Le texte qui suit utilise principalement comme matériel de base :
la brochure publiée par le groupe Traits noirs, http://traitsnoirs.lautre.net intitulée Les grèves de mai-juin 2003 en Avignon, brochure dans laquelle on trouve en autres : Un témoignage sur les grèves dans l’éducation nationale de 2003 dans le Vaucluse ; Mai 2003 : que dire aujourd’hui d’un mouvement social multiforme (textes disponibles également dans Dans le monde une classe en lutte - Echanges et Mouvement, BP 241, 75866 Paris Cedex 18, France -) ; une chronologie locale et nationale du mouvement ; deux comptes rendus d’une réunion de réflexion tenue à Marseille par des membres ou des proches de la CNT, de Théorie Commmuniste et de la Matérielle,
la Lettre de Mouvement Communiste n°10, juin 2003, (BP 1666, Centre monnaie 1000, Bruxelles 1, Belgique)
deux tracts de la CNT-AIT de Marseille : Soyons ingérables ; Classe contre classe , (CNT-AIT de Marseille, Vieille bourse du travail, 13 rue de l’Académie 13001 Marseille), disponibles sur le site Grève 84.
Modeste rapport pour comprendre l’actuelle position avancée du mouvemeent enseignant, texte diffusé par la revue l’Oiseau-tempête (21 ter rue Voltaire 75011, Paris), disponible également sur le site : http://anglemort.ouvaton.org/
deux textes de la revue Temps critiques : Retraites à veau-l’eau et vies par défaut ; Qualifier la grève pour catalyser les luttes (BP 2005, 34024 Montpellier cedex 01),
deux textes de la revue en ligne la Matérielle : Le mouvement de mai-juin dans l’immmédiatete sociale des classes et La punition, http://lamaterielle.chez.tiscali.fr...
le site de coordination Grève 84, ouvert pendant les luttes du printemps, site maintenant fermé, mais dont le matériel est consultable à partir du site http://anglemort.ouvaton.org/
le site réseau des bahuts dont la couverture des événements fut presque nationale,
diverses coupures de presse, essentiellement Le Monde.
mon expérience personnelle, en tant qu’enseignant, dans les grèves sur Cavaillon et le Vaucluse.
Sur la base de ce matériel et en l’utilisant souvent de façon critique, je me limiterai à aborder quelques points, plus ou moins importants, mais dont l’approche me paraît susceptible de pouvoir faire avancer l’analyse de ce mouvement de grèves et de manifestations qui s’est révélé, par bien des aspects, pour le moins étrange et réfractaire aux « grilles de lecture » habituelles.
« Ça a pris »
Les grèves ne furent générales, massives et continues que dans l’Education Nationale (EN), elle furent parfois massives mais brèves et intermittentes dans les autres services publics (Etat, Régies, régimes spéciaux), elles ne furent pas totalement absentes dans le secteur privé mais très occasionnelles et marginales.
Si l’on considère les choses d’une façon très pragmatique, il n’y a là rien d’étonnant. La transformation du régime des retraites (pensions) ne touchait directement et immédiatement que les fonctionnaires, dont le gros bataillon de l’EN, les régimes spéciaux (SNCF, RATP, EDF, Poste...) n’étaient pas immédiatement menacés, les salariés du privé, quant à eux, avait déjà subi la réforme de 1993. Au printemps 2003, il est évident qu’aucun cheminot ou traminot ne se fait la moindre illusion sur le maintien, à termes, de son régime spécial, mais la menace n’est pas directe et imminente. La difficulté de la mobilisation sur un thème comme la retraite est encore plus grande dans des secteurs où la précarisation de l’emploi est beaucoup plus étendue comme à La Poste.
Sur cette base, en dehors de l’EN, les grèves ne pouvaient que mobiliser les « professionnels » de la revendication : petit encadrement et militants syndicaux que l’on vit, dans les dépôts, les centres de tri, les antennes locales (du moins dans les Bouches du Rhône et le Vaucluse), inciter les travailleurs à la grève avec beaucoup de conviction et peu d’effets massifs et durables.
La question la plus pertinente ne me paraît donc pas porter sur l’absence de « généralisation », sur « pourquoi cela n’a pas pris ? », mais sur le fait que « ça a pris ». « Ça a pris », mais de façon diffuse, ponctuelle, discontinue. Nous nous attacherons pour tenter de définir ce qui a « pris », à trois aspects de ces grèves : les AG interpro ; le yo-yo des grèves ; l’appel à la grève générale.
Les AG interpro
Sur les AG interpro les avis paraissent partagés. Le texte diffusé par l’Oiseau-tempête reconnaît bien dans les AG interpro un « élargissement » des luttes (ou au moins une tentative d’élargissement) et la possibilité de faire le point sur les mobilisations respectives, mais tout cela se ferait à l’encontre des relations directes et sous le contrôle des syndicats. En revanche, lors de la rencontre de quelques camarades à Marseille où il fut question des AG interpro sur Marseille, Cavaillon, Arles et le nord-Vaucluse, il apparaissait que les syndicats n’avaient pas le contrôle de ces AG. Sur Cavaillon, en dehors des enseignants, les participants (Poste, SNCF, Impôts, France Télécom, Equipement, EDF, Hôpital, et deux fois deux délégués CGT des routiers) étaient souvent adhérents d’un syndicat, mais ne prenaient qu’exceptionnellement la parole à ce titre. Si l’AG était majoritairement peuplée de syndiqués dont pas mal de délégués, cela ne tenait pas, à mon sens, d’une volonté de contrôle mais bien plutôt de ce que, en dehors de l’EN, les grèves étaient le plus souvent de leur fait et de leur détermination à les étendre au-delà des « temps forts ». La discussion sur le rôle et les limites des « temps forts » étant même un des sujets essentiels des discussions. En 1995, j’avais également proposé la tenue d’AG interpro, le délégué CGT cheminot m’avait alors répondu que l’UL était là pour ça et c’en était resté là. Le même, en 2003, participait au AG en attendant son tour de parole. Du fait que les grèves ne tenaient pas, les AG se réunissaient à 18 h ou 19 h, en dehors des heures de travail pour la plupart des intéressés. Pour une AG interpro en période de grèves cela peut paraître paradoxal, ni plus ni moins que ne l’étaient les grèves elles-mêmes. Parallèlement aux Interpro, tout groupe de grévistes (ou non à ce moment là) pouvait participer pleinement à toutes les AG, en prenant la parole non seulement pour informer de la situation dans son secteur mais également, après les précautions d’usage, pour donner son avis sur les possibilités ou les modalités d’action de ceux chez qui il était, sans participer, bien sûr, au vote sur la grève.
