samedi, 1er juillet 2006
texte destiné à étayer un débat pendant une réunion internationale cet été.
Une mesure nécessaire
Tout le monde sait que le CPE n’est pas en lui-même une mesure plus agressive que la multitude des situations existantes, il n’apporte de ce point de vue rien d’essentiellement nouveau. Dans sa globalité, le patronat n’était pas très demandeur, ce qu’il souhaitait c’était la généralisation du CNE aux entreprises de plus de 20 salariés. Le CPE était une mesure nécessaire mais une demi-mesure qui renforçait encore la spécificité française de la segmentation de la flexibilité et de la précarité sur les jeunes comme "variable d’ajustement". Quand le patronat indique l’objectif du contrat unique (disparition du CDI), que le gouvernement cherche à moduler les étapes, que les syndicats sont adeptes de la flexsécurité, de « l’accompagnement du salarié sur l’ensemble de sa carrière », il apparaît que la modification entreprise est une nécessité. On ne combat pas une nécessité comme s’il s’agissait d’un mauvais choix ayant chassé le bon choix (de toute façon, la continuité des politiques de "droite" et de "gauche" depuis trente ans nous vaccine contre l’idéologie du choix). Contrairement à ce qui s’était passé à propos des retraites en 2003, le mouvement anti-CPE n’a jamais formulé de "politique alternative" à celle du gouvernement. Quand Laurence Parisot, présidente du Medef, tire pour le patronat les leçons du mouvement, elle le trouve éminemment positif dans la mesure où "on a parlé de la précarité". Elle a raison, la lutte de classe se déroule maintenant sur cette base, comme étant sa situation acquise. Il s’agit de l’affronter comme acquise et non dans un rêve de retour au salariat imaginaire des "Trente glorieuses" et du Welfare. Du côté patronal comme du côté du prolétariat on marche désormais au pas de la réalité.
Au-delà de la précarité formelle du contrat de travail, la précarisation générale du travail salarié jusqu’à y inclure "l’exclusion" du marché du travail s’impose, dans le mode de production capitaliste tel qu’il est issu de sa restructuration, comme mode privilégié de l’exploitation et de la gestion de la force de travail. Tous n’en mouraient pas mais tous étaient atteints. Elle signifie un système de reproduction capitaliste mondial. Le principe général de cette gestion et exploitation de la force de travail au niveau mondial réside dans la disjonction entre la valorisation du capital et la reproduction de la force de travail. Là où il y avait une localisation jointe (sur une aire nationale pour simplifier) des intérêts industriels, financiers et de la reproduction de la main-d’œuvre peut s’installer une disjonction entre valorisation du capital et reproduction de la force de travail. Les schémas de la reproduction élargie doivent être pensés mondialement. La mondialisation n’est pas une extension planétaire, mais une structure spécifique d’exploitation et de reproduction du rapport capitaliste.
Les acteurs
Au premier abord, la lutte anti-CPE dont l’étalement sur trois mois est une donnée de base apparaît comme le fait de six acteurs :
* La masse des salariés, favorable au retrait du CPE, mais ne participant à la lutte que comme "mouvement d’opinion" se manifestant par deux jours de grève, à une semaine d’intervalle, accompagnant les grands défilés syndicaux, il s’agit essentiellement des travailleurs du secteur public. Cette masse a toujours coïncidé avec sa représentation syndicale.
* La masse des étudiants, favorable au seul retrait du CPE et opposé à l’attaque de la "valeur des diplômes", participant de façon épisodique aux AG et aux "grandes manifestations" et qui ne désirent pas autre chose que faire pression sur le gouvernement.
* Les participants aux AG : une attitude de participation minimale, souvent on vote la reconduction de la grève et on rentre chez soi.
* Les fractions actives : elles réalisent le blocage des facs (les blocages sont antérieurs à la grève) puis les blocages des voies de circulation, en elles sont recrutés les représentants aux Coordinations Etudiantes. Une partie non négligeable de ces fractions se sent de plus en plus coincée dans le carcan autolimitatif des AG de fac et s’organisent (ou non) ailleurs, passent d’une fac à l’autre ou errent de manifs en actions et s’opposent au camp des "minorités responsables". Au long du mouvement, le fossé se creuse de plus en plus entre l’ensemble de ces minoritaires et la masse des étudiants (motion de soutien aux émeutiers de novembre, élargissement de la revendication à l’ensemble de la loi "Egalité des chances", annulation du CNE, mouvement "ni CPE, ni CDI"), mais ils ne peuvent se passer de la légitimité que leur donne cette masse.
