Brouillards de guerre - Gilles Dauvé

June 2016 article by G.D. on IS, Syria, war, the state and rhetoric, first published on the DDT21 blog.

Submitted by Craftwork on December 14, 2016

« La critique révolutionnaire, quant à elle,
commence par-delà le bien et le mal
»

Internationale Situationniste, 1967 1

Sur ce que l’on appelait autrefois le Croissant fertile, l’État islamique (EI) cherche à s’imposer contre, et par-delà, les structures étatiques en place en Irak ou en Syrie. Plusieurs grandes puissances, aussi désunies entre elles que militairement très supérieures, tentent aujourd’hui de l’en empêcher pour garder leur contrôle sur la région. Du chaos à la crise et vice et versa.

Terreur

En 2002, Isabelle Sommier citait cette définition donnée trente ans plus tôt par Friedrich Hacker :

« […] la terreur est l’emploi, par les puissants, de l’instrument de domination qu’est l’intimidation ; le terrorisme est l’imitation et l’utilisation des méthodes de terreur par ceux qui ne sont pas – tout du moins pas encore – au pouvoir ».

Selon elle, on peut estimer « à 169 millions le nombre de victimes de leur propre gouvernement contre 34 millions de victimes de guerres interétatiques entre 1945 et 1995 […] Aussi les formes conventionnelles et non conventionnelles de guerre tendent-elles à se rapprocher de sorte qu’il est faux désormais de caractériser le terrorisme par opposition à la guerre étatique en disant qu’il ignore les lois et conventions de la guerre, s’attaque aux civils, est toujours indiscriminé et arbitraire. Car ces caractéristiques, somme toute, peuvent aujourd’hui aussi s’appliquer à bien des violences d’État. » 2

Pierre Miquel, dans La Grande guerre (Fayard, 1983) intitule « La Guerre terroriste » son chapitre consacré aux gaz, aux bombardements de ville et aux torpillages de navires civils.

Le terrorisme fait partie de la guerre… et de la paix : on nous a répété pendant des décennies que l’humanité devait sa survie à l’équilibre de la terreur nucléaire, en fait une terreur potentielle, au pire ressentie par les populations comme une angoisse latente, oubliée ou refaisant parfois surface en fonction des événements.

Mais l’opinion est amnésique, et préfère la psychologie : le terroriste serait l’amoureux de la mort, celle des autres et la sienne aussi. Il n’y a pas si longtemps, pourtant, faire don de sa vie passait pour le sommet du désirable : « Mourir pour la patrie, C’est le sort le plus beau […] Frères pour une sainte cause […] chacun de nous est martyr » (Chant des Girondins, hymne national français de 1848 à 1852). Dans les armées occidentales contemporaines, règne la règle du zéro mort, le soldat tué doit rester une exception, et l’idée de sacrifice choque.

Traiter de fous fanatisés les militants et soldats du Califat, imposant la guerre à l’Occident, permet de créer un monstre contre qui tout sera permis.

Si l’on revient aux réalités, l’embargo imposé à l’Irak entre 1991 et 2002 est, selon les statistiques les plus basses, responsable de la mort de 500.000 personnes. Depuis 2001, la War on Terror a fait entre 1,3 et 2 millions de morts, la plupart victimes de l’armée américaine 3.

130 morts à Paris le 13 novembre 2015, combien de civils tués lors des bombardements de Raqqa par l’aviation française les semaines suivantes ?

Religion

« Le millénarisme, lutte de classe révolutionnaire parlant pour la dernière fois la langue de la religion […] est déjà une tendance révolutionnaire moderne […] » : ainsi Debord commentait « l’utopie millénariste de la réalisation terrestre du paradis » au 16e siècle (La Société du Spectacle, thèse 138).

Par un renversement difficilement pensable en 1967, le millénarisme islamiste du 21e siècle parle une nouvelle fois la « langue de la religion ».

Mais que veut dire « religion » ? Et pourquoi l’EI s’est-il imposé dans les deux pays autrefois les plus laïcs de la région ?

Un minimum de réflexion historique suffit à comprendre que la forte sécularisation de sociétés comme la française ne désigne pas la voie logique et inévitable que va ou devrait suivre le reste du monde.

