« Le 29 avril 1992, Los Angeles explosait dans ce qui devait constituer l’un des plus importants soulèvements urbains du siècle aux États-Unis. L’armée fédérale, la garde nationale et les forces de police venues de tout le pays mirent 3 jours pour rétablir l’ordre. Entre-temps les habitants de L.A. s’étaient réappropriés des millions de dollars de marchandises et avaient détruit pour plus d’un milliard de dollars de capital immobilier. »
Au-delà de l’image : les faits
Parce que la plupart de nos informations sur l’émeute nous sont parvenues par les médias capitalistes, il est nécessaire d’évaluer les distorsions que cela a créé. Tout comme lors de la guerre du Golfe, les médias ont donné l’impression d’une immersion complète dans la réalité alors qu’en fait ils fabriquaient une version falsifiée des événements. Alors que pendant la guerre du Golfe il y eut un effort concret de désinformation, à Los Angeles la distorsion fut moins le produit de la censure que de la totale incompréhension des médias de la bourgeoisie face à cette insurrection prolétarienne.
Le passage à tabac de Rodney King en 1991 ne fut pas un incident isolé, et s’il n’avait été filmé, il serait passé inaperçu ― perdu dans la logique de la répression raciste de la police qui caractérise si bien la domination capitaliste en Amérique. Mais, dès lors que cet incident de la vie quotidienne fut signalé à l’attention générale, il prit valeur de symbole. Tandis que le flot de l’information télévisée noyait l’événement dans le cours de l’interminable procédure juridique, les yeux des habitants de South Central restaient fixés sur un cas qui focalisait leur colère contre un système dont le calvaire de King était l’illustration parfaite. Dans tout le pays, mais spécialement à L.A., on sentait et on attendait que, quel que soit le résultat du procès, les autorités feraient les frais de la colère populaire. Pour les habitants de South Central, l’incident King ne fut qu’un déclic. Ils ignorèrent les appels de l’intéressé à l’arrêt du soulèvement parce qu’il n’en était pas la cause. La rébellion se fit contre le racisme qui s’exerçait tous les jours dans la rue, contre la répression systématique des cités, contre la réalité du racisme quotidien du capitalisme américain.
Une des réponses toutes faites des médias à de semblables situations est de les étiqueter « émeutes raciales ». Une telle caractérisation vola très rapidement en éclats à L.A., comme le nota Newsweek dans l’un de ses reportages sur la rébellion : « En dépit des jeunes Noirs en colère criant : "Tuons les Blancs", des Hispaniques et même des Blancs ― hommes, femmes et enfants ― se joignirent aux Afro-Américains. La première préoccupation de la foule était les marchandises, pas le sang. Dans une ambiance de fête, les pillards s’emparaient de coûteuses marchandises qui, soudain, étaient devenues gratuites. La plupart des magasins noirs, de même que ceux des Blancs ou des Asiatiques, partirent tous en fumée. » Et Newsweek de s’adresser à un "expert" ― un sociologue de l’urbanisme ―qui leur déclare : « Ce n’était pas une émeute raciale, mais une émeute de classe. »
Un peu embarrassés par cette analyse, ils interrogent « Richard Cunningham, 19 ans, un employé à la barbichette soignée » : « Ils s’en fichent complètement. La vérité c’est qu’ils font la fête. Ils ont envie de vivre comme les gens qu’ils voient à la télé. Ils voient des gens qui ont de grandes maisons anciennes, de chouettes bagnoles et tout l’équipement hi-fi qu’ils veulent et maintenant que c’est gratuit, ils vont l’avoir. » Le sociologue le leur avait bien dit : une émeute de classe...
À Los Angeles, la composition sociologique de l’émeute reflète celle des quartiers concernés : des Noirs, des Latino-Américains pauvres et quelques Blancs unis contre la police. Parmi les personnes arrêtées, les Latinos sont majoritaires, plus nombreux que les Noirs, et les "Blancs" eux-mêmes en constituent un dixième.
