Marseille en mars - Denis

mardi, 7 mars 2006

Submitted by Craftwork on June 15, 2017

(Contribution au débat des 11 et 12 mars à Marseille)

En guise d’introduction...

Dans un court message (quelques paragraphes) posté sur le forum (1) , je faisais remarquer à Roland que, dans son texte l’auto-organisation..., sa définition de « l’auto-organisation » (la « forme » dont le « contenu » est l’affirmation de « l’être révolutionnaire du prolétariat ») ne correspondait pas à l’emploi courant qu’il se fait, actuellement, de ce terme. Quand de nos jours on parle d’auto-organisation, c’est de l’auto-organisation des luttes qu’il s’agit, et non de la quelque peu oubliée auto-organisation du prolétariat.

A ce message, Roland a répondu par un nouveau texte (Pour la réunion de mars) où il place la barre très haut : il ne s’agit pas seulement pour lui de dire qu’auto-organisation de la classe ou auto-organisation des luttes sont une seule et même chose, mais encore d’affirmer que « chaque fois que l’on abandonne la critique de l’auto-organisation » cela revient à concevoir « entre les luttes actuelles et la révolution un processus évolutif continu dont l’auto-organisation serait le vecteur ou la substance (le fil) » (Brochure p22). De même, parler « d’auto-organisation des luttes » revient à chercher à donner à l’auto-organisation une « valeur universelle ».

Il faut être très attentif à ce qui est dit ici. Il y a deux choses : un, ne pas critiquer l’auto-organisation (et j’ajouterai, ne pas la critiquer dans les termes de Roland), c’est nécessairement faire l’apologie de l’auto-organisation. Deux : ne pas donner de l’auto-organisation la définition que Roland lui attribue (c’est à dire par exemple parler d’auto-organisation des luttes et non d’auto-organisation de la classe), c’est nécessairement chercher à donner à l’auto-organisation une valeur qu’elle n’a pas.

Il ne faut donc pas se tromper sur ce que nous dit Roland. Il ne s’agit pas de critiquer l’hypostase d’un élément (l’auto-organisation) qui serait abstrait des luttes actuelles pour en faire le « fil conducteur » qui mènerait ces luttes vers la révolution : car ceci, ce serait la critique d’une certaine idéologie de l’auto-organisation seulement, et pas de l’auto-organisation en elle-même. Justement pour Roland l’auto-organisation et « l’idéologie de l’auto-organisation » ne font qu’un, s’auto-organiser pour Roland c’est toujours s’organiser dans un sens qui va affirmer l’être révolutionnaire de la classe, quelles que soient les intentions et les pensées de ceux qui s’auto-organisent. Mais conservons encore un peu cette distinction entre une pratique et les idéologies consistant à abstraire cette pratique de la lutte pour en faire le fil conducteur vers la révolution. Si je tiens à maintenir la distinction, c’est pour pouvoir faire remarquer que l’idéologisation par hypostase d’un élément des luttes comme porteur d’un devenir révolutionnaire peut très bien se faire à partir d’un autre élément que l’auto-organisation. Chez les anarchistes fédéralistes, par exemple, c’était justement le syndicat, à la fois élément de la lutte et modèle de la société future, qui tenait ce rôle. Chez d’autres, les tenants de l’Appel par exemple, ce serait le partage qui serait l’élément communiste déjà là qu’il suffit de cultiver dans son jardin pour le voir ensuite triompher sur le monde du capital.

Pour résumer : le propos de Roland n’est pas de nous alerter sur le processus toujours possible (pour l’auto-organisation comme pour le reste) d’idéologisation par hypostase d’un élément de la lutte. Nous ne sommes pas là dans la seule critique de l’idéologie, mais dans la critique de la pratique elle-même comme porteuse nécessaire de son idéologisation (à la différence d’autres éléments des luttes qui ne paraissent pas posséder aux yeux de Roland le même pourvoir. Par exemple, Roland ne nous propose pas une critique du partage, malgré l’usage qui est fait par les rédacteurs de l’Appel du partage).

Critique de la pratique de l’auto-organisation dont on pourrait d’ailleurs se demander comment elle va s’exercer : s’agirait-il d’aller voir les acteurs des luttes auto-organisées pour leur expliquer qu’ils font fausse route ? Bien sur que non, et ce n’est évidemment pas ce que Roland propose de faire. Ce qu’il fait en revanche, dans Pour la réunion de Mars, c’est de concentrer l’essentiel de ses arguments non pas sur l’auto-organisation elle-même, mais sur les positions réelles ou supposées de ceux qui ne pas la critiquent pas.

Il apparaît donc que la critique que nous propose Roland est moins la critique de l’auto-organisation en tant que telle que la critique de l’absence de critique de l’auto-organisation. Si c’est cette « critique de la non-critique » qui prend le pas sur la critique tout court dans le discours de Roland, c’est tout d’abord parce que la seule critique réelle d’une pratique comme l’auto-organisation ne pourrait être qu’une autre pratique tout aussi réelle. C’est en s’organisant différemment qu’on peut faire la critique concrète de l’auto-organisation, pas autrement, et de cela Roland a parfaitement conscience lorsqu’il écrit :« je ne dis pas que l’on ne doit pas s’auto-organiser, autant demander à la terre d’arrêter de tourner ». C’est parce qu’il n’y a pas d’autres modes d’organisation à promouvoir ou à défendre qui pourrait donner un contenu concret à la critique de l’auto-organisation que le propos de Roland va prendre la forme de « la critique de la non-critique ».