Sunnite, chiite, voilà des mots prononcés chaque jour comme si l’on parlait des catholiques et des protestants dans la France contemporaine. Pensons plutôt à l’Europe des 16e et 17e siècles. Ce n’est pas de foi ou de doctrine qu’il s’agit, mais d’appartenance très concrète : le quartier ou le village où on vit, l’école où on va, le travail qu’on trouve, avec qui on est ami, le café qu’on fréquente, qui on épouse, qui vous aide en cas de besoin. La religion n’est pas ici affaire privée, mais marqueur d’identité qui encadre, enferme et protège tout à la fois. Être marginalisé, pour un « sunnite » dans la Syrie des Assad depuis des décennies comme dans l’Irak dirigé par le gouvernement « chiite » installé par les Américains après 2003, cela signifie être (mal)traité par un État dont ce « sunnite » a pourtant la citoyenneté, notion juridique généralement dénuée de contenu dans la région.

Si l’on parle de guerres de religion aux 15e et 16e siècles en Europe, c’est parce que le schisme qu’apporte la Réforme coïncide avec une série de guerres, faisant de la religion « la langue » politique dominante dans des pays en crise où catholicisme et protestantisme deviennent les véhicules de contradictions sociales et de conflits politiques.

Au Moyen Orient actuel, ceux que l’on appelle « les religieux » proviennent de petites classes moyennes mises sur la touche par la domination impérialiste et par les régimes dictatoriaux, couches sociales exclues du pouvoir politique comme de la promotion économique, dont une partie fournit des cadres à l’opposition anti-régime. Selon les pays, un groupe (sunnite) en domine un autre (chiite), parfois c’est l’inverse. On pourrait comparer à la partie des classes moyennes éduquées qui a animé la résistance anticoloniale et la libération nationale en Asie et en Afrique : des lettrés en Chine, des diplômés sans avenir sous le régime colonial au Vietnam, des oulémas en pays arabes. Bien entendu, là où le pouvoir laisse prospérer les religieux, ils veillent à leurs intérêts sans se mêler de politique. Aujourd’hui, dans un Moyen Orient où la confession reste une forte marque d’identité, des professionnels apportent aux mouvements sociaux une vision du monde et un programme empreint de religion, mais leur motivation première n’est pas d’abord une doctrine : c’est un intérêt personnel et collectif.

Experts et journalistes nous serinent qu’un État religieux est une curiosité ou une monstruosité moyen-orientale due à la spécificité de l’Islam qui refuserait par principe de séparer le religieux du social et du politique. Rappelons qu’en Europe des chefs religieux (et à travers eux une administration et des institutions) ont longtemps été de plein droit des dirigeants politiques. État monastique pendant trois cents ans, la Prusse ne s’est sécularisée qu’au 16e siècle, et des princes-évêques étaient à la tête de petits territoires européens jusqu’au début 19e siècle.

On nous explique l’opposition entre l’Arabie Saoudite et l’Iran comme la lutte (millénaire et fratricide, cela va de soi) entre « sunnisme » et « chiisme », là où deux pays s’affrontent pour la domination régionale. On pourrait tout aussi bien qualifier la rivalité franco-anglaise au 18e siècle, lutte de grandes puissances pour la mainmise sur une partie du monde, de guerre entre catholicisme et protestantisme.

Et quelle réalité a l’« arc chiite » face aux sunnites ? L’Iran chiite a financé le Hamas sunnite. Les Houthistes du Yémen sont des chiites pour le moins hétérodoxes. Quant aux Alaouites de Syrie, quoique leur doctrine soit loin des préceptes de l’islam… sunnite ou chiite, Assad avait obtenu de théologiens musulmans qu’ils soient reconnus comme de bons croyants : calcul et manœuvre de part et d’autre. Il ne s’agit pas de dogme, mais d’appartenance sociale et d’intérêt politique.

État

L’État Islamique est le produit d’un processus politique issu de la marginalisation des sunnites, en Irak comme en Syrie.

Une identité sunnite d’abord seulement politique, puis territoriale, s’est créée sur la base d’une communauté ethno-religieuse qui jusque-là s’accommodait de gré ou de force des pouvoirs en place, soit qu’elle les domine (Égypte ou Irak de Saddam Hussein), soit qu’elle y vive en minorité (Syrie). Cette « communauté » s’est donné un objectif politique à partir du rejet du système de gouvernement irakien (favorisant outre mesure les chiites) installé par les Américains après leur conquête du pays en 2003 4.

