mercredi, 7 juin 2006
Après de nombreuses discussions à l’intérieur de Meeting, le texte ballade en novembre tel qu’il avait été rédigé à l’origine a été repris sur quelques points.
C’est cette seconde version qu’on trouve ici.
"Toute la nuit durant, dans différents district de Paris, on trouve une racaille des plus douteuse, cette pègre organisée dont la présence contamine ceux qui l’acceptent et, plus encore, ceux qui la sollicitent." (L’Humanité Dimanche, 26 mai 1968)
Du monde au quartier : un même modèle
La révolte des banlieues françaises est un événement mondial. Jamais, depuis l’accumulation primitive du capital, il n’y eut, comme maintenant, une telle conformité et une telle intrication entre l’organisation de la violence et l’économie, jusqu’à effacer la distinction entre guerre et paix, entre opérations de police et guerres. Dans les favelas du Brésil, les prisons des Etats-Unis, les banlieues des grandes métropoles (et des petites villes), les zones franches de Chine, les contours pétroliers de la Caspienne, la Cisjordanie et Gaza, la guerre policière est devenue la régulation sociale, démographique, géographique, de la gestion, de la reproduction et de l’exploitation de la force de travail.
La production de plus-value relative façonne un monde à son image, dans lequel aucune spécification sociale, historique ou géographique, conservée et/ou produite, ne vient entraver la reproduction du capital et la remise en cause constante de ses conditions. La mondialisation n’est pas une extension planétaire, mais une structure spécifique d’exploitation et de reproduction du rapport capitaliste.
La reproduction du capital qui se bouclait plus ou moins sur une aire délimitée, nationale ou régionale, perd ce cadre de références et de cohérence. L’Etat assurait la cohésion de cette reproduction en ce qu’il émane du pôle dominant (celui qui subsume l’autre) de l’implication réciproque entre prolétariat et capital, il était le garant de cette implication réciproque, c’est ce que l’on appelait assurer le « compromis social ». Le principe de cette perte de cohérence réside dans la scission entre le procès de valorisation du capital et la reproduction de la force de travail.
La valorisation du capital s’échappe "par le haut" en fraction ou segment du cycle mondial global du capital, au niveau des investissement, du procès productif, du crédit, du capital financier, du marché, de la circulation de la plus-value, de la péréquation du profit, du cadre concurrentiel.
La reproduction de la force de travail s’échappe "par le bas". Au « mieux », on trouve une déconnexion du salaire et de la productivité et la transformation du welfare en un pré-achat uniformisé, global et minimum de la force de travail abaissant sa valeur lors de son achat individuel. Au pire : autosubsistance, solidarités locales, économies parallèles, ce qui retravaille d’anciennes cohésions sociales en conférant, selon les circonstances, au domaine religieux de nouvelles significations d’être-ensemble. Aucune de ces situations n’est exclusive de l’autre. Le capital est devenu indifférent à la mise en forme du social. « Ceux d’en-bas » ont droit à une assistance policiaro-compassionnelle, et « ceux d’encore plus bas », à des missions militaro-humanitaires. Là où il y avait une localisation jointe des intérêts industriels, financiers et de la main-d’oeuvre peut s’installer une disjonction entre valorisation du capital et reproduction de la force de travail.
L’espace du monde capitaliste restructuré est un zonage qui se déploie de façon « fractale » à toutes les échelles : monde, continents, aires, pays, régions, métropoles, quartiers. A chaque niveau d’échelle, se côtoient et s’articulent : un noyau « surdéveloppé » ; des zones constellées de focalisations capitalistes plus ou moins denses ; des zones de crises et de violence directe s’exerçant contre des « poubelles sociales », des marges, des ghettos, une économie souterraine contrôlée par des mafias diverses.
Dans un tel « nouvel ordre mondial », la question de la distinction entre opération de guerre et opération de police n’a plus un grand intérêt. La restructuration actuelle est une autre organisation de l’espace de la reproduction du capital et une autre organisation de la violence. Les formes d’interventions sont celles de la discipline. Si le principal résultat du procès de production c’est la reproduction du face-à-face entre le prolétariat et le capital, que de ce face-à-face découle ipso facto le premier moment de l’échange entre le capital et le travail (achat-vente de la force de travail) ne va pas de soi. Au "centre" ou à la "périphérie", ces distinctions ont été mises en abimes à tous les niveaux d’échelle, la situation de la force de travail est fondamentalement la même : la force de travail existe face au capital comme force de travail sociale globale. Alors qu’elle est dans les aires développées globalement achetée par le capital et individuellement utilisée, il n’y a pas d’achat global dans les nouvelles périphéries. D’où l’importance partout de la disciplinarisation de la force de travail face à un prolétaire redevenu, en tant que prolétaire, un pauvre.
Un peu partout s’installe un système de répression prépositionné dans une étroite conformité entre l’organisation de la violence et celle de l’économie. Il s’agit d’une gestion globale et démographique de la main-d’œuvre. La répression est permanente, non pas partout, mais partout possible : interventions « coup de poing », missions de pacification forcée, missions policières, missions humanitaires. Dans les banlieues françaises, nous avons aperçu les lueurs de ce monde nouveau.
Vous avez dit revendicatif ?
Contrôle policier des chômeurs ; radiation des Assedics ; resserage du RMI, chômage massif largement supérieur aux moyennes nationales ; disparition des subventions à toute forme de vie sociale "légitime" ; dégradation de l’habitat, des transports ; ghettoïsation urbaine, scolaire ; flicage permanent ; segmentation racialisée du marché du travail ; délocalisation européenne et mondiale rendant illusoire un avenir même incertain de main-d’œuvre précaire et sous-payée, etc. Cette toile de fond de la "misère" dans les banlieues s’est trouvée encore obscurcie durant les derniers mois par une rafale de mesures et de déclarations qui pour provocatrices qu’elles soient ne font que révéler la façon dont le "social" est dorénavant traité.
