Théorie Communiste is arguably one of the most influential journals amongst the ultra-left. The journal is the work of a Marseilles-based group. It was first published in 1977, before that, members of TC were formerly associated with councilist groups, including, among others, the journals 'Cahiers du Communisme de Conseils', based in Marseilles, and 'Intervention Communiste'.
Théorie Communiste
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Théorie Communiste 2 (1979)
Janvier 1979/January 1979
- La production historique du communisme
La production historique du communisme
Théorie communiste n°2 – janvier 1979
La production historique du communisme
Il n’y a pas de rupture de continuité entre la lutte de classe telle qu’elle est le développement du capital et la révolution telle qu’elle est la production du communisme : il s’agit simplement d’une transformation du rapport entre les classes.
La contradiction entre le prolétariat et le capital est l’exploitation, elle est leur reproduction réciproque et porte simultanément son dépassement. La contradiction entre le prolétariat et le capital est le développement du capital, elle ne revêt pas des formes différentes parce qu’elle n’est rien d’autre que ces formes qui sont la dynamique de leur propre transformation.
La révolution n’est ni un acte déclenché par un capital parvenu à terme, ni une action déjà au-delà de la crise du capital, ni de la réalisation d’une modalité de l’être du prolétariat transcendant sa situation de classe de la société. Elle est le véritable aboutissement du rapport contradictoire entre les classes dans le mode de production capitaliste. La crise consiste, selon le développement même du capital, dans le rapport du prolétariat au capital, comme à une simple prémisse d’un mode nouveau de production de la vie humaine. C’est alors une situation dans laquelle le rapport entre les classes, dans le mode de production capitaliste, est production de l’immédiateté sociale de l’individu : le communisme.
Introduction : exploitation et révolution
Dans les Notes de travail n°4, qui dressaient un bilan du travail effectué depuis la publication des premières Notes, nous écrivions que celui-ci avait consisté en la critique du programmatisme, en précisant toutefois qu’il ne s’agissait pour l’instant que de la partie négative de celle-ci et nous concluions : l’important maintenant est l’élaboration positive de ce qu’elle implique. Débuter cette élaboration positive est le but du texte qui suit.
La modification du rapport entre les classes, qui s’est manifestée durant ces dix dernières années, réside dans la décomposition du programmatisme, terme qui recouvre la crise du mouvement ouvrier traditionnel. Sur cette base, diverses analyses sont apparues qui ont tenté de théoriser la pratique nouvelle du prolétariat et les rapports différents qui se sont établis entre les classes.
Cela n’est pas sans allé sans un considérable bouleversement conceptuel, en particulier au sujet de la définition de la classe révolutionnaire et de sa situation dans la société. Il y a eu le prolétariat de l’IS, le prolétariat sujet transcendantal de Crise communiste et de nous-mêmes dans le premier numéro de notre revue, mais aussi les étudiants et les minorités sociales de la sociologie radicale américaine et du mouvement Yuppie, ainsi que les diverses théories sur les marginaux et autres « exclus » du système (voir par exemple le « jeune prolétariat » des transversalistes italiens). Certains ont cru voir dans ce mouvement une série d’« avatars » du prolétariat précédant sa disparition[1] ; en fait, s’il y a eu avatar, c’est du programmatisme et non du prolétariat. C’est la décomposition du programme (amorcée depuis les années 1920) qui, tentant de résoudre d’une manière différente la même contradiction de la pratique du prolétariat, qui avait fondé le programme (le fait que ce soit une classe particulière qui abolisse les classes), a construit des systèmes pour essayer de résoudre la crise du programmatisme.
Dans tous les cas (les différences ne sont que des variantes sur un même thème), pour fonder la contradiction du prolétariat aux rapports sociaux capitalistes, les diverses théories qui participent de la décomposition du programmatisme ont besoin d’ajouter quelque chose à ce qu’est le prolétariat dans les rapports sociaux de production capitaliste, ou bien de dire qu’en réalité il est plus que ce qu’il apparait être immédiatement (et naturellement seule la théorie est capable de saisir cet « excès de sens » dont jouit le prolétariat, ce qui fait de la théorie une herméneutique chargée de décrypter les rapports sociaux desquels elle s’est autonomisée). La décomposition du programmatisme doit avoir recours à une contradiction autre que celle du mode de production capitaliste[2], mode de production historiquement donné, et qui la double, la traduit, celle-ci étant jugée trop étriquée pour être capable de porter le « sens communiste » dont est chargée l’histoire.
Cette contradiction, permanente mais non immédiate, ne peut donc exister que comme une dynamique, une tendance dont le prolétariat est le support, mais qui n’apparait pas immédiatement, qui ne se manifeste pas dans la pratique quotidienne du prolétariat ; cela, parce qu’en temps de prospérité du capital, elle est occultée par le développement de celui-ci, par son accumulation, autrement dit, parce que les conditions ne sont pas adéquates. Et l’on a là le second volet de la problématique de la décomposition du programmatisme (tendance immuable et conditions) qu’elle partage, comme nous le verrons, avec le programme classique.
Il faut que ces conditions (objectives ou subjectives) soient réunies pour que la tendance s’actualise, se réalise, émerge, se manifeste, apparaisse, etc. Ce qui fait que l’on se retrouve soit avec des conditions qui ne sont pas adéquates à la contradiction de classe, soit avec une contradiction qui est indépendante des conditions, comme l’on préfère, de toutes façons c’est la problématique qui est fausse, dans la mesure où elle pose l’homme en dehors de ses rapports sociaux, donc en dehors de ce qu’il est réellement, pour le faire ensuite être dominé par des rapports sociaux différents de lui.
C’est ce que fait que Camatte qui prétend pourtant dépasser la théorie du prolétariat et justifie en fait son dépassement par le programmatisme le plus vulgaire : le matérialisme historique « postule que les hommes sont déterminés par les conditions sociales matérielles dans lesquelles ils vivent. Ceci on ne le nie pas et même c’est à cause du développement du capital que nous pouvons affirmer ce qui précède (“qui peut faire la révolution si ce n’est pas notre espèce ?”). Toutefois le matérialisme la plupart du temps professé n’est qu’un déterminisme rigide qui élimine la possibilité de l’émancipation humaine. Il faut bien qu’on arrive à dominer nos conditions de vie. » (Invariance n°3, série III, p. 42)
La critique adressée au programmatisme demeure elle-même programmatique dans le renversement qu’elle opère : jusqu’à présent on a été dominé par nos conditions de vie, désormais c’est nous-mêmes qui devons les dominer. La société est en elle-même posée comme une condition extérieure à l’homme qui l’aliène, l’opprime, le domine dans un cas ou qu’il manipule à volonté dans l’autre. On oublie que les hommes ne sont pas autre chose que leurs rapports sociaux. Parler de production par l’homme de ses rapports sociaux, ce n’est pas faire référence à un homme abstrait situé au degré zéro de la socialité et qui, à partir de là, produirait des rapports sociaux, lesquels lui retomberaient ensuite sur la tête pour le déterminer. Les hommes sont d’emblée des êtres sociaux définis par, et définissant, leurs rapports sociaux. C’est pour cette raison que ce qui fait du prolétariat une classe révolutionnaire, ce n’est pas la tendance qui le sous-tend, mais la contradiction qui oppose une classe particulière du mode de production capitaliste au capital. Les hommes ne sont pas déterminés par leurs rapports sociaux, cela voudrait dire qu’ils sont autre chose – cet être qui est déterminé. Ils sont leurs rapports sociaux et agissent conformément à ce qu’ils sont.
La revue Invariance représente un bon exemple du mécanisme général de la décomposition du programmatisme. Ses rédacteurs ont été les premiers à tenter de formuler une critique globale de ce que nous appelons le programmatisme. Dans le numéro 2 de la seconde série (1972), on peut lire en effet :
« La perspective envisagée par Marx […] est celle d’une révolution dans la domination formelle du capital, avec toute l’analyse qui y est liée. On y trouve en particulier une continuité entre développement des forces productives sous le capital (travail productif pour le capital, accumulation du capital) et développement des forces productives sous le prolétariat (dictature du prolétariat, « phase inférieure du socialisme », travail productif en général). Ce renversement fait de la révolution l’affirmation de la classe dominée et en fait une classe dominante. Dans cette perspective, la classe des travailleurs productifs (productifs de capital) prend le pouvoir et généralise sa condition en développant les forces productives, ce qu’elle faisait déjà dans le capital, mais cette fois sous sa propre direction. Ainsi dans le capital, dans la révolution, dans la dictature du prolétariat, le prolétariat réalise son être immédiat de productif, voire d’ouvrier. Dans le même mouvement, il supprime les faux-frais spécifiques de la production capitaliste et donc les classes moyennes.
« La réalisation de son être médiat, l’être négatif de l’ouvrier, du travailleur, l’être communiste n’est alors qu’un devenir, une perspective liée à un futur lointain, de l’ordre de la ou des générations. La perspective immédiate est celle permise par le développement des forces productives au xixe siècle : le collectivisme, et le communisme est la perspective médiate seulement.
« Mais ce qui caractérise au premier chef cette analyse, c’est qu’elle ne présente le rapport capital-travail que comme simple opposition […] On y voit le capital opprimant de plus en plus la classe ouvrière, et de cette oppression naît le renversement, la révolution. Mais ici on ne pense pas le couple capital-travail dans son unité. » (p. 13-14, souligné par nous).
Il n’y aurait rien à redire sur cette présentation du programmatisme, si ce n’est que sur la base de constatations justes elle se forge un programmatisme sur mesure, ou mieux, qu’elle introduit dans le programmatisme une problématique propre à sa décomposition ; la solution apportée apparaîtra donc d’autant plus évidente qu’on l’avait déjà mise dans la question.
C’est la décomposition du programme en effet qui établit une distinction entre un « être immédiat » du travailleur (sa nature de productif) et un « être médiat », un « être négatif », un « être communiste », et en aucun cas le programme classique. Si le programme classique parle d’homme, d’humanité, c’est de celle du travailleur productif, de l’ouvrier dont il s’agit, et cette humanité existe immédiatement, elle n’est pas différente du travailleur. On connait le passage célèbre des Manuscrits de 1844 dans lequel Marx fait l’apologie des ouvriers communistes français chez qui « la fraternité humaine n’est pas […] une phrase vide, mais une vérité […] la noblesse de l’humanité brille sur ces figures endurcies par le travail. » (Ed. Sociales, p. 108) Le programme ne pose aucun « être communiste » de l’ouvrier dont il remet à plus tard la réalisation. La société communiste, le socialisme supérieur doit être préparé par une période de transition dans laquelle les forces productives vont être développées sous la direction du prolétariat, d’un stade à l’autre il y a développement des hommes et de la société. La nouvelle transformation qualitative qui a lieu est la production de rapports nouveaux et non la mise à jour, la réalisation d’un être médiat de travailleur, le dégagement de sa négativité. Ça c’est la façon dont la décomposition du programme perçoit la révolution, ce n’est pas celle du programme. Au mieux, le programmatisme classique oppose la virilité, la force du travailleur productif aux tares et à la dégénérescence du bourgeois agioteur. Il n’y a là rien de transcendantal, rien de « négatif », au contraire !
Une fois introduite dans le programme cette distinction, qui n’existe pas, entre l’être immédiat du travailleur et son être médiat, on peut alors affirmer que le prolétariat « réalise son être immédiat de productif, voire d’ouvrier » aussi bien dans le capital que dans la révolution puisque la contradiction du prolétaire avec les rapports sociaux de production capitaliste est devenue un « être médiat », un « être négatif ». On ne voit pas que ce qui fait du prolétariat une classe particulière de la société capitaliste, c’est précisément le procès au travers duquel il est en contradiction avec cette société (l’exploitation – nous allons y revenir). On peut alors reprocher au programme de ne pas avoir tenu compte suffisamment de l’unité qui existe dans le couple capital-travail et de l’avoir présentée comme une simple opposition. Cela est juste si l’on pose que le fondement de la pratique programmatique du prolétariat repose sur le fait qu’en domination formelle du travail par le capital, ce qui fait du procès de travail un procès spécifiquement capitaliste ne s’applique qu’au niveau du premier acte du rapport entre le capital et le travail (achat/vente de la force de travail, « formalité essentielle » du rapport d’ensemble, dit Marx) et pas encore à celui de la subsomption effective du travail sous le capital dans le procès de production, ceci étant rendu possible par le mode absolu de la plus-value. Il peut donc exister entre le travail et le capital une simple opposition, un rapport d’extériorité (sur ce point, cf. infra). Mais cela est faux si l’unité provient du fait que la contradiction entre le prolétariat et le capital est une négativité médiate, et si l’on fait de cette extériorité une inadéquation du travail au capital. Le développement du capital est alors la réalisation de l’adéquation travail-capital à partir d’une définition ontologique du travail préalable (cf. Invariance n°2 série II, p. 2 – c’est ce que fait également Crise communiste avec le procès « d’autoprésupposition du travail »). Et c’est ce que fait Invariance : « Or c’est cette unité que la marche du capital a affirmée » (p. 14), adéquation achevée dans la communauté matérielle du capital, dans la communauté-capital. Mais alors il ne reste plus à la « négativité médiate » qu’à s’envoler, se détacher de son substrat prolétarien pour devenir besoin universel et a-historique de communauté humaine (c’est la IIIe série d’Invariance, nous y reviendrons également).
Pour l’instant donc, Invariance peut poursuivre son analyse en proposant la solution des contradictions qu’elle a elle-même posées dans le programmatisme : « la classe ouvrière étant élément du procès du capital, et l’être immédiat du prolétariat y étant réalisé, ce n’est plus seulement en fonction de ses intérêts immédiats (dans le procès du capital) que l’ouvrier peut devenir révolutionnaire. C’est en fonction d’une vision médiate qui se fonde sur l’homme et qui passe par le moyen de la révolution, du communisme » (op. cit., p. 19). « Ainsi s’est constituée dans le capital une classe universelle […] Cette expression est ambiguë : classe (la partie) s’oppose à universelle. Mais exprime le fait que l’ensemble de l’humanité s’oppose unitairement au capital, et qu’elle le fait à titre universel, dans le dépassement des catégories particulières du capital (classe ouvrière, employés, etc.) » (Ibid.)
La tentative de sortir de l’impasse à laquelle conduit le programmatisme échoue – et peut aboutir à l’abandon de la théorie du prolétariat – dans la mesure où l’on assimile toute tentative de définir la contradiction entre le prolétariat et le capital dans les rapports sociaux de production actuels avec la pratique programmatique de la révolution, qui consiste à chercher dans le prolétariat ce qui le fait être contradictoire au capital. Pour le programme, dans la lutte de classe, le prolétariat est, dans sa situation, l’élément positif qui fait éclater la contradiction, qui produit l’affirmation du prolétariat (affirmation du travail productif) : la résolution de la contradiction est alors donnée comme l’un des termes de la contradiction, et donc l’on ne pose pas cette contradiction comme le rapport social capitaliste lui-même. Cette confusion conduit finalement à la critique de toute immédiateté, critique par laquelle on se voit alors contraint d’enrichir la classe révolutionnaire d’une dynamique universelle qui doit dépasser ou donner sens à son immédiateté, sans s’apercevoir qu’en cela l’on en fait à nouveau l’élément positif qui va faire éclater, de par sa propre dynamique, le système. On retombe ainsi dans le programme que l’on croyait avoir abandonné, on a simplement substitué l’homme, l’humanité, la « généricité », ce que l’on voudra, au travail productif.
Toutes les autres analyses de la décomposition du programmatisme suivent le même mécanisme, fonctionnent sur la dialectique tendance/conditions. Ainsi pour Crise communiste, ce qui fait du prolétariat la classe révolutionnaire, c’est qu’en lui l’humanité n’a pas de présupposition extérieure à elle-même, le travail s’est autoprésupposé, la nature est socialisée, même si c’est sur la base de son objectivité (objectivité en soi sociale). Mais pour en arriver là, il a fallu doubler les contradictions de la société capitaliste d’une super contradiction qui permette leur compréhension dans les termes de la dynamique supérieure de la société, qui fournisse au prolétariat sa « détermination communiste » :
« Nous avons vu que […] la contradiction de la société pouvait être appréhendée, selon le niveau d’analyse auquel on se place, comme contradiction aliénation/désaliénation, comme contradiction valorisation/dévalorisation, ou comme contradiction surtravail/travail nécessaire. La contradiction fondamentale en ce qu’elle est la forme développée, le principe explicatif des trois formulations mises à jour dans l’analyse de la société capitaliste, en ce qu’elle révèle et fonde le moteur de leur développement. » (Crise communiste n°1, p. 3)
Cependant cette contradiction est occultée par le développement du capital et il faut une crise, c’est-à-dire une modification des conditions pour qu’elle apparaisse : « l’éclatement de la contradiction surtravail/travail nécessaire signifie que le rapport de l’objectivité en soi sociale et de la pure subjectivité ne peut plus se faire comme aliénation capitaliste. Le prolétariat apparait alors dans son essence, ce qui implique la manifestation de sa détermination communiste. Dans l’aliénation cette annonce était occultée en ce que les deux termes de la contradiction du prolétariat se niaient l’un l’autre en se reproduisant […] » (Ibid., p. 115, souligné par nous).
Tous les poncifs de la décomposition du programmatisme inaugurée par Invariance sont présents, sauf qu’ici la dynamique communiste ne se dilue pas dans l’humanité et garde des atomes crochus avec une classe particulière : « cette possibilité du communisme est inscrite dans toutes les formes d’existence de la contradiction du travail autoprésupposé, donc dans le capital lui-même, mais elle n’existe simultanément comme nécessité que dans le seul prolétariat, à travers sa contradiction fondamentale » (Ibid., p. 112), encore que ce ne soit que sous le mode de la nécessité, le mode de la possibilité étant quant à lui moins exigeant sur les lieux où il laisse son cœur, et que la particularité de cette classe soit définie de manière universelle ! Il serait plus simple d’abandonner carrément la théorie du prolétariat plutôt que de continuer une telle gymnastique.
Le groupe Échanges et mouvement est un autre exemple de cette même technique. Pour lui, ce qui prime tout c’est « l’être pour soi du travailleur », l’affirmation de son autonomie qui est première par rapport à sa contradiction avec le capital : « Cette “opposition”, cette lutte “contre”, c’est déjà une conséquence de l’attitude fondamentale que nous venons d’évoquer (”quel qu’il soit, le travailleur veut faire autre chose que ce que l’on veut faire de lui”), mais elle n’est pas cette attitude fondamentale elle-même […] Au départ, le travailleur est pour lui, ni pour, ni contre le patron est son exploitation […]. Avant de se bagarrer contre le patron, contre la société, le travailleur essaie constamment, par mille voies diverses, de leur échapper. C’est alors qu’il se heurte à ce qui l’encadre. La bagarre contre le patron, contre la société, ça vient du fait que le travailleur n’est pas précisément cet objet passif auquel on veut le réduire et qu’il tend constamment à être cet “être autonome”. » (Le Refus du travail, p. 44)
Il n’y a donc pas de contradiction entre le prolétariat et le capital, il y a l’affirmation du prolétariat (on ne change rien à la théorie programmatique, sinon que le contenu de l’affirmation est « la vie pour soi », et non le travail productif), puis l’antagonisme avec ce qui contrecarre cette affirmation. Le caractère contradictoire des rapports sociaux capitalistes est une détermination interne de l’un de ces rapports à l’exclusion de l’autre.
Ici également, la dynamique, la tendance, l’« attitude fondamentale » est permanente, mais n’est pas toujours en mesure de se manifester au grand jour : « le capitalisme n’a pas su maintenir cette zone d’insécurité (entendons : “où l’exploitation et les luttes sont maintenues dans les limites des besoins élémentaires”) qui était pour lui la meilleure garantie de l’exploitation. Son énorme développement au cours des trente dernières années a assuré provisoirement son hégémonie, mais en même temps a entrainé l’apparition de problèmes inconnus jusqu’alors. Ou plutôt fait ressurgir, avec d’autres formes et une dimension insoupçonnée, des problèmes qui avaient été essentiels au début du capitalisme (la résistance à la prolétarisation), mais que l’industrialisation avait plus ou moins déviés (l’aménagement de cette prolétarisation) » (Ibid., p. 43). La lutte de classe pour Échanges, c’est la lutte de l’autonomie contre des conditions défavorables, contre des conditions qui l’empêchent de se développer et de déferler sur la société. La révolution n’a pas encore eu lieu parce que le prolétariat s’est toujours heurté à son encadrement.
Quant à la troisième époque d’Invariance (abandon de la classe universelle, de la théorie des classes en général et affirmation de l’opposition unitaire de l’ensemble de l’humanité au capital constitué en communauté matérielle), Camatte a beau affirmer que dès à présent il ne se sent plus concerné par le couple idéalisme/matérialisme, que la révolution n’est plus liée à la crise des rapports sociaux capitalistes et qu’en conséquence « il faut quitter ce monde, il faut donc faire acte de volonté et ne plus simplement attendre une moment de rupture appelé révolution » (Invariance n°3 série III, p. 22), il n’en reste pas moins qu’Invariance n’a pas pour autant dépassé le programmatisme, ou même abandonné les problèmes issus de celui-ci. Invariance répond toujours aux mêmes questions, c’est ça qui est important.
En effet, si le besoin de communauté humaine ne date pas d’hier et qu’à plusieurs reprises déjà des tentatives de le réaliser ont eu lieu (cf. op. cit., p. 19), pourquoi ces tentatives ont-elles échoué ? Si le « désir de communauté humaine » est aussi vieux que le monde (il existe selon Invariance depuis la séparation de l’homme et de la nature), et si en conséquence il a du perdurer à travers des pratiques spécifiques comme le Sacré et l’hérésie dans la religion, cette permanence souterraine n’est-elle pas une occultation ? Même si cette occultation n’est qu’à demi réussie, puisque le « désir de communauté humaine » réussit malgré tout à apparaître, n’est-ce pas que ce désir est en bute à quelque chose d’autre que lui-même, et donc que la volonté seule ne suffit pas à assurer sa victoire ? Pas plus que les autres variantes de la décomposition du programmatisme, Invariance ne rompt avec la conception qui veut que le développement du capital (ainsi d’ailleurs que toute l’histoire humaine) soit un amoncellement de conditions. La conception invarianciste de la révolution suppose en effet que toute l’humanité s’oppose au capital de manière unitaire (et non pas uniquement une classe, c’est-à-dire une partie de l’humanité), mais il faut pour cela que le « désir de communauté humaine » se soit d’abord libéré de sa représentation « théorie du prolétariat », et pour cela, que le capital se soit constitué en communauté matérielle, en communauté-capital. La seule originalité d’Invariance dans tout cela, c’est qu’elle fait de la lutte de classe une condition réalisée de la révolution. Il y a donc bien encore d’un côté le développement des conditions (l’édification de la communauté-capital, avec tout ce que cela entraîne d’anthropomorphisation, de domestication, etc.) et de l’autre la prise en mains de ces conditions, ou de l’absence de conditions puisque condition pour soi-même : c’est l’échappement, l’errance, l’acte de volonté, etc. La communauté-capital, c’est une condition achevée, une condition qui n’est plus condition que d’elle-même, et dont le « besoin de communauté » n’a plus besoin. Invariance ne se pose plus la question classique de savoir si les conditions sont favorables ou défavorables au succès de la révolution : la question des conditions est résolue pour elle-même, de son côté, le capital est devenu « condition » en soi et pour soi, à vous de jouer !
C’est la forme générale de la lutte de classe dans les rapports sociaux capitalistes – l’abolition des classes comme pratique d’une classe – qui est une contradiction dans la pratique programmatique du prolétariat, contradiction que le programme résout par une série de mesures particulières (parti, programme minimum, période de transition…). Fondamentalement, le programmatisme est la pratique d’une classe qui est dans un rapport avec le capital contenant la possibilité pour celui-ci de poursuivre son accumulation en se restructurant : c’est dans un tel rapport que la forme générale de la lutte de classe est une contradiction insurmontable ; l’impossibilité du programmatisme, c’est la victoire de la contre-révolution.
Dans la crise actuelle, l’impossible restructuration du capital n’est pas un donné initial de celle-ci, mais un produit de son déroulement et surtout un produit qui a pour corollaire la mise en place du rapport révolutionnaire entre le prolétariat et le capital, mieux encore, c’est ainsi que la crise se produit comme n’ayant pas de restructuration supérieure (cf. infra. « la crise actuelle »).
C’est dans cette production de la révolution que la pratique du prolétariat est décomposition du programmatisme, mais la contradiction initiale du programme n’en est pas pour autant résolue (elle ne l’est qu’avec la victoire de la révolution, donc qu’avec l’abolition des classes), et c’est au contraire à son exacerbation que l’on assiste, d’où le fait que les solutions qui lui sont apportées se doivent d’être plus « profondes », c’est-à-dire plus éloignées de l’immédiateté de la contradiction des rapports sociaux capitalistes (éloignement qui se traduit par la multiplication des médiations, négations réciproques, contradictions englobantes, etc.), mais aussi qu’elles apparaissent plus dérisoires, allant de la pure construction spéculative quand ce n’est pas jusqu’à la science-fiction.
En définitive, il ne s’agit plus de résoudre cette contradiction, mais de la court-circuiter ; c’est là la fonction de l’essence, de la tendance, de la dynamique ou de la détermination communiste du prolétariat. Ainsi la contradiction qu’est la lutte de classe peut-elle être, sinon dépassée, du moins manipulée, puisque l’abolition des classes existe déjà à l’état latent dans le prolétariat. Si le prolétariat peut abolir les classes durant la révolution, c’est parce qu’en lui-même il était déjà l’abolition des classes. La révolution n’est alors rien d’autre que la réalisation de cette négativité essentielle du prolétariat, elle devient sa propre condition. Parallèlement, la détermination historique du prolétariat s’est évanouie dans sa signification essentielle.
Nous avons dit que la décomposition du programmatisme ne dépassait pas la problématique du programme classique. C’est qu’en effet la dialectique tendance/conditions est au centre de celle-ci. La contradiction des rapports sociaux capitalistes pour le programme est permanente : c’est le dénuement des travailleurs face à la richesse accumulée, c’est, en période de crise, la sous-consommation ouvrière, la distorsion entre le caractère social de la production et le caractère privé de l’appropriation.
« La fécondité du travail humain qui s'accroît chaque jour dans des proportions inouïes, crée à la fois un conflit dans lequel l’économie capitaliste actuelle ne peut que sombrer : d’un côté des richesses incommensurables et une pléthore de produits que les usagers ne peuvent absorber. De l’autre, la grande masse de la société transformée en salariés, prolétarisée, et mise par ce fait même dans l’incapacité de s’approprier cet excédent de produits. » (Engels, Introduction à Travail salarié et capital). C’est là le nerf de la crise : « tandis que les classes laborieuses se révoltent à cause d’une pénurie de consommation, les hautes classes font banqueroute par suite de l’excès de production. » (Marx-Engels, La Crise, Ed. UGE, p. 93)
S’il y a scandale, s’il y a contradiction, c’est d’un point de vue humain. Là-dessus se greffe la théorie des besoins nécessaires, humains et des besoins de luxe ou besoins superflus (on dirait aujourd’hui besoins créés par le capital, besoins inventés), théorie programmatique dont on peut trouver une caricature dans l’introduction de R. Dangeville à la Crise de Marx-Engels. Mais Dangeville n’a pas le monopole de cette thématique que l’on retrouve dans toute la décomposition du programme, et en particulier chez Échanges et mouvement : « consommation passive » et « consommation pour soi » (op. cit., p. 42). Là-dessus se greffe également la période de transition qui est réorganisation rationnelle de la production, « production pour l’homme » par rapport à la « production pour le profit » de l’époque capitaliste, suppression des faux-frais improductifs, de la forme argent de la valeur, etc. Ainsi Camattte peut-il écrire : « on conçoit que dans les moments de rupture cette classe ait pu poser le possible d’une autre forme de rapports humains. On conçoit surtout que Marx ait pu investir sur cette classe tout ce qu’il pouvait entrevoir d’humain dans le futur manifesté lors de ces failles sociales. » (Invariance, n°6, série II, p. 40) On voit bien ici la différence entre le programme classique et sa décomposition sur cette question : comme on l’a déjà vu plus haut, pour le premier, la dimension humaine du prolétaire est inséparable de son appartenance de classe, c’est l’humanité du travail productif, même si la libération de cette humanité brimée reste un futur de la révolution, pour la seconde, elle est par contre radicalement séparée, séparation qui va jusqu’à la contradiction et au dépassement de l’une par l’autre. La tendance s’autonomise, le prolétariat en est le support, adéquat ou inadéquat selon le cas.