Je résumerai ainsi en quelques mots ce que nous dit Roland : on ne peut pas éviter l’auto-organisation et sa remise en cause est présente dans les luttes elles-mêmes comme conséquence de cette présence inévitable. En revanche, en tant que théoriciens, on ne doit pas se dispenser de la critiquer, donc ce qu’il faut critiquer d’abord, c’est l’absence de sa critique.

Les nécessités de la théorie nécessaire

Beaucoup des raisonnements développés par Roland sont ce que j’appellerais « auto-réferentiels » : c’est à dire qu’ils doivent avoir été admis d’avance pour pouvoir les suivre jusqu’à leurs conclusions.

Ce fait est particulièrement visible pour définir ce qu’on doit entendre par « auto-organisation ». Pour accepter que la définition de Roland soit la seule valable, il faut déjà avoir admis l’essentiel de sa manière de penser : et une fois cette définition admise, la conclusion qu’il en tire s’impose logiquement comme la seule possible, ce qui est vrai, car c’est dans la définition même que se trouvent les conclusions. C’est ainsi que si je reconnais que l’auto-organisation est et ne peut être que la « forme » de « l’affirmation de l’être révolutionnaire de la classe », alors je suis automatiquement conduit à critiquer cette forme comme véhiculant une vision de la révolution obsolète, celle qui voyait le communisme comme la victoire d’une classe et non comme l’abolition de toutes les classes.

Les arguments de Roland sur « le contenu » et « la forme » sont également auto-réferentiels. Pour encourir le reproche, que Roland me fait, de sombrer dans le « fétichisme de la forme », encore faudrait-il que j’ai admis que l’auto-organisation soit « une forme » et que celle-ci soit différentiable d’un « contenu » dont elle devrait rendre compte : mais, contrairement à Roland, je ne parle jamais de « forme » mais de « pratique » quand je qualifie l’auto-organisation. C’est bien quand on propose, comme le fait Roland, de distinguer « un contenu » et « une forme », même si c’est pour affirmer immédiatement après qu’il ne faut pas les dissocier, qu’on a déjà en fait pratiqué cette dissociation.

L’auto-organisation n’est pas une « forme », c’est une pratique, ce qui n’a rien à voir : son contenu n’est pas figé dans ce qui serait sa définition axiomatique à la manière du triangle qui ne peut avoir que trois angles. Nous parlons de réalité sociale, pas de mathématiques. Une pratique de lutte, certes, naît dans un contexte particulier, et son sens n’est en effet pas seulement celui que ses acteurs lui donne, il est aussi celui que l’histoire lui confère. Mais ce sens, ou même ces sens, ne sont pas gravés dans le marbre. Une pratique doit se comprendre comme quelque chose de vivant, qui intègre la pluralité des significations que peuvent lui conférer son évolution et l’évolution générale des conditions dans lesquelles elle s’exerce (avec lesquelles elle se confond en partie, bien sûr). L’auto-organisation de maintenant n’est pas celle des soviets ou des conseils de la République de Bavière, elle n’est pas non plus, bien qu’elle en soit plus proche (ne serait-ce que dans le temps), celle de l’Autonomie de la fin des années soixante-dix.

Tout aussi auto-réferentiel est le raisonnement sur « l’auto-organisation du sujet ». Là encore, l’argument tourne en rond : pour admettre que le « sujet » en question soit nécessairement le prolétariat, il faut d’abord avoir décidé que ce qui s’auto-organise, c’est toujours le prolétariat ! Sinon, pourquoi parler d’un sujet ? Quand il y a auto-organisation des luttes, certes, il y a bien quelqu’un qui s’auto-organise, les acteurs de la lutte en l’occurrence, mais pourquoi formeraient-ils un sujet ?

Ou alors, on dit que puisque ce sont toujours des prolétaires qui s’auto-organisent , ils se subjectivisent nécessairement comme prolétaires dans ce processus. Pourquoi pas, mais alors en quoi cela serait-il spécifique à l’auto-organisation ? Dans n’importe quelle type de lutte, qu’elle soit auto-organisée ou menée avec des syndicats, un prolétaire agit en tant que prolétaire, c’est une évidence : le sujet de la lutte - de toute lutte - c’est une fraction du prolétariat. Dans Meeting 1 j’avais parlé du processus de désubjectivisation du prolétariat comme pendant de la désobjectivation du monde du capital pendant la période de la communisation. C’est une autre manière de parler d’auto-négation du prolétariat. Il n’y a rien ici qui pourrait caractériser spécifiquement l’auto-organisation, c’est de la lutte des classes en général qu’il est question.

