jeudi, 3 mai 2007
Dans une petite chronique précédente « L’autogestion, piège à cons » je constatais que lors de la rencontre de Marseille, « les raisons de la projection du film du Chilavert ont été assez mal comprises, puisque plusieurs participants ont dit que ce document aurait pu être présenté par des gauchistes faisant l’apologie de l’autogestion. Cette critique implique une vision normative de la révolution s’énonçant ainsi :
« Puisqu’il est établi entre nous que la révolution ne saurait être la gestion des entreprises par les travailleurs quel intérêt y aurait-il à en connaître le détail et à entendre ces travailleurs se féliciter de travailler ‘à leur compte’ ? »
Cette condamnation de l’autogestion de ces entreprises récupérées dans la situation de l’Argentine dans ce moment là précis, je la qualifie de « normative » car ne prenant pas en compte la situation d’ensemble de la lutte des classes dans le cadre d’une crise catastrophique – locale du point de vue du capital mondial, et c’est sa limite absolue- mettant l’Etat en grandes difficultés ; cette condamnation de l’autogestion fixe une norme au processus révolutionnaire elle le nie comme processus. C’est toujours la dynamique d’ensemble de la lutte de classe qui est déterminante et l’extension du mouvement des récupération aurait été le dépassement des récupérations, le dépassement de l’autogestion l’enclenchement du mouvement d’abolition du capital et de classes, la communisation, ce n’aurait pas été la transcroissance de l’autogestion mais son dépassement produit dans la crise révolutionnaire générale. Il ne s’agit pas de dire que la révolution a manqué avoir lieu mais de s’intéresser, de se lier au moins théoriquement à ces luttes d’expropriations ; ces luttes que seront prises dans les conflits de leurs dépassement dans le mouvement de communisation contre une dimension incontournable de socialisation potentiellement porteuse de contre-révolution.
Il se trouve que sort maintenant le film « Lip l’imagination au pouvoir » cette sortie nous est vantée ainsi dans le petit journal de présentation :
« Lip est resté dans la mémoire de ceux qui ont milité dans l’après 68 comme un sommet, certes, mais surtout comme l’affaire de chacun. Qui parmi ceux qui ont vécu cette période, ne porte pas en lui un petit bout de Lip, un lambeau de mémoire en éveil, sa façon à lui d’avoir vécu le conflit ? Lip on y est tous un peu pour quelque chose. Qu’on soit d’ici ou de là, on a fait des grèves de soutient, collé des affiches, diffusé le journal Lip-unité, participé à des galas, vendu des montres, on est allé à Besançon visiter l’usine, on a fait la manif monstre sous la pluie, tenté de boycotter la banque qui étranglait Lip, on a diffusé des films, des casettes, des chansons, fait des meetings, on est allé sur le Larzac, on a encouragé d’autre travailleurs à imiter les Lips… »
La critique de l’autogestion a été faite radicalement au sein du courant qui promeut la communisation au moment même où l’autogestion a fait irruption dans les perspectives révolutionnaires il y a trente ans et c’est cette critique que nous avons entendue énoncer de manière intemporelle à cette réunion et l’occasion est bonne pour la republier.
Le texte qui suit est la reproduction de la deuxième partie de l’analyse parue dans le N° 3 de la revue Négation en 1974, sous le titre « Lip et la contre-révolution autogestionnaire ». Dans ses limites, qui sont celles de la théorie de l’autonégation du prolétariat, cette analyse a le double mérite d’avoir été faite à chaud et de n’être pas trop normative. Ses fondements sont exposés dans « le Prolétariat comme destructeur du travail » reproduit dans l’anthologie Rupture dans la théorie de la révolution - Textes 1965-1975 parue aux éditions Senonevero. On peut aussi lire la présentation générale des textes, « La Production de la rupture », sur le site de L’Angle mort.
LE « CAS » LIP
« Ce socialisme ne consistera pas à permettre à l’ou- vrier de sortir de l’usine avec une paire de chaussures en bandoulière ; et ceci, non parce qu’elles auraient été volées au patron, mais parce que cela représenterait un système ridiculement lent et lourd de distribution des chaussures à tous. » (Bordiga, Propriété et Capital)
Des ouvriers licenciés s’assurant eux-mêmes leur salaire grâce à la vente de la marchandise produite sous leur propre direction, le geste était spectaculaire et leur valut d’ailleurs la célébrité. La lutte des ouvriers de Lip portant atteinte au droit de propriété sur les moyens de production et tendant à la réappropriation du produit par les producteurs semblait renouer avec un mouvement qui devait faire passer la direction de l’appareil social de production aux mains de la classe ouvrière. Or cette perspective était le propre du mouvement ouvrier, produit d’une époque de la lutte de classes où le capital ne dominait que formellement le procès de travail et la société.
Si la lutte des ouvriers de Lip a pu s’inscrire initialement comme manifestation du mouvement ouvrier, c’est parce qu’elle a été déterminée, dans le cadre de l’entreprise Lip, par des rapports sociaux entre le capital et les prolétaires largement identiques à ceux qui ont produit le mouvement ouvrier. Mais le cadre plus vaste de la société capitaliste nationale et internationale a aussi conféré à cette lutte son actualité : la propriété personnelle des moyens de production est devenue aujourd’hui une entrave à la propriété capitaliste qui n’a plus besoin de propriétaires, mais de gestionnaires. Aussi l’actualité de la lutte des ouvriers de Lip ne tient-elle pas à la tendance à la réappropriation, mais bien plutôt à la tendance à la gestion du capital par les ouvriers eux-mêmes : Lip est devenue une foire à l’autogestion. Ceci, d’ailleurs, sans intention délibérée des travailleurs de Lip qui demandaient seulement un patron capable d’assurer leur survie.