Toutefois, pour le programme classique, qu’il s’agisse de l’existence négative de cette détermination humaine du prolétaire (son dénuement, sa pauvreté), ou mieux encore, de son existence positive (la société communiste future), les deux ne peuvent exister sans le recours à des conditions objectives, lois internes du capital, qui lui permettent ou non de se manifester. « Cet état de choses devient chaque jour plus absurde et plus inutile. Il faut qu’il cède la place, et il peut céder la place. » (Engels, op. cit.) Dès lors tout le problème du programme va être : que faire par rapport au développement inexorable des conditions objectives fondant la pratique du prolétariat ? Il y a le développement du capital et, dérivant de celui-ci, la contradiction entre le prolétariat et le capital.
Cette analyse est reprise pat des groupes actuels (représentant une autre fraction de la décomposition), comme RI (Révolution internationale), le PIC (Pour une intervention communiste) ou Combat pour l’autonomie ouvrière (CPAO). Pour les uns, c’est la crise qui est première, pour les autres, c’est la pratique ouvrière, mais aucun ne parvient à comprendre le mouvement social comme une totalité : soit les rapports sociaux sont contradictoires du fait des lois internes du capital, soit du fait de la combativité du prolétariat. Le PIC, par exemple, reproche à CPAO de nier les « crises économiques comme facteur nécessaire de l’irruption du prolétariat en tant que classe révolutionnaire » (Jeune taupe, n°21, p. 20), CPAO pour qui la crise actuelle a bien pour fondement la baisse tendancielle du taux de profit, etc. Mais ceci dit, si le capital « ne subissait pas d’autres influences que celles de ses lois internes, il aurait encore un très bel avenir devant lui, en se restructurant sans trop de problèmes pour résoudre sa baisse de rentabilité. Mais malheureusement pour lui […] le facteur essentiel réside dans la plus ou moins grande combativité de la classe ouvrière […]. La généralisation de formes de refus du travail (sabotage, absentéisme, grèves pour le plaisir) constitue l’obstacle essentiel que le capital devra abattre s’il veut s’en sortir. » (CPAO, n°9, p. 4, « Pourquoi la crise »). Quant à RI, pour eux, c’est « l’expérience ouvrière » qui en dernier recours doit trancher et la séparation est poussée à un tel point que pour certaines questions ils concluent à l’impossibilité de la théorie : « au-delà de certaines idées fondamentales et en particulier celles qui surgissent directement de la nature de l’expérience du prolétariat – comme la réalité de l’exploitation [réalité du coup de pied au cul !], l’inévitabilité de la crise, la signification concrète de la décadence, bien des problèmes “économiques” soulevés par le marxisme ne peuvent jamais être tranchés de façon décisive, précisément parce qu’ils ne relèvent pas tous de l’expérience de la classe dans sa lutte » (Revue internationale, n°13, p. 25)
Nous venons de voir comment la décomposition du programmatisme est un moment de la lutte de classe dans lequel la pratique du prolétariat n’a pas pour contenu la résolution des contradictions du programmatisme, mais leur exacerbation. Que la révolution soit la pratique d’une classe abolissant les classes demeure donc une contradiction pour la décomposition du programmatisme. Cette contradiction, elle l’intègre en doublant la contradiction des rapports sociaux de production capitaliste d’une contradiction universelle, se situant d’emblée au-delà du capital : c’est la « détermination communiste » du prolétariat, son « essence négative » ; il est dès lors normal que ce soit une classe particulière de la société capitaliste qui abolisse les classes et le capital puisque cette classe, dans son essence… n’est déjà plus une classe de la société capitaliste ! Mais, d’autre part, nous avons vu que ce faisant, la décomposition ne dépasse en rien l’analyse programmatique classique reposant sur la dualité conditions/actualisation de ces conditions, prise en charge de ces conditions. En effet, la « détermination communiste » du prolétariat existe, se tendance à « faire autre chose que ce qu’on veut faire de lui », son « autonomie » est bien réelle, mais elle ne peut pas se manifester du fait des conditions. La contradiction qui oppose le prolétariat et le capital existe comme une tendance occultée, une dynamique souterraine, qui attend un événement extérieur pour se manifester. La décomposition du programmatisme n’innove en rien, sinon dans les recettes par lesquelles elle tente de sortir de l’impasse qu’est la crise du programmatisme classique.
En règle générale, pas plus qu’ils ne comprennent pourquoi et comment le prolétariat est une classe de la société, les groupes et revues participant de la décomposition ne comprennent comment et pourquoi il est une classe en contradiction avec cette société, de là la nécessité d’avoir recours à des constructions diverses pour s’en sortir. Dans la plupart des cas, c’est pour eux deux raisons différentes, et bien sûr cette séparation n’est pas sans entretenir de relations avec leur incapacité.
Il s’agit de montrer dans le texte qui suit que c’est dans son antagonisme au capital que le prolétariat est une classe de la société, que cette contradiction est le mouvement même du capital qui par là se manifeste dans le procès de son abolition. Il s’agit de montrer qu’il n’y a pas de rupture de continuité entre la lutte de classe telle qu’elle est le développement du capital et la révolution telle qu’elle est la production du communisme et qu’il s’agit simplement d’une transformation du rapport entre les classes.
La contradiction entre le prolétariat et le capital, c’est l’exploitation. Dans l’exploitation (production de plus-value devenant capital additionnel), prolétariat et capital se reproduisent réciproquement. Toutefois, tant que l’on en reste au niveau de l’implication réciproque, on n’atteint pas le niveau de la contradiction, si ce n’est l’opposition de la richesse à la pauvreté dont nous avons déjà parlé.
Cette reproduction réciproque est une contradiction pour elle-même, pour les deux termes du rapport, c’est la contradiction entre le travail nécessaire et le surtravail ; prolétariat et capital se reproduisent réciproquement, mais leur implication réciproque est pour chacun d’eux une contradiction à l’autre et par là même une contradiction à soi-même. De plus, elle porte son dépassement, non pas comme une modalité de l’être du prolétariat, mais comme le procès même du mode de production capitaliste qui est lutte de classe. À ce niveau, la contradiction entre le prolétariat et le capital est comprise comme le mouvement même du capital et de son dépassement, mouvement qu’exprime la baisse du taux de profit.
La révolution n’est rien d’autre que la phase finale du capital et non un évènement déterminé par une faillite antérieure de celui-ci. La contradiction du rapport de production et du procès de production capitaliste, la baisse du taux de profit, est la contradiction de classe qui oppose le prolétariat au capital, le développement du capital n’est pas sa réalisation mais son histoire réelle, elle ne revêt pas des formes différentes parce qu’elle n’est rien d’autre que ces formes qui sont la dynamique de leur propre transformation.
La révolution n’est ni une action déclenchée par un capital parvenu à terme, ni une action déjà au-delà du capital, ni la réalisation d’une modalité de l’être du prolétariat qui serait au-delà des classes. Elle est le véritable aboutissement du rapport contradictoire entre les classes dans le mode de production capitaliste. La crise consiste, selon le développement même du capital, dans le rapport du prolétariat au capital comme à une simple prémisse. C’est alors une situation dans laquelle le rapport entre les classes, dans le mode de production capitaliste, est production de l’immédiateté sociale de l’individu.
Ce que la décomposition du programmatisme ne voit pas, c’est que le travail salarié est un rapport de production capitaliste au même titre que le capital qui lui fait face. L’on a pas d’un côté une activité, simple dépense de force physique ou intellectuelle, et de l’autre des machines, des matières premières, etc., en un mot des objets indifférents, réunis par un « rapport social » et par lui définis comme travail salarié et capital, par le fait de ce « rapport social » qui les englobe. C’est en cela qu’elle est incapable de comprendre comment et pourquoi le prolétariat est une classe de la société capitaliste. Aussi, toutes ses analyses reposent sur la thèse selon laquelle le prolétariat ferait la révolution parce qu’il est la « négativité en acte », finalement parce qu’il n’est pas véritablement une classe de la société capitaliste, ou bien sûr le fait selon lequel ce n’est pas à partir de sa situation de classe dans cette société qu’il fait la révolution, mais à partir d’une modalité spécifique de son être (modalité qui en fait le support d’une dynamique qui le dépasse – et qui peut donc finir par se débarrasser de son substrat prolétarien, cf. Invariance série III – et avec lui le mode de production capitaliste et que l’on retrouve à l’œuvre depuis la nuit des temps).
Constater qu’actuellement la pratique du prolétariat est reproduction du capital, et en déduire qu’il n’est pas pour l’instant en contradiction avec les rapports de production capitalistes (et attendre l’apparition sur la scène de l’histoire du prolétariat « en tant que sujet de la révolution ») ; crier à la contre-révolution devant toutes les pratiques du prolétariat ne débouchant pas immédiatement sur la révolution (et inventer le concept de « contre-révolution prolétarienne », en attendant là aussi l’événement qui viendra renverser la perspective) ; ou bien en conclure que le prolétariat a failli à sa mission historique et que de toutes façons, par le passé « son intervention a abouti simplement à favoriser le passage de la domination formelle à la domination réelle du capital sur la société dans les zones les plus avancées de l’Occident » (Invariance, n°6, série II, p. 39) – et abandonner la théorie classiste de la révolution – signifie simplement que l’on ne comprend pas que c’est par ce qui en fait une classe de la société capitaliste (la production de plus-value devenant capital additionnel) que le prolétariat est contradictoire à cette société (l’on aurait préféré qu’il soit, dans son être, une « pure négativité »), et que l’on oppose la contradiction entre le prolétariat et le capital et le développement de celui-ci. Le développement du capital est alors conçu comme un amoncellement de conditions, occultant pour l’instant la contradiction, mais préparant en fait son dégagement du sol de la société capitaliste, son émergence au grand jour.
L’occultation, toutefois, n’est jamais absolue ; l’occultation de la contradiction suppose nécessairement des sphères dans lesquelles celle-ci a raté ou n’a pas pu se faire vraiment, des sphères refuges en quelque sorte, au sein desquelles se conserve la dimension humaine niée depuis la rupture de l’homme et de sa communauté, la « transcendance humaine ».
La sphère qui jouit du plus grand prestige, de ce point de vue, dans la décomposition du programmatisme, est sans conteste celle de l’art, dont l’« excès de sens » est là pour venir combler le vide de négativité de la lutte de classe (utilisation de l’art qui ne dépasse pas sa conception romantico-anarchiste – l’artiste est un ange déchu qui se souvient des cieux, ou que ses ailes de géant empêchent de marcher, un homme possédant une conscience trop grande pour ce monde… qu’il faut quitter) ; mais d’autres sphères sont dans la même situation : la religion et la philosophie.
« Ceux qui défendirent le sacré contre le mouvement du capital, de même ceux qui s’opposèrent à la révolution ont, tout en luttant en faveur de la domination d’une classe sur une autre, affirmé quelque chose d’humain. Car le sacré n’est qu’une partie d’une manifestation globale, initiale. Il n'apparaît qu’à partir d’une coupure qui oppose deux modalités de la vie humaine » (Invariance, série III n°3, p.19). La force de la religion lui vient, selon Camatte, « d’avoir recueilli et conservé quelque chose qui lui est antérieur : l’aspiration à la communauté qui naît de la destruction des vieilles communautés organiques liées à la nature » (op . cit., p. 23). La grande plasticité dont bénéficie cette dynamique universelle lui permet de prendre les formes les plus inattendues : « Il sera particulièrement important de mettre en évidence ce qui fut refoulé par la dynamique de l’oppression et qui tendit à s’affirmer à divers moments. La dimension spirituelle des êtres humains donnant lieu à la vogue du spiritisme à partir de 1847, le mouvement de réaffirmation du sacré, de l’irrationnel à partir de 1917, mais aussi l’affirmation du corps et donc de la dimension dionysiaque (avec affirmation du paganisme et rébellion contre l’église) dans les années vingt de ce siècle, qu’on trouve à la base du fascisme, surtout dans sa variante nazie. De là aussi la vogue actuelle de Nietzche » (op . cit. p.21).
Bref. Ces développements ne sont ni hérétiques ni des excroissances monstrueuses par rapport à d’autres formes de la décomposition du programmatisme qui pourraient apparaître, elles, plus orthodoxes. Ils sont le complément nécessaire de toute analyse qui pose la révolution comme autre chose que l’aboutissement du rapport contradictoire entre les classes dans le mode de production capitaliste. Que l’on s’arrête à l’art, à la rigueur à la philosophie et que l’on n’ose pas aller jusqu’à la religion, jusqu’au spiritisme ou à l’éthique esthético-sexuelle du nazisme, comme c’est le plus souvent le cas, ne change rien à l’affaire. L’important c’est la défense nécessaire de l’occultation manquée dans la théorie de l’occultation et le recours inévitable à celle-ci dans les analyses de la décomposition du programmatisme ; ce qui ne signifie pas par ailleurs que l’art, la religion… soient des occultations manquées ! L’essentiel (on peut lui donner la forme que l’on voudra), c’est la permanence sous forme voilée de la contradiction qui porte la révolution, en ce que cette contradiction n’est pas la contradiction des rapports sociaux capitalistes, mais une dynamique antérieure, dynamique qui s’incarne dans une modalité de l’être du prolétariat (sa détermination communiste), et modalité qui, lorsqu’elle ne peut pas se réaliser, du fait de conditions défavorables, comme être immédiat du prolétariat manifeste malgré tout son existence sous d’autres formes.
Ne comprenant pas que ce qui fait du prolétariat une classe révolutionnaire n’est pas différent de ce qui en fait une classe de cette société, la décomposition est contrainte, pour résoudre les contradictions du programme classique, de quitter les rapports de production capitalistes, ou de reconnaître dans ceux-ci, présente sous la forme d’une détermination de l’être du prolétariat, une « tension » à la communauté humaine qui dépasse d’emblée les rapports en question et que le prolétariat va faire aboutir lorsque les divers phénomènes d’occultation de cette « tension » seront entrés en crise.
C’est à ce niveau que réside l’intérêt particulier des critiques que l’on peut adresser à la revue Guerre sociale. Guerre sociale, comme tous les autres groupes ou revues dont il a été question jusqu’à présent, ne dépasse pas la problématique programmatique du prolétaire réduit à son seul dénuement face aux richesses accumulées comme capital, et de la prise en charge de conditions objectives : « Ce monde est gros d’une révolution. Les conditions sociales et techniques sont réunies comme elles ne l’avaient jamais été pour que l’humanité sorte de la misère et rompe avec sa préhistoire. À la fois prolétarisation, déracinement, dépossession généralisée et socialisation, efficience productive multipliée » (Guerre sociale n°2, p. 1, souligné par nous).
Dans cette situation, ce qui fait du prolétariat une classe révolutionnaire provient du fait que « pour réaliser leurs besoins humains les prolétaires doivent détruire un mode de production dans lequel leurs capacités humaines ne sont qu’une marchandise » (p. 39), lequel réfrènement des besoins humains se trouve dans l’atomisation sociale : dans les sociétés de classes, « l’activité des hommes pose un problème parce qu’elle n’est pas unifiée […] les hommes perdent le pouvoir de se transformer eux-mêmes » (p. 30). Prise au pied de la lettre, l’atomisation (voir la prise au sérieux de l’État comme contrat de la philosophie politique – p. 29) définitoire du prolétariat comme absence de communauté, s’oppose au communisme qui ne peut résulter que de la satisfaction des besoins humains réfrénés par l’atomisation.
À partir de là, Guerre sociale se trouve prise dans une contradiction : d’une part, la révolution est toujours l’affirmation du travail (satisfaction des besoins humains) : « en bouleversant la société, le prolétariat fait ainsi sauter la nature double du capital : processus de travail et processus de valorisation » (p. 40-41) ; « le bouleversement de la société ne sera possible que si le prolétariat met en œuvre sa fonction sociale contre le capital, utilisant sa fonction dans l’économie comme arme dissolvant les rapports économiques » (p. 40) ; d’autre part le communisme est défini comme communauté humaine, nouvelle production de la vie : « la dissolution de l’échange permet une recomposition de l’activité sur de toutes autres bases » (p. 39), autonégation du prolétariat : « au centre de la contre-révolution, il n’y a pas la défense des intérêts corporatifs de la bourgeoisie, mais la défense de la condition prolétarienne. »
Cette contradiction, propre à la problématique mise en œuvre par Guerre sociale, ne rompt pas avec le programmatisme, dans la mesure où c’est toujours la même question que l’on tente de résoudre, mais l’intérêt de Guerre sociale est qu’elle ne tente pas d’échapper à la contradiction en abandonnant la théorie des classes, en faisant appel à une détermination de l’être du prolétariat qui serait négativité pure, déjà situé au-delà du capital, ou encore en substituant à la classe des travailleurs salariés une groupe social plus ou moins marginalisé : « ils (les loubards) ne sont pas cette fraction du prolétariat ou de sa jeunesse dont l’existence serait “immédiatement subversive”, car cet être subversif n’est pas un état d’existence dans la rupture. Vieille erreur qui veut trouver une catégorie sociale distincte, en marge de l’establishment, pour incarner la subversion » (p. 72, souligné par nous).
La spécificité de Guerre sociale dans la décomposition du programmatisme, c’est qu’elle tente de résoudre l’impasse à laquelle aboutit le programme à partir du processus lui-même de la lutte de classe. Mais toutefois cette tentative demeure programmatique dans la mesure où pour Guerre sociale, le processus est limité par des conditions extérieures à lui-même et inévitablement le communisme comme tendance réapparaît. Ceci est particulièrement net dans l’article sur le Portugal (n°2).
Au Portugal, « le communisme lui-même n’était pas absent comme activité, initiative et auto-organisation des masses. Mais il n’a pas pu se fixer les objectifs qui auraient assuré une transformation même partielle, même provisoire de la société et aurait fait franchir un saut qualitatif à la lutte. » (p. 54) La contradiction précédente (définition du communisme comme communauté humaine sur la base de l’affirmation du travail) conduit à une nouvelle contradiction : le communisme était là, mais il n’a rien pu faire, il était là comme esprit des masses. Et l’on en revient à une tendance qui n’a pas pu s’actualiser parce que : « ou la communisation est possible, ce qui dépend du développement des forces productives locales, de la situation mondiale, ou elle ne l’est pas… » (p. 61), c’est-à-dire parce que les « conditions objectives » n’étaient pas mûres. L’on a le corollaire de la tendance, les conditions indépendantes de la contradiction de classe. Tout l’article repose sur ce thème : le communisme n’était pas absent (sinon il n’y aurait aucune raison de s’intéresser au Portugal), mais rien de ce qui a été fait n’était en quoi que ce soit un début de communisation de la société (voir tous les exemples donnés dans le chapitre « les limites du processus », p. 54-55). Le stade qualitatif supérieur de la lutte n’est pas réellement un changement qualitatif du rapport entre les classes mais résulte d’un développement qui vient permettre à la contradiction prise de façon invariante et plastique d’aller plus loin.
Mais d’autre part, si l’on affirme que le communisme est autonégation du prolétariat, l’on sera toujours contraint de considérer comme limitées ses pratiques. L’impasse apparait de façon patente à propos du pillage à New York : « les limites du mouvement sont liées aux causes mêmes de son apparition. » (p. 17) Ce que Guerre sociale ne voit pas, c’est que c’est en tant que telles que sont limitées les diverses pratiques du prolétariat, et non comme expression d’une tendance communiste limitée ; elles sont limitées, mais produisent un nouveau rapport entre le prolétariat et le capital, et c’est cette production qui aboutit à la révolution.
Ne considérant pas que la pratique du prolétariat puisse dépasser le programmatisme (puisqu’elle ne la comprend pas comme programmatisme, c’est-à-dire un moment historiquement limité de la pratique du prolétariat), mais d’autre part, posant le communisme comme autonégation du prolétariat sans période de transition préalable, Guerre sociale est forcée de considérer ces pratiques comme du communisme ne se fixant pas d’objectifs. Satisfait par aucune pratique, mais ne comprenant pas qu’elles puissent changer et que cette modification est la production du rapport révolutionnaire entre toutes les classes, les rédacteurs de Guerre sociale cherchent dans les conditions extérieures les limites de celles-ci et tentent d’y remédier selon leurs faibles moyens (tract du 1er mai sur l’abolition du salariat, affiche sur le féminisme). Guerre sociale en est réduit à opposer la « vérité » à une pratique certes limitée, mais qui, tout en étant ce qu’elle est, est à un pouce de passer à un stade supérieur. Guerre sociale appelle un stade supérieur du programmatisme et non sa résolution, son dépassement.
On ne peut séparer la définition du prolétariat de la contradiction des rapports sociaux capitalistes ou, ce qui revient au même, de la contradiction qui l’oppose au capital, pas plus que l’on ne peut séparer ces deux éléments du procès révolutionnaire, c’est-à-dire de la façon dont on pose le fait que la lutte de classe est résolution des contradictions du programmatisme.
En fait, c’est sur ce dernier point que bute la décomposition du programmatisme : la compréhension de ce qui unit la lutte de classe actuelle et la révolution, la reconnaissance du processus qui permet le passage de la situation actuelle à la révolution ; c’est-à-dire qu’en elle la forme générale de la lutte de classe (pratique de classe visant l’abolition des classes) demeure une contradiction.
Pour le programme classique, cette contradiction est résolue par le programme minimum dans un premier temps, par la période de transition dans un second temps : les deux termes de la contradiction sont séparés dans le temps et ainsi la contradiction en tant que telle disparaît. Le programme minimum, fondé sur les intérêts des travailleurs dans la société capitaliste, permet d’établir une unité entre l’existence et la pratique de ceux-ci dans le mode de production capitaliste et l’antagonisme du prolétariat à celui-ci. Or la décomposition du programmatisme c’est, pour une large part, la caducité du programme minimum (celui-ci se manifeste dès les Gauches communistes dans l’anti-syndicalisme des Gauches allemandes et la critique de toute forme de démocratie de la part des Gauches italiennes[3]). Ceci est fondamental pour comprendre la décomposition actuelle car c’est cette situation qui motive l’interrogation fondamentale de la décomposition : que fait le prolétariat qui est contradictoire au capital ? Et dès l’instant où cette question est posée l’on ne peut que tenter d’isoler la pratique révolutionnaire du prolétariat de l’activité par laquelle il reproduit les rapports de production capitalistes, et partir à la recherche de la spécificité de cette pratique. Ainsi isolée, celle-ci va forcément se réduire soit à une modalité de l’être du prolétariat (et a contrario la contre-révolution prolétarienne chez Crise communiste), soit à un problème organisationnel (le devenir « autonome » du prolétariat, ou la névrose organisationnelle de Révolution internationale), Échanges et mouvement réalisant une transition originale entre les deux, qui fonde le devenir « autonome » dans une modalité de l’être de la classe.
La contradiction du programme n’est pas pour autant reconnue comme le procès même de la révolution. Au contraire, du fait de la caducité du programme minimum, elle s’exacerbe en ce sens que la décomposition tente de la nier, de la manipuler comme nous l’avons déjà dit, en intégrant le second terme de la contradiction (l’abolition des classes) dans le premier (la pratique de classe particulière du prolétariat), sous la forme d’une modalité de l’être de la classe, d’une détermination ou d’une tendance (et cette exacerbation va jusqu’à la négation des classes chez Invariance, qui, elle, fait le mouvement inverse). Ainsi, la décomposition du programmatisme ne sait pas ce qu’est la révolution.
L’exemple de Guerre sociale nous a permis de le voir a contrario en quelque sorte, ou mieux, nous a permis d’isoler le point que la décomposition du programmatisme est incapable de dépasser : le fait que c’est dans la lutte de classe actuelle qu’existe le mouvement qui produit le rapport révolutionnaire du prolétariat au capital (rapport de simple prémisse), que ce rapport est une production de la lutte présente et non pas la révélation, la manifestation ou le résultat d’une détermination communiste de la classe révolutionnaire.
Pour le groupe Échanges et mouvement, le processus qui mène à la révolution n’est rien d’autre qu’une accumulation des pratiques par lesquelles le prolétariat manifeste son autonomie (sa volonté de faire « autre chose que ce qu’on veut faire de lui ») : il s’agira donc de collectionner les exemples de refus du travail, d’absentéisme, d’indiscipline syndicale, etc. (voir les autres publications d’Échanges à part celle déjà citée : « Un conflit décisif, les organisations syndicales combattent la révolte contre le travail », « Grève sauvage – Dodge Truck – juin 74 », « USA – A Changing Reality », etc.). L’accumulation des preuves de « l’état révolutionnaire » découvert dans le prolétariat tient lieu de mouvement social, c’est là en particulier la fonction du Bulletin (resucée d’ICO), où chacun y va de sa confirmation.
Crise communiste, de son côté, voit le processus révolutionnaire dans l’accumulation de conditions devant aboutir au « moment négatif intrinsèque », qui, lui, permettra que soit révélée la détermination communiste du prolétariat. La pratique actuelle du prolétariat est soit « contre-révolutionnaire », soit du « communisme négatif ». La différence entre Crise communiste et Échanges (sur la base de leur commune problématique), c’est que pour l’un la détermination communiste du prolétariat se manifeste déjà et qu’il ne lui reste plus qu’à se manifester encore pour que ce soit la révolution, alors que pour l’autre elle n’existe pas encore mais dès qu’elle sera là, ce sera la révolution. Dans les deux cas, la révolution dépend d’une modalité de l’être du prolétariat.
Pour Invariance, il n’y a plus de contradiction, plus de classes et le capital est devenu lui-même la condition de toutes les conditions, il faut simplement poursuivre la tâche d’affirmation du besoin de communauté qui existe depuis des lustres.
RI/le PIC : que vienne la crise qui dégagera le prolétariat des influences de la bourgeoisie et surtout des organisations réformistes, lui permettant ainsi d’affirmer son être brimé. CPAO : vive la lutte ! vive l’autonomie !
Toutes ces analyses ont en commun de ne pas saisir le passage de la situation actuelle à la révolution comme le développement de la lutte de classe elle-même (il faut qu’intervienne quelque chose de plus) ou, lorsque l’une d’entre elles le saisit (Guerre sociale), de ne pas comprendre que ce développement est une modification du rapport entre les classes. À travers la décomposition du programme, qu’est le contenu de la lutte de classe du prolétariat et de la contre-révolution se fixant sur les limites du processus révolutionnaire, est produit un rapport entre les classes dans lequel le prolétariat résout les contradictions du programmatisme, et non radicalise celui-ci. Les limites du processus révolutionnaire, ce sont les limites du développement du capital qui n’est rien d’autre que lutte de classe. Ce développement n’est pas un développement « objectif », mais une transformation du rapport entre les classes. Cette transformation telle qu’elle se déroule actuellement, et non l’émergence de la tendance communiste du prolétariat, de sa négativité.
Le prolétariat est la classe des travailleurs salariés, c’est-à-dire du travail vivant subsumé sous le capital. Cette subsomption c’est l’exploitation, c’est-à-dire la production d’un incrément de valeur par rapport à la valeur avancée, c’est la contradiction du rapport social capitaliste, c’est la définition sociale du prolétariat, ce qui en fait une classe de la société capitaliste. C’est donc par le processus qui en fait une classe de la société capitaliste que le prolétariat est en contradiction avec la société capitaliste. Ainsi le prolétariat est une classe révolutionnaire : une classe dont la pratique de classe est l’abolition des classes et par là la réalisation de l’immédiateté sociale de l’individu, du communisme.
Tous les problèmes actuels de la révolution viennent du fait que l’on est dans une période de décomposition de l’ancien contenu de la lutte de classe et simultanément de production d’un nouveau rapport entre les classes. Il s’agit de produire une théorie non programmatique de la révolution.
L’exploitation : reproduction réciproque et contradictoire du prolétariat et du capital
Le capital : rapport social de production
Pour que la valeur devienne capital, c’est-à-dire valeur en procès, il faut que l’on ait d’un côté le travailleur libre, de l’autre toutes les conditions, tant subjectives d’objectives de l’effectuation du travail. Cela signifie que ces conditions ne sont du capital que dans le rapport social de production suivant : « 1) Il n’y a d’un côté la force travail vivante sous une forme purement subjective séparée des éléments de sa réalité objective, c’est-à-dire aussi bien des conditions du travail vivant que des moyens de subsistance pour maintenir en vie la force de travail ; bref, nous avons d’un côté la possibilité vivante du travail dans toute son abstraction. 2) Il y a, de l’autre côté, la valeur, ou le travail matérialisé. L’accumulation de valeurs d’usage doit être suffisamment grande pour fournir les conditions objectives nécessaires non seulement à la création des produits ou des valeurs servant à reproduire ou à conserver la force de travail vivante, mais encore à l’absorption du surtravail ; bref, il faut qu’existe pour le travail le matériel objectif. 3) Il doit y avoir entre les deux côtés un libre rapport d’échange – circulation monétaire – fondé sur la valeur, et non sur un rapport de domination et de servitude ; en d’autres termes, il faut qu’il y ait une médiation entre les deux extrêmes. La production ne fournit pas directement les moyens de subsistance aux producteurs : l’échange en est l’intermédiaire ; comme il n’est pas possible de s’emparer directement du travail d’autrui, il faut acheter la force de travail à l’ouvrier dans le procès d’échange. 4) Enfin, le côté représentant les conditions objectives du travail en tant que valeurs indépendantes et existant pour elles-mêmes, doit avoir la forme-valeur et avoir pour but l’autovalorisation et l’argent, et non pas la jouissance immédiate, ni la création de valeurs d’usage. » (Fondements, t.1, Ed. Anthropos, p. 427-428)
Le quatrième point est une remarque sur le second : la valeur n’est capital qu’en se valorisant, qu’en s’accroissant par un échange avec le travail vivant ; ce n’est pas dans un but que face au travail la valeur pourrait se déterminer à avoir ou non, en effet face au travail, elle est le caractère social d’un travail socialement déterminé, le travail libre, et leur séparation inclut la médiation du salariat ainsi que la production de plus-value.
