mercredi, 7 juin 2006
La question de l’occupation s’est posée au moment où le mouvement commençait à prendre de l’ampleur dans la capitale, c’est à dire surtout après la manifestation du 7 mars. Il devenait nécessaire de trouver une forme d’organisation qui puisse faire exister une tendance, déjà largement présente mais qui, sur Paris, cherchait encore les voies de son regroupement pratique. Ceux qui demeuraient insatisfaits des formes stériles développées dans les AG étudiantes devaient se donner les moyens de se rencontrer.
Il était logique de penser que la revendication sur le CPE allait rencontrer très vite l’ensemble de la question de la précarité. En refusant le CPE, le mouvement posait la question de l’évolution du rapport salarial dans son ensemble, et offrait ainsi la possibilité de ne pas se cantonner à sa revendication initiale. On pouvait analyser le mouvement comme quelque chose qui ne se limitait pas à une question corporatiste étudiante - et donc qui demandait que la lutte gagne des secteurs non-étudiants.
Il ne s’agissait donc pas d’introduire dans le mouvement une dimension qu’il n’avait pas, encore moins de lui montrer la voie ou de servir de modèle. Simplement, même si cette lutte paraissait contenir en elle-même le dépassement de la revendication et du corporatisme, rien n’était joué d’avance. Ceux qui décidèrent de cette occupation ne voulaient pas se contenter de croire que ce qui peut arriver arrivera à temps et à coup sûr. L’idée était de se donner les moyens d’accroître la puissance de ce qui était déjà là dans la mesure de nos capacités à concevoir et à agir.
La forme d’action est liée au fond : sortir de la logique de la revendication et du corporatisme suppose de sortir également de la logique syndicale et des formes admises de l’action. L’occupation permanente d’un lieu comme point de regroupement permet de tourner la plupart des problèmes posés par ces formes d’organisation traditionnelles.
La première occupation, celle de la Sorbonne, fut tout à la fois un échec et un succès. Ce fut un échec car l’administration répondit à l’occupation par un blocus immédiat : on laissait quelques dizaines d’étudiants isolés s’attarder dans un amphi surveillé par les vigiles. Le vendredi soir, ce blocus fut tourné par des centaines de manifestants, pas tous étudiants, qui entrèrent de force dans les bâtiments. La réaction fut immédiate : il était hors de question, pour le rectorat et le gouvernement, de laisser la Sorbonne être le point de ralliement que les occupants voulaient qu’elle soit. Le rectorat justifia explicitement l’expulsion par le fait que des non-étudiants avaient rejoint l’occupation.
Ce fut un succès à cause du retentissement que cette occupation eut dans le mouvement. L’occupation de la Sorbonne n’avait pas pour objectif premier d’être une « action symbolique », même si chacun savait bien que cette université est située dans un quartier historique et prestigieux, proche de tous les lieux de pouvoir universitaires, dans les mêmes bâtiments que le rectorat, et que la seule évocation de son nom rappelle Mai 68. Toutefois, le cours des évènements donna à cette occupation une valeur de symbole, à tel point que venir s’affronter avec les CRS devant les grilles qui entouraient cette université devint une sorte d’obsession des manifestants au moins jusqu’au 31 mars (et parfois même avec le douteux slogan de « la Sorbonne aux étudiants », qui contredisait précisément les objectifs de l’occupation initiale).
Après une tentative improvisée et avortée au Collège de France, une opportunité s’offrit avec l’école des Hautes Etudes en sciences sociales. Le choix de l’annexe de l’EHESS répondait à des questions pratiques : il fallait qu’il y eût un amphi, des salles pour des réunions, des commodités diverses qui rendent une occupation longue possible. Il y avait surtout une possibilité apparente de complicité avec un certain nombre d’étudiants voire de professeurs du lieu- ce dernier point se révélant par la suite quelque peu illusoire.
L’assemblée qui se réunit chacun des quatre soirs de l’occupation de l’EHESS rompait avec le fonctionnement des AG étudiantes. Elle était fixée au soir, vers 19 heures, pour permettre aux gens qui travaillaient d’y assister. Elle admettaient les étudiants comme les non-étudiants, mais, à la différence de ce qui se faisait dans les facs, elle excluait ceux qui venaient pour affirmer leur opposition au mouvement. L’idée qui s’exprima rapidement était que cette assemblée n’était pas une AG d’étudiants et de travailleurs, et de chômeurs et de précaires, etc. mais une assemblée de personnes qui s’inscrivaient dans la lutte, bref non pas une addition de situations diverses mais la volonté d’aboutir par la lutte au dépassement de ces situations. Ce n’était pas seulement que pouvaient participer, en plus des étudiants et des lycéens, des travailleurs, des ex-travailleurs, des chômeurs, des précaires, ou n’importe quoi d’autre : mais encore que personne n’était là en tant que chômeur, ou précaire, ou étudiant, etc. mais seulement en tant « qu’en lutte ».
