La crise permanente dans l’Education : sur quelques luttes récentes en Grèce - Pépé

samedi, 13 décembre 2008

Submitted by Craftwork on June 16, 2017

Un coup d’œil détaillé aux grèves et occupations des enseignants, étudiants et parents en 2006-2007 en réponse aux politiques néolibérales qui furent imposées au système éducatif grec.

Le développement capitaliste en Grèce durant les années 1960 signifiait la croissance du secteur secondaire, plus particulièrement la construction et l’industrie (basée principalement sur le faible coût du travail et non sur des investissements importants en capital fixes), l’exode rural correspondant et l’érosion des économies locales de subsistance. Graduellement, ce développement a généré un besoin de main-d’œuvre plus qualifiée et plus diversifiée. En conséquence, l’enseignement public s’est développé, l’éducation de base est devenue obligatoire et la population universitaire a commencé à croître. Les grèves sauvages étaient quotidiennes, les campagnes sur les bénéfices sociaux, les questions locales ou de logement étaient organisées dans quasiment chaque quartier. C’est aussi à ce moment que les luttes pour une « éducation libre et publique » ont commencé.

Les luttes de classe réformistes revinrent à l’ordre du jour après la chute de la dictature (1974) et l’enseignement – en particulier l’enseignement universitaire – devint le principal « mécanisme » d’ascension sociale à partir des années 1970 en Grèce, comme c’était le cas dans les pays capitalistes avancés, deux décennies auparavant. Les étudiants d’origine modeste, venant de famille ouvrières ou paysannes, pouvaient trouver un poste permanent dans le secteur public ou un emploi relativement assuré dans le secteur privé s’ils étaient en possession d’un diplôme universitaire (et, plus encore, ils pouvaient même acquérir une position de cadre ou démarrer leur propres petites entreprises, particulièrement dans le secteur de la construction). Ainsi, l’université publique est devenue une des plus importantes institutions pour l’intégration et la satisfaction des « attentes sociales », avec un accroissement constant des coûts dans le budget de l’État.
L’intégration des revendications « populaires » contribua à la légitimation des rapports d’exploitation capitalistes, ce qui est une des deux fonctions de base de l’Etat capitaliste démocratique moderne – son autre fonction étant de mettre en place les conditions à un procès d’accumulation capitaliste sans heurts, par la reproduction accrue de la force de travail et du capital. Mais les luttes de classe des années 1970 eurent pour conséquence qu’au début des années 1980, l’État commençait à connaître de grandes difficultés à exercer, de façon satisfaisante, ces deux fonctions complémentaires mais contradictoires. Les « attentes sociales » n’ont pas été réduites, même après l’introduction de politiques néolibérales dans les années 1990, qui visaient à résoudre cette contradiction par le biais de l’approfondissement des divisions dans la classe ouvrière. Pour preuve, la réapparition constante de luttes dans le secteur éducatif.
Ce qui suit est constitué de parties de texte que nous avons écrit durant les deux dernières années. Ces textes étaient une tentative d’analyse théorique de la crise du système éducatif, c’est-à-dire du processus de restructuration néolibérale mis en place depuis des années et des luttes qui s’y sont opposé. En dehors des occupations d’universités, une autre lutte récente qui a inspiré ces textes fut la grève de six semaines des enseignants d’école primaire à l’automne 2006. Sa durée, ses revendications et le fait que certains d’entre nous aient participé à la grève nous ont poussé à tenter de l’analyser dans le contexte général de la crise de l’éducation.

Bien que les enseignants du primaire, en Grèce, n’aient pas encore ressenti la pression d’un procès de travail aliénant, standardisé et soumis à de constantes évaluations – comme au Royaume-Uni par exemple –, il y a néanmoins une tendance croissante à rendre les cours de plus en plus intensifs. Les programmes tendent à devenir plus stricts, de nouvelles méthodes d’enseignement ont été introduites et, assez récemment, de nouveaux livres de classe ont été imposés aux enseignants et aux élèves avec beaucoup plus de difficultés matérielles qu’auparavant. La perte graduelle de contrôle des enseignants sur le processus d’enseignement s’accompagne lentement de l’entrée des lobbies vendant des programmes éducatifs. Pour couronner le tout, il y a eu une tendance croissante à réduire les coûts éducatifs, comme partie intégrante de la politique générale de réduction des dépenses publiques.

