lundi, 9 mai 2005
Ce texte a pour prétexte, point de départ, deux autres parus dans le numéro 1 de Meeting : « Communisation versus socialisation » et « Un meeting permanent ». Parce qu’ils sont, d’une façon certes très générale - et c’est un des problèmes - précis dans les grandes lignes, au-delà de la fausse pudeur de l’ineffabilité. Mais s’ils me semblent justes quant au fond de l’analyse, ils « révèlent » dans la tentative même de prendre à bras le corps le caractère concret, historique, du processus de communisation, des limites, des choix théoriques qui ne sont peut-être pas si inéluctables. Et justement ce thème de l’inéluctabilité ou non du communisme, de la révolution, a donné lieu précédemment à quelques échanges et textes, entre autres dans le TC numéro 17 (pp 120 à 131). Là encore on y trouve, très explicites, des affirmations théoriques que je critiquerai ici. Je ne procéderai pas par le biais d’une longue analyse exhaustive, mais à partir de fragments de textes, eux-mêmes courts. Parce que Meeting n’est pas le lieu pour ce genre de débat, qu’il s’agit pour moi d’approfondir certains problèmes relatifs à la communisation, et que ces affirmations sont suffisamment saillantes pour susciter discussion(s) et dispute(s).
Mes questions pourront paraître impertinentes, j’en prends le risque. La communisation n’est encore que débat. Et les éléments que j’y apporte (certes, pas seul, pas le premier, etc.) me semblent vraiment à prendre en considération, ni oiseux ni objets de clarifications seulement internes. J’userai sciemment du moins de références possible à des livres, articles, autres textes, par souci de clarté et de relative concision.
« Communisation versus socialisation » et « Un meeting permanent » affrontent apparemment les obstacles envisageables en cas de communisation. Le caractère d’« immense pugilat », de chaos, du processus, est bien reconnu. Mais en filigrane il y a autre chose. Le tout sera certes très difficile, tumultueux, mais à la fin ce sera forcément la victoire. On dira qu’il serait paradoxal d’envisager à l’inverse la communisation comme perdante d’un point de vue qui la souhaite gagnante. Pourquoi ? Dire cela, c’est confondre désir et analyse des faits plausibles, c’est écarter délibérément dans l’examen des tendances, forces, ce qui pourrait peser lourdement contre nous. Il ne s’agit pas de « désespérer les communisateurs » futurs mais il vaut peut-être mieux envisager beaucoup de possibilités le plus précisément. Parce qu’effectivement la communisation risque de ne pas être un pique-nique...
La théorisation de ce caractère déjà acquis se trouve dans les textes relatifs à l’inéluctabilité (TC n°17 pp120 à 131, un texte de A. « Contre l’anti-inéluctabilité » et un de R. « La Contradiction entre le prolétariat et le capital est inéluctable »). En gros, pour TC, l’argument selon lequel le communisme n’est que possible n’a pas lieu d’être, pose un faux problème. Pas de « communisme ou barbarie ». Le communisme est nécessaire, inéluctable. Bien sûr pas à l’image d’un tremblement de terre dans une zone de subduction à un moment donné, mais parce qu’en cas de crise majeure du rapport social capitaliste le seul dépassement est le communisme, en tant que résultat d’une communisation issue de la structure de l’affrontement, but et moyen d’elle-même. Il est nécessaire parce que toute autre solution n’est rien de fondamentalement autre que le capitalisme. Or, il me semble qu’il y a là deux choses sans rapport. Un constat strictement logique : un monde fondé sur de tout autres rapports est différent d’un monde fondé sur des rapports sociaux autres... et une interrogation strictement historique. De là à penser qu’il y a dans le noyau théorique de TC un panlogisme, malgré et en contradiction avec leur compréhension du caractère immanent, contingent, de situation et d’occasion du dépassement produit... Page 122 du TC 17, dans le texte de A., on peut lire : « Les révolutions programmatiques n’ont pas été écrasées parce qu’elles ne pouvaient pas réussir, elles n’ont pas réussi parce qu’elles ne pouvaient