Lip : une manufacture
à l’époque de la domination réelle du capital
Le conflit Lip s’est produit dans un secteur (l’horlogerie) où la domination du capital ne s’est pas encore parachevée en domination réelle. Plus exactement, la domination réelle du capital sur l’ensemble de la société n’y a pas encore promu le procès de travail spécifiquement capitaliste.
La soumission formelle précède historiquement la soumission réelle. Mais dans certaines branches de la production, « cette dernière forme qui est la plus développée peut constituer à son tour la base pour l’introduction de la première » (Marx, Un chapitre inédit du Capital, éd. 10/18, p 201).
Dans la production horlogère, la forme de la production capitaliste correspondant à la soumission réelle du travail au capital s’empare d’abord de la production des pièces détachées : cette production est assurée par des machines-outils servies par des O.S. Cette partie de la production à haut degré de productivité a permis d’introduire la forme capitaliste dans la production des montres, sur le mode de la domination formelle du capital sur le procès de travail de montage des montres, dans le cadre d’une manufacture. (Avant la manufacture, le montage des montres se faisait dans le cadre d’un mode de production artisanal, par les artisans horlogers du Jura et de la Franche-Comté, « région de tradition horlogère ».) Le mode de production capitaliste s’emparant du montage des montres, la domination est d’abord formelle : les procédés techniques à ce niveau diffèrent peu de ce qu’ils étaient dans le mode de production artisanal. Le montage des montres pourra se poursuivre même après que les ouvriers auront été expulsés de l’usine : c’est dire l’importance du travail humain à ce stade de la fabrication. La manufacture repose sur le travail qualifié des ouvriers, et c’est bien parce que Lip est la dernière manufacture horlogère que sa fermeture pose un grave problème d’emploi : les travailleurs de Lip « ne pourront jamais retrouver un travail correspondant à leur qualification » (Lip, dossier d’information publié par la Commission Popularisation des travailleurs de Lip, p 9).
De plus, la production manufacturière repose sur une division du travail peu poussée : elle comporte la fabrication des matériels nécessaires à la fabrication complète d’une montre (c’est le fameux département des fabrications mécaniques).
En définitive, le capital Lip, opérant sur une échelle trop restreinte, incorpore au produit une quantité de travail excédant la moyenne sociale. Les grands producteurs américains et japonais produisent à l’échelle de la production de masse : la dimension de leurs capitaux permet de compenser la baisse du taux de profit, engendrée par l’élévation de la composition organique, par la masse du profit et les superprofits, car leur productivité plus grande fait jouer la péréquation du taux de profit en leur faveur. Dès lors, la domination de la société à l’échelle nationale et internationale se faisant sur le mode réel, une crise de maturation devait affecter le capital Lip, dont la forme de domination sur le travail était archaïque, s’exprimant dans le cadre de la production manufacturière : Lip doit disparaître en tant que capital indépendant et en tant que manufacture.
Or, autre trait archaïque, le capital Lip était la propriété d’une personne physique : Fred Lip. En tant que propriétaire de son capital, il tenta de s’opposer ou tout au moins de retarder la crise de maturation qui nécessitait sa dépossession. Il tenta de rationaliser sa production en introduisant une certaine taylorisation du montage des montres et de diversifier ses activités en créant un secteur machines-outils et un secteur équipement militaire. Ces essais de rentabilisation de la manufacture n’étaient que des palliatifs. Ce n’est pas comme on l’a dit parce qu’il était fantasque et brouillon qu’il a fait des fautes de gestion, c’est parce que la seule gestion conséquente était d’accepter l’intégration de son capital dans un ensemble plus vaste et l’abandon de la production manufacturière. Il n’a eu que le tort de vouloir éterniser l’indépendance de son capital, et pour cela il lui a fallu trouver des palliatifs, que l’on a baptisés « fautes de gestion » (ce qui montre bien le caractère ambivalent du conflit Lip, conflit retardataire au sein d’une situation avancée). Ces fameuses fautes de gestion n’étaient dues qu’au réflexe de défense du propriétaire devant la menace de sa dépossession.
L’accession à la domination réelle s’accompagne de la dissolution de la propriété personnelle du capital. C’est entre autres parce que la société capitaliste française est en train d’achever cette mutation que le cas Lip a pris une telle résonance à tous les niveaux de la société. Au cours du conflit, on a pu voir certains représentants du capital et les syndicats faire la critique de la propriété personnelle, à l’abri de laquelle et pour la défense de laquelle peuvent être commises des fautes de gestion dont ils soulignaient les conséquences sociales : cf Syndicalisme Hebdo (C.F.D.T.) : « Le droit actuel est le protecteur tout-puissant de la propriété privée des moyens de production. Entre les patrons, qui ne trouvent pas leurs profits assez élevés, et les travailleurs, qui risquent de se retrouver jetés à la rue, le droit tranche en fonction des premiers. » (cité par Le Monde du 9 août 1973)
« Les salariés ne doivent pas supporter les risques financiers de l’échec d’une gestion. » (Ceyrac, cité par Le Monde, 21 septembre 1973)
« Les fautes de gestion sont souvent payées à retardement par ceux qui ne les ont pas commises … Il n’est pas tolérable qu’on puisse mener une entreprise à sa perte, s’en retirer à temps, et couler des jours tranquilles quand des centaines de salariés sont menacés de chômage. » (L’Expansion, septembre 1973, p 100)
Aussi pour remédier à cette inadéquation, le gouvernement a fait voter une loi garantissant les droits des salariés en cas de faillite ; et les autorités locales se préoccupaient à l’époque de la situation des commerçants bisontins devant la disparition de 1300 salaires et de celle de nombreux sous-traitants.