Confrontés à de tels faits, les médias eurent bien des difficultés à coller l’étiquette "émeute raciale" au soulèvement de L.A.. Ils eurent plus de succès en présentant ce qui venait de se passer comme une violence aveugle et une attaque insensée des gens contre leur propre communauté. Ce n’est pas l’absence de logique dans cette violence que les médias n’aimaient pas, c’est bien la logique même qui l’a inspirée. Les cibles les plus communes étaient les journalistes et les photographes, mêmes noirs et hispaniques. Pourquoi les pillards s’en prirent-ils aux médias ? Ces charognards faisaient courir un réel danger d’identification aux émeutiers par leurs photos et leurs reportages. Et l’incroyable déloge de "couvertures" de la rébellion faisait suite à des années de totale indifférence à l’égard des gens de South Central, sauf pour les présenter comme des criminels ou des drogués.
Le refus de la représentation
Alors que l’émeute de 1965 s’était limitée au quartier de Watts, en 1992, les émeutiers élargirent leur lutte avec beaucoup d’efficacité. Leur première tâche fut de déborder leurs " représentants ". Les dirigeants noirs ― politiciens locaux, bureaucrates des droits civiques et organisations religieuses ― échouèrent dans leur fonction de contrôle de leur propre communauté. Partout ailleurs aux États-Unis, cette couche a réussi dans une large mesure à détourner la colère des gens des actions directes semblables à celles pratiquée à L.A., parvenant à stopper la contagion de la rébellion. La lutte se propagea cependant, sans que les troubles dans les autres agglomérations ne connussent l’intensité des émeutes de Los Angeles où les représentants, qu’ils fussent élus ou autoproclamés, furent débordés. Ils ne purent rien faire. Les émeutiers montrèrent le même dédain pour leurs "leaders" que leurs prédécesseurs de Watts. Les progrès obtenus pendant des années pour une partie des Noirs, leur position de médiateurs entre "leur" communauté et le capital ou l’État, tout cela se révéla dépassé. Tandis que les leaders de la communauté noire s’efforçaient de retenir les habitants, « les leaders des gangs, brandissant des barres de fer, des bâtons, des battes de baseball, exhortaient les têtes brûlées à ne pas saccager leur propres quartiers, mais à attaquer les riches quartiers de l’Ouest ».
Attaques contre la propriété
Les insurgés utilisaient des téléphones mobiles pour écouter la police. Les autoroutes qui avaient tant fait pour diviser les communautés de L.A. furent utilisées par les émeutiers pour étendre leur lutte. Des groupes de Noirs ou d’Hispaniques parcouraient une grande partie de la ville en voiture, incendiant leurs cibles ― les magasins et les lieux d’exploitation capitalistes ―, tandis qu’ailleurs des embouteillages se formaient autour des centres commerciaux au fur et à mesure que leur contenu était libéré. C’était non seulement la première émeute multi-ethnique des États-Unis, mais aussi la première émeute en automobile. La police fut complètement dépassée par la créativité et l’ingéniosité des émeutiers.
Une fois que les émeutiers eurent chassé la police des rues, le pillage fut clairement l’aspect déterminant de l’insurrection. La rébellion à Los Angeles fut une explosion de colère contre le capitalisme, mais aussi une irruption de ce qui pourrait prendre sa place : la créativité, l’initiative, la joie.
« Des pillards de toutes races étaient maîtres des rues, des magasins et des boutiques. Ici, des adolescents blonds remplissaient leur fourgonnette de matériel hi-fi. Là, des Philippins entassaient des gants de base-ball et des chaussures de tennis dans leur vieille guimbarde pétaradante. Des mères de famille hispaniques, accompagnées de leurs enfants, furetaient dans les étalages béants des mini-centres commerciaux et des magasins de fringues. On y vit aussi quelques Asiatiques. Alors que le pillage à Watts avait été furieux, désespéré et hargneux, cette fois-ci, l’ambiance était plutôt celle d’une fête débridée. »
La réappropriation directe des marchandises (péjorativement appelée "pillage") brise le circuit du capital (travail-salaire-consommation) et une telle action lui est aussi inacceptable qu’une grève. Par ailleurs, il est vrai que, pour une large partie de la classe ouvrière de L.A., une révolte sur les lieux de production est impossible. Entre le désir constant de cette "bonne vie" hors d’atteinte (les marchandises qu’ils ne peuvent avoir) et la contradiction inhérente à la plus simple marchandise (la valeur d’usage dont ils ont besoin est toujours frappée d’un prix), ils font l’expérience des contradictions du capital, non pas dans la sphère de la production aliénée, mais dans celle de la consommation aliénée ; non dans le travail, mais dans la circulation des marchandises.
