classe qui n’a plus d’existence subjective autre que ses différentes représentations syndicales qui ont laissé passer le CNE et approuvé l’état d’urgence. Une classe qui ne peut jouer aucun rôle d’avant-garde dans la mobilisation présente et surtout, qui ne peut plus affirmer un programme propre susceptible d’engendrer l’unité autour d’elle. Les risques de ce rattachement se situent à deux niveaux. Il y a tout d’abord le risque d’orienter le mouvement vers la revendication en noyant le retrait du CPE au sein d’un nouveau "Grenelle social" sur la précarité des jeunes. Il y a le risque, ensuite, de perdre toute spontanéité, de rendre les actions prévisibles et inoffensives dans le cadre de manifs bien huilées et encadrées [5].
Cette unité, si elle doit se réaliser ne se fera que dans les luttes et les rencontres qui s’en suivent. Elle ne se fera pas sur une communauté d’intérêts qui, dans l’immédiat, sont divergents : les salariés du public défendent les statuts et le service public ; les intermittents un système de flexisécurité à leur avantage ; les chômeurs un droit au revenu indépendant du travail ; les jeunes "violents" un droit au respect et l’accès direct à la "thune", etc. L’unité à rechercher devrait plutôt se réaliser sur une communauté des causes.
Les moyens d’actions de la révolte ou des refus sont aujourd’hui extrêmement variés (blocage des facs et des lycées, occupations ou même destruction d’agences ANPE, blocage de manifestations culturelles ou sportives, interventions sur des plateaux de télévision ; résistances à la police ou attaques contre celle-ci, destructions de biens ou de lieux symboliques, mises à sac de permanence de partis politiques, grèves), mais ce qui compte ce n’est pas que chacun agisse dans son coin, à partir de ses propres déterminations, mais qu’il y ait des échanges, des passerelles qui permettent aux individus en lutte de quitter une partie de leurs oripeaux d’origine, qu’ils en soient transformés en même temps qu’ils transforment les conditions présentes.
L’auto-organisation et le vol d’étourneaux
Si la pratique de l’assemblée générale et de la démocratie directe persiste, ce mode d’action n’est plus considéré que comme une base commune relative et non comme un principe absolu. Il est remarquable que la référence à "l’autogestion" ait quasiment disparu du langage du mouvement alors que l’auto-organisation des débats et des interventions reste le modèle dominant. Ce dépassement de l’idéologie autogestionnaire et de ses oripeaux usinistes rend conscient au plus grand nombre qu’un nouveau cycle de luttes s’est ouvert ; celui qui doit affronter le despotisme de la valeur dans toutes les activités humaines. L’auto-organisation apparaît comme l’horizon dépassable du mouvement et non plus comme un critère de son accomplissement. La prise en charge collective de la vie quotidienne dans les bâtiments universitaires occupés ne fait plus l’objet de débats interminables sur la possible répétition des normes du système dominant. Le respect de l’autonomie de chacun dans ses initiatives et ses dires ne trouve ses limites que dans la reconnaissance qu’il manifeste pour le devenir du mouvement. Si l’échange d’idées et les propositions stratégiques sont souvent développées en commission elles n’enferment pas les actions dans un carcan. Les déplacements urbains [6] en forme de vol d’étourneaux, se divisant pour se protéger puis se regroupant pour immobiliser ou pour frapper conjuguent l’efficacité du collectif et la créativité de l’individuel.
C’est la question générale de la domination et du pouvoir qui est posée… à chaud
Le mouvement ne la pose pas en terme de prise de pouvoir, ni même dans les termes clairement anti-capitalistes propres aux "avant-garde" de jadis, mais en termes de dévoilement de l’oppression par une puissance en mouvement. L’injonction de la coordination nationale d’une "démission du gouvernement", ne propose aucune alternative politicienne alors qu’on peut dire que le mouvement développe une action éminemment politique de par sa critique en acte de l’idéologie de l’économie. Le mouvement n’a donc pas besoin d’être politisé de l’extérieur par des groupes qui croient toujours donner un contenu à des formes alors qu’ils ne font qu’affirmer, à travers leurs slogans décalés, leur propre impuissance à percevoir les contenus nouveaux qui émergent de ce mouvement.
De par son extériorité objective à la production le mouvement ne peut s’attaquer directement qu’aux institutions de la reproduction et aux réseaux de circulation de la valeur, aux flux. Flux d’informations, flux de marchandises, flux d’individus, flux de pouvoirs, flux d’images, etc. Cette limite est réelle, mais elle est moins gênante à une époque où c’est justement la reproduction qui est centrale et non plus la production. Par contre, l’avantage c’est que le mouvement est en adéquation avec le terrain sur lequel il agit. Il n’a pas à se poser la question de sa plus ou moins grande dépendance à un éventuel mouvement de salarié nécessaire pour bloquer la production. A priori tout le monde peut participer à un blocage immédiat des flux [7].
[1] La coordination nationale refuse leur présence. Sur les façades de certains amphithéâtres où se tiennent les AG on peut lire "Médias, casse-toi".
[2] Une analyse cartographique des mobilisations montrerait sans doute qu’elle est la plus forte dans les zones où le rapport entre densité de population et nombre d’emplois est le plus défavorable (Nord-Ouest et Ouest de la France, Sud ; villes en voie de désindustrialisation) et dans les zones où l’idéologie du travail est la moins prégnante (Sud encore puisque paraît-il "la misère est plus supportable au soleil"…).
[3] Il n’est pas rare d’entendre les anti-blocage qualifier les partisans actifs du mouvement, de "petits bourges" qui parlent de révolution mais ignorent tout des lois universelles de l’économie et de la réalité d’une misère des banlieues à laquelle le CPE viendrait répondre. Ceux qui ont toujours nié l’existence de luttes de classes s’amusent ici à en fabriquer une…pour leur propre cause et profit !
[4] Malgré les efforts en direction de la "génération Tapie" dans les années 80, cette tentation ne commence qu’à décoller en France dans les milieux populaires et se combine à celle des milieux un peu plus aisés où on rêve de réussir en Angleterre, ce pays de cocagne où on pourrait travailler pour s’enrichir et non simplement pour survivre !
[5] Les différents services d’ordre qui, depuis le 28 mars, se partagent le travail avec la police officielle ne cherchent pas à éviter les cassages de gueule intempestifs et barbares puisqu’on a même vu, que, pour la police au moins, les ordres sont parfois de ne pas intervenir comme cela avait déjà été le cas à Paris en 2005. Derrière le but avoué d’éviter tout débordement (le terme est déjà parlant en lui-même), il y a la volonté syndicale ou organisationnelle d’en rester à une démonstration de force sans se fixer des objectifs précis (les parcours officiels sont d’ailleurs calculés pour ne jamais rencontrer de tels objectifs potentiels) dans les limites fixées par les règles du jeu syndical et politique. Il ne s’agit surtout pas de faire mal, mais simplement de faire signe !
[6] La "tournée" du 6 avril dernier dans Paris, évitant Montparnasse pour occuper la gare du Nord, puis, déjouant les CRS, pour bloquer le périphérique, a porté cette pratique du vol d’étourneaux à un point d’incandescence élevé.
[7] Ce que les étudiants rennais en lutte viennent de réaliser efficacement au centre de tri, le samedi matin 8 avril avec l’aide de postiers sur place, démontrant par là aussi le sens actuel de la liaison étudiants-travailleurs.
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