On sait que Fred Lip n’a pas évité la perte de contrôle progressive de son capital : Ébauches S.A. prend 33% des actions en 1967, 43% en 1970, la majorité en 1973. Cette pénétration progressive d’Ébauches S.A. devait trouver naturellement son achèvement dans la transformation de la production horlogère, de manufacture fabriquant la totalité de ses matériels et pièces détachées, en atelier de montage alimenté en pièces détachées par les autres unités d’Ébauches S.A., réalisant ainsi une plus grande division du travail inter-entreprises.
Dans cette optique, il fallait licencier la force de travail surnuméraire : de 866 personnes, le personnel horlogerie devait passer à 620 (cf document 3, plan Ébauches S.A. du 8 juin 1973, in Lip 73, Seuil). Le plan Giraud avait retenu le même chiffre dans le secteur horlogerie ; mais il prévoyait la création d’un secteur de fabrication de boitiers, permettant de ramener à un niveau plus acceptable, pour les ouvriers en lutte, le nombre des licenciements. En cela, il se trompait, comme devait le prouver le rejet des accords de Dijon.
Mais Giraud était également désavoué par le patronat, et si les ouvriers avaient accepté son plan, on peut se demander s’il aurait obtenu les moyens de financement nécessaires. Le patronat reprochait à Giraud ses trop grandes concessions à la force de travail : « "M. Giraud est en train de nous bâtir un monstre", déclare une haute personnalité officielle intéressée de près au règlement de l’affaire Lip. » (Le Monde, 22 septembre 1973) ; « "Seule une réorganisation totale peut remettre à Lip à égalité de coût de production, donc de chances commerciales. Or l’on est déjà sûr que ce grand nettoyage n’aura pas lieu.", assure un horloger de Besançon. » (Le Monde, 22 septembre 1973). À la veille des accords de Dijon, la mise en garde de François Ceyrac était claire : « Il faut que le chef d’entreprise garde sa liberté dans le domaine de l’emploi. » (Le Monde, 7 octobre 1973)
Le plan Giraud souffrait d’un autre défaut aux yeux du patronat : il prétendait pouvoir se passer d’Ébauches S.A. Or celui-ci est le plus gros producteur européen de pièces détachées d’horlogerie, si bien que sa participation à Palente est de loin la solution la plus rentable ; en outre, c’était le principal créancier de Lip.
Rappelons que les dettes de Lip s’établissaient comme suit : 30 millions à Ébauches S.A. ; 15 millions aux fournisseurs (bracelets, boîtiers) ; 10 millions d’emprunts bancaires (Le Monde, 14 août). Se passer d’Ébauches S.A. signifiait donc lui rembourser ses dettes, et le plan Giraud avait donc besoin d’un financement minimum de 40 à 50 millions. Un tel handicap financier, conjointement à une structure productive où la force de travail était trop nombreuse : le projet était voué à la faillite.
Le plan Interfinexa de novembre 73 souffrait du même handicap financier. Son financement était de 40 millions, car il voulait se passer lui aussi d’Ébauches S.A. et faire appel à l’horlogerie française (Le Monde du 23 novembre 73). La Société Générale a refusé de financer ce plan, et il faut être le sieur Rocard pour croire ou dire que ce refus a été motivé par des raisons politiques.
Le plan Interfinexa-Bidegain-Neuchwander, qui a été adopté par le patronat et que les ouvriers ont finalement été contraints d’accepter, faute d’autre issue, présente, lui, un financement de 10 millions de capitaux privés et de 15 millions d’aide d’État (Le Monde, 2 février 74) auquel il faut ajouter 2 millions de reliquat des ventes sauvages !
Ce plan marque la réintégration d’Ébauches S.A. en tant que protagoniste de l’affaire, d’où économie de financement et perspective de rentabilisation accrue : le nouveau capital va opérer sur une échelle double de la précédente : Neuchwander précise que l’objectif est de fabriquer un million de montres par an, alors que la manufacture n’en produisait pas 500 000 … (cité par Le Figaro, 7 février 74). C’est la solution de la crise de maturation par l’accession de la production horlogère de Lip à la domination réelle.
C’est aussi la solution, dans le sens des intérêts du capital, de la contradiction interne à la revendication des ouvriers de Lip ; ils voulaient à la fois une bonne gestion du capital, les mettant à l’abri des licenciements, laquelle ne pouvait être que l’accession du capital Lip à la domination réelle, ce qui signifiait le licenciement de la force de travail excédentaire. Le plan Neuchwander-Bidegain « concilie » effectivement les deux pôles de la contradiction en subordonnant la réintégration plus ou moins complète des ouvriers à la bonne marche de la nouvelle entreprise.
L’autre revendication, le non-démantèlement, a trouvé elle aussi sa solution dans le sens des intérêts du capital. Le secteur machines-outils d’Ornans est indépendant depuis novembre 73 et, à Palente, l’horlogerie et les équipements militaires sont coiffés par une société holding, structure de mise en commun des capitaux et profits, qui ne laisse subsister aucun lien technique dans le domaine de la production.
On ne peut terminer ce chapitre sans faire remarquer que la Société Européenne de Développement horloger et mécanique comprend principalement dans son conseil d’administration les représentants de capitaux français tels que BSN, Rhône-Poulenc, Sommer, opérant dans les secteurs de la chimie et de la pétrochimie : nous avons vu au chapitre précédent la place et la signification qui reviennent à ces secteurs dans le cadre de la domination réelle du capital.