Toute l’argumentation de Roland ne prend son sens et sa nécessité que si l’on accepte d’abord de se placer dans sa perspective : c’est pour cela que je parle de démonstration auto-référentielle. Dans la logique qui est celle de Roland, tout par de la constatation (d’ailleurs contestable) qui se résume par la formule : « l’amère victoire de l’autonomie ». Toutes les luttes ou presque seraient à présent auto-organisées, l’auto-organisation serait la « forme » obligée et acquise de la lutte actuelle (« A partir du milieu des années 1980, l’auto-organisation devient la forme dominante de toutes les luttes... » Brochure p3, ou encore, l’auto-organisation « forme nécessaire de la lutte des classes », Brochure p4). En s’auto-organisant, le prolétariat parvient à l’extrême limite de ce qu’il peut en tant que prolétariat, et la suite ne peut venir que de la contestation de ce qu’il est, ce qui passe par la contestation de la « forme », c’est à dire de l’auto-organisation. Voilà pourquoi l’auto-organisation se trouve chargée de ce redoutable privilège de devoir être critiquée car c’est à travers elle que passe l’auto-négation du prolétariat. Il n’y a que si on considère que l’auto-organisation est « la forme » de toutes les luttes actuelles qu’on peut la charger de ce rôle de focalisateur de l’être du prolétariat comme ce qui est à dépasser, comme, si on veut, le révélateur exclusif de « l’obstacle » que constitue pour le prolétariat le fait d’être une classe (« Cet obstacle possède une réalité claire et facilement repérable, c’est l’auto-organisation et l’autonomie », Brochure p2). C’est alors seulement que prend son sens la nécessité de « la critique de la non-critique » : car la critique de l’auto-organisation elle-même n’est pas à mener en tant que telle, puisque ce sont les prolétaires en lutte contre leur propre être qui la conduisent. En revanche, les théoriciens, à qui revient la tâche de promouvoir ce qui se passe et de guetter ce qui s’annonce (c’est à peu près ainsi que Roland nous présente le rôle de la théorie), doivent critiquer les autres théoriciens qui s’abstiendraient de critiquer l’auto-organisation.

La question de l’auto-organisation telle qu’elle est ainsi posée ne peut pas être prise pour elle-même mais doit se confronter aux sources de la théorie de TC. Un débat sur le sujet de l’auto-organisation ne pourrait avoir lieu avec Roland qu’à la condition de ne pas s’en tenir aux raisonnements qu’il tient, mais de remonter jusqu’aux présupposés de ces raisonnements. Autrement dit, le sujet réel du débat ne serait plus l’auto-organisation en elle-même mais la place des raisonnements de Roland sur l’auto-organisation dans la théorie générale qu’il développe.

Un tel débat serait d’ailleurs passionnant, mais le problème est que ce n’est pas comme cela que les choses sont prévues pour la réunion de Marseille (ou, en tout cas, ce n’est pas ainsi qu’elles devraient être prévues). On ne peut donc admettre que la définition donnée par Roland soit validée a priori, car ce serait clore le débat avant qu’il n’ait eu lieu. On ne peut pas non plus admettre que le débat ne porte que sur la définition, car cela reviendrait à ce que j’ai dit plus haut, à savoir débattre uniquement autour des problématiques impulsées par TC.

Autonomie et auto-organisation

« L’auto-organisation ne désigne pas n’importe quelle activité où des individus, fussent-ils des prolétaires, se concertent directement pour savoir ce qu’ils vont faire ensemble, elle est une forme historique déterminée. Il semblerait qu’il n’y a pas d’histoire derrière le terme d’auto-organisation ou que cette histoire n’est qu’un contenu passager (...)L’auto-organisation et l’autonomie en tant que perspective révolutionnaire appartiennent à une époque où le prolétariat a la capacité de trouver, dans son rapport au capital, la base pour se constituer en classe autonome. » (Brochure p26)

L’argument de Roland peut être compris de deux manières. La première renvoie à la périodisation de TC : puisque l’auto-organisation appartient à l’époque historique du programmatisme (Roland n’emploie pas le terme, mais c’est ce que désigne l’expression « la capacité de trouver, dans son rapport au capital, la base pour se constituer en classe autonome »), son « contenu » est lui-même définitivement programmatique, c’est à dire que l’auto-organisation renvoie forcément à le capacité du prolétariat à se constituer en base autonome. Là encore, pour admettre ce raisonnement, il faudrait d’abord avoir admis la périodisation en question, ce qui n’est pas mon cas. Je précise au passage que ce que je conteste, ce n’est pas la périodisation elle-même (parler de « programmatisme » pour désigner ce qui était commun à l’ensemble du mouvement ouvrier de l’époque qui a pris fin avec la restructuration des années soixante-dix me semble tout à fait intéressant) mais c’est sa signification. Pour TC, un cycle de lutte est une entité totalisante : tout est et ne peut qu’être l’illustration de la dynamique du cycle. Par exemple, auto-organisation et autonomie « ne peuvent que » (chez TC, le diable se niche souvent dans les « ne peut que ») prendre la signification unique et univoque que leur confère la période programmatique. Une compréhension plus fine, qui analyse les phénomènes dans leur liaison, avec les dynamiques propres d’un cycle de lutte mais qui n’occulte pas la multiplicité organique propre aux phénomènes sociaux, est écartée.

Mais le débat n’est pas là : je me contenterai de dire ici que pour admettre l’argument historique de Roland dans son premier sens, il faut, comme pré-requis, et comme pour ses arguments « auto-réferentiels », partager l’essentiel de sa vision des choses. Il existe toutefois une seconde manière de comprendre l’argument historique. La définition de « l’autonomie » et de « l’auto-organisation » seraient données par l’usage qui en a été fait, et les pratiques auto-organisationelles auraient un sens actuel encore déterminé par la phénoménologie de leur apparition historique.

L’argument semble de poids car effectivement l’autonomie et l’auto-organisation sont nées à des périodes ou elles semblaient tracer une perspective révolutionnaire précise. À employer ces termes sans jamais faire référence à la perspective révolutionnaire qui a présidé à leur naissance (même si elle a depuis disparue), ne risque-t-on pas, comme nous en accuse Roland, de faire de l’auto-organisation « une sorte de forme a-historique et générale de l’action » (Brochure p3) ?

Toutefois, dès cette période, le sens révolutionnaire de l’autonomie de la classe était-il le seul existant ? Si un autre sens coexistait avec celui-ci, c’est peut-être ce second sens qui s’est transmis d’une période à une autre, et alors l’usage de ces termes échappe à la critique de l’anhistoricité. Pour le voir, ne remontons pas jusqu’aux années vingt mais seulement à la période de l’autonomie ouvrière française et italienne des années soixante-dix.