* Les lycéens dont l’entrée dans le mouvement provoque, par leur nombre et par le caractère souvent violent et "incontrôlable" de leurs actions, un changement de dimension de celui-ci.
* Des "indésirables" (regroupés sous l’appellation "jeunes de banlieues") qui s’auto-invitent naturellement dans le mouvement, souvent de façon violente et qui jouent un rôle de plus en plus important dans les manifestations tant dans l’affrontement avec les flics que dans l’agression d’étudiants et qui surtout sont, contre le point de départ du mouvement, l’existence physique de l’inanité de cette revendication et sa remise en cause.
Clivages, contradictions et dynamique du mouvement
La composante étudiante de la fraction active du mouvement, si elle a multiplié les appels vers "les salariés", "les chômeurs" ou les "sans papiers", a tenu dans la réalité à conserver ses formes d’organisation sur son "lieu de travail" et, en fait de salariés, elle ne s’est liée occasionnellement qu’avec le personnel enseignant et non enseignant des universités. Pour les autres ( - salariés - souvent syndicalistes de SUD - chômeurs, précaires ou sans papiers) un délégué de temps en temps à la tribune pour affirmer "les passerelles" virtuellement possibles entre des luttes qui ne feront que se côtoyer épisodiquement, et après une belle salve d’applaudissements chacun retourne dans son coin. L’auto-organisation des étudiants en tant qu’étudiants n’a été qu’un corporatisme qui a paralysé le mouvement. Les syndicats ne s’y tromperont pas, ils se garderont bien de dénoncer le "gauchisme" et "l’extrémisme" des Coordinations Etudiantes. La force d’inertie de la masse étudiante, le fonctionnement extrêmement lourd des débats et l’isolement catégoriel posé en principe se révélant des moyens d’autolimitation bien plus puissants que les méthodes de magouilles ou de calomnies classiques. Les syndicats étudiants abandonnent les AG aux "radicaux" en se réservant la représentation médiatique, les négociations avec le gouvernement et la diffusion omniprésente du discours limité au refus du seul CPE. Les AG se radicalisent en vase clos, les Coordinations se condamnent à produire des déclarations toujours plus déconnectées des pratiques réelles dans les facs, jamais les AG parisiennes (sauf celle de la "Sorbonne en exil") ne se poseront la question de ce qu’elles peuvent faire à partir de leurs propres forces. En province, les AG, à partir de leur propre force organiseront les "blocages de flux" et les "déménagements".
La nature du mouvement l’amenait à un conflit avec sa revendication initiale. La revendication initiale contenait la nécessité, pour la faire triompher, de l’élargir et de ne pas se cantonner au simple retrait du CPE, d’étendre la lutte à d’autres secteurs, ce qui aurait impliqué d’ouvrir les assemblées pour en faire des pôles de convergence et surtout de ne plus se considérer en tant qu’étudiants. Mais alors ce n’est pas le triomphe de la revendication, mais sa remise en cause qui était à l’arrivée. La minorité active était enfermée dans une contradiction : d’une part la nécessité de s’organiser sur SA fac pour garantir la pérennité des AG, d’autre part la nécessité contenue dans la revendication initiale de son élargissement au risque de sa disparition. Mais ce n’était pas que la minorité active qui était enfermée dans cette contradiction, c’est l’ensemble du mouvement. Cette contradiction reflétait toutes les coupures et les clivages du monde étudiant actuel en France et encore plus fondamentalement l’anomalie de départ de ce mouvement : ce qui fut objectivement un mouvement étudiant n’avait rien d’étudiant dans son sujet. Le CPE est un contrat de travail, non la énième réforme des universités et du cursus scolaire. En dehors du caractère objectivement général du mouvement de précarisation et de la nature de la revendication, la nécessité de cet élargissement existait de fait dans la situation des étudiants eux-mêmes. Dans les universités les plus combatives (qui correspondent aux filières offrant le moins de débouchés) l’immense majorité des étudiants sont salariés, souvent à temps partiel, beaucoup viennent de la banlieue, certains sont sans papiers...et tous ne s’expriment pourtant qu’en tant qu’étudiants. Si, individuellement, beaucoup des acteurs (actifs) portent des critiques qui sortent du cadre étudiant, la position collective exprimée nivelle cela au plus petit commun dénominateur. Dans la pratique la plus terre à terre, cela signifie que les facs "occupées" et "bloquées" le sont avec l’accord de l’administration, d’ailleurs ce n’est qu’une partie des locaux qui est concédée pour "l’occupation" et selon des modalités et des horaires négociés consensuellement avec elle (les amphis ne sont pas pris mais quelques uns sont accordés par le président, les piquets sont tenus sous le contrôle des vigiles qui en règlent les modalités, les grévistes s’emploient à ce que soit respecté le règlement intérieur - parfois contrôle des cartes d’étudiants pour accéder à certains couloirs). Le fait est que le blocage ne s’est jamais fait contre la direction de la fac mais est toujours considéré comme une décision démocratique prise par l’AG représentative des étudiants à laquelle l’administration serait censée être obligé de se plier : les usagers de l’université (grévistes et non-grévistes, étudiants et profs, personnel et direction administrative) occupent démocratiquement leurs facs. En s’organisant en tant qu’étudiant, en reproduisant la séparation avec "les autres", on produit une identité commune fictive que vient sanctionner l’auto-organisation exemplaire du mouvement.