Un Etat qui traite en demi-citoyens la moitié de la population n’a de solide que sa police et son armée. Le jour où une crise économique ou un choc extérieur le frappe, tout l’édifice politique est ébranlé, libérant des forces centrifuges jusque-là contenues par la répression.

A côté du Califat et contre lui, l’expérience du Rojava est également issu de la résistance d’un peuple, les Kurdes, à qui l’éclatement de l’État syrien a permis de s’autonomiser. Mais alors que le groupe « sunnite » se trouve structuré sur un mode religieux et autoritaire, le groupe kurde bénéficie d’une longue expérience de politisation laïque, d’auto-administration, d’autonomie locale et d’implication des femmes dans la vie sociale et la lutte armée, sans d’ailleurs pour autant que le parti dirigeant cesse de diriger. Par conséquent, bien que les Kurdes soient eux aussi majoritairement sunnites de religion, celle-ci n’étant pas là une démarcation, elle n’a pas servi pour eux de cadre idéologique et politique. Quand le tiers-mondisme marxiste-léniniste du PKK s’est avéré inadapté au 21e siècle, ce n’est pas vers le Prophète que se sont tournés les dirigeants kurdes, mais vers Murray Bookchin et son écolo-fédéralisme, et Rojava tente à sa façon une transition démocratique. Né comme l’EI d’une auto-défense, il en est le contre-modèle. Sans doute préférerions-nous habiter Qamishli ou Afrin plutôt que Raqqa (ou Bergen plus que Djeddah), mais cette préférence, tout comme le projet politique particulièrement démocratique du Rojava, n’empêche pas qu’il soit un proto-État, capitaliste, et qu’il conserve une société de classes.

Au contraire, les sunnites irakiens, travaillés par deux tendances – nationaliste et islamiste – se sont retrouvés dans une alliance de circonstance entre baathistes et islamistes : sans cette convergence entre chefs militaires et chefs religieux, il n’y a pas d’EI. Le fait religieux semble déterminant, parce que mis en avant autant par l’EI que par ses ennemis, mais l’islam masque ce sans quoi le Califat n’existerait pas : un fondement politique non directement religieux. Il faut voir dans l’EI l’organisation d’un soulèvement puis d’une sécession territoriale comparable au départ à un mouvement de libération « national », puis qui se donne des ambitions et un projet planétaires, capables de lui attirer des soutiens et des partisans en Europe et ailleurs.

Si l’EI tient bon, ce qui semble peu vraisemblable (à moins que les Occidentaux en décident autrement), la région comptera trois régimes théocratiques : par ordre d’entrée en scène, l’Arabie Saoudite, l’Iran, l’EI. Objectivement, quant à l’application de la charia, peu de différences les séparent, le Califat allant seulement beaucoup plus loin dans l’exhibition de sa férocité. Si l’EI évoluait, vivait plus ou moins en paix avec ses voisins et se contentait d’opprimer sa population sans envoyer de tueurs dans les rues de Paris ou de Bruxelles, il serait reconnu par la « communauté internationale » comme le sont l’Arabie Saoudite et un Iran qui récemment encore passait pour un des États de l’Axe du Mal.

En attendant, comme tout État jeune ou menacé, le Califat projette l’image d’un peuple uni. Un Manuel pour les femmes proclame : « Au diable le nationalisme ! […] dans mon État, le Tchétchène est l’ami du Syrien et le Hedjazi le voisin d’un Kazakh. Les filiations se mêlent, les tribus fusionnent et les races se rassemblent sous le drapeau du monothéisme, créant une nouvelle génération où les cultures de nombreux peuples différents s’intègrent en une belle alliance harmonieuse. » 5

Reste à savoir si cette génération aura le temps de durer.

