mercredi, 7 juin 2006
Ces points ont été évoqués dans divers textes et débats qui ont eu lieu depuis le mouvement contre le CPE. Il est tenté ici d’en donner un résumé synthétique qui puisse alimenter un débat sur les derniers évènements.
Malaise dans la revendication
« La revendication n’est plus ce qu’elle était ». Le mouvement contre le CPE en a fourni un nouvel exemple.
Il est né d’une revendication précise (« retrait du CPE ») et pourtant très rapidement s’est exprimée l’idée que la revendication de retrait du CPE était secondaire, voire franchement sans importance. Il y a eu la tendance « Ni CPE ni CDI » qui s’est affirmée dans les tout débuts du mouvement et non comme l’effet de sa radicalisation ultérieure. Il y a eu l’occupation de l’EHESS et « l’AG en lutte ». Il y eut enfin et surtout des débats sur le travail et la précarité un peu partout. On ne peut pas dire que la position qui faisait du CPE un simple prétexte pour poser la question de la précarité, voire celle de la remise en cause du salariat dans son ensemble, était « marginale ». Bien au contraire, elle occupait une position centrale dans beaucoup d’AG et la coordination étudiante s’en est fait largement l’écho à travers les diverses plateformes qu’elle a adoptées.
Pourtant, si le mouvement a ainsi posé la question du dépassement de sa revendication de manière explicite, il ne l’a pas réalisé dans les faits : la preuve en a été fournie au moment du retrait du CPE. Après l’abandon du CPE, le mouvement s’est arrêté, tout simplement. De la même manière, s’il a été posé le fait de ne pas s’en tenir à un mouvement étudiant, le seul élargissement significatif du mouvement a été aux lycéens.
Tout se passe comme si les personnes les plus impliquées dans le mouvement (le « noyau dur » des étudiants qui participaient aux AG et aux actions) avaient été convaincues très tôt de l’impossibilité de s’en tenir à une revendication qui demeure purement réactive et dont la satisfaction, au fond, ne change pas grand-chose. Cette conviction n’a pourtant pas gagné la grande masse de ceux qui, mollement impliqués, se sont contenté d’un soutien passif à la contestation. D’où l’impression d’un « double mouvement » qui a pu se dégager et qui a été particulièrement sensible au moment du retrait du CPE : une forte minorité impliquée continuait à s’agiter et croyait en la poursuite d’un mouvement alors que la plupart des étudiants songeaient déjà à retourner en cours.
En même temps, le retrait du CPE n’a donné lieu à aucune manifestation de joie, ni dans la rue, ni dans les facs et les AG. Comme dans tout mouvement revendicatif, la satisfaction de la revendication était à la fois une victoire et une défaite. Il est significatif que n’ait été ressentie que la défaite.
Dans le même ordre d’idée, le mouvement n’a été porteur d’aucun discours franchement positif. L’emploi garanti, le CDI, la « flex-sécurité », le crédit formation, tout ce qui aurait été le pendant réformiste du refus du CPE n’a été avancé que de manière minimale par les confédérations syndicales, refusé par la coordination et les syndicats étudiants qui sentaient que le mouvement n’était pas en phase avec de telles revendication. Le résultat est que le mouvement n’a été qu’un mouvement de refus parce qu’il ne voulait pas ce qu’il aurait logiquement dû exiger en tant que mouvement seulement revendicatif.
Quelle précarité ?
Si le mouvement anti-CPE s’est souvent déclaré contre « la précarité » en tant que telle, la question se pose de savoir de quelle précarité il s’agit.
La « précarité » pour les syndicats, CFDT et CGT en tête, c’est la remise en cause du contrat de travail traditionnel. Est « précaire » l’emploi qui n’est pas sécurisé par une intervention étatique ou para-étatique : par le droit, par les organismes sociaux, par tout l’arsenal juridique et social - y compris les rackets des syndicats « représentatifs ». À l’inverse, un emploi peut être « flexible », il ne sera pas « précaire » si les mesures d’accompagnement négociées par les syndicats et accordées par les divers régulateurs encadrent le dispositif : c’est l’idée de la « flex-sécurité » à la française, par opposition à un marché du travail anglo-saxon régulé de manière moins interventionniste.