« L’autonomie ouvrière » (ou « autonomie prolétarienne »), concept qui serait apparu dans les années cinquante en Italie selon Spartacus (2) , désigne à l’origine l’autonomie du prolétariat dans sa lutte contre l’Etat bourgeois et le capitalisme. Mario Tronti, un des fondateurs du courant dit « opéraïste » écrit par exemple dans Ouvriers et Capital que « la force politique de la classe ouvrière se présente comme ayant atteint, par elle-même, une organisation et une croissance telle qu’elle forme un pouvoir de décision autonome par rapport à toute la société... » .

Roland a raison d’écrire que l’autonomie prolétarienne « est la pratique, la théorie et le projet révolutionnaires de l’époque du fordisme » et que « son sujet est l’ouvrier et elle suppose que la révolution communiste soit sa libération, celle du travail productif » (Brochure p2). L’autonomie prolétarienne renvoie en effet à une conception du rapport de classe bien déterminée : celle qui voit la révolution comme la victoire d’une classe - le prolétariat- sur une autre - la bourgeoisie. La révolution est conçue comme l’affirmation de la puissance de la classe ouvrière au sein du monde du capital : à cet égard, la citation de Tronti un peu plus haut est particulièrement révélatrice (la « force politique » de la classe ouvrière qui a atteint « par elle-même » un « pouvoir de décision autonome » par rapport à « toute la société »).

Bien qu’étant très critique envers les syndicats et les partis issus du mouvement ouvrier, l’autonomie prolétarienne dans son versant théorique partage donc en fait avec eux une vision commune de la puissance de la classe prolétaire, sans voir que le prolétariat n’est rien d’autre qu’une classe du système capitaliste et que la révolution et la production du communisme ne découlent pas de la victoire d’un camp sur un autre mais de l’abolition de la société de classe dans son ensemble.

Si la critique de l’autonomie prolétarienne par Roland est convaincante, la liaison logiquement nécessaire qu’il établit entre « autonomie prolétarienne » et « auto-organisation » est d’avantage problématique, et ce pour au moins deux raisons.

En premier lieu, pour Roland, implicitement, le terme d’autonomie et la notion « d’autonomie prolétarienne » sont identiques. En fait, Roland ne précise jamais dans ses contributions que l’autonomie pourrait être autre chose que l’autonomie du prolétariat. Dès la première phrase de son texte (« L’autonomie, comme perspective révolutionnaire se réalisant au travers de l’auto-organisation... » Brochure p2) « l’autonomie » est un concept global et totalisant qui semble être doué d’un sens absolu transcendant les interprétations et les usages qui en ont été faits. Or, bien souvent, « l’autonomie » a tout autant désigné l’autonomie des luttes ou encore l’autonomie des acteurs de la lutte que l’autonomie de la classe dans son ensemble (3). Même si l’horizon commun des tenants de l’autonomie est aussi l’autonomie du prolétariat, les usages du terme autonomie révèlent un glissement du sens qui n’a rien d’anodin.

Le second problème tient au fait que, si on s’en tient à sa stricte définition théorique, « l’autonomie » de la classe n’implique pas un type d’organisation déterminé. Il s’agit seulement d’être autonome par rapport aux déterminations imposées par la bourgeoisie, donc par exemple de refuser le jeu démocratique de l’Etat bourgeois, comme les élections ou le parlementarisme, ou encore le syndicalisme qui se compromet dans la cogestion du système avec le patronat. Si l’auto-organisation n’est rien d’autre que la manière dont le prolétariat s’organise de manière autonome par rapport à la classe dominante, alors rien n’interdit de penser que le prolétariat puisse être « auto-organisé » par exemple sous la forme d’un parti, du moment que ce parti n’est ni compromis avec la bourgeoisie ni contaminé par les formes bourgeoises de la domination. Ce n’est pas un hasard si dans les mouvances autonomes italiennes ou françaises des années soixante-dix le léninisme (ou une forme de léninisme) pouvait continuer à avoir une certaine audience.

Même si les thématiques libertaires ou conseillistes exerçaient alors une forte influence, elles n’étaient pas définitoires de ce qu’il fallait alors entendre par Autonomie. Coexistaient dans la sphère de l’Autonomie des tendances pour qui toute organisation de type parti ou syndicat était à proscrire et d’autres pour qui ce n’était pas la forme parti en tant que telle mais ces partis qui dominaient alors le monde ouvrier qui étaient critiquables parce qu’ils n’étaient devenus rien d’autre que des rouages de l’Etat et du Capital. Pour la seconde tendance, la tentation de reconstruire un parti « authentiquement prolétarien » n’était jamais définitivement écartée. Entre ces diverses tendances, par ailleurs unies par des pratiques très proches, les rapports pouvaient être rugueux.

Si on donc on s’interroge sur la liaison entre autonomie et auto-organisation, on est conduit a considérer ces deux aspects. D’une part, dès cette époque l’autonomie n’est pas que l’autonomie de la classe, mais aussi l’autonomie des groupes ou l’autonomie des luttes, et « l’auto-organisation qui réalise l’autonomie de la classe » ne peut pas être équivalente à l’auto-organisation qui réalise l’autonomie de la lutte ou l’autonomie des groupes autonome. D’autre part, « l’auto-organisation qui réalise l’autonomie du prolétariat » pourrait théoriquement fort bien être un parti ou un syndicat « authentiquement prolétarien ».