Dix ans plus tard

Comme nous l’avons dit plus haut, l’éducation, comme principale institution capitaliste qui forme, qualifie et alloue la force de travail comme marchandise, dans la division capitaliste du travail en développement continu, s’est élargie en termes de population universitaire depuis les années 1960, en Grèce. Ce développement a fait surgir de nouvelles revendications « populaires », des attentes, des opportunités de mobilité sociale et des « succès » individuels. Il a aussi conduit à l’accumulation des tensions et des contradictions, des frustrations et des « échecs » individuels (aussi nommées « échecs du système scolaire »). En 1998, déjà, nous avons participé au mouvement contre la précédente tentative de l’État de faire une réforme éducative qui était sortie sous le nom incongru de « Acte 2525 ». A ce moment-là, dans le numéro 7 de la revue, nous écrivions que :
« La démocratisation de l’éducation qui a généré une production massive d’attentes (et une hausse temporaire, corrélative, de fonctionnaires et de petits-bourgeois durant les années 1970 et 1980, à savoir que, en 1982, 68,7 % de diplômés travaillaient dans le secteur public), qui a généré une inévitable crise structurelle de la division hiérarchique du travail et une crise de la discipline et du bien-fondé de l’école ; en d’autres termes, une crise de légitimité qui frappe durement l’enseignement public. »

Dix ans plus tard, nous sommes obligés de dire que cette crise… continue. Peu importe qu’on nomme cette crise – une « crise de légitimité », une « crise du rôle de sélection et d’attribution de l’éducation », une « crise des attentes » ou une « crise dans l’adéquation des qualifications aux opportunités de carrière » – le fait est que l’enseignement a été sérieusement conduit à la crise et qu’il paraît raisonnable de penser que cette situation perdurera dans les années à venir.

C’est précisément le fait que l’enseignement public soit responsable de l’accomplissement d’un large spectre de fonctions, ayant une grande importance sociale qui le condamne à se trouver dans un état de crise permanent. Dans la mesure où il s’est approprié et a intégré des fonctions qui étaient historiquement accomplies par d’autres institutions sociales (la famille, la communauté ouvrière, l’atelier, la corporation), tous les conflits sociaux et les contradictions se manifestent sur son terrain. La socialisation n’est pas confinée seulement à la famille, l’apprentissage comme moyen de partage de la connaissance a quasiment cessé d’exister comme œuvre de la corporation, et les capitalistes individuels n’ont pas le droit d’organiser l’éducation de base de leur force de travail. Comme le rôle de l’enseignement public se développe, il est inévitablement transformé en terrain de lutte sociale, un terrain de revendications de classe et de mobilisations (et souvent, au niveau quotidien, en dure compétition entre individus). Plus encore, le fait que tous ces conflits prennent place dans la sphère des institutions éducatives les fait apparaître comme des aspects d’une crise éducative et non comme une crise des rapports d’exploitation de classe. De ce point de vue, même si l’école moderne a perdu son monopole dans la transmission et la gestion, en étant confrontée à des challengers puissants, et peut-être plus attractifs, tels les mass media et Internet, il n’en reste pas moins qu’elle conserve entièrement son rôle social (et il n’y a pas de signe qu’elle soit remplacée par d’autres institutions sociales). D’un côté, elle est utilisée par l’État capitaliste comme instrument de légitimation et de reproduction des rapports de classes, de l’autre, elle est utilisée par la classe ouvrière comme instrument d’amoindrissement des divisions et de sélection. Chacun de ces deux objectifs antagoniques s’attaque à la racine de la reproduction des rapports de classes capitalistes.

Les tentatives néolibérales de restructurer l’éducation, qui eurent lieu en Grèce il y a dix ans, ont rencontré l’opposition des mouvements étudiants, des élèves et des enseignants. Dans l’article cité précédemment, nous avons essayé de rendre compte théoriquement de cette réponse (multiple, et, plus ou moins, contradictoire). Une de nos erreurs fut de prendre pour acquis le fait que l’État capitaliste serait capable de se sortir de sa crise. A ce moment-là, le projet de sortie de crise de l’État était patent : pour autant il n’en restait pas moins un projet. En fouillant ses détails, nous faisions référence aux différents
« programmes éducatifs qui lient les directives éducatives européennes à une organisation postfordiste du travail et alignent les qualifications professionnelles sur les qualifications éducatives afin de former le futur travailleur-collaborateur polyvalent, qui se voit comme usager/consommateur de produits technologiques et de services… ».