L’AG interpro, sur Cavaillon, ne s’est pas cantonnée à l’échange d’informations mais a organisé six actions : un barrage filtrant sur le pont de la Durance entrainant un blocage de l’important noeud routier qu’est Cavaillon avec le MIN et les centrales d’achat des grandes surfaces de la région qui sont installées sur la zone industrielle ; une opération « péage gratuit » sur l’autoroute ; une réunion publique d’informations ; une manifestation dans la ville ; la prise de contact avec les entreprises privées - essentiellement transports routiers, activité essentielle à Cavailllon - ; l’arrêt du TGV postal sur les voies menant à la plateforme de tri-paquets. Cette dernière action, à la demande des ouvriers de la plateforme, surtout les précaires, était destinée à réimpulser la grève sur leur site. Si de ce point de vue ce ne fut , le lendemain, qu’un « succès » éphémère de 24 h, la plus grande réussite fut, pour ceux qui étaient de l’équipe de nuit, de pouvoir s’asseoir le long du quai de débarquement en regardant, à 300 mètres, les phares du TGV immobilisé et de jouir de l’affolement du chef. La prise de contact avec les entreprises privées fut un échec, pourtant la plus importante, La Flèche Cavaillonnaise (transport routier, première entreprise privée du département), a connu au même moment une grève de trois jours des caristes-préparateurs de commandes qui s’est soldée par l’augmentation de salaires réclamée, nous ne réussimes qu’à voir un ouvrier qui nous dit que l’ambiance et la pression de la direction dans les entrepôts étaient telles qu’il était impossible que quelqu’un d’extérieur se montre. Vrai ? Faux ? Bouclage syndical de la grève ? Convictions plus ou moins fondée des grévistes que leur affaire n’avait rien à voir avec la nôtre ? Nous en sommes restés là. Il va sans dire que la taille de la ville de Cavaillon (25000 habs) a été un élément déterminant du mode de déroulement de l’interpro, mais il faut tenir compte que, durant ce mois et demi de luttes diverses et discontinues, ce sont souvent des villes de cette dimension (souvent même plus petites si l’on considère les écoles primaires et les services commmunaux) qui ont donné la couleur et l’importance du mouvement.
Les interpros ont été le lieu privilégié où s’est manifesté cette caractéristique nouvelle et difficile à cerner de ce mois et demi de grèves intermittentes (hors mis l’EN) : le fait que les grèves prenaient parfois pour un ou deux jours, mais ne « tenaient pas », a amené à la lumière le mélange permanent entre travail et résistance au travail qui est le quotidien de la lutte de classe. En dehors de la présence aux AG interpro, il n’y avait pas, aux Impôts, à France Télécom, à la plateforme paquets, de jours de travail sans AG tout aussi animée que les jours de grève. Il s’est même produit, à ce sujet, un fait étonnant, alors que ce jour là l’Equipement départemental n’était pas en grève, une équipe qui n’était pas de service a bloqué avec ses engins la cité administrative d’Avignon.
Des grèves segmentées et intermittentes
On peut considérer le yo-yo des grèves comme une faiblesse de ce mouvement et croire par ce jugement avoir réglé l’affaire. Si ce fut de façon indéniable une faiblesse du mouvement, cela ne fut pas par rapport à une nomenclature préalable définissant la grève parfaite (ce qui n’apporte strictement rien à la compréhension d’un mouvement), mais par rapport à la volonté des gréviste, à ce moment là, d’étendre les grèves et de les rendre durables. Dans la « faiblesse », ce qui nous intéresse ce n’est donc pas que « cela n’ait pas pris », mais que cela « a pris »... de cette façon. Et c’est cette « façon » que, maintenant, nous devons comprendre pour elle-même, positivement, et non comme un absence.
La continuité de la grève dans l’EN a permis l’installation de ce climat où d’autres entraient dans la grève en utilisant le mot d’ordre syndical officiel et l’argumentaire de la menace sur les retraites, mais en fait pour de toutes autres raisons touchant tous les aspects de la vie au travail : horaires, précarisation, sanctions, perte d’identité professionnelle etc. Sur Cavaillon, à la plateforme paquet, les motivations essentielles étaient la précarité et les sanctions continuelles sur la conduite des charriots-élévateurs ou le non-respect des consignes « vigipirate ». A France Télécom, c’était la programmation de la fermeture de l’antenne (une cinquantaine de salariés) et le déplacement du personnel sur Apt et Avignon (fermeture finalement réalisée en novembre 2003). Aux Impôts, la rancoeur accumulée à la suite de l’échec de la longue grève des années précédentes. Les grèves tenaient plus de l’ « acte d’indiscipline » (La Matérielle) que d’une logique revendicative visant son unification. Dans cette situation, l’échec de l’action visant à étendre les grèves et à les rendre durables fut vécu comme une faiblesse du mouvement, sans se rendre compte, sur le moment, que c’était d’autres grèves (au pluriel) qui se déroulaient que celle (au singulier) que l’on voulait étendre.
Ce caractère diffus et discontinu c’est tout d’abord pendant le moi et demi du mouvement l’intrication entre être en lutte, en grève parfois, et être au travail, ce n’est pas sans répercussion et signification sur ce qu’est être au travail et sur le niveau de désaffection et de répulsion face au travail.
Ce caractère diffus et discontinu c’est aussi comme le souligne le texte d’Echanges le signe de la persistance et de l’extension des affrontements à l’ensemble du pays, sans sortir du « localisme » de l’organisation et des actions. La combinaison impulsée par les luttes entre localisme et extension est un des traits les plus déroutant du mouvement : une ubiquïté du « même » qui ne supprime pas la différence. Un des traits essentiels du mouvement (dans les limites de mon expérience) fut la méfiance extrême vis-à-vis de toutes les formes d’AG dépassant la connaissance immédiate des participants entre eux, conjointement à une utilisation intensive du réseau internet où l’on constatait que tout le monde faisait la même chose au même moment.
Enfin, ce caractère diffus et discontinu, reflète les « tendances profondes de l’ensemble du combat social » : des luttes « apparemment marginales, mais persistantes » (Echanges). Ces luttes sont souvent spécifiques à l’appel de collectifs locaux, régionaux ou nationaux surgis de la lutte elle-même ». Le texte parle même de « lame de fond » et de « nouvelle voie de l’autonomie » (j’aborderai plus loin la question de l’autonomie et de l’auto-organisation dans les luttes du printemps). La question est évidemment celle de la nature de cette « lame de fond ». Les textes de La Matérielle avancent deux hypothèses : le prolétariat ne se consitue que dans son opposition à la classe capitaliste ; la disparition de toute « unité préalable » de la classe et la disparition même de toute notion d’unité.
La nature de la « lame de fond » est bien dans la segmentation qu’aucune totalité ou « immédiateté sociale » ne viennent sauver. La totalité, c’est-à-dire la polarisation de la société en classes, n’est pas présente dans chaque segment ni dans leur possible addition momentanée, elle est leur segmentation elle-même en ce qu’elle suit et n’existe que dans les linéaments, les ruptures et les découpages de la reproduction du capital dans laquelle le prolétariat ne trouve plus aucune confirmation de lui-même. Son unité, car unité il y a, lui est étrangère, pour lui-même n’existe que l’immédiateté de la segmentation. Les nostalgiques du Grand Parti et de l’unité des gros batailllons de la classe ouvrière se bercent d’illusions en considérant que cette segmentation est subie, elle est le plus souvent voulue, construite et revendiquée. La nature de la segmentation, c’est dans la lutte de classe une activité d’extraénisation par le prolétariat de sa propre définition comme classe :une unité objectivée dans le capital.
Dans tout ce mouvement du printemps, comprendre la segmentation comme une faiblesse à dépasser dans l’unité, c’est poser une question formelle et lui appporter une réponse tout aussi formelle. La diffusion de ce mouvement, sa diversité, sa discontinuité constituaient son intérêt et sa dynamique même. « Aller plus loin », ce n’est pas supprimer la segmentation dans l’unité, ce n’est pas une réponse formelle qui est peut-être déjà caduque, il ne s’agit pas de perdre la segmentation, les différences. « Aller plus loin », c’est, dans d’autres circonstances, la contradiction entre ces luttes de classes dans leur diversité et l’unité de la classe objectivée dans le capital. Il ne s’agit pas de dire que plus la classe est divisée, mieux c’est, mais que la généralisation d’un mouvement de grèves n’est pas synonime de son unité, c’est-à-dire du dépassement de différences considérées comme purement accidentelles et formelles. Il s’agit de commmencer à comprendre ce qui se joue dans ces mouvements diffus, segmentés et discontinus : la création d’une distance avec cette unité « substantielle » objectivée dans le capital. Cette extrême diversité conservée et même approfondie dans un mouvement plus général en contradiction avec le capital et cette unité objective qu’il représente est peut-être une condition de l’articulation entre les luttes immédiates et la communisation.