Si les moyens de production, matières premières et moyens de subsistance, font face au travail comme valeur, cela implique entre les deux une médiation qui est le salariat, et par là même cela implique que ces valeurs ne le sont qu’en se valorisant. Séparation du travail et de ses conditions, salariat, production de plus-value, valorisation, sont donnés simultanément comme un seul et même procès social : c’est le mode de production capitaliste. Face au travail, la valeur est la socialisation d’un travail historiquement déterminé, elle est du capital et implique face à elle le travail comme travail salarié. Dès que le travail est séparé de ses conditions, celles-ci lui font face comme valeur, mais dans cette séparation elles ne sont valeur qu’en se valorisant.
Travail d’un côté, capital de l’autre, tels sont les termes du rapport social capitaliste, mais ce rapport social considéré dans son ensemble, c’est un procès de production. Définir les termes du rapport de production capitaliste, c’est définir un procès de production car, premièrement, la rencontre de ces éléments n’est pas fortuite, ils se produisent réciproquement, ce ne sont pas des échangistes égaux et, deuxièmement, ils sont les éléments même du procès de production : « nous n’avons plus affaire à la division sociale du travail dont chaque branche est autonome, le cordonnier, par exemple, vendant des chaussures et achetant du cuir et du pain, mais à une division des éléments d’un procès de production qui en réalité forment un tout, mais dont l’autonomie est poussée jusqu’à l’antagonisme et la personnification respective. » (VIème chapitre, p. 185). Le rapport de production capitaliste, ce sont les éléments du procès de production indépendants l’un de l’autre et se rapportant l’un à l’autre dans les deux moments de l’échange entre le travail et le capital : le procès de production lui-même et sa formalité essentielle, l’échange salarial.
En tant qu’il créé de la valeur, de la valeur étrangère à lui-même, le travail transforme le travail objectivé en capital, c’est-à-dire sa valeur s’accroissant d’un incrément de valeur. L’unification des éléments du procès de production ne s’effectue que comme objectivation du travail qui crée de la valeur, et plus de valeur que ne coûte sa reproduction, le travail devient la force même du capital et le procès de production est l’unité indissoluble du procès de travail et du procès de valorisation.
Ce n’est qu’en devenant procès, en s’accroissant, en absorbant le travail vivant, qui s’objective, que la valeur devient capital, cependant dès le premier moment de l’échange elle est capital de par sa séparation et son autonomie face au travail et de la division des éléments du procès de production qu’elle opère en elle-même entre la partie constante de la valeur-capital et sa partie variable. Le travail vivant n’est jamais capital parce qu’il n’est jamais en tant que tel valeur, il est cependant dans le procès de production un mode d’existence réel du capital en tant qu’il est la valeur d’usage en quoi s’est convertie une partie de la valeur avancée. C’est dans le fait que le rapport de production capitaliste entre le travail vivant et le capital s’articule en deux moments, que le procès de production est identique au rapport de production en tant qu’il est le procès de la reproduction. Le procès de production capitaliste, c’est le rapport de production capitaliste se reproduisant par lui-même (d’où le fait que le rapport de production capitaliste n’est pas un rapport de domination mais exclusivement d’exploitation).
Cette identité au niveau du procès d’ensemble du capital nous oblige à considérer plus précisément cet élément du rapport de production capitaliste qu’est le capital. Parler de rapport de production capitaliste ce n’est pas considérer une unité extérieure aux éléments dont elle est l’unité, une chaîne les reliant. L’unité que constitue le rapport de production capitaliste c’est de par la séparation du travail et de ses conditions la forme sociale spécifique de travail salarié et de capital revêtue pour chacun de ces éléments et qui est pour chacun d’eux la production et l’exigence de l’autre. Travail salarié d’un côté, capital de l’autre tels sont les termes du rapport social de production capitaliste, mais ce rapport c’est pour chaque élément la production nécessaire de l’autre. Le travail salarié c’est le rapport social que le travail entretient avec ses conditions, le capital c’est le rapport social que les conditions de travail entretiennent avec le travail, son contenu est identique c’est la séparation avec l’autre et leur reproduction réciproque dans la subsomption du travail sous le capital ; le rapport de production capitaliste c’est le rapport entre le travail salarié et le capital, il n’existe pas en dehors de la forme spécifiquement sociale des moyens de production comme capital et du travail comme travail salarié ; le rapport de production capitaliste n’est pas quelque chose qui unifierait, ou relierait le travail salarié et le capital, il n’est que le travail salarié et le capital en ce qu’ils sont chacun un rapport de production exprimant la nécessité de l’autre et par là de contenu identique : l’exploitation. Ce n’est pas un rapport social sous-jacent qui transformerait le travail en travail salarié et les conditions de travail en capital, c’est leur rapport réciproque qui leur imprime simultanément la forme sociale de capital et de travail salarié.
Cependant le rapport entre le travail salarié et le capital n’est pas un simple rapport de reproduction réciproque, c’est un rapport d’exploitation : le capital s’empare du procès de travail et le travail est subsumé sous le capital ; « dans le procès de travail considéré en soi, l’ouvrier utilise les moyens de production ; dans le procès de travail, qui est en même temps procès de production capitaliste, les moyens de production emploient l’ouvrier, en sorte que le travail n’est plus qu’un moyen grâce auquel une somme donnée de valeurs, soit une masse déterminée de travail objectivé, absorbe du travail vivant, en vue de se conserver et de s’accroître. Le procès de travail est donc procès d’autovalorisation de travail objectivé grâce au travail vivant. » (VIème chapitre, p. 172-173)
La valeur agissant comme capital s’empare de tous les éléments du procès de travail dont elle fait un procès d’autovalorisation : « pour autant que le capitaliste achète les éléments matériels du procès de travail, ils représentent certes son capital, mais cela vaut aussi pour le travail qui représente lui aussi son capital, puisqu’il appartient à l’acheteur de la force de travail, au même titre que les conditions objectives qu’il a achetées. Ce qui lui appartient ce ne sont pas seulement les divers éléments, mais l’ensemble du procès de travail. Le capital qui, auparavant, existait sous la forme monétaire existe à présent sous la forme du procès de travail. » (VIème chapitre, p.152) Il ne faut pas confondre l’appropriation du procès de travail par le capital avec le procès de travail lui-même, sous peine de faire, des éléments matériels du procès de travail, du capital de façon inhérente à eux.
Le capital est un rapport de production, le réduire au rôle de moyen de production devenant capital c’est réduire le capital au capital constant et donc détruire la notion même de capital qui n’est valeur qui s’accroît que parce qu’une partie du capital est une grandeur variable. Ce sont tous les éléments du procès de travail que s’approprie le capital. Le capital n’est pas que du travail objectivé, le travail est également un de ses modes d’existence réel, cependant la valeur du capital variable ne pénètre pas dans le procès de production, il s’y substitue l’activité créatrice de valeur, qui elle-même n’est pas valeur. En s’emparant de tous les éléments du procès de travail et en les mettant en liaison comme procès d’autovalorisation, il apparaît que face au travail salarié le rapport de production qu’est le capital est la subsomption du travail vivant et par là qu’il est l’agent de la reproduction réciproque des deux pôles. Cette reproduction réciproque c’est le procès de la valeur, le capital en mouvement, la subsomption du travail sous le capital.
Le capital c’est la valeur s’appropriant les éléments du procès de travail à seule fin de s’accroître, si le travail objectivé dans les moyens de production (le capital est toujours du travail objectivé en ce qu’il est valeur, mais valeur autonomisée, c’est-à-dire indifférent quant à la substance) apparaît comme capital par excellence, c’est parce que leur valeur entre comme telle dans le procès de production, tandis que la valeur du capital variable n’y pénètre jamais. Il s’ensuit également que pénétrant dans le procès de production, c’est la valeur incorporée dans les conditions objectives de la production qui absorbe le travail vivant. Une partie de la valeur-capital passe des mains du capitaliste dans celles de l’ouvrier, elle devient alors instrument de la circulation simple des marchandises, mais le travail devient alors un mode d’existence du capital, cela ne signifie pas qu’il devient du capital mais qu’il appartient au capital, qu’il est une valeur d’usage en laquelle s’est convertie une fraction de la valeur-capital, valeur d’usage grâce à laquelle l’ensemble de la valeur avancée va devenir une grandeur variable.
Dans le procès de valorisation « ce n’est pas l’ouvrier qui utilise les moyens de production, mais les moyens de production qui utilisent l’ouvrier. Ce n’est pas le travail vivant qui se réalise dans le travail matériel comme en son organe objectif, mais le travail matériel qui se conserve et s’accroît en absorbant du travail vivant si bien qu’il devient valeur créant de la valeur, capital en mouvement.
« Les moyens de production n’ont plus pour fonction que d’aspirer en eux la plus grande quantité possible de travail vivant, et le travail vivant n’est plus qu’un moyen de valoriser les valeurs existantes, autrement dit, de les capitaliser. Pour cette raison encore, les moyens de production apparaissent éminemment au travail vivant comme l’existence même du capital, et à ce stade, comme domination du travail passé et mort sur le travail présent et vivant. C’est justement parce qu’il crée de la valeur, que le travail vivant est constamment incorporé au procès de valorisation objectivé.
« En tant qu’effort et dépense de force vitale, le travail est activité personnelle de l’ouvrier, mais, en tant qu’il crée de la valeur lorsqu’il est engagé dans le procès de production, est lui-même un mode d’existence de la valeur-capital, partie intégrante de celle-ci. Cette force qui conserve la valeur tout en en créant une nouvelle, est donc la force même du capital, et son procès apparait comme procès d’autovalorisation du capital, et plus encore d’appauvrissement de l’ouvrier, qui est bien celui qui crée la valeur, mais valeur étrangère à lui-même.
« Sur la base de la production capitaliste, cette propriété du travail objectivé de se transformer en capital, c’est-à-dire de transformer les moyens de production en moyens de commander et d’exploiter le travail vivant semble être inhérent aux moyens de production en soi et pour soi (puisque sur cette base le lien est potentiel) et inséparable d’eux, cette propriété leur revenant parce qu’ils sont des objets, des valeurs d’usage. Les moyens de production apparaissent donc, en soi et pour soi, comme capital, parce que le capital – autrement dit, un rapport de production déterminé dans lequel, au sein de la production, les possesseurs des moyens de production apparaissent réifiés face aux facultés vivantes du travail – apparait comme chose. » (VIème chapitre, p. 139-140)
En résumé : capital et travail salarié sont tous deux des rapports de production, c’est-à-dire une forme sociale spécifique revêtue par un élément du procès de production de par son rapport avec les autres. Capital et travail salarié se reproduisent réciproquement en ce que le procès de production est la réunion des conditions objectives et subjectives de la production dont ils sont la forme sociale. Cependant cette reproduction réciproque comme principal résultat du procès de production n’a lieu qu’en tant que ce procès est procès de valorisation, c’est-à-dire procès d’exploitation, elle n’a lieu que par la subsomption du travail sous le capital, d’où le fait que travail salarié et capital sont tous deux des rapports de production se reproduisant réciproquement de par la nature même du rapport de production déterminé qu’est le capital. Dans le procès de production en ce qu’il est procès de valorisation, la reproduction réciproque du travail salarié et du capital se confond dans la valorisation du capital, dans sa reproduction[4]. Il en résulte que c’est à partir du rapport de production déterminé qu’est le capital que se fonde l’unité du mode de production, qui est la structuration des rapports de production capitaliste, en ce que la production de plus-value le définit.
La contradiction entre le prolétariat et le capital
D’après ce que nous venons de dire il est évident que la contradiction entre le prolétariat et le capital se noue dans le seul rapport qui peut être le leur : l’exploitation, c’est donc celle-ci qu’il va nous falloir analyser pour saisir cette contradiction.
L’exploitation c’est le procès même de reproduction des rapports sociaux capitalistes, il faut en effet cesser de considérer la reproduction du capital comme occultant la contradiction qui l’oppose au prolétariat.
Le prolétariat c’est la classe des travailleurs salariés, or le travail salarié c’est avant tout le travail qui produit le capital, une activité de transposition de ses forces sociales par le travailleur.
Par son échange avec le travail vivant, la valeur devient valeur en procès, capital. Les conditions de production se présentent comme valeur face au travail dont la valeur d’usage est la production d’une valeur supérieure à sa valeur d’échange (valeur d’échange de la force de travail). La valeur d’usage de la marchandise force de travail est le travail productif de valeur, or le temps durant lequel doit fonctionner la force de travail n’est pas fixé par sa valeur d’échange mais est une détermination de sa valeur d’usage, donc ce temps appartient, après l’échange salarial, au capital qui apparait, dans sa forme primordiale de domination sur le travail, comme contrainte au surtravail. Si le capital est le procès de la valeur, c’est que la valeur avancée est engrossée, mais cela n’est possible que parce qu’il oppose et unifie en les mettant en mouvement, le travail objectivé et le travail vivant.
La valeur avancée ne devenant capital que par la création de plus-value, le capital « repose essentiellement sur les deux éléments suivants : 1) l’achat et la vente de la capacité de travail […]. Cet achat-vente de la force de travail implique déjà que les conditions objectives de travail – moyens de subsistance et de production – soient séparées de la force vivante du travail, devenue l’unique propriété dont l’ouvrier dispose, et donc l’unique marchandise qu’il peut offrir à l’acheteur éventuel. 2) Le véritable procès de production […], procès réel de consommation de la force de travail. » (VIème chapitre, 10/18, p. 187-188)
L’achat de la force de travail incorpore au capital l’usage de la puissance de travail, il fait d’un quantum de travail vivant l’un des modes d’existence du capital lui-même. Cependant, même si de par la forme autonome dans laquelle, respectivement, les conditions de production et la puissance du capital se font face, ces conditions sont d’emblée du capital en soi, ce n’est pourtant pas cet échange qui le transforme en capital. « C’est dans le procès de production effectif que le travail vivant se métamorphose en capital. » (Théories sur la plus-value, t. 1, Ed. Sociales, p. 462) Une fois le travail vivant devenu un mode d’existence du capital : « le possesseur d’argent opère maintenant en tant que capitaliste. Il consomme la marchandise qu’il a achetée et le travailleur la fournit, l’usage de sa puissance de travail étant le travail même. Par le premier échange, le travail lui-même est devenu une portion de richesse matérielle. C’est le travailleur qui effectue le travail, mais celui-ci appartient au capital et n’en est plus qu’une fonction. C’est pourquoi il s’effectue sous son contrôle et sa direction ; et le produit dans lequel il se matérialise est la nouvelle forme sous laquelle le capital apparait, ou plutôt sous laquelle il se réalise en acte comme capital. Dans ce procès, le travail se matérialise donc directement, se transforme immédiatement en capital, après avoir été déjà incorporé formellement au capital par la première transaction. » (Ibid., p. 466)
L’ensemble du procès de travail apparait donc se déroulant entre le travail vivant et le travail objectivé, dans ce procès non seulement le travail vivant se transforme en travail objectivé, mais encore le travail objectivé devient réellement, et par la transformation précédente, du capital.
En résumé, ce procès inclut : « 1) le rapport réciproque de l’argent et de la puissance de travail en tant que marchandise, l’achat et la vente entre le possesseur d’argent et le possesseur de la puissance de travail en tant que marchandise, l’achat et la vente entre le possesseur d’argent et le possesseur de la puissance de travail ; 2) la subsomption directe du travail sous le capital ; 3) la transformation réelle du travail en capital dans le procès de production ou, ce qui est la même chose, la création de plus-value pour le capital. Deux sortes d’échange entre le travail et le capital ont lieu. Le premier n’exprime que l’achat de la puissance de travail et donc du travail en acte, et donc de son produit. Le deuxième exprime la transformation directe du travail vivant en capital, ou sa matérialisation en tant que réalisation du capital. » (Ibid., p. 467)
Si l’on envisage tout le procès, les deux moments étant réunis, on obtient comme résultat qu’un quantum déterminé de travail matérialisé s’est échangé contre un quantum plus grand de travail vivant. Le principal résultat n’est donc pas le produit, ni même celui-ci en ce qu’il est marchandise, mais c’est la plus-value, donc le capital. Le travail objectivé se dresse à nouveau comme moyen d’absorber le travail vivant. Le capital se valorise en s’appropriant le travail. Le résultat de l’échange entre le travail et le capital c’est la valorisation et ce n’est que dans le procès de production que celle-ci se réalise là où le capital consomme effectivement le travail.
L’exploitation, c’est-à-dire la production de plus-value est la dynamique de la reproduction du capital, c’est le procès même qui réalise en acte le capital. Cependant l’exploitation n’a lieu que dans la subsomption du travail sous le capital, en cela elle n’est pas simplement la production d’incrément de valeur par rapport à la valeur avancée, elle est le procès qui définit le prolétariat comme classe, comme être de la communauté que forme le mode de production capitaliste. L’exploitation c’est la définition sociale du prolétariat, c’est son appartenance à la communauté, sa définition par la communauté, en qu’elle est implication de l’autre pôle de la société, le capital.
Il est à la limite faux de parler pour l’exploitation, comme cela fut fait dans des Notes de travail précédentes, de « devenir social du prolétariat », comme s’il y avait un état a-social, devenant social. Le prolétariat est une classe, par là même il est défini par sa relation à la classe qui lui est antagonique, c’est-à-dire sa relation à la communauté. Cependant la spécificité de cette relation, d’appartenance à la communauté, de cette définition par elle, qu’est l’exploitation (transposition des forces sociales du prolétariat de par la nature des deux pôles qui forment la communauté) entraîne que dans le même mouvement où elle est la définition sociale d’emblée du prolétariat, elle pose ses forces sociales en face de lui ; ce n’est pas un devenir social mais simplement un mouvement fondé sur l’exploitation, sur l’extranéisation des forces sociales du prolétariat, cela étant impliqué dans sa définition même de classe de travailleurs salariés.
C’est la définition du capital comme valeur en procès que nous retrouvons : « la conversion du travail (activité vivante et efficiente) en capital résulté directement de l’échange entre le capital et le travail qui confère au capitaliste le droit de propriété sur le produit du travail (le commandement sur le travail). Mais cette conversion se réalise seulement dans le procès de production.
« Il est donc absurde de se demander si le capital est productif ou ne l’est pas. Le travail lui-même n’est productif que s’il est recueilli au sein du capital qui constitue la base de la production dont le capitaliste est le commandant. La productivité du travail devient force productive du capital, tout comme la valeur d’échange générale des marchandise se cristallise dans l’argent. Le travail n’est pas productif s’il n’existe pour le travailleur lui-même en opposition au capital. Il n’est pas productif comme activité directe du travailleur parce qu’il n’aboutit alors qu’à la circulation simple où les transformations ont un caractère purement formel.
« Certains prétendent que la force productive attribuée au capital est une simple transposition de la force productive du travail, mais ils oublient que le capital est précisément cette transposition, et que le travail salarié implique le capital de sorte qu’il est, lui aussi, transsubstantiation, c’est-à-dire une activité qui semble étrangère à l’ouvrier. » (Fondements, t.1, p. 256) L’appartenance sociale du prolétariat à la communauté, sa définition comme classe de cette société, c’est l’exploitation et par là même, c’est sa séparation d’avec les forces sociales, les deux moments n’en font qu’un dans l’exploitation. Le prolétariat est antagonique à la communauté de par sa définition même par celle-ci, son antagonisme au capital est son antagonisme à la communauté car le capital n’existe que pour autant qu’il se présuppose et présuppose l’implication réciproque des deux classes de la communauté dans leur définition respective.
La subsomption du travail sous le capital (l’exploitation) produit les conditions de sa propre reproduction, se présuppose. De par le rapport originel dans lequel le capital se donnait une quantité de travail matérialisé contre la force de travail vivant de l’ouvrier et de par lequel l’usage de ce travail, la propriété de ses produits étaient conférés au capitaliste, il découle que tout le produit et, pour ce qui nous intéresse, toute la partie de ce produit équivalent au surtravail, devient maintenant du capital additionnel.
« Tous les éléments de la production sont maintenant réunis en face de la force de travail vivante comme des forces extérieures et étrangères qui l’utilisent et la consomment dans des conditions indépendantes d’elle ; mais on constate en même temps qu’ils sont le produit et le résultat du travail vivant […] Cette valeur nouvelle qui, en tant que capital autonome, fait face au travail vivant et s’échange contre lui, est le produit du travail […]
« La valeur autonome et existant pour soi en face de la force de travail vivante (c’est-à-dire le capital) représente l’indifférence de l’objet en soi ; elle fait que les conditions objectives du travail sont étrangères à la force de travail vivante. Tout cela va si loin que les conditions matérielles de la puissance de l’ouvrier existent en dehors et en face de lui ; qui plus est, elles sont personnifiées dans le capitaliste, qui a une volonté et un intérêt propres. La propriété, c’est-à-dire les conditions matérielles, est donc entièrement dissociée et séparée de la force de travail vivante. Les moyens de production lui font face en tant que propriété d’autrui, réalité d’une autre personne juridique, domaine absolu de sa volonté. C’est ainsi que le travail apparait comme du travail étranger en face du capitaliste qui personnifie la valeur ou les conditions de travail.
« Cette séparation absolue entre la propriété et le travail, entre la force de travail vivante et les conditions de sa réalisation, entre la valeur et l’activité créatrice de valeur fait que le contenu même du travail est étranger à l’ouvrier. Mais à présent, cette séparation apparait, elle aussi, comme le résultat du travail lui-même : c’est la matérialisation des différents éléments du travail. En effet, au travers du nouveau procès de production qui suit et confirme l’échange entre le capital et le travail vivant, le surtravail, et donc la plus-value, le surproduit, et même le résultat tout entier du travail (surtravail et travail nécessaire) sont posés sous forme de capital, c’est-à-dire indépendamment de la force vivante, simple valeur d’usage en opposition à la valeur d’usage échange.
« La force de travail vivante s’approprie uniquement les conditions subjectives du travail : elle se reproduit donc comme simple force de travail séparée des conditions de sa réalisation. Qui plus est, elle a posé ces conditions en face d’elle comme des choses, des valeurs s’incarnant en une personne étrangère qui la domine.
« Non seulement l’ouvrier ne sort pas plus riche du procès de production, mais en sort plus pauvre qu’il n’y est rentré. En effet, il n’a pas seulement réalisé les conditions pour que le travail nécessaire appartienne au capital, mais la possibilité subsistant dans l’ouvrier, de créer de la valeur existe maintenant dans la valeur additionnelle, le surproduit, bref dans le capital, qui domine la force de travail vivante ; c’est une valeur autonome, douée de force et de volonté en face de sa pauvreté abstraite et privée de toutes les choses, pure subjectivité. Il n’a pas seulement produit la richesse pour autrui et le dénuement pour lui-même, mais encore le rapport de cette richesse à la pauvreté de l’ouvrier […]
« Tout cela découlait de l’échange dans lequel le capital trouvait une quantité de travail matérialisé contre la force de travail vivante de l’ouvrier : mais, à présent, ce travail matérialisé apparait comme le propre produit de l’ouvrier qui a créé les conditions extérieures de son existence, l’autonomie de ces conditions matérielles en opposition à lui-même. Si l’ouvrier s’est objectivé lui-même, cette objectivation n’est en fait qu’une puissance matérielle, indépendante de lui et le dominant, bien qu’elle soit produit par son activité à lui […]
« Mais, si le capital apparait ainsi comme le produit du travail, le produit du travail apparait tout autant comme capital. Ce n’est plus seulement un simple produit, ni une valeur échangeable, mais du capital, travail matérialisé dominant et commandant le travail vivant. Le capital apparait également comme produit du travail, parce que ce produit est propriété d’autrui, mode d’existence autonome en face du travail vivant ; parce que le produit du travail, le travail matérialisé, est doté, par le travail vivant d’une âme propre, si bien qu’il se fixe en face de l’ouvrier comme une puissance étrangère.
« L’ouvrier voit son activité au sein du procès de production sous l’angle suivant : il rejette constamment de lui, telle une réalité étrangère, ce qu’il réalise sous forme de conditions objectives. C’est pourquoi il apparait comme une pure force de travail privée de toute substance, mais pourvue de besoins en face de cette réalité qu’il ne crée pas pour lui, mais pour un autre, elle n’est donc pas sa réalité à lui, mais celle d’un autre qui s’oppose à lui. Ce procès de réalisation est donc le procès de déréalisation du travail.
« Le travail est objectif, mais il crée l’objectivité comme son non-être à lui, ou comme l’existence de sa non-existence, c’est-à-dire comme l’existence du capital. Le travail retourne à lui-même comme simple possibilité de création de la valeur ou de la valorisation, parce que le monde entier de la richesse réelle, ainsi que les conditions effectives de sa réalisation lui font face sous des modes d’existences autonomes. De simple possibilité qu’elle est au sein du travail vivant, la richesse devient, grâce au procès de production, une réalité extérieure et même étrangère au travail. » (Fondements, t. 1, pp. 414-417)
Ainsi, si l’on considère le mouvement d’ensemble de reproduction du capital, l’autoprésupposition des rapports de production capitaliste, on voit que l’appartenance sociale du prolétariat à la communauté, c’est-à-dire son rapport nécessaire avec la classe qui lui est antagonique est la production pour lui-même de son antagonisme à cette communauté. Si en produisant du capital additionnel, le prolétariat s’astreint lui-même à créer encore du capital additionnel, c’est que c’est de son propre procès de reproduction de sa nature de classe, de reproduction de sa particularité sociale qu’il s’agit. La subsomption du travail sous le capital, ce mouvement qui est le capital en acte (la production de plus-value) est le mode d’être social du prolétariat comme ne pouvant qu’être sa propre déréalisation ; son dénuement et son existence comme classe sociale.
« Enfin le procès de production et de valorisation a pour résultat essentiel la reproduction et la production nouvelle du rapport entre le capital et le travail, entre le capitaliste et l’ouvrier. Le rapport social de production est un résultat plus important de ce procès que n’en sont les fruits matériels. En effet, au sein du procès lui-même, l’ouvrier se produit lui-même, en tant que force de travail, en face du capital, de même que le capitaliste se produit en tant que capital, en face de la force de travail vivante : chacun se reproduit lui-même en reproduisant l’autre, sa négation. Le capitaliste produit le travail pour autrui ; le travail crée le produit pour autrui. Le capitaliste produit l’ouvrier et l’ouvrier le capitaliste, etc. » (Fondements, t. 1, p. 422)
La contradiction entre le prolétariat et le capital qui détermine le premier à abolir le second n’est pas simplement la séparation entre le travail et les conditions, n’est pas simplement dans le fait que « le travail est objectif, mais il crée l’objectivité comme son non être à lui ou comme l’existence de sa non-existence, c’est-à-dire l’existence du capital » (Fondements, t. 1, p. 417) ; ou alors que « la réalité du travail n’existe par pour lui, mais pour un autre qui s’oppose à lui. Ce procès de réalisation est donc le procès de déréalisation du travail. » (Ibid.) En rester là, ce serait analyser la contradiction entre le prolétariat et le capital et ce qui détermine le prolétariat à abolir le capital comme étant dans le prolétariat une contradiction entre « l’humanité » et la « non-humanité ». De plus, cette contradiction dans les termes demeurerait inexpliquée car il manquerait ce qui dans la définition sociale du travail pose cette contradiction et assure simultanément la médiation entre ces termes, c’est-à-dire le travail sous sa forme sociale de travail salarié. Cette contradiction dans les termes découle de la nature même du salariat ; ce que pose donc le rapport salarial entre le travail et le capital c’est d’une part cette objectivation du travail comme une réalité étrangère au travail, comme capital, et d’autre part la médiation qui les unit ainsi que la reproduction de leur séparation.
Tant qu’on oppose « pauvreté absolue » et « possibilité générale de la richesse » qui s’objective dans le capital, on n’est pas encore parvenu au niveau de la contradiction réelle entre le prolétariat et le capital et cela parce que, paradoxalement, on ne tient pas compte de leur rapport et de leur unité. Leur rapport et leur unité c’est le procès de production capitaliste, en ce qu’il est l’unité immédiate du procès de valorisation et du procès de travail.