Il est essentiel de comprendre ces nuances pour saisir comment Roland, en quelque sorte, n’accole pas ensemble la bonne autonomie avec la bonne auto-organisation. L’auto-organisation dont parle Roland, c’est celle qui selon lui triomphe avec ce qu’il appelle « l’amère victoire de l’autonomie », c’est en fait l’organisation en rupture avec les formes issues du vieux mouvement ouvrier, c’est à dire les partis et des syndicats : mais cette auto-organisation là est celle qui répond à la conception de l’autonomie comme l’autonomie des luttes ou des groupes, tandis que Roland la charge des maux de l’autonomie conçue comme l’autonomie du prolétariat dans son ensemble.

Ce qui s’est transmis, entre l’autonomie des années soixante-dix et les « coordinations » et autres « collectifs » des périodes qui ont suivies, ce n’est pas l’héritage théorique de l’autonomie du prolétariat, c’est l’héritage pratique de l’organisation en dehors des syndicats et des partis, par groupes indépendants plus ou moins larges et éventuellement « coordonnés ». S’organiser en dehors des syndicats à partir des années 80 ne signifie pas que l’on défende l’autonomie d’une classe à laquelle on ne croit même plus appartenir.

Si l’autonomie n’est plus seulement l’autonomie du prolétariat mais devient aussi celle « des luttes » ou « des groupes autonomes », c’est bien parce que les pratiques qui se développent à l’époque de l’autonomie historique consistent essentiellement à se défier de tous les partis et syndicats. Même ceux qui n’ont pas renoncé au « parti authentiquement prolétarien » sont conduits à fonctionner par groupes restreints et indépendants parce que c’est la forme que prend alors l’action radicale et violente qu’ils cherchent avant tout, tandis que les syndicats et les partis d’extrême gauche se conduisent comme des pacificateurs des luttes.

Il convient donc à mon avis de réserver le terme d’auto-organisation à la pratique qui consiste à s’organiser dans les luttes en dehors des formes issues du mouvement ouvrier, que ces formes se disent d’ailleurs « réformistes » (les partis et syndicats sociaux démocrates) ou « révolutionnaires » (les PC et les partis d’extrême gauche). Je précise quand même que contrairement à ce que nous dit Roland cela ne revient pas à désigner ainsi « n’importe quelle activité où des prolétaires se concertent pour faire quelque chose ensemble » (Brochure p3). Si des prolétaires vont à la pêche sans en référer à une organisation syndicale, je ne dis pas qu’ils auto-organisent leur partie de pêche ! L’auto-organisation est une pratique de la lutte et qui ne prend son sens que dans la lutte, ce n’est donc pas « n’importe quelle activité » qui est auto-organisée - même si, nous le verrons, il y a des conceptions de l’auto-organisation qui tentent de délier le lien entre lutte et auto-organisation.

Du coup il est à mon avis peu indiqué d’opposer, comme le fait Roland, les « collectifs » et l’auto-organisation (« la création de collectifs qui ne relève plus de l’auto-organisation et de l’autonomie », Brochure p12). Ces collectifs relèvent pleinement de l’auto-organisation, mais de l’auto-organisation des luttes, pas de l’auto-organisation de la classe.

Limites de l’auto-organisation ou limites de la lutte ?

« L’auto-organisation d’une lutte exprime et revendique le caractère autosuffisant du mouvement ce qui n’est pas immédiatement le mouvement dans sa particularité est considéré comme autre : jonction, soutien, solidarité. "Nous devons rester maîtres de notre lutte", telle est la proclamation de base de l’auto-organisation. Elle s’adresse évidemment à toutes les manipulations. Cela signifie que l’on considère le reste de la société comme un environnement hostile ou favorable. Une lutte auto-organisée, c’est une lutte qui cherche à se déterminer d’abord en elle-même puis face à un environnement social. » (Brochure p25)

Ce que nous dit ici Roland est peut-être vrai, mais c’est une limite de la lutte en général, pas du fait de s’être auto-organisé. Toute lutte se définit d’abord dans sa particularité, seule « la lutte de la classe » est une unification des luttes au-delà de leur particularité. Quand une lutte ne considère-t-elle plus son rapport aux autres luttes comme « jonction, soutien, solidarité », mais met en avant son appartenance commune à la lutte de la classe, celle-ci étant identifiée et identifiable, sinon dans le paradigme programmatique ?

Là encore, si Roland peut imputer à l’auto-organisation elle-même une limite qui est celle de la lutte en général, c’est parce qu’il a préalablement admis que l’auto-organisation « formalise » les caractéristiques des luttes actuelles : des lors, en effet, ce qui revient aux luttes revient à l’auto-organisation aussi, et vice versa. Mais l’argumentation reste auto-réferentielle.

Au delà de ce point, il reste la question de savoir comment une lutte peut ne pas rester enfermée dans sa particularité. Or, à la réponse programmatique (une lutte n’est pas particulière parce que c’est un aspect de la lutte générale d’une classe qu’on peut identifier visiblement) peut se substituer une autre réponse. La lutte reste une lutte, elle ne devient pas la lutte, mais elle ne reste pas cantonnée à sa particularité parce qu’elle peut envisager de dépasser le fait de n’être que la lutte des expulsés de tel immeuble, ou même des expulsés en général, ou encore de tels sans-papiers, ou des étudiants contre le CPE...

