Cette contribution décrit les conflits qui ont opposé l'Algemayne Yiddischer Arbeter Bund (Union Générale des Travailleurs Juifs, fondée en 1897, plus communément appelée Bund) et les différents courants sionistes « de gauche » dans la période qui précède la première guerre mondiale.
1. Les courants territorialistes dans le mouvement ouvrier juif
La nécessité (du point de vue sioniste) de briser l'hégémonie du Bund (1), les difficultés objectives que connaissait le mouvement ouvrier juif et l'incapacité du sionisme bourgeois (et utopique) à s'ancrer dans les masses ont amené des partis sionistes à développer des thèses sur la concentration de la population juive comme étant de l'intérêt de la classe ouvrière.
Après les nombreuses tentatives des sionistes « prolétariens » de se séparer de l'organisation sioniste (Z.O.) et de se constituer en une tendance autonome, trois fractions se formèrent lors de la révolution de 1905 :
1 /les Sionistes-Socialistes
2/ le Parti Socialiste-Sioniste (SERP), appelé également « sejmistes »
3/ le Parti ouvrier social-démocrate juif « Poale Sion » (2).
Ils avaient en commun d'analyser la question juive sous ses aspects socio-économiques et pensaient que, faute d'un territoire, le développement national du prolétariat juif serait impossible et sa lutte de classe inefficace. Ils refusaient toutes propositions pour la Diaspora, "l'Exil", et soutenaient qu'il fallait concentrer ses forces sur la revendication territoriale. Ils fondaient cette analyse (commune à tous les territorialistes) sur la structure sociale anormale du peuple juif (Borochov (3) parlait d'une pyramide inversée, qui se caractérisait par l'absence de paysannerie et la prépondérance des éléments bourgeois) (4).
Le Poale Sion (5) qui fut le seul à jouer un rôle historique voulait « corriger » cette structure anormale avant que le peuple juif n'entame une transformation vers le socialisme. Borochov revendiquait pour le peuple juif un territoire sur lequel il aurait pu se constituer en classe afin de mener la lutte de classes dans des conditions « normales ». Le Poale Sionprêtait une attention toute particulière aux mouvements d'émigration (6). Cette émigration devait abandonner son caractère chaotique et inconscient et se concentrer sur la Palestine par une colonisation planifiée, afin d'accélérer le processus de production des masses juives et de l'enraciner territorialement. Il prétendait que leur choix de la Palestine n'avait pas été dicté par un sentiment religieux. Parce que cette région était totalement différente des pays traditionnels d'émigration, elle se prêterait mieux à une autonomie territoriale et politique.
«Au lieu d'aller dans des pays au développement économique trop élevé pour les immigrants juifs, il faut partir dans des pays dont le niveau de développement est largement inférieur à la production juive, de sorte que les juifs prennent une position dominante dans ce pays et ne restent pas confinés dans des travaux marginaux comme c'était le cas dans les anciennes communautés juives et les pays d'émigration . Il est nécessaire que la transmigration juive se défasse de son caractère de simple immigration et devienne une colonisation.» (7) Pour résumer leur point de vue, l'orientation consciente de l'émigration juive devait isoler celle-ci de l'émigration générale, la diriger vers un territoire semi-agraire et — grâce à une colonisation ouvrière — créer de manière planifiée les conditions politiques et économiques pour l'édification d'un état juif autonome.
Selon Borochov, les juifs émigrant vers la Palestine n'auraient pas à affronter « une concurrence nationale » , la majorité de la population "fellah" devant être assimilée dans une palestine juive (aussi curieux que cela parraisse, pour un farouche adversaire de l'assimilation des juifs !) (8).
2. Analyse du sionisme dans le mouvement ouvrier juif
Toutes les thèses territorialistes se voulaient critiques et rivales du Bund. Comme le sionisme bourgeois n'avait pas de partisans parmi les travailleurs, il ne constituait pas une concurrence pour le Bund. Mais celui-ci pressentait que le sionisme allait bientôt s'adresser aux travailleurs «sous un masque socialiste».