La frange active du mouvement oscille constamment entre d’une part l’identification à l’ensemble des exploités non comme simple déclamation mais sur la base objective qui fait du CPE une mesure entrant dans le cadre d’une précarisation généralisée (que beaucoup connaissent déjà) et, d’autre part, la défense d’une condition d’étudiant devant tout de même offrir quelques garanties supplémentaires par rapport au prolo lambda. Entre les deux, c’est toujours le second terme qui majoritairement l’emporte. C’est là la racine de cet ultadémocratisme-bureaucratique qui sera l’outil (non la cause, mais sa forme d’apparition) empêchant toute liaison avec les lycéens de banlieue qui, à Paris, mènent au même moment et à quelques stations de RER de distance une lutte massive (plusieurs milliers extrêmement actifs qui développent leurs actions et leurs modes d’organisation de manière complètement parallèle). Les lycéens vivent au rythme local des manifs sauvages, caillassages, affrontement avec la police, blocages des voies de circulations, pillages de quelques supermarchés, sans que les étudiants parisiens n’en soient nullement informés. Quand le lycée se trouve dans les abords immédiats d’une fac, des actions coordonnées sont organisées, c’est-à-dire qu’il y a alliance, mais jamais fusion. Les quelques tentatives d’AG communes (Nanterre et Tolbiac) furent un véritable "bordel". Les lycéens étant incapables de se couler dans le moule ultra-policé du mode d’organisation étudiant, il y fut mis un terme immédiatement
Une dynamique contradictoire et un dilemme
Cependant, dans toutes ces limites énoncées, il apparaît que la classification faite au début de ce texte ne correspond pas à des identités définies une fois pour toutes, ce sont des instances ou des moments du mouvement entre lesquelles les individus circulent, passant de l’une à l’autre et en assumant même parfois plusieurs à la fois. En effet, il n’y a pas plusieurs mouvements, mais un mouvement unique dont la différenciation fonctionnelle des acteurs est le fruit de sa dynamique conflictuelle et même contradictoire.
La lutte anti-CPE était un grand mouvement revendicatif dont la dynamique consistait à se remettre en cause en tant que tel.
Positivement, tout le monde sait ce qui, à terme, va sortir d’un retrait du CPE, au mieux, si les projets syndicaux triomphent ce sera une flexsécurité à la française. Qui en veut ? Certainement pas la majorité des étudiants, précaires, lycéens qui étaient dans la rue. En tant que mouvement revendicatif, cela est pourtant la seule issue. Issue que le mouvement ne peut pas se dire à lui-même. Un mouvement revendicatif dont la satisfaction de la revendication est inacceptable pour lui-même en tant que mouvement revendicatif. En tant que mouvement revendicatif, le mouvement des étudiants ne pouvait se comprendre lui-même qu’en devenant le mouvement général contre les conditions actuelles du marché du travail et de l’exploitation, c’est-à-dire un mouvement général contre la précarisation. Mais alors soit il se sabordait lui-même dans sa spécificité, soit il ne pouvait qu’être amené à se heurter plus ou moins violemment à tous ceux pour qui les émeutes de novembre 2005 (qu’ils y aient participé ou non) ont montré que la lutte contre la précarité passe par le refus de tout ce qui produit cette situation, de toute cette société et le refus de ce que l’on est soi-même, la volonté de ne plus continuer à être ce que l’on est. Faire aboutir la revendication par son élargissement, ce à quoi le mouvement ne pouvait que tendre pour se comprendre lui-même, sabotait la revendication.