Il est encore difficile de dire si cette situation est conjoncturelle (nature des secteurs en lutte, lutte « défensive » ou de statu quo, phase d’accélération en France du rattrapage de certains retards dans la restructuration mondiale ...) ou définitoire du rapport entre les classes dans le capital restructuré, toujours est-il qu’elle est maintenant une détermination incontournable de la lutte des classes.
Cette logique éclatée des grèves s’est déroulée dans l’interaction d’une double continuité temporelle dont le texte de La Matérielle intitulé Le mouvement de mai-juin 2003 dans l’immédiateté sociale des classes propose une conceptualisation : d’un côté, la succession discontinue des « temps forts » ; de l’autre, le temps continu de l’action. La première temporalité serait celle de la « représentation », de la « position » ; la seconde celle de l’ « action », de l’ « opposition ». La « représentation » consiste, dans la « grosse manifestation », à « montrer les salariés en grève », en revanche, « dans le cours quotidien de la lutte, ce que l’on fait vaut mieux que ce que l’on montre ».
Si être une classe n’existe que comme opposition et surtout que comme manifestation de cette opposition, on comprend que la question de l’ « unité de la classe » devient éminemment problématique. Il n’y a plus de « médiation a priori » assurant l’unité de la classe : syndicale, politique, idéologique. « Il n’y a plus d’unité de la classe en dehors de la lutte elle-même », plus d’unité « substantielle » mais une « intersubjectivité » qui n’a rien à voir avec la perspective classique de la construction de l’unité au cours de la lutte. Dire que « la lutte n’a plus désormais d’autre objectif que la lutte elle-même » pointe quelque chose que l’on perçoit intuitivement comme exact, cependant La Matérielle se livre peut-être à une généralisation théorique hâtive. Jamais aucune action particulière, aucun départ ponctuel de grève, ni le mouvement du printemps dans son ensemble, n’ont été entrepris sans l’objectif de peser contre le projet gouvernemental ou au moins de « se faire entendre » (une des expressions majeures de ces journées de grèves et de manifestations). La lutte a toujours eu un autre objectif qu’elle-même, ce que pointe la formule de La Matérielle c’est que les salariés en lutte sont maintenant séparés des formes de représentation et d’unité qu’ils trouvent toutes faites. Les syndicats existent toujours et ont été une référence constante dans les luttes du printemps, mais ils ne sont plus que le signe d’une « position » dans la société, qu’une représentation et un prestataire de service. Une telle situation n’a pas pour conséquence obligatoire le caractère dispersé et discontinu des grèves, elle explique seulement que la généralisation qui a réellement eu lieu a eu ce caractère. Elle interdit également l’interprétation du mouvement sur le mode de la « faiblesse » par rapport à ce qui aurait dû être.
Dans les grèves du printemps « position » et « opposition » étaient constamment intriquées, même si le « dosage » de l’une ou de l’autre était variable selon les types d’actions, les types d’AG et même les types de manifestations et le moment où elles eurent lieu dans le cours du mouvement.
Ainsi la grande manifestation du 6 mai et la plus grande du 13 étaient inscrites profondément dans le « temps continu de l’action ». Ce n’est qu’après le 13 mai que les manifs prennent nettement l’allure de simples démonstration de « position » ou de « représentation » quand s’installe la temporalité des « temps forts » se dissociant de l’ « action continue ». Cependant, malgré cette dissociation de plus en plus manifeste, la manif demeure un lieu de contact et de mise au point des actions pour les jours à venir. La circulation est énorme à l’intérieur des cortèges. En outre, à l’intérieur de la « grosse manif » de « représentation », sa fonction de simple « représentation » n’étouffe jamais totalement sa fonction de « continuité de l’action ». Deux fois, sur Avignon, après le 13 mai, la manif qui doit se limiter au tour de ville à l’extérieur des remparts, sur les bords du Rhône (c’est-à-dire nulle part) et s’achever par un pique-nique / flon-flon à proximité du fameux pont, est massivement « détournée » vers le centre ville contre la Mairie et la Préfecture (protégées par les CRS) et les locaux de France bleue Vaucluse qui sont investis ainsi que ceux de l’Inspection Académique.
En ce qui concerne les AG, d’après les limites de mon expérience, les AG d’établissements dans le secondaire de l’EN (collèges et lycées) étaient strictement du côté de l’ « action continue », ainsi que les AG de secteurs regroupant primaire et secondaire, de même pour les AG sur les autres services publics même lorsqu’elles ne débouchaient que sur un soutien de l’action des autres ; les AG interpro balançaient entre « action » et « représentation » ; les AG départementale, quant à elles, n’étaient que « représentation » où se jouaient quelques enjeux de pouvoir entre syndicats.
Des actions pouvaient, quant à elles, être exclusivement « représentatives », comme le blocage simultané de tous les ponts du Rhône de Lyon à Arles. Cela, même si cette action a été mise en place par des coordinations avec une participation rêtive des syndicats.
Tout cela pour dire que la question de la « généralisation » du mouvement ne s’est pas exclusivement joué du côté de la « continuité de l’action » et que dans celle-ci la lutte ne devient pas à elle-même son propre objectif.
A première vue, par les « temps forts », les syndicats ont enterré et désarticulé l’ « action continue ». En réalité, je ne pense pas que l’on puisse trancher de façon exclusive dans le grand débat qui a affecté le mouvement du printemps. La répétition des « temps forts » a-t-elle été une stratégie syndicale plus ou moins délibérée destinée à briser la généralisation des grèves ? A-t-elle, à l’inverse, permis de les entretenir et de les faire durer bien que de façon discontinue ? A-t-elle, plus vraisemblablement, été l’accompagnement syndical du mouvement tel qu’il était ? La simple lecture chronologique des événements montre déjà une chose : les directions syndicales soufflent le froid sur le chaud et le chaud sur le froid. Comme diraient les économistes, elles mènent une politique contracyclique. De ce point de vue, il est évident que, au moins pendant les deux premières semaines de mai, les temps forts, relativement très espacés par rapport à ce que l’on verra par la suite, et l’absence de préavis de grève reconductible ont un rôle indéniable de refroidissement du mouvement. L’espacement et l’absence de préavis sont destinés à éviter tout emballement du mouvement de grève.
Débarrassons nous de l’éternelle discussion sur les syndicats. Les syndicats ne trahissent pas, mais dire qu’ils tiennent tout simplement leur rôle, sans préciser celui-ci, ou en en faisant des intermédiaires entre l’Etat (ou le capital) et les ouvriers, n’avance également pas à grand chose si l’on ne dit pas pourquoi leur action est efficace ; ce que l’on ne peut faire qu’en dépasssant une vision instrumentaliste qu’elle soit de simple rôle ou de trahison.
On ne comprend rien aux syndicats et au syndicalisme en général, si on se contente de les considérer comme manipulant de l’extérieur l’activité de la classe ouvrière ou comme une courroie de transmission de l’Etat à l’intérieur de la classe. Il faut une bonne fois pour toutes reconnaître que la classe ouvrière ou le prolétariat (ici , la différence, si elle existe, importe peu) est une classe du mode de production capitaliste, qu’elle est dans un rapport conflictuel d’implication réciproque avec le capital (même si elle peut être à même de dépasser ce rapport). Ce rapport, l’exploitation, est la dynamique même de la reproduction du mode de production, de l’accumulation du capital. Dans cette contradiction qu’est l’exploitation, le prolétariat produit le capital et se reproduit lui-même dans son rapport à lui. Les intérêts respectifs sont simultanément irréconciliables et le fondement même de la reproduction respective des termes.