Toutes les raisons, les meilleures du monde, pour que la rage à l’encontre de telles conditions se formalise dans des revendications mêmes très générales, même floues, semblaient réunies. Pourtant, cette révolte n’a formulé aucune revendication, même la plus "basique" et "consensuelle" du style : "Sarko démission". On sait que l’absence de revendications formulées ne tient pas à l’absence d’organes "représentatifs" pouvant porter ces revendications, dans ce cas soit le mouvement en crée dans son déroulement, soit il investit des associations déjà existantes pour y insuffler, momentanément, le nouveau contenu qui est le sien. Cependant, dire que le mouvement de révolte n’a formulé aucune revendication, que son seul langage a été ses actes et ses objectifs, est une constatation. Cela ne donne ni le contenu de la révolte, ni pourquoi il en a été ainsi.
En ce qu’elle n’a rien revendiqué, le contenu de la révolte de novembre fut le refus des causes de la révolte, les émeutiers ont attaqué leur propre condition, ils ont pris pour cibles tout ce qui les produit et les définit. S’il en a été ainsi, cela ne tient pas à un imaginaire radicalisme intrinsèque aux "lascars de banlieues" venant remplacés les "blousons noirs politisés" des années 1960. Cela tient à la conjonction de deux causes actuelles : d’une part, la situation particulière de cette fraction du prolétariat, d’autre part, le fait que, de façon générale, la revendication n’est plus ce qu’elle était. La conjonction, bien sûr, n’est pas fortuite.
Nous aborderons plus longuement le premier point dans la partie suivante de ce texte. Disons tout de suite que les émeutiers révélèrent et attaquèrent la situation de prolétaire maintenant : cette force de travail mondialement précarisée. Ce qui rendit immédiatement caduc, dans le moment même où une telle revendication aurait pu être prononcée, de vouloir être un "prolétaire ordinaire". Nous supposons acquis que les chômeurs, les "exclus" sont des prolétaires, que leur rapport au capital est celui de la contradiction qu’est l’exploitation dont le principal résultat, le résultat essentiel, est la reproduction du face à face entre la force de travail libre et le capital potentiel.
Le second point est plus général et porte sur le fait que, dans les luttes actuelles, la revendication n’est plus ce qu’elle était. Revendiquer et se remettre en cause dans l’attaque de tout ce qui nous définit ne sont plus les termes exclusifs l’un de l’autre d’une alternative. Depuis longtemps déjà la lutte revendicative ne s’identifie plus aux gros bataillons syndicaux, à la légitimation réciproque de la classe ouvrière dans ses organisations et du capital comme terre nourricière du travail. Depuis longtemps la lutte revendicative n’est plus la voie royale de la montée en puissance de la classe ouvrière se renforçant, s’unissant pour devenir l’avenir du monde. De son côté, pour la classe capitaliste, la grève revendicative n’est plus légitime dans un processus interne national d’accumulation appelé "fordiste". Il existe maintenant une intrication structurelle entre d’une part être en contradiction avec le capital, ce qui inclut la revendication et, d’autre part, se remettre soi-même en cause comme classe car nous ne sommes rien d’autre que notre rapport au capital. Dans les luttes actuelles, la revendication a de plus en plus de difficultés à ne pas être attaquée au cours même de la lutte et à se donner ses formes d’organisation sans que celles-ci soient contestées.
En décembre 2002-janvier 2003, lors de la grève ACT d’Angers (matériel informatique, filiale de Bull), trois lignes de fabrication sont momentanément remises en route, ce qui n’empêche qu’ensuite des produits finis sont brûlés. L’usine est occupée, mais personne ne sait dans quel but. De même, dire que la lutte de Cellatex était « suicidaire », ce n’est en aucune façon lui enlever toute son importance. « Suicidaire », parce que les formes autonomes de la lutte de classe ne sont plus de mise, ayant jeté leurs derniers feux avec les coordinations des années 80 (et encore...). Si, à partir de son existence de lutte revendicative, la lutte de Cellatex déborda l’encadrement syndical c’est pour affirmer que le prolétariat n’est rien sans le capital, la force de cette lutte fut dans cette affirmation qui ne contient pas l’autonomie du prolétariat mais sa négation, qui part de la revendication et trouve en elle la nécessité de la dépasser. De Cellatex aux banlieues, tout est différent parce qu’il n’y a pas d’unité du prolétariat qui puisse exister sans que celui-ci n’entame sa propre abolition comme classe, mais tout est identique. Si la dynamique est unique il est vain est proclamatoire d’espérer ou pire d’appeler, sur cette base, à l’unité de la classe, qu’on l’appelle, ce qui n’a pas d’importance, classe ouvrière ou prolétariat. Les prolétaires ne trouvent dans le capital, c’est-à-dire en eux-mêmes, que toutes les divisions du salariat et de l’échange et aucune forme organisationnelle ou politique, aucune revendication, ne peut plus surmonter cette division. Le prolétariat n’est rien en soi, mais un rien plein de rapports sociaux qui font que, contre le capital, le prolétariat n’a d’autres perspectives que sa disparition.
Nous sommes amenés à ne plus pouvoir concevoir la lutte revendicative comme relevant d’une contradiction entre le prolétariat et le capital comportant la capacité pour le prolétariat de se rapporter à lui-même comme classe, contre le capital. La revendication ne construit plus un rapport au capital comportant la capacité pour le prolétariat de trouver en lui-même sa base, sa propre constitution, sa propre réalité, sur la base d’une identité ouvrière que la reproduction du capital, dans ses modalités historiques, venait confirmer. Corollairement, c’est la distinction entre lutte offensives et défensives qui s’efface. C’était une distinction liée à la problématique programmatique de la montée en puissance de la classe. Le prolétariat reconnaît le capital comme sa raison d’être, son existence face à lui-même, comme la seule nécessité de sa propre existence. Doit-on considérer la révolte des banlieues comme une lutte « offensive » en imaginant qu’elle réclamerait une situation meilleure pour la force de travail ou en ce qu’elle est la remise en cause de tout ce qui définit les émeutiers dans le cadre de cette société ; doit-on la considérer comme défensive en ce qu’elle réagit à une aggravation évidente de la reproduction globale de la force de travail active ou surnuméraire. Si l’on pose la question spécifique du rapport de la communisation aux luttes quotidiennes, celui-ci se situe dans le fait que, dans une lutte, agir en tant que classe soit la limite mise à jour et reconnue de l’activité de la classe, le fait que la remise en cause de la classe par elle-même soit l’enjeu de la lutte.