Inversement, la généralisation du mouvement qui le conservait en tant que mouvement revendicatif dans sa revendication initiale était paradoxalement la condition de son étouffement. Malgré la manifestation du 18 mars, le "front de luttes" n’échappait pas aux syndicats, il leur était étranger, les syndicats n’étaient pas encore des représentants susceptibles d’être reconnus du mouvement, ils devaient le devenir. Ce fut le rôle des immenses manifestations et journées de grèves du 28 mars dont tout le monde, syndicats et gouvernement, souhaitaient la réussite. Seule une grande journée de grèves et de manifestations pouvaient placer les Confédérations en situation de représentantes du mouvement lui ayant donné toute son ampleur. A partir de là tout ce qui pouvait se faire sans elles pouvait apparaître dans la tête de ses acteurs et dans sa réalité de mouvement revendicatif comme une décroissance, comme un recul.
Bernard Thibaut (secrétaire général de la CGT) pouvait déclarer en novembre : "On n’a pas vu de banderoles, de drapeaux syndicaux certes, mais il est bien question d’emploi, de moyens pour vivre et de dignité". Qui pouvait croire, pendant le mouvement anti-CPE, à la jonction avec les émeutiers de novembre sur la base d’un CDI pour tous ?
De novembre à mars
Les émeutiers de novembre sont objectivement par leur situation et subjectivement par leur pratique la disparition du CDI pour tous et ils le savent. Que le mouvement anti-CPE le veuille ou non cette jonction est d’une part objectivement inscrite dans le code génétique du mouvement et, d’autre part, cette nécessité même de la jonction induit une contradiction toute aussi objective.
On peut considérer comme une évidence qu’aucune compréhension du mouvement anti-CPE n’est possible en dehors de l’ensemble formé par cette lutte et les émeutes de novembre. Au-delà de l’objet commun que représente le mouvement général de précarisation de la force de travail, la liaison entre les émeutes de novembre et la lutte anti-CPE fut consciemment vécue et pratiquée dans le mouvement anti-CPE. C’est précisément là le problème. Les classes moyennes ont vu l’ascenseur social se bloquer, les "exclus" savent qu’ils ne pourront jamais le prendre et on fait savoir en novembre que leur propre situation, dans tout ce qui la représente, leur est devenu insupportable et est une cible. L’élargissement du mouvement ne pouvait être le résultat d’une addition de situations, mais leur rencontre conflictuelle. En allant à son fondement, parfois malgré lui, le mouvement revendicatif rencontre, dans les "casseurs", son impasse comme mouvement revendicatif. La dynamique revendicative est alors rompue dans la généralisation du mouvement sur sa base propre, sur sa raison d’être, la généralisation devient un conflit à l’intérieur du mouvement. Par sa nature même, la lutte ne se généralise comme lutte revendicative qu’en se trouvant confrontée avec ceux qui n’ont aucun espoir à mettre dans la revendication de la lutte. Dans son propre processus de lutte revendicative, la lutte revendicative rencontre sa propre incohérence par rapport à sa revendication même.
Les jeunes de banlieues mais aussi les marginaux de tous les systèmes scolaires ne pouvaient qu’être là, mais leur seule présence était la manifestation physique (personnalisée) de l’inanité de la revendication du retrait du CPE. Une telle nature du rapport à l’intérieur du mouvement entre ses divers éléments ne prend pas la forme d’un long fleuve tranquille.
La reconnaissance d’une unité objective entre les émeutes de novembre et la lutte anti-CPE est un point de départ minimum. Cependant cette base objective commune donne des analyses divergentes si ce n’est franchement opposées. Pour les uns cela ne veut pas dire que les "deux bouts du bâton" (les "émeutiers" et les "étudiants") peuvent se rejoindre, bien au contraire, les différences d’origine sociale pour ne pas dire de classes entre les émeutiers de novembre et les opposants au CPE font que chacun demeure dans sa sphère et dans sa lutte (la coïncidence est renvoyée à un possible futur qui réunira les éléments aujourd’hui distincts). Pour d’autres, la base objective s’est manifestée comme unité d’action et de lutte, la lutte anti-CPE est devenue lutte contre toute forme de précarité et plus fondamentalement lutte contre le salariat en tant que lutte revendicative anti-CPE s’élargissant. Enfin, d’autres affirment que la rencontre a eu lieu car les acteurs ne sont pas très différents (pas de "classes dangereuses", "vrais prolétaires" d’un côté et "classes moyennes" de l’autre), mais ils remarquent que la rencontre ne fut que partielle du fait de "manques" dans la pratique des uns et des autres.