Pour avoir une saisie globale de l’exploitation comme contradiction entre le prolétariat et le capital, il faut 1) que dans ce procès les deux éléments s’impliquent réciproquement (autrement dit que le procès en produisant le dénuement pour lui-même, extériorise ses forces, sociales comme capital) – c’est ce que nous avons vu dans les paragraphes précédents – mais encore 2) que cette extériorisation soit en contradiction avec son propre dénuement, c’est-à-dire avec sa situation de classe dans les rapports sociaux capitalistes. Il faut que le mouvement qu’est l’exploitation soit une contradiction pour les rapports sociaux de production dont elle est le mouvement, qu’elle ait là son contenu, mais aussi qu’elle ait là, en tant qu’exploitation sa propre contradiction. Cette contradiction c’est celle entre le surtravail et le travail nécessaire. Dans cette contradiction apparait que l’existence sociale du prolétariat, la subsomption du travail sous le capital qui n’a pour contenu et existence que l’extraction de surtravail est en contradiction avec la reproduction sociale de son dénuement, c’est-à-dire avec sa mise en rapport avec les conditions de sa reproduction, mise en rapport qui ne dépend pas de lui mais du capital ; et inversement que cette mise en rapport nécessaire, pour le capital, est en contradiction avec l’accumulation du capital qui est extériorisation et objectivation des forces sociales du travail.
« Si le capitaliste n’a pas besoin de son surtravail, l’ouvrier ne pourra pas effectuer son travail nécessaire ni produire ses moyens de subsistance. S’il ne peut les obtenir au moyen de l’échange, il devra compter sur les avances que d’autres voudront prélever sur leur revenu. En tant que travailleur, il ne peut vivre que s’il échange sa force de travail contre la fraction du capital constituant le fonds de travail. Pour lui, cet échange est fortuit, car il est lié à des conditions qui n’ont rien à voir avec celles de sa vie organique. C’est donc un pauvre virtuel.
« Par suite des conditions de la production capitaliste, l’ouvrier doit produire toujours davantage de surtravail, tandis que le travail nécessaire rendu libre augmente de l’autre côté. Ses chances de paupérisme augmentent donc. » (Fondements, t. 2, p.105) La situation dans laquelle l’ouvrier est ravalé au rang de pauvre effectif n’est que l’état extrême de la contradiction entre son dénuement et l’extranéisation de ses forces sociales comme capital, il n’est nul besoin de cet aboutissement pour que la contradiction existe.
Dans l’exploitation, « le travail est et reste la présupposition, le surtravail n’existant qu’en fonction du travail nécessaire et dans la mesure où celui-ci existe. Le capital doit créer sans cesse du travail nécessaire pour en extraire du surtravail : il doit l’augmenter (d’où une multiplication des journées simultanées) pour accroître son excédent, mais il doit, en même temps, abolir le travail nécessaire pour en faire du surtravail […]. En même temps, et à mesure que le capital crée du surtravail, il crée et abolit le travail nécessaire. » (Fondements, t. 1, p. 355-357)
Il découle de ce procès contradictoire une double présupposition. 1) le travail nécessaire présuppose le surtravail au sens où il en est la condition absolue ; 2) le surtravail présuppose le travail nécessaire. De cette double présupposition, il en résulte que mise en mouvement, la contradiction se présente ainsi : « la force de travail ne peut effectuer son travail nécessaire que si son surtravail peut avoir une valeur pour le capital, si celui-ci peut le valoriser. » (Fondements, t. 3) Or non seulement sitôt que cette valorisation est entravée par tel ou tel obstacle la force de travail est privée des conditions de reproduction de son existence, mais encore le processus « normal » de la valorisation est abolition et création de travail nécessaire. Le capital ne peut créer du travail nécessaire que s’il est susceptible de le transformer en surtravail c’est-à-dire que s’il accroît sa valorisation et seul cet accroissement lui permet de reposer le travail nécessaire. Chaque terme n’existe que par son contraire.
On voit ainsi que l’exploitation, l’extraction de surtravail dans la subsomption du travail sous le capital, mais aussi la relation médiate du travailleur avec ses conditions subjectives d’existence est bien la contradiction entre le prolétariat et le capital parce qu’elle est dans le mode de production capitaliste lui-même une contradiction, c’est-à-dire pour elle-même.
Nous n’avons pas encore fini d’analyser la contradiction entre le prolétariat et le capital car si nous avons bien défini tout d’abord qu’ils s’impliquent et ensuite que cette implication réciproque est pour chacun d’eux une contradiction à l’autre et par là à soi-même, pour que nous ayons réellement une contradiction il faut encore que cette relation porte son dépassement. Pour cela, c’est au niveau du procès d’accumulation du capital que nous devons la saisir. Ce n’est qu’à ce niveau-là que se synthétise la contradiction, qu’elle est le mouvement même du capital et de son dépassement.
« Le capital est une contradiction en procès : d’une part, il pousse à la réduction du temps de travail à un minimum, et d’autre part, il pose le temps de travail comme la seule source et la seule mesure de la richesse. Il diminue le temps de travail nécessaire pour l’accroître sous la forme de surtravail.
« Dans une proportion croissante, il pose donc le surtravail comme la condition – question de vie, ou de mort – du travail nécessaire.
« D’une part, il éveille toutes les forces de la science et la nature ainsi que celles de la coopération et de la circulation sociales, afin de rendre la création de la richesse indépendante (relativement) du temps de travail utilisé par elle. D’autre part, il prétend mesurer les gigantesques forces sociales ainsi nées d’après l’étalon du temps de travail, et les enserrer dans des limites étroites, nécessaires au maintien, en tant que valeur, de la valeur déjà produite. » (Fondements, t. 2, p. 222-223)
Il ne s’agit pas là de l’analyse d’un état général du capital mais de son procès même en tant qu’il est procès contradictoire, il ne s’agit pas non plus d’une contradiction interne au capital face au travail, mais du contenu même de la contradiction entre le travail et le capital ; c’est la contradiction du rapport social capitaliste de production, c’est ce rapport contradictoire entre le capital et le travail comme étant le procès même de l’accumulation du capital et la reproduction du mode de production capitaliste. Il ne s’agit pas non plus de chercher à montrer que cette contradiction du mode de production capitaliste, c’est-à-dire du mouvement dans lequel les individus existent socialement, s’incarne dans une classe ou qu’une classe en serait porteuse, c’est beaucoup plus simple, ce mode de production est contradictoire de par la situation respective et complémentaire du travail et de ses conditions, de par le rapport qu’ils entretiennent comme travail salarié et comme capital.
Dans sa spécificité, le procès de production capitaliste est procès de valorisation. Cela signifie que si le travail crée de la valeur, ce n’est pas dans sa faculté de créer de la valeur que réside sa valeur d’usage pour le capital, mais dans celle de créer de la plus-value, et par là de conserver et de transmettre la valeur existante, la valeur accumulée en tant que capital face au travail et se conservant en s’accroissant. Or si la valeur ne se conserve qu’en se valorisant, qu’en s’accumulant, si par là elle est du capital, son accumulation rend sa valorisation de plus en plus difficile et aléatoire. Il ne s’agit pas d’opposer la valeur à la valorisation puisque la valeur n’existe qu’en se valorisant, mais de poser le contenu contradictoire du rapport qui relie et unifie en une même totalité, le mode de production capitaliste, le prolétariat et le capital. C’est cette contradiction qui est la baisse du taux de profit : « pour lui donner une expression tout à fait générale, voici en quoi consiste la contradiction : le système de production capitaliste implique une tendance à un développement absolu des forces productives sans tenir compte de la valeur et de la plus-value que cette dernière recèle, ni non plus des rapports sociaux dans le cadre desquels a lieu la production capitaliste, tandis que, par ailleurs, le système a pour but la conservation de la valeur existante et sa mise en valeur à un degré maximum (c’est-à-dire un accroissement sans cesse accéléré de cette valeur). Son caractère spécifique est fondé sur la valeur-capital existante considérée comme moyen de mettre en valeur au maximum cette valeur. Les méthodes par lesquelles la production capitaliste atteint ce but impliquent : diminution du taux de profit, dépréciation du capital existant et développement des forces productives du travail aux dépens de celles qui ont déjà été produites. » (XXXn 6, p. 262)
C’est en partant de la contradiction spécifique du procès de production et du mode de production capitaliste que l’on peut appréhender comment ils définissent le prolétariat comme une classe révolutionnaire (il est identique de dire que le mode de production capitaliste ou que le prolétariat est porteur de communisme). L’appartenance de classe c’est la façon selon laquelle un individu existe socialement en tant qu’individu, c’est sa particularité. De façon raccourcie, on peut dire que le travail du prolétaire existe socialement, est du travail social, non pas simplement en produisant de la valeur, mais à condition que cette valeur produite soit supérieure à ce que coûte sa propre reproduction, donc à condition qu’elle renferme de la plus-value. Ce n’est pas la plus-value qui est le caractère social du travail, mais il n’y a production de valeur que comme valorisation. La production de valeur est mise en valeur de la valeur, c’est le mode d’être social du travail du prolétariat.
La production de plus-value est la condition sine qua non de l’objectivation du travail, de son mode d’être social, plus que la condition elle en est le mouvement, en ce que la production de valeur est valorisation. Or le mouvement même de l’accumulation rapporte constamment la plus-value à toute la valeur produite et transmise, dans le taux de profit. La valorisation, mouvement de la création et de la conservation de la valeur, est le mouvement dans lequel le travail du prolétaire existe comme travail social. En tant que tel (voir chapitre précédent), ce mouvement est sans cesse contradictoire car, s’il est celui dans lequel le travail existe comme travail social, il pose comme sa propre limite l’existence sociale même du travail comme valeur.
On a vu qu’on ne pouvait opposer valeur et valorisation, il s’agit ici de l’appréhension de la contradiction du procès de production capitaliste en ce qu’il est ce qui fonde l’existence du prolétariat en contradiction unitaire avec le capital, en ce que cette contradiction n’est rien d’autre que le mouvement qui définit socialement le prolétariat. Le prolétariat n’est pas « en lui-même » contradictoire au capital, mais le rapport social non plus, il n’est que la façon dont les individus se produisent en société et si le rapport est contradictoire cela signifie que les individus forment des classes antagoniques.
Comprendre que le rapport social ou le procès de production capitaliste sont contradictoires, ce qu’exprime la baisse du taux de profit, c’est, sachant qu’un rapport social est la façon dont les individus existent socialement, comprendre que cette contradiction est celle qui les oppose comme membres d’une classe, à l’intérieur d’une société. Quand on parle de la contradiction du procès de production capitaliste, on parle immédiatement de la contradiction qui oppose les classe de ce procès ; il faut éviter une compréhension fétichiste de la contradiction d’un rapport social posant le rapport social en soi indépendamment des classes.
Ainsi, c’est le mode même selon lequel le travail existe socialement, la valorisation, qui est la contradiction entre le prolétariat et le capital ; défini par l’exploitation, le prolétariat est en contradiction avec l’existence sociale nécessaire de son travail, comme capital, c’est-à-dire valeur autonomisée face à lui et ne le demeurant qu’en se valorisant, c’est là son existence même de classe face au capital, la distinction (« face à ») étant le rapport entre les deux. L’exploitation est la contradiction entre le prolétariat et le capital.
Ce n’est donc que comme mouvement de l’accumulation qu’existe et se résout la contradiction entre le prolétariat et le capital. La suite de l’analyse doit donc toujours être considérée comme la continuation de l’analyse de la contradiction.
Il s’agit en effet de montrer maintenant que le communisme n’est pas le résultat de « conditions » accumulées par le capital, mais que la résolution de la contradiction ne peut être que l’immédiateté sociale de l’individu (le communisme), de par le contenu de celle-là.
Nous avons vu jusqu’à présent que dans le mode de production capitaliste, il y a reproduction réciproque du travail salarié et du capital. Cette reproduction réciproque, c’est l’exploitation et elle s’effectue comme subsomption du travail sous le capital. En conséquence, il n’y a pas égalité mais contradiction entre les termes du rapport (prolétariat et capital) et de plus le capital est l’agent de cette reproduction réciproque vu ce qu’est cette reproduction (exploitation) et vu ce qu’est le capital (subsomption du travail sous le capital, cf. I-A)
Ensuite nous avons montré, au début de ce chapitre que cette reproduction réciproque du prolétariat et du capital s’effectue comme exploitation. Parce que cette reproduction est exploitation, l’appartenance du prolétariat à la communauté est son antagonisme à cette communauté. Mais dans le même temps, ce mode d’être social du prolétariat est une contradiction pour lui-même et pour l’ensemble des rapports sociaux de production capitaliste : c’est la contradiction entre le surtravail et le travail nécessaire. Enfin, nous avons vu comment cette relation du prolétariat au capital portait son dépassement non au travers de l’être particulier d’une classe mais par la situation respective et complémentaire du travail et de ses conditions dans le mode de production capitaliste, ce qu’exprime la baisse du taux de profit.
Il s’agit de montrer maintenant que le contenu de la résolution (le communisme) n’est pas un simple résultat, n’est pas indépendant de la contradiction elle-même. C’est de par le contenu même de la contradiction entre le prolétariat et le capital que sa résolution ne peut être que l’immédiateté sociale de l’individu. Si abolissant le capital et s’abolissant lui-même, le prolétariat produit le communisme comme immédiateté sociale de l’individu, cela est déterminé par sa contradiction avec le capital.
Contradictoire au capital, le prolétariat est contradictoire à la communauté fondée sur le capital, c’est-à-dire aux rapports de production. Être de la communauté, il est contradictoire à celle-ci en étant contradictoire au capital qu’il produit et qui le produit réciproquement. Il est contradictoire à la totalité des rapports de production dans leur connexion nécessaire. Sa contradiction avec le capital est l’abolition de la société capitaliste, c’est sa propre abolition, c’est la production d’une nouvelle période de l’histoire de l’humanité à partir de la totalité contradictoire du mode de production capitaliste et non pas d’un de ses éléments.
Ce qu’il faut alors montrer c’est que la production de l’immédiateté sociale de l’individu n’est pas un résultat indifférent à la contradiction de classe entre le prolétariat et le capital, il faut montrer que le contenu de la résolution de la contradiction est déterminé par celle-ci.
Il faut d’abord rappeler que la contradiction entre le prolétariat et le capital est une contradiction qui oppose tous les prolétaires en tant qu’individus au capital, non pas en tant qu’individus singuliers mais en tant qu’individus particuliers (c’est-à-dire particularisation de la communauté comme situation de classe). Il n’y a pas en partant de la situation individuelle des prolétaires à se poser la question de leur constitution comme classe, ce serait partir du fétichisme de l’isolement et non pas de la totalité, que de se poser cette question.
Mais c’est évident que c’est en tant qu’individu que les prolétaires s’opposent au capital et non dans une situation transcendant leur existence d’individus (parti, conscience, intérêts communs), il n’est pas suffisant d’en rester là, la question ne serait résolue que formellement.
Pour que la résolution de la contradiction entre le prolétariat et le capital soit l’immédiateté sociale de l’individu, il faut bien sûr que ce soit en tant qu’individus que les prolétaires soient en contradiction de classe avec le capital, mais encore faut-il préciser la particularité sociale du prolétaire et le contenu de cette contradiction.
Le prolétaire est un travailleur libre, séparé de toutes ses conditions, cela implique et est impliqué par une production fondée sur l’exploitation qui crée l’universalité de l’aliénation de l’individu vis à vis de lui-même et des autres. « Dans les périodes antérieures de l’évolution, l’individu jouit d’une plénitude plus grande justement parce que la plénitude de ses conditions matérielles n’est pas encore dégagée, en lui faisant face comme autant de jouissances et de rapports sociaux indépendants de lui. » (Fondements, t. 1, p. 99) Le prolétaire quant à lui n’est pas un individu objectif, ce pour quoi il est être de la communauté, c’est l’exploitation, l’aliénation de son activité, c’est par là tout son rapport aux autres qui lui est rendu étranger, son aliénation est universelle ; toutes les manifestations de son existence deviennent autant de puissances qui l’affrontent comme volonté étrangère.
À partir de là, on peut voir pourquoi l’abolition du mode de production capitaliste ne peut être la production par le prolétariat d’une nouvelle limitation de l’individu comme étant son adéquation avec une communauté elle aussi limitée. Le prolétariat ne peut continuer à développer des conditions d’existence déjà présentes et qui lui seraient déjà données, car il n'est précisément défini que par l’extranéisation de toutes ses conditions et de toutes ses manifestations.
« Seuls les prolétaires de l’époque actuelle, totalement exclus de toute manifestation de soi, sont en mesure de parvenir à une manifestation de soi totale, et non plus bornée, qui consiste dans l’appropriation d’une totalité de forces productives et dans le développement d’une totalité de forces productives et dans le développement d’une totalité de facultés que cela implique. Toutes les appropriations révolutionnaires antérieures étaient limitées. Des individus dont la manifestation de soi était soumise par un instrument de production limité et des échanges limités, s’appropriaient cet instrument de production limité et ne parvenaient ainsi qu’à une nouvelle limitation. Leur instrument de production devenait ainsi leur propriété mais eux-mêmes restaient subordonnés à la division du travail et à leur propre instrument de production. Dans toutes les appropriations antérieures, une somme d’individus restait subordonnée à un seul instrument de production ; dans l’appropriation par les prolétaires, c’est une somme d’instruments de production qui est nécessairement subordonnée à chaque individu et la propriété qui l’est à tous. Les échanges universels coordonnés ne peuvent être subordonnés aux individus qu’en étant subordonnés à tous. » (L’Idéologie Allemande, Ed. Sociales, p. 103)
De par ce qu’est le prolétariat et la contradiction qui l’oppose au capital, l’abolition du mode de production capitaliste ne peut être la poursuite de conditions d’existence antérieures car le prolétariat est défini par la séparation d’avec toutes ses conditions. Si l’on a toujours quelque soit le stade de l’évolution, adéquation entre l’individu et sa communauté, cette adéquation a toujours été une particularisation, l’adéquation entre l’individu et la communauté étant toujours son appartenance de classe ou sa position dans la division du travail. Séparé de tout et en contradiction avec la totalité des rapports sociaux capitalistes (classe, propriété, division du travail), l’abolition du mode de production capitaliste par le prolétariat produit l’appropriation par chaque individu de la totalité des rapports sociaux, l’individu est alors immédiatement social et non pas adéquat à sa communauté de par une limitation de lui-même, une particularisation.
Cette contradiction entre le prolétariat et le capital qu’est l’exploitation n’est pas une situation générale et abstraite se réalisant concrètement dans le capital. Le dépassement de la contradiction du mode de production capitaliste est identique à son procès, parce que son procès c’est la lutte des classes et la contradiction entre le prolétariat et le capital qu’est l’exploitation. Il n’y a donc ni conditions se réalisant dans le développement du capital selon les conditions que lui offrirait celui-ci, ni transcroissance du capitalisme compris finalement comme mouvement automatique, le mode de production capitaliste existe dans le procès de son abolition, parce que son mouvement est la lutte de classes.
Accumulation du capital et révolution
La signification historique du mode de production capitaliste
Si l’exploitation est la contradiction entre le prolétariat et le capital, elle est simultanément la reproduction du mode de production capitaliste, le mouvement dans lequel il se présuppose. Dans la valorisation, cette contradiction devient un rapport du capital à lui-même, c’est le rapport du profit, rapport du capital à lui-même, production d’un incrément de valeur. « Le capital additionnel, – plus-value – créé par le travail implique donc, de toute nécessité, la production de surtravail nouveau : le capital additionnel est la possibilité réelle du surtravail nouveau aussi bien que d’un capital additionnel nouveau. » (Fondements, t. 1, p. 418) « Ce capital additionnel II a d’autres principes que le premier. Les conditions préalables au capital additionnel I appartenant au capitaliste : c’était des valeurs jetées par lui dans la circulation ou mieux, échangées contre de la force de travail vivante.
« Pour le second, la condition préalable est tout simplement l’existence du premier ; en d’autres termes, le fait que le capitaliste se soit déjà approprié le travail étranger lui permet de recommencer indéfiniment le procès… La condition de l’appropriation nouvelle du travail d’autrui, c’est tout simplement, à présent, l’appropriation passée de travail d’autrui ou que du travail étranger sous forme (matérielle) de valeurs soit en sa possession pour lui permettre de s’approprier une nouvelle fois la force de travail vivante d’autrui, et, partant, le surtravail, travail sans équivalent. Bref, il doit déjà faire face au travail vivant à titre de capital : telle est la seule condition pour qu’il reste du capital, et, qui plus est, du capital croissant, puisqu’il s’approprie de plus en plus de travail étranger sans fournir d’équivalent ; autrement dit, il accroît sa puissance, son existence de capital, au détriment de la force de travail vivante, en posant continuellement celle-ci dans tout son dénuement subjectif et insubstantiel. » (Fondements, t. 1, p. 420-421)
Ainsi la contradiction entre le prolétariat et le capital, l’exploitation, devient un moment du simple rapport du capital à lui-même. Cela étant impliqué par le mode même de leur reproduction réciproque. Cette contradiction est, par suite, le développement même du capital. Il s’en suit que si cette contradiction porte le dépassement du capital, ce dépassement n’est pas différent du développement du capital, de sa reproduction élargie. C’est le capital lui-même qui se manifeste dans le procès de son abolition. Le propre développement du capital dans sa contradiction avec le prolétariat est le mouvement dans lequel cette contradiction est, en étant reproduction du capital, le mouvement de son dépassement. Cependant, si le capital est le procès de production des conditions historiques du communisme, cela ne signifie pas que ce dernier est une transcroissance du capital, car c’est comme capital qu’il est ce procès, et ce procès c’est la contradiction qu’est la lutte des classes.
Nous allons donc voir en quoi le développement du capital est procès de caducité du salariat, et surtout en quoi ce procès n’est pas seulement un mouvement négatif par rapport au capital mais est positivement la création des conditions historiques du communisme, ainsi que de la situation dans laquelle la contradiction entre le prolétariat et le capital ne peut qu’être production du communisme par le prolétariat dans son autonégation.
Le contenu positif qui fait du procès de caducité du salariat la production des conditions historiques du communisme c’est que ce procès qui est celui-là même de l’exploitation est l’universalisation réelle de l’homme, qu’il est lutte de classes définissant le prolétariat dans sa contradiction au capital comme porteur de l’immédiateté sociale de l’individu, en ce qu’il abolit le capital et s’abolit lui-même.
Dans les Notes de travail n°3, nous disions que l’homme est un être générique, c’est-à-dire qu’il se produit lui-même comme un être objectif qu’il est, en produisant ses rapports sociaux comme son essence. Ainsi l’homme est toujours son existence sociale ; partir d’un sujet dont les qualités expliquent l’existence sociale, ou ne peuvent exister que « déterminées », ce n’est pas partir de l’homme être générique, c’est partir d’un démiurge qui n’existe pas. L’homme se produit lui-même et on ne peut définir ce sujet dans un état qui n’est pas un moment de cette production ; c’est-à-dire chercher à définir un moment (théorique) qui soit celui expliquant que l’homme se produit. On ne part que de l’homme, et on considère l’homme comme réellement un être générique, qu’en partant de la société, c’est réellement partir de l’homme ou plutôt des hommes que de partir d’une période sociale donnée.
Ainsi, l’essence de l’homme ce sont ses rapports sociaux, si ces rapports sociaux sont indépendants, cette indépendance n’est que la propre limitation de l’individu, cette indépendance est à la fois son aliénation et sa confirmation, sa reproduction. L’homme a une histoire et il a une histoire en tant qu’homme, il se produit concrètement dans son rapport aux autres hommes. La communauté qui se trouve face aux individus n’étant que la manifestation de ces individus a pour contenu ce qu’ils sont réellement. Le capital est le procès de création de la situation dans laquelle l’individu est à même d’être immédiatement social, mais, et c’est là sa contradiction, ne la crée que comme aliénation et sur la base de celle-ci. C’est le mouvement même de l’exploitation dans le capital, et c’est une contradiction à l’intérieur de l’aliénation.
« La propriété des moyens de production correspond à une forme déterminée et limitée de la communauté, et donc d’individus ayant des facultés et un développement aussi étroits que la communauté qu’ils forment. Mais cette présupposition est à son tour le résultat d’une phase historique donnée de l’évolution des forces productives, de la richesse aussi bien que de son mode de production.
« Le but de cette communauté et de ces individus, ainsi que la condition de la production, c’est la reproduction de ces moyens déterminés de production et de ces individus avec leur particularité aussi bien qu’avec les structures et les rapports sociaux qui les déterminent et dont ils sont les supports vivants.
« Le capital suppose la production de la richesse en tant que telle, c’est-à-dire le développement universel des forces productives et le bouleversement incessant de sa propre base, comme condition de sa reproduction. La valeur d’échange n’exclut aucune valeur d’usage ; elle n’a pas non plus comme condition absolue tel ou tel type de consommation ou de circulation ; c’est pourquoi chaque niveau de développement des forces productives sociales, de la circulation, de la science, etc. n’est à ses yeux qu’une barrière à franchir. La présupposition – la valeur – est posée comme produit, et non comme quelque chose de supérieur, en suspens au-dessus de la production.
« La limitation du capital c’est ce que tout son développement s’effectue de manière antagonique, et que l’élaboration des forces productives, de la richesse universelle, de la science, etc. apparait comme aliénation du travailleur qui se comporte vis à vis des conditions produites par lui-même comme vis à vis d’une richesse étrangère et de sa pauvreté à lui.
« Mais cette forme contradictoire est elle-même transitoire et produit les conditions réelles de sa propre abolition. Le résultat c’est que le capital tend à créer cette base qui renferme, de manière potentielle, le développement universel des force productives et de la richesse ainsi que l’universalité des communications, bref la base du marché mondial. Cette base renferme la possibilité du développement universel de l’individu. Le développement réel des individus à partir de cette base, où constamment chaque barrière se trouve abolie, leur donne cette conscience : nulle barrière n’est tenue pour sacrée.
« L’universalité de l’individu ne se réalise plus dans la pensée ni dans l’imagination ; elle est vivante dans les rapports théoriques et pratiques. Il est donc en mesure de saisir sa propre histoire comme un procès et de concevoir la nature avec laquelle il fait véritablement corps, d’une manière scientifique (ce qui lui permet de la dominer dans la pratique). Dès lors le procès de développement est lui-même conçu comme une prémisse. Mais il est évident que tout cela exige le plein développement des forces productives comme condition de la production : il faut que les conditions de production déterminées cessent d’apparaître comme des entraves au développement des forces productives. » (Fondements, t. 2, p. 34-35)
Ainsi, d’une part le capital poursuit les modes de production antérieurs en ce que le mouvement réel d’universalisation de l’individu se présente comme extraction de surtravail, c’est-à-dire production de ses forces sociales comme étrangères, cependant « comme le capital a une tendance illimitée à l’enrichissement, il éveille à la vie les forces productives du travail et s’efforce de les accroître à l’infini. » (Fondements, t. 1, p. 291) Il s’ensuit qu’il crée la situation que nous avons exposée précédemment : comme développement dans l’aliénation même, l’universalisation de l’individu a dans l’aliénation sa propre limite. Il ne s’agit pas d’opposer l’universalité à l’aliénation, c’est une contradiction interne au devenir de l’homme dans l’aliénation et c’est une classe de l’aliénation qui résout cette contradiction. Il ne s’agit pas non plus de poser l’universalité comme un but final, l’homme est toujours un être générique et en cela il est un être qui a une histoire, sa propre autoproduction, il est universel dans la mesure où ses rapports sociaux le sont. Tel individu, telle communauté, son universalité c’est précisément qu’il produise ses rapports et se produise lui-même.
Le grand rôle historique du capital est de produire du surtravail, du temps disponible, de faire de la plus-value le but de la production. C’est dans cette tendance illimitée à produire du surtravail que réside son grand rôle civilisateur, mais aussi, comme nous l’avons vu, sa contradiction. Il nous faut voir maintenant en quoi la production de plus-value est le procès réel d’universalisation de l’individu.
Déjà dans la production de plus-value, même comme plus-value absolue, en ce que la sphère de la circulation ne peut rester constante, réside la tendance à créer le marché mondial qui est par là inhérente à la notion même de capital : « en outre, la production de plus-value relative, fondée sur l’accroissement des forces productives, exige la création d’une consommation nouvelle ; au sein de la circulation, la sphère de consommation devra donc augmenter autant que la sphère productive.
« En conséquence : 1) on élargit quantitativement la consommation existante ; 2) on crée des besoins accrus en propageant les besoins à une sphère plus grande ; 3) on crée de nouveaux besoins, on découvre et on produit de nouvelles valeurs d’usage. Mais tout cela suppose que le surtravail obtenu ne reste pas un simple excédent quantitatif, mais que les différences qualitatives du travail ( et donc du surtravail) augmentent, se diversifient et se multiplient sans cesse.