C'est la raison des critiques acerbes que le Bund lui adressait déjà avant 1905 : une Palestine bourgeoise exploiterait les travailleurs comme la Russie le faisait à la même époque. Mais les Sionistes prêchaient en Russie l'indifférence face à la lutte sociale (9); ils considéraient les juifs comme des éléments fortuits (10). Le 4ème Congrès du Bund condamna les tentatives de propagande sioniste auprès des travailleurs juifs et vit en l'idéologie sioniste (réaction bourgeoise à l'antisémitisme) un adversaire nationaliste dont le but était de détourner les travailleurs juifs de la lutte de classe, de les isoler de leurs camarades de classe non-juifs pour édifier un état bourgeois en Palestine (11). A partir de 1901 , les Bundistes s'intéressèrent davantage aux activités sionistes, surtout lorsque Zoubatov (12) s'allia avec les sionistes. Dans son rapport à l'Internationale (août 1904), le Bund désigne le sionisme comme le pire ennemi du prolétariat juif organisé, « qui livre son combat sous le drapeau sociodémocrate du Bund » (13), et le définit comme « un mouvement au sein de la petite et moyenne bourgeoisie juive qui se trouve exposée à une double pression — d'une part la concurrence avec le grand capital et d'autre part les lois répressives d'exception et de persécution du gouvernement. Partant de l'idée de la permanence de l'antisémitisme, le sionisme se propose comme objectif la fondation d'un état de classe en Palestine et s'efforce donc de camoufler les contradictions de classe derrière un intérêt national général. » (14). Pour les Bundistes, le Sionisme représentait, avant tout, l'intérêt de la petite bourgeoisie juive déclassée et d'une partie de l'intelligentsia, mais ne suscitait que de l'indifférence dans le prolétariat et la grande bourgeoisie (qui n'était pas très enthousiaste pour transférer ses capitaux en Palestine) (15).
L'apparition de courants sionistes « ouvriers » et l'influence qu'ils exercèrent, surtout après le pogrom de Kichinev, obligèrent les Bundistes à s'y intéresser davantage. Balakan (16) accusait les militants du Poale Sionde vouloir retirer les prolétaires de leurs lieux de luttes, d'affaiblir ainsi le prolétariat juif en l'intégrant dans sa politique de collaboration de classe (jusqu'à la conquête de la Palestine). Alors qu'un prolétariat juif doté d'une conscience de classe se souciait peu du lieu où devait s'exercer la lutte de classe (17).
Dans un premier temps, le Bund ignora l'argumentation socioéconomique des territorialistes, leur opposant simplement la foi en la conquête des libertés démocratiques en Russie. Ensuite, les Bundistes essayèrent de prouver que les artisans juifs étaient également des prolétaires à part entière dans la mesure où ils ne possédaient pas de moyens de production et étaient obligés de vendre leur force de travail — créatrice de plus-value — au capital organisé dans les manufactures et les industries à domicile. Ces formes du capital n'étant que des formes de transition vers un capitalisme industriel; l'accès limité à l'industrie lourde s'expliquant par les juridictions politiques (entraves à la liberté de circulation); tous ces obstacles (ainsi que les pogroms et l'émigration) devaient disparaître avec la chute de la domination autocratique. « Les juifs savent que leur lutte de classe réalisera le socialisme ici, dans la Galouth; la Galouth cessant d'être une Galouth, pourquoi s'occuperaient-ils alors de Sion ? » (18). La lutte pour un territoire ne pouvait être une lutte de classe; elle ne ferait que détourner le prolétariat de cette lutte. Les territorialistes appréhendaient la situation de manière trop statique, mais le développement capitaliste et une autonomie nationale culturelle, là où vivaient les juifs, surmonteraient le territorialisme qui n'était que l'expression du désespoir actuel (19). Si la lutte pouvait apparaître dans l'étape actuelle comme opposant les travailleurs juifs au capital juif, l'évolution politique et économique transformerait cet isolement de la communauté et mènerait vers une lutte de classe internationale de l'ensemble des travailleurs. Les difficultés qu'avaient les ouvriers juifs à vendre leur force de travail résultaient aussi d'un manque de conscience de classe du prolétariat non-juif, qui voyait dans les ouvriers juifs une concurrence qui n'était pas justifiée.