Toutes ces analyses se situent dans le cadre de la coïncidence soit pour dire qu’elle est inexistante, malgré la situation commune, soit pour dire qu’elle est quasi totale, soit pour dire qu’elle ne fut que partielle. Donc, on va juger le mouvement par rapport à la position du curseur sur l’axe de la coïncidence. Ce qui n’est pas pris en compte dans tous les cas de figures, c’est que l’unité objective est elle-même un problème et qu’en conséquence la coïncidence soit dans son absence, soit dans sa présence, soit dans sa partialité, ne peut être jugée par rapport à ce qui aurait pu ou dû être, mais comme un antagonisme qui n’a pas été massivement dépassé.
L’absence de coïncidence ne peut se limiter à la constatation d’une distance d’origines et de pratiques sociales, elle n’est pas un manque qui pourra se résorber, une solution de continuité à combler par des "revendications plus générales" ou "l’entrée en lutte de l’ensemble de la classe ouvrière", elle est un conflit, une contradiction qui a traversée la lutte anti-CPE.
Ce qui échappe à toutes ces analyses c’est la dynamique conflictuelle de la lutte anti-CPE. L’enjeu de l’élargissement revendicatif du mouvement était la remise en cause de la revendication, de sa pertinence même. La simple présence nécessaire des émeutiers de novembre, ou la simple existence de ces émeutes trois mois auparavant, étaient l’existence physique de cette contradiction. La dynamique était contradictoire, une contradiction pouvant aller jusqu’à la violence entre les acteurs. Nous avons là un écart (gap) à l’intérieur de l’action en tant que classe entre n’exister que comme classe du capital et, par là même, se remettre en cause comme classe : une contradiction interne de l’action en tant que classe.
Retour sur la dynamique contradictoire du mouvement et son expression
Si l’on part de cette base objective commune qui est la restructuration de la gestion et de l’exploitation de la force de travail en France et à l’échelle mondiale et qui nous contraint à analyser conjointement les émeutes de novembre et la lutte anti-CPE, nous sommes amenés à envisager la lutte anti-CPE non seulement comme animée d’une dynamique, mais encore d’une dynamique contradictoire.
C’était là, la dynamique de ce mouvement et que la majorité des étudiants et scolaires s’y soit opposée n’y change rien mais souligne son côté conflictuel. Même minoritaire quantitativement, c’est paradoxalement de cette dynamique de dépassement du simple contenu revendicatif initial du retrait du CPE qu’est venue la satisfaction de la revendication. Sans le bouillonnement diffus et incontrôlable dans les collèges et lycées de la banlieue parisienne et son débordement sur les alentours (supermarchés, voies de communications), sans la jonction entre scolaires et jeunes prolétaires déscolarisés à Grenoble, Nantes, Rennes, Paris et dans une moindre mesure à Toulouse ou Marseille, sans les risques soulevés par des occupations comme celle de la Sorbonne ou de l’EHESS, sans l’ouverture réelle effectuée par les AG des facs de Nanterre ou Villetaneuse, sans l’ampleur prise en quelques jours par les blocages routiers et ferroviaires, sans les "cortèges improvisés" de parfois plusieurs milliers de personnes, il n’y aurait pas eu de retrait du CPE.
Quand le mouvement a commencé à prendre de l’ampleur à Paris, c’est-à-dire surtout après le manifestation du 7 mars, la dynamique contradictoire de ce mouvement est apparue dans l’autotransformation, dans la lutte entamée, d’une grande partie de la fraction active de ce mouvement. La revendication anti-CPE rencontrait très vite, mais contre elle dans sa singularité, l’ensemble de la question de la précarité et de l’évolution du rapport salarial. Ceux qui demeuraient insatisfaits des formes stériles développées dans les AG étudiantes voulaient se donner le moyens de se rencontrer. Il ne s’agissait pas d’introduire dans le mouvement une dimension qu’il n’avait pas, encore moins de lui montrer la voie ou de servir de modèle, mais de mettre en pratique ce qui était déjà là dans le mouvement. Cette mise en pratique passait par l’occupation permanente d’un lieu.
La première occupation, celle de la Sorbonne fut tout à la fois un échec et un succès. Ce fut un échec car l’administration répondit à l’occupation par un blocus immédiat : on laissait quelques dizaines d’étudiants isolés s’attarder dans un amphi surveillé par les vigiles. Mais ce blocus fut dans les jours qui suivirent tourné par des centaines de manifestants, pas tous étudiants, qui entrèrent de force dans les bâtiments. La réaction fut immédiate, il était hors de question pour le gouvernement de laisser la Sorbonne être le point de ralliement que les occupants voulaient qu’elle soit. Le rectorat justifia explicitement l’expulsion par le fait que des non-étudiants avaient rejoint l’occupation. Ce fut un succès à cause du retentissement que cette occupation eut dans le mouvement, même si l’occupation de la Sorbonne n’avait absolument pas pour objectif premier d’être un acte "symbolique".