qu’être écrasées. C’est à dire que leur caractère limité n’était pas la condition de leur écrasement, il était leur écrasement. La révolution l’emportera car elle dépassera sans cesse ses limites, n’en faisant pas des conditions (seraient-elles favorables), la contre-révolution tentant de se bâtir sur ces limites devra battre sans cesse en retraite et sera écrasée parce que prise de vitesse par le processus d’universalisation de la révolution. » C’est très juste, et c’est surtout une pétition de principe. Quand plus loin il est précisé que « la révolution n’est pas inéluctable, elle se produit comme inéluctable », on a l’impression que celle-ci est une formalité que le prolétariat ne saurait ne pas remplir. La fin du texte de R. dit : « C’est la lutte des classes qui est inéluctable, et cela nous suffit. » On espère qu’elle ne sera pas éternelle... Certes, le dépassement produit est dans « l’angle mort » de la théorie, celle-ci abstrait la tendance au dépassement dans la dynamique du cycle de lutte. Mais dans tout ce débat, il s’agit peut-être centralement de « refouler théoriquement cet horrible doute » (texte de F. p.122, TC 17), celui sur une absence de révolution ou son échec. Et il n’est pas juste de dire (A. p.123 idem) que si la révolution n’est pas inéluctable, simultanément le capital est éternel. Parce que, notamment, et A. donne en partie la réponse mais pour ne pas la prendre réellement en compte : la crise écologique comme limite, la fin atomique de l’humanité sont envisageables. Éléments qu’on peut tout à fait considérer sans rejeter la contradiction comme exploitation, la lutte des classes, etc. La révolution peut aussi avoir lieu et être écrasée. Et le capital ne peut pas être éternel, s’il n’est pas détruit par nous il nous détruira et lui avec. Tout simplement.
Voyons cela plus précisément. J’ai dit que la citation d’A. p.122 du TC 17 était une belle pétition de principe. En effet, il s’agit là de poser que la révolution gagnera parce qu’elle sera irrésistible... Ah bon ? On l’espère bien. Mais on peut tout de même envisager un ennemi réactif qui parerait à des feux trop séparés, écraserait, saurait circonvenir, acheter, calmer, jouant comme toujours des énormes différences de situation des prolétaires réels. La crise où s’esquisse le dépassement est bien d’abord « crise économique ». Elle ravage le monde depuis les centres capitalistes. Pas de crise majeure sans États-Unis, Union européenne, Japon et maintenant Chine bien mal en point. On supposera que tout commence dans un ou pourquoi pas quelques endroits plus ou moins simultanément. Assez vite sous les formes de l’emparement : on prend ce dont on a besoin pour survivre, continuer la lutte, parce que de cette situation on ne peut ni ne veut plus. Les forces de l’ordre sont là pour tempérer ces humeurs. Même si certaines parties d’entre elles sont découragées, peu combatives, on ne peut raisonnablement tabler sur l’hypothèse que la chose sera générale, au moins dans un premier temps. Mais ici ou là, comme le dit « Communisation versus socialisation », des foyers de communisation apparaissent. Encore fragiles, de façon réversible. Ils tendent à se diffuser. Le tableau global est le suivant. Lutte multiforme mais essentiellement double. Communisateurs contre États et structures capitalistes organisées d’une part, tendances au sein des groupes plus ou moins communisateurs à des ralentissements au nom du réalisme, de la nécessité de préserver ceci ou cela, d’organiser, de déléguer, etc.
Cette double lutte multiforme exige tout de même :
1) Des zones de victoire(s) assez rapidement tenues et tenables. Où les problèmes essentiels sont résolus. Les famines générées par le chaos seraient, là ou elles ne seraient pas maîtrisées, le meilleur argument contre la révolution, que ce soit juste ou non. Si le processus n’est qu’évanescent, écrasé-renaissant, etc. il risque de ne pas durer. La comparaison avec le feu est belle mais il s’agit d’êtres humains. Un écrasement en bonne et due forme, dans une région donnée, le stopperait là pour longtemps je le crains.