Les salariés licenciés de Moulinex mettant le feu à un bâtiment de l’usine ou les émeutiers de banlieues s’inscrivent dans la dynamique de ce nouveau cycle de luttes qui fait, pour le prolétariat de sa propre existence comme classe, la limite de son action de classe et contient sa propre remise en cause. Le refus de soi. Si nous évoquons ici les "luttes suicidaires" ce n’est pas seulement à cause d’une connivence formelle, nous pourrions parler de bien d’autres faits des luttes actuelles où l’appartenance de classe est extériorisée comme une contrainte extérieure objectivée dans la reproduction du capital. Le prolétariat voit son existence comme classe s’objectiver dans la reproduction du capital comme quelque chose qui lui est étranger et qu’il est amené à remettre en cause. Trivialement, cela se joue dans une situation où les émeutiers se révoltent contre leur "exclusion", tout en sachant parfaitement que le boulot qui les incluerait est "un boulot de merde payé des clopinettes", celui dont on ne veut pas, qu’il n’y en a pas et qu’il n’y en aura pas d’autres pour eux.
Les émeutiers de novembre 2005 n’ont pas revendiquer un "travail de merde payé des clopinettes" (ils ont de toute façon rarement vu leurs parents travailler de manière stable et continue), ni des centres sociaux, des Maisons de la culture, une "école démocratique" ou une "police de proximité". Ils ont transformé une situation revendicative (leur situation apparaissant comme un écart par rapport à la norme) en attaque de leur propre condition. De l’école à quelques usines en passant par les transports, les postes de police, d’assistance sociale et les ANPE, ils se sont attaqués à tout ce qui les produit et les définit, à eux-mêmes tels qu’ils sont. S’ils ne veulent rester ce qu’ils sont, ils ne cherchent pas la faute en eux-mêmes, ils savent trop bien que c’est seulement lorsque les conditions seront modifiées qu’ils cesseront d’être ce qu’ils sont, c’est pourquoi ils sont décidés à modifier ces conditions à la première occasion. Les prolétaires ne veulent pas rester ce qu’ils sont, ils n’exigent pas de la société une transformation qui ne peut émaner que de leur propre transformation, l’activité révolutionnaire est la coïncidence de se changer soi-même et de changer les conditions. C’est pourquoi quand les prolétaires attaquent leurs conditions d’existence, c’est leur propre existence qu’ils remettent en cause, jusqu’à et y compris par des formes luttes qui paraissent aveugles et sans perspectives tant la révolte contre leurs conditions est pour les prolétaires la révolte contre leur propre existence de prolétaire.
"Mais en faisant tout cela, c’est vous-même que vous attaquez"
"Mais oui, monsieur".
Cette intrication entre revendiquer et se remettre soi-même en cause comme prolétaires qui est caractéristique de ce cycle de luttes et qui se résume dans l’appartenance de classe comme limite générale de ce cycle, a été porté à son paroxysme dans les émeutes de novembre du fait de la particularité de leurs acteurs. La revendication a disparu. Mais, simplement constater l’absence de revendication ne suffit pas, il faut comprendre comment cette absence est elle-même produite. Le statut évanescent de la revendication dans la période actuelle est une raison nécessaire mais pas suffisante. Inversement s’en tenir à une particularité intrinsèque des acteurs c’est leur conférer en eux-mêmes une nature si spécifique (l’exclusion et donc la rage) qu’elle les excluerait du cycle de luttes actuel et ferait de l’absence de revendication un fait de nature, quelque chose de définitoire. Ce serait réduire la vague d’émeutes de novembre à un simple excès quantitatif par rapport aux faits ordinaires identiques qui se déroulent, dans les cités, tout au long de l’année et en réduire les acteurs à la "bande du quartier".
"Les premières comparutions immédiates des émeutiers au tribunal de Bobigny ont fait apparaître que la majorité d’entre eux n’ont pas d’antécédents judiciaires et ne peuvent être étiquetés comme délinquants. La plus lourde peine prononcée (quatre de prison pour un incendiaire d’un grand magasin de tapis) concerne un jeune de vingt ans, intérimaire, titulaire d’un bac pro de peinture, fils d’ouvrier français habitant la banlieue d’Arras. La sociologie des jeunes déférés au parquet (près de 3000) montre des jeunes "ordinaires", certains sont scolarisés, d’autres ont des petits boulots (intérimaires, vendeurs, commis de cuisine) ou peuvent encore être scolarisés. Sans casier judiciaire, ils se sont précipités dans le mouvement, attirés par l’effervescence du moment, portés par le même sentiment de révolte, sur fond de partage des mêmes conditions sociales d’existence et de conscience d’appartenance à une même génération sacrifiée. (...) Le groupe social que constitue la jeunesse des cités ne se réduit pas à sa fraction la plus visible dans l’espace public, celle du noyau dur des jeunes chômeurs. Il comprend aussi, d’une part, des jeunes actifs, principalement ouvriers ou employés comme intérimaire ou en CDD, et d’autre part le groupe formé par des jeunes encore scolarisé, où l’on trouve aussi bien des élèves orientés dans des filières qu’ils perçoivent comme de relégation scolaire (BEP, voire bac pro, classes de STT) que des lycéens d’enseignement général et des étudiant(e)s - inscrits à la fac mais aussi en IUT ou en BTS. (...) L’essentiel est de dire que, par delà les différences statutaires internes, il existe une forme de porosité entre les diverses fractions de la jeunesse des cités. Et c’est cette porosité qui va faire que, par exemple, un bac+2, possédant un BTS et qui a connu une forte discrimination dans sa recherche de stage, peut très bien à un moment donné se joindre ponctuellement au combat de ses compagnons d’infortune, qui ont souvent des bacs-5. (...) Comment expliquer la participation de ces jeunes de cités "ordinaires" à ces événements ? Tout semble s’être passé comme si les comportements d’autodestruction, jusque là réservés à la fraction la plus humiliée du groupe des jeunes de cité, s’étaient progressivement diffusés vers les autres fractions qui, jusqu’à récemment, avait espéré d’en sortir par l’école ou, sinon, par leur ardeur au travail. C’est peut-être bien cela, la véritable nouveauté de ce mouvement : la désespérance sociale, autrefois réservée aux membres les plus dominés du groupe (...) semble avoir gagné d’autres fractions du groupe des jeunes de cité. (...) En fait, l’avenir de ces jeunes de cité s’est