« La production fondée sur le capital crée ainsi les conditions du développement de toutes les propriétés de l’homme social, d’un individu ayant le maximum de besoins, et donc riche de qualités les plus diverses, bref d’une création sociale aussi universelle et totale que possible, car plus le niveau de culture de l’homme augmente, plus il est à même de jouir.
« Il se développe une division du travail accrue et on créera des branches de production nouvelles, et donc aussi un surtravail qualitativement nouveau. La production rejette de son sein les éléments servant à créer de nouvelles valeurs d’usage : un système sans cesse plus vaste embrasse tous les genres de travaux et de production auxquels correspond un système toujours plus riche et varié de besoins.
« Ainsi donc, la production fondée sur le capital crée d’une part l’industrie universelle, c'est-à-dire le surtravail en même temps que le travail créateur de valeurs ; et d’autre part, un système d’exploitation générale des propriétés de la nature et de l’homme. Ce système repose sur le principe d’utilité générale : il utilise à son profit la science autant que toutes les qualités physiques et spirituelles. Rien de grand ni de noble ne peut subsister plus longtemps de par ses propres vertus. En dehors de ce cercle de production et d’échanges sociaux, le capital commence donc à créer la société bourgeoise et l’appropriation universelle de la nature et établit un réseau englobant tous les membres de la société : telle est la grande action civilisatrice du capital.
« Il s’élève à un niveau social tel que toutes les sociétés antérieures apparaissent comme développements purement locaux de l’humanité et comme une idolâtrie de la nature. En effet, la nature devient un pur objet pour l’homme, une chose utile. On ne la reconnaît plus comme une puissance. L’intelligence théorique des lois naturelles a tous les aspects de la ruse qui cherche à soumettre la nature aux besoins humains, soit comme objet de consommation, soit comme moyen de production.
« De même le capital se développe irrésistiblement au-delà des barrières nationales et des préjugés ; il mine la divinisation de la nature en même temps que les coutumes ancestrales ; il détruit la satisfaction de soi, cantonnée dans des limites étroites et basée sur un mode de vie et de reproduction traditionnel. Il abat tout cela, et il est lui-même en révolution constante, brisant toutes les entraves au développement des forces productives, à l’élargissement des besoins, à la diversité de la production, à l’exploitation et à l’échange des forces naturelles et spirituelles.
« Le capital ressent toute limite comme une entrave, et la surmonte idéalement, mais il ne l’a pas pour autant surmontée en réalité : comme chacune de ses limites est en opposition avec la démesure inhérente au capital, sa production se meut dans des contradictions constamment surmontées, mais tout aussi constamment recrées. Il y a plus. L’universalité à laquelle il tend inlassablement trouve des limites dans sa propre nature qui, à un certain niveau de son évolution, révèlent qu’il est lui-même l’entrave la plus grande à cette tendance et le poussent donc à sa propre abolition. » (Fondements, t. 1, p. 365-366-367)
C’est en faisant de la plus-value le but même de la production que le capital est lui-même l’entrave principale à cette tendance. L’extraction de surtravail qui est le but même de la production, et en cela fonde l’universalisation des rapports dans le capital,, rencontre, dans sa propre nature, sa limite. Ainsi si d’une part, le capital a une tendance illimitée à se développer, il se pose lui-même comme entrave en ce que son développement ne peut qu’être accumulation de plus-value ; pour le capital il n’y a production que si celle-ci produit de la plus-value. Or c’est sa propre accumulation, son propre développement qui est une entrave à la valorisation, son développement est ainsi celui de la caducité du salariat. Développement qui est celui dans lequel sont posées les conditions historiques de l’immédiateté sociale de l’individu.
Ce n’est donc pas une simple impossibilité en procès, mais la production d’un mode supérieur de la société qui s’effectue à travers les contradictions de classe du mode de production capitaliste. Dans le capital, ce mouvement c’est celui de la baisse du taux de profit, baisse qui est inclus dans la notion même de profit, c'est-à-dire dans l’autovalorisation du capital, elle n’est donc pas simplement une conséquence du développement du capital, mais le mouvement même de ce développement.
« La baisse du taux de profit signifie que 1) il existe déjà une force productive nouvelle, ce qui suppose en même temps un énorme développement de la science ; 2) la partie du capital produite en vue de son échange contre le travail immédiat commence à décroître, autrement dit, il y a diminution du travail immédiat, nécessaire à la reproduction d’une valeur énorme s’exprimant en grande masse de produits, dont le prix baisse puisque la somme totale des prix est égale au capital reproduit plus le profit ; 3) le capital en général, et donc aussi la portion qui n’est pas du capital fixe, augmente. Il en résulte un ample trafic, un montant élevé d’échanges, un marché immense, et une universalité du travail simultanément, un développement des moyens de communication et du fonds du consommation nécessaire pour entreprendre ce gigantesque procès (car les ouvriers mangent, sont logés, etc.). Or, tout cela suppose que les forces productives matérielles soient développées aussi bien sous forme de capital fixe que de la science, de la population, etc., bref, de toutes les conditions de la richesse. Les moyens les plus favorables à la reproduction des richesses exigent ce développement universel de l’individu social. » (Fondements, t. 2, p. 275-276)
La contradiction du développement capitaliste est que d’une part il a une tendance à développer de façon illimitée les forces sociales de l’activité humaine et qu’il est d’autre part sa propre limite en ce que ce développement ne peut être que développement du surtravail. Le mouvement d’ensemble de cette contradiction c’est l’autovalorisation du capital. La contradiction « classique » entre les forces productives et les rapports de production n’existe pas ; l’autovalorisation est simultanément la tendance au développement illimité des forces productives et leur limitation, il s’agit de la contradiction des rapports de production capitalistes et des classes qu’ils définissent, qui est en elle-même cette tendance et sa limite.
La résolution de la contradiction ne vient pas d’un élément extérieur à cette contradiction (vu la nature même de cette contradiction, cf. chapitre I), mais de son propre développement, sa résolution c’est l’action d’une classe, le prolétariat, qui fait partie intégrante de cette contradiction. Il nous importe pour le moment de montrer que le capital se manifeste dans le procès de son abolition, que son développement est celui de la caducité du salariat et que ce procès n’est pas seulement décomposition mais n’est décomposition que parce qu’il est création de conditions historiques d’un mode nouveau de la société, en cela le capital se manifeste non seulement dans le procès de son abolition mais aussi de son dépassement.
Le procès dans lequel le capital se manifeste dans le mouvement de son abolition et de la création d’un mode nouveau de la société apparait comme un simple mouvement tendanciel du capital que parce que ce dernier se présupposant fait de sa contradiction avec le prolétariat un moment de sa propre présupposition. En fait, ce procès est celui de sa contradiction avec le prolétariat, c’est celui de l’exploitation. Le développement du capital, c’est cette contradiction produisant les conditions de sa résolution comme son propre approfondissement. Ainsi le prolétariat abolissant le capital et produisant le communisme ne « profite » pas d’un développement du capital, qui lui facilite la tâche.
En premier lieu, le communisme n’est possible que parce que ce développement a eu lieu, et en deuxième lieu ce développement est inclus dans la contradiction entre le prolétariat et le capital. Le communisme n’est pas une transcroissance du capital même s’il s’enracine dans celui-ci. C’est la contradiction entre le prolétariat et le capital qui selon sa nature entraîne que le développement du capital ne peut qu’être production des conditions historiques de l’immédiateté sociale de l’individu.
Le capital se manifeste dans le procès de son abolition : la lutte des classes
Accumulation et lutte des classes
Ayant dégagé la contradiction entre le prolétariat et le capital du rapport de production capitaliste, la question qui se pose alors est de savoir pourquoi le capitalisme ne s’est pas déjà effondré puisque cette contradiction n’est pas un résultat du procès d’accumulation. En fait la réponse à cette question se trouve déjà dans la contradiction entre le prolétariat et le capital telle que nous venons de la définir ; telle que nous venons de la définir elle est en effet un procès, le mouvement de l’accumulation, il faut voir maintenant en quelque sorte le sens inverse, comment l’accumulation du capital est cette contradiction.
Ce n’est pas parce qu’on ne peut pas séparer la contradiction entre le prolétariat et le capital du développement du capital qui n’est rien d’autre, que cela doit supprimer précisément la contradiction entre le prolétariat et le capital et faire de la lutte du prolétariat un simple accompagnement facilitant en fin de compte l’évolution du capital ; inversement, on ne peut, pour les mêmes raisons, comprendre le développement du capital comme empêchant la contradiction « existant toujours » de se réaliser. Il faut dépasser dans l’analyse de chaque moment de la lutte de classes cette contradiction rigide qui n’en ferait d’une part qu’un moment de l’accumulation, et d’autre part une contradiction tout de même irréductible.
Cette contradiction rigide renvoie toujours soit à une tendance révolutionnaire inscrite dans l’être du prolétariat et se modelant comme impossible selon l’accumulation du capital (accumulation qui est finalement comprise comme extérieure à la contradiction, comme une condition, ce qui a été critiqué dans le début du texte) ; soit la tendance révolutionnaire est purement et simplement supprimée pour tomber dans l’erreur inverse où ce n’est que le capital, compris comme simple rapport à lui-même (ce qui est en rester au niveau du profit) qui produit les conditions du communisme, dont le prolétariat vient fort à propos profiter (supprimer la première erreur c’est aussi supprimer la seconde).
Pris en eux-mêmes, chacun des moments de la lutte de classes n’est que moment du procès et développement du capital, il est alors évident que ce n’est que par des contorsions théoriques que l’on pourrait arriver à montrer qu’ils sont la manifestation à un moment donné de la tendance révolutionnaire inhérente au prolétariat ; inversement, s’acharner à montrer que dans ce moment la pratique du prolétariat ne vise aucun dépassement du capital est tout aussi faux et vain, dans un cas comme dans l’autre on ne dépasse pas la problématique consistant à appréhender la lutte de classes comme le mouvement d’une contradiction invariante et plastique modelée par l’accumulation du capital qui en fin de compte lui demeure étrangère, la faisant agir comme condition.
Tel est le cœur du problème : il n’y a pas de conditions de la lutte de classes, elle est, si on peut dire, sa propre condition, elle est la dynamique du réel et sa transformation.
L’activité du prolétariat ne se définit pas par rapport à l’accumulation qui serait une condition, simplement parce qu’on ne peut définir le prolétariat sans intégrer l’accumulation dans cette définition. Le stade de l’accumulation du capital n’est pas un ensemble de conditions par rapport à un prolétariat défini de façon « statique », une fois pour toutes, mais fait partie de la définition même de la classe au travers de l’exploitation. On ne peut même pas dire que le stade de l’accumulation est intégré car l’accumulation ni ne préexiste, ni n’existe d’une quelconque façon en dehors de la définition du prolétariat par l’exploitation.
L’exploitation est un procès qui est la succession et l’unité de trois moments, qui tous se présupposent mutuellement. « Ce procès inclut 1) le rapport réciproque de l’argent et de la puissance de travail en tant que marchandise, l’achat et la vente entre le possesseur de l’argent et le possesseur de la force de travail ; 2) la subsomption directe du travail sous le capital ; 3) la transformation réelle du travail en capital dans le procès de production […], la création de plus-value pour le capital. » (Théories sur la plus-value, t. 1, p. 467)
Ce n’est qu’au terme du procès que la prémisse séparation de la force de travail et moyens de production devient le résultat du procès. Dans le 2ème moment, le travail devient un élément réel du capital, fonctionne comme tel, consommé par le capital comme valeur d’usage au sein du procès immédiat. Dans le 3ème moment – résultat du procès immédiat comme procès de travail et de valorisation – la plus-value produite apparait en face du travailleur comme capital additionnel, prêt à fonctionner dans un nouveau cycle de production à une échelle élargie. En ce sens, la production capitaliste est reproduction des rapports sociaux de production capitaliste. Ce qui par delà l’isolement des individus définit le prolétariat comme une classe c’est le renouvellement de ce procès, conséquence du procès initial, la plus-value n’étant telle que si, par la reproduction du rapport de séparation, elle devient capital additionnel, posant la reproduction élargie comme sa conséquence et sa prémisse.
Définir le prolétariat au seul niveau du premier moment du cycle – l’acte achat-vente – revient à définir le prolétariat comme un pauvre et comme un individu isolé, dont l’unité doit être recherchée dans le parti ou la conscience.
Le définir au niveau du deuxième moment, dans le procès immédiat, quand il est fonction du capital parmi d’autres éléments et en même temps dans ce procès, antagonique au travail mort, à la machinerie, amène dans ses formes radicales à l’apologie du turnover et du sabotage, l’opposition travailleurs-capital étant saisie alors de manière immédiate comme ennui, cadences infernales, etc.
Schématiquement, on pourrait poser que l’hypostase du premier moment correspond à la période de domination formelle – qui prévaut à l’époque du Manifeste – tandis que celle du deuxième correspond déjà à une transition avancée vers la domination réelle – l’Allemagne en 1920-24 – où le capital se manifeste plus évidemment comme étant la communauté, sans que soit réellement abandonnée la définition programmatique du prolétariat, les deux positions demeurant sur la même base.
Enfin, la prise en compte des deux « moments » et leur reconnaissance comme deux moments successifs ne saurait non plus suffire. Ce qui fait problème dans ce cas, c’est que l’unité de ces deux moments est celle des premier et second moments hypostasiés parce que séparés du troisième moment qui est à la fois le moment final et décisif du procès.
En posant à la fois la séparation dans le procès de circulation et l’unification dans le procès immédiat, on arrive au capital comme communauté (ce qui unifie, présupposant donc un isolement) du travail en le pompant (s’attribuant les caractères sociaux du travail), bref, un monstre automatique.
Le troisième moment est celui où le travail produit réellement le capital, dans la mesure où la plus-value devient du capital en soi, trouvant dans le cycle antérieur la reproduction élargie du rapport social qui lui permet de fonctionner comme capital additionnel.
Ne pas comprendre que le prolétariat se définit dans la totalité du cycle en tant qu’il implique le renouvellement d’un nouveau cycle et en produit les conditions, revient à poser l’accumulation comme quelque chose d’extérieur au prolétariat – condition externe de la victoire ou de sa défaite, conjoncture. Définir le prolétariat sur l’ensemble des trois moments du cycle, c’est comprendre que le développement du capital n’est pas la réalisation ou la condition de la contradiction de classe qui oppose le prolétariat au capital, c’est son histoire réelle. Cette contradiction ne revêt pas des formes différentes parce qu’elle n’est rien d’autre que ces formes qui sont la dynamique de leur propre transformation.
À partir de cette base l’erreur serait de concevoir l’accumulation du capital comme un lent développement uniforme et donc la contradiction entre le prolétariat et le capital comme une longue marche jusqu’à l’instant décisif ; en fin de compte, on supprimerait ainsi la contradiction. Définir le prolétariat dans l’accumulation doit inclure la nécessité des crises. Inclure les crises dans le procès de l’accumulation, ce n’est pas inclure des accidents car c’est la même raison qui fait que la contradiction entre le prolétariat et le capital est forcément un procès, qui fait que ce procès implique les crises.
Si la baisse du taux de profit est la contradiction entre le prolétariat et l’existence nécessaire de son travail (il faut éviter d’avoir une vision phénoménale de la lutte de classes qui ne considère celle-ci que comme une succession d’évènements, d’échauffourées historiques), si elle est plus précisément le contenu même du procès de socialisation du travail (procès du capital), elle contient en elle-même ses propres contretendances. Les causes qui contrecarrent la baisse du taux de profit ne sont pas extérieures à la loi, mais incluses en elle, elles ne sont pas des données extérieures à la contradiction entre le prolétariat et le capital, mais définitoires de la contradiction (pour l’énoncé de ces causes, cf. Le Capital, t. 6, p. 246 à 253). Ces causes, incluses dans la loi elle-même, produisent leur disparition par leur propre action « d’obstacles » à la baisse du taux de profit.
Ces causes se ramènent toutes à une dévalorisation du capital existant, une baisse de la valeur du travail nécessaire, c'est-à-dire une augmentation de la productivité. Cette dernière entraîne une élévation de la plus-value relative ou encore un réduction de la valeur du capital constant : « or ces deux conséquences impliquent une dévalorisation du capital existant et vont de pair avec la réduction du capital variable par rapport au capital constant. Toutes deux entraînent la baisse du taux de profit et toutes deux la ralentissent. » (Le Capital, t. 6, p. 261)
Cependant, tant que l’accumulation demeure fondée sur la plus-value absolue, ce mouvement n’est pas la dynamique même de l’accumulation, mais s’effectue comme une dépréciation périodique violente du capital existant, dans les crises cycliques. Lorsqu’avec la domination réelle, ce mouvement devient la dynamique même de l’accumulation, les crises ne disparaissent pas pour autant, laissant la place à un marasme continu et uniforme. Leur violence s’accentue même, en ce sens qu’elles ne peuvent plus être leur propre résolution que par une destruction effective des moyens de production, s’attaquant à la substance matérielle du capital (cf. Le Capital, t. 6, « Développements de contradictions internes de la loi »)
Le développement du capital aboutit périodiquement à des crises générales parce que son développement est régi par le taux de profit moyen fixé au niveau du capital social. L’accumulation du capital ne croissant que dans la même proportion que le surtravail, périodiquement la dévalorisation inhérente au mouvement du capital n’assure pas une baisse du travail nécessaire qui augmente la partie de la journée correspondant au surtravail, de façon suffisante pour assurer la valorisation du capital ; il faut donc que le capital attaque le prix de la force de travail et se restructure sur un base supérieure, augmente sa productivité générale (c’est tout le capital qui exploite la force de travail).
Domination formelle et domination réelle
Avec la domination formelle, dans les crises cycliques, la contradiction entre le prolétariat et le capital ne peut pas se résoudre dans la production du communisme, mais si elles ne portent pas le communisme comme leur résolution immédiate, cela n’empêche pas qu’avec elles se manifeste le caractère éminemment historique et transitoire du mode de production capitaliste. En effet, la crise qui est en elle-même une restructuration du capital résulte bien de l’unité entre la loi de la baisse du taux de profit, les causes qui la contrecarrent, et le fait que la propre action de ces causes est la production de leur disparition.
Cette unité est définitoire de la contradiction entre le prolétariat et le capital. Si cette contradiction ne peut alors que produire le communisme comme son dépassement, elle n’en est pas moins la contradiction de classe entre le prolétariat et le capital, et pour la même raison qu’il ne peut abolir le capital, le prolétariat inclut dans sa contradiction avec le capital son accumulation et par là son dépassement. Tout cela étant donné dans le fait que les causes qui contrecarrent la baisse du taux de profit, par leur action même d’obstacles, produisent leur disparition. C’est à partir de cette unité que, simultanément, le communisme est impossible, et que le prolétariat pose le communisme comme médié par une période de transition. Il ne s’agit pas là d’une adaptation de sa pratique aux conditions du temps, car le prolétariat défini par l’exploitation et l’accumulation a nécessairement la pratique de ce qu’il est dans cette accumulation.
La caducité du salariat n’est pas un résultat final de la période de transition, elle est posée dans le caractère éminemment historique du mode de production capitaliste que révèlent les crises, en même temps que ces dernières sont leur propre résolution. La caducité du salariat devient alors le principe dynamique de la période de transition dont nous parlions. L’affirmation du prolétariat n’est pas autre chose que de poser comme un moment particulier, comme une médiation de son autonégation, la caducité du rapport social.
La prolétariat a alors une pratique programmatique, c'est-à-dire qu’il développe un programme à partir de sa situation de classe, qu’il pose, s’étant érigé en pôle absolu de la société, comme la base d’un nouvel ordre social transitoire entre les rapports sociaux capitalistes dans lesquels il est face à ses propres forces sociales extranéisées, et le communisme.
Le programmatisme est inséparable de la subsomption formelle du travail sous le capital, bien qu’il se perpétue en se décomposant en subsomption réelle, le procès de production demeurant toujours procès de travail. Durant la période de subsomption formelle du travail sous le capital, le facteur travail est l’élément dominant du procès de production. Il ne s’agit pas de comprendre la prédominance du facteur travail comme une simple prédominance technique, elle signifie que l’extraction de plus-value sous son mode absolu est le mode dominant de valorisation, qu’elle est le processus d’exploitation par lequel capital et prolétariat s’impliquent réciproquement. Mais cette implication comporte le fait que le procès de production n’est pas un procès de production adéquat au capital, dans lequel l’appropriation du travail vivant par le travail objectivé devient le fait même du procès de production lui-même (cf. Fondements, t. 1, p. 212). Ce n’est qu’à ce niveau là que l’on peut dire que le capital n’est qu’une « puissance formelle et s’approprie ainsi le travail. » (cf. Fondements, t. 2, p. 212) Il en résulte que la valorisation du capital est une contrainte au surtravail à laquelle le prolétariat se soumet par le premier moment de l’échange. Le caractère salarié du travail ne possède sa spécificité que dans le premier moment de l’échange, dans le second, produire plus de valeur que ne coûte sa reproduction ou produire de la valeur sont indifférenciés, car produire de la plus-value c’est forcément produire plus de valeur totale produite et non abaisser la valeur des marchandises entrant dans la valeur de la force de travail. Étant donné ce qu’est la plus-value absolue, produire plus de valeur que ne coûte sa reproduction, ce qui est la spécificité du travail salarié, n’a pas encore de manifestation différente d’être simplement producteur de valeur ; si bien que le caractère salarié du travail n’est spécifié que dans le premier moment de l’échange ; dans le deuxième moment, sa forme spécifique est confondue avec la simple création de valeur. Le prolétariat est à même d’opposer au capital ce qu’il est dans le capital, c'est-à-dire de libérer du capital sa situation de classe des travailleurs et de faire du travail la relation sociale entre tous les individus, leur communauté. Cela revient à poser le travail comme dénominateur commun à toutes les activités, cela revient à vouloir faire de la valeur un mode de production égalitaire. Car ce travail, dénominateur commun entre toutes les activités humaines, ce n’est pas la reconnaissance de leur caractère concret comme étant immédiatement leur caractère social, mais n’a pour fonction que d’établir une égalité abstraite entre elles, c’est le travail abstrait et la valeur érigés en mode de production (ce qu’ils ne peuvent jamais être : ou la production marchande demeure dans les pores de la société et ce n’est pas elle qui détermine le mode de production, ou elle devient capital). La période de transition dont nous parlions, c’est la tentative de faire de la valeur un mode de production, c’est l’égalité entre les producteurs, le travail comme relation entre les individus, mais simultanément le travail comme dénominateur commun se différenciant du caractère concret immédiat des multiples activités sociales. Comme mode de production, la valeur nécessitant de prendre le temps de travail comme mesure de la rémunération du travail, moins les défalcations bien connues, c’est en cela qu’elle se présente comme caducité du rapport salarial : alors que la valeur demeure la communauté, la force de travail n’est plus une marchandise, c’est l’utopie de la valeur ne devenant pas capital tout en étant la communauté.
Faire de la caducité du salariat un stade spécifique contre le capital et organiser un nouvel ordre social, une société de dégénérescence de l’aliénation, ce n’est rien d’autre que la façon pour le prolétariat, à partir de sa situation dans le capital, d’intégrer le développement du capital et en cela il est en contradiction avec la reprise du capital s’effectuant au travers de la crise, car le mode selon lequel le prolétariat intègre le développement du capital est un mode de dégénérescence des rapports sociaux capitalistes, donc un mode qui lui est propre, il n’aide ni ne préfigure la restructuration. La crise cyclique se définit comme contradiction entre la révolution et la contre-révolution, entre l’affirmation du prolétariat comme période de transition et la restructuration supérieure du capital.
Toutefois, ce qui est pour le prolétariat sa façon d’intégrer le développement du capital (la caducité du salariat comme stade) fait que la pratique programmatique ne peut aboutir. Non seulement parce qu’elle est une « utopie » dans son contenu, mais encore de par ce qui la détermine.
Dans les crises cycliques, la crise de l’implication et reproduction réciproques du capital et du prolétariat, c’est la restructuration du capital. En fait, le prolétariat est pris dans une contradiction insurmontable entre son rapport à ses propres forces et à ses produits en ce qu’ils sont capital et le fait que cette contradiction avec le capital est un moment nécessaire de la restructuration de celui-ci.
Cette contradiction n’est pas une situation « objective » sur laquelle viendrait se greffer la lutte de classes. Le prolétariat est défini dans l’accumulation et agit selon ce qu’il est ; de plus ce caractère insurmontable n’est pas une infériorité de sa pratique, c’est son rapport à la contre-révolution, car celle-ci est, en tant que restructuration possible du capital, la limite de la révolution qui nécessitait une période de transition. On n’a pas affaire à une situation tragique qui relèverait d’une problématique fausse. Ce n’est pas parce que l’on a simultanément l’impossibilité du communisme et une pratique visant au dépassement du capital, que l’on a une situation tragique. Cette pratique est une pratique déterminée et non une pratique communiste en soi se heurtant à son impossibilité, ce qui serait la situation tragique ; cette pratique vise la communauté du travail et elle est réellement rendue impossible dans la lutte de classes par l’accumulation du capital, qui est la contre-révolution.
Pour comprendre pourquoi et comment, avec la domination réelle, la lutte de classes se transforme jusqu’à poser le communisme comme sa seule résolution possible, il faut revenir un instant à la contradiction entre le prolétariat et le capital.
Avec la domination réelle du travail sous le capital, c’est la possibilité même que la lutte de classes ait pour contenu l’affirmation du travail qui disparaît ; « […] avec le développement du mode de production spécifiquement capitaliste, ce ne sont plus seulement les objets – ces produits du travail en tant que valeurs d’usage et valeurs d’échange – qui, face à l’ouvrier, se dressent sur leur pieds comme “capital”, mais encore les forces sociales du travail qui se présentent comme formes de développement du capital, si bien que les forces productives, ainsi développées, du travail social apparaissent comme forces productives du capital : en tant que telles, elles sont ”capitalisées” en face du travail. En fait l’unité collective se trouve dans la coopération, l’association, la division du travail, l’utilisation des forces naturelles, des sciences et des produits du travail sous forme de machines. Tout cela s’oppose à l’ouvrier individuel comme quelque chose qui lui est étranger et existe au préalable sous forme matérielle ; qui plus est, il lui semble qu’il n’y ait contribué en rien, ou même que tout cela existe en dépit de ce qu’il fait. Bref, toutes les choses deviennent indépendantes de lui, simples modes d’existence des moyens de travail, qui le dominent en tant qu’objets. » (Un chapitre inédit du Capital, 10/18, p. 254-250)
La lutte de classes ne peut plus avoir pour contenu la libération du travail. Ce dernier n’est plus l’élément dominant du procès de production et surtout le capital n'apparaît plus comme une puissance extérieure à ce procès mais comme son organisation, son unité, même en ce qu’il est procès de travail. Le procès de travail devient un élément du procès de valorisation.
Il est insuffisant de dire qu’avec la domination réelle la lutte de classe ne peut plus avoir pour contenu la libération du travail et en conséquence de dire que la révolution a pour contenu l’abolition du travail. Cette problématique demeure programmatique car toujours fondée sur ce concept de travail qu’on libère ou qu’on abolit et qui est lui-même une notion programmatique. La révolution est abolition du travail salarié sans être pour autant libération du travail. Le travail distingué du travail salarié est une différenciation qu’effectue le mode de production capitaliste comme double valeur d’usage du capital variable, elle s’effectue à l’intérieur du travail salarié, la prendre pour une différence absolue suppose que l’on a réduit le travail salarié à un rapport de distribution, que l’on ne prend dans le rapport salarial que le premier moment de l’échange. On a vu comment ensuite le travail vivant engagé dans le procès de production, peut, en domination formelle, considérer le capital comme une unité extérieure et donc poser sa libération, qui ne tient alors qu’à la suppression du premier moment, auquel semble se réduire le travail salarié.
Le prolétariat, classe du travail vivant comme travail salarié, est contradictoire au moment nécessaire de la socialisation de son activité à la valorisation et par là, simultanément, à l’existence valeur-capital de la forme sociale du surtravail, leur relation contradictoire étant l’exploitation et son corollaire, la baisse du taux de profit.
Pour saisir comment, avec la domination réelle, la lutte de classe se transforme et ne peut se résoudre que par la production du communisme, donc pour saisir la signification historique du capital, il faut poser que dans le mode de production capitaliste le caractère social du travail n’est pas posé au travers de l’échange, ce dernier n’en est que la concrétisation, mais dans le procès de production lui-même, c’est la subsomption du travail sous le capital, le procès de production est un procès de valorisation. Le fait que le caractère social du travail soit posé au travers de la subsomption dans le procès de production lui-même, et cela, quel que soit le développement du capital, détermine nécessairement une transformation radicale du procès de travail.