Même si les Bundistes n'ont pu arrêter l'influence des territorialistes, ils ont été les premiers à prévoir les difficultés inévitables qui devaient surgir en Palestine. Balakan affirmait (en 1905) : « Ceux qui devraient être expropriés ne se laisseraient sans doute pas faire les bras croisés. » (20). Il citait Max Nordau lors du 7ème Congrès sioniste ( 1905) :
« Un mouvement qui s'est emparé d'une grande partie du peuple arabe peut aisément avoir des répercussions sur la Palestine. Le gouvernement turc pouvait considérer alors qu'il aurait tout intérêt à disposer en Palestine et en Syrie d'un élément de la population nombreux, fort et bien organisé...qui ne tolère aucune attaque contre l'autorité du Sultan, mais la défendrait au contraire en mobilisant toutes ses forces...même l'Europe pourrait être amenée à vouloir empêcher tout changement violent des rapports de souveraineté par une occupation active de la Palestine. »
On n'entendit aucune voix sioniste s'élever contre le rapprochement avec le pouvoir dominant dans la région. Un autre dirigeant Bundiste (21) soupçonne que le capital préférerait en Palestine la force de travail arabe, meilleur marché (en 1906 !)... « ou est-ce que les socialistes sionistes penseraient à établir une zone d'implantation spéciale pour les bédouins et à promulguer des lois d'exception contre les travailleurs migrants non-juifs ? » Sans s'attacher plus longuement à la question arabe, les sionistes de gauche maintenaient leur position: l'émancipation bourgeoise n'abolirait pas le ghetto socio-économique et le Bund (avec son programme de l'autonomie nationale culturelle) réduisait la question nationale à une question culturelle (linguistique); les causes économiques de l'oppression nationale restaient déterminantes — la culture n'est pas isolée et ne pouvait être considérée que comme le résultat de certaines conditions de vie. Le Bund ne s'en tenait qu'aux conséquences et non aux causes du conflit national.
Pour Borochov, les causes se trouvaient dans le projet stratégique insuffisant du prolétariat juif. Ses limitations et anomalies ne disparaîtront que lorsqu'un changement radical des conditions de production dans la vie juive aura eu lieu et lorsque le peuple juif aura obtenu son propre territoire, lorsque les juifs travailleront dans les branches de production essentielles et ne produisant plus seulement des biens d'usage mais aussi des biens de production, le prolétariat prendra les rênes économiques dans ce pays. Quand les centres de la vie économique, d'où est issue la production sociale, seront occupés par les juifs eux-mêmes, le rassemblement du prolétariat juif s'effectuera de manière normale et autonome, et il ne dépendra plus fatalement des organisations ouvrières des populations environnantes. Alors la lutte de classe du prolétariat juif ne se fera plus, comme c'est le cas actuellement dans l'économie juive, contre une bourgeoisie impuissante mais contre une bourgeoisie puissante qui organise la production dans le pays. (22)
Borochov a au moins essayé de déduire ses conceptions sionistes d'une analyse marxiste (et non pas l'inverse) en partant des intérêts du prolétariat juif (23). De l'isolement économique marqué au départ par « la concurrence nationale », il a conclu à la nécessité d'une organisation spécifique du prolétariat juif mais, puisqu'il ne voyait la solution du problème de la classe ouvrière que dans et par le cadre national, il débouche sur le fétichisme de l'isolement et non pas — comme ce serait la tâche du mouvement ouvrier révolutionnaire — sur l'abolition de cette limitation.
« Tout ce qui contribue d'une manière ou d'une autre à l'isolement de la vie juive renforce le sentiment national du peuple juif » (24). Certes, l'isolement rendait la lutte des travailleurs juifs relativement faible mais chercher à cause de cela une base « stratégique » séparée ne pouvait que renforcer cet isolement. Au départ, la lutte de classe du prolétariat juif avait pris une forme nationale mais l'élément conscient, l'avant-garde révolutionnaire, devait donner un contenu international à cette lutte et la coordonner, l'unifier au niveau national et international. Malgré le manque d'une base « stratégique » suffisante, le Bund a joué un rôle de pionnier, la force principale de la lutte de libération étant dévolue au prolétariat des régions industrialisées. Créées à cause de cela, des conceptions purement juives, « particulières », auraient été évidemment une erreur. La concurrence et l'oppression nationale correspondaient à des étapes déterminées du développement social, à des rapports de force établis.
Borochov n'a pas donné des perspectives adéquates de renversement de la société. Le Poale Siona rejeté la perspective d'une révolution qui aurait également aboli les fondements économiques de la misère juive et, par là même, de l'isolement juif, car cette misère lui servait de moyen pour perpétuer cet isolement (même sous forme socialiste) (25).