2) Le moins possible d’États peu ou très peu touchés et militairement solides, donc dangereux. Susceptibles de devenir des foyers de contre-révolution très explicite. Car alors fronts il y aurait, mais la chose paraît de toute façon difficilement évitable.
3) Le moins possible d’actes de « terreur absolue », de désespoir si leur défaite est prévisible de la part de tenants fanatisés du Vieux Monde : bombes atomiques utilisées depuis ne serait-ce qu’un des dizaines de sous-marins nucléaires en vadrouille permanente, etc.
Tout cela peut paraître exagéré, apocalyptique, on dira que seul le schéma est traçable, pas les détails. Je sais la contingence des événements historiques mais on ne peut refuser d’envisager les pires difficultés prévisibles. Il est à la portée de tout communisateur d’imaginer, en fonction du monde de 2005, ce que serait une sorte de guerre civile généralisée avec des foyers de communisation un peu partout, mais fragiles tant qu’une victoire générale n’aurait pas eu lieu. J’ai un peu évoqué l’aspect militaire. Le rôle des armées est aujourd’hui éminemment policier. Mais leur matériel et leur puissance de feu plus conséquents, les dégâts qu’un nombre restreint de soldats peuvent causer à des gens peu ou mal armés considérables. Heureusement, les armées modernes sont fragiles à certains égards. Elles dépendent absolument de multiples fournitures, en essence, munitions, pièces de rechange de toutes sortes, vivres, médicaments, etc. Et les usines qui produisent des matériels spécifiquement
militaires ne sont pas si nombreuses. Ces armées dépendent aussi des aéroports, ports, nœuds ferroviaires et voies ferrées principales, autoroutes et infrastructures de communication. Les civiles et celles qui leur appartiennent en propre et traitent par exemple les données de leurs satellites, leur permettant des communications protégées. Le tout n’est quand même pas une mince affaire s’agissant des principales armées, celles de pas moins d’une quarantaine d’États sur deux-cents... Il s’agira à chaque fois de neutraliser le maximum de leur potentiel de nuisance, le plus rapidement possible. Cet ennemi risque bien d’être, dans une phase initiale, le principal. Ce tableau pourrait être longuement développé, ce n’est pas le lieu. Si on le trouve fictif, je l’estime plutôt d’une lucidité minimale, analyse concrète à partir d’éléments concrets.
J’ai abordé le problème de la crise « écologique ». Marx était progressiste, divers courants programmatistes aussi, parfois jusqu’au délire mystique, ce qui est à peine un paradoxe. Or le mode de production capitaliste apparaît désormais comme tendanciellement destructeur des conditions même de la vie sur cette planète. Peut-être pas pour les rats, les cafards et quelques autres espèces mais pour nous, humains et pas mal d’autres. Pas parce qu’il est méchant mais parce que sa dynamique est celle de l’illimité dans un monde physiquement, objectivement limité. Accroissement de soi par tous les moyens, les « positifs » comme les négatifs. Et il est clair, aveuglant même semble-t-il, que rien ne sera fait que de dérisoire contre, par exemple, le réchauffement climatique, la diminution de nombreuses ressources (halieutiques et autres), la baisse de la biodiversité, l’érosion des sols, etc1. Dissipons tout de suite un possible malentendu : l’écologie dans ses diverses variantes de gauche, du centre ou d’extrême droite même est une idéologie capitaliste. Utile à des discours lénifiants, démagogiques (cf le Grand Leader Chirac), à la création de quelques marchés « de qualité ». Mais jamais ce système ne se convertira raisonnablement et vertueusement à un fonctionnement écologique rigoureux tout en n’abandonnant rien de son essence. Les salauds néo-malthusiens du World Watch Institute s’effraient à juste titre d’une Chine aussi proportionnellement pourvue en bagnoles que les États-Unis, ou