Race et composition de classe
Même Newsweek donc, une des voix de la bourgeoisie américaine, doit concéder que ce qui était arrivé était bien une émeute de classe et non une émeute raciale. Mais nous ne devons pas nier que cette rébellion de classe a comporté des aspects "raciaux". Ce qui est le plus important dans ces émeutes, c’est qu’elles s’étendirent au point que les divisions raciales à l’intérieur de la classe ouvrière américaine furent transcendées dans un acte de révolte ― mais il serait abusif de dire que l’aspect racial en été absent. Il y eut en effet des incidents "raciaux" : ce que nous devons examiner, c’est en quoi ils sont l’expression de la controverse entre les classes. Dans la foule qui déclencha les événements à l’intersection des rues de Normandie et de Florence, il y eut quelques personnes pour rosser un camionneur blanc, Reginald Oliver Denny. Les médias s’emparèrent de ce tabassage et le transmirent en direct afin d’alimenter la peur que les Noirs des quartiers centraux inspirent à la banlieue blanche. Mais cet incident était-il significatif ? L’analyse des morts enregistrées lors du soulèvement montre que non.
Voyons donc comment la guerre de classes s’exprime de manière "raciale". Aux États-Unis, les classes dirigeantes ont toujours encouragé et organisé le racisme, depuis le génocide des premiers Américains et l’esclavage des Noirs jusqu’à l’utilisation permanente de l’ethnicité pour diviser la force de travail. L’expérience de la classe américaine noire est dans une large mesure d’avoir été chassée de ses emplois par les vagues successives de nouveaux immigrants. Alors que la plupart des minorités qui commencèrent par occuper les plus bas échelons du marché du travail s’élevèrent ensuite dans la société américaine, les Noirs ont constamment été dépassés. Plus grave encore, le racisme a servi d’étouffoir de la conscience de classe des ouvriers blancs.
À L.A. en particulier, les habitants de South Central constituent l’un des secteurs les plus marginalisés de la classe ouvrière. La stratégie du capital en ce qui concerne ces secteurs est uniquement répressive, une répression menée par la police ― une solution de classe. De toute façon, les effectifs du LAPD (Los Angeles Police Department) sont essentiellement blancs et ses victimes massivement noires ou hispaniques (des gens "de couleur", pour parler le Politiquement Correct). Contrairement aux autres villes où la nature raciale du conflit est masquée par le succès de l’État dans sa politique de recrutement d’un grand nombre de Noirs dans les forces de police, à Los Angeles, la stratégie raciste de division et d’endiguement se révèle un peu plus à chaque confrontation entre la population et le LAPD ― une solution raciale.
Parce que les Noirs et les Hispaniques ont été marginalisés et opprimés en fonction de leur couleur de peau, il n’est guère surprenant que, dans l’explosion de colère de ces pauvres contre leurs oppresseurs, la couleur de peau ait pu servir de critère pour identifier leurs ennemis, exactement comme les lyncheurs et les professionnels de la bavure en usent avec eux.
C’est pourquoi, quand bien même l’émeute n’aurait été qu’une émeute de race, anti-Blancs ou anti-Asiatiques, elle n’en aurait pas moins été une émeute de classe. Il est également important de noter à quel point les participants surent dépasser les stéréotypes raciaux. Alors que les attaques contre la police, la réappropriation et les attaques contre la propriété étaient jugés utiles et nécessaires par presque tous les participants, il est clair que les attaques contre des individus fondées sur leur couleur de peau ne furent ni typiques du soulèvement, ni largement soutenues.
Dans le contexte raciste de l’oppression de classe à L.A., il aurait été miraculeux qu’il n’y ait pas d’incidents raciaux dans cette rébellion. Ce qui est surprenant et gratifiant dans ce contexte c’est leur aveuglante rareté dans un tel contexte de peur et de division raciale, c’est la manière dont les émeutiers ont déjoué les stratégies racistes de contrôle.
Composition de classe et restructuration capitaliste
La classe ouvrière américaine est divisée entre salariés et non-salariés, prolos et cols blancs, immigrés et nationaux, précaires et travailleurs à statut protégé ; mais de plus, elle est divisée suivant des critères ethniques qui le plus souvent reproduisent ces divisions sociales. En outre, ces divisions sont de réelles divisions en terme de pouvoir et de revendications. Nous ne pouvons pas les surmonter simplement par un appel à l’unité de classe ou par la croyance fataliste que, tant que la classe ouvrière ne sera pas unie derrière un parti de type léniniste ou une avant-garde quelconque, il sera impossible de s’en prendre au capital. Dans la situation américaine, de même que dans beaucoup d’autres zones du conflit de classes planétaire, il est nécessaire d’utiliser la notion dynamique de composition de classe, préférable à une approche figée des classes sociales.