Échec

Malgré son immense capacité mobilisatrice, la religion n’a jamais suffi à fonder un État, ni à créer un nouveau type de société. Le protestantisme n’a pas fait le capitalisme anglais. Compatible avec le mode de vie des pays arabes et turcs au 7e siècle et après, la charia n’apporte guère de solution aux problèmes économiques et politiques contemporains, ni au Moyen Orient ni ailleurs. Depuis trente-cinq ans, la « révolution islamique » iranienne régente les mœurs et a instauré un mode de gouvernement original, mais sans créer des rapports sociaux profondément différents. L’« Islam politique » n’a pas inauguré une nouvelle variante de capitalisme comparable à ce qu’avait été le capitalisme d’État, avec une classe dirigeante bureaucratique distincte et même rivale de la bourgeoisie classique. Né en Russie, ce modèle a eu assez de dynamisme historique pour s’étendre sur une partie de la planète, souvent sous forme de caricature il est vrai, mais il a quand même tenu bon quelques dizaines d’années. Rien de tel dans ce que l’on appelle le monde « arabo-musulman ». En Iran, l’énorme pouvoir dont disposent mollahs et ayatollahs n’élimine pas l’existence et la force des bourgeois, et les deux groupes composent et s’interpénètrent. L’économie et les exportations sont gérées à Téhéran à la manière du big business à Turin ou à Sidney, et l’EI n’en fera pas plus à sa modeste échelle. Il n’existe pas de capitalisme musulman. L’Islam politique continuera à entraîner des foules, mais son échec à promouvoir une perspective historique est déjà advenu.

Guerre

Politologues et géo-stratèges soulignent assez le manque de cohérence de la coalition anti-EI, nous n’y insisterons pas. Retenons seulement un mot à la mode : « asymétrie ». Qui fait la guerre asymétrique, et qui la gagnera ? A l’évidente supériorité technologique de ses adversaires, le Califat oppose le retour de la classique « infanterie légère » et le terrorisme, arme du faible, de celui qui a des bombes mais pas d’avions pour les lancer 6. Contre lui, les partenaires de la coalition – même réduite à une coordination – ont des buts divergents, voire opposés. Et une véritable alliance anti-EI impliquerait au premier chef les grands pays voisins, Égypte et Turquie en particulier : ce n’est pas le cas, avec un e Arabie Saoudite quant à elle engluée dans son opération militaire au Yémen. Même le ciment idéologique – l’anti-terrorisme – prend mal : les Occidentaux soutiennent le PYD, branche syrienne du PKK qu’ils considèrent comme une organisation terroriste.

Il y a une contradiction dans « la guerre contre le terrorisme ». La guerre a un sens contre un ennemi identifiable, État ou parti armé, or « le terrorisme » n’est ni l’un ni l’autre, seulement une méthode, une tactique utilisées par des groupes qui se reforment dès qu’on les disperse.

La War on Terror ne règle rien. Si certains capitalistes peuvent parfois avoir intérêt à une dose de chaos, l’excès de chaos menace non pas le système lui-même (tant qu’il n’y a pas de révolution communiste, le mode de production capitaliste continuera à travers les crises et les catastrophes), mais les intérêts des classes dirigeantes, dont la perpétuation suppose une stabilité géopolitique minimale.

Sans tout expliquer par le pétrole, il n’est pas indifférent que l’Irak en détient les troisièmes réserves du Moyen Orient. Malgré les espoirs du pétrole de schiste étasunien, l’enjeu est évident : l’Irak et ce qui l’entoure comptent plus que l’Afghanistan.

La solution sera moins militaire que politique.

Impérialismes

Si l’EI, nouvel avatar d’Hitler, est devenu l’ennemi n°1 de la « communauté internationale », il ne le doit pas à ses horreurs, mais plus simplement au fait d’accentuer gravement le désordre au Moyen Orient, région pétrolière de première importance dominée depuis un siècle par les Occidentaux 7.

Or, si le Califat était effectivement un islamo-fascisme comparable au nazisme, donc contre lequel tout devrait être mis en œuvre, Poutine serait un anti-fasciste plus conséquent qu’Obama, puisque le chef de la Russie n’hésite pas à venir en aide au dictateur Assad, rempart nécessaire contre l’EI. L’anti-fascisme n’a-t-il pas pour principe de choisir le moindre mal contre le mal pire ou absolu ? C’est que la comparaison Hitler-Assad est anti-historique. Non pas en raison du nombre de morts : le nazisme en a tué beaucoup plus, et pratiqué le génocide. Mais surtout, Hitler menaçait l’existence des trois grandes puissances mondiales d’alors, Grande Bretagne, États-Unis et URSS, tandis que l’EI ne remet en cause que le partage d’une région-clé. Dans la deuxième guerre mondiale, chacun des trois impérialismes suivait son intérêt, jusqu’à s’entendre provisoirement avec le diable au moment opportun, Staline épaulant Hitler en 1939-41, Roosevelt et Churchill faisant provisoirement cause commune avec Staline ensuite. Le Califat, lui, ne fait peser aucune menace vitale sur les pays qui dominent le monde.