Nous mentionnons aussi le rôle de
« La décentralisation qui vise non seulement à la fragmentation de la résistance et des revendications sociales, mais aussi au transfert des coûts éducatifs aux communautés locales, tout autant que le renforcement de “l’autonomie” de l’unité-école, comme unité d’une équipe éducative “s’auto-évaluant et collaborant”, qui autogère l’école (peut-être à l’aide de financeurs) – possiblement en compétition avec d’autres unités. »
Finalement, nous faisions mention de la transformation de l’identité enseignante depuis celle d’un « fonctionnaire » – « un mot qui est rarement utilisé aujourd’hui, alors qu’il y a quelques années, il indiquait une identité prestigieuse et une conscience de soi social-démocrate, “humanitaire”, désormais obsolète – à celle de “professionnel” ».
Dans le cas de l’enseignement supérieur, nous avions pensé que la tentative de creuser la séparation entre les travailleurs faiblement qualifiés et les diplômes, tout autant qu’entre les diplômés avec des qualifications faibles ou moyennes et ceux de haute qualification aurait été couronnée de succès. Mais il ne fallait pas prendre pour argent comptant la propagande néolibérale dans sa tentative de surmonter les contradictions héritées de la période sociale-démocrate. Il est vrai qu’au début, nos adversaires remportèrent pas mal de victoires, et, plus encore, certaines matérielles, lorsqu’ils firent passer l’Acte 2525 en 1997 : l’abolition de la liste d’ancienneté des enseignants signifiait qu’ils entraient dans une ère de « formation tout au long de la vie » et que la précarité serait renforcée au travers de l’idéologie de « méritocratie » et de la compétition, remplaçant un statu quo d’égalité formelle dans les rapports de travail ; dans le cas de l’enseignement supérieur, la sélection devint plus intensive avec la création de la nouvelle École secondaire polyvalente d’un côté et les “TEE” (instituts techniques) de l’autre ; dans le cas des universités, l’État tentait d’établir une « formation tout au long de la vie » au travers de nouveaux programmes de formation (appelés « PSE ») en imposant des frais d’inscription.
Toutefois, il s’ensuivit une série de luttes ouvertes : le mouvement des enseignants au chômage et les émeutes devant les centres d’examen contre l’abolition de la liste d’ancienneté citée plus haut ; les occupations d’écoles secondaires et d’universités par les élèves et étudiants plus tard cette même année. Il y eut aussi beaucoup de réaction invisibles et de refus exprimés par les étudiants, les enseignants et les parents qui amoindrirent la monstruosité des examens dans l’École secondaire polyvalente. Le résultat fut un relâchement relatif du processus de sélection et un pont jeté au-dessus de la séparation entre « l’élite » entrant dans l’enseignement supérieur et le « rebut » diplômé dans les instituts techniques. Plus encore, les programmes universitaires « PSE » ne furent jamais vraiment mis en place, et le projet initial pour l’abolition de la liste d’ancienneté des enseignants fut amendé, grâce à la création d’un système complexe de nomination, constitué de plusieurs listes, qui se substituait aux conditions de la loi de 1997.

Du fait des luttes de classe, de l’utilisation des subsides européens pour mettre en place de nouveaux départements universitaires dans des petites villes afin de renforcer les rentrées d’argent locales, et de la formation et de la gestion par l’État d’un réservoir de force de travail complexe, peu coûteuse pour le secteur tertiaire, il y eut une hausse dramatique du nombre d’étudiants dans l’enseignement supérieur. En 1993, seuls 26,7 pourcents des citoyens grecs entre 18 et 21 ans avaient été dans l’enseignement supérieur. En 2004, ce nombre avait été porté à 60,3 pourcents. Afin d’éviter une crise fiscale, la part du budget de l’éducation dans le PNB grec resta au même niveau durant les 15 dernières années (fluctuant entre 3,5 et 4 %).