dramatiquement obscurci pour tous lors des dernières années. (...) S’il faut insister sur la disparition des emplois-jeunes, c’est parce qu’ils avaient permis à nombre de ces bacheliers de cité de rebondir, de reprendre confiance en eux après leurs échecs dans les études supérieures, leur donnant un statut, un revenu, des possibilités de s’installer et de rêver à un avenir meilleur. Pour le groupe des jeunes ouvriers, la précarité s’est fortement accrue pour les emplois non qualifiés (pour arriver à ce petit chef-d’œuvre de dérégulation du marché du travail que constituent les Contrats Nouvelles Embauches). En région parisienne où les possibilités sur le marché du travail sont plus grandes (usines, bâtiments, hôtellerie-restauration, tertiaire non qualifié), une partie non négligeable de garçons de cité travaille dans des emplois d’exécution : en usine, à Roissy, dans le tertiaire non qualifié (tris postaux, centres d’appel, etc.) Or depuis le 11 septembre, Roissy qui était un gros employeur de jeunes des cités semble bien avoir fait le ménage, craintes de menace terroriste à l’appui. Citroën Aulnay a récemment licencié 600 intérimaires, Poissy annonce 550 licenciements d’intérimaires en décembre 2005. (...) Beaucoup de jeunes de cité qui travaillent voient leur situation comme un échec, (...) un refus viscéral d’accepter cette condition ouvrière qui, pour eux, est désormais liée à l’iniquité. (...) C’est peut-être là une grande différence avec leurs ainés ouvriers qui entraient dans un monde ouvrier peut-être aussi méfiant voire hostile vis-à-vis des "jeunes arabes", mais qui était plus sructuré, plus syndiqué. Le monde des ouvriers d’après la "classe ouvrière" est plus anomique, miné par la précarité mais aussi par les jalousies et les luttes de concurrence exacerbée par la nouvelle organisation du travail. Conséquence : se faire une place au travail pour les jeunes de cité exige toujours plus d’efforts, d’abnégation, de retenue... Or ils appartiennent à une génération sociale, marqué par la vie en cité, qui ne veut pas jouer les rabaissés, qui ne veut pas reproduire les logiques d’humiliation vécue par leurs parents." (La "racaille" et les "vrais jeunes", critique d’une vision binaire du monde des cités, Stéphane Beaud et Michel Pialoux).
Les émeutiers de novembre sont de jeunes prolétaires actuels ordinaires, ce ne sont pas des spécialistes de la "délinquance", certains travaillent en intérim, en CDD, ils ont parfois le bac, c’est le ralliement de cette "masse", dû à de rapides aggravations de sa condition et à la fermeture de son avenir, au noyau le plus dur qui "tient les murs" et qui, pour des raisons diverses, se sait depuis très tôt sans avenir qui a conféré son importance à ces émeutes : des émeutes de jeunes "ordinaires". Cette "masse" qui au temps de la "classe ouvrière" (il n’y a pas si longtemps que cela : cf. infra, Convergence 84) aurait revendiqué, s’est rallié aux pratiques habituelles de ce noyau le plus dur. C’est cette "masse" qui a assuré la conjonction. En se ralliant aux pratiques habituelles de la cité, elle a fait passer l’intrication de la revendication et de la remise en cause qui demeure une dialectique interne des luttes entre les deux éléments, à la pure et simple absence de revendication, là où on aurait pu en attendre et là où les différentes sortes de pouvoir vont en trouver. Sans cette transformation de la lutte revendicative, la bande de quartier serait restée la bande de quartier et leurs activités aussi régulières que marginales serait restées enfermées dans la définition d’une identité, mais, inversement, sans la porosité entre les diverses fractions des jeunes de cité liée à des situations communes, cette "masse" ne serait jamais passé de la revendication de moins en moins satisfaisante (même satisfaite), à l’absence de revendication. L’absence de revendication signifie que l’attaque des conditions existantes coïncide avec ne plus vouloir être ce que l’on est.
Lorsque Bernard Thibault déclare : "On n’a pas vu de banderoles, de drapeaux syndicaux certes, mais il est bien question d’emploi, de moyens pour vivre et de dignité", ou que Jacques Chirac lance une série de promesses répondant à des revendications (paroles en l’air ou annonces suivies d’effets.... ?), il ne faut pas les prendre pour des ânes, s’ils voient la révolte comme revendicative, c’est qu’ils peuvent l’y ramener. S’ils peuvent le faire c’est que le mouvement est demeuré tout du long un mouvement des banlieues. Il pouvait, par là, être renvoyé à sa particularité donc à des revendications traitant la particularité comme telle, simple écart à résoudre par rapport à la norme.
Le mouvement est parti d’une situation particulière (largement exposée par tout le monde : échec scolaire, chômage, précarité, niches d’emplois racialisées, absence d’avenir, dégradation urbaine, ségrégation, ghetto...), il a su ne pas s’y enfermer et surtout il a su élever les caractéristiques de cette situation particulière au rang de caractéristiques générales. L’émeute a su promouvoir les caractéristiques générales de cette situation particulière mais n’est pas sorti de sa particularité. Si l’immense majorité des émeutiers sont issus de l’immigration maghrébine, noire, turque..., l’émeute n’a jamais été une émeute arabe, noire ou turque au sens où l’ennemi aurait été le "blanc", le "français", le "gaulois" et durant laquelle on se serait battu en tant qu’arabes, noirs, turcs.... La revendication de l’intégration à la française ou communautariste à l’anglo-saxonne avait fait long feu avant même d’exister. Alors qu’il y a un an, en période de "calme", les synagogues brûlaient dans les banlieues, ces jeunes qui d’après les journalistes "jouaient à l’intifada" n’y ont pas prêté attention, une seule église a été attaquée. Les émeutiers de novembre ont retrouvé l’inspiration de ceux de la fin des années 70 et du début des années 80 avant que SOS racisme, s’appuyant sur un laminage de la lutte de classe et la défaite consommée d’un cycle de luttes, ne leur explique qu’il fallait lutter contre le racisme et non contre la segmentation du marché du travail et tout ce qui racialisait leur lutte. Si nous n’avons pas eu droit à la énième sympathique Marche des beurs version Mitterrand 1983 (au moment où Mauroy et Deferre traitaient les grévistes de l’automobile de "non-français manipulés par les ayattollas"), nous n’avons pas eu non plus les limites de la beaucoup plus intéressante Convergence 84 (souvenez-vous des mobylettes).