aussi dévoratrice de pétrole (qui manquera dans quelques décennies, intéressante certitude) et d’électricité (nucléaire par exemple contre le réchauffement climatique, merveilleuse idée). Ils recommandent que les pays émergents empruntent d’autres voies mais se gardent bien des mêmes conseils concernant justement l’Occident, États-Unis en tête mais pas seuls pollueurs. Les dégradations sont déjà considérables et c’est le mode de production-consommation dans ses caractéristiques « techniques » fondamentales qui est intenable à moyen terme. Ce point crucial ne supprime évidemment pas la contradiction qu’est l’exploitation mais risque fort de peser sur son cours de diverses façons... Si « conversion » il y a, elle sera plutôt à tendance autoritaire, inégalitaire bien sûr dans les efforts demandés, les sacrifices, etc. Au pied du mur et pas avant, peut-être même un peu après avoir tâté dudit mur. Et avec des tensions entre États, entreprises, avivées, des guerres pour les ressources fort probables. Ce processus peut être long à l’échelle humaine (quelques siècles), court à l’échelle historique et relativement à l’espèce. Le tsunami (pas ses conséquences sociales) n’est pas « capitaliste », ne le serait pas non plus un gros corps céleste percutant notre planète, mais hors ce type de catastrophe les autres sont de moins en moins exclusivement naturelles. La conversion devrait aussi être rentable, c’est irréel.
Il faut compter avec l’immense force d’inertie des organisations capitalistes diverses sur leur erre. Imaginons le chantier que serait, si elle était même envisageable en termes capitalistes, une mutation vers un capital vert et sobre. Infrastructures et moyens de transport, usines, mines, énergies, villes, tout serait à remodeler. Or le mode de production capitaliste est acéphale, même si certains bourgeois sont plus égaux que d’autres et ont une sorte de rôle de surveillants en chef de la métamachine, avec les gratifications afférentes. Une planification aussi gigantesque n’est donc pas envisageable. Et après ? Effondrement rapide et digne de visions de science-fiction, humanité rayée de la carte ou résiduelle et régressive ou plus lent et « organisé », mais avec des États plus autarciques, autoritaires, éventuellement des rapports sociaux archaïques revivifiés...
Il y a bien une « fenêtre de tir » pour une révolution communiste. Je ne sais pas à combien de décennies elle est limitée mais une révolution qui aurait pour l’essentiel à gérer les conséquences du désastre serait un piètre commencement de monde différent.
Tous ces problèmes évoqués ne compliquent-ils pas la résolution de l’équation « dépassement produit », que je rappelle dans les termes de TC : ce cycle de lutte produit comme son dépassement la révolution communiste. Formule qui est l’abstraction de tendances de cette dynamique. Celle-ci n’est pas un mécanisme mais est inéluctable comme luttes de classe dépassant leurs limites. Ce ne sont pas la chute du taux de profit, la crise généralisée, ni la révolte, la conscience, le refus de l’aliénation qui causent ce dépassement (tous y participent, aucun ne le détermine absolument). Il ne peut y avoir à faire que la participation aux luttes qui nous concernent directement et/ou de la théorie. Les prolétaires y seront amenés par et dans le cadre de leur lutte ordinaire contre le capital, parce qu’ils ne sont plus confirmés dans leur identité. Le capital étant alors face à eux comme pure contrainte, extériorité, commandement. Et ils l’attaqueront enfin au cœur, sans stratégie mais par le déroulement logique des nécessités pratiques d’une lutte qui les fera s’emparer du monde en tant que prolétaires, puis se débarrasser de leur rôle social et abolir les classes. Belle équation que l’on peut rendre plus complexe encore en y ajoutant les éléments que j’ai dis et d’autres omis mais pas forcément insignifiants.