Le mouvement ouvrier chez Lip
« La revendication socialiste classique consiste dans l’abolition du salariat. Seule l’abolition du salariat comporte celle du capitalisme. Ne pouvant abolir le salariat dans le sens où l’on rendrait au travailleur la physionomie absurde et rétrograde de vendeur de son produit, le socialisme revendique dès sa formation l’abolition de l’écono- mie de marché. » (Bordiga, Propriété et Capital)
Quels qu’aient été ses développements ultérieurs, l’origine du conflit de Lip est indiscutablement prolétarienne en ce sens que l’impossible reproduction du capital de cette entreprise fit apparaître brutalement le statut de sans-réserves de ses ouvriers. Comme on l’a fait beaucoup remarquer, les difficultés de l’entreprise ne gênèrent pas la survie de son patron, Fred Lip. Les ouvriers, au contraire, étaient directement menacés dans leurs moyens d’existence, et ce d’autant plus que, comme nous l’avons rappelé, ils ne pouvaient trouver ailleurs une entreprise du même type (manufacture) qui les emploierait dans les mêmes conditions. Pour défendre leur survie, ils furent donc contraints de réagir. Mais comment ? Nous allons voir que tout le déroulement du conflit a été déterminé par l’isolement fondamental dans lequel ils se trouvaient et que l’on peut envisager d’un double point de vue, prolétarien et capitaliste.
D’un point de vue prolétarien, d’abord, car si l’impossibilité de la reproduction du capital Lip entraînait aussi celle du « prolétariat Lip », il n’en allait pas de même du reste de la société, et c’est évidemment là qu’est la cause réelle de l’échec de la lutte des ouvriers de Lip, par rapport à ses objectifs, et de sa non-radicalisation. C’est aussi pour cette raison que, dans le but de défendre leur salaire, ils furent amenés à faire une sorte d’apologie pratique du capital. Mais cela, ils l’ont fait sans choix préalable, et il est faux de prétendre qu’ils auraient pu opter pour des moyens plus radicaux. Ils agirent conformément à leur isolement réel de prolétaires en lutte contre la négation de leurs moyens d’existence. Pour ce faire, ils durent, entre autres, se constituer d’éphémères réserves sociales (main mise sur les stocks de montres terminées et de pièces détachées, fond de solidarité). Le moyen illégal de cette action a pu faire penser qu’une radicalisation serait possible avec le développement du conflit, à moins que les syndicats ne parviennent à la trahir ou la pervertir. C’est prêter aux syndicats un pouvoir qu’ils n’ont pas ; car comme le contenu de cette illégalité était la constitution de réserves - qu’on ne pouvait de plus traduire en monnaie - il était justement exclu qu’une radicalisation suive, puisqu’elles supprimaient pour les ouvriers la contrainte, du moins potentielle, à détruire le capital et le salariat. Et l’on retombe sur leur isolement profond de prolétaires, car seul un mouvement prenant racine dans des secteurs spécifiquement capitalistes eût permis de dépasser les limites intrinsèques à leurs lutte, en lui déniant son caractère purement ouvrier, en lui faisant en quelque sorte sauter une étape. Cette solidarité communiste eût évidemment été à l’opposé de la solidarité politique des autogestionnaires de tout poil, qui n’avaient d’autre souci que de renforcer cette fixation des ouvriers de Lip à leur entreprise.
En l’absence de mouvement de solidarité réelle, le caractère ouvrier de la lutte prévalut, au cours du développement du conflit, sur son origine prolétarienne : l’absence de réserves. Dans leur isolement, les ouvriers de Lip ne purent dépasser les conditions immédiates qui étaient les leurs, et c’est sur cette base qu’ils se lancèrent dans la lutte. Accrochés à leur manufacture, ils affirmèrent leur conscience de producteurs, et essayèrent de la réaliser pratiquement. Ils remirent donc en marche la production des montres. « Les Lip » - et c’est là l’origine de cette abjecte appellation populaire - devinrent un capitaliste collectif.
Ce qui est remarquable et caractérise Lip au plus haut point comme lutte du mouvement ouvrier, c’est que les travailleurs en lutte vont nier pratiquement la conséquence de la fermeture de leur usine (c’est-à-dire la suppression du salaire) en se versant eux-mêmes leur salaire, tel qu’ils le percevaient avant le 12 juin, date de l’annonce de la suspension des salaires :
« Nous avons reçu notre salaire habituel, celui que nous devait l’ancienne direction défaillante » (Lip, dossier d’information, op. cit.) Il ne s’agit pas seulement, en produisant et vendant des montres, de « financer » la grève - comme l’ont fait les ouvrières de Cerisay, en vendant les chemisiers qu’elles avaient fabriqué par leurs propres moyens, ou les travailleurs de chez Bouly (fabrique de bas et collants à Fourmies) qui décident d’exploiter leur violon d’Ingres, pour alimenter leur caisse de solidarité : « les unes tricoteront, crochèteront, coudront, tandis que les autres travailleront le bois et le fer forgé ; les produits ainsi obtenus seront mis en vente. » (dépêche AFP, 8 octobre 73). Non seulement la somme qu’ils perçoivent est identique à leur ancien salaire, mais en plus « chaque ouvrier ou employé a reçu sa feuille de paye régulièrement remplie, avec l’indication des retenues pour les assurances, l’Assedic, la retraite complémentaire … » (Le Monde, 4 août 73)
La garantie du salaire est donc prise à la lettre sous forme de « paye sauvage » et c’est bien là la volonté des ouvriers eux-mêmes : voir « l’interview Lip » (Jean Lopez, 18 rue Favart 75 002 Paris) - nov 73, pp 27-31.