La révolte de South Central et les actions qui en découlèrent à travers tout les États-Unis ont montré qu’il existe à l’intérieur du capitalisme américain un sujet prolétarien antagonique. Cette présence a été occultée par un double processus : d’abord, la conscience de classe ― celle de l’opposition au capital ― de nombreux travailleurs américains est faussée par le sentiment, largement répandu, d’appartenir à la "classe moyenne" ; ensuite, une importante minorité, peut-être un quart de la population du pays, a été recomposée en masse de travailleurs sous-qualifiés et marginalisés, auxquels on dénie, sous le label de "sous-classe" (underclass), jusqu’à l’appartenance à la société. L’invention d’une telle catégorie sociologique trouve sa base matérielle dans le fait que certaines couches "privilégiées" du prolétariat bénéficient d’un accès croissant aux produits "de luxe", alors que les couches "défavorisées", exclues de toute consommation autre que de pure subsistance, sont réduites au chômage, aux emplois précaires ou au travail clandestin.
Une telle stratégie présente des risques pour le capital : pendant que le secteur intégré est maintenu dans le droit chemin par le jeu des relations économiques, secondé par la peur de sombrer dans l’exclusion, les exclus, pour qui le rêve américain est devenu un cauchemar, doivent être maîtrisés par l’usage de la répression policière pure. Dans un tel cadre, la guerre contre la drogue a servi de prétexte à des mesures qui menacent de plus en plus les "droits civiques" que la bourgeoisie, spécialement en Amérique, s’est chargée de promouvoir dans le monde entier... [...]
On dit que Los Angeles est la "cité du futur". Dans les années trente, la vision moderniste des intérêts commerciaux prévalut et le réseau de tramways de L.A., un des meilleurs systèmes de transport urbain du pays, fut éradiqué ― remplacé par les autoroutes. Ce fut à Los Angeles qu’Adorno et Horkheimer dressèrent pour la première fois le tableau mélancolique de la conscience subsumée par le capitalisme et que Marcuse traita, plus tard, de "l’homme unidimensionnel". Plus récemment, Los Angeles a inspiré la mode de la "post-pensée". Baudrillard, Derrida et autres raclures "postmodernistes" et "poststructuralistes" ont tous visité la ville et s’y sont exprimés. Baudrillard y découvrit même son "utopie achevée".
Les adulateurs "postmodernes" du capitalisme adorent l’architecture de Los Angeles, ses autoroutes sans fin et son centre restructuré. Ils écrivent des panégyriques à la gloire de l’espace sublime qu’abrite l’hôtel Bonaventura, à 200 dollars la nuit, mais se taisent au sujet de la destruction de l’espace public qui se déroule au-dehors. Les postmodernistes, tout contents d’étendre ce terme d’ architecture à toute la société, voire à ― l’époque elle-même, répugnent à approfondir leur analyse de l’architecture, ne serait-ce qu’à un centimètre sous la surface. Les immeubles "postmodernes" de Los Angeles ont été construits grâce à l’afflux de capitaux japonais. Downtown, le quartier des affaires, est devenu le second centre financier, après Tokyo, des rives du Pacifique. Mais sa recomposition urbaine s’est faite aux dépens des habitants des quartiers pauvres. Tom Bradley, ancien flic et maire de 1975 à 1993, a joué à merveille son rôle de figure de proue noire de la restructuration capitaliste de L.A. Il a soutenu l’opération massive de redéveloppement du centre-ville qui s’est effectuée au bénéfice unique du commerce. En 1987, à la requête de la chambre de commerce de la ville, il a ordonné la destruction des campements de fortune des sans-abri (homeless) installés sur les trottoirs de la ville ; à Los Angeles, le chiffre estimé des sans-abri est de 40 000 adultes et de 10 000 enfants. Dans toute l’agglomération, la planification a entraîné la destruction des logements et des sites industriels, pour faire place nette au redéploiement de l’activité commerciale engagée par le capital de la zone Pacifique ― à Los Angeles, le capital international assiège la classe ouvrière.