Mais afin de diminuer les « attentes sociales », l’État devait faire quelque chose de plus. Ainsi il modifia sa stratégie éducative vers un projet néolibéral plus net. Les premiers signes de ce changement apparurent dès le début de cette décennie. De façon générale, cette réorientation consiste en deux recettes simples : des changements dans la gestion du système éducatif (ou, du moins, un mouvement graduel dans cette direction) et un financement étatique inadéquat de l’éducation. La mise en place de la première recette consiste seulement, pour l’instant, dans l’enseignement primaire et secondaire, dans la coopération entre les secteurs public et privé dans la construction et la gestion conjointe de nouvelles écoles. Cela se manifestera certainement dans le futur par l’apparition d’entreprises finançant des écoles primaires et secondaires, attestant de la sorte de leur droit à participer à la formation de leur future force de travail. La révision de l’article 16 de la Constitution grecque (nous approfondissons plus loin) est aussi partie intégrante du même processus, eut égard aux universités. La réduction des dépenses publiques pour le secteur éducatif est une caractéristique constante des politiques néolibérales. Il n’en est pas moins contradictoire, condamné à créer plus de problèmes que ceux qu’il est supposé résoudre. D’un côté, il permet à l’État de réduire ses dépenses et d’accélérer le processus de restructuration de l’éducation, affirmant que c’est une « revendication sociale ». De l’autre, les capitalistes individuels (que nous fassions référence aux futurs financeurs de l’enseignement primaire ou aux propriétaires d’universités privées) ont, à juste titre, la réputation d’être incapable d’aller au-delà de leurs intérêts propres et de se placer à la disposition des intérêts généraux de l’accumulation capitaliste. En d’autres termes, du fait de leurs priorités, une entreprise ou un secteur ne peuvent se substituer aux fonctions qui étaient historiquement assurées par l’État.

De surcroît, les néolibéraux peuvent difficilement dissimuler leur vulgarité au niveau idéologique. La « méritocratie » a écarté la supercherie de l’idéologie sociale-libérale qui prétendait à une supposée utilité sociale. Pour les néolibéraux, le droit individuel à agir comme s’il on était un entrepreneur privé conduit à une dépréciation historique de l’idée de justice sociale, alors que la « société » est vue comme un simple agrégat d’individus (ou de familles, comme disait Thatcher), qui sont supposés se trouver en état de compétition permanente. Le problème des néolibéraux est que de telles idées sapent les bases de leur légitimité politique, qui, en retour, fait revenir la nécessité de renforcer l’État (et donc le budget de l’éducation). C’est un cercle vicieux.
A tous les niveaux de l’enseignement, cette tentative de le transformer en entreprise capitaliste est contradictoire mais constante. Cette tentative est perceptible dans les écoles maternelles avec les nouvelles propositions d’intensification des programmes et donc l’insertion précoce dans le monde de l’évaluation, de la quantification et, par là même, du travail ; dans l’enseignement secondaire, avec la proposition – une fois encore – du Conseil de l’Éducation nationale d’une sélection plus stricte des étudiants de l’École secondaire polyvalente et la canalisation d’une partie de la population étudiante vers la formation initiale, via les « nouvelles » écoles techniques ; dans la nouvelle loi sur l’Université, qui intensifie le travail dans l’environnement, partiellement et subrepticement privatisé, de l’enseignement supérieur depuis les années 1990, menaçant le prolétariat intellectuel improductif (et donc excédentaire) d’expulsion.

Les luttes visibles ou invisibles des années précédentes ont mis des limites à la valorisation capitaliste de l’enseignement public et continuent à le faire de nos jours. Le mouvement des occupations d’universités qui a éclaté en mai 2006 et a duré pendant presque un an est un parfait exemple d’une lutte (spectaculairement) visible. Dans le second cas, elles appartiennent aux processus latents qui sabotent et sapent les « innovations » imposées. Par exemple, les tentatives de transformer les enseignants du primaire en « professionnels » – exécutant les ordres du ministre de l’Éducation, porteurs de « programmes » et de projets afin de trouver des financeurs – ont fait face à un rejet. Un programme appelé « Zone flexible », qui était supposé connecter les écoles aux activités commerciales locales et qui était présenté par les intellectuels d’État comme une tentative de mettre en pratique les vieux principes d’une éducation radicale et intégrée, n’a jamais été réellement mis en place. Ni le discours sur la « connexion de l’école avec la vie quotidienne », ni le bla-bla sur « l’abolition du modèle centré sur l’enseignant » et le « développement de la collaboration entre étudiants » n’eurent d’effets. En termes simples, la plupart des enseignants pouvaient voir que de tels programmes creuseraient les inégalités entre les élèves puisqu’ils étaient liés aux nouveaux systèmes d’évaluation et, après tout, qu’ils leur imposeraient plus de travail non rétribué. Dans le cours des évènements, il devint clair pour tous que la mise en place du programme cité plus haut était de toute importance pour le ministre de l’Éducation, dans la mesure où il incorporait les principaux traits de sa politique : une combinaison de contrôle centralisé, bureaucratique avec une décentralisation, une réduction des financements d’État et l’assimilation de la logique du capital, alors que dans le même temps la participation des financeurs était encouragée afin de trouver des ressources pour la réalisation des projets.