Ce mouvement était exemplaire dans la mesure où se fixant pour objectif “l’égalité” et la “nouvelle citoyenneté” il était lui-même conscient de l’insuffisance de cet objectif et de ce qu’il “masquait” : “ Nous savons que l’égalité des droits en matière de citoyenneté, ne consiste qu’à revendiquer les inégalités sociales qui traversent déjà la société française - mais uniquement celles-là !... Mais cette avance de l’idée d’Egalité rebondira sur l’ensemble de la société, mobilisant également des couches discriminées “à l’intérieur de la société française” " (4° de couverture de la brochure rédigée par les initiateurs de la convergence : La ruée vers l’égalité Ed. Mélanges 1985). “Nous sommes d’une catégorie qu’on a installé dans la cave de la société et dont on ne veut ni entendre le champ, ni voir l’âme. Nous revendiquons donc nos droits : des droits destinés à nous porter à la hauteur des citoyens reconnus. En chemin, nous avons appris que le sous-sol est plus grand que nous l’avons cru et qu’il comprend des pièces que nous ne connaissions pas. Nous avons rencontré des citoyens moins égaux que d’autres. Eux aussi exigent leurs droits : parfois les mêmes que les nôtres, parfois non. Nous avons compris qu’il s’agit de leur part d’égalité, comme nos droits sont notre part. Nous nous sommes dit que ces luttes diverses - les nôtres et les leurs- se confortent et doivent se rejoindre pour élargir le champ d’application de l’égalité.” (ibid, “Texte d’appel”). Les initiateurs du mouvement soulignaient eux-mêmes que, dans le texte d’appel, pas une fois le mot racisme n’était prononcé, “parce que pensions-nous, à tant rabacher le racisme, on finit par occulter les véritables problèmes.”. Mais à tant rabacher l’Egalité ont fini aussi par occulter les véritables problèmes.
Les initiateurs de ce mouvement considéraient qu’il n’y avait pas que des “inégalités sociales” ou plutôt que celles-ci se complétaient d’inégalités diverses contre lesquelles ont pouvait lutter au niveau du droit : des inégalités “formelles”. L’existence de ces inégalités est indéniable, insupportable et on a mille fois raisons de lutter contre elles. Mais, revendiquer l’égalité, c’est revendiquer la neutralité de la justice, de la police, de l’école, des employeurs, de l’aménagement du territoire, de l’Etat etc., c’est revendiquer que “la cave” soit traité par ces institutions comme “les étages supérieurs” dont elles sont leurs institutions. Les inégalités devenaient des objets de luttes et de revendications particulières. Ces revendications réclamaient alors une solution à leur niveau, celui de l’Egalité et de la citoyenneté. Ainsi, une lutte indispensable contre les inégalités se transformait en une litanie de revendications démocratiques ne changeant absolument rien à ce qui est sa raison d’être (l’existence des classes, l’exploitation, les conditions générales de reproduction de la force de travail et de sa segmentation) et surtout la niant. On aboutissait à l’invention d’une “solution” qui traitait les inégalités comme existant pour elles-mêmes et par elles-mêmes.
On peut soutenir que les émeutiers de novembre revendiquaient d’être traités en "prolétaires ordinaires", mais la généralité du mouvement (une de ses caractéristiques essentielles qui le distingue des émeutes de cités depuis le début des années 1980), son intégration et son dépassement en interne (comme émeutes des banlieues) de la racialisation de la force de travail et de la distinction entre actifs, chômeurs, précaires, étaient, de fait, l’aveu même qu’ils étaient le prolétariat ordinaire dont les "autres" ne sont qu’un segment particulier. En novembre 2005, les inégalités sont demeurées des inégalités réelles et en tant que telles sans solutions car reconnues comme le fonctionnement même du système. En cela, il ne s’agissait plus même d’inégalités. Tout le monde parle d’inégalités, mais la lutte ne s’est pas située à ce niveau dans ses objectifs, son déroulement et la conscience qu’elle avait d’elle-même.
On a dit qu’elle avait dépassé le piège de la racialisation et même, à ses débuts, l’enfermement dans la catégorie des "jeunes". Ce n’était pas d’inégalités mais d’exploitation dont il était question. Dans le capitalisme actuel, c’est l’ensemble de la force de travail qui est acheté et qui correspond pour le capital au travail nécéssaire
Avec le développement général de la précarité, de la flexibilité et de toutes les formes de contrats déterminés, le chômage n’est plus cet en-dehors de l’emploi salarié qu’il était durant les « Trente Glorieuses ». La segmentation de la force de travail se résoud en un achat global de celle-ci par le capital et une utilisation de chaque force de travail individuelle selon les besoins ponctuels de la valorisation. Cet achat global modifie de fond en comble le fonctionnement de l’Etat-providence, celui-ci, là où il existait, ne disparaît pas. Il se segmente lui aussi pour assurer l’employabilité permanente de la totalité de la main-d’œuvre disponible, il ne joue plus seulement sur la population salariée, mais sur le taux d’activité et la population disponible. C’est le passage du Welfare au Workfare. C’est une évidente « régression » au niveau des droits acquis, mais c’est également une extension du système : C.M.U. ; R.M.I. ; R.M A. Une telle extension est beaucoup plus développée dans les pays anglo-saxons. Le système du Welfare ne régresse pas en demeurant identique dans sa nature, sa « régression » est plus fondamentalement une modification de la nature générale du marché du travail en organisation du travail.