Cette vision de la précarité n’envisage nullement - et pour cause ! - la dimension de l’exploitation dans le rapport salarial. Un emploi en CDI ne sera pas considéré comme « précaire » quelles que soient les conditions de travail, le niveau de la rémunération, etc. Les emplois en restauration rapide, par exemple, selon cette définition, ne sont pas des emplois précaires - la société Mac Donald’s, par exemple, se vante sur son site Internet que plus de 80 % des contrats de travail dans ses restaurants sont des CDI, et ce « dès la première embauche ».. Par contre, un emploi de journaliste pigiste sera considéré comme « précaire » même si, dans certains cas, les niveaux de rémunération sont tels qu’il est possible pour le « précaire », même s’il n’est employé que de temps en temps, d’avoir un certain niveau de revenu à peu près garanti.
Si on ne veut plus se limiter au statut juridique du contrat de travail mais parler de la situation des prolétaires, en général, au sein du rapport d’exploitation capitaliste, alors le sens du terme de « précarité » ne peut plus être le même. La précarité ne se limite pas à la flexibilité. Elle s’inscrit aussi dans le contexte global de la baisse du coût du travail qui affecte le prolétariat de manière très diversifiée, suivant les besoins, les qualifications, les zones, etc. Des CDI peuvent donc mener à des emplois « précaires » au sens où la situation de celui qui est employé est fragile, par exemple dans des secteurs où le turn over est massif à cause des conditions de travail et d’exploitation (call-centers, restauration rapide, grande distribution...).
Dire que le CPE pose la question de la précarité pouvait donc s’entendre de deux manières :
soit il s’agissait de la précarité formelle, juridique, de certains contrats de travail
soit il s’agissait de la précarité inhérente au rapport salarial dans le capitalisme actuel (conception plus large de la précarité et qui englobe la première)
Le problème, c’est qu’en ne dépassant pas ses deux déterminations initiales (mouvement « contre le CPE » et « mouvement étudiant ») et ce malgré sa volonté affichée, le mouvement est resté de fait un mouvement contre l’extension de la précarité formelle aux diplômés. Ce qui explique que ne puissent pas vraiment se reconnaître dans ce mouvement ceux qui sont sortis du système scolaire sans qualification.
Segmentation du prolétariat
Que certains ne se soient pas reconnus dans le mouvement, c’est ce qui est apparu de manière frappante lors de la manifestation qui s’est achevée aux Invalides à Paris. Cette segmentation en groupes potentiellement antagonistes ne peut pas être interprétée comme l’opposition entre d’un côté les « jeunes des banlieues », les vrais prolétaires, et les « étudiants des classes moyennes ». D’abord parce que d’un strict point de vue sociologique les étudiants ne sont pas tous issus des classes moyennes, qu’on ait de celles-ci une approche par les revenus, par les habitudes socio-culturelles ou par la place dans les rapports de production. Beaucoup d’étudiants travaillent pour payer leurs études et toutes les filières d’études ne sont pas équivalentes : les étudiants ne forment en rien un groupe homogène. Par ailleurs, la figure du « jeune de banlieue » a un caractère purement spectaculaire : l’identification par la casquette et les Nike n’a jamais fourni la base d’aucun groupe social cohérent et n’a jamais été à l’origine de pratiques ou de comportements unifiés.