Mais les postmodernistes n’ont même pas eu besoin de porter leur regard dans les coulisses de ce processus, sa nature violente éclate au premier coup d’œil jeté sur ces nouvelles constructions. Ce qui caractérise l’architecture de Los Angeles, c’est sa militarisation. L’urbanisme à Los Angeles est avant tout affaire de police. La caractéristique dominante de cet environnement, c’est l’omniprésence des barrières de sécurité, du matériel technologique de surveillance ; à Los Angeles, l’espace est policé. Les bâtiments publics, les centres commerciaux, les bibliothèques mêmes sont construits comme des forteresses, entourés de hauts murs de sécurité et dotés de caméras de surveillance.
À Los Angeles, « sur le versant noir de la postmodernité, on peut observer une tendance sans précédent à intégrer la planification urbaine, l’architecture et l’appareil policier en un seul et même effort de sécurité totale. » (Davis, City of Quartz). De même que Haussmann avait redessiné Paris après la révolution de 1848, construisant des boulevards permettant d’utiliser l’artillerie contre la foule, les architectes et les urbanistes ont rebâti L.A. après les émeutes de Watts. L’espace public a été enfermé dans le but d’abolir la rue pour abolir la foule. Une telle stratégie n’est pas particulière à Los Angeles, mais elle y frise l’absurdité : la police cherche si désespérément à "abolir la foule" qu’elle a même pris la mesure sans précédent d’abolir les toilettes publiques. L’immobilier de bureaux est parsemé de musées, de minicentres commerciaux, de "micro-jardins publics" paysagers qui sont enchevêtrés dans la structure de stationnement afin de permettre aux employés de bureau d’aller de leur voiture à leur travail ou au magasin sans s’exposer aux dangers de la rue.
Tout l’espace public restant est militarisé, des banquettes anti-clochards des abribus aux systèmes d’arrosage automatisés qui empêchent de dormir dans les parcs. Les quartiers où réside la classe moyenne blanche sont entourés de murs et gardés par des polices privées. Pendant les émeutes, les résidents de ces enclaves se sont enfuis ou se sont armés ― et ont nerveusement attendu.
Les gangs
On ne peut nier le rôle joué par les gangs dans le soulèvement. Le caractère systématique de l’émeute est directement lié à leur participation et plus encore à la trêve des affrontement internes à laquelle ils avaient appelé avant le soulèvement. Les membres des gangs ont souvent mené la danse et le reste du prolétariat a suivi. Le militantisme des gangs ― leur haine de la police ― découle de la répression sans précédent qu’a subie la jeunesse de South Central : une répression d’État comparable à celle déchaînée par les forces coloniales contre les rébellions des peuples colonisés, semblable à celle dont ont souffert les Palestiniens dans les territoires occupés. Sous le prétexte de la chasse aux gangs et en se servant de la "menace du crack", le LAPD a lancé de massives opérations de "nettoyage". La police a fiché énormément de jeunes de South Central et assassiné bon nombre de prolétaires.
Comme Mike Davis l’a noté en 1988, « l’actuelle crainte des gangs est devenue un rapport de classes imaginaire, un terrain de pseudo-connaissances et de projections fantasmatiques, un talisman ». La "peur des gangs" a été utilisée pour justifier la criminalisation de la jeunesse de South Central. Il ne s’agit pas de nier l’existence des problèmes causés par la violence entre les gangs ou l’usage du crack, mais de comprendre qu’il s’agit en fait d’un cas extrême de violence exercée par le prolétariat sur lui-même, un exemple désolant d’agressivité tournée contre soi-même résultant d’une situation où les frustrations sociales sont interprétées comme une "menace à l’ordre public" et servent à justifier toujours plus la répression et l’oppression qui ont créé cette situation. Pour comprendre la récente guerre des gangs et le rôle qu’ils ont joué dans la rébellion, il est nécessaire de revenir à l’histoire du phénomène des gangs.