L’occupation de l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales), permise par la complicité (apparente) avec un certain nombre d’étudiants de cette institution, succéda dans la foulée à celle de la Sorbonne. L’assemblée qui se réunit chacun des quatre soirs de l’occupation réunissait autour de quatre cents personnes (avec un fort renouvellement, c’est quelques milliers de personnes qui sont passées à l’EHESS soit pour les assemblées, soit en dehors). L’assemblée se tenait à 19 heures pour permettre aux gens qui travaillaient d’y participer et il y eut de fait une importante présence de jeunes précaires essentiellement de la restauration et autres intérimaires. N’étaient pas admis les opposants au mouvement et les observateurs (par définition les journalistes). L’assemblée était plutôt un "forum" qu’une "instance souveraine" ou "décisionnelle". Une décision ne pouvait exister que parce qu’une partie des gens avait décidé de la rendre effective.
Il y eut cependant beaucoup de propositions et peu de réalisations. Elle posa la nécessité du dépassement du cadre étudiant du mouvement, elle appela, la première, à la généralisation du blocage des voies de circulation et organisa des actions dans ce sens, elle appela et organisa la "bifurcation" des manifestations qui réalisa même très partiellement la jonction avec les "éléments extérieurs", elle réalisa, au moment de la fin programmée du mouvement par la satisfaction de sa revendication, la brève occupation d’une Bourse du travail près de République affirmant dans le texte du moment "notre situation dans le capitalisme ne peut aller qu’en empirant" (4 avril 2006). Dans la dynamique du mouvement, la grande mesure de l’assemblée d’occupation de l’EHESS ce fut sa propre existence.
Ses limites furent celles du mouvement en général, parce que cette assemblée n’était pas une formation extérieure au mouvement, tout cela se confiait, se murmurait ou se disait de manière diffuse dans le mouvement. Son problème a été celui général du mouvement qui ne pouvait parvenir à son propre fondement que dans une conjonction encore aléatoire et constamment réversible entre, d’une part le refus de la précarité "particulière" du diplômé, d’autre part, le refus de la précarisation générale existante, et, enfin, le refus de tout ce qui produit cette situation. Disons le clairement : entre les étudiants refusant comme étudiants le marché du travail ; les travailleurs stagiaires et les lycéens conscients que les études supérieures soit leur sont inaccessibles soit, comme ils le voient par expérience dans leur famille, n’apportent pas la solution espérée, et les "émeutiers de novembre" qui n’étaient pas enfermés dans une particularité comme les rapports de police des « Renseignements généraux » l’ont montré ou les audiences des tribunaux.
Le mouvement est demeuré de fait un mouvement contre l’extension de la précarité formelle aux diplômés, mais, dans la situation actuelle du capitalisme il ne pouvait échapper à sa dynamique, tout comme l’expression pratique de celle-ci ne pouvait s’échapper de ce dont elle était seulement la dynamique et non le dépassement. Dès les débuts du mouvement, le 22 février, à Rennes, les étudiants les plus actifs dans le mouvement, ceux qui ont initié le blocage de la fac afin que soit « libéré le temps et l’énergie sans lesquels il n’y aurait pas de lutte », posent en principe : « Nous considérons que rejeter une réforme qui aggrave nos conditions de vie ne doit pas signifier la valorisation unilatérale de l’état de chose préexistant » (Rennes, Tendance gréviste ni CPE / ni CDI). « Ne nous leurrons pas : le CPE ne sera pas retiré si nous commençons à nous dire qu’il faudra peut-être reprendre les cours si le gouvernement ne cède pas très vite. Il ne sera retiré que si, partout, est reprise l’idée qu’il faudra la police pour nous faire plier, que nous n’accepterons pas que l’immobilisme et la lassitude de ceux qui restent spectateurs du mouvement décident pour nous » (ibid)
Ce sont aussi les étudiants qui votaient avec leur carte d’étudiants à la main qui ont participé à l’envahissement des gares, au blocage de dépôts de bus, aux barrages de pneus en flammes sur les axes routiers, à la construction de murets sur les autoroutes. Non seulement, même marginalement (une "marge" significative), la jonction a eu lieu, mais encore la violence n’est pas demeurée le fait de ses spécialistes, mais s’est diffusée parmi les tenants "ordinaires" de la lutte anti-CPE, même les spectateurs non-dispersés de ces affrontements les rendaient matériellement possibles par leur présence (la frontière entre les spectateurs et les acteurs étant souvent très mince). Tant et si bien qu’il fallait pour l’Etat, les syndicats et la police recréer la différence. Sarkozy donnait comme consigne aux flics de bien "distinguer les casseurs des bons manifestants", ce qui signifie que cela devenait difficile. La collaboration des SO syndicaux avec les forces de l’ordre n’est pas une pratique nouvelle, en revanche l’entreprise de communication des directions syndicales visant à afficher leur travail avec la police pour assurer la dispersion des manifestants et l’arrestation des "retardataires" est relativement nouveau. Il marque la limite dans laquelle se retrouve le syndicalisme : quand bien même le mouvement est revendicatif et les syndicats veulent négocier, l’identité du manifestant à lui-même comme individu-moyen-raisonnable-désirant-la-négociation n’est plus assurée. Importante, quoique minoritaire, la "jonction" a eu lieu, c’était la dynamique du mouvement, en quelque sorte inscrite dans son code génétique (la "base objective"), mais alors cette dynamique n’a pas été un simple élargissement revendicatif, mais une remise en cause de la revendication... qui seule a fait aboutir la revendication.