La force de travail est alors présupposée comme propriété du capital, non seulement formellement (le travailleur a toujours appartenu à toute la classe capitaliste avant de se vendre à tel ou tel capital), mais réellement en ce que le capital paie sa reproduction individuelle en dehors même de sa consommation immédiate qui pour chaque force de travail est accidentelle. Le capital n’est pas soudain devenu philanthrope, dans chaque travailleur il reproduit quelque chose qui lui appartient : la force productive générale du travail devenue extérieure et indépendante de chaque travailleur et même de leur somme. Inversement, la force de travail directement en activité, consommée productivement, voit son travail nécessaire, lui revenant en fraction individuelle, défini non par les besoins exclusifs de sa propre reproduction, mais en tant que fraction de la force de travail générale (représentant la totalité du travail nécessaire), fraction du travail nécessaire global. Il tend à y avoir péréquation entre revenus du travail et revenus d’inactivité.
La lutte de novembre 2005 a parfaitement intégrée cette restructuration du marché du travail et de l’exploitation au point même qu’apparaisse la possibilité de faire jouer "à son profit" les espaces intersticiels du système. Dans son déroulement, les objectifs visées, son dépassement dans le cadre des banlieues de la segmentation racialisée de l’exploitation, dans la façon dont elle exprimait son rapport au salariat et au "possibilités d’employabilité", elle s’est d’emblée située au niveau présent du rapport d’exploitation. C’est pour cela que la lutte de novembre 2005, même si elle n’a pas quantitativement l’ampleur des émeutes anglaises de l’été 1981 se situe immédiatement à un niveau supérieur.
La violence de ces émeutes avait témoigné de toute la dificulté du capitalisme anglais à réaliser cette double nécessité : débloquer l’assistance et le chômage comme ghetto et briser la rigidité de la classe ouvrière. Ce sont toutes les instances de la reproduction de la force de travail qui étaient entrées en crise et étaient attaquées : famille, école, urbanisme, système d’assurances sociales tant comme Etat-providence que sous les formes privées du libéralisme, en ce qui concerne les équipements urbains par exemple. Le capital était bien attaqué au niveau de sa reproduction mais cette reproduction ne se retrouvait que sous la forme de la reproduction de la force de travail, jamais l’autoprésupposition du capital n’est attaquée comme reproduction de la valorisation. C’est au niveau de la reproduction de la force de travail que ces émeutes attaquaient la restructuration en cours. La restructuration des modalités de reproduction de la force de travail pouvait encore être abstraite du mouvement général de la valorisation dont elles ne sont qu’un moment. C’est ce qui formait la substance même de la restructuration qui était attaqué (articulation chômage / activité ; assistance / salariat ; formation / vie active ; segmentation de la force de travail, travail temporaire, sous-traitance), mais en s’attaquant à des formes de reproduction solidifiées à côté des formes directes de l’activité salariée, la lutte sur la reproduction pouvait encore s’effectuer comme abstraite du cycle de la valorisation, comme existante pour elle-même.
En France, vingt-cinq ans après, la restructuration a fait son chemin, on ne peut plus séparer la reproduction et l’activité. Lutter sur la reproduction de la force de travail c’est directement lutter sur son emploi, sur son exploitation. La réponse communautariste qui avait été celle de Thatcher n’est plus possible maintenant en France (elle sera tentée), non seulement parce que le capital français n’a pas la marge de manœuvre que le capital financier et la rente pétrolière donnaient à la Grande Bretagne mais surtout parce que le rapport entre la continuité de la reproduction de la force sociale du travail et son intégration dans le procès productif n’autorise plus une telle solution (reproduction assistancielle d’un côté, travail de l’autre) qui, en Grande-Bretagne même, atteint ses limites.
Toute la difficulté de l’analyse de cette révolte réside dans une formule qui peut paraître au premier abord dénuée de sens : la particularité de son universalité.
Une généralité bien particulière
Si les jeunes issus de l’immigration représentent à l’extrême la disparition de tout ce qui pouvait constituer le "vieux mouvement ouvrier" (n’en déplaise à Thibault qui lui-même n’en est plus) et si inversement ils condensent non seulement les conditions actuelles de l’exploitation mais encore simultanément leur dissolution, en tant que jeunes-des-banlieues-issus-de-l’immigration cette généralité est une particularité (particularisation). Le contenu général de la révolte s’oppose à sa forme particulière. Cette forme particulière est une forme sociale confirmée et repérable, reproductible, qui de détermination de classe passe dans la catégorie d’une détermination d’ordre : attachée à des personnes. Si bien que le contenu général qui fut la raison d’être de ces émeutes et contre lequel elles se sont élevées existe dans une particularité comme si c’était en elle que résidait ce contenu général. Les analyses sociologiques ou même théoriques les plus pertinentes partent de cette particularité et trouvent en elle les formes générales de la gestion et de l’exploitation de la force de travail, leur erreur consiste à trouver le général dans le particulier sans considérer que le particulier est lui-même produit. Une fraction du prolétariat totalement médiatisée par le rapport général apparaît comme l’agent rél, le support immédiat du général, et ce général comme des propriétés déterminées de cette situation particulière. Les fractions du prolétariat, sa segmentation apparaissent sur le marché du travail comme des conditions préalables, parce que le mode de production capitaliste, au-delà même du marché du travail, se meut à l’intérieur des formes concrètes qu’il a créées, et que ces formes qui en sont le résultat, l’affrontent dans le procès de reproduction, comme des conditions préalables toutes faites, déterminant le comportement aussi bien des capitalistes que des prolétaires, leurs fournissant leurs motifs d’agir et leur conscience. Cette erreur a pour conséquence d’une part, de penser que ce particulier doit s’étendre aussi bien comme condition qu’il représente que comme formes d’action et, d’autre part, de ne pas voir dans ce particulier une limite intrinsèque due à la forme d’apparition du général. En un mot, l’erreur consiste à chercher le général comme contenu du particulier. Ce renversement se trouve confirmé pour les intéressés eux-mêmes dans la segmentation reproductible du marché du travail et de la société civile. C’est toute l’ambivalence de ces émeutes : la remise en cause de ce que l’on est non seulement part de ce que l’on est (ce qui va de soi) mais encore fait de ce que l’on est la catégorie particulière devant exprimer la dissolution générale des conditions existantes. Quand, tant policièrement que dans ses promesses, l’Etat répond à ce niveau, il n’est pas totalement "à côté de la plaque". La réponse de l’Etat est au niveau de ce contenu général, l’état d’urgence (prolongé pour trois mois) est non seulement une effet d’annonce à visée électorale et un effet du marquage à la culotte entre De Villepin et Sarkozy, mais aussi un avertissement donné à toute le prolétariat précaire. La reproduction du face à face entre la force de travail et le capital devient une affaire de discipline.