A Los Angeles, les gangs noirs, surgis de la rue, apparurent vers la fin des années quarante, à l’origine pour répondre aux attaques racistes des Blancs à l’école et dans la rue. Quand la Nation of Islam et d’autres groupes se formèrent à la fin des années cinquante, Parker, chef du LAPD, amalgama les deux phénomènes comme l’expression d’une même menace noire. C’était le type même de la prophétie qui s’autoréalise et, en effet, la répression menée contre les militants noirs et les gangs eut pour conséquence de les radicaliser. La politisation connut son apogée lors des émeutes de Watts, lorsque, comme en 1992, les gangs firent une trêve et permirent à la classe ouvrière de repousser, quatre jours durant, la police hors du quartier. La trêve forgée dans la chaleur de la rébellion dura pratiquement jusqu’à la fin des années soixante. De nombreux membres des gangs rejoignirent le Black Panthers Party ou créèrent d’autres partis politiques radicaux. Le sentiment général était que les gangs avaient "rejoint la révolution".
La répression du mouvement fut menée par le FBI avec son programme COINTELPRO [1] et par l’escouade anti-rouges du LAPD. Les Black Panthers furent tués dans les rues et sur les campas, soit directement par la police, soit par ses agents, leurs quartiers généraux de L.A. furent assiégés par les commandos du LAPD [le SWAT, équivalent du GIGN, un concept" inventé à L.A.] et la dissension gagna leurs rangs. Floue et rudimentaire, la politique des Black Panthers n’en n’était pas moins une expression organique de l’expérience de la classe ouvrière noire face au capitalisme américain. La nature systématique de la répression qui s’abattit sur eux prouve à quel point ils étaient perçus comme dangereux.
Même le Los Angeles Times dut admettre que la recrudescence des gangs à L.A. à la fin des années soixante-dix était une conséquence directe de la destruction des expressions les plus politiques du mécontentement des Noirs. Un nouvel aspect de ce phénomène fut la prodigieuse ascension des Crips, qui amena les autres gangs à se fédérer en tant que Bloods. Comme le dit Davis, « il ne s’agissait pas simplement d’un renouveau des gangs, mais d’une permutation radicale de la culture des gangs noirs. Les Crips, héritiers quelque peu pervertis de l’aura d’intrépidité des Black Panthers, perpétuaient en pratique leur idéologie d’avant-garde armée ― moins le programme. Mais trop souvent, la vogue du crippin’ a correspondu à une escalade conduisant de la violence propre au ghetto à une violence du style Orange mécanique (le meurtre comme symbole de statut social, etc.)... [les Crips] ont mené à bien une sorte de "révolution entrepreneuriale" dans l’organisation des gangs. S’ils constituaient à leurs débuts un substitut des Black Panthers à l’usage des adolescents, ils ont fini par devenir, à la fin des années soixante-dix, une sorte d’hybride de mode adolescente et de proto-mafia. »
Que les gangs ― Crips ou Bloods ―, dans leur mutation meurtrière en "proto-mafia", aient représenté l’expression d’un besoin d’organisation politique, se vérifie dans les quelques circonstances où ils sont intervenus politiquement. Dans deux occasions majeures, lors des émeutes de Monrovia en 1972 et dans la crise du school busing [2] des années 1977-1979 à Los Angeles, les Crips intervinrent en soutien à la communauté noire. Ces gangs, en tant qu’expression du prolétariat, ne sont pas sous l’emprise d’une fausse conscience qui leur fait penser qu’il n’y a dans la vie que les bijoux en or et la violence. A chaque fois qu’on leur a donné une chance de parler, par exemple en décembre 1972, au début de la transformation des gangs en Crips et Bloods ultraviolents, ils ont exprimé de claires revendications politiques. Chaque fois qu’on leur a donné la chance de s’exprimer par eux-mêmes, des revendications similaires ont été affirmées. Le LAPD a fait tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher les gangs de se faire entendre et pour maintenir une guerre fratricide parmi eux.