Quand la loi cède

Dans cette seconde partie, nous essaierons de résumer les actes de résistance contre les tentatives du capital de restructurer l’enseignement durant les dernières années. Comme nous l’avons déjà dit, les principales armes utilisées par l’État sont l’intensification du travail des étudiants et des enseignants, le financement insuffisant du secteur éducatif et une sélection stricte. De cette façon, l’État essaie de répondre à la crise de répartition hiérarchisée de la force de travail, qui s’est tout d’abord manifestée dans le milieu des années 1980, alors que dans le même temps, il s’échine à la légitimation perpétuelle des rapports sociaux capitalistes – un mélange qui, disons-le encore, tend constamment à créer de nouvelles crises et contradictions.

Le nouveau projet de loi sur l’enseignement supérieur, qui fut initialement soumis au milieu de 2006 (et fut finalement voté au milieu du second round du mouvement étudiant en mars 2007) tentait d’institutionnaliser légalement et de renforcer les tendances existantes de privatisation et de transformation en entreprises des universités. Une série de mesures de ce projet de loi mettaient en avant l’intensification des études (par exemple, en instituant une limite aux nombres d’années d’études accordées) et imposait un travail étudiant sous-payé ou même non payé (par exemple, en garantissant les prêts étudiants et les bourses concomitantes en échange d’emploi à temps partiel dans l’université). Plus encore, le financement de l’université a été lié à un procédé d’évaluation. De même, la tentative de réviser l’article 16 de la Constitution grecque afin de permettre l’établissement d’universités privées, vise au même but, c’est-à-dire à restructurer les universités publiques afin qu’elles tournent de plus en plus comme des entreprises privées. En utilisant l’arme du financement insuffisant et sélectif, l’État place les universités dans un contexte compétitif.

Cela a pour conséquence que les universités sont obligées de faire de leurs activités, des activités de profit, partout où cela est possible. Le critère de base de leur « bonne » marche et du financement étatique adéquat sera la taille de leurs investissements, le type de recherches qu’elles engagent et leur capacité à imposer de nouvelles règles disciplinaires et à encourager leurs étudiants à investir individuellement dans le capital humain.

Dernière chose mais non des moindres, la nouvelle loi change la définition du sanctuaire académique. Le sanctuaire académique fut le produit légal d’un précédent cycle de luttes de classe en Grèce. Il fut introduit au début des années 1980 par le gouvernement « socialiste » en reconnaissance du rôle de l’insurrection « étudiante » de 1973 dans le renversement de la dictature, et était une des mesures qui visaient à récupérer, non seulement le mouvement étudiant militant, mais tout le mouvement de classe des années 1970. Grâce au droit de sanctuaire, il y eut des occupations permanentes des universités pour des campagnes politiques et, dans une certaine mesure, d’autres usages sociaux des bâtiments universitaires (par exemple, les locaux de l’université dans le centre d’Athènes sont utilisés pour des rencontres politiques, des fêtes non commerciales, et ainsi de suite, sans la permission des autorités universitaires). Le nouveau projet de loi restreint le sanctuaire académique à la protection du « droit au travail » et prévoit des sanctions spécifiques. A partir de maintenant, les grèves des équipes d’enseignement ou d’encadrement, les occupations étudiantes etc. peuvent être considérées comme des actions violant la loi sur le sanctuaire académique et, en tant que telles, peuvent être réprimées par la police.