La violence indique le niveau atteint par le rapport de forces, crée une communauté de lutte, montre que l’on attaque pas des idées mais une société concrète qui est présente dans des bâtiments (attaque d’une ANPE à Rennes, saccage des locaux de l’UNI et de l’UNEF lors de l’occupation de la Sorbonne), des lieux, une configuration urbaine, qu’il s’agit d’un système qui n’est pas un monstre automatique se reproduisant par sa propre inertie. L’exploitation est une contrainte et il y a des institutions spécialisées de la contrainte. La violence est quelque chose qui à un moment s’impose, naît spontanément du mouvement, devient une de ses formes d’expression. Mais si, dans le cours du mouvement, la violence demeure en son sein une affaire de spécialistes ou l’affaire d’une catégorie particulière, sa mise en œuvre ou pire sa valorisation devient la représentation, le spectacle de ce dépassement. Elle devient étrangère à elle-même, étrangère à ses propres auteurs. Le mouvement anti-CPE s’est tenu avec difficulté sur cette ligne rouge car si dans la violence s’est exprimé la rupture nécessaire de sa dynamique de mouvement revendicatif, cette rupture a été le fruit d’une conjonction aléatoire, constamment réversible. La conjonction est non seulement conflictuelle, ce qui n’est pas grave, mais elle peut confirmer et entériner la conflictualité, la bloquer comme conflictualité interne : impasse du mouvement qui ne parvient pas lui-même, dans sa pratique, à se dépasser.
Que certains ne se soient pas reconnus dans le mouvement, c’est ce qui est apparu de manière frappante lors de la manifestation qui s’est achevée aux Invalides. Cette segmentation en groupes antagonistes ne peut être interprétée comme l’opposition entre les "jeunes de banlieues", qu’on les qualifie de "vrais prolétaires", de "classes dangereuses" ou de "lumpen-barbares" et les "étudiants des classes moyennes". D’un côté, les étudiants sont loin d’être un groupe homogène comme "classe moyenne" et encore moins les étudiants qui étaient dans l’action ; de l’autre l’identification par la casquette ou le capuchon et les Nike n’a jamais fourni la base d’aucun groupe social, ni celle de comportements unifiés. Il est important d’interpréter la segmentation comme étant celle d’un tout, le prolétariat, dont une des caractéristiques communes est justement d’être en permanence segmenté. La segmentation est telle que les catégories segmentées - que ce soit les "étudiants", les "jeunes de banlieue" ou même les "classes moyennes" - sont dépourvues des caractéristiques communes qui font qu’on pourrait les considérer comme classe (aucune partie ne possède en elle-même la qualité du tout). Il n’y a pas de catégorie "tout en bas" qui serait seule à même de recueillir la légitimité prolétarienne. La dynamique était contradictoire, une contradiction pouvant aller jusqu’à la violence entre les acteurs.
C’est fondamentalement, dans cette contradiction de la dynamique que se sont situées une multitude d’initiatives foisonnantes, on peut les repousser et les négliger comme minoritaires, comme le fait d’activistes, ou comme "paroles verbales". Cependant, bien que minoritaires cela dépassait et de loin les supposés activistes professionnels (qui, comme les "casseurs", ne sont pas des extra-terrestres), ensuite il n’existe aucun lien logique, théorique, historique, empirique entre la dynamique d’un mouvement et l’aspect minoritaire ou majoritaire de ceux qui a un moment donné l’ont exprimée. Dans la mesure où ces actions ne furent que la mise en pratique d’une dynamique et de nécessité apparues dans le mouvement, elles ne peuvent pas être qualifiées d’activisme. Elles ne peuvent l’être que dans la mesure où cette mise en pratique de la dynamique du mouvement s’est retrouvée comme étant une pratique particulière dans le mouvement qui vivait de la conflictualité de sa dynamique mais ne la dépassait pas.