Pourtant, il est certain qu’en ne parvenant pas à s’attaquer réellement à la précarité au sens large, comme on l’a vu, le mouvement est resté dans sa partie la plus visible un mouvement d’étudiants, c’est à dire de ceux qui mettent encore un certain espoir dans le diplôme (« dans sa partie la plus visible » par ce que le mouvement lycéen a été à la fois fort et très peu perceptible ). C’est justement parce qu’on peut de moins en moins croire à la promotion sociale par les études que certains s’attachent à défendre avec désespoir ce qu’il en reste. Pourtant, le diplôme n’est pas ou n’est plus un critère qui permet de distinguer des « nantis » et des « pauvres ».. Le rapport s’est inversé : ce n’est pas avoir un diplôme qui garantit l’accès à des revenus réguliers, mais c’est l’absence de diplôme qui garantit d’être dans la merde. Et avec ou sans diplôme il y a encore bien d’autres éléments de segmentation possible, ne serait-ce que le critère de la régularité du séjour, etc. Bref, la différenciation des situations est une constante qui pèse sur absolument tous, sans qu’on puisse définir une catégorie « tout en bas » qui serait la seule à même de recueillir la légitimité prolétarienne.
C’est pourquoi il est important d’interpréter la segmentation comme étant celle d’un tout, le prolétariat, dont une des caractéristiques communes est justement d’être en permanence segmenté. Il ne s’agit pas là d’une position de principe qui serait destinée à nous auto persuader de sa valeur performative (parce qu’on considère que le prolétariat est un tout, il est un tout). Le raisonnement est inverse : la segmentation est telle que les catégories segmentées - que ce soit les « étudiants », les « jeunes des banlieues » ou même les « classes moyennes » - sont dépourvues des caractéristiques communes qui font qu’on pourrait les considérer comme des classes. La condition commune, c’est le rapport au capital (la nécessité de vendre sa force de travail pour vivre et la segmentation créée par les modalités d’achat de celle-ci).
« Mort à la démocratie »
Ce slogan taggé sur les murs de l’EHESS pose une question majeure. Ce mouvement a été, dans toutes ses composantes, profondément démocrate : et sa démocratie a été un des éléments qui a le plus puissamment contribué à le paralyser.
Le démocratisme du mouvement, c’est d’abord, dans les AG étudiantes, un formalisme caricatural et politicien. On a assez souligné, à l’AG en lutte, ce qu’on devait critiquer dans ces AG. Par exemple le « tour de parole » : cette manière d’en faire une règle dont le respect formel prend le pas sur la raison d’être le transforme en un dispositif stérilisateur et permet toutes les manipulations lorsque, depuis la « tribune », on s’est arrangé pour que quelqu’un de son camp soit le dernier à parler.
Autre point plus fondamental, la volonté des minorités activistes de ne pas se couper de la masse importante et passive des étudiants qui soutenaient le mouvement sans y participer vraiment. Le vote était certes un élément de légitimation purement idéologique des blocages de facs (« ça a été voté » était l’argument définitif des bloqueurs), c’était aussi une manière pour les plus engagés de se voir comme les « représentants » d’une opinion publique étudiante qui leur était favorable.
Le résultat, c’est que pesait sur le mouvement le poids de ceux que la dynamique de la lutte elle-même ne pouvait pas faire évoluer : ceux que la lutte ne changeait pas parce qu’ils ne luttaient pas, et qui demeuraient donc sur les bases initiales d’un mouvement que sa dynamique même portait à remettre en cause.
Dans l’AG en lutte, le formalisme a été banni au profit d’un mode de débat bien plus dynamique. Le danger, c’est que cette AG qui s’est définie dans son fonctionnement comme une anti-AG étudiante ne verse dans l’apologie d’une démocratie « réelle » par opposition à la fausse démocratie du mouvement.
Le pas n’a pas été franchi mais la tentation était là. Le problème vient du fait de croire que la « libération de la parole » suffit par elle-même à assurer la caractère subversif de l’assemblée : l’expérience de l’AG en lutte a montré qu’on en était parfois loin. Défendre la démocratie « réelle », c’est penser que notre nature véritable serait enfin révélée si d’aventure on se libérait des contraintes que le système fait peser sur nous : mais se libérer de ces contraintes suppose une telle transformation qu’à la fin du processus nous ne serions plus nous-mêmes, du moins nous ne pourrions plus être ce que nous sommes dans la civilisation du Capital.