Aussi chacun se borne à renforcer ou secourir celui qu’il considère en allié, actuel ou potentiel. Les bombardements étasuniens et français aident les YPG contre l’EI, mais pas Assad contre l’EI : quand en 2015 l’EI avait pris Palmyre aux troupes du régime syrien, les Occidentaux n’étaient pas intervenus. Au contraire, comme l’a annoncé Poutine en octobre 2015, avions et missiles russes visent à restabiliser la Syrie, et leur appui a contribué à la reprise de la ville par l’armée d’Assad.

Dans ce conflit, aucun impérialisme n’a d’objectif prioritaire qui primerait sur toute autre considération. Chaque force en présence se détermine, non selon le critère « pour ou contre le Califat », seulement suivant ses intérêts limités et donc contradictoires entre eux comme avec ceux des autres belligérants. Pour la Turquie, Rojava est au moins autant un ennemi que l’EI. Pour les États-Unis, la naissance d’un État kurde en Syrie affaiblit ce pays mais aussi la Turquie qui est pourtant son alliée. Le pire pour Washington, est-ce l’existence d’un puissant perturbateur islamique au cœur du Moyen Orient, ou une crise grave en Turquie ? Les deux à la fois.

Crise

Les contradictions des coalisés anti-Califat ont une autre cause, plus profonde.

Quatre coalitions internationales se sont formées depuis la fin de la Guerre Froide : Irak (1991), Kosovo (1999), Irak de nouveau (2003), et Libye (2011). Le Kosovo démontre que l’on n’a pas forcément besoin de troupes au sol, l’Irak que les troupes au sol ne gagnent pas forcément non plus. Pour l’emporter, il faut légitimité, cohérence des objectifs (c’est-à-dire une stratégie commune), et plan de sortie (pour l’après-guerre). Les deux dernières conditions manquent aujourd’hui face au Califat, et même en cas de disparition de l’EI elles continueront à manquer face au désordre en Syrie et Irak.

Si le bourbier géopolitique se déplace et s’étend d’un pays à d’autres depuis 2001, ce n’est pas faute de moyens militaires. En ce domaine, les États-Unis et leurs alliés (parfois réticents, telle la France en 2003) ont une supériorité que la Russie ne conteste plus, et la Chine pas encore. La cause dernière des contradictions stratégiques tient à l’état du capitalisme contemporain, qu’au risque de simplifier il faut tenter de cerner.

L’expansion et l’approfondissement du système capitaliste après 1945, en Europe et au Japon notamment, ont duré environ trente ans, jusqu’à la rupture des années 70, due en particulier à la rébellion du travail (là où l’Histoire ne voit qu’une crise pétrolière). De cette secousse prolétarienne quasi mondiale, le capitalisme est sorti vainqueur, et il même ensuite ré-englobé le capitalisme dit d’État (les pays de l’Est européen) dans la sphère capitaliste dite de marché. En 1975, les GIs étaient chassés du Vietnam : vingt ans plus tard, ce pays faisait le meilleur accueil aux investisseurs étasuniens et asiatiques.

Pourtant la phase lancée depuis 1980 n’est pas celle des Trente Glorieuses en plus fort et étendue à la planète entière. La différence essentielle ne réside pas dans la poussée de l’Asie et la montée de rivaux menaçants pour les États-Unis et l’Europe. L’ascension de la Chine (ou de l’Inde) ne pose pas la question du développement du capitalisme chinois, mais celle du développement du capitalisme mondial en Chine 8. Au 19e siècle, Marx analysait l’Angleterre comme le cœur d’un système mondial qui, sans toucher tous les pays, rayonnait de la Chine à l’Amérique latine. De même, à plus large échelle, les États-Unis au 20e siècle.