Le syndicalisme exprime ce procès, il exprime l’activité de la classe en ce qu’elle implique conflictuellement le capital et présuppose son rapport à lui. Mais, et c’est fondamental, c’est dans le capital que la reproduction de ce rapport trouve constamment les conditions de son renouvellement. C’est en cela que, fonction de l’implication réciproque, le syndicalisme se trouve nécessairement amené à envisager le renouvellement de ce rapport sur la base des nécessités du capital, il n’a pas le choix. Le conflit ne peut dépasser le carcan de la logique économique capitaliste, et les syndicats sont les garants qu’il s’y maintient. De là découle toutes les pratiques immédiates du syndicalisme : fonction de l’activité de la classe, dans son implication réciproque avec le capital, le syndicat ne peut alors que travailler à conforter et à reproduire cette implication. Les syndicats jouent leur partition mais ne peuvent la jouer et la faire plus ou moins entendre dans les luttes que parce qu’ils sont l’expression fonctionnelle d’une situation réelle de la classe.
Il est facile d’écrire que les travailleurs doivent s’occuper eux-mêmes de leurs affaires, ne rien attendre des syndicats, ne rien leur demander (lettre de MC). Le problème c’est que les travailleurs n’agissent pas ainsi. En même temps qu’ils s’occupent eux-mêmes de leurs affaires, ils demandent aux syndicats de s’en occuper parce que, dans certaines circonstances et pour certaines « affaires », ils considèrent, avec raison, les syndicats comme étant aussi eux-mêmes. Durant le printemps 2003, ce ne sont pas seulement les militants syndicalo-gauchistes de SUD, de LO ou de la Ligue qui cherchaient à « pousser » les syndicats, mais des milliers de travailleurs. Avant même de leur réclamer la « grève générale », ils leur demandaient des préavis de grève ou de se prononcer sans ambiguïté pour les grèves reconductibles.
Durant les quinze premiers jours de mai, si la grève ne prend pas massivement en dehors de l’EN, c’est de la faute aux syndicats. Les travailleurs veulent « aller plus loin », il sera très dur au syndicats, après le 13 mai de faire reprendre le travail à la RATP ou la SNCF (comme après le 2 juin à la SNCF), mais ils y parviendront assez rapidement, car si les travailleurs veulent « aller plus loin », c’est avec leurs syndicats. On peut parler d’ « illusions », d’ « erreurs » ou même de manque de « conscience de classe », cela ne change rien à l’affaire. Les travailleurs ne demandent pas ici à d’autres de faire ce qu’ils ne sont pas capable de faire eux-mêmes. C’est à eux-mêmes en tant que syndicats (qu’ils soient adhérents ou pas) qu’ils demandent d’ « aller plus loin ». Quand les syndicats n’iront pas plus loin, ils s’arrêteront, parce que « leurs affaires » dont ils avaient alors à s’occuper étaient des affaires syndicales. Quand les travailleurs « s’occupent de leurs affaires » ou quand ils demandent à leurs syndicats de s’en occuper, ce n’est pas des mêmes affaires dont il s’agit. Dans tous les secteurs à régimes spéciaux de retraite, l’attaque et le danger n’étaient pas imminents. La lutte, en tant que généralisation unitaire d’une revendication, était de l’ordre de la prévention, de la garantie à obtenir, elle se situait d’emblée dans l’ordre de la négociation. Elle était substantiellement syndicale au sens où nous avons défini le syndicalisme comme existence fonctionnelle de la classe ouvrière dans l’implication réciproque entre le capital et le prolétariat. Ce que font les directions syndicales, dans ces départs de grèves de la première quinzaine de mai, c’est de les cadrer dans ce qu’elles sont, d’affirmer leur propre nature. Par l’action des syndicats, c’est la propre nature de leur grève qui s’impose aux travailleurs. Plus tard, dans les dix premiers jours de juin, en réclamant la grève générale aux syndicats, les grévistes du printemps 2003 ne se sont pas trompés, n’ont pas été trompés, ne se sont pas faits des illusions. En dehors de l’EN, c’était une grève qui, lorsqu’elle visait sa généralisation comme unité sur des revendications communes, ne pouvait être que syndicale : la définition de la place à moyen terme de la reproduction de la force de travail dans la reproduction du capital. C’est dans sa dispersion qu’elle a pu être parfois autre en exprimant une critique de la situation sociale générale des salariés. Critique sans revendication ou, ce qui revient au même, s’exprimant dans une collection illimitée de revendications.
Faire grève est devenue maintenant un acte d’indiscipline, au sens où les transformations de la reproduction du capital, la rupture de tous les compromis, font que la grève perd toute légitimité au regard de cette reproduction. La grève n’est plus un moment du « plan » aurait dit les opéraistes. Il ne peut y avoir d’activité syndicale sans grève, mais la grève elle-même, simplement parce qu’elle est arrêt du travail n’a plus aucune légitimité pour le capital, par là, elle est devenue un problème à l’intérieur de l’activité syndicale. La disjonction entre le petit appareil d’encadrement syndical et les directions, que confirme n’importe quelle expérience, même restreinte, du mouvement du printemps, témoigne de ce problème. Dans le fait même de la grève, il y a maintenant quelque chose de problématique pour le syndicalisme
Les syndicats ont finalement accompagné le caractère dispersé du mouvement et, dans les manifs massives et les temps forts, ils lui ont donné sa généralisation comme unité à côté de sa diversité (l’unité qui a eu lieu, pas celle qui n’a pas eu lieu ou « aurait pu avoir lieu »).
Après le 13 mai et l’échec de la généralisation attendue, il se produit une étrange coexistence entre d’un côté, l’allure que prend spontanément le mouvement de grèves dans sa généralisation diffuse, dispersée et intermittente et, d’un autre côté, la logique syndicale d’acceptation négociée de la réforme des retraites. Cette coexistence entre les luttes dans leur diversité et l’unité de la classe objectivée dans le capital et représentée par les syndicats ne fut pas pousser jusqu’à la confrontation. Les termes sont demeurés à la fois conflictuel et se légitimant réciproquement. Depuis le référendum sur les retraites à EDF, les déclarations de Le Duigou au Congrès de Montpellier, la présence de Bernard Thibault au Congrès du PS, la CGT avait montré qu’elle était largement ouverte à cette réforme et à sa négociation. Les temps forts, essentiellement impulsés par la CGT, ne doivent être que des appuis dans la perspective de la négociation.