La démocratie « réelle » suppose que chacun soit individuellement comme le petit souverain de ses choix. Or, dans le cours du mouvement qui abolit l’ordre des choses, ce n’est pas ce qu’on pense ou ce qu’on est à un moment donné qui compte, mais comment les évènements agissent sur nous tout autant qu’on agit sur eux. Le mouvement n’est pas qu’une affaire de choix individuels, même si ni les individus ni les choix n’en sont absents.
La démocratie, que ce soit telle qu’elle existe ou telle qu’elle devrait être, doit donc être considérée comme ce qui fige les choses en l’état et non comme ce qui permet de les modifier. La démocratie ne peut pas être autre chose qu’un mode d’organisation de l’Etat, c’est à dire, au sens strict, un mode d’organisation de ce qui est - le capitalisme.
« Notre situation dans le capitalisme ne peut de toute façon aller qu’en empirant »
La dernière phrase de l’« Appel de l’assemblée du 4 avril 2006 tenue à l’annexe occupée de la Bourse du travail rue de Turbigo » résume la situation du mouvement anti-CPE. Le mouvement refuse le CPE, mais ne peut pas vouloir ce que ce refus impliquerait logiquement comme revendication positive (défense du CDI, de l’emploi garanti, de la « flex-sécurité ») car cela contredirait ce qui a en fait motivé son refus initial : la conscience aigüe d’une dégradation constante de la situation de prolétaire dans la restructuration capitaliste.
La période du « compromis fordiste » était fondée sur la promesse de sortir de la misère matérielle et l’idée surtout qu’il y avait une possibilité que les choses changent, collectivement ou individuellement , pour cette génération ou pour celle qui suivrait. Bien entendu, ce que le capitalisme offrait alors, il ne le donnait que sous la forme aliénée qui est sa plus sûre marque de fabrique : aux prolétaires, il n’a jamais vendu que de la merde. On pouvait alors avancer que la certitude de ne pas mourir de faim s’était échangée contre celle de mourir d’ennui : la situation actuelle, c’est que la certitude de mourir d’ennui est toujours là, mais qu’il n’est pas certain qu’à terme il ne faudra pas aussi mourir de faim.
En ne pouvant pas croire au retour des conditions qui furent celles d’avant la « crise », le mouvement se trouve d’emblée au pied du mur. On refuse, mais on ne propose pas le énième replâtrage ou aménagement du capital auquel on ne croit pas vraiment : c’est tout le discours de la gauche en tant que gauche du capital qui n’est plus là. Le fait qu’il soit globalement resté un mouvement de refus est le point commun le plus tangible entre le mouvement anti-CPE et la révolte de novembre.
Dans les deux mouvements, on peut toujours essayer de placer la revendication positive dans la bouche de ceux qui ont agi mais n’ont rien dit : revendication d’égalité dans la cas de novembre, revendication d’emploi garanti dans le cas du mouvement anti-CPE. Les récupérateurs font comme si ces mouvements n’avaient pas dit autre chose : le gouvernement concocte une « loi pour l’égalité des chances », les syndicats essaient de négocier leur « flex -sécurité », et le présentent comme une réponse aux évènements récents. Cela ne changera rien : on croit de moins en moins à la possibilité d’aménager le capital, et ce n’est pas un hasard si le mouvement anti-CPE naît de l’opposition à une disposition de la loi sur l’égalité des chances.
Être au pied du mur, cela veut dire que si on ne croit plus qu’il y ait des aménagements possibles, il ne reste aucun espace entre la résignation et le grand saut vers une remise en cause radicale du capital. On doit accepter le capitalisme comme un tout ou le nier comme un tout. Le mouvement anti-CPE a été l’enterrement (ou plutôt un des nombreux enterrements, et il y en aura d’autres) d’un certain nombre d’illusions : le welfare, l’égalité des chances, la promotion sociale par le diplôme, etc. A-t-il été pour autant un événement annonciateur de la possibilité de son propre dépassement ? En s’en tenant à la précarité formelle des diplômés, en demeurant empêtré dans la segmentation de la classe, en restant de bout en bout démocrate, il a aussi révélé toutes ses faiblesses. C’est contre celles-ci qu’il faut s’organiser théoriquement et pratiquement.
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