Un tel principe commandait que l’assemblée ne soit pas ouverte à ceux qui ne viendraient qu’en consommer le spectacle. Il ne s’agissait pas de demander à chacun la garantie formelle de son engagement mais bien d’exclure ceux dont la position était incompatible avec le fait de s’investir. C’était par exemple le cas des journalistes qui sont par définition extérieurs à l’activité commune puisqu’ils se posent comme des « observateurs » - et ce bien que leur prétendue recherche d’objectivité soit démentie tous les jours par la réalité de leur soumission à la marchandise et à l’État.
Dans son fonctionnement, l’ assemblée refusait les tours de parole, le vote, la présence d’une tribune et l’existence d’une présidence de séance formalisée. Il n’y avait pas d’ordre du jour. Il y avait pourtant bien une forme d’autorégulation du débat, certains intervenant parfois lorsque les mêmes personnes monopolisaient la parole, ou pour empêcher de parler ceux qui venaient affirmer un point de vue opposé au mouvement ou, à la fin, pour éviter qu’un des professeurs qui avaient tenté de virer les occupants ne s’exprime.
L’important toutefois n’était pas uniquement l’ assemblée en elle-même mais tout ce qu’elle devait rendre possible. L’occupation était permanente, et l’ assemblée ne prenait que trois ou quatre heures sur les vingt-quatre que compte une journée. À partir, donc, des discussions très variées (parfois chaotiques, parfois plus construites) qui avaient lieu dans l’ assemblée devaient s’organiser d’autres échanges plus restreints qui pouvaient aboutir à des textes, des actions, etc. L’ assemblée était plutôt un forum qu’une instance « souveraine » ou « décisionnelle » car une « décision » ne pouvait exister que parce qu’une partie des gens avaient décidé de la rendre effective. Ceux qui le voulaient prenaient l’initiative de rendre les propositions faites en assemblée effectives sous forme de débats, discussions, actions ou toute autre forme de pratique collective. Pour devenir action, une proposition n’a jamais besoin que de l’assentiment de ceux qui sont prêts à s’engager pour elle. Cela dit, à l’EHESS comme après, il y eut beaucoup de propositions et peu de réalisations.
L’occupation semblait secondaire puisque l’important n’était pas l’occupation elle-même mais ce qu’elle devait permettre : mais plus elle fut négligée, plus l’occupation se vengea en exigeant bien plus d’énergie pour se maintenir d’une manière insatisfaisante que ce dont elle aurait eu besoin pour fonctionner correctement si elle avait été bien menée dès le début.
Dès la deuxième journée, la perspective n’était plus que de tenir pour attendre l’assemblée du soir : et au matin du quatrième jour les occupants furent expulsés par les flics.
Par la suite, « l’AG en lutte » s’est réunie dans une salle qui était prêtée pour l’occasion dans un squat de la rue Servan. La perspective d’un mode d’organisation incluant, sur un lieu unique, l’assemblée, les rencontres, les réunions en petit comité et les départs d’action s’éloignait. Mais, même fonctionnant d’une manière tronquée, L’ assemblée se poursuivit jusqu’à la fin du mouvement, et même encore un peu au-delà.
Au total, le bilan de « l’AG en lutte » se résume en quelques initiatives relativement peu nombreuses. La première était l’appel à l’occupation de l’EHESS qui posait le dépassement du CPE et du cadre étudiant du mouvement. La seconde était un appel à la généralisation du blocage des voies de circulation et de l’économie, avec l’organisation d’actions allant dans ce sens. La troisième appelait à la « bifurcation » des manifestations hors des parcours programmés par les syndicats et la police comme des pièges pour les manifestants. La dernière eut lieu lors de la brève occupation d’une Bourse du travail près de République et, dénonçant la fin programmée du mouvement par la satisfaction de la revendication, elle affirmait que « notre situation dans le capitalisme ne peut qu’aller en empirant ».
La question se pose de savoir pourquoi « l’AG en lutte » fut si bavarde mais réalisa relativement peu de choses. Comparativement, l’Assemblée de Jussieu durant le mouvement des chômeurs de 1998, en fonctionnant peu ou prou de la même manière, fut beaucoup plus active. Les limites de « l’AG en lutte » ne sont peut-être pas autres que celles du mouvement en général, et cela parce que cette assemblée n’était pas une formation extérieure au mouvement. Son rôle spécifique était de chercher à exprimer sous une forme condensée ce qui se confiait, se murmurait ou se disait de manière diffuse ailleurs dans le mouvement.
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