Pourquoi ont-ils tant de mal à s’imposer dans l’ex-tiers-monde quand ils disposent d’une hégémonie stratégique planétaire, alors qu’ils y arrivaient quand leur marge de manœuvre était limitée par la puissance de l’URSS ? L’essentiel est à chercher dans le rapport capital/travail, la rentabilité du capital, l’insuffisance de la production de valeur, cause première de la fuite en avant de la financiarisation, et l’incapacité du capitalisme à salarier les masses d’êtres humains qu’il arrache à leurs modes de vie traditionnels 9. L’ouverture de l’Asie au marché mondial reporte à une échelle plus large la tendance du système à la suraccumulation, aux rendements décroissants, à la surproduction et aux bulles financières. Loin de pacifier le monde, la croissance droguée en aggrave les conflits et les chaos.

Cette crise globale (nous ne disons pas finale), différente de celle des années 1930, affecte l’ensemble du mode de production capitaliste, dont l’Occident – avec à sa tête les États-Unis, relativement affaibli mais toujours dominant – reste jusqu’ici le principal vecteur et l’emblème 10.

Le système mondial capitaliste n’arrive pas à recoller les morceaux de ce qu’il rassemblait autrefois dans les régions colonisées devenues formellement indépendantes au 20e siècle, mais toujours soumises aux pays dominants. Ces nouveaux États ne vivent qu’accrochés aux flux mondiaux du capital, et dépendent de leurs exportations, surtout de matières premières, accessoirement de produits manufacturés. Il n’y a là ni État national, ni bourgeoisie nationale au sens d’un groupe porté par un intérêt commun et capable de dynamisme politique. Faute d’un développement endogène, le pays tient par son lien avec un capitalisme étranger, et maintient son unité par la dictature. L’Égypte a beau disposer d’une assise économique et sociale qui lui a permis d’accéder à une semi-indépendance dès 1922, la bourgeoisie locale n’a jamais eu la force de diriger un pays dont les militaires continuent à tenir les rênes.

Dans des pays plus fragiles encore, aux frontières artificielles et aux populations désunies comme la Syrie et l’Irak, quand la crise du « centre » capitaliste se répercute sur eux, elle les ébranle et, pour les plus faibles, les disloque.

Malgré la poussée démocratique du « Printemps arabe », les classes moyennes se sont avérées incapables de prendre la relève des régimes dictatoriaux. C’est que lorsqu’on entend « société civile », il faut traduire par démocratie bourgeoisie, à savoir parlementarisme, pluralisme et alternance des partis, concurrence politique et économique, espace public de discussion et circulation des idées… toutes choses impossibles sans un minimum de développement économique autonome. L’Armée Syrienne Libre n’émane d’aucune « société civile » d’un pays dont elle manifeste seulement la fragmentation.

En Libye, cas extrême, le pays se décompose. L’Irak n’a pas un État, il en a trois. En Syrie, à côté d’un gouvernement très diminué naissent et meurent des pouvoirs locaux qui s’emparent de ressources (pétrole, ailleurs ce serait le diamant ou la drogue) et de voies de circulation (de marchandises et d’argent).

Dans cette situation, l’incohésion occidentale n’est pas due à la faiblesse des armes. Une grande différence avec la Guerre Froide, c’est qu’aujourd’hui, même lorsqu’elles ont les moyens de renverser les régimes qui les gênent, les grandes puissances capitalistes sont incapables de les remplacer par des gouvernants assez stables pour garantir le business as usual.

Présents depuis 1945 dans une région où ils ont pris le relais de la Grande Bretagne et de la France, les États-Unis n’avaient autrefois guère besoin d’y intervenir militairement. Au Liban, en 1958, leurs troupes n’étaient restées que quelques mois, le temps de restaurer l’autorité des élites dirigeantes, quasiment sans combat.

Aujourd’hui, les impérialismes qui dominent le Moyen Orient ne peuvent ni accepter le chaos, ni rétablir l’ordre : ils se contentent de maîtriser le désordre. Les grandes puissances ne fomentent pas les guerres locales – civiles ou entre États – mais elles y sont présentes, du Liban des années 1970 au conflit actuel en passant par la guerre Irak-Iran, et leurs interventions n’apaisent un foyer de tension (au prix de milliers de cadavres) que pour en exacerber un autre ailleurs.