« L’appropriation du travail vivant par le travail objectivé – de la force et de l’activité valorisante par la valeur en soi – est inhérente à la nature du capital. Or dans la production basée sur la machinerie, elle devient le fait du procès de production lui-même, tant pour ce qui est de ses éléments physiques que pour ce qui est de son mouvement mécanique.
« Dès lors, le procès de production cesse d’être un procès de travail, au sens où le travail en constituerait l’unité dominante. Aux nombreux points du système mécanique, le travail n'apparaît plus que comme être conscient, sous forme de quelques travailleurs vivants. Éparpillés, soumis au processus d’ensemble de la machinerie, ils ne forment plus qu’un élément du système dont l’unité ne réside pas dans les travailleurs vivants, mais dans la machinerie vivante (active) qui, par rapport à l’activité isolée et insignifiante du travail vivant, apparait comme un organisme gigantesque. À ce stade le travail objectivé apparait réellement, dans le procès de travail, comme la puissance dominante vis à vis du travail vivant, alors que, jusque là, le capital n’était que la puissance formelle et s’appropriait ainsi le travail.
« Le procès de travail n’étant plus qu’un simple élément du procès de valorisation, il se réalise, même du point de vue physique, une transformation de l’outil de travail en machinerie, et du travailleur en simple accessoire vivant de celle-ci ; il n’est plus qu’un moyen de son action.
« Comme nous l’avons vu, le capital tend, de toute nécessité à augmenter les forces productives et à diminuer au maximum le travail nécessaire. Cette tendance se réalise avec la transformation de l’instrument de travail en machinerie. Au sein de celle-ci, le travail objectivé apparait, physiquement, comme la force dominante en face du travail vivant : non seulement il se l’approprie, mais encore il le domine activement dans le procès de production réel […].
« Dans la machinerie, le travail objectivé n’est pas un simple produit servant d’instrument de travail, c’est la force productive elle-même. Pour le capital, le développement du moyen de travail en machinerie n’est pas du tout fortuit, c’est la transformation historique des instruments de travail traditionnels en moyens adéquats à la forme capitaliste. » (Fondements, t. 2, p. 212-213)
Avec la domination réelle du capital sur le travail, les causes qui contrecarrent la baisse du taux de profit ne disparaissent pas ipso facto, mais elles se confondent avec la dynamique de l’accumulation (ce n’est qu’en ce sens que l’on peut parler de « disparition »), c’est ce que nous avons, dans d’autres textes, comme Théorie communiste n°1, par exemple, analysé comme dévalorisation contrecarrée par la dévalorisation. Avec la subordination réelle du travail sous le capital, le capital développe sa signification historique : le développement des forces productives sociales du travail. Ainsi, le procès de disparition des causes qui contrecarrent la baisse du taux de profit, qui se résument toutes à une dévalorisation du capital existant n’est pas un préalable à ce que la lutte de classes ne puisse immédiatement porter le communisme.
La contradiction entre le prolétariat et le capital se transforme en ce qu’elle contient non seulement l’impossibilité du capital mais cette impossibilité comme développement des conditions matérielles de l’immédiateté sociale de l’individu, cette transformation c’est le développement des forces sociales du travail dans leur opposition au travail. Le prolétariat est contradictoire au moment nécessaire de la socialisation de son activité, c'est-à-dire au rapport capitaliste dans lequel il est lui-même défini, cette contradiction s’accentue et son accentuation se confond avec la forme de plus en plus sociale du procès de production qui est simultanément le procès de disparition des causes qui contrecarrent la baisse du taux de profit. Cette contradiction a alors en elle-même la nécessité de ne pouvoir se résoudre que dans le communisme, et cela immédiatement. L’élément fondamental du développement historique de la lutte de classe, c’est la transformation du procès de travail en procès adéquat au capital, c’est là, simultanément, le grand rôle historique du capital et la puissance communiste de la lutte de classe qui oppose et relie les classes du rapport social capitaliste.
L’impossibilité du capital, qu’il développe lui-même, c’est la transformation de la contradiction entre le prolétariat et le capital en ce qu’elle ne peut porter que le communisme, l’immédiateté sociale de l’individu. La différence d’avec la période précédente, c’est l’impossibilité du capital, c'est-à-dire le procès de disparition des causes qui contrecarrent la baisse du taux de profit (comme on vient de le voir, cette disparition signifie qu’elles deviennent le principe même de l’accumulation).
Il ne s’agit pas cependant de voir cela seulement comme une impossibilité, cette impossibilité c’est, dans la contradiction entre le prolétariat et le capital, la nécessité de l’immédiateté sociale de l’individu, parce que la contradiction n’est plus seulement formelle mais réelle de par la transformation du procès de travail en procès adéquat au capital. Contradiction réelle, c'est-à-dire : la contradiction entre le prolétariat et le mouvement nécessaire de la socialisation de son activité n’est plus le simple fait du procès de valorisation, mais du procès de valorisation en ce que le procès de travail en est devenu un simple élément, contradiction qui est devenue la condition de sa propre résolution immédiate comme immédiateté sociale de l’individu.
Les causes qui contrecarrent la baisse du taux de profit étant devenues le principe même de l’accumulation, la crise qui résulte de cette situation ne peut porter aucune restructuration supérieure du capital, en effet, ce qui dans les crises précédentes est la possibilité de cette restructuration se trouve maintenant donné dans les causes mêmes de la crise, d’où la présupposition du capital au second degré, sa forme de cycle et ses trois phases.[5]
Il apparait donc que la production des conditions historiques de l’immédiateté sociale de l’individu est le mouvement même de la contradiction qu’est l’exploitation, en ce qu’elle n’est que comme transsubstantiation c'est-à-dire extranéisation, reproduction du capital. « Le système de l’économie bourgeoise suit un développement progressif et développe sa propre négation comme ultime résultat.
Nous avons encore affaire ici au procès de production immédiat. Si nous considérons la société dans son ensemble, c’est toujours comme résultat dernier du procès de production qu'apparaît la société, c'est-à-dire l’homme dans ses rapports sociaux. Tout ce qui, tel le produit, etc., a une forme solide, n'apparaît que comme un moment qui s’évanouit dans ce mouvement. Le procès de production immédiat n'apparaît ici que comme un moment. Les conditions et objectivations de ce procès en sont elles-mêmes des moments uniformes. Certes, les individus ne se présentent que comme sujets de ce procès, mais ils entretiennent également des rapports entre eux, qu’il reproduisent soit simplement, soit d’une manière élargie. C’est donc leur propre procès en mouvement constant qu’ils renouvellent, parallèlement au monde de la richesse qu’ils créent. » (Fondements, t. 2, p. 230-231) Ainsi le développement dans lequel le capital se manifeste dans le mouvement de son abolition est celui du renouvellement même des classes, du prolétariat et de la classe capitaliste, qui s’effectue comme procès d’abolition du capital. Si le développement du capital est non seulement le procès de son abolition, mais aussi positivement celui de son dépassement, s’il n’y a aucune différence entre abolition et dépassement, c’est parce qu’il est lutte de classe.
Ces conditions de l’immédiateté sociale de l’individu que le capital produit selon la nature même de son rapport contradictoire avec le prolétariat, c’est tout d’abord l’universalité des relations sociales dans lesquelles entrent les individus, l’universalité de leurs besoins et de leurs jouissances, dont nous avons parlé, qui est le fait que le capital contient dans son concept le marché mondial, car le but de la production est la plus-value, l’accumulation, donc de par la contradiction entre le prolétariat et le capital. C’est d’autre part le fait que le travailleur ne se trouve pas subsumé sous autre chose que son activité. Enfin ces conditions de l’immédiateté sociale de l’individu s’expriment dans son activité immédiate productive, non seulement celle-ci par l’intermédiaire du capital circulant est en relation avec le marché mondial, mais encore elle ne peut s’effectuer que comme une activité sociale, que présupposée par l’activité générale de la société. En ce sens est posée la base de ce qu’est l’immédiateté sociale de l’individu, c'est-à-dire la pratique de sa propre activité immédiate comme pratique de la société, car incluant toute l’activité de cette société.
Nous avons déjà vu que le développement du capital fixe indique le degré où la science sociale en général, le savoir, est devenue une force productive immédiate, jusqu’à quel point les forces productives sociales sont produites comme organes immédiats de la praxis sociale, du procès vital réel. Dans ce procès, le travail immédiat devient travail social contrairement au mode antérieur de la production faisant apparaître ainsi comment l’abolition de l’échange ne peut qu’être l’immédiateté sociale de l’individu, et comment ce mouvement est une contradiction dans le capital. « Dans l’échange direct entre producteurs, le travail individuel immédiat se trouve réalisé dans un produit particulier (et non dans une partie du produit), et son caractère social commun – objectivation du travail général et satisfaction du besoin général – n’est posé qu’au travers de l’échange. C’est le contraire qui se produit dans le procès de production de la grande industrie. Lorsque la force productive a atteint le niveau du procès automatique, la prémisse est la soumission des forces naturelles à l’intelligence sociale, tandis que le travail immédiat de l’individu cesse d’exister, ou mieux est transformé en travail social. » (Fondements, t. 2, p. 227) Le produit résulte de la combinaison sociale et de cette concentration de l’activité sociale qu’est la science. « Désormais, le travail individuel cesse, en général, d’apparaître comme productif. Le travail de l’individu n’est plus productif que dans les travaux collectifs assujettissant les forces de la nature. Cette promotion du travail immédiat au rang de travail social montre que le travail isolé est réduit à l’impuissance vis à vis de ce que le capital représente et concentre de forces collectives et générales. » (Fondements, t. 2, p. 215) Ainsi la production des conditions historiques du communisme n’est jamais un mouvement tendanciel faisant éclater le capital mais le procès contradictoire de celui-ci, l’antagonisme entre le prolétariat et la communauté, le procès de la lutte de classes.
La crise actuelle
La crise n’est pas restructuration du capital
Si toutes les crises sont crises de la valorisation c'est-à-dire proviennent d’une faiblesse du surtravail, d’une baisse du taux de profit, elles ne sont pour autant pas la répétition de situations identiques. En effet, les crises ne sont pas des accidents du capital, mais des moments nécessaires de son développement ; la crise est en elle-même restructuration du capital, c'est-à-dire accroissement de sa valorisation sous quelques modes que ce soient. Le capital doit traverser une phase de crise pour être à même de reprendre sa valorisation, les caractéristiques de la crise sont essentiellement liées au développement antérieur du capital, le mode de restructuration qu’elles sont est restructuration par rapport à un stade de développement du capital, la restructuration n’est pas retour à un état qui aurait été perturbé, mais toujours accroissement de la valorisation par rapport au développement antérieur.
Avec la domination réelle du capital sur le travail qui devient la structuration mondiale du capital entre les années 1910 et la fin de la Deuxième guerre mondiale (on pourrait même dire que pour certains pays capitalistes développés, comme la France ou l’Italie, ce mouvement n’existe que contrarié par son effectuation au niveau mondial et qu’il ne se résout qu’avec les prémisses de la crise actuelle), les causes qui contrecarrent la baisse du taux de profit deviennent le principe même de l’accumulation fondée sur la plus-value relative. La dévalorisation devient le principe même de l’accumulation du capital ; il n’y a pas de contradiction entre la valorisation et la dévalorisation, simplement la valorisation (production de plus-value relative) est une dévalorisation constante du capital existant.
La dévalorisation se noue à deux niveaux, tout d’abord : « la création de richesse dépend de moins en moins du temps de travail et de la quantité de travail utilisée, et de plus en plus de la puissance des agents mécaniques qui sont mis en mouvement pendant la durée du travail », en deuxième lieu : « le surtravail des grandes masses a cessé d’être la condition du développement de la richesse générale. » Le capital est une contradiction en procès : valeur se valorisant, il supprime son fondement absolu, le travail créateur de valeur et de plus de valeur que ne coûte sa reproduction ; c’est le procès de cette suppression qu’exprime la dévalorisation : « Dès que le travail sous sa forme immédiate a cessé d’être la source principale de la richesse, le temps de travail cesse et doit cesser d’être sa mesure. »
La dévalorisation constante du capital et de la force de travail ne peut éviter la crise[6], car l’accumulation du capital ne croît pas dans la même proportion que le surtravail, la dévalorisation inhérente au mouvement du capital n’assure pas une baisse du travail nécessaire qui augmente la partie de la journée correspondant au surtravail de façon suffisante à assurer la valorisation du capital. S’il s’ensuit une dévalorisation accélérée du capital, zones mises en jachère ; impossibilité de trouver des capitaux additionnels – cf. Révolution et contre-révolution, « La crise actuelle »), ce n’est pas pour autant une restructuration supérieure du capital qui se produit, car celle-ci ne peut être, comme on l’a vu, un retour en arrière, mais une progression dans son mode d’accumulation, or la crise survenant en domination réelle fondée sur le plus-value relative (crise de l’extraction de plus-value relative) signifie que le capital a poussé à son terme toutes ses contradictions, c'est-à-dire son procès de valorisation.
En domination réelle, la valorisation étant une dévalorisation inhérente constante, il s’ensuit que la crise ne peut porter simplement sur une modalité de la valorisation qui trouverait sa solution dans la contre-tendance qu’est la dévalorisation, la crise signifie d’emblée qu’il n’y a plus aucune contre-tendance qui peut être principe de restructuration (la contre-tendance est dans le développement antérieur lui-même et la crise signifie l’insuffisance de celle-ci) ; la crise ne peut signifier que le développement à terme de toutes les contradictions du capital, qu’il a supprimé ses propres bases.
Cependant, il est insuffisant de montrer que les causes qui contrecarrent la baisse du taux de profit étant devenues le principe même de l’accumulation, il ne peut y avoir aucune restructuration supérieure possible. Si l’on s’arrête là, la crise est vue comme une simple impossibilité et la signification historique du capital comme la réunion d’un ensemble de conditions objectives ; il faut ajouter que la crise est un rapport entre les classes et que l’accomplissement de la signification historique du capital c’est le rapport entre les classes qui se noue comme crise du capital et donc pose cette crise comme dynamique. Il faut en effet que, non seulement de par son contenu, la crise n’ait aucune restructuration du capital possible, mais encore que ce même rapport entre les classes qui est l’impossible restructuration, porte le dépassement du capital. Comme on le verra, il faut que le contenu de la crise qui empêche toute restructuration aboutisse à faire du rapport du prolétariat au capital, le rapport à une prémisse.
Le contenu de la crise qui est l’impossible restructuration du capital et porte le dépassement du capital, c’est d’une part, par le fait que le travail vivant n’est absorbé par le capital que parce que s’effectuant comme travail social, mais ne peut que demeurer travail individuel face au capital ; d’autre part, le travail objectivé est la négation du travail comme principal producteur de la richesse, mais ne vaut comme capital que parce que posé comme valeur, c'est-à-dire valorisé par le travail immédiat.
D’une part : « […] le travail immédiat et sa quantité cessent à présent d’être l’élément déterminant de la production, et donc de la création de valeurs d’usage […]. C’est ainsi que le capital, comme force dominante de la production œuvre lui-même à sa dissolution […] ; désormais, le travail individuel cesse en général d’apparaître comme productif. Le travail de l’individu n’est plus productif que dans les travaux collectifs, s’assujettissant les forces de la nature. Cette promotion du travail immédiat au rang de travail social montre que le travail isolé est réduit à l’impuissance vis à vis de ce que le capital représente et concentre de forces collectives générales. » (Fondements, t. 2, p. 215)
D’autre part : « Dans la machinerie, le travail objectivé n’est pas un simple produit, servant d’instrument de travail, c’est la force productive elle-même – l’accumulation du savoir, de l’habileté ainsi que toutes les forces productives générales du cerveau social sont alors absorbées dans le capital qui s’oppose au travail » (Fondements, t. 2, p. 213) ; « […] comme le machinisme se développe avec l’accumulation de la science sociale – force productive générale – ce n’est pas dans le travail, mais dans le capital que se fixe le résultat du travail social général. » (Ibid., p. 214)
En conséquence, le processus d’approfondissement de la crise, sa dynamique unifiant l’impossible restructuration et le dépassement du capital est le suivant : « […] ce n’est ni le temps de travail utilisé, ni le travail immédiat effectué par l’homme qui apparaissent comme le fondement principal de la production de richesse, c’est l’appropriation de sa force productive générale, son intelligence de la nature et sa faculté de la dominer, dès lors qu’il s’est constitué en un corps social ; en un mot, le développement de l’individu social représente le fondement essentiel de la production de richesse. » (Ibid., p. 221-222) « […] sa base (du capital), à savoir l’appropriation du temps de travail d’autrui, cesse de représenter ou de créer la richesse. Le travail immédiat en tant que tel cesse d’être le fondement de la production, puisqu’il est transformé en une activité qui consiste essentiellement en surveillance et régulation ; tandis que le produit cesse d’être créé par le travailleur individuel immédiat, et résulte plutôt de la combinaison de l’activité sociale que de la simple activité du producteur. » (Ibid., p. 226-227) ; enfin, « lorsque la force productive du moyen de travail a atteint le niveau du procès automatique, la prémisse est la soumission des forces naturelles à l’intelligence sociale, tandis que le travail immédiat de l’individu cesse d’exister, ou mieux, est transformé en travail social. C’est ainsi que disparaît l’autre base de ce mode de production. » (Ibid., p. 227)
Lorsque les causes qui contrecarrent la baisse du taux de profit sont devenues le principe de l’accumulation et que sur la base de cette dernière le capital entre en crise, c’est tout le développement antérieur qui se trouve soudain posé dans cette crise comme la limite du capital, comme son impossible restructuration, comme la dynamique de la crise.
Pour le capital, la dynamique de la crise, sa façon d’aller de l’avant, ce n’est pas sa restructuration, mais l’accentuation même de ses contradictions identiques à sa signification historique, c’est alors simultanément le mouvement qui tend à poser le rapport du prolétariat au capital comme à une simple prémisse.
Les trois phases de la crise
Il existe deux façons erronées de considérer la révolution. La première consiste à considérer une nature révolutionnaire du prolétariat attendant pour éclater que mûrissent les conditions objectives ; la deuxième consiste à considérer que le rapport entre le prolétariat et le capital n’aboutit qu’à la crise du capital, qui, elle, révèle dans le prolétariat une situation ou une contradiction dépassant sa simple existence de classe et par laquelle il devient révolutionnaire. En fait d’un côté comme de l’autre, c’est le rapport entre la lutte de classe , le développement du capital et la révolution qui n’est plus compris. On ne parvient pas simultanément à saisir que la lutte de classe puisse être le développement même du capital et la révolution.
Quand on considère la révolution comme action d’une classe telle qu’elle est définie dans le mode de production capitaliste, le développement du capital devient une condition régissant cette lutte dont la nature est invariante ; quand on considère que la contradiction entre le prolétariat et le capital est le développement du mode de production capitaliste, il semble falloir autre chose pour que précisément ce mode de production soit dépassé.
Concrètement, le problème de la révolution, c’est le problème d’un rapport entre les classes tel que le prolétariat en tant que classe particulière, contradictoire au capital, produise l’abolition des classes. Il n’y a pas de rupture de continuité entre la lutte de classes, telle qu’elle est le développement du capital et la révolution. C’est pour cela que la révolution n’est ni une action déclenchée par un capital parvenu à terme (théorie des conditions), ni une action déjà au-delà de la crise du capital. La révolution est le véritable aboutissement du rapport entre les classes dans le mode de production capitaliste, elle est une phase de la crise. C’est donc du rapport que prolétariat et capital définissent entre eux, comme étant le cours de la crise, qu’il faut partir.
Un simple survol du déroulement de la crise permet d’y distinguer, jusqu’à maintenant, deux phases, la révolution étant la troisième. De la récession de 1966-1967 à la crise de 1975, la crise a une allure cyclique ; c'est-à-dire qu’elle apparait comme toutes les crises en domination réelle, d’abord comme une simple récession, en effet en domination réelle les causes contrecarrent la baisse du taux de profit tendant à devenir le principe même de l’accumulation, leur fonctionnement ouvrant la reprise ne nécessite plus une chute brutale de la production, des prix et des salaires. En fait, une restructuration s’amorce bien pendant cette période, les années 1967 à 1975 connaissent une augmentation de la production sans que l’on puisse dire que l’on sorte de la crise, la restructuration en effet qui s’amorce s’articule autour de deux directions, une augmentation de la productivité qui n’est que recherche de surprofit et qui, tendanciellement, n’est pas une extension du cycle du capital ; et concurremment, une extension du cycle du capital que l’on peut qualifier de temporelle au travers de l’inflation et du crédit. La fictivation du capital n’est pas une recette, un moyen permettant de suppléer ou d’échapper à une pénurie de plus-value, c’est dans l’accumulation du capital la transformation de la plus-value en capital additionnel, en assignation sur du travail futur. La pénurie de plus-value n’est ni occultée, ni déjouée, c’est la plus-value des cycles à venir qui est immédiatement engagée dans la transformation de la plus-value en capital additionnel (processus inflationniste dans lequel le taux de profit obtenu n’est jamais égal au taux de profit présupposé). Le capital s’accumule en anticipant sur de la plus-value à venir, la pénurie de plus-value n’est pas masquée car cette pénurie c’est le fait même que l’accumulation se poursuive comme anticipation sur les cycles à venir. Bien sûr le crédit, les surprofits et, dans une certaine mesure, l’inflation son consubstantiels au capital, cependant accompagnés de la dématérialisation de la monnaie, leur extraordinaire développement quantitatif dans la crise traduit une transformation qualitative. Alors que dans les crises cycliques, on assiste à un effondrement de ces anticipations, car le capital s’y restructure et reproduit son accumulation réelle, dans la crise actuelle leur persistance et leur croissance reposent sur l’incapacité à reprendre cette accumulation, ces développements sont alors la seule extension et présupposition du capital.
C’est cette allure cyclique de la crise dans sa première phase qui nous avait amenés, dans le travail poursuivi depuis TC 1, dans les Notes de travail, à parler d’autoprésupposition de la dévalorisation, puis de présupposition du capital au second degré. En fait, la périodisation de la crise que nous faisions reposait sur une ambiguïté : tout en disant clairement que la présupposition au second degré, la fictivation du capital, était fondamentalement impossible, nous raisonnions comme si elles avaient réellement lieu. Nous découpions la crise en une mise en place de la présupposition au second degré, fonctionnement de celle-ci et enfin effondrement. Nous faisions comme si cela fonctionnait. Non seulement une telle ambiguïté reposait sur l’allure cyclique de la crise dans la première phase, mais encore elle supposait que l’impossible restructuration du capital devait alors s’effectuer comme un mouvement impossible. La crise devait être une impossible reproduction du capital, dans laquelle il se reproduisait quand même, d’où cette présupposition au second degré qui était impossible, mais que nous utilisions comme si elle fonctionnait. Or l’impossible restructuration du capital n’est pas donnée d’emblée, mais se produit dans la crise, elle n’est que son aboutissement, elle n’est que le rapport révolutionnaire avec lequel elle se confond.
La restructuration qui s’amorce dans les années 1967 à 1975, déterminée dans son allure par le développement antérieur du capital, ne peut déboucher sur une reprise, mais ne peut qu’aboutir à un redoublement de la crise. Il n’y a pas d’échappement au capital. La crise de 1975 signifie l’échec du mouvement de restructuration amorcé dans la phase précédente, c’est la liquidation de la forme cyclique qu’avait jusqu’alors revêtu la crise. À partir de là, la reproduction du capital suit le processus qu’expose Marx dans les « Contradictions internes de la loi », comme tendance vers zéro du capital additionnel ; c’est là, dans la reproduction même du capital en crise, la liquidation de toute restructuration du capital. La crise perd son caractère de crise cyclique : crise et restructuration ne sont plus confondues (voir Révolution et contre-révolution, fascicule I : « Surproduction du capital et capital additionnel »).
Le capital continue de se reproduire, mais sa reproduction en crise, comme liquidation de toute restructuration, contient la production du rapport du prolétariat au capital comme à une simple prémisse. C’est là la troisième phase de la crise, c’est là l’impossible restructuration du capital. En effet, même dans la deuxième phase, la liquidation de toute restructuration est toujours comprise dans la reproduction du capital et celle-ci a un sens ; il y a rationalisation du capital, assainissement, accroissement de la productivité, même si cela est compris dans la tendance vers zéro du capital additionnel. Le mouvement de reproduction est une concentration, une accumulation de la productivité toujours supérieure à celle de la production, c’est en cela que ce mouvement est réellement liquidation de toute restructuration.
L’impossible restructuration, c’est le rapport du prolétariat au capital comme une simple prémisse. Cependant, si l’impossible restructuration n’est pas donnée d’emblée avec le début de la crise, elle n’est pas non plus un hasard final. Ce qui est « donné », c’est le développement antérieur du capital et à partir de là le mouvement général de tentative de restructuration dans la crise. C’est parce que dans sa deuxième phase, la crise de la présupposition du capital est la liquidation de toute restructuration qu’elle est la production du rapport du prolétariat au capital comme à une simple prémisse. Rapport qui est rapport entre une classe particulière du mode de production et le capital, mais rapport qui est réellement l’aboutissement de la crise, son impossible restructuration, parce qu’il est la production révolutionnaire du communisme : il n’y a pas de solution de continuité entre la crise et la production du communisme. Cette dernière, c’est la dernière phase de la crise.
Ce qui caractérise l’aliénation, c’est toujours cette reproduction de la particularité sociale de l’individu, l’existence comme présupposition d’une particularité sociale qu’il faut reproduire, qui définit son propre mouvement de reproduction (l’exploitation). Or l’aboutissement de la crise actuelle, crise de l’autoprésupposition du capital, définit le prolétariat dans un rapport contradictoire au capital qui est simultanément reproduction de sa particularité sociale et où le développement du capital apparait comme une simple prémisse. Il ne s’agit pas d’une condition venant déterminer la pratique du prolétariat, mais du rapport que les classes définissent entre elles. Se rapporter au capital comme à une simple prémisse n’est pas une situation donnée ; le prolétariat défini par le capital et le reproduisant, produit cette réalité du capital comme prémisse. Le prolétariat se trouve alors dans un rapport révolutionnaire au capital immédiatement porteur de communisme. Par cette notion de rapport de simple prémisse, il faut entendre la signification historique du capital en ce qu’elle n’est pas une accumulation de conditions, mais un rapport entre les classes posant à partir de lui-même la nécessité d’un mode supérieur de production de la vie. C’est en cela que ce rapport peut être qualifié de rapport de simple prémisse. Le prolétariat est dans la crise de l’autoprésupposition du capital défini comme classe révolutionnaire en ce que sa reproduction le place face au capital comme face à la prémisse d’un développement impliquant l’abolition du capital et sa propre abolition. Son rapport au capital en tant que classe particulière est simultanément la signification historique du capital, ce rapport est la prémisse d’un libre développement, cette simultanéité, c’est le rapport révolutionnaire du prolétariat au capital qui, classe du mode de production capitaliste abolit les rapports sociaux dans lesquels il se définit et se reproduit comme classe. Dans sa contradiction avec le prolétariat qui est sa reproduction, le capital ne pose pas une contradiction avec son développement antérieur comme limité, ce qui était le processus de toute restructuration ; c’est en cela que l’on peut dire que la signification historique du capital est la contradiction entre le prolétariat et le capital. C’est alors la liquidation de toute restructuration, c’est le rapport que l’on peut définir comme absence de restructuration supérieure tout en étant rapport dans lequel le capital se reproduit, mais rapport révolutionnaire où, contre le capital, le prolétariat produit le communisme. En effet, la contradiction qui oppose le prolétariat au capital est alors abolition de son autoprésupposition (pas de restructuration) ; contradiction entre le prolétariat et le capital et production du communisme sont une seule et même chose, cette contradiction n’est plus le mouvement même de restructuration du capital parce que le capital lui-même est posé dans sa contradiction avec le prolétariat, dans sa signification historique, comme prémisse d’un mode nouveau de production de la vie humaine.
Ne posant pas, du fait du développement antérieur, dans sa contradiction avec le prolétariat, une contradiction avec son développement antérieur comme limité, le développement historique antérieur du capital comme condition du communisme devient pratiquement un rapport révolutionnaire. Le prolétariat est en contradiction avec le capital en ce que le capital est la nécessité d’un mode supérieur de production de la vie.