En effet, (cf p 30) il y avait trois solutions concernant la somme à percevoir : 1 somme égale pour tout le monde 2 paye intégrale à tout le monde moins un pourcentage 3 salaire intégral, plus une caisse de solidarité où chacun mettra ce qu’il veut. C’est cette dernière solution qui a été retenue.
Certes, comme dit B., dans cette interview, le délégué syndical a appuyé la solution du salaire intégral, mais il serait faux de croire que l’adoption de cette mesure a été le résultat de la mise en condition de l’assemblée générale. La preuve, les interviewés la donnent eux-mêmes : « … puisqu’on avait du fric, pourquoi on aurait admis un nivellement par le bas … » - « alors que le patron nous donnait 200 000 [anciens francs - NdC], pourquoi on aurait eu que 150 000 ? »
Bien sûr, il aurait pu être envisagé un nivellement par le haut, mais ils auraient été dans ce cas traités d’irresponsables, dilapidant le capital de l’entreprise, ce qui s’opposait au sens de la lutte, le « non aux licenciements » signifiant le maintien du salaire et pas autre chose. « La paye normale à tous les ouvriers, ça a été quelque chose de formidable, et je pense que si elle a été faite comme ça, c’était bon ; et la deuxième paye aussi, et puis encore maintenant … j’aime autant qu’on me donne la paye qu’on a. » (Interview Lip, op. cit., p 31)
Par ailleurs, le choix du prix de vente des montres est lui aussi significatif : c’est celui du catalogue Lip-sortie usine. « Dans le prix de vente des montres sont inclus : le prix des pièces ; les impôts, la TVA, l’amortissement du matériel et son renouvellement, le salaire des ouvriers … et même le profit du patron » (Lip, dossier d’information, op. cit, p 11). Or, quelle raison objective à ce choix, puisque les ouvriers de Lip ne prétendent pas gérer le capital ? Aussi auraient-ils pu vendre toutes les montres au même prix, quel qu’en ait été le modèle. Il n’y a pas d’autre raisons à ce choix que de vouloir que tout continue comme avant ; le maintien du salaire nécessite le maintien du capital. Le « non aux licenciements, non au démantèlement » signifie la « sauvegarde de l’entreprise » (Lip - dossier d’information, op. cit. p 9), c’est-à-dire du capital. Dans le cycle du capital, les éléments-valeurs du capital total sont reliés les uns aux autres par la nécessité pour le capital de décrire son cycle.
Dès lors les ouvriers de Lip ne pouvaient assurer le salaire habituel en vendant les montres à n’importe quel prix - non qu’il eût été impossible alors de financer la lutte - mais parce que cela aurait eu pour effet de briser la cohérence qui relie le prix des montres aux salaires normaux ; et briser cette cohérence, c’est briser le cycle du capital et donc liquider l’entreprise : effet opposé à celui recherché.
De la même manière que le prix des montres ne pouvait être fixé en dehors du cycle du capital, le salaire ne pouvait être versé sans qu’un contrôle soit exercé sur l’emploi du temps des salariés. À l’usine d’Ornans, on a continué à pointer tous les jours jusqu’à la reprise du travail. À Palente, le contrôle était moins précis, mais existait cependant lors des assemblées générales. « Vous comprenez, dit une ouvrière à la Mutualité (12 décembre), si certains recevaient leur paye en se présentant seulement le jour de la paye, ce serait injuste … » Là encore, c’est bien la conscience du producteur, de l’honnête ouvrier qui s’exprime.
Cependant, l’existence d’un capital ne se résume pas dans le fonctionnement de la production. Le capital n’existe que s’il parcourt l’ensemble de son cycle harmonieusement. La solution consistant à sauver le salaire, c’est-à-dire le capital, en remettant en marche la production ne pouvait trouver son sens que si la suite du cycle fonctionnait également. D’où la nécessité de commercialiser les montres. [1]
Très rapidement se forma un marché « sauvage », « parallèle » qui fut en même temps un marché des montres et une foire de la solidarité formelle et intéressée des rackets. Pour vendre ces montres, « les Lip » furent amenés à employer une méthode tout à fait moderne de commercialisation [2], celle qui ne passe pas par les détaillants (d’où les protestations des horlogers-bijoutiers) et qui permet donc d’économiser leur marge. Leurs montres, « les Lip » les vendaient dans des réunions politiques ou chez des amis, exactement comme les Tupperwear sont vendus dans les salons mondains ou en tapant chez le voisin. Par ailleurs, ce marché des montres impliquait une part de frais improductifs, comme pour tout autre capital. En particulier, il fallait financer les déplacements des ouvriers, tant pour la vente que pour la popularisation de leur lutte (popularisation = opinion publique = publicité). S’il est vrai que ces dépenses ne furent pas couvertes par le produit de la vente, mais par les dons de solidarité (cf Piaget, Le Figaro, 16 novembre), Lip autogéré disposait d’un atout supplémentaire (en plus du mode de commercialisation économique) puisqu’alors les frais n’étaient pas à imputer au capital de l’entreprise.
Mais malheureusement pour « les Lip », le marché des bonnes volonté de gauche était voué à une saturation précoce, inscrite dans sa nature même. En fait, cette étroitesse du marché était conforme à la non-rentabilité de l’entreprise Lip.
Et ce marché parallèle était en même temps la foire aux idéologies. En échange des montres achetées, chacun voulait donner aux ouvriers de Lip ses encouragements et conseils pour continuer la lutte. [3] Les meetings de soutien et autres réunions politiques permettaient aux différentes tendances politiques de tester ou d’ajuster leur propagande en matière d’autogestion, de contrôle ouvrier, ou autre. Ce marché étant une condition sine qua non de leur lutte, les ouvriers [ne pouvaient - NdC] que prendre pour argent comptant ces recettes et voir se préciser peu à peu dans leur esprit l’image de l’entreprise redémarrant sur les bases du moment : l’autogestion.