Toujours est-il que, si les gangs ont cherché à s’attirer la sympathie du public, le fait de "dealer" du crack ne leur a pas rendu service. Cependant, si on y regarde de près, on verra que leur entrée en masse dans ce commerce a été impulsée par le capital. Les jeunes Noirs sont entrés dans l’économie parallèle de la drogue une fois leurs emplois traditionnels détruits. Il s’agit là de pressions objectives. Pour un jeune prolétaire de South Central, le seul choix économique rationnel est de vendre des drogues. Les Crips et les Bloods ont essayé, alors que la mondialisation de l’économie à Los Angeles représentait une perte pour la classe ouvrière noire, de s’insérer à nouveau dans les circuits du commerce international. Et si le commerce légal avait décidé que les Noirs de Los Angeles étaient inutiles, une autre branche les trouvait éminemment utiles. La Californie du Sud a pris la place de la Floride en tant que principale porte d’entrée de la cocaïne aux États-Unis. Quand, à la fin des années quatre-vingts, les milieux du business de la cocaïne trouvèrent que le marché était saturé, les prix en chute libre et les profits menacés, ils firent ce que font toutes les autres multinationales, ils diversifièrent leur production et lancèrent de nouveaux produits, principalement le crack ― "la cocaïne du pauvre". Les jeunes prolétaires participèrent à ce commerce parce que tel était le marché du travail. Ce n’est pas eux, mais le capital qui réduit la vie à des boulots de survie. On peut dire que, dans un sens, vendre du crack n’est rien d’autre qu’une de ces activités déplaisantes, telles que la fabrication d’armes, dans lesquelles les prolétaires sont forcés de s’engager. Mais il y a une différence significative. Alors que, dans la plupart des activités, les prolétaires peuvent s’organiser directement contre le capital et à l’intérieur de celui-ci, les gangs impliqués dans le trafic de drogue ne se confrontent pas au capital en tant que force de travail. Les gangs ne s’affrontent pas au capital sous sa forme entrepreneuriale, mais à l’arme répressive du capital en tant que tel, l’État. En fait, dans la mesure où les gangs s’engagent dans le commerce de la cocaïne et s’imposent fermement dans le circuit du capital international, ils sont une entreprise capitaliste. Cela pose problème. Dans les drive-by-shooting et les guerres meurtrières pour la défense des territoires que se livrent les gangs noirs, le prolétariat s’entre-tue pour le compte du capital.
Il faut bien voir que le phénomène du gangbanging (les règlements de comptes sanglants entre les gangs) n’a pas été, comme le voudrait la presse bourgeoise, le résultat d’un effondrement des "valeurs familiales" ou de la perte de l’influence modératrice des classes moyennes qui ont fui les centres-villes, mais plutôt de la restructuration de l’économie capitaliste (qui a remplacé les industries traditionnelles par celle de la drogue) et de la destruction par l’État des formes d’organisation politique. La solution au problème des meurtrières guerres du crack est la redécouverte d’une activité politique autonome du type de celle affirmée dans le soulèvement. La solution à la violence au sein du prolétariat, c’est la violence prolétarienne.
La nature irréductible du phénomène des gangs montre la nécessité de l’organisation pour le jeune prolétariat de L.A.. Pendant un temps, dans les années soixante, elle a pris la forme d’une prise de conscience politique. Quand cette forme publique d’organisation politique a été réprimée, les gangs noirs en revinrent à la vengeance, montrant par là qu’ils exprimaient un besoin réel et pressant. Ce que l’on peut voir dans ce soulèvement et dans ce qui l’a suivi, c’est une nouvelle politisation de la culture des gangs, le retour de ce qui était refoulé.
Les idées politiques des gangs
Depuis le soulèvement, on s’est un peu plus intéressé aux idées politiques des gangs et à leurs propositions (ou plus précisément à celles des leaders des gangs). Ces propositions sont diverses. Il n’y a pas grand-chose à objecter à certaines ― par exemple que des membres des gangs équipés de caméras vidéo suivent la police afin d’éviter les bavures policières ou que de l’argent soit débloqué afin d’entreprendre, sous contrôle communautaire, la reconstruction des quartiers. Mais d’autres ― par exemple, remplacer le welfare par le workfare (un travail garanti) ou bien la proposition d’une étroite coopération entre les gangs et les entreprises ― sont plus douteuses. Les idées politiques d’où sont issues ces propositions semblent se limiter au nationalisme noir. Comment interpréter cette idéologie et ces propositions ?
La tentative des dirigeants de ces gangs de s’ interposer eux-mêmes en tant que médiateurs du ghetto présente des similitudes avec le rôle des syndicats et peut-être devons nous leur adresser les mêmes critiques. Il faut d’abord reconnaître la différence entre leaders et membres de base, reconnaître le rôle des dirigeants dans la récupération et la canalisation des aspirations de la base.