Ce mouvement de grèves diverses, dispersées et discontinues qui n’a lui pour perspective que le retrait pur et simple du projet Fillon utilise les « temps forts » et les manifestations pour se relancer en tant qu’action continue, pour scander celle-ci. Ce mouvement est la multiplication d’autres grèves, diverses, qui se côtoient sur le plus petit commun dénominateur du rejet de ce plan (une sorte de symbole). Mais ce mouvement n’a pas qu’un simple rapport utilitaire avec les « temps forts ». Si, dans les AG, quelque soit les secteurs, tout le monde discute de la validité des « temps forts » et beaucoup la conteste, la stratégie syndicale accompagne le mouvement, d’une part formellement par son caractère elle-même discontinue et, d’autre part, parce que le mouvement, quelle que soient les critiques faites aux syndicats, demeure fondamentalement un mouvement syndical dans sa nature générale : quelle place nous réserve le capitalisme dans sa reproduction ? Cette place, durant toutes les actions, y compris celles des journées de grèves, a toujours été comprise comme le résultat d’un choix entre plusieurs possibles et non comme une nécessité, c’est-à-dire que le rapport d’exploitation n’est jamais apparu dans le mouvement comme ce qui reliait les protagonistes. Les temps forts représentaient en dehors d’elle, mais à partir d’elle, cette diversité des luttes. En ce que les grèves se côtoyaient dans leur diversité et segmentation, ce mouvement eut sa généralisation, mais ce ne fut pas la grève. La généralisation de ce mouvement ce furent les manifestations
Cette étrange coexistence entre le caractère segmenté et discontinu du mouvement et des grèves et la stratégie syndicale des « temps forts » s’est retrouvée jusque dans la « sortie de grève » (je reprends ici les deux comptes rendus de la réunion de Marseille dans la brochure de Traits Noirs). Considérer la fin des grèves comme « sortie de grève » c’est d’une part, reprendre l’expression typiquement euphémistique du vocabulaire syndical classique. La résolution des cheminots de la Gare Montparnasse a trouvé la formule alambiquée de « sortie de la grève reconductible » (Libération du 13 juin 2003), ce qui n’exclut pas tout à fait que dans le mouvement général de reprise, appuyée par les directions syndicales, des actions ponctuelles de grève soient lancées - ne serait-ce que pour épuiser les « irréductibles ». Mais, d’autre part, cette formule alambiquée traduit sans doute une situation réellement alambiquée. Lorsque j’ai proposé en AG de secteur de voter la « sortie de la grève reconductible » ce fut en dehors de l’influence de dirigeants syndicaux. Si cette « sortie » fut votée (de justesse) le jeudi 12 juin (le soir même de la grande manif à Marseille où nous avions tous crié « grève générale »), il fut décidé au même moment que la reprise n’aurait lieu que le mardi 17 juin. Sortir de la grève était devenu problématique parce que les grèves ne se sont pas dérouléees selon une dynamique continue de montée en puissance, mais plutôt un mouvement de yo-yo alternant des phases dures, des moments de grande détermination et des moments d’atonie. Le brouillage de la frontière entre les journées de grève et celle de reprise du travail s’est poursuivie jusque dans le vote et l’expression de la « sortie de grève ».
L’appel à la grève générale
Le principal effet de cette coexistence (qui est demeurée pacifique), ce fut l’appel à la grève générale dans les deux premières semaines de juin, c’est-à-dire les deux dernières semaines du mouvement de manifestations et de grèves. Je demeure persuadé que globalement le mouvement est resté un mouvement de nature syndicale, dans le sens le plus général que j’ai donné au syndicalisme. Les grévistes ne se sont pas trompés, ne se sont pas faits des illusions en réclamant aux syndicats cette grève générale. Ils n’ont pas réclamé aux syndicats ce qu’eux-mêmes ne faisaient pas mais auraient souhaité faire, ils ont réclamé aux syndicats autre chose que ce qu’ils faisaient. Il est difficile cependant de présenter l’appel aux syndicats à proclamer la grève générale comme la simple continuation du mouvement de grèves.
C’est le personnel de l’EN, le seul secteur où la grève est relativement permanente qui ne voit d’issue non pas dans la grève générale mais dans l’appel aux syndicats à appeler à la grève générale (ce n’est pas exactement la même chose). Il est évident pour tous (même pour ceux qui la réclament) que la grève générale n’est pas là, n’est pas dans les potentialités du moment (surtout autour du 10 juin). En appelant les syndicats à appeler à la grève générale, le mouvement principalement dans l’EN (c’est de là que viennent ces appels) a changé de base. Il est poussé à ce changement par la nature continue que la grève a pris dans ce secteur et qu’il cherche maintenant à faire imposer aux autres secteurs, sans se rendre compte que ce n’est pas la nature continue de la grève en elle-même qui importait, mais la mobilisation active continue de chacun. Dans le recul du mouvement, le fait d’avoir été le seul secteur en grève relativement permanente s’autonomise de l’activité des grévistes eux-mêmes comme une caractéristique de fait, indépendante de cette activité, elle s’en sépare et on la confie aux directions syndicales. C’est leur propre action qui maintenant domine les grévistes quand le caractère continu de leur action de grévistes apparaît, dans le moment de recul, en décalage et même inadéquate à ce que fut le reste du mouvement. Ce que cette action n’était pas quinze jours auparavant quand elle était le fil du temps continu de l’activité et de l’opposition par laquelle la classe existe à elle-même comme distinction par rapport à son unité et son existence objectivées dans la reproduction du capital. C’est le mouvement de grèves qui s’est différencié de lui-même en lui-même, dans cet appel, comme mouvement de grève (au singulier) générale. Il n’a pas cherché à créer ou ressusciter quelque chose d’ « impossible » ou d’ « anachronique », l’unité de la classe existe toujours bel et bien, elle est une unité objective dans la reproduction du capital, faire appel aux syndicats c’était simplement reconnaître cette unité au niveau même où elle existe, comme une hypostase. C’est la dualité des six ou huit semaines de grèves et d’actions qui est alors apparue clairement. C’est donc avec raison que La Matérielle fait remarquer que cet appel s’adresse aux centrales syndicales pour leur reprocher de ne pas le lancer. Comment mieux dire que le changement de base du mouvement est aussi dans sa continuité, quand il se sépare de lui-même, quand il s’hypostasie, il ne s’oublie pas.
En conclusion, les grèves du printemps 2003 et le mouvement dans son ensemble se sont construits autour de deux axes qu’il est délicat de généraliser hâtivement comme constitutif d’un nouveau cycle de luttes : la classe ne se consitue que comme activité (action continue et dispersion car il n’y a plus d’unité préalable autre qu’objectivée dans la reproduction du capital) ; la nature de la segmentation, c’est dans la lutte de classe une activité d’extraénisation par le prolétariat de sa propre définition comme classe.
L’indiscipline
Les grèves du printemps fournissent des éléments ne permettant d’approcher qu’intuitivement cette notion d’indiscipline.
La rupture de la barrière du métier est le premier élément. Cette rupture ne doit pas être considérée comme une simple conjonction de forces, une addition de secteurs en grève (ou envisageant de l’être) destinée à accroître la force de chacun et de l’ensemble, tout en laissant intacte la nature de la revendication et de l’action dans chacun des secteurs s’additionnant. Cette rupture contient le rejet de toute la reproduction sociale. Faire grève n’est plus une normalité du rapport capitaliste, mais un acte d’indiscipline.
On peut alors préciser la notion d’indiscipline. L’indiscipline n’est pas le conflit à l’intérieur de la règle du jeu « systémique », elle apparaît lorsque ce conflit inclut la règle du jeu elle-même : la reproduction. L’indiscipline est un refus de la règle du jeu. La rupture des barrières de métiers n’est pas un simple processus quantitatif mais contient une transformation qualitative.
Un deuxième élément permettant d’approcher cette idée d’indiscipline est à chercher dans la forme même des grèves, dans leur « faiblesse ». Les grèves avaient des motifs officiels (qui n’étaient pas des prétextes), mais elles portaient en fait sur des choses innégociables : le mépris, une vie « minable », la relégation sociale, l’insécurité permanente, être jetables, transparents, la sale gueule du chef. Portant sur des choses innégociables, les grèves n’avaient aucune raison d’être maintenues pour obtenir satisfaction (ni, non plus, de s’arrêter ou de ne pas reprendre). Sur la plateforme paquets, un vendredi, la grève est votée pour le lundi. Le lundi, la première équipe arrive et constate qu’il n’y a que très peu de travail en attente, elle décide aussi sec de ne pas faire grève et d’attendre le lendemain où la charge de travail est plus importante. La grève a lieu le mardi. Une petite anecdote. Quelques jours avant la rentrée scolaire de septembre 2003, je croise au supermarché une institutrice, gréviste déterminée du printemps, mais nullement militante ou « théoricienne de la révolution ». Elle me dit en riant : « on recommence à la rentrée ! » ; je réponds bêtement : « il va falloir trouver un sujet ». « Mais non - me dit-elle - , on fait grève et les syndicats trouveront bien une raison ».