Comme le dit un ouvrier interviewé : « … Y a des gens qui ont été à Marseille, des gars qui ont été à Lyon, tous ils ont le sentiment d’être vachement costauds. Ils reviennent ici avec des tas de projets dans la tête, avec des idées qui viennent de tout le monde. Ils pensent que ça va se réaliser et puis ils tombent sur des gens qui, ici, subissent la pression des syndicats, qu’ils soient CGT ou CFDT et qui sont complètement déballonnés. » (Interview Lip, op. cit.)
Attribuer à la pression syndicale le manque d’enthousiasme des ouvriers demeurés à Besançon, cela masque son fondement réel : la dure réalité sur laquelle les voyageurs retombaient en arrivant à Besançon avec l’argent de la vente des montres, c’est que cet argent était impossible à convertir en capital additionnel. La deuxième phase du cycle (conversion des marchandises en argent) pouvait s’effectuer à peu près, mais elle n’avait que la moitié de son sens, puisque la troisième phase (conversion de l’argent en capital) ne comprenait que la couverture du capital variable et non celle du capital constant. C’est cette situation que vivaient quotidiennement « les Lip » à Besançon et que ne faisaient que traduire les syndicats. Ces limites n’étaient pas la conséquence d’une non-généralisation de l’expérience autogestionnaire, au contraire celle-ci avait pour origine « l’absurdité logique » de la lutte : autogérer un capital en faillite. Dans l’état où était alors l’entreprise, « les Lip » ne pouvaient pas plus boucler le cycle que leur ancien patron. [4]
Il ne restait plus aux commis-voyageurs qu’à repartir vers d’autres saouleries perpétuellement : « On a des gens comme P. par exemple, ben il est venu de Paris avec nous, le lendemain il est reparti à Lyon. Il est rentré de Lyon, il est resté ici une journée, en boule, dégoûté. Il est reparti à Marseille, il est rentré que ce matin. Et envisage de refoutre le camp ailleurs. » (Interview Lip, op. cit.)
Ce qui précède nous amène au deuxième aspect de l’isolement de la lutte des ouvriers de Lip. D’un point de vue capitaliste, la bienveillance politique ou idéologique que le patronat ou le gouvernement accordèrent au cas Lip n’excluait nullement l’abandon économique de cette entreprise. Depuis plusieurs années déjà, elle avait montré son incapacité à se maintenir dans la communauté du capital ; et pour celle-ci, il n’y a pas de solidarité qui compte, il n’y a d’entente possible que dans le respect de la loi du profit. Pour être à nouveau rentable, il fallait que Lip passe par une restructuration fondamentale.
La preuve s’en trouve dans la somme (environ 2 millions) que, dans leur respect de la continuité du cycle, « les Lip » seront amenés à restituer aux nouveaux patrons, en plus des stocks restants. C’est ce qu’ils avaient accumulé en 7 mois de travail. Quand on sait que cette somme couvre juste un mois de salaire (pour 900 ouvriers), quand on la compare aux 15 millions dus aux fournisseurs, on voit combien la composition organique du capital Lip pouvait être basse et combien il était peu rentable.
Certes, « les Lip », capitaliste collectif, ont « tenu » plus longtemps que leur ancien patron. Cela vient de ce que, à la différence de ce dernier, et vu le caractère exceptionnel de la situation qu’ils avaient créée, ils n’ont pas eu à prendre en charge la totalité du [cycle - NdC] de « leur » capital. « Les Lip » ont pu jouer sur le fait qu’une fraction de ce capital a une rotation rapide (capital circulant, c’est-à-dire salaires et pièces détachées). Ils ont nié le problème de fond : celui de la rotation du capital total. Non seulement, ils ne se sont jamais trouvé dans l’obligation de renouveler leur capital constant, mais ils ont décliné toutes les dettes qu’avait contractées l’ancienne direction. De plus, ils se sont dispensé de renouveler le stock de pièces détachées au fur et à mesure qu’ils y puisaient. Tout cela, ajouté aux avantages dont ils disposaient sur l’ancienne direction - et que nous avons mentionnés plus haut - bien loin d’être une preuve de supériorité gestionnaire, montre a contrario l’impossibilité de la gestion viable du capital Lip sur les anciennes bases.
La question syndicale
On a beaucoup parlé du rôle des syndicats dans l’affaire Lip : des divergences entre CGT et CFDT, des rapports entre celle-ci et le comité d’action extra-syndical qui s’est formé. Alors que la CFDT prenait immédiatement la tête de la lutte, promouvait en grande partie le Comité d’Action et cautionnait l’illégalité, la CGT grognait ses sempiternelles revendications de « droit au travail », clamait son réalisme et devait finalement s’effacer devant l’activité de sa concurrente. Cette activité parut consacrer le remariage du mouvement ouvrier et du mouvement syndical et put redonner un certain vernis au vieux « syndicalisme révolutionnaire ».
En fait, au-delà de leurs discours respectifs, les dissensions entre la CGT et la CFDT à Lip n’ont pas pour origine un choix différent qu’aurait fait chacun de ces syndicats au niveau des modes d’action, mais une contrainte exercée sur eux par leurs différences générales qui étaient résumées fidèlement par leur situation particulière à Lip. À Lip, on a simplement assisté à l’expression la plus nette des divergences entre CGT et CFDT que Mai 68 avait publicisées et qui s’étaient plus ou moins réaffirmées depuis, à l’occasion de certaines grèves (Joint Français notamment).