Le mouvement d’occupation des universités a éclaté en mai 2006. Les écoles et les départements universitaires entrèrent dans la lutte l’un après l’autre, et en très peu de temps, toutes les universités furent occupées. Le premier round du mouvement étudiant parvint à repousser l’adoption du projet de loi. Les occupations reprirent en janvier 2007, quand le gouvernement tenta de réviser l’article 16 de la Constitution et dura jusqu’à la fin mars. Le mouvement parvint à repousser la révision constitutionnelle pour deux ou trois ans (à chaque événement, le processus de révision est lent et requiert le retour d’une large majorité au parlement). Néanmoins, le projet de loi devint loi le 8 mars, alors qu’une émeute féroce, qui dura plusieurs heures, se déroulait à l’extérieur du parlement. Le mouvement gagna quelques concessions (pas les essentielles), mais la nouvelle loi n’avait pas encore été appliquée. Il y avait des signes qu’un nouveau mouvement pouvait apparaître lorsque l’application réelle de la loi commencerait. En ce qui concerne les caractéristiques qualitatives du mouvement, il est vrai que les occupations furent plus actives en termes de participation étudiante, organisation de rencontres, ateliers et ainsi de suite, durant le premier round du mouvement, et pas autant durant la seconde. Il y eut seulement quelques actions minoritaires qui tentèrent d’étendre le mouvement sur d’autres terrains (comme par exemples des blocages ou des interventions sur des lieux de travail, comme les centres d’appel où travaillent quelques étudiants), mais la participation aux manifestations fut réellement massive dans toute la Grèce (le 8 mars, on estime que 40 à 50 000 personnes participèrent à la manif).

Mais pour comprendre les raisons pour lesquelles ce mouvement a pris des dimensions si importantes, il ne suffit pas d’en appeler aux changements de législation, parce que certains de ces changements concernaient principalement les futurs étudiants. On ne peut comprendre ce mouvement qu’en le voyant comme une expression du mécontentement accumulé, que toute une génération de jeunes prolos avaient enduré depuis les précédentes réformes, dix ans auparavant. Ces réformes étaient l’instrument de l’intensification du travail, à l’école et dans le champ du travail salarié proprement dit. Il n’est pas fortuit que les mobilisations aient éclaté au milieu d’une période d’examens. Même si les porte-parole officiels du mouvement n’ont jamais cessé de jacasser sur le fait que l’année scolaire « ne serait pas perdue » et que les examens se dérouleraient après le mouvement, les occupations avaient aussi le caractère d’un « grève des examens », particulièrement pendant mai et juin 2006, puisque nombre d’étudiants, à la fois participants actifs et « passifs » du mouvement, ne voulaient pas passer leurs examens avant les vacances d’été, affirmant ainsi leur refus de l’intensification du travail. Plus encore, les étudiants mobilisés soulevèrent la question de la « libre » reproduction de leur force de travail (même de façon contradictoire) par la revendication d’une « éducation libre et publique ». Cette revendication fut exprimée plus explicitement par des tendances minoritaires du mouvement qui revendiquèrent « un logement et un inscription gratuits » aussi bien qu’un « transport gratuit », revendications qui furent soutenues par quelques blocages de routes et de gares, et quelques interventions dans les stations de métro.

Bien que la réforme de 1997 de l’enseignement secondaire fût parvenue à mettre au pas une génération d’étudiants pour quelques années, c’était une victoire temporaire. Cette génération ne pouvait être arrêtée dans l’expression de son mécontentement d’une vie qui se caractérisait de plus en plus par l’insécurité et la crainte. Une grande partie des étudiants réalisaient que les promesses d’une « carrière couronnée de succès » se réaliseraient seulement pour une minorité d’entre eux. En même temps, ils se révoltèrent contre une activité quotidienne qui ressemblait à n’importe quel travail. Cette révolte contre le travail étudiant fut propulsée par un nombre important d’étudiants qui avaient déjà fait directement l’expérience de l’exploitation et de l’aliénation comme salariés proprement dits. Dans ce contexte, il y eut des interventions pour de meilleures conditions de travail dans les centres d’appel où travaillaient les étudiants. Ce n’était néanmoins pas une tendance dominante du mouvement, puisque la plupart des étudiants dépendent de leurs parents alors que d’autres espèrent toujours d’une façon ou d’une autre devenir « professionnels ». Ainsi, les « travailleurs » étaient principalement considérés comme des soutiens extérieurs, et c’étaient principalement les parents. Bien sûr, la connexion avec d’autres fractions de la classe ouvrière dépend directement de l’existence de luttes en dehors de l’université. Par exemple, quand une lutte locale pour une amélioration des conditions de travail a éclaté dans un dispensaire d’État dans un village près de Thessalonique, les étudiants de la faculté de médecine qui étaient en grève exprimèrent leur solidarité.