On ne peut pas dire comme Roland que « l’auto-organisation est une pratique qui pose la définition sociale d’un groupe comme inhérente à ce groupe, quasiment naturelle » (Brochure p25). Tout au contraire, c’est une tension permanente au sein de la lutte auto-organisée que de savoir qui est partie prenante ou non de l’auto-organisation, suivant quelle « légitimité », et pour quelles raisons. Et il n’y a pas une réponse unique à cette question, mais des réponses qui tracent des divisions profondes au sein de la pratique auto-organisationnelle.

Ainsi, à Montreuil, pour la lutte du gazomètre, la définition du rapport des acteurs de la lutte entre eux est devenue un objet de débat. Au point de vue « particulariste » qui voulait que chacun reste à sa place dans son segment de prolétariat (les noirs expulsés avec les noirs expulsés, les blancs en « soutien », les autres luttes ailleurs) s’est opposé un point de vue qui s’est exprimé dans le tract Encore faudrait-il qu’il y ait une lutte (4) . Pour ce tract, la « légitimité » n’appartient pas à tel ou tel pour décider de ce que doit être la lutte, même pas aux « familles expulsées », mais à tous ceux qui se sont reconnus et engagés dans la lutte en question. C’est la lutte elle-même qui devient la définition des acteurs de la lutte, on n’est plus seulement en lutte « en tant que » sans-papiers, expulsés, ou militant associatif, on est en lutte « en tant qu’on est en lutte ». Pour défendre ce point de vue, le tract prend en compte les nécessités même de la lutte. Le titre est assez explicite - à savoir que le maintien de la particularité finit tout simplement par rendre la lutte stérile.

Il me semble que c’est une tension qui n’est rendue possible que par le caractère assez fluide de l’auto-organisation. En ne se cantonnant pas à sa particularité, la lutte se reconnaît comme lutte de classe mais non pas comme lutte de la classe, c’est à dire qu’elle trouve non pas l’unité du prolétariat (là-dessus, je suis d’accord avec Roland pour dire qu’on ne peut pas attendre d’unité du prolétariat préalable à la révolution) mais l’unité de ses acteurs qui se définissent alors par leur engagement dans la lutte. Ce n’est plus une affaire de jonction des luttes, mais d’approfondissement d’une lutte, qui gagne par cette agrégation de conditions diverses une possibilité de remise en cause et d’élargissement de ses moyens et de ses buts. C’est ainsi que l’auto-organisation peut être à même de construire cette « unité qui n’en est pas une », cette inter-activité dont parle Roland (Brochure p12).

Recadrer le débat sur l’auto-organisation

On ne peut pas de traiter de l’auto-organisation comme d’un tout homogène, ce vers quoi une définition a priori comme celle que nous propose Roland risque de nous conduire. De plus, il est artificiel de distinguer d’une part l’auto-organisation comme forme et d’autre part la lutte comme contenu, comme si l’auto-organisation avait une signification en elle-même alors que ce qu’elle est ne peut se comprendre que dans son rapport avec la lutte en général.

C’est pourquoi je propose de ne pas se donner comme sujet de débat à Marseille« l’auto-organisation » en tant que telle, mais plutôt de se demander quel(s) rôle(s) les pratiques auto-organisationnelles joue dans les luttes actuelles.

En posant la question ainsi, on pourra relativiser les affirmations de Roland, et en particulier l’idée que l’auto-organisation serait « triomphante ». Les choses ne sont pas si simples, car à l’époque du déclin du mouvement ouvrier c’est le monde syndical aussi qui s’est transformé, et de même que la frontière entre lutte revendicative et lutte révolutionnaire perd son sens, les limites entre ce qui est syndical au sens organisationnel du terme et ce qui est auto-organisé ne sont plus si tranchées. Il existe bon nombre de syndicats « horizontaux » qui empruntent à l’auto-organisation une partie de son modèle : Cobas, Sud, AC !, DAL, etc... et au cours d’un même mouvement se succèdent les moments syndicaux et les moments auto-organisés.

Souvent, dans une lutte, ce qui est auto-organisé, c’est plutôt la lutte en tant que telle. Reviennent au syndicat la fixation des journées d’action, l’organisation des manifestations (la forme de « lutte » la plus pacificatrice qui soit, sauf quand les syndicats sont débordés) et surtout la négociation de la sortie de la crise, tandis que les actes les plus intenses de la lutte eux-mêmes sont bien d’avantage auto-organisés : grèves (non pas son déclenchement mais sa conduite par un comité de grève), occupations, rencontres vers d’autres secteurs sociaux, sabotages, action directe, etc... Mais ce n’est pas une règle absolue : quand le syndicat ou l’organisation para syndicale fait défaut (que ceux-ci se soient désintéressés d’un mouvement ou que les acteurs de la lutte aient choisi de s’en passer), l’auto-organisation se retrouve à aussi devoir assumer la phase de négociation de sortie de lutte, ce qui n’est pas sans difficulté et même sans contradiction pour elle (exemple : lutte pour les expulsés du 117 avenue Jean Jaurès dans le 19eme arrondissement de Paris).

Pour le syndicat, la lutte n’est qu’un moment de la négociation. La manifestation, la journée d’action, la grève d’une journée ne sont que des moyens de renforcer la position des négociateurs dans un jeu qui assure aux militants syndicaux leur pouvoir de « représentants » des travailleurs. Pour la lutte auto-organisée, la négociation n’est que la fin des possibles crées par la lutte elle-même (mais il y a d’autres manières de se trouver confronté à cette fin des possibles : c’est le cas quand on se trouve devant la nécessité d’auto-gérer la production de son usine, par exemple...). Le syndicat, ou plutôt le moment syndical, renvoie le prolétaire à son être de prolétaire (tout comme la revendication) puisqu’on lui demande de ne vouloir que ce que le contenu explicite de sa lutte a pu formuler, et qui plus est a pu formuler au départ.