Cette contribution traite d'une « vieille controverse ». Un grand nombre d'événements fondamentaux doivent aujourd'hui être intégrés à la discussion: l'échec de l'expérience soviétique, l'incapacité du mouvement ouvrier international d'empêcher le fascisme, la signification de l'État d'Israël qui, d'une tentative de solution à la « question juive », est devenu une partie de cette question. Mais même les interrogations et les solutions du passé peuvent nous aider à trouver des réponses nouvelles, humanistes et socialistes, aux questions actuelles.
John Bunzl
(J'ai traité la question du mouvement ouvrier juif de manière plus détaillée dans mon livre « Klassenkampf in der Diaspora » «Luttes de classes en Diaspora », Vienne 1975)
(Traduit de l'allemand par Sybil Bebermeyer)
1. Le plus grand parti des travailleurs juifs.
2. Les Travailleurs de Sion.
3. Ber Borochov, fondateur et principal théoricien du Poale Sion.
4. La proportion des travailleurs de la population juive n'était pas inférieure à celle de la population russe.
5. Les partis israéliens actuels sont issus de ce mouvement; en effet, les sionistes de gauche constituaient la colonne vertébrale de tout le mouvement sioniste; ils donnèrent à la colonisation juive sa différence spécifique (par rapport à d'autres formes de colonisation).
6. Ils pensaient qu'ils sapaient les bases socio-économiques juives: les émigrations antérieures n'avaient pas résolu la question juive et l'avaient seulement reposée dans les pays d'émigration.
7. Borochov : « Grundlagen des Poale-Sionismus » Reprint, Francfort 1969 p. 46
8. L'ignorance volontaire des Palestiniens s'explique par la focalisation sur la souffrance des juifs européens.
9. Rapport du Bund au 2ème Congrès de la Social-Démocratie russe (RSDPR), Neue Zeit 1904, vol.2 p.536.
10. Encore en 1920, Medem se plaignait que les sionistes considèrent les masses juives en Europe comme des étrangers (Johnpoll, The politico of futility, tome 1, 1967).
11. Tobias, Jewies Bundin Russia, Stanford, 1972 pp. 127-128.
12. Chef de la police secrète tsariste et spécialiste de la lutte contre le mouvement ouvrier révolutionnaire, auquel il opposait un « socialisme autorisé par la police ».
13. Tobias - op. cité, p.251.
14. David Balakan - (( Die Sozial-Democratie und das Judischen Proletariat }} Tchernovtsy 1905 (il renvoie à la ressemblance sociologique et idéologique entre sionisme et antisémitisme).
15. B.Rosin « Die zionistisch-sozialistische Utopie" Neue Zeit 27ème année vol.1 1909, p.29
16. Théoricien bundiste.
17. L'amalgame grotesque répété en permanence par des représentants officiels, antisionisme =antisémitisme, revient à dire qu'une grande partie des masses juives de l'Europe de l'Est aurait été antisémite (et dissimule le fait que justement les sionistes étaient beaucoup plus prêts à accepter la logique des antisémites).
18. A.L.- Der Poale-Zionismus, Neue Zeit, 24ème année, vol.1 , 1906, p.804.
19. B. Rosin - op.cit.
20. Balakan - op. cit. p.36
21. A.L. Der Poale Zionismus, op.cit.
22. Borochov, op.cit. p.75
23. contrairement à ceux qui se réclament de lui aujourd'hui et lui imputent l'intention d'avoir voulu créer un prolétariat juif
24. Borochov - op.cit. p.95. Même aux émigrants vers les Etats-Unis, il prédisait l'isolement et la naissance d'organisations ouvrières juives séparées. Le caractère international de telles affirmations tombe sous le sens (cf. Elie Lobel « La conception matérialiste de la question juive », Israc no5, Paris, janv-mars 71, p.27).
25. Les marxistes révolutionnaires n'ont pas nié la dimension économique de ce problème. En 1919, le responsable du commissariat soviétique pour les Affaires Juives déclare simplement: " Quand nous parlons d'une structure économique juive particulière, nous n'employons pas ce terme dans le sens sioniste qui signifie la création d'une économie iuive séparée. Nous intégrons les masses juives dans la réalité économique russe pour que ces masses participent à la productivité générale du pays dans tous les domaines. " (cité par Z.I. Gitelman dans Jewish Nationality and Soviet Politics, Newdersy 1972, p.243).
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