Le néo-colonialisme des années 1950 et 1960 pouvait promouvoir dans le tiers-monde des régimes ayant un minimum de stabilité, parce qu’il permettait aux anciennes et/ou nouvelles classes dirigeantes de ces pays de vivre des rentes (souvent pétrolières), et de toucher leur part des profits tirés du commerce avec les métropoles industrielles. Cette phase s’est achevée vers la fin du 20e siècle. En apparence, la « mondialisation » donne un essor nouveau sur tous les continents à un capitalisme qui bénéficie d’un travail à bas coût du Maroc aux Philippines et d’un transport des marchandises bon marché. Mais la crise de rentabilité frappe aussi l’ex-tiers monde, et les usines se déplacent là où les salariés sont les moins payés et les plus dociles, s’il le faut du Cambodge à l’Éthiopie. Parallèlement, la globalisation accélère la destruction des cultures vivrières et force à une migration vers les villes où les déracinés ne trouvent pas d’emploi. Le développement autonome des pays ex-coloniaux reste faible et fragile. Même le Brésil, il y a peu « 6e puissance économique de la planète », reste impuissant face aux fluctuations du marché mondial.

Il faut un minimum de bases socio-économiques pour que les structures politiques tiennent. Les multinationales veulent des pouvoirs politiques assez faibles pour ne pas déranger leurs affaires, mais assez forts pour maintenir l’ordre dont elles ont besoin. Quand après 2003 l’Irak se retrouve divisé en trois morceaux, il n’y a plus de fondation pour un État déchiré entre « sunnite » et « chiite ». Seule la zone kurde du nord du pays réussit à constituer un proto-État économiquement et politiquement viable.

Mutations

Le Califat est la énième réaction à l’ingérence occidentale dans le monde arabe depuis la fin de l’Empire ottoman, et il se présente en défenseur des musulmans dans le monde. Sa fin probable ne fera pas disparaître les causes qui expliquent sa création, et qui resteront source de mobilisation, violente pour une minorité. L’Afghanistan était en 2001 le seul foyer important de « terrorisme » : il a essaimé depuis dans une demi-douzaine de pays, y compris en Afrique. L’échec du Califat sera une sorte de retour à Al-Qaïda : non plus contrôler un territoire, mais favoriser des combattants nomades, sans base territoriale, hors sol, les « expats » du terrorisme. Nous voilà en guerre pour trente ans, disait un ancien chef de la CIA.

La mort de Baghdadi ne réglera rien de plus que celles de Ben Laden et du mollah Omar. L’islam radical, pour employer le mot, n’a pris la forme territoriale qu’avec la renaissance du Califat. Il en a connu d’autres (celle du réseau avec Al-Qaïda) et en inventera de nouvelles. Disposer d’un État n’est pas indispensable aux jihadistes, la misère et la confusion locales suffisent. Lorsqu’au Caucase, au Xinjiang, au Maghreb ou en Indonésie s’allumeront les prochains foyers djihadistes, selon qu’il se jugera menacé ou qu’il ne verra pas ces troubles d’un mauvais œil, chaque État réagira de façon différente, participant ou non à la « lutte contre le terrorisme ».

Le Califat officiellement créé le 29 juin 2014 a sa réalité sur le terrain. En Occident, il en a une autre, celle d’épouvantail au profit de tous les pouvoirs. Les atrocités qui l’aident à s’imposer à Raqqa servent aux gouvernants de Paris et Londres à mobiliser contre lui les opinions.

Résistance

Ne pas céder au consensus, c’est aussi garder ou redonner leur sens aux mots.

Voici quarante ans, il était fréquent de théoriser les Palestiniens comme des « sans-réserves » inévitablement bientôt conduits à remettre en cause l’ordre capitaliste au Moyen Orient. Cette région produit aujourd’hui au moins dix fois plus de sans-réserves que la Palestine 11. Des millions de personnes en Irak et Syrie ont tout perdu ou presque, l’immense majorité survit comme elle peut, et une minorité s’enrôle ou est enrôlé au service d’un camp anti-prolétarien contre d’autres camps anti-prolétariens.

La dépossession ne crée pas ipso facto un réservoir de force révolutionnaire. Quand la société se disloque et que l’État perd pied, si le mouvement prolétarien est faible, ce n’est pas un parti révolutionnaire « dans sa large acception historique » qui « naît spontanément du sol de la société moderne » 12, mais des bandes armées luttant pour le repartage du pouvoir et des richesses, ou la simple survie.