« Mais au fait, que sera la richesse une fois dépouillée de sa forme bourgeoise encore limitée ? Ce sera l’universalité des besoins, des capacités, des jouissances, des forces productives, etc., des individus, universalité produite dans l’échange universel. Ce sera la domination pleinement développée de l’homme sur les forces naturelles, sur la nature proprement dite aussi bien que sur sa nature à lui. Ce sera l’épanouissement entier de ses capacités créatrices, sans autre présupposition que le cours historique antérieur qui fait de cette totalité du développement un but en soi ; en d’autres termes, développement de toutes les forces humaines en tant que telles, sans qu’elles soient mesurées d’après un étalon préétabli. L’homme ne se reproduira pas comme unilatéralité, mais comme totalité. Il ne cherchera pas à demeurer quelque chose qui a déjà été, mais s’insèrera dans le mouvement absolu du devenir. » (Fondements, t. 1, p. 450)
Nous n’avons pas affaire là à un état social indépendant du développement même du capital, mais à la résultante nécessaire de ce développement contradictoire, la production de cet état par le capital s’effectuant comme lutte de classes est précisément la contradiction qui l’abolit : « La limitation du capital, c’est que tout son développement s’effectue de manière antagonique, et que l’élaboration des forces productives, de la richesse universelle, de la science, etc. apparait comme aliénation du travailleur qui se comporte vis à vis des conditions produites par lui-même comme vis à vis d’une richesse étrangère et de sa pauvreté à lui.
« Mais cette forme contradictoire est elle-même transitoire et produit les conditions réelles de sa propre abolition. Le résultat, c’est que le capital tend à créer cette base qui renferme, de manière potentielle, le développement universel des forces productives et de la richesse ainsi que l’universalité des communications, bref la base du marché mondial. Cette base renferme la possibilité du développement universel de l’individu. Le développement réel des individus, à partir de cette base, où constamment chaque barrière se trouve abolie, leur donne conscience : nulle limite n’est tenue pour sacrée.
« L’universalité de l’individu ne se réalise plus dans la pensée ni dans l’imagination ; elle est vivante dans ses rapports théoriques et pratiques. Il est donc en mesure de saisir sa propre histoire comme un procès et de concevoir la nature avec laquelle il fait véritablement corps, d’une manière scientifique (ce qui lui permet de la dominer dans la pratique). Dès lors, le procès de développement est lui-même produit et conçu comme une prémisse. Mais il est évident que tout cela exige le plein développement des forces productives comme condition de la production : il faut que les conditions de production déterminées cessent d’apparaître comme des entraves au développement des forces productives. » (Fondements, t. 2, p. 35)
Le prolétariat est dans la crise de l’autoprésupposition de capital défini comme classe révolutionnaire en ce que sa reproduction le place face au capital comme face à la prémisse d’un développement impliquant l’abolition du capital et sa propre abolition. La reproduction de sa particularité est simultanément l’existence du développement antérieur concentré dans le capital comme prémisse d’un libre développement, cette simultanéité, c’est la situation révolutionnaire du prolétariat.
Avec la prédominance dans la reproduction du capital de la subsomption réelle du travail sous le capital, la pratique programmatique du prolétariat dans sa contradiction avec le capital est en décomposition. En effet, le rapport contradictoire entre le prolétariat et le capital ne porte plus la lutte pour la liberté du travail qui est totalement spécifié en tant que travail salarié par rapport à son caractère de créateur de valeur (voir plus-value relative). Abolir le capital, c’est nécessairement, pour le prolétariat, s’abolir lui-même, classe du travail salarié et non pas se « dégager » en tant que classe des travailleurs productifs de valeur. À ses débuts la crise actuelle est l’accentuation de cette décomposition de la pratique programmatique.
La décomposition du programmatisme est alors le contenu de la lutte de classes du prolétariat contre le capital, comprendre cette décomposition comme venant simplement accompagner le mouvement du capital, organiser la dévalorisation, ou même aider ce mouvement, c’est finalement ne plus considérer le mouvement du mode de production capitaliste comme lutte de classes, c’est voir l’unité qui relie les classes entre elles, mais ne plus voir cette unité comme une contradiction. Mais inversement, comprendre cette décomposition du programmatisme comme des vagues révolutionnaires venant buter sur l’immaturité des conditions, c’est ne pas comprendre la puissance même de la contre-révolution, c’est comprendre la contradiction, mais ne plus saisir simultanément l’unité entre le processus révolutionnaire et la contre-révolution.
La dissolution du programmatisme, c’est alors dans cette première phase de la crise, d’une part un réformisme de la crise, d’autre part son corollaire le néo-programmatisme. D’une part, la dissolution du programmatisme consiste à confondre la décomposition des rapports sociaux avec le procès de la révolution (autogestion, mouvements de la pénurie, autoprésupposition du travail nécessaire, quotidiénisme), d’autre part à poser à partir de cette décomposition l’impossibilité de toute transition et affirmation du prolétariat, à poser l’immédiateté du communisme portée par la prolétariat, classe de la reproduction impossible du capital, dont cette décomposition est la preuve et à s’opposer à toutes les tentatives d’organisation dans cette décomposition (néo-programmatisme –cf. TC 1, partie II, p. 89)
Dans la deuxième phase de la crise, la reproduction du capital est la liquidation de toute possibilité de restructuration, en se reproduisant, en liquidant toute gestion cyclique de la crise. Le rapport entre le prolétariat et le capital se transforme. La liquidation de toute possibilité de restructuration implique réciproquement une abolition immédiatiste du capital. Abolition immédiatiste, c'est-à-dire que la pratique de classe du prolétariat dans cette suppression de toute possibilité de restructuration est posée immédiatement comme la pratique révolutionnaire qui, dans sa simple extension, est production du communisme. La pratique du prolétariat n’est là qu’un simple « commentaire » de la décomposition des rapports sociaux, elle demeure contradictoire au capital et même en implication réciproque avec ce qu’est alors la contre-révolution, mais simplement au sens où elle ne ferait que profiter de l’absence de résolution supérieure, comme si celle-ci n’était pas un mouvement de reproduction du capital, mais un vide ouvert pour que le prolétariat organise la société. C’est une abolition du capital non pas médiée par le capital (médiation dans laquelle il y a réellement la production du communisme), mais comme développement de la situation du prolétariat, le procès révolutionnaire s’enferme alors dans cette situation, et ne peut que répéter sa contradiction avec le capital ; la pratique contradictoire au capital qui « oublie » le capital ne fait que développer une autonégation du prolétariat qui, non médié par la contradiction avec le capital, ne peut dépasser le pillage, l’émeute, la grève sans revendications, le sabotage, l’absentéisme.
Cependant, se reproduisant comme contre-révolution, dans ce rapport contradictoire à cet immédiatisme, le capital apparait sans cesse comme le résultat social de ce mouvement contradictoire. Il est par là lui-même posé comme la médiation entre la pratique du prolétariat et la production du communisme. Le mouvement d’ensemble du rapport entre les classes dans la deuxième phase de la crise est une critique de l’immédiatisme de la pratique du prolétariat en même temps qu’il est son propre mouvement de transformation et de production d’un nouveau rapport. Ce n’est pas comme un développement de sa situation immédiate que le prolétariat produit le communisme, même si c’est à partir de sa situation de classe que le prolétariat abolit les classes dans sa contradiction avec le capital.
C’est dans le processus du dépassement du rapport entre les classes, dans la deuxième phase, que se situe la production du mouvement théorique. Lorsqu’on dit que la théorie devient mouvement théorique, on exprime d’abord le travail de dépassement du fait que la théorie est un produit critique de la décomposition du programmatisme. Simultanément, le mouvement théorique, c’est dans le procès révolutionnaire, poser le fait qu’il est activité d’une classe prise dans l’automaticité de l’histoire ; le procès révolutionnaire travaille à l’affirmation de la conscience qui est la sienne, il n’y a pas d’automaticité de la conscience, car c’est à partir de l’aliénation qu’on abolit l’aliénation.
Avec la troisième phase de la crise, et le rapport du prolétariat au capital comme simple prémisse, ce que porte cette contradiction de la reproduction du mode de production capitaliste, avec le contenu qu’elle a, c’est la formation de fractions communistes du prolétariat. La contradiction communiste de la troisième phase se trouve dans la reproduction du capital, c’est par là la pratique d’une fraction communiste (le pluriel désigne la multiplicité de leurs apparitions et non celle de leur contenu ou de leur pratique) est la contradiction à l’intérieur de la reproduction du capital. Avec le début de la troisième phase, la lutte de classe tend à faire que pour le capital reproduire le prolétariat et inversement pour le prolétariat reproduire le capital, c’est produire le rapport du prolétariat au capital comme à une simple prémisse d’un libre développement, c’est poser la relation du prolétariat au capital comme pratique révolutionnaire.
Dans les phases précédentes de la crise, la décomposition du programmatisme était une exarcerbation des contradictions du programmatisme, un procès de radicalisation de ces contradictions, elle était le contenu de l'activité de classe du prolétariat. On sait que la lutte de classe a un contenu programmatique, lorsque la contradiction entre le prolétariat et le capital est le rapport entre la tentative de libération du travail et d’affirmation du prolétariat et la restructuration du capital. La domination formelle du capital sur le travail est le fondement général du programmatisme. Dans celui-ci la forme générale de la lutte classe du prolétariat, à savoir le fait qu’elle soit pratique d’une classe particulière de la société qui vise à abolir les classes, devient une contradiction et en engendre une série d’autres destinées à la résoudre.
Schématiquement, ces contradictions sont les suivantes :
– le prolétariat doit s’affirmer pour se nier ;
– le procès contradictoire du capital est porteur du communisme/c’est une classe qui est porteuse du communisme (le dernier terme renvoie au fatalisme de certains passages du Capital de Marx ; le mode de production s’effondre avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature… par exemple ; le second terme à la question des « conditions objectives » comme extériorité vis à vis de la pratique de classe ; ce qui nous amène à la contradiction suivante) ;
– le prolétariat porte toujours l’abolition du capital, mais il ne peut pas toujours faire la révolution (sur ces deux derniers points, voir le chapitre « Le capital se manifeste dans le procès de son abolition : la lutte de classes »).
Le point fondamental est donc que le programmatisme est une limite historique de la lutte de classe et non une erreur d’appréciation de la théorie sur la pratique, une mystification ou une déviation (limite posée comme telle par la période suivante).
Le rapport entre les classes qu’est la troisième phase de la crise amorce la résolution des contradictions du programmatisme car la contradiction générale de la lutte de classe, qui était pour le programmatisme une limite infranchissable, devient le mouvement même de la révolution, dans le rapport du prolétariat au capital comme prémisse ; c'est-à-dire où l’on a simultanément la reproduction de la particularité sociale du prolétariat le définissant comme classe et cette reproduction comme rapport révolutionnaire au capital, que le prolétariat pose comme une prémisse d’un libre développement (c’est la crise de l’autoprésupposition).
Les contradictions du programmatisme ne sont totalement résolues que par le triomphe de la révolution, dans la révolution la production théorique consiste simplement à produire l’aboutissement que porte immédiatement le mouvement en tant que mouvement, c'est-à-dire en tant que procès défini par le rapport du prolétariat au capital : la révolution. Celle-ci est un mouvement qui crée ses propres conditions et se produit lui-même comme abolition du capital.
Les fractions communistes n’existent que comme action de classe abolissant le capital et se niant, donc que comme pratique consciente, car abolition de l’extranéisation des forces sociales, donc du caractère étranger du procès historique. Cependant, en tant que pratique de classe, elle est encore pratique humaine ayant ses forces en face, d’où le fait que l’abolition de l’aliénation, pour être le procès conscient qu’elle est nécessairement, elle doit travailler à l’affirmation de la conscience.
Dans le capital, les hommes font l’histoire, mais leurs rapports prennent la forme de rapport entre les choses, la production de leur propre vie ne s’effectue que comme le mouvement automatique de leurs propres forces sociales qui les affrontent. Cette fraction communiste du prolétariat que nous avons posée comme résultante du devenir contradictoire de la reproduction du capital n’est évidemment définie que par son activité. Son activité n’est pas réalisation immédiate de l’être socialement donné de la classe, c’est son dépassement. Cependant, c’est comme classe particulière que le prolétariat s’oppose au capital. Ainsi il faut éviter deux positions unilatérales : premièrement, la révolution ne triomphe que comme une application de la théorie. C’est reconnaître un mouvement automatique de l’histoire et une volonté consciente (c’est la démarche de l’utopie). Deuxièmement, les hommes font l’histoire, l’opposition du prolétariat au capital a intrinsèquement, naturellement la conscience de son dépassement communiste, parce qu’elle est ce qu’elle est. On ne tient pas compte de la réalité de l’aliénation et du fait que la révolution est effectuée par une classe et est donc encore prise dans l’extranéisation de ses propres forces.
L’activité des fractions communistes du prolétariat dans leur opposition au capital, pour être la pratique consciente abolissant l’extranéisation de son activité et donc s’abolissant elle-même, est une activité de classe prise dans le caractère automatique de l’histoire qui n’a pour contenu que l’abolition de cette automaticité. L’abolition du capital pour être le procès conscient qu’elle est nécessairement doit donc travailler à l’affirmation de sa conscience car elle est simultanément procès dans lequel, le capital se reproduisant (la fin de cette reproduction, ce n’est que le communisme et non la révolution), le procès historique de la révolution est procès d’une classe de l’aliénation qui s’abolit en tant que classe (c’est ce que nous avons vu comme reproduction du capital le posant comme une prémisse face au prolétariat).
L’activité du prolétariat dans la révolution est extranéité qui s’abolit. L’activité communiste du prolétariat n’est pas un dégagement par rapport au capital ; dans la révolution, le prolétariat demeure un classe par et dans le capital. La révolution est alors elle-même le contenu du rapport social qui fait du prolétariat une classe. C’est par le rapport avec le capital qu’est sa lutte contre lui pour son abolition que le prolétariat demeure une classe. La lutte du prolétariat comme classe devient identique à son abolition en tant que classe.
Dans sa lutte contre le capital, le prolétariat ne s’organise pas sur la base du communisme, son activité dans la révolution a pour contenu la dissolution de ce qui fait de lui une classe, c’est en tant que classe particulière qu’il s’abolit. Pour le prolétariat, son antagonisme à la communauté qui le définit entraîne qu’il n’est porteur d’aucune organisation sociale ; aucune organisation sociale ne peut donner aux prolétaires de contrôle sur les forces productives, sur leur existence sociale ; le nouveau mode social est le résultat de la lutte de classe.
Le communisme n’est pas un état social, c’est une période de l’histoire humaine qui s’inaugure par la création des conditions du libre développement humain. Dans la révolution, le prolétariat ne produit pas une organisation sociale à partir de sa situation. Même s’il n’agit qu’en tant que classe particulière, en tant que telle, il ne peut promouvoir aucune organisation sociale qui serait l’appropriation de ses rapports sociaux, ce mouvement et son négatif sont même le procès de la dissolution du programmatisme[7] que sa lutte dépasse. Dans la révolution, le prolétariat n’agit comme classe qu’en s’abolissant comme classe, par là le contenu de son activité n’est ni l’affirmation de ce qu’il est, ni immédiatement le communisme.
Dire que dans sa lutte contre le capital, le prolétariat n’organise pas la société sur la base du communisme, ne signifie pas l’installation d’une période de transition ou que la puissance de la révolution ne provienne pas de ses mesures communistes immédiates, cela signifie que la communisation de la société est effectuée comme lutte contre le capital et en cela n’est pas libre développement de l’individu ; ces mesures sont encore posées dans un rapport au capital.
De façon concrète, le prolétariat dans sa lutte, abolit la valeur, mais le mode d’être social qui en résulte n’est pas l’immédiateté sociale de l’individu, car l’activité du prolétariat abolissant la valeur est médiée par le capital, la lutte contre celui-ci qui est en face de lui. Il en est de même de l’abolition du travail salarié (nous avons vu que l’abolition du travail salarié n’est pas libération du travail, que la notion d’abolition du travail réfère directement à la dissolution du programme) : l’activité n’est manifestation de soi, c'est-à-dire est suppression de son caractère reproducteur de quelque chose qui a déjà été, qu’en étant imposé par la nécessité de la lutte contre le capital.
La révolution effectuée par une classe particulière ne peut être d’emblée le communisme. La complexité réelle de son procès résulte de ce que le prolétariat ne peut promouvoir à partir de ce qu’il est aucune organisation sociale et qu’il ne peut non plus faire du communisme son mode d’être, il y a production du communisme, ce qui recouvre le fait que si la révolution n’est pas le communisme, on ne fait pas la révolution pour le communisme mais par le communisme. De cette double tendance résulte la persistance de la dissolution du programme à l’intérieur de la révolution, soit comme affirmation du prolétariat, soit comme immédiatisme du communisme, sur la base du prolétariat (classe particulière), dans un cas comme dans l’autre, on ne pose pas réellement les forces sociales extranéisées comme capital, mais simplement comme envers du prolétariat. Le procès de la révolution comme lutte contre le capital est par là aussi, posant réellement le capital comme la communauté face au prolétariat, résolution du programmatisme en dissolution et dépassement des fractions communistes.
L’activité communiste du prolétariat a toujours pour contenu de médier l’abolition du capital par son rapport au capital ; ce n’est ni un dégagement (libération) du capital comme affirmation du prolétariat, ni un immédiatisme du communisme. La production de la communauté humaine dans la révolution est l’activité d’une classe définie par la séparation d’avec la communauté, communauté qui se pose face au prolétariat et que la contradiction du prolétariat à elle définit comme une simple prémisse.
Addendum
Il est évident que ce dernier chapitre ne fait qu’ouvrir une perspective : il n’aborde pas la dynamique de la décomposition du programmatisme, le problème de la contre-révolution et de ses rapports avec les limites de la révolution, enfin le déroulement de la révolution est à peine esquissé. Ces questions là font déjà l’objet d’un texte qui sera incessamment publié en Notes de travail (Notes 6 : « Problèmes actuels de la révolution »)
Si nous n’avons pas attendu la mise au point de ces développements pour publier Théorie communiste n°2, c’est tout d’abord que précisément ces développements feront l’objet de Notes avant leur mise au point (c’est bien là le rôle de ces Notes), mais c’est aussi que la question centrale de TC 2 se trouve dans la définition de la contradiction entre le prolétariat et le capital comme une vraie contradiction et non comme opposition ou domination, et dans l’intégration dans cette contradiction de l’accumulation. C'est-à-dire qu’il fallait exposer comment le procès historique de la lutte de classe n’était pas la réalisation de cette contradiction, mais que celle-ci était forcément procès déterminant de par son contenu, celui de son dépassement. Il fallait enfin montrer les transformations radicales de la lutte de classe dans la crise actuelle. À ce propos, nous entreprenons un travail destiné à fonder la périodisation de la crise de façon apodictique et non simplement assertorique comme elle l’est encore à bien des égards, même si le fascicule I de Révolution et contre-révolution lui donne de solides bases.
[1] Cf. Invariance, supplément au n°2 série III : « Contre une trop lente disparition », p. 1.
[2] « Il y a donc en même temps que l’analyse des possibles qui sont fenêtre sur le futur, prise de conscience de ce qui a été perdu ; les deux mouvements sont intimement liés » (Invariance n°3, série III, p. 44).
[3] Nous aurons l’occasion de revenir dans un prochain texte sur ce qui différencie la décomposition du programme avec les Gauches communistes et la décomposition actuelle.
[4] Voir Fondements, p. 256-257, surtout p. 257
[5] Si la contradiction entre le prolétariat et le capital n’est plus seulement formelle mais réelle, il faut encore pour qu’elle devienne rapport révolutionnaire entre le prolétariat et le capital que cette contradiction soit l’effondrement de l’autoprésupposition du capital, c’est la transformation capitale qui s’effectue dans la troisième phase de la crise. L’effondrement de l’autoprésupposition du capital, cela signifie que non seulement le prolétariat est dans un rapport contradictoire (qui le définit) au mouvement nécessaire de la socialisation de son activité, mais encore que l’abolition du capital est une pratique dans lequel le prolétariat se nie (cf. la révolution dans les Notes de travail n°1).
[6] Cela explique cependant pourquoi la crise cyclique « classique » disparaît au profit des récessions.
[7] Retour en soi du sujet, immédiatisme du communisme.
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Théorie Communiste 3 (1980)
Mars 1980/March 1980
- Notes sur la restructuration du rapport ente le prolétariat et le capital.
- Le programmatisme.
- La décomposition du programmatisme et les luttes de classes de 1967 à 1975.
- Le développement économique de la crise (1965-1975).
Sur la révolution.
Introduction
De Théorie communiste n°2 à Théorie communiste n°3
La nécessité d’une restructuration du rapport entre les classes
Ces quelques pages sont destinées à introduire la série de textes qui suit et qui ont pour dénominateur commun de poser la nécessité d’une restructuration du rapport entre le prolétariat et le capital pour qu’il y ait production du communisme à partir de la contradiction qui les oppose. Quelques mots sont nécessaires pour expliquer l’évolution poursuivie depuis Théorie communiste n°2 paru en janvier 1979. Bien que la critique actuelle ne fut pas le sujet de ce texte – mais plutôt l’analyse de la contradiction entre le prolétariat et le capital – celui-ci se terminait sur un survol de la crise qui concluait à une absence de restructuration possible.
Si la contradiction entre le prolétariat et le capital se confond avec le développement du capital en ce qu’elle est l’exploitation, si donc il n’y a pas de nature révolutionnaire inhérente du prolétariat se modelant et s’actualisant selon les conditions du cours historique du capital (ce qui est la thèse centrale de TC 2), il s’agissait de poursuivre le travail alors entrepris par une analyse de la nature de la crise commencée au milieu des années soixante, seule façon de déterminer le contenu présent de la contradiction entre le prolétariat et le capital.
Le contenu du rapport entre les classes dans la crise actuelle est donné par la crise de la valorisation intensive telle qu’elle s’est développée jusqu’à présent, c'est-à-dire la crise d’un stade spécifique de celle-ci (cf. les textes « Notes sur la restructuration » et « Développement économique de la crise », dans le présent numéro). La crise actuelle se caractérise comme crise de l’appropriation par le capital de cette force de travail dans le procès de production, ou au niveau de sa reproduction collective.
À ce niveau, les axes qui ont porté la baisse du taux de profit se confondent avec le contenu des luttes du prolétariat (luttes d’OS, luttes extra-travail, luttes contre le travail). C’est à un développement adéquat à l’appropriation des forces sociales du travail que nous assistons dans la restructuration en cours. À partir de ce contenu de la crise et de la restructuration, les luttes actuelles apparaissent comme limitées en ce que la restructuration du capital leur est une réponse adéquate, elle est par là contre-révolution. Elle ne vient pas briser des luttes qui sans elles seraient révolutionnaires ; s’il y a restructuration, cela est corollaire de l’absence de perspective révolutionnaire de ces luttes.
Dans la crise actuelle, la lutte de classes du prolétariat ne pourra que poser la défense de la condition du prolétariat comme la limite du processus révolutionnaire et cela à travers les formes radicales que celle-ci revêt. La crise actuelle permet au prolétariat de se poser en force autonome, de s’organiser pour elle-même, et simultanément interdit tout développement révolutionnaire, du fait de la domination réelle, à partir de ce dégagement. C’est là le contenu spécifique de la phase de développement du capital entrant en crise que l’on retrouve (développement du capital inadéquat à l’appropriation des forces sociales du travail) et qui caractérise et détermine celui des luttes du prolétariat qu’il ne peut alors dépasser.
Tout le contenu de la lutte de classe du prolétariat n’est rien d’autre que cette crise, il s’agir alors de savoir si le rapport révolutionnaire entre le prolétariat et le capital peut simplement résulter de l’extension de ces luttes, ou bien si la transformation de la nature et du contenu de ces luttes – leur devenir révolutionnaire – est possible sur la base du rapport actuel entre les classes, ou encore si une restructuration, une transformation du rapport contradictoire entre le prolétariat et le capital est nécessaire.
La forme la plus avancée prise par les luttes du prolétariat est actuellement donnée par l’auto-organisation, l’autonomie, le débordement des syndicats. Il ne s’agit plus d’une question de « forme » des luttes, mais de l’apparition de la production de plus-value comme contradiction centrale du mode de production et la manifestation du rôle spécifique du prolétariat dans celle-ci. Avec la crise, l’opposition entre le prolétariat et le capital cesse d’être un simple antagonisme sur le partage de la valeur nouvellement produite (syndicalisme), il y a éclatement de la contradiction au niveau de la production de plus-value elle-même. Il n’empêche qu’apparaissent là les limites mêmes du processus révolutionnaire.
Il n’est pas suffisant d’axer une critique sur le seul fait que l’on ne peut poser en eux-mêmes des mouvements tels que l’auto-organisation, le débordement des syndicats ou l’autonomie, en insistant sur ce que fait le prolétariat. Ces luttes ne sont pas de simples formes, elles ne peuvent être que la défense de la condition prolétarienne. Elles sont la limite du processus révolutionnaire en ce qu’elles reposent sur la tentative de faire de la classe ouvrière quelque chose de positif à dégager face au capital, en même temps que dans leur allure même elles signifient que l’on ne peut plus passer – comme en domination formelle – de la défense de la condition prolétarienne à la révolution. En effet, tous ces mouvements retournent peu ou prou à un syndicalisme branlant, l’auto-organisation n’a rien à organiser de façon stable. Le débordement des syndicats et l’auto-organisation ne sont et ne peuvent être que la défense de la condition prolétarienne dans le cours heurté qui est le sien dans le procès de la lutte actuelle.
On ne peut, de la même façon, poser que l’approfondissement des luttes accélère la crise du capital, celle-ci pouvant alors devenir révolutionnaire. Il y a là une double erreur. D’une part, si l’on considère séparément les luttes du prolétariat et la crise du capital, l’un déterminant l’autre, au choix. D’autre part, et c’est la raison de la première erreur, les luttes sont appréhendées sans les caractériser, elles sont simplement « luttes contre le capital », comme si elles n’avaient aucun contenu. Les luttes sont les luttes d’un stade historiquement déterminé du rapport entre les classes. Il s’agit donc de poser la question de savoir si les luttes de ce stade déterminé peuvent produire le communisme. Si l’approfondissement de la crise est l’approfondissement de la crise d’un stade spécifique du rapport entre les classes ne pouvant produire la révolution, ce n’est pas parce que la crise devient plus aiguë qu’elle deviendra révolutionnaire ; cela ne signifierait que le haut niveau que doit atteindre la dévalorisation du capital et de la force de travail. Le processus révolutionnaire ne pourra être que le dépassement du rapport actuel entre les classes et non son extension, son approfondissement.
Il faut alors qu’il y ait transformation du rapport entre les classes pour que ces luttes qui manifestent un stade spécifique de la domination réelle (développement du capital non adéquat à l’appropriation des forces sociales du travail), soient dépassées. La restructuration peut alors être saisie de deux manières : soit elle est considérée comme possible, soit elle s’amorce mais elle est considérée comme impossible, car entrant en contradiction avec ce qu’est le capital, non pas au terme de son développement mais dans l’œuf. Dans le cas de l’impossibilité, deux voies s’ouvrent.
La première de ces voies consiste à considérer que l’impossibilité provient d’un développement aberrant du capital, du genre valorisation sur la base exclusive de la plus-value relative, fictivation totale du capital. En gros, le capital chercherait à surfuser (Invariance), mais on resterait dans les limites de « l’orthodoxie », d’où l’impossibilité de la restructuration. Cependant, le mouvement vers celle-ci aurait été suffisant pour prouver l’inanité du capital et fonder le prolétariat à l’abolir, lui faire dépasser les limites antérieures de ses luttes. Non seulement on considère là le développement du capital comme venant régir sa contradiction avec le prolétariat et non se confondant avec elle, on considère la révolution comme un acte déclenché par un capital parvenu à terme. Mais encore, c’est la dynamique du capital qui n’est pas comprise.
Toute crise ramène au premier plan la contradiction fondamentale du capital, c'est-à-dire la production de plus-value à quoi se résout finalement le profit, toute restructuration est alors déterminée par ce contenu, il ne peur y avoir d’axe de restructuration du capital qu’au niveau de la recherche d’une augmentation de la plus-value produite tant intensivement qu’extensivement. Poser des restructurations comme développement absurde du capital, c’est ne pas savoir ce qu’est le capital, ce qu’est la crise, ce qu’est la restructuration.
La deuxième de ces voies consiste à considérer que l’impossibilité provient du rapport mis en place entre le prolétariat et le capital. Il y aurait simultanéité de la restructuration et du rapport révolutionnaire entre les classes, télescopage entre les deux. La restructuration est alors considérée comme s’effectuant selon des axes possibles mais tels qu’immédiatement c’est la révolution.
Dans une telle vision, l’on ne considère pas le prolétariat comme classe du capital, comme impliqué par celui-ci. S’il y a restructuration, c'est-à-dire possibilité de reprise de la valorisation, d’augmentation de la productivité, d’extension du cycle du capital, il y a alors raffermissement de l’autoprésupposition du capital. La contradiction entre le prolétariat et le capital ne devient plus alors qu’un moment de la reproduction du capital, il ne peut y avoir de rapport révolutionnaire qui se produise.
À partir du moment où l’on considère qu’une transformation du rapport entre les classes est nécessaire, et non une simple accentuation du rapport existant, une simple intensification ou extension des luttes actuelles, après l’impossibilité de la restructuration, la deuxième grande branche de l’alternative consiste à la considérer comme possible. Mais là aussi deux voies sont à nouveau ouvertes : soit on la considère comme possible, et plus encore, comme nécessaire, soit on tombe dans une problématique que l’on peut qualifier d’alternativiste.