Certaines des conceptions des leaders, indépendamment de leur côté réactionnaire, sont parfaitement irréalistes. Dans le contexte de la restructuration capitaliste, le ghetto des cités (avec sa "sous-classe") est superflu ― cela a été suffisamment écrit ―, il n’a pas sa place dans la stratégie capitaliste, sinon éventuellement comme repoussoir terrifiant afin d’encourager les autres. Il est extrêmement improbable qu’il puisse y avoir une renégociation du contrat social qui ramène ces gens au centre du développement capitaliste. C’était possible dans une certaine mesure dans les années soixante ou soixante-dix, mais plus maintenant. Naturellement, à la lumière des principales options envisageables, il y a chez les habitants de L.A. le désir d’obtenir des emplois stables et garantis. Mais le capital a délocalisé nombre d’industries qui ne reviendront jamais. Beaucoup de gens, ici, le savent et voudraient obtenir du travail dans le secteur de l’informatique ou dans d’autres secteurs nouveaux. Mais, même si certains finissent par obtenir ces emplois (le plus souvent en déménageant), cela restera à jamais un rêve pour l’immense majorité des gens. Dans le processus de la restructuration capitaliste, ces emplois sont réservés à un certain secteur de la classe ouvrière et peu de gens venus des ghettos pourront s’intégrer dans un secteur dont l’attrait ― sa relative sécurité ― se fonde sur une recomposition du prolétariat qui implique l’existence d’une "sous-classe" marginalisée.
Mais, si on laisse de côté cette évolution de la situation qui rend très improbable un fort niveau d’investissement dans les cités, à quoi se ramènent les propositions des gangs ? Face à la restructuration qui fait des résidents de South Central les exclus marginalisés du plan de redéveloppement capitaliste, les leaders des gangs se présentent eux-mêmes comme les négociateurs d’un nouvel arrangement : ils cherchent à présenter la rébellion comme un avertissement à un milliard de dollars lancé au capital et à l’État américains, afin qu’ils réintègrent ces exclus dans le jeu ― avec les leaders des gangs pour médiateurs. Cela signifie qu’ils acceptent la réduction de la vie à l’équation travail-salaire-consommation, tout en regrettant qu’il n’y ait pas assez de travail ! Ils veulent en fait se servir du refus par le prolétariat de toute médiation ― l’expression directe de ses besoins ― pour forcer le capital à les réinsérer dans le jeu normal de la négociation avec le capital sur le partage des ressources, par le biais du travail et du salaire. Les gangs, par leur activité intensive dans le secteur des drogues, avaient mis en place un programme crypto-keynésien d’embauche. A présent, au travers de leurs plans de rénovation urbaine, leurs chefs veulent faire du keynésianisme pour de bon et remplacer les syndicats dans le rôle de courtiers de la force de travail. Mais indépendamment du fait que le capital n’a guère les moyens d’accorder ce que demandent les leaders des gangs, la rébellion a montré à tout le prolétariat une autre voie pour réaliser ses besoins : par l’action directe et collective, ils peuvent se réapproprier ce qui leur appartient.
Ces revendications montrent ce qu’il y a de commun entre les dirigeants des gangs et ceux des syndicats : comment ils agissent les uns et les autres pour contenir les aspirations de leurs membres à ce qui peut être obtenu dans le cadre de l’ordre capitaliste. Mais, en dépit de tous les aspects négatifs de l’organisation en gangs/syndicats, il faut reconnaître qu’elle repose sur des besoins réels du prolétariat : le besoin de solidarité, de défense collective et le sentiment de dépossession ressenti par un prolétariat atomisé. De plus, les gangs sont plus proches du point d’origine que les syndicats sclérosés des pays capitalistes avancés. Le gang n’est certes pas la forme d’organisation idéale pour les Noirs ou les autres minorités, mais c’est une forme d’organisation qui existe, qui a démontré à de nombreuses reprises dans le passé qu’elle était susceptible de s’engager dans un combat de classe. Il semble qu’elle présente aujourd’hui des potentialités de radicalisation, au point de devenir une menace réelle pour le capital.
[1] Le COunter INTELligence PROgram (programme de contre-espionnage)fut une opération massive du FBI dirigée contre l’ennemi intérieur et utilisant toutes les techniques du contre-espionnage en temps de guerre : infiltration, calomnie, manipulation...
[2] Les cars de ramassage scolaire permettaient aux familles blanches de "fuir" les écoles de quartier ayant un trop faible niveau, reléguant ainsi les Noirs dans les plus mauvaises écoles et amplifiant l’apartheid de fait de la société américaine.
Paru dans Aufheben n°1 en automne 1992.
Traduction française pour Mordicus n°11 en 1994.
Source: https://infokiosques.net/spip.php?article800
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