On ferait également fausse route en traitant la religion de vieillerie moribonde : archaïsme liturgique et modernité technologique ne sont pas incompatibles. Il est de bon ton de moquer l’incongruité historique du programme islamiste radical. Pourtant, l’EI est-il si « primitif » lorsqu’il renvoie les femmes à la maison au moment où le capital crée des masses qu’il est incapable de salarier ? Depuis la révolution industrielle, selon les époques et ses crises, le capitalisme a fait entrer, sortir puis de nouveau rentrer des masses de femmes dans le monde du travail, mêlant pressions économiques et justifications morales. La « complémentarité hommes femmes » revendiquée par l’EI renouvelle la panoplie du sexisme à sa façon 13.

N’enterrons pas non plus trop tôt le nationalisme. Si ce qu’a vécu l’ex-Yougoslavie après 1980 ne suffisait pas, tournons le regard vers l’Ukraine aujourd’hui. Ou, pour rester au Moyen Orient, vers le quasi-État kurde existant depuis 2003 au nord de l’Irak.

Les internationalistes ne peuvent se contenter des formules du temps où l’armée de conscription était la règle. Dans les pays occidentaux contemporains, la mobilisation concerne avant tout les esprits, et l’on ne demande plus au citoyen de tuer, mais de laisser le professionnel tuer. Les consensus guerriers du 21e siècle ne ressemblent pas à l’Union Sacrée de 1914 14. L’État moderne fait moins appel au militarisme patriotique qu’il n’entretient sidération et passivité. Mutinerie et révolte prennent d’autres chemins que ceux de 1917.

Ce qui n’a pas changé, c’est que le régime le plus démocratique n’hésite jamais à prendre les mesures dictatoriales s’il estime menacée la sécurité de l’État 15. En 1905, la Russie envoie 300.000 soldats rétablir l’ordre en Pologne, soit plus que contre les Japonais en Orient : le péril intérieur aura toujours priorité sur l’ennemi étranger.

G.D., juin 2016

1 / « Deux guerres locales », Internationale Situationniste, n°11, octobre 1967.

2 / Isabelle Sommier, « Du « terrorisme » comme violence totale ? », Revue internationale des sciences sociales, n° 174, 2002

3 / « Global War On Terror Has Killed 4 Million Muslims Or More », Mint Press News, 3 août 2015 Sur les drones : « Drone Warfare », The Bureau Of Investigative Journalism

4 / Il Lato Cattivo, Question kurde, État Islamique, USA & autres considérations.

5 / New York Review of Books, 2 juin 2015.

6 / Selon la formule de William Blum, L’État voyou, Parangon, 2002.

7 / Dans ce partage de la région, le Traité de Versailles a compté au moins autant que les accords Sykes-Picot de 1916 : Margaret McMillan, Paris 1919 : Six Months That Changed the World, Random House, 2003.

8 / Bruno Astarian, Luttes de classes dans la Chine des réformes (1978-2009), Acratie, 2009.

9 / Daniel Cohen le reconnaît à sa façon et avec ses remèdes : Le Monde est clos et le désir infini, Albin Michel, 2015.

10 / Impossible de détailler ce qui a été exposé dans L’Appel du vide, 2003 ; Irak : Fausses routes, 2004 ; Demain, orage. Essai sur une crise qui vient, 2007 ; Zone de tempête (sur la crise advenue), 2009, tous consultables sur le site troploin. Analyse plus synthétique dans De la Crise à la communisation, chap. 4, à paraître chez Entremonde en 2016.

11 / Il Lato Cattivo, Lettre sur l’antisionisme, 2014.

12 / Karl Marx, « Lettre à Freiligrath », 29 février 1860.

13 / Le Présent d’une illusion, 2006, et Tristan Leoni, Du spirituel dans l’homme et le prolétaire en particulier, 2015.

14 / Sur un point en tout cas, rien de nouveau : l’État ne manquera pas de brillants esprits pour rallier sa cause, tel Freud déclarant en juillet 1914 quand il apprend la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie : « Toute ma libido est offerte à l’Autriche-Hongrie » (Charles Clark, Les Somnambules, Flammarion, 2013, p. 465).

15 / « Ennemi Intérieur : Le Monstre sur le seuil », 2016.

Source: DDT21, 17 juin 2016

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