Nous pouvons compléter cette approche impressionniste de la notion d’indiscipline par un troisième aspect : la subjectivité des acteurs des grève (nous sommes là sur un terrain théorique des plus glissants). Le thème de la subjectivité est lié à ce que la classe se définit dans une opposition au capital qui n’inclut plus une « unité » ou une « identité » préalable de la classe. Avec la disparition du « vieux mouvement ouvrier », de toute confirmation d’une identité ouvrière ou d’une « unité préalable » de la classe, c’est-à-dire quand la contradiction entre les classes se situe au niveau de la reproduction du rapport capitaliste, la lutte de classe paraît être devenue une auto-mise en scène de sujets (jusque sous la forme la plus triviale de l’importance de leur répercussion médiatique dans le « choix » des actions). La plupart des luttes actuelles ne nous donne à voir à leur surface que l’interaction de sujets libres et individuels se regroupant de façon toute aussi libre et aléatoire dans toutes sortes d’AG ou de Collectifs.
L’indiscipline est le côté actif de la disparition d’une « unité préalable », du « mouvement ouvrier », de la confirmation d’une identité ouvrière dans la reproduction du capital. L’indiscipline est la forme d’apparition de la constitution de la classe dans son contraire, donc une indiscipline par rapport à elle-même, mais aussi, dans le même mouvement, par rapport au capital, car, à l’intérieur de la polarisation nécessaire de la totalité en classes antagonistes, elle fait apparaître cette nécessité dans sa négation. En fait, par l’indiscipline du sujet, c’est le mouvement objectif actuel de la constitution de la classe qui apparaît dans la réalité de la vie de tous les jours comme étant lui-même problématique.
La critique du travail
Si l’on quitte ses lunettes radicales, dans le mouvement du printemps, la volonté de ne pas se faire allonger le temps de travail (la durée de cotisations) ou réduire les droits à la retraite et le taux de remplacement, n’est pas une « critique du travail », ni « indirecte » ni « par défaut ». C’est une acceptation du travail en ce qu’il donne des droits. Le mouvement n’est jamais allé au-delà de la reconnaissance et de l’acceptation du travail comme d’une contrainte nécessaire, mais en tant que contrainte nécessaire il doit être la condition d’ouverture de droits sur la société : santé, revenu décent, retraite, allocations de chômage, etc. Bien sûr, tout au long de ces grèves et manifestations, ont été affirmées la volonté de ne pas se « tuer au travail », d’avoir du temps libre, mais toujours parce qu’on le mérite en raison du travail effectué. Ce n’était pas une « critique du travail », mais celle de la rupture d’un contrat.
De la « défense du bout de gras » au démocratisme radical
Disons, pour faire rapide, que j’appelle ici « démocratisme radical », ce que d’autres appellent « citoyennisme ».
Le démocratisme radical se veut, dans le meilleur des cas, la critique du mode de production capitaliste pour laquelle il ne s’agit plus pour le prolétariat d’abolir ses conditions d’existence, c’est à dire abolir le mode de production capitaliste et lui-même, mais de maitriser ses conditions d’existence. Pour cela ce mouvement social trouve dans la démocratie revendiquée comme radicale la forme et le contenu le plus général de son existence et de son action (maîtrise, contrôle). Le prolétaire est remplacé par le citoyen, la révolution par l’alternative.
Sa raison d’être est actuelle, elle réside dans la restructuration présente où la reproduction de la classe ne comporte plus aucune confirmation d’une identité ouvrière opposable au capital comme base d’une réorganisation de la société (une affirmation de la classe contre le capital). Quand dans les luttes, le prolétariat pose la contradiction au niveau de la reproduction du rapport entre les classes, quand il est en contradiction avec le capital qu’en produisant tout son être dans le capital, il en résulte cette chose inédite, c’est agir en tant que classe qui devient la limite de la lutte de classe du prolétariat. C’est cette limite que le démocratisme radical formalise et promeut : entériner l’existence de la classe dans le capital. Le capital n’est plus un mode de production, mais une logique économique imposée à la société. Tout n’est qu’une question de contrôle. Vu le sujet de ce contrôle, l’individu, ce contrôle sera la démocratie.
Dans le mouvement de grèves et de manifestations du printemps 2003, le démocratisme radical a été son discours constant, sa limite permanente et intrinsèque si ce n’est son contenu même. Pourtant, ce qui paraît si massif et évident n’allait pas de soi. L’affrontement entre les classes portait sur une attaque directe de la classe capitaliste sur le salaire et sur le partage entre salaire et profit. La lutte portait donc sur le « défense du boût de gras », non sur la démocratie et un choix de société.
La question qui se pose est alors la suivante : pourquoi et comment un mouvement revendicatif sur la « défense du boût de gras » ne s’est compris lui-même et ne s’est exposé que dans les termes du démocratisme radical ? C’est-à-dire en termes de choix de société : libéralisme contre solidarité, décentralisation contre égalité, Etat « indifférent » et « arrogant » contre démocratie, privatisation contre service public. On peut immédiatement avancer une réponse toute simple. Dans chacune de ces oppositions, même si c’est d’une façon totalement mystifiée, chaque second terme représente une réalité actuelle ou une revendication de ce qu’elle devrait être que l’on suppose (souvent avec raison) plus favorable que ce que contient le premier terme. Les salariés du public décrivent et défendent un « service public à la française » totalement mythique, mais ceux d’entre eux qui ont déjà gouté de la décentralisation ou de la privatisation regrettent peut-être un mythe, mais très certainement les réalités de ce mythe.
Le lieu de naissance du démocratisme radical à l’intérieur de la lutte revendicative, c’est l’amalgame entre libéralisme et capitalisme (tendance spontanée et en grande partie justifiée par la réalité immédiate du mouvement). Le service public, le keynésianisme, etc., ne sont plus un moment dépassé du capitalisme mais deviennent quelque chose d’anti-capitaliste. Face au libéralisme qui est la réalité actuelle du capitalisme, le capitalisme passé devient un anti-capitalisme, tout en demeurant ouvertement un autre projet de société capitaliste (apaisée, négociée, sociale...). C’est la base sur laquelle vont s’élever toutes les constructions idélogiques possibles et imaginables, mais bien réelles et bien efficaces car en adéquation avec la lutte et les revendications. La lutte revendicative devient indissociable du démocratisme radical en devenant un autre projet, un autre choix de société.
Le démocratisme radical était chez lui dans ce mouvement de grèves et la simple dénonciation ne nous avance à rien dans la compréhension du mouvement réellement existant. Si le démocratisme radical était chez lui, si l’amalgame que je soulignais entre libéralisme et capitalisme a pu si facilement et si spontanément se réaliser, c’est que l’objet même de la lutte était le salaire, non directement lié à l’exploitation, mais en tant que socialisé par l’Etat. Le mouvement s’inscrivait au niveau de la reproduction du rapport d’ensemble entre prolétariat et capital, mais dans une spécificité telle que ce moment de la reproduction était séparé des autres moments de l’exploitation. Si le premier moment du rapport d’exploitation, le face à face de la force de travail et du capital en soi, était en grande partie présent au travers de la précarité, des vacataires, etc., le deuxième moment, celui de la subsomption du travail sous le capital, de l’extraction de plus-value dans le procés immédiat, était le grand absent. Jamais la richesse sociale à partager, les gains de productivité, n’ont été corrélés à leur seule origine, l’exploitation du travail. Une telle corrélation était même totalement niée dans la revendication de « taxer tous les revenus », revendication qui occulte que profit, intérêt, rente ne sont que des fractions de la plus-value. Le moment de la reproduction, en tant que troisième moment, était, dans les luttes du printemps devenu une question pour elle-même, une question dont la résolution pouvait exister à ce seul niveau. Séparée de la nécesité même du mode de production capitaliste qui est l’extraction de plus-value, elle pouvait apparaître comme une question de choix. Le démocratisme radical en devenait l’expression naturelle.