Que le prolétariat soit un des pôles du rapport social capitaliste dans son implication réciproque avec le pôle dominant est tout à fait juste. Mais les prolétaires concrets existent avec moult différences. C’est un truisme. Seulement, si le MPC est la dynamique centrale, totalisante de l’époque (depuis au moins deux siècles), elle n’est pas la totalité de la réalité. Les sociétés capitalistes actuelles ont hérité de poids culturels, religieux, de préjugés divers remodelés par et dans leurs rapports à la dynamique centrale. Mais celle-ci est foncièrement neutre en termes de valeurs et même radicalement nihiliste. Tout est utilisable selon ses normes fondamentales (la valorisation) ; racisme ou antiracisme, patriarcat ou féminisme, etc. mais les problèmes et passions que ceux-ci traduisent ne lui sont pas absolument réductibles. Les nationalismes par exemple ont été des éléments idéologico-pratiques de la formation du capitalisme moderne : États-nations organisant des marchés nationaux, etc. Mais ils incluent des éléments plus anciens : l’État lui-même est une structure de très longue durée historique. Il n’est pas le même en Mésopotamie au XIVeme siècle avant J.-C., en Chine au XVIIIeme siècle de notre ère, dans les États-Unis de Georges Bush. Le Monaco de 2005 n’est pas la Bourgogne de Charles le Téméraire. Tout cela je le sais. Mais il y a un schéma étatique propre à la plupart des sociétés de classes, schéma organisateur, justificateur, protecteur-répressif, etc. (Deleuze et Guattari en parlent très bien dans l’Anti-Œdipe, pp257 à 312 surtout). Et aujourd’hui encore le capital n’existe pas, n’existerait pas sans États2. Et si aucun État ne saurait avoir une logique non-capitaliste, les entorses à celle-ci pour des raisons spécifiques déterminables existent. Or le rapport des prolétaires à « leurs » États respectifs est chose complexe. Que ceux de l’époque de 1914-1918 soient allés se (faire) massacrer sinon la fleur au fusil, du moins en assez bon ordre, est peut-être analysable d’un point de vue actuel (voire...). Mais comment jurer qu’une révolution, dépassement produit contingent, débutant « modestement » dans plusieurs régions du monde mais pas partout à la fois, ne se heurterait pas à des réactions, des dynamiques contre-révolutionnaires à caractère nationaliste, ou même une nouvelle synthèse de type fasciste ? Et que dire des religions ? L’ancienneté de plusieurs des principales vaut celle de l’État comme structure, avec certes des évolutions, adaptations, mais, même en partie fantasmés et reconstruits, des liens pour chacune avec ses diverses phases historiques. Imaginer qu’elles s’effaceraient gentiment en cas de révolution est d’une grande naïveté. Il s’agirait bien sûr d’extirper leur venin autoritaire et on peut raisonnablement penser qu’un monde de moindre malheur et même d’un certain « bonheur commun » les rendrait moins nécessaires pour leurs adeptes. Mais l’athéisme obligatoire est évidemment un accessoire du socialisme réel mort. Et nombre de croyants de toutes confessions ne verraient certainement pas tant de bouleversements d’un bon œil. Or beaucoup de prolétaires sont croyants. Quid de cela ? Négligeable ?
Autre chose encore, pas de l’ordre de l’obstacle pour le coup mais plutôt du défaut. Il va de soi, pour un « nous » que je n’ai pas besoin de préciser ici que « la » politique n’est pas un enjeu central même si elle a un rôle précis nécessaire à ce monde. « Le » politique est plutôt une catégorie d’idéologues soucieux de « rétablir » la démocratie contre le capitalisme, etc. Pas mon propos. Revenons à une communisation conquérante.