Ce n’est pas l’auto-organisation en tant que telle qu’il faut interroger, mais l’auto-organisation dans son rapport à la lutte. Quand elle n’est pas directement et exclusivement une pratique dans la lutte, l’auto-organisation est alors soit effectivement l’auto-organisation de la classe, soit une forme d’alternative auto-gestionnaire, soit une espèce de « démocratie directe » qui concentre les pires tares de la démocratie. La première signification est totalement désuète, comme Roland lui-même le reconnaît. La seconde est celle des libertaires fascinés par le modèle du camp No Border de Strasbourg et qui tentent d’organiser des campings auto-gérés pour en faire leur lieu de vacances. Une critique de ce point de vue a été proposée par le Collectif Anti-Expulsion qui expliquait qu’il ne participerait pas à un de ces campings projeté à Rivasaltes en précisant que « l’auto-organisation n’est pas un but, mais un moyen d’être plus efficaces dans les discussions et actions. » (5) L’efficacité dans la lutte, et non un mode d’être qui peut vite devenir une manière d’être à la mode, telle est effectivement l’intérêt de la pratique organisationnelle. La dernière signification revient également à ne plus comprendre que c’est la lutte et la lutte seule dans sa dynamique qu’il y a un sens à auto-organiser. L’exemple le plus frappant vient de la manière dont fonctionne l’AG de la fac de Tolbiac (Paris 1) au cours de l’actuel mouvement anti-CPE. Dans cette AG « décisionnelle » est votée non seulement la grève mais aussi le blocage des cours. Or, participent à l’AG non seulement les étudiants grévistes, mais aussi les étudiants non grévistes et leurs représentants (l’UNI) pour exprimer et voter la position « contre ». Viennent à l’AG de la lutte des gens qui sont... opposés à la lutte. L’AG n’est pas l’AG de la lutte, elle est l’AG des étudiants. Dans l’exemple de l’AG de Tolbiac, la remarque de Roland que j’ai précédemment citée (« une pratique qui pose la définition sociale d’un groupe comme inhérente à ce groupe ») est juste : mais ce que je conteste dans cette remarque, ce n’est pas qu’elle soit parfois juste, mais qu’elle soit toujours juste. Le discriminant entre les moments ou cette remarque est juste et ceux où elle ne l’est pas tient au rapport entre auto-organisation et lutte.

L’auto-organisation comme pratique dans les luttes et l’auto-organisation comme rêve auto-gestionnaire ou comme caricature démocratique peuvent être en apparence très proches et pourtant elles sont très différentes dans les possibilités qu’elles offrent. La critique de la mauvaise auto-organisation est peut-être maladroite dans les termes, elle est pourtant juste en ce qu’elle tente de différencier les pratiques auto-organisationnelles qui intensifient les luttes de celles qui les stérilisent : c’est un point de vue pratique qu’on ne peut se permettre d’ignorer lorsque l’on traite de la question de l’auto-organisation.

Au cours de la lutte, on va progressivement abandonner les formes démocratiques non pas par nécessité idéologique (le citoyennisme démocratique est l’idéologie spontanée de la plupart des prolétaires en lutte) mais par nécessité : les formes démocratiques, le vote, la représentation sont des dispositifs puissants de pacification et leur adoption signifie la neutralisation de la lutte, c’est donc au bout d’un moment une question de survie pour la lutte que de remettre la « démocratie » en cause.

Ainsi se passer des médiations du monde du capital (syndicalisme, représentants démocratiques, etc...) n’est-il pas le résultat d’une volonté antérieure à la lutte, elle naît de la lutte et pour les nécessités de la lutte : en revanche, dans le retour réflexif des luttes sur elle même, cela peut et même cela doit devenir un projet. Dès lors, vouloir se passer des médiations du capital dans la lutte auto-organisée est une manière de poser une question ayant trait à la problématique de la communisation (6) . En même temps, quelle que soit l’intensité de la lutte, et l’intensité de la volonté, les médiations ne disparaissent jamais (certaines s’estompent mais d’autres se recréent), car leur disparition signifierait la destruction de ce qui cause les médiations (c’est à dire la société de classe et tout ce qui va avec).

En guise de conclusion

Au total, on aura compris que je partage en partie l’analyse de Roland, mais que je pense que la critique qu’il effectue s’adresse à une certaine conception de l’auto-organisation et pas à l’auto-organisation en elle-même. Ce qui n’existe plus, en effet, c’est « l’autonomie comme perspective révolutionnaire se réalisant au travers de l’auto-organisation » (c’est moi qui souligne). On ne peut plus penser, comme cela était encore possible à l’époque ou existait « une classe ouvrière stable, bien repérable à la surface même de la reproduction du capital », qu’il suffirait de libérer le prolétariat de ses chaînes syndicales et politiciennes pour voir son être révolutionnaire s’affirmer spontanément (7) . L’auto-organisation est devenue autre chose, mais cela tout le monde le sait sauf peut-être les archéo-ultra-gauchistes du Mouvement Communiste, le problème c’est qu’en voulant critiquer une conception révolue de l’auto-organisation Roland n’arrive pas à s’en arracher et se trouve entraîné à en prendre l’exact contre-pied, ce qui est une manière de la laisser survivre. Roland n’accorde plus de signification révolutionnaire à l’auto-organisation mais en revanche il continue à la voir comme une « forme » centrale de la lutte de classe dont le « contenu » serait inchangé, et donc qu’il faudrait attaquer centralement pour se débarrasser du dit contenu (le fait d’être une classe). Ce raisonnement, je le trouve en parfait porte à faux par rapport à ce qui se passe dans les luttes : jamais l’auto-organisation n’y apparaît en tant que telle comme le seul obstacle à dépasser, et dans tous les exemples que donne Roland on peut voir que ce qui est critiqué c’est un état de la lutte, pas une pratique donnée qui n’a de valeur que dans son rapport général à la lutte.