Dans ces luttes s’est produit un amalgame entre jeunes français issus de l’immigration, immigrés légaux ou clandestins, jeunes de l’ancienne classe ouvrière totalement précarisés. De fait, cet amalgame attaque les politiques d’immigration visant à accentuer les séparations en rendant plus fragile le statut légal de l’immigré, voire en le niant. Au moment où l’immigration à statut permanent ne répond plus aux besoins actuels de la valorisation du capital, où les Etats essayent d’institutionnaliser une immigration tournante, où la refonte des politiques d’immigration est menée de pair avec la réforme de l’Etat providence, ces émeutes ont signifié que l’insécurité est la condition normale de la classe ouvrière. Les secteurs encore "protégés" du salariat ne sont pas appellés à disparaître mais leur sens n’est plus en eux, ils ne sont plus eux-mêmes qu’un segment particulier dans la segmentation générale de la force de travail. Compris dans la structure d’ensemble de la restructuration, la mondialisation de la force de travail n’est que la forme la plus élaborée de la disparition de l’identité ouvrière. Il n’est qu’à voir le désarroi des fossiles de Lutte Ouvrière qui dans le n° du 18 novembre 2005 de leur journal appelle l’Etat à prendre toutes les mesures qui ressusciteraient la classe ouvrière d’antan pour conjurer la "violence aveugle" (expression répétée jusqu’à l’écoeurement) et appelle les vrais ouvriers, les enseignants, les travailleurs sociaux à s’interposer "Entre voitures incendiées et occupation policière" (titre programme d’un article du n°).
Les émeutes révélèrent et attaquèrent la situation de prolétaire maintenant (dans le mode de production capitaliste, "faire voir les choses" c’est déjà la lutte de classe, fétichisme réification, idéologie sont des réalités). Mais refuser d’être cette force de travail mondialement précarisée rend immédiatement contradictoire au sens de caduc dans le moment même où une telle revendication s’énonce de vouloir être un "prolétaire ordinaire". Dans l’existence même de cette force de travail, c’est le prolétaire ordinaire qui est en voie de disparition et la suppression du ghetto ne signifierait que la généralisation de son contenu. La classe ouvrière dans laquelle ils auraient pu vouloir se confondre est déjà morte (abolie) dans leur propre existence et ils le savent.
Cependant, toute lutte du prolétariat se produit et se développe dans les catégories de la reproduction et de l’autoprésupposition du capital. La lutte de classe n’existe toujours que “surdéterminée” parce qu’elle est lutte de classe, c’est le rêve programmatique qui veut une classe qui se dégage de son implication réciproque avec le capital et s’affirme en tant que telle dans une pureté autodéterminée, une classe subsistant par elle-même. Dans ce “plus”, cette "surdétermination", ce n’est pas un manque ou un détournement qui réside, mais c’est l’existence et la pratique en tant que classe que l’on trouve, c’est-à-dire la reproduction réciproque du prolétariat et du capital dans laquelle c’est toujours le second qui subsume le premier qui agit à partir des catégories définies dans la reproduction du capital. En cela le contenu général des émeutes n’existe que dans une forme particulière qui loin d’être une simple enveloppe est sa possibilité même d’existence. Cette particularisation s’est même exacerbée dans le phénomène de bande, le localisme de l’action et une certaine continuité entre l’émeute et la "déliquance ordinaire".
On peut voir le contenu général mais le voir de façon abstraite : la situation de cette force de travail ne serait qu’une forme transitoire et annonciatrice en attendant que les acquis sociaux du monde du travail aient été éliminés par le processus de dérégulation. En quelque sorte un terrain d’expérimentation de statuts entièrement précarisés qui seront ensuite généralisés en totalité ou en partie à l’ensemble des salariés. Dans une telle vision, la généralité de la fraction de la classe ouvrière qui s’est révoltée est abstraite pour trois raisons. D’abord, la précarisation n’est pas comprise comme segmentation, dans sa généralité elle n’est pas particularisée. Ensuite cette généralité, comme généralisation, est une simple extension quantitative qui n’est pas comprise comme rupture historique, restructuration du rapport entre le travail et le capital, engageant en cela des figures historiques du prolétariat différentes. Enfin, à partir de ces deux premières incompréhensions, la précarité n’est pas comprise comme générale en ce qu’elle structure l’ensemble du rapport d’achat-vente entre le travail et le capital, mais en ce qu’elle éliminerait purement et simplement ce qui n’est pas elle, c’est encore ici la rupture historique et la segmentation qui disparaissent.
Ainsi ce contenu ne devient général qu’exprimé par une fraction et par les conflits que l’existence même de cette fraction implique à l’intérieur de la classe ouvrière. La généralité n’est pas quantitative, elle n’est pas non plus cachée sous la gangue des apparences, elle inclut les discontinuités et les ruptures historiques, elle se produit. Même si la fraction "stable" de la classe ouvrière ne possède plus en elle-même sa propre raison d’être mais n’est qu’un segment de la décomposition de la force de travail, elle peut voir dans ces émeutiers sa propre déstabilisation. On peut craindre que cela n’ira pas sans conflits.