C’est ainsi que la prétention gestionnaire de la CFDT s’est nettement concrétisée à Lip par l’élaboration de la publicisation des plans de relance, contrairement à la CGT explicitement silencieuse à ce sujet. Celle-ci fut contrainte, sous peine de discrédit total auprès des ouvriers, à un suivisme accompagné de critiques « discrètes », mais plus ou moins constantes à l’égard de « l’aventurisme » de la CFDT.
Le retour momentané à une pleine unité syndicale au moment des accords de Dijon, où les syndicats acceptaient le principe des licenciements, coïncidera avec le divorce renouvelé, et tout aussi provisoire, entre mouvement ouvrier et syndicats, lorsque se reposera dans les faits la question fondamentale, pour les ouvriers, qui se saisissaient encore comme prolétaires, mais secondaire pour la CFDT : le licenciement de la force de travail excédentaire.
Sentant venir le désaveu de la base, alors qu’elle n’existe que par celle-ci, la CFDT se verra obligée d’accomplir une pirouette très acrobatique, puisqu’elle réadoptera, lors de l’AG consultative du 12 octobre, la position du Comité d’Action, hostile à tout licenciement, et ne soumettra même pas au vote le contenu du compromis de Dijon (principe du licenciement avec garantie de réemploi), qu’elle défendait encore la veille. Inversement, ce type d’acrobatie lui est rendu possible par sa position « près de la base ».
La création dans le conflit Lip d’un Comité d’Action pouvait surprendre a priori, d’une part parce qu’aucune grève, même les plus dures et longues, n’avait, ces dernières années en France, entraîné la naissance d’organisations distinctes des travailleurs autres que d’éphémères comités de grève, d’autre part, et surtout, parce que la CFDT s’engageait à fond dans la lutte.
On l’a vu, la nature de la CFDT l’amène à susciter la création de tels comités dès que la force de travail doit se prendre en charge elle-même. Lip en est un exemple concret, dans un contexte spécifique et isolé. [5] La prise en charge du capital variable Lip par lui-même, en vue d’une reconquête du capital global, nécessitait une organisation qui, à la fois, soit une émanation de la CFDT et possède un certain degré d’autonomie vis-à-vis de celle-ci, car le contenu de cette pratique se situait temporairement au-delà de la stricte négociation de la force de travail, qui constitue la pratique fondamentale de tout syndicat, quel qu’il soit. Que cette relative autonomie puisse, à certains moments, se transformer en opposition virtuelle est inscrit dans sa nature ; ce fut le cas dans le bref laps de temps qui sépare les accords de Dijon de l’AG consultative. Mais cette autonomisation ne pouvait être l’expression d’un dépassement réel du syndicat par le Comité d’Action ; au sein du même contenu général de l’action - sauvetage de l’entreprise - aucune divergence n’est et ne peut être le prélude à une rupture. Le syndicat tenait toujours entre ses mains la clé du problème. Pour en être convaincu, il suffit de remarquer l’acceptation finale et unanime du plan Neuchwander-Bidegain (voir plus haut) qui consacre la défaite totale et définitive de l’origine prolétarienne du conflit devant son contenu capitaliste ; cette défaite était inscrite dès le début, comme on l’a vu, et dès lors était irréversible, les seules questions encore en suspens étant son amplitude et sa date de réalisation. Ainsi le problème du licenciement, primordial dans le rejet des accords de Dijon, sembla « disparaître » subitement dans l’acceptation des accords de Dôle ; la seule habileté conjuguée de Bidegain et des syndicats dans l’élaboration à ce niveau du nouveau plan n’explique pas ce revirement apparent ; cette « habileté » est au contraire l’aboutissement naturel d’un rapport social de forces qui était établi dès l’amorce de reconstitution du cycle capitaliste.
La création du Comité d’Action Lip et la pratique pour laquelle il a été fondé reflètent indiscutablement la fin du mouvement ouvrier, en tant que force historiquement progressiste. En effet, les sans-réserves en lutte ne peuvent désormais s’autonomiser des syndicats que de deux manières : soit sur des bases réactionnaires (retour tendanciel à la petite production et distribution marchandes), soit sur des bases révolutionnaires communistes (destruction de la valeur, du salariat, de l’entreprise et du marché). Ce sont tous les schémas de l’ultragauche conseilliste qui sont simultanément rendus caducs. [6] « On fabrique, on vend, on se paye - c’est possible ! » chantaient en chœur le Comité d’Action Lip et les ouvriéristes, ultragauchistes et maoïstes confondus qui lui assurèrent une grande partie de sa publicité. Eh bien non ! Ce n’est pas possible ! Le développement et la socialisation des forces productives par le capital interdisent le retour à un tel mode étriqué de production et d’échanges mercantiles, si ce n’est dans des crises limitées ou - avec d’autres modalités - générales, comme palliatifs à l’impossibilité de reproduction du capital. Par là même, la fin du mouvement ouvrier prend immédiatement un contenu légué par ce développement : la reconversion de ses éléments théoriques et pratiques en contre-révolution potentielle.
Ceci ne peut étonner que si on ne prend en considération ni le mouvement de l’histoire ni le lien étroit entre révolution et contre-révolution.