On atteint ici à une contradiction sous-jacente de la position de Roland. Car si l’autonomie et l’auto-organisation expriment encore l’être de la classe, alors c’est que cet « être de la classe » existe toujours comme quelque chose de « bien repérable à la surface même de la reproduction du capital, confortée dans ses limites et sa définition par cette reproduction et reconnue en elle comme un interlocuteur légitime. » Si les conditions de la manifestation de l’être de la classe ont radicalement changées, comme Roland lui-même le soutient, alors comment l’autonomie et l’auto-organisation seraient-elles toujours à même de le matérialiser en se contentant de lui retirer son aspect « révolutionnaire » ?

Si l’auto-organisation ne peut pas servir de médiation pour contester l’être de la classe qui se serait une dernière fois réalisé à travers elle, c’est par ce que l’auto-organisation ne matérialise déjà plus l’être du prolétariat.

Notes :

1) Le sens des mots, p21 de la Brochure qui compile les textes pour la réunion. Pour simplifier, je donnerai comme références aux textes de Roland la pagination de cette brochure.

2) « L’Autonomie. Le mouvement autonome en Italie et en France », mars-avril 1978, ed Spartacus, cité par Sébastien Schiffres dans son mémoire de maîtrise « La mouvance autonome en France de 1976 à 1984 » disponible sur http://sebastien.schifres.free.fr/

3) Un exemple parmi d’autres : « La rupture avec le gauchisme a porté essentiellement sur les manifestations de rue : à la manifestation des organisations gauchistes canalisée par un service d’ordre militaire dans une simple balade où tout le monde défoule sa révolte momentanée en gueulant les mêmes slogans dictés par un mégaphone, les autonomes opposent des manifestations où chaque groupe de huit à dix personnes assure sa propre auto-défense (et c’est avant tout dans ce sens qu’ ils parlent d’ autonomie des groupes), avec des objectifs concrets (bombages, attaques de magasins, de garages, de banques, etc.). » (Spartacus, op. cit.). Ces groupes peuvent se coordonner, ils restent « autonomes » les uns par rapport aux autres comme dans l’APGA (Assemblées Parisienne des Groupes Autonomes) réunie le 29 octobre à l’université de Jussieu et qui se poursuivra quelques mois.

4) Ce tract a été rédigé entre autres par un participant à Meeting.

5) « Pourquoi le CAE décide de quitter la préparation du campement de Rivesaltes », in Contributions autour de la fin du collectif anti-expulsion, p11.

6) Ce qui, dans son texte, permet à Roland de lier la partie sur « l’auto-organisation des luttes » et celle sur « l’aire de la communisation » est une citation extraite du texte critique de l’Appel que j’ai écrit pour Meeting 2. Voici ce que dit Roland :

« Ce sauvetage de l’auto-organisation est explicite quand Denis écrit : "Vouloir mener une lutte tout en s’affranchissant de toutes les médiations mises en place par le capital (les syndicats, la politique, les médias, le droit, etc.) est un exemple évident d’une manière de poser des questions qui ont trait à la communisation." (p. 40). C’est surtout un exemple évident de ce qu’à toujours été, depuis la révolution allemande et la gauche germano-hollandaise, l’auto-organisation dans sa perspective révolutionnaire de libération de la classe comme affirmation de son être véritable qui, dégagé des médiations capitalistes, ne pouvait être que révolutionnaire. »

Je ne voudrais pas donner le sentiment de jouer sur les mots, mais enfin si je commence ma phrase par le verbe « vouloir », c’est que celui-ci a son importance. Je n’ai pas écrit « mener une lutte tout en s’affranchissant de toutes les médiations mises en place par le capital... » et j’ai pris le soin d’expliquer plus loin dans le texte que jamais aucune question ayant trait à la problématique de la communisation posée dans une lutte actuelle ne pouvait avoir de réponse communisatrice. Il ne s’agit donc pas de la même position que celle de la gauche germano-hollandaise, puisque je ne dis pas que l’auto-organisation permet de s’affranchir des médiations en question en libérant l’être révolutionnaire de la classe, je dis qu’elle offre la possibilité d’en poser le projet et qu’elle ne peut pas le réaliser par elle-même, ce qui est totalement différent. Ce projet naît du retour réflexif des luttes sur elles-mêmes et sa finalité initiale est de développement de la lutte.

7) Pour illustrer mon propos, je vais reprendre une citation de Roland, qui écrit ceci : « Défendre la sacro-sainte Autonomie du prolétariat, c’est s’enfermer dans les catégories du mode de production capitaliste, c’est s’empêcher de penser que le contenu de la révolution communiste c’est l’abolition du prolétariat non en vertu d’une simple équivalence logique (l’abolition des rapports capitalistes, est par définition celle du prolétariat), mais en vertu de pratiques révolutionnaires précises. » (Brochure p8). Telle qu’elle est rédigée, je souscris entièrement à cette formule, mais c’est bien parce que son sujet est « l’Autonomie du prolétariat », ce qui est précis. Qu’on remplace « Autonomie du prolétariat » par « auto-organisation », et je ne suis plus d’accord.

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