Théorie
Cette dynamique contradictoire du mouvement n’est pas un trait accidentel, spécifique de la lutte anti-CPE. Elle est la forme particulière d’un trait général des luttes actuelles. Dans la revendication qui, dans sa logique même, se retourne contre elle-même, nous reconnaissons la contradiction interne des luttes actuelles. Exister et lutter en tant que classe de ce mode de production, agir en tant que clase, c’est d’une part n’avoir pour horizon que le capital (maintenant, de ce que l’on est en tant que classe dans le mode de production capitaliste ne surgira aucune libération, ni affirmation, aucune prise du pouvoir par le prolétariat) ; c’est, d’autre part, dans la contradiction avec le capital qui est devenue le seul lieu pour le prolétariat de son existence comme classe ne comportant plus aucune confirmation pour lui-même, être en contradiction avec sa propre reproduction comme classe. C’est un conflit interne et général de l’action de classe actuelle qui génère dans la plupart des luttes un écart entre les pratiques qui les constituent. Agir en tant que classe comporte le fait qu’être une classe est une contrainte existant dans le capital, face à soi. Les émeutes de novembre ont été une forme paroxystique (une totale extraversion en tant que reconnaissance de soi même comme catégorie du mode de production capitaliste), la lutte anti-CPE a été une forme ordinaire des contradictions interne que cela implique
Dans de telles circonstances, l’autonomie ou l’auto-organisation du mouvement étudiant ne pouvaient être qu’une pratique appartenant aux limites du mouvement, le fixant dans son identité étudiante et revendicatrice. L’auto-organisation elle-même (les Coordinations nationales) a été traversée par cette contradiction. D’un côté, elle ne parvenait pas à exprimer la réalité du mouvement dans son ensemble, de l’autre, elle se déséquilibrait elle-même dans un constant appel à son propre élargissement. L’enjeu de l’élargissement était non seulement la remise en cause de la revendication initiale, mais de quelque chose à revendiquer. Dans le cas spécifique de cette lutte contre la précarité, un élargissement qui aurait été le refus de la précarisation générale de la force de travail ne pouvait trouver, par l’objet même de la lutte, dans l’existence de la force de travail rien d’autre que le capital. Qui va trouver dans l’affirmation libérée de la force de travail précarisée la base de la société future ? Se reconnaître comme classe, c’est poser sa propre existence de classe comme une contrainte extérieure existant dans la reproduction du capital. Se reconnaître comme n’existant comme classe que dans l’existence du capital peut donner lieu à toutes sortes d’organisation, mais ce sera le contraire exact de l’auto-organisation, c’est-à-dire de la classe, du sujet, se prenant elle-même comme objet de son affirmation.
Ce qu’annonce une dynamique contradictoire comme celle de la lutte anti-CPE, c’est que le prolétariat n’a plus, dans la reproduction du capital, de base pour se constituer en classe autonome, c’est inversement l’unification du prolétariat contre son existence en tant que classe, dans son abolition.
Avis de recherche pour mouvement disparu
Le retrait du CPE "obtenu" tout est "rentré dans l’ordre en un clin d’œil" (ou presque). La manif du 1er mai n’a même pas été un enterrement, mais une inexistence. Le mouvement, dans son cours même, montrait bien que le retrait ne serait pas vécu comme une victoire. Aucun discours démocrate radical n’est venu positiver la "victoire", le contenu de celle-ci, tout le monde le connaît : au mieux, la fameuse "flexsécurité" syndicale. La satisfaction de la revendication n’était pas satisfaisante, mais l’empilement des revendications n’était pas non plus la dynamique du mouvement.
Tout s’est arrêté.
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La lutte anti-CPE, , 3 juillet 2006salut
j’avais envoyé ce texte en précisant que c’était une sorte de synthèse personnelle des textes sur le sujet qui seront publiés dans Meeting 3. Donc ce texte est là pour info. Je tiens également à préciser que dans ce texte je pille sans guillemets des textes à la rédaction desquels je n’ai pas participé. Je tiens à ce que cela soit dit non par souci des "auteurs" mais pour signifier que la signature RS est une commodité que je me suis octroyée parce que j’étais d’accord avec ce que je citais et par facilité par rapport à la réunion durant laquelle je présenterai ce texte.
Amitiés, Roland
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