[1] L’argent de la « paye ouvrière » vient de la vente des seules montres produites depuis la remise en route de la production par les ouvriers. C’est bien une résurgence du thème proudhonien du droit du producteur sur son produit. D’une manière plus générale, on peut observer qu’à la réaction prolétarienne initiale de défense du salaire, vont se superposer, aux différents stades de développement de l’action, des caractères ouvriers archaïques et des caractères gestionnaires modernes : ainsi, la remise en route de la production a pour objectif superficiel (l’objectif profond étant la défense du salaire) de montrer l’essentialité de l’acte productif accompli par les ouvriers par opposition à l’inessentialité des patrons, ce qui est un trait proprement ouvrier. La mise en vente des montres produites (qui a aussi pour mobile profond la défense du salaire) est aussi le moyen de montrer la capacité gestionnaire des ouvriers dans ce domaine. C’est aussi en vertu des tendances (auto)gestionnaires, soutenues par la CFDT que les montres et les salaires revêtent un prix et un forme qui sont celles mêmes du capital (ceci pour la plus grande consternation des péri-situationnistes).
[2] Les ouvriers ont vendu 82 000 montres entre le 20 juin et le 16 novembre, réalisant un chiffre d’affaires total de plus de 10 millions (chiffres fournis par Charles Piaget, cité par Le Figaro du 16 novembre). Dans la conférence de presse du 24 août de la CFDT « Lip est viable », il est souligné que « la commission vente » est à même de fournir de précieuses indications sur les « rossignols » et les « chevaux de bataille », et aussi sur les améliorations esthétiques à apporter. En outre, la CFDT dit que « l’expérience des ventes directes aux particuliers et aux comités d’entreprises mérite d’être analysée sérieusement. »
[3] Les public relations de la gauche - gauchistes, syndicats, et autres - préparaient ces déplacements des ouvriers par un slogan simple qui avait déjà fait ses preuves : « les ouvriers de Lip luttent pour tous les travailleurs » (par conséquent, soutenez-les, et d’abord financièrement) équivalent du « je roule pour vous » qu’affichent les camionneurs pour vous convaincre de patienter au cul de leurs poids lourds. Ainsi va cette société où toute activité est en interaction avec chaque autre pour concourir à la reproduction du capital, où chacun assume sa fonction, pas pour le plaisir, croyez bien ! mais parce que toute interruption particulière nuit à l’intérêt général : logique implacable devant laquelle ne peut que s’incliner tout « homme » de bon sens !
[4] En fait, il semble que la conversion de l’argent en moyens de production (fournitures) ait été un moment envisagée. Voir Le Monde du 2 août : « Selon le responsable du service production … il sera possible d’acheter des fournitures - des propositions nous ont été faites, nous les étudierons. ». La logique gestionnaire qui sous-tendait l’action des Lip poussait effectivement à la remise en route totale du cycle du capital : cf Le Monde du 13 juillet « Le collectif ouvrier ajoute : nous établissons un plan d’activité pour un an, avec remise en route totale de l’horlogerie et redémarrage des autres secteurs. »
L’évacuation de l’usine de Palente, le 14 août, a certes mis un terme à ce projet. Mais l’impossibilité de la prise en charge de la rotation du capital total par les ouvriers n’avait pas pour raison première une opposition politique de la bourgeoisie, mais l’insuffisance de rentabilité de la production manufacturière.
On sait d’ailleurs que le ministre Charbonnel avait, le 12 juillet 73, dans une entrevue avec les syndicats, proposé que Lip devienne une coopérative. Parmi les arguments que la CFDT a avancés pour repousser cette offre, certains liaient l’inviabilité probable d’une telle formule à l’hostilité politique du patronat à l’encontre d’une entreprise dirigée par des travailleurs (voir Le Monde du 21 août 73). L’inviabiité des coopératives est due au premier chef à leur non-rentabilité (cf p 6), et ç’eût été le cas évident à Lip. En fait, la CFDT l’avait bien compris, et Roland Vittot, délégué, dans sa réponse à Charbonnel souligna que les syndicats repoussaient l’offre du ministre, car « il y aurait des réductions d’emploi à envisager » pour les ouvriers coopérateurs, non comme il le dit en conséquence des erreurs de gestion des anciens dirigeants, mais parce que Lip devait nécessairement devenir atelier de montage pour subsister.
[5] Remarquons au passage le rôle des Cahiers de Mai qui prirent en charge, en grande partie, le bulletin « Lip Unité ». Depuis quelques années, ce groupe émerge chaque fois, ou presque, qu’est contrainte une certaine autonomie de l’activité ouvrière vis-à-vis des syndicats. La souplesse organisationnelle des Cahiers de Mai leur permet d’être un complément, voire un palliatif, idéal de la pratique syndicaliste à laquelle ils sont immédiatement liés par leur vocation exclusivement usiniste (contrairement aux groupuscules politiques « classiques »). En 72, à Pennaroya, par exemple, ils organisèrent de bout en bout la grève des ouvriers immigrés en l’absence de syndicat. Puis, le conflit terminé, ils contribuèrent à la création d’une section syndicale dans l’usine. L’apparente ambiguïté de la critique des syndicats par les Cahiers de Mai (s’en prenant aux » hiérarchies diviseuses ») recouvre à la fois la fonction de ce groupe - être le ferment de l’unité d’une base atomisée dans l’entreprise - et son origine - Mai 68. On a beaucoup fait l’éloge du mouvement de Mai 68 dans sa dimension « antibureaucratique » et « anti-autoritaire », on a parfois marqué les limites que constitue cette seule dimension, il reste à montrer qu’à ce niveau le mouvement était aussi l’anticipation de certaines exigences contre-révolutionnaires de notre époque, ceci conformément à la crise de maturation du capitalisme français que Mai 68 exprimait pour une part.
[6] Au moment même où, évidemment, ils connaissaient une publicité sans précédent sous des présentations souvent empreintes du modernisme dominant (voir, en particulier, la réédition en livre de poche des œuvres complètes de Chaulieu, alias Cardan, alias Castoriadis, etc.)
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