Le syndicat des enseignants appela à la grève des enseignants du primaire durant le premier round du mouvement étudiant suite à une proposition faite par les syndicalistes gauchistes. Il faut noter qu’il n’y eut pas d’offensive de la part de l’État avant l’appel à la grève. La liste des revendications officielles comprenait à la fois des revendications salariales et sur les conditions de travail. C’était un ensemble de revendications plutôt important, mais bien qu’il fût venu « du haut », et en particulier du groupe gauchiste qui en avait pris l’initiative, elle amenait quand même le propos sur les besoins des enseignants, de façon indirecte.

La grève commença le 18 septembre 2006 comme une action de cinq jours et dura six semaines. Le syndicat n’avait pas l’intention de continuer la grève au-delà de la première semaine, comme l’a montrée l’attitude des syndicalistes dans les assemblées générales qui se déroulèrent après la première semaine de grève. Toutefois, le fait que la participation à la grève ait été très élevée, particulièrement à Athènes et dans d’autres zones urbaines (autour de 70-80 %), tout autant que le fait que le ministre ne faisait aucune concession, rendait le recul très difficile pour le syndicat. Ici, il peut être utile de remarquer que certains enseignants des zones rurales ne prenaient pas part à la grève, peut-être parce qu’ils avaient d’autres boulots comme à-côtés, l’élevage par exemple. Ainsi, bien que la grève ait été initiée par les dirigeants syndicaux, dans le processus elle devint plus une action de la base. La participation demeura assez haute dans certaines zones urbaines pour toute la période des six semaines, et durant cette période des manifestations massives se déroulèrent au centre d’Athènes. D’un autre côté, la participation aux AG n’était pas très importante à l’exception de quelques unions locales. Des comités de grève furent organisés dès le début. Ces comités étaient principalement les exécutants des décisions prises dans les AG locales et il n’y avait pas de coordination entre eux. Comme d’habitude, les AG furent l’arène de différents conflits. La lutte restait sous le contrôle du syndicat et ceci est en partie dû au fait que le groupe gauchiste qui, d’une certaine façon, représente et rassemble beaucoup d’éléments radicaux du secteur s’empara de l’administration du syndicat pendant la grève. Maintenant, portons notre attention sur les raisons réelles de la grève et sa combattivité.

Premièrement, nous devons souligner que les enseignants ne peuvent pas être considérés comme un secteur privilégié de la classe ouvrière : le salaire de base d’un enseignant est d’environ 900 euros alors que le salaire minimum en Grèce est d’environ 700 euros. Mais les revendications salariales ne prévalaient pas sur toutes les autres.
Les revendications principales que étaient réellement formulées par la base étaient principalement au nombre de deux : un budget plus élevé pour l’enseignement, et deuxièmement, la fin de la « marchandisation de l’école » en cours.

La première revendication exprime une opposition complète aux transferts des coûts de reproduction de la force de travail vers la classe ouvrière. Les conditions plus dures et la misère économique de l’école étaient assimilées, aux yeux des enseignants, avec la misère du manque de moyens dans leur travail. La conscience d’eux-mêmes positive, traditionnelle, des enseignants s’était effondrée sous le poids de la négligence économique et de l’aliénation. Le fait que tout cela n’ait pas été exprimé explicitement dans les revendications alors que c’était évident dans beaucoup de rencontres entre enseignants et parents, dans certains textes, dans des débats et dans la rue, est tout à fait significatif de la faiblesse de la base à s’exprimer tout autant que sa faiblesse à se débarrasser des porte-parole syndicaux officiels.
Les protestations contre la « marchandisation de l’école » étaient la seconde caractéristique principale de la grève. L’arrivée de financeurs concentrait toute la colère des grévistes, dissimulant le fait que l’enseignement public était déjà lié au capital et que ce rapport ne pouvait pas seulement être assimilé aux financeurs. Si les enseignants pouvaient parvenir à dépasser ce point de vue étroit, ils en diraient beaucoup plus sur leur aliénation quotidienne. A part quelques paroles isolées, ce sentiment contre le travail n’était pas articulé dans un discours et s’est exprimé seulement par la durée très longue de la grève. Des slogans comme « on fera grève jusqu’en l’an 3000 » et « on laisse tomber le salaire du mois prochain, aussi », expriment le désir de ne pas retourner à l’aliénation de la salle de classe. Ou alors, il est très difficile d’expliquer l’écart entre la longueur de la grève et sa combattivité et les revendications syndicales plus ou moins prévisibles. Notre interprétation des évènements repose plutôt sur le fait que ce fût une grève offensive : sans une attaque patente de l’État et avec un ensemble de revendications qui exprimaient seulement de façon indirecte les besoins des grévistes, il serait sinon difficile de comprendre pourquoi beaucoup d’enseignants ne voulaient pas reprendre le travail, même après six semaines de grève.