Si l’on peut cependant parler de limite à propos du démocratisme radical dans les luttes de ce printemps, c’est que dans la démocratisme radical le mouvement ne s’est pas hissé, non pas au niveau d’une hypothétique et normative radicalité, mais au simple niveau où était à ce moment là son adversaire. La réforme des retraites et la décentralisation, dans la restructuration du mode de production capitaliste qui ne résulte du choix ou du calcul d’aucun grand stratège, fut-il l’OMC, mais de la défaite du cycle du luttes antérieurs dans les annnées 1960 et 1970, est une nécessité capitaliste et non un choix libéral. Alors que la nécessité de la réforme des retraites du secteur public et de la décentralisation avait été contestée dans les AG de grévistes, la résistance déterminée du gouvernement a démontré sa nécessité, non pas sur le papier, dans l’abstraction du raisonnement économique soi disant neutre, mais concrètement, dans le mouvement même de la lutte des classes. La problématique du choix, inhérente au démocratisme radical, a « empoisonné » le mouvement de grèves et de manifestations dans quasiment toutes ses actions. Il s’agissait de se faire entendre parce que nous avions raison, ce que nous réclamions, arguments et calculs à l’appui, non seulement était possible mais en outre était l’option la plus désirable et la plus favorable pour l’ensemble de la société. L’échec du mouvement en a été pour cela ressenti avec d’autant plus d’aigreur et de rancoeur par les grévistes qu’on punissait, en outre, par des retenues de salaires sanglantes.
Autonomie, A.G., syndicats
La multiplication des AG dans l’EN et dans les autres secteurs qui furent momentanément en grève (des AG avaient lieu, même les jours où il n’y avait pas grève), le fait que ces AG se tenaient aussi bien au niveau le plus immédiat de l’établissement (scolaire ou autre), qu’au niveau de la ville ou du département, ont amené spontanément beaucoup de commentateurs des grèves et des manifestations du printemps à situer ce mouvement dans le cadre de la continuité et de la persistance d’un « courant autonome » de la lutte de classe (cf. Echanges).
Admettons pour l’instant l’existence de ce « courant autonome » persistant, sous diverses formes, depuis les années 1960. Il nous faut cependant en préciser les caractéristiques actuelles dans le mouvement du printemps.
La première caractéristique de l’autonomie de ce mouvement c’est l’au-delà de son contenu revendicatif. Si dans l’EN, le mouvement a été si long et s’est auto-entretenu, c’est qu’en réalité, sous les deux grandes revendications portant sur les retraites et la décentralisation, il y avait quelque chose d’innégociable qu’aucune organisation syndicale ne pouvait prendre en charge. « Les actions partent d’un noyau dur de deux ou trois meneurs qui essaiment ensuite dans les établissements » (un inspecteur d’académie d’Ile-de-France, Le Monde du 11 juin 2003). « Les nouveaux enseignants n’ont pas la culture du syndicalisme de type école normale, où les mobilisations étaient très encadrées, très construites. Là, on se trouve face à des enseignants qui sont antisystème » (un conseiller de Xavier Darcos, spécialiste des syndicats, ibid). « On est face à de jeunes enseignants qui se comportent comme des électrons libres, qui n’ont pas le sentiment d’appartenir à un système. » (Michel Payard, inspecteur d’académie adjoint de Seine-Saint-Denis, Le Monde du 27 juin 2003).
Ce quelque chose d’innégociable c’était la perte d’identité professionnelle des enseignants. Partout en France, il serait possible de faire coïncider une carte des établissements les plus déterminés dans la grève avec celle des zone d’éducation prioritaire (ZEP) et des zones sensibles. C’est-à-dire de faire coïncider la détermination et la durée dans la grève avec les lieux où aucun enseignant ne peut continuer à se faire des illusions sur le contenu de sa fonction. La grève était à la fois une dénégation rageuse de cette situation et la reconnaissance des illusions perdues.
Les AG furent des organes de luttes et de revendications, mais, pour qui les a un peu fréquentées de l’intérieur, ce furent aussi les organes d’une grande catharsis (« décharge émotionnelle libératrice, liée à l’extériorisation du souvenir d’événements traumatisants et refoulés », dit le Larousse) qui a pris son temps.
La deuxième caractéristique de cette autonomie, qui fut la principale, a été l’extrême localisme de l’organisation et de l’action. Début mai, les deux premières AG de secteur sur Cavaillon furent présidées par les représentants syndicaux qui très officiellement s’installaient à une table face aux grévistes. Les débats de ces deux premières AG n’avaient pour sujet que l’organisation de l’organisation : désignation de délégués pour des AG départementales ou autres. Ce qui s’accompagnait de questions aussi passionnantes que celles-ci : délégué par écoles ou établissements ; délégués syndicaux d’office ou non, accompagnés ou non de délégués de base ; comment équilibrer la représentativité des délégués selon l’importance des établissements qu’ils représentent, etc. A la troisième AG (après 5 jours de grève), alors que les représentants syndicaux s’installaient comme d’habitude, spontanément tout le monde en a eu assez et deux institutrices ont été désignées pour mener l’AG. La représentante de la FSU (professeur au lycée de Cavaillon et qui se trouvait être la responsable départementale) est partie et nous ne la revîmes plus en AG de tout le mouvement. Dans le même élan, il fut décidé de laisser tomber les questions d’organisation de l’organisation et de se fixer des actions et une organisation de celles-ci en fonction de leur contenu et des volontaires. A partir de là, chaque fois que la question de la représentation à l’AG départementale s’est posée, chacun pensait qu’il nous fallait un ou des représentant(s), mais il ne s’est jamais trouvé personne pour se sacrifier.
Il résulte de cette deuxième caractéristique du mouvement (son localisme extrême) une troisième caractéristique. Il n’y a pas eu de rejet des syndicats, mais instauration d’une sorte de division du travail. Les AG se voulaient absolument maîtresses des actions, des réunions qu’elles décidaient et des tracts qu’elles rédigeaient. En revanche, tout au long du mouvement, avant même l’appel à la grève générale demandée aux directions syndicales nationales, l’organisation des manifestations départementales, la négociation des revendications, étaient abandonnées aux directions syndicales. Cela, même si à deux reprises, sur Avignon, le trajet de la manifestation fut violemment contesté par nombre de manifestants et la manif massivement détournée de son trajet officiel. Dans cettte division du travail, il me paraît inexact de dire que le mouvement « échappe aux syndicats » (Lettre de Mouvement Communiste), il semble exact, comme le dit la lettre qu’ils ne l’initient pas (principalement là où il démarre : en Ile de France), mais s’ils le « rattrapent et l’encadrent bien », ce n’est pas en brisant son autonomie au niveau où elle existe, mais en occupant le terrain qu’en toute conscience celle-ci leur laisse. Cette division du travail est plus ou moins acceptée des deux côtés. Du côté des AG de base, elle répond à cette mise en scène du sujet dont nous avons parlé à propos de l’indiscipline et à l’unité de la classe comme quelque chosed’objectifn’existant que dans la reproduction du capital.Cette unité se confond alors avec sa représentation. Comment pourra se construire, dans un mouvement général de lutte de classe, une « unité » qui n’en soit pas une, mais une inter-activités ? Je n’en sais rien, mais la lutte de classe nous a souvent prouvé son infinie inventivité.