On comprendra aisément que la phase de lutte contre tous ces ennemis connaîtra des problèmes spécifiques. Les insurgés devront se nourrir, ce ne sera pas rien au-delà du pillage des supermarchés, l’emparement servira pour une part importante à la propagation du virus révolutionnaire. Mais après, si l’après advient ? Il s’agira de remodeler le monde dans tous ses aspects. Or il y aura bien des choix cruciaux à effectuer. Quant aux énergies utilisables, aux efforts à fournir et répartir pour produire et lesquels, aux moyens de transport et communication, lesquels ? Répondre que tout se ferait localement et de proche en proche est un peu court. Certaines choses nécessiteront des niveaux de coordination plus élevés, des formes de débat et des façons de décider plus complexes. Ne pourrait-on alors voir assez rapidement ou dans le moment même de la communisation se former des ensembles régionaux dissemblables quant à des choix importants, même si tous sans classes ? Pourquoi par exemple les primitivistes, les anti-technologie, ceux d’entre eux qui n’avancent pas de « solution » hiérarchique, ne vivraient-ils pas selon leurs vues dans tel ou tel endroit ? Comment penser un monde communiste homogène, de quelle qualité d’homogénéité d’ailleurs ? À mon sens pas avant une assez longue évolution, en ce sens il ne serait pas lui-même sans histoire(s). Et, d’un point de vue spéculatif pourrait être envisagé comme un moment vers d’autres stades (sans téléologie).
En ce sens aussi, le concept d’individu immédiatement social est également problématique. Il rend bien compte de la non-considération de quelque détermination de l’activité que ce soit, comme à reproduire obligatoirement, la compréhension du caractère infini et insécable de l’activité humaine. Mais il rend également difficile de penser des médiations souples, évolutives, spontanément créés, uniquement en rapport à des problèmes concrets, mais pas forcément absolument fugaces.
Un monde communiste ne serait à mon sens pas un milieu monadologique, sphères individuelles se frôlant dans un incessant mouvement sans accrocs, fluide et changeant sans cesse... Il y aurait de cela, mais la vision est insuffisante, trop lisse, on le sent bien. Je ne fais bien sûr ici qu’effleurer un débat qui mériterait quelques prolongements. Nombre des questions évoquées peuvent conduire à d’autres, relatives au rapport entre la communisation et la période du programme.
Comment peut-on parler de quelque chose qui n’aurait aucun rapport avec rien de socialement existant ou ayant existé ? Comment le décrire, même à grands traits, s’il est un tout autre, et s’il l’est son caractère ineffable n’est-il pas un problème en lui-même, ne le grève-t-il pas du poids du Tout-Autre ? On peut admettre certes que le communisme de 1848 à 1968 (et même depuis Babeuf) était pour l’essentiel conçu comme érection et libération de la classe du travail en classe dominante. Pour l’essentiel. Car tout de même, la fameuse période de transition était bien censée conduire à autre chose, une société sans classes, un monde explicitement communiste et plus seulement socialiste. Quelques marginaux du mouvement ouvrier ont même critiqué la nécessité de cette transition étatique. Mais Lénine et Trotski comme les conseillistes et beaucoup d’anarchistes avaient cette perspective en tête comme objectif (pas forcément les sociaux-démocrates révisionnistes). En quoi n’y aurait-il aucun lien avec cette période sinon les analyses critiques du capitalisme de Marx ? Qui aurait donc eu le privilège d’avoir théorisé seul jusqu’au concept d’individu immédiatement social, substance du futur monde communiste ?