En poursuivant cette explication, nous pouvons mieux comprendre les revendications salariales. La revendication d’une augmentation de 500 euros était une revendication en compensation de la détérioration croissante des conditions de travail. De la sorte, c’était plus une revendication centrée sur les enseignants, sectorielle, et moins une revendication ouvrière : les slogans sur les salaires semblaient dire que « le travail est devenu impersonnel, aliénant et intensifié – au moins, il ne devrait pas être autant sous-payé ».

Néanmoins, la nécessité de s’unir avec d’autres fractions de la classe ouvrière (principalement les parents, mais aussi d’autres ouvriers qui soutenaient la grève) sur un terrain commun ne pouvait s’exprimer par la revendication d’un bon salaire pour les enseignants (qui implique aussi que le travail intellectuel est supérieur au travail manuel). Ce terrain commun peut seulement être des besoins communs, c’est pourquoi la revendication initiale fut transformée en « 1 400 euros pour tous » au milieu de la grève et fut alors acceptée par la majorité des enseignants. Toutefois, la communication avec les « autres » fut confinée à des manifs communes avec une minorité d’étudiants et à quelques rencontres avec des parents organisées par les grévistes. Comme nous le disions, la grève prit fin après six semaines. Confrontés à l’intransigeance de l’État et incapables de transcender les limites imposées par leur rôle social et la représentation syndicale, les grévistes ne parvinrent pas à faire le pas supplémentaire qui était nécessaire. Mais, bien sûr, cela n’était pas facile : un défi collectif et une critique de l’aliénation et de la nature sélective de l’enseignement accompagnés d’une critique du syndicat deviendrait bien plus qu’une grève ; ils deviendraient une insurrection. La grève n’a pas gagné de concessions matérielles, mais a-t-elle eu des aspects intéressants ? Notre réponse sera positive sous deux aspects.

Premièrement, la grève a délégitimé d’une certaine façon l’État néolibéral qui prétend garantir un système éducatif « de qualité » et « libre et public ».
Deuxièmement, à un niveau plus instructif, une grève d’un mois et demi a anéanti l’image d’un système scolaire fonctionnant « de façon lissée ». Et plus important, elle a détruit l’image de l’enseignant comme professionnel, un rouage de l’État pour l’application de son contrôle idéologique, et un « petit-bourgeois » qui, censément, profite de sa position privilégiée.

Néanmoins, la façon dont la grève a pris fin, avec aucune perspective future et aucun gain matériel, a des conséquences négatives et montre clairement qu’un fraction de la classe ouvrière ne peut pas gagner beaucoup si elle demeure isolée, quelque combative qu’elle soit.
C’est devenu patent au début de l’année lorsque le gouvernement a introduit une nouvelle loi qui était une attaque sur les bénéfices sociaux et les retraites. D’après cette nouvelle loi sur la sécurité sociale, il y aura un relèvement de l’âge de la retraite même pour les mères d’enfants en bas âge, une baisse du montant des retraites et une hausse du nombre de cotisations requises pour l’assurance maladie, quelque chose qui frappe durement, principalement les travailleurs jeunes, à temps partiel et précaires. Malgré l’attaque cinglante sur tous les travailleurs (étudiants compris), la résistance des enseignants et des étudiants fut très faible.

Juillet 2008
TA PAIDIA TIS GALARIAS (TPTG)
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N.Smirni
17110
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