Même si durant les émeutes, on a vu des habitants insulter les CRS de leurs balcons, même si personne ne les a aidés dans leur chasse aux petits groupes mobiles à l’intérieur des cités, même si la police s’est risquée sur un territoire globalement hostile, même si les appels de certains maires de gauche à la "mobilisation citoyenne" ou les appels de groupes comme Lutte Ouvrière à former des cordons de "vrais travailleurs" entre les jeunes et la police sont demeurés sans effets, même si les quelques regroupements d’habitants pour protéger "leur école" n’ont pas occasionné des affrontements avec les émeutiers, même si les déclarations de Le Pen ou de De Villiers ont eu un écho des plus restreint, il y a cependant fort à parier que toute action de plus grande ampleur contenant la remise en cause et l’attaque par le prolétariat de tout ce qui le définit et qui commencera comme l’action d’une fraction de la classe, quelle qu’elle soit, ne pourra aller sans affrontements à l’intérieur du prolétariat. Le prolétariat est une classe de ce mode de production, il a en lui son existence, l’abolition du capital sera l’abolition du prolétariat par lui-même, il nous faut alors admettre que son auto-transformation dans l’abolition du capital puisse être un conflit à l’intérieur du prolétariat lui-même. Le prolétariat affronte sa propre condition (ce qu’il est et ne veut plus être) parce que son être est tout entier en face de lui dans le capital, mais cela signifie que, tant que sous quelque forme parcellaire ou atypique que cela soit, le capital se reproduit, il est la reproduction de cet être, il reproduit avec lui les prolétaires, dans une situation révolutionnaire cela ne pourra aller sans conflits internes.
C’est, peut-être, le caractère limité de ces émeutes, en tant que remise en cause pure et simple de la condition prolétarienne, limité dans l’espace, dans le temps, dans le nombre de leurs acteurs et de leurs objectifs qui explique l’inexistence de ces conflits. On peut aussi être optimiste et conclure que la destruction de l’identité ouvrière, son absence de confirmation dans la reproduction du capital, a été radicale au point de la réduire à ne plus être qu’un "état d’esprit", qu’une persistance rétinienne qui ne résiste pas à la moindre situation de conflit réel. Mais, il serait dangereusement angélique de ne pas concevoir que, dans les cités et ailleurs, le refus de tout ce qui fait maintenant l’exploitation peut nous donner un conflit aux allures absurdes et barbares entre ce refus même et ce qui continue à être et être vécu comme "être un travailleur". Dangereusement angélique de négliger l’enracinement dans le milieu ouvrier et chômeur du Front National, les clivages à l’intérieur des cités (ce peut être ceux qui habitent dans les tours et ceux qui habitent dans les barres), la suspicion permanente entre la cité et la zone pavillonaire ouvriers / employés qui souvent la jouxte. Depuis plus de vingt ans, le chômage de longue durée, la relégation liée à la perte d’emploi, la réclusion dans les HLM dégradées, la compression des revenus, l’échec scolaire des enfants, rapprochent les conditions de l’ex noyau dur de la classe ouvrière de celles des groupes dont ils pouvaient se croire éloignés, ou qu’ils pouvaient imaginer moins bien armés qu’eux.
L’affirmation d’être un travailleur n’exprime plus rien au-delà du capital, mais seulement la hantise d’être précipité à nouveau dans le monde auquel on entendait échapper, une manière de restaurer une identité, de conjurer le déclassement. Il n’est pas jusqu’au "racisme ordinaire" qui ne soit, alors, une façon de marquer la distance qu’on voudrait ne pas voir abolie avec ceux qui sont encore un peu moins. Le procès de travail, les conditions de reproduction de la force de travail, atomisent les ouvriers et les mettent en concurrence jusque dans leur organisation matérielle : responsabilisation individuelle sur la qualité, les délais ; éloignement physique des postes de travail ; éclatement des horaires ; évaluation personnelle et entretien avec le supérieur direct, file d’attente à l’ANPE, liste d’attente dans les offices de HLM.... L’atomisation est telle et la perte de l’identité ouvrière confirmée par et dans la reproduction du capital si inexorable que l’Etat et la Nation, les communautés les plus abstraites et parce que les plus abstraites, peuvent seules être fantasmées comme la communauté de cette individualisation (comme ailleurs la religion, lorsque les communautés traditionnelles éclatent). Cette identité se forge dans la délimitation et la différence d’avec les exclus de la vie nationale, immigrés et même chômeurs " nationaux "auxquels on reprochera les " avantages "octroyés par les "élites liées au cosmopolitisme". Tout se mêle ici : l’identité nationale et l’ancienne fierté du travail. L’identité nationale revendiquée c’est avant tout le mépris vis-à-vis des "exclus ", reposant sur la crainte d’en être.
"Etre un travailleur" implique alors la délimitation entre " nous "et les " autres ", elle s’inscrit dans un mouvement interne au rapport entre travail, welfare et services publics (habitats, écoles, hôpitaux, Poste ...), c’est la revendication d’un Etat "qui marche". Le critère de la délimitation c’est l’ordre qui surdétermine le " bon fonctionnement "de l’accès au travail, au welfare, aux services publics. Cet ordre c’est la légitimité exclusive du travail salarié que menacent le "chômeur professionnel " (toujours l’autre), le " clandestin ”, le " dealer ", " celui qui vit des allocations familiales ", tous ceux dont une identité particulière peut être imaginairement la source d’un "avantage", d’une "dérogation" à la règle commune. La délimitation n’a rien de naturel, elle construit ses termes, elle est plastique, elle passe maintenant entre cet ordre et ce qui le menace dont la figure paradigmatique est le "jeune arabe" ou la "bande de blacks" et, comme le nazisme avait inventé les " enjuivés ", ceux dont le comportement quotidien est assimilé à ce paradigme. Comme toujours le groupe " racial " (puisque c’est de cela dont il s’agit) est une complète construction historique qui suit les linéaments des circonstances particulières : le jeune " gaulois " peut être " arabe "et l’Algérien qui a 25 ans de chaine derrière lui " français ". Mais la délimitation et le conflit pourront être autre que construit racialement.
Qu’il n’y ait pas eu de passages à l’acte lors des émeutes de novembre, que ces émeutes n’aient été aucunement "ethniques", ne doit pas nous faire oublier que la racialisation de la lutte de classe est soujacente à la segmentation de la force de travail, que d’autres clivages peuvent apparaître et que de tels conflits seront potentiellement présents dans le processus même de la communisation parce qu’en tant qu’abolition du capital, elle est abolition du prolétariat. Cette absence doit seulement nous amener à considérer que seule la radicalité des mesures de communisation, leur rapidité et leur extension peut les dépasser.
L’abolition des classes sera tout sauf un dîner de gala.
-
autres balades en novembre, jef, 12 juin 2006deux autres textes sur les émeutes trouvés sur le web francophone
- autres balades en novembre, J., 13 juin 2006
- autres balades en novembre, J., 13 juin 2006
Comments