Il y a en tout cas l’héritage du cadavre du socialisme réel qui plombe sans doute plus les esprits et les désirs concrets qu’on ne le pense... Mais le chiasme est trop merveilleusement agencé : toute l’idéologie, les idéologies, un trop-plein et aucune concrétisation d’un « vrai communisme » d’un côté ; le programmatisme. Plus rien (et on sait que tant mieux d’un certain point de vue, etc.) mais peut-être un vide un peu abyssal d’horizon avec une très certaine possibilité, que dis-je, évidence, dans ce cycle de lutte, d’un dépassement communiste... Beau renversement. N’y aurait-il pas tout de même un fil perdu/rompu et à retisser ? Qui ne serait certes pas celui d’un communisme anhistorique, mais d’une construction historique complexe, multiple, à tiroirs et impasses mais doté d’une cohérence anthropologique 3 : depuis des révoltes égalitaires immémoriales - exigences de justice universelle - à des soulèvements réactifs, évidemment en rapport avec les conditions concrètes du moment (d’esclaves, de pirates, de paysans) jusqu’aux mouvements d’ouvriers, paysans et bourgeois déclassés depuis les débuts de la révolution industrielle. Avec toutes les distinctions de rigueur en admettant, parce que c’est le cas, que l’idée actuelle du communisme devient envisageable pour des raisons historiques. Mais notre idée actuelle du communisme est peut-être la forme prise nécessairement, après tout le processus historique de deux siècles de capitalisme industriel, par cette tendance anthropologique au dépassement des conditions existantes.
Si un horizon n’est pas retrouvé massivement et qualitativement à notre époque, qu’arrivera-t-il ? Des révoltes certainement mais sans liant interne à la nécessité puissamment sentie parce qu’élaborée aussi comme lien à travers l’histoire, du passé vers le futur.
Part, et seulement part du dépassement produit, il me semble bien qu’il doive y avoir une forme d’évidence préalable, sinon pour tous, c’est impossible, du moins pour beaucoup, de la nécessité de la communisation comme seul dépassement réel. Et alors, modestement, la tâche de prolétaires qui ont quelques idées un peu plus précises sur la question est évidemment de diffuser par tous les moyens et le plus possible cette évidence. Qu’on ne crie pas au loup, à l’Organisation. On peut envisager au contraire l’importance de l’action de minorités hors problématique avant-gardiste si l’on tient compte du caractère viral, chaotique de la diffusion d’idées et d’actes pour peu que cohérents, clairs et compréhensibles par beaucoup, en phase avec des tendances de l’époque parce qu’éléments de l’époque.
On ne dira pas que l’insatisfaction n’est pas immense. Ses manifestations sont multiples, dérisoires ou terribles parfois. Mais aussi le désespoir, la détresse sans communication, l’atonie du désir, le cynisme. Il y a dans beaucoup de têtes une autre « évidence ». C’est que, bien entendu, ce monde court à la catastrophe, diffuse ou plus directe, rapide ou étalée dans le temps. Mais que les dés sont jetés. Des gens jeunes, moins jeunes, soit disant favorables au capitalisme ou pas du tout, le disent. Ça traîne absolument partout. Il y a du « travail ».
De programme de travail justement, je n’en ai pas. Quelques pistes seulement. Et je n’ai évidemment pas l’intention de faire quoi que ce soit tout seul, ni la prétention que quoi que ce soit puisse être décisif. Alors pourquoi pas effectivement un « meeting permanent », mais en s’en donnant les moyens et en envisageant tous ses aspects.
Par Joachim Fleur
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> Prolétaires, encore un effort pour être communisateurs..., Hélène, 13 mai 2005Bonjour,
En réponse au texte:prolétaires encore un effort pour être communisateurs...
Si les questions que posent ce texte sont justifiées face au "vide" que représente l’immédiateté des rapports entre individus dans le communisme cet article oublie que le trop-plein ou même le plein ne génère que du connu ,du déjà vu.La période actuelle nous plonge dans l’effondrement de l’individu et c’est pas plus mal !Alors face à cela les citoyennistes et anti-citoyennistes proposent des "jokers" comme si nous faisions une partie de cartes avec des partenaires,à croire que la lutte de classes n’est rien d’autre qu’un phénomène de société.Pour revenir au vide,celui-ci permet de nouer,de lier,de tisser.Nôtre époque n’est pas tragique car il n’y a pas de joie ou une queconque respiration après le malheur.Ces liens perdus sont la conséquence du plein qui nous étouffe.Ayant peur de mal me faire comprendre,je ne prône aucun ascétisme mais me réjouis du vide à parcourir.
Hélène
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