La quatrième caractéristique de cette autonomie est de n’avoir défini aucun futur. Dans cette quatrième caractéristique, nous retrouvons l’autoconstruction du mouvement comme démocratisme radical. Dans les grèves et leur organisation durant le printemps 2003, l’autonomie n’a jamais eu pour contenu une rupture avec l’intégration de la défense et de la reproduction de la condition prolétarienne dans le mode de production capitaliste, mais le choix d’une autre reproduction possible, d’une autre société capitaliste. Nous avons eu davantage affaire à une division du travail avec les syndicats qu’à un affrontement avec ce que le syndicalisme représente comme reproduction de la classe ouvrière en tant que fonction du capital. C’est-à-dire que l’autonomie n’a eu aucun contenu autonome. Il ne s’agit pas de dire que le mouvement n’a pas été révolutionnaire, ce qui n’a aucun sens et aucun intérêt, mais cette quatrième caractéristique nous permet de dire qu’il ne fut pas autonome.
L’autonomie suppose que la définition sociale de la classe ouvrière lui est inhérente. On ne peut parler d’autonomie que si la classe ouvrière est capable de se rapporter à elle-même contre le capital et de trouver dans ce rapport à soi les bases et la capacité de son affirmation comme classe dominante. Il s’agit de la formalisation de ce que l’on est dans la société actuelle comme base de la société nouvelle à construire en tant que libération de ce que l’on est. Tout cela a disparu. De la fin de la première guerre mondiale jusqu’au début des années 1970, l’autonomie et l’auto-organisation n’étaient pas simplement la grève sauvage et un rapport plus ou moins conflictuel avec les syndicats. L’autonomie était un processus révolutionnaire allant de l’auto-organisation à l’affirmation du prolétariat comme classe dominante de la société, au travers de l’affirmation du travail comme organisation de la société. En dégageant la « véritable situation » du prolétariat de son intégration dans le mode de production capitaliste, l’autonomie était la révolution en marche, la révolution potentielle. Si cela était explicitement le propos de l’Ultra-Gauche, et parfois des trotskistes, ce n’était pas qu’une idéologie. L’auto-organisation, la puissance syndicale et le mouvement ouvrier ont appartenu au même monde de la révolution comme affirmation de la classe. L’affirmation de l’être véritablement révolutionnaire qui se manifestait dans l’autonomie ne pouvait avoir le moindre début de réalité s’il n’était pas le bon côté désaliéné de la même réalité qui vivait dans un puissant mouvement ouvrier « encadrant » la classe. Le mouvement ouvrier était lui aussi la garantie de l’indépendance de la classe prête à réorganiser le monde à son image, il suffisait de révéler à cette puissance sa véritable nature, en la débureaucratisant, en la désaliénant. Il n’était pas rare que les ouvriers passent de la constitution, nécessairement éphémère, d’organisations autonomes de luttes à l’univers parallèle et auto-organisé du stalinisme triomphant. Autonomie et stalinisme se nourrissaient et se confortaient mutuellement
Dans tous les discours actuels sur l’autonomie, il est remarquable de constater que c’est la révolution qui a disparu. Ce qui avant le début des années 1970 était la raison d’être elle-même du discours sur l’autonomie, sa perspective révolutionnaire est devenu quasiment indicible. Défendre et valoriser l’autonomie devient autosuffisant et l’on se garde bien d’y articuler une perspective révolutionnaire, les opéraïstes ayant été les derniers à le faire. Echanges reconnaît que chaque manifestation du « courant autonome » tombe dans des « avatars » constamment renouvelés, et le Mouvement Communiste, pour qui « l’autonomie ouvrière mord encore » (La Lettre de Mouvement Communiste, n° 12, sur les grèves dans les transports urbains en Italie, en décembre 2003) attend d’elle qu’elle se constitue en mouvement politique grace au soutien d’une organisation politique structurée défendant...l’autonomie (cf. le texte, par ailleurs passionnant, de Mouvement Communiste sur l’Argentine). Pour d’autres comme Aufheben, en Angleterre, ou semble-t-il Dauvé et Nesic, l’autonomie ne serait qu’une forme n’ayant aucun contenu ou signification en elle-même, mais une telle position de repli est en elle-même une contradiction intenable dans la mesure où sa simple énonciation entend que l’autonomie n’est pas qu’une forme mais une potentialité. Mais une « potentialité » qu’il est devenu impossible de définir. S’il y a actuellement des luttes anti-syndicales, des grèves sauvages, il n’y a plus d’autonomie. C’est la capacité même, pour le prolétariat, de trouver, dans son rapport au capital, la base pour se constituer en classe autonome et en grand mouvement ouvrier qui a disparu. L’autonomie et l’auto-organisation ont été un moment historique de l’histoire de la lutte de classe et non des modalités d’action formelles. L’autonomie et l’auto-organisation signifient que le prolétariat est capable de trouver en lui-même sa propre définition face au capital, que sa contradiction avec le capital n’est pas son rapport à lui mais ce qu’il est pour lui-même face au capital. En un mot qu’il est la classe du travail, de la production, à libérer de la domination et de l’exploitation capitaliste.
Dans les luttes actuelles, le prolétariat reconnaît le capital comme sa raison d’être, son existence face à lui-même, comme la seule nécessité de sa propre existence. Ce sont les aspects dynamiques des luttes, c’est simultanément leur formalisation comme démocratisme radical. Dans ses luttes, le prolétariat se donne toutes les formes d’organisation nécessaires à son action. Mais quand le prolétariat se donne les formes d’organisation nécessaires à ses buts immédiats (la communisation sera également un but immédiat), il n’existe pas pour lui-même en tant que classe autonome. L’auto-organisation et l’autonomie n’étaient possibles que sur la base de la constitution d’une identité ouvrière, constitution que la restructuration a balayé.
En elle-même, l’autonomie fige la révolution comme affirmation du travail et la réorganisation communiste des rapports entre les individus sur cette base et avec ce contenu. La plupart des critiques de l’auto-organisation demeurent des critiques formelles, elles se contentent de dire : l’auto-organisation n’est pas « bonne en soi » mais n’est que la forme d’organisation d’une lutte, c’est le contenu de celle-ci qui compte. Cette critique ne pose pas la question de la forme elle-même, et ne pense pas cette forme comme un contenu, et comme étant en elle-même significative.
Si l’autonomie comme perspective disparaît c’est que la révolution ne peut avoir pour contenu que la communisation de la société c’est-à-dire pour le prolétariat sa propre abolition. Avec un tel contenu, il devient impropre de parler d’autonomie et il est peu probable qu’un tel programme passe par ce que l’on entend habituellement par « organisation autonome ». Le prolétariat ne peut être révolutionnaire qu’en se reconnaissant en tant que classe, il se reconnaît ainsi dans chaque conflit et à plus forte raison dans une situation où son existence en tant que classe sera la situation qu’il aura à affronter. C’est sur le contenu de cette « reconnaissance » qu’il ne faut pas se tromper, il ne faut pas continuer à l’envisager avec les catégories de l’ancien cycle comme si celles-ci allaient de soi comme formes naturelles de la lutte de classe. Se reconnaître comme classe ne sera pas un « retour sur soi » mais une totale extraversion comme autoreconnaissance en tant que catégorie du mode de production capitaliste. C’est déjà, dans les quatre caractéristiques ici décrites, la définition de ce que l’on est comme classe comme n’étant immédiatement que notre rapport au capital que l’on trouve. Cette « reconnaissance » sera en fait une connaissance pratique, dans le conflit, non de soi pour soi, mais du capital.
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