Ce dernier cas, très répandu, consiste à considérer la révolution et le communisme comme une alternative à la restructuration. Tout dépendrait de l’issue des luttes : soit le prolétariat laisse faire, soit il résiste, rend la restructuration qui était possible, caduque dès son origine et impose sa solution. En fait, dans ce cas, on retourne à la case précédente, on ne saisit pas le prolétariat comme classe du mode de production capitaliste, comme produisant le communisme dans son opposition au capital, on ne considère pas le communisme comme résultant de la contradiction elle-même, mais comme inscrit dans l’être du prolétariat, il le porte en lui et peut à tout moment mettre bas.
On pose des « luttes » indéterminées, indéfinies, des luttes qui s’accentuent, refluent, triomphent, des luttes en soi, sans s’apercevoir que si on admet que le capital se restructure, il faut admettre que l’on ne peut avoir que de tels types de luttes. Telle contradiction, telle lutte. S’il s’agit simplement de dire que le capital se restructure dans et par sa contradiction avec le prolétariat, c’est là un truisme.
Il en résulte enfin que considérer la restructuration comme possible nécessite de la considérer en réalité comme nécessaire à la production du communisme.
Le rapport révolutionnaire entre le prolétariat et le capital n’est pas n’importe quel rapport plus ou moins violent, autonome ou étendu ; il se caractérise par son contenu. Il faut que l’accomplissement de la signification historique du capital soit devenu le contenu du rapport contradictoire entre le prolétariat et le capital, il faut que le développement qui en résulte entre en crise pour qu’il y ait rapport révolutionnaire, production du communisme.
La signification historique du capital, c’est l’objectivation des forces productives, de la richesse naturelle, des forces sociales du travail face au prolétariat, c'est-à-dire comme aliénation. L’accomplissement de la signification historique du capital, c’est l’objectivation des forces sociales du travail dans le capital fixe de façon adéquate à leur appropriation (cf. dans ce numéro, les « Notes sur la restructuration »). Ce n’est qu’à partir de là que sont reliés au niveau de leur contenu la contradiction entre le prolétariat et le capital et le communisme en ce qu’il est l’immédiateté sociale de l’individu.
L’objectivation des forces sociales du travail est la signification historique du capital. Mais ce n’est pas une nécessité absolue. Cette objectivation trouve en elle-même sa propre limite en ce qu’elle est capital, en ce qu’elle ne se produit que comme exploitation du travailleur. Tout le contenu de l’activité révolutionnaire du prolétariat ne peut consister qu’à poser le capital comme prémisse d’un libre développement de l’humanité, c'est-à-dire non reproduction de quelque chose qui a déjà été. L’accomplissement de la signification historique du capital signifie que le prolétariat est simultanément défini et impliqué par le capital comme classe des travailleurs salariés, et qualitativement impuissant à le valoriser de par le développement mis en place par la restructuration. Développement de la contradiction entre le prolétariat et le capital et le communisme sont liés dans leur contenu. Il ne s’agit pas d’un combat où, à tout moment, un adversaire pourrait mettre l’autre KO.
Parler de restructuration nécessaire pour que se crée un rapport révolutionnaire entre les classes, ce n’est ni se désintéresser des luttes actuelles, ni y opposer une vision normative de la révolution. Il s’agit, dans les luttes actuelles, de dégager tout ce qu’elles contiennent ; ce sont les luttes elles-mêmes qui butent sur les limites que sont l’autonomie, le débordement des syndicats, l’auto-organisation, et cela parce que ces contenus ne peuvent que renvoyer à la défense de la condition prolétarienne.
S’il faut développer tout ce que les luttes contiennent, c’est parce que c’est dans le rapport contradictoire qu’elles entretiennent avec le capital que s’effectue la transformation du rapport entre classes. Il ne s’agit pas là de simplement se placer dans un cours historique du capital, mais dans un cours historique de la révolution. Il s’agit de faire que la défense de la condition prolétarienne, dans toutes les formes plus ou moins radicales qu’elle peut revêtir en tant que limite du processus révolutionnaire, devienne en quelque sorte un acquis du rapport entre les classes.
Enfin, en arriver à la conclusion que la restructuration du rapport entre le prolétariat et le capital est nécessaire n’est pas simplement le fruit, l’aboutissement d’un raisonnement purement logique qui tendrait à poser la nécessité de la restructuration comme la seule issue rationnelle au problème de départ.
Ce développement rationnel a un sens théorique : il consiste à poursuivre la critique du programmatisme, à toujours plus profondément critiquer tout processus révolutionnaire se fondant sur une affirmation du prolétariat. Reconnaître le rapport révolutionnaire comme l’accomplissement de la signification historique du capital, ce n’est rien d’autre que la poursuite de cette critique dont les bases sont posées dans Théorie communiste n°2, ce n’est rien d’autre que se livrer à l’élaboration d’une théorie de la révolution adéquate à la période actuelle et dont les deux axes fondamentaux sont les suivants : la contradiction entre le prolétariat et le capital est identique au développement du capital, il ne peut donc y avoir de position alternativiste ; deuxièmement, le prolétariat est une classe du mode de production capitaliste, la révolution ne peut être dégagement du capital.
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Notes sur la restructuration du rapport entre le prolétariat et le capital dans la crise actuelle
Entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, le mode de production capitaliste connaît une importante transformation qualitative : c’est le passage de la subsomption formelle du travail sous le capital à la subsomption réelle. Cette transformation qui se définit centralement par le passage de la prédominance de la plus-value absolue à la prédominance de la plus-value relative, pose la fin d’une période de la lutte de classes, durant laquelle la lutte du prolétariat a un contenu programmatique. C'est-à-dire durant laquelle il s’agit, pour le prolétariat de s’affirmer, de libérer le travail, d’imposer sa dictature durant une période de transition, durant laquelle la lutte prolétarienne connaît une articulation immédiate entre la défense de la condition prolétarienne et la révolution, car cette dernière est momentanément (le but final de la société sans classes n’est jamais absent) l’affirmation de cette condition, sa généralisation (cf. Théorie communiste n°2).
Le passage du mode de production capitaliste en domination réelle se définissant essentiellement par la prédominance de la plus-value relative signifie que la reproduction de la force de travail perd toute autonomie par rapport à la reproduction du capital ; le travail n’est plus l’élément dominant du procès immédiat (le procès de production n’est pas adéquat au capital, l’appropriation du travail vivant par le travail mort n’est pas le fait du procès de production lui-même, la prédominance du travail vivant est un certain type de rapport d’exploitation) ; l’unité sociale des capitaux est fixée par l’échange aux prix de production, c'est-à-dire d’une façon telle que la différence entre capital variable et capital constant est niée ; la défense de la condition prolétarienne n’est plus qu’un moment de la reproduction générale des rapports sociaux capitalistes. Le travail est totalement spécifié comme travail salarié.
La subsomption réelle du travail sous le capital est donc une modification du contenu de la lutte de classes du prolétariat qui ne peut plus avoir le contenu programmatique défini précédemment. La révolution ne peut plus être affirmation du prolétariat, libération du travail, période de transition ; l’abolition du capital ne peut qu’être autonégation du prolétariat, immédiatement société sans classes. La défense de la condition prolétarienne tend à devenir un des fondements de la contre-révolution.
Le passage du capital en domination réelle inaugure donc une période de décomposition du programmatisme. Cependant, il serait faux de considérer celle-ci comme un simple essoufflement, comme la lente agonie d’un mouvement jadis vigoureux. La subsomption réelle du travail sous le capital est un dépassement des limites de la subsomption formelle, elle ne vient pas se juxtaposer à celle-ci, mais se produit dans les contradictions de la domination formelle. C’est par là que la décomposition du programmatisme peut avoir son propre contenu, être une période spécifique de la lutte de classe et ne pas être un simple processus de pourrissement.
En domination formelle, la croissance de la plus-value bute sur la division du travail dans les ateliers, fondée sur les métiers (le capital reprend un procès de travail qui lui est antérieur) : « La manufacture butait, non seulement sur l’étroitesse de sa base productive, mais aussi et surtout sur la base contradictoire de la reproduction de la force de travail, toujours organisée autour du métier avec l’exigence du maintien d’une large couche d’ouvriers habiles, la longueur du temps de formation (apprentissage), l’autonomie de cette couche sociale de compagnons (devenus ouvriers manufacturiers), s’appuyant sur le milieu d’origine, alors que s’imposait la nécessaire dévalorisation de cette force de travail entrée en même temps dans le cours de la parcellisation et de la déqualification, ce qui va être obtenu par le machinisme et la fabrique. » (Palloix, Du fordisme au néo-fordisme in La Pensée, février 1976)
C’est parce que la subsomption formelle intègre un procès de production antérieur au capital qu’elle ne peut qu’être fondée sur la plus-value absolue et que peuvent se présenter les limites de celle-ci : extensibilité éternelle du temps, épuisement destructeur de la force de travail. La limite fondamentale à dépasser, c’est cette intégration d’un procès antérieur, c’est la qualification ouvrière, car c’est d’elles que dépendent la prédominance de la plus-value absolue et les limites de celle-ci à l’extraction du surtravail.
Le développement de la subsomption réelle du travail sous le capital est une contradiction de classe. Le passage à la subsomption réelle ou valorisation intensive ne peut être appréhendé comme une dynamique autonome du capital, mais comme dynamique contradictoire entre le prolétariat et le capital, il s’agit en effet du passage à un mode supérieur de l’exploitation. L’erreur à ne pas commettre serait inversement de saisir cela comme la lutte de deux forces autonomes et non comme la dynamique même du développement du capital. Le dépassement des limites de la plus-value absolue dans la plus-value relative, donc la transformation du procès de production en procès adéquat au capital (développement du capital fixe), s’effectue comme destruction du procès antérieur de travail intégré dans le mode de production capitaliste, de l’ouvrier qualifié. C’est la création d’un nouveau rapport entre le capital et le travail. La subsomption réelle du travail sous le capital, c’est la création d’un nouveau mode d’exploitation. Le rapport entre le prolétariat et le capital devient rapport entre le capital et le travailleur collectif que cette phase de développement du capital produit comme dépassement des limites de l’exploitation en domination formelle.
Comme dépassement de la domination formelle, l’extraction de la plus-value relative se développe comme exacerbation de la division du travail, de l’éclatement du travailleur qualifié, exacerbation de l’association, de la coopération, de l’emploi de la science, de toutes les forces sociales du travail : « avec le développement du mode de production spécifiquement capitaliste, ce ne sont plus seulement les objets – ces produits du travail, en tant que valeurs d’usage et valeurs d’échange – qui, face à l’ouvrier, se dressent sur leurs pieds comme “capital”, mais encore les forces sociales du travail qui se présentent comme formes de développement du capital, si bien que les forces productives du capital : en tant que telles, elles sont “capitalisées”, en face du travail. En fait l’unité collective se trouve dans la coopération, l’association, la division du travail, l’utilisation des forces naturelles, des sciences et des produits du travail sous la forme des machines. Tout cela s’oppose à l’ouvrier individuel comme quelque chose qui lui est étranger et existe au préalable sous forme matérielle, qui plus est, il lui semble qu’il n’y ait contribué en rien, ou même que tout cela existe en dépit de ce qu’il fait […]. Les forces sociales du travail des ouvriers individuels – aussi bien subjectivement qu’objectivement – ont en d’autres termes la forme de leur propre travail social, sont les rapports établis d’après un mode tout à fait indépendant d’eux : en étant soumis au capital, les ouvriers deviennent des éléments de ces formations sociales, qui se dressent en face d’eux comme formes du capital lui-même, comme si elles lui appartenaient – à la différence de la capacité de travail des ouvriers – et comme si elles découlaient du capital et s’y incorporaient aussitôt. » (Marx, Un chapitre inédit du Capital, Ed. 10/18, p. 250-251)
C’est maintenant que va pouvoir apparaître cette base spécifique de la décomposition du programmatisme dans la valorisation intensive telle qu’elle s’est développée jusqu’à la crise actuelle. On peut dire que dans la valorisation intensive telle qu’elle s’est développée dépassant les limites de la subsomption formelle, l’appropriation des forces sociales du travail par le capital n’est que « formelle ». En effet, même si elle est le fait du procès de production lui-même, dans ce procès de production, il y a homogénéité entre l’activité du travail vivant et le mouvement du capital fixe dans lequel réside l’appropriation de ces forces sociales – dans le travail à la chaine, par exemple, il y a homogénéité entre l’activité du travailleur et le mouvement non autonome de la machine.
En tant que valeur d’usage, le capital fixe est en réalité soumis à la collection des travailleurs et à la décomposition de leurs mouvements. Le développement du système des machines en système automatique n’est pas du tout fortuit : c’est la transformation historique du système des machines qui avait créé le rapport du capital au prolétariat comme rapport au travailleur collectif, en moyen adéquat à l’appropriation des forces sociales du travail. Avec le système automatique des machines, le mouvement du capital fixe en ce qu’il est appropriation des forces sociales du travail fait réellement face au travail vivant, en ce qu’il devient autonome par rapport à lui, en ce qu’il y a alors hétérogénéité dans le contenu et l’allure du travail vivant et du mouvement des machines.
S’il y a donc réellement appropriation des forces sociales du travail dans le capital avec le système des machines, si donc elles font face au travail en tant que capital, ce face-à-face n’est pas le fait du procès de production lui-même. L’appropriation est le fait du procès de production, mais pas le face-à-face ; il n’y a face-à-face que parce que c’est du capital. Le capital fixe doit donc évoluer vers la forme adéquate de cette appropriation des forces sociales du travail face au travailleur : le système automatique des machines.
Cette limitation de l’appropriation des forces sociales du travail dans la valorisation intensive telle qu’elle s’est développée jusqu’à la crise actuelle pose la spécificité de la décomposition du programmatisme : la lutte de classe du prolétariat peut alors rester dans une problématique de dégagement par rapport au capital alors qu’il n’y a plus aucune positivité à dégager (cf. dans ce même numéro, l’analyse des luttes de classes entre 1967 et 1975). C’est le fait que l’appropriation des forces sociales du travail n’est pas, dans son opposition au travailleur, le fait du procès de production lui-même qui pose cette problématique générale de dégagement par rapport au capital.
Avant de voir comment, dans la crise actuelle, la restructuration qui se dessine consiste en une transformation du procès de reproduction du capital en un procès adéquat d’appropriation des forces sociales du travail, et cela pas uniquement dans le procès immédiat de production – qui joue cependant un rôle central en tant que procès de production de la plus-value – il faut dire quelques mots des origines de la crise actuelle. De cette façon, nous allons voir que la restructuration en cours est bien la réponse adéquate aux limites sur lesquelles a buté la valorisation intensive telle qu’elle s’est développée jusqu’à maintenant.
Comme toutes les crise du mode de production capitaliste, la crise qui s’ouvre au milieu des années soixante (cf. dans ce même numéro, le texte sur le développement économique de la crise) a pour origine la baisse du taux de profit. Cependant, dans chaque crise, cette baisse du taux de profit est portée par de mouvements spécifiques au mode de développement du capital alors dominant. Toutes les façons selon lesquelles s’est modulée la baisse du taux de profit dans la valorisation intensive telle qu’elle s’est formée comme dépassement des limites de la domination formelle, et telle qu’elle s’est développée jusqu’à la crise actuelle tiennent au rapport entre le capital et le travailleur collectif que cette phase de développement du capital a produit comme dépassement des limites de l’exploitation en domination formelle. Les lignes sur lesquelles s’est modulée la baisse du taux de profit sont les suivantes :
- a) De par l’homogénéité du travail vivant et du mouvement des machines, l’augmentation de la productivité bute sur les limites de la décomposition du travail comme support de la valorisation. D’autre part, pour la même raison, l’augmentation de la masse de production comme accroissement de la masse du profit pour lutter contre la baisse de son taux ne peut être que difficilement accroissement de la productivité, car tout accroissement de la production accroit la partie variable du capital dans une proportion sensiblement égale à la partie fixe.
Ce mode de parcellisation du travail comme support de la valorisation et ses conséquences au niveau de l’augmentation de la productivité détermine ce qui est souvent appréhendé comme des limites techniques du travail à la chaine : problème de transfert et d’équilibrage[1]– on retrouve là le fait que le mouvement général du procès de travail est soumis à l’individu isolé à son poste.
- b) D’une part, la valorisation intensive développe le travailleur collectif et la nécessaire continuité de son cycle d’entretien en intégrant celle-ci dans le cycle propre du capital (plus-value relative – le texte sur la décomposition du programmatisme dans ce numéro). D’autre part, « le procès de travail du fordisme pousse à l’extrême le principe mécanique de la collectivisation du travail. Ce principe ne trouve son efficacité que dans la production répétitive en grande série de produits banalisés. Il est totalement inadéquat à la production de services dits collectifs. Ou bien ces services sont produits par des capitalistes avec des méthodes non évolutives et leur coût croit vertigineusement […]. Ou bien ces services sont produits par des collectivités publiques. Ils absorbent alors du travail qui est improductif du point de vue de la création de plus-value. » (M. Aglietta, Régulation et crise du capitalisme, Ed. Calmann-Lévy, p. 142-143) La tendance générale à la hausse du taux de la plus-value finit par être gravement atteinte.
Il y a donc une contradiction qui se développe tout au long de cette période de la valorisation intensive entre le développement de la reproduction collective de la force de travail et le procès de travail. Ce développement et ce procès de travail ayant tous deux la même origine dans le dépassement des limites de la domination formelle.
Nous retrouvons la même limite à l’appropriation des forces sociales du travail, dans le fait que l’État, en tant que représentant du capital en général, doive prendre en charge cette reproduction, dans le fait que la reproduction sociale de la force de travail ne soit pas le fait de capitaux particuliers, dans le fait que le mouvement même de capitaux particuliers ne puisse être cette reproduction sociale de la force de travail.
Voilà donc les deux principaux axes selon lesquels s’est développée la baisse du taux de profit. Ces deux axes tiennent au rapport que le capital entretient avec l’appropriation des forces sociales du travail, tant au niveau de la consommation productive de la force de travail que de sa reproduction.
C’est sur cette base qu’à partir du milieu des années soixante s’est engagée la crise, c'est-à-dire un formidable mouvement de dévalorisation du capital permettant la restructuration du capital. Il ne peut s’agir pour cette restructuration d’être une simple reprise du mode de valorisation antérieur à la crise. La restructuration qui s’amorce est le dépassement des limites sur lesquelles est venue buter la valorisation intensive, c'est-à-dire plutôt un dépassement de sa contradiction interne : le développement du travailleur collectif et son intégration dans la reproduction du capital au travers d’un procès de production inadéquat à l’appropriation des forces sociales du travail.
La restructuration est indissolublement accroissement de la productivité et développement adéquat du capital comme dépassement de cette contradiction interne. On peut même dire qu’elle est le second parce qu’elle est le premier. Le capital ne recherche pas essentiellement ce développement adéquat, c’est la recherche d’une augmentation de la productivité qui, vu ce qu’est le capital –appropriation du travail vivant par le travail objectivé – est ce dépassement. En passant du système des machines au système automatique, le capital approfondit le mouvement inhérent à la domination réelle (appropriation du travail vivant par le travail objectivé du fait même du procès de production), mais cet approfondissement est une transformation qualitative quant au rapport du capital et du prolétariat en tant que travailleur collectif face au capital dépassant le limites précédentes.
Tout le mouvement de la restructuration en procès dans la crise tend à faire de l’appropriation des forces sociales du travail par le capital face au prolétariat, le fait du procès de production lui-même. C’est l’évolution historique du capital en un procès de production adéquat à cette appropriation. Comme on va le voir, c’est tout le procès de reproduction du capital, du rapport entre le prolétariat et le capital qui est restructuré dans ce sens, même si jusqu’à présent on a surtout insisté sur le procès immédiat de production, en ce qu’il est le centre du processus d’exploitation. C’est donc par les transformations de ce procès immédiat de production que nous commencerons l’analyse des grands axes de cette restructuration, qui a pour contenu la transformation de la reproduction du capital de façon adéquate à l’appropriation des forces sociales du travail. L’approfondissement de l’appropriation du travail vivant par le travail objectivé qui est accroissement de la productivité contient ce changement qualitatif à l’intérieur de la valorisation intensive elle-même.
- Le procès de production immédiat : nous avons vu précédemment la différence qui sépare le système des machines du système automatique de machines ; nous avons vu que dans cette transformation, on assiste à la transformation du procès de production qui est appropriation des forces sociales du travail en procès adéquat à cette appropriation. Ce sont les principes mêmes du système automatique qui déterminent cette adéquation.
Ces principes de base sont : l’autonomie du mouvement des machines par rapport à l’activité du travail vivant (l’hétérogénéité) ; la cohérence logique interne du mouvement des machines qui n’est plus soumis à la parcellisation du travail et à la mesure des temps et des mouvements ; l’intégration, c'est-à-dire « l’intégration du processus partiel de production jusqu’ici discontinu, dans un processus ordonné qui associe les machines-outils les plus perfectionnées sous la direction des appareils électroniques » (Pollock, l’automation, ses conséquences économiques et sociales, cité dans un rapport de l’Institut de recherche économique et de planification – IREP : Incidences de l’informatique sur le volume de l’emploi et les conditions de travail, p. 8) ; l’asservissement : « L’asservissement est constitué par un système interne ou associé aux machines leur imposant les règles opératoires de leur propre fonctionnement. Le fait nouveau avec l’automatisation est que l’asservissement ne dépend plus de l’homme, mais est purement mécanique. C’est ce principe qui détermine la diffusion de l’automation dans la mesure où un système d’asservissement pourra être trouvé pour chaque type particulier de machine ou de groupe de machines. Les machines étant asservies, il est possible de les relier entre elles, conférant au cycle productif une autonomie. » (IREP, p. 8) ; la rétroaction : « la différence de nature entre la mécanisation et l’automation est basée sur la présence de commandes par rétroaction permettant à la machine de contrôler son fonctionnement à tout moment à l’aide de données fournies par un bloc de commande qui supervise l’opération. » (IREP, p. 9)
L’appropriation des forces sociales du travail, qui, en domination formelle était le fait soit de l’agencement même de l’atelier en vue de la surveillance panoptique, ou du personnel qui régissait la coopération, qui, en domination réelle devient le fait du procès de production, devient avec le système automatique le fait d’un procès de production adéquat à cette appropriation.
En outre, il est toujours capital de considérer que cette transformation qualitative est le fait d’un approfondissement de l’appropriation fondamentale du travail vivant par le travail objectivé, donc est portée par un très grand accroissement de la productivité. Il ne faut cependant pas négliger le fait que cet accroissement de productivité s’accompagne d’une forte croissance du capital fixe. Mais les taux d’accroissement de la productivité, après introduction de l’automation, sont très élevés, et d’autre part, il est évident que l’augmentation de la productivité touche également le matériel entrant dans le capital fixe, de plus la croissance de la vitesse de production, la faiblesse des rebuts, la meilleure utilisation du capital fixe, accroissent considérablement la vitesse de rotation de celui-ci, ce qui importe énormément pour la fixation du taux de profit.
- La combinaison sociale de la force de travail. « Avec le développement de la soumission réelle du travail au capital ou mode de production spécifiquement capitaliste, le véritable agent du procès de travail total n’est plus le travailleur individuel, mais une force de travail se combinant toujours plus socialement. Dans ces conditions, les nombreuses forces de travail, qui coopèrent et forment la machine productive totale, participent de la manière la plus diverse au procès immédiat de création des marchandises ou, mieux, des produits : les uns travaillent intellectuellement, les autres, manuellement […]. Un nombre croissant de fonctions de la force de travail prennent le caractère immédiat de travail productif, ceux qui les exécutent étant des ouvriers productifs directement exploités par le capital et soumis à son procès de production et de valorisation.
« Si l’on considère le travailleur collectif qui forme l’atelier, son activité combinée s’exprime matériellement et directement dans un produit global, c'est-à-dire un masse totale de marchandises. Dès lors, il est parfaitement indifférent de déterminer si la fonction du travailleur individuel – simple maillon du travailleur collectif – consiste plus ou moins en travail manuel simple. L’activité de cette force de travail globale est directement consommée de manière productive par le capital dans le procès d’autovalorisation du capital : elle produit donc immédiatement de la plus-value ou mieux, comme nous le verrons par la suite, elle se transforme directement elle-même en capital. » (Marx, op. cit., p. 226-227)
Avec le développement de l’automation et de l’informatique, le capital crée dans le procès de production les organes spécifiques de l’absorption de cette activité combinée du travailleur collectif, l’intégration du travailleur collectif trouve dans ces développements ses organes spécifiques. Cette intégration devient une transformation immédiate du procès de travail. Le caractère collectif du travail prédétermine le système automatique des machines, accentue la mobilité, la polyvalence, la rotation des postes ; ce système entre en contradiction avec l’individualisation des tâches. La division du travail dans l’usine est affectée, le travail d’entretien devient non pas un travail occasionnel ou de maintenance, il devient directement le travail d’accompagnement de la marche de la machine. Enfin, tout en renforçant la séparation entre travail d’exécution et travail de conception, le système automatique des machines intègre directement le travail de conception au niveau immédiat du mouvement de la machine, sous la forme de la programmation de celle-ci. L’interpénétration des fonctions, leur intégration au sein de l’activité productive du travailleur collectif, outre d’être le fait de la réunion des travailleurs sous un même capital, devient le fait même du procès de travail – procès qui va même jusqu’à objectiver les fonctions de direction et de commandement.
- Toute la classe capitaliste exploite toute la classe ouvrière : cette proposition essentielle qui relève de la définition de la péréquation du taux de profit acquiert dans les modifications actuelles de l’exploitation, de la consommation de la force de travail, une réalité concrète bien plus immédiate.
Avec la crise présente, c’est le noyau dur de la population active qui est touché : le travailleur masculin, national, adulte, ayant une qualification, bref, le travailleur syndiqué. Il y a fondamentalement une modification dans le premier moment de l’échange entre travail et capital, dans l’achat-vente de la force de travail.
Touchant au noyau dur de la population active, ce mouvement s’accompagne du développement du travail précaire. Ce dernier n’est pas un travail d’appoint dépendant des hauts et des bas de l’activité économique, il devient structurel. En effet, les grandes entreprises qui emploient des travailleurs temporaires le font au travers d’une spécialisation des activités au sein de l’ensemble productif que forme l’entreprise. Certaines activités sont structurellement confiées soit à des travailleurs temporaires, soit à des maisons sous-traitantes. L’ensemble de la force de travail au sein de la même unité de production n’est pas immédiatement subsumée sous le même capital. Là se réalise concrètement le fait que l’ouvrier appartient à toute la classe capitaliste avant d’appartenir à tel ou tel capitaliste, et cela dans la modification, qu’il ne suffit pas de comprendre comme simplement formelle, du premier moment de l’échange entre le capital et le travail.
Cette forme sociale du travail qui consiste en ce qu’il fait face au capital, non en tant que créateur de valeur d’usage liée à une activité particulière, à un procès de travail déterminé, mais en tant que créateur de valeur, détermine immédiatement les modalités de l’échange entre travail et capital après avoir déterminé sa consommation dans le procès productif, en tant que travail simple. L’autre pôle du même mouvement est constitué par la mensualisation, la revalorisation du travail manuel, etc.
- Reproduction de la force de travail : nous avons vu précédemment que la continuité du cycle d’entretien de la force de travail était un des axes de la baisse du taux de profit dans la valorisation intensive telle qu’elle s’était développée jusqu’à présent. La transformation essentielle de la crise actuelle dans ce domaine est la privatisation de cette reproduction.
Avec la subsomption réelle du travail sous le capital qui a pour fondement la production de plus-value relative, l’échange au prix de production l’emporte définitivement sur l’échange à la valeur et donc la péréquation du taux de profit devient un procès physiologique de la reproduction du capital. En domination réelle, l’État se définit comme gestion de cette péréquation, il ne s’agit pas là d’une fonction, mais de ce qu’il est – il n’est pas quelque chose faisant cela – ; ainsi défini, l’État a pour définition plus immédiate la gestion de deux marchandises dont l’uniformité et la mobilité sont les vecteurs de la péréquation : la force de travail et la monnaie. La gestion de ces deux marchandises dépasse donc la simple reproduction des capitaux particuliers pour être celle du capital en général. Il y a donc une relation particulière structurelle entre ce qu’est l’État et la reproduction de la monnaie et de la force de travail. Cela n’empêche qu’il puisse y avoir privatisation de la production des marchandises et des services nécessaires à cette reproduction, au sein d’un cadre défini par l’État ou au sein d’entreprises d’économie mixte.
La privatisation de la production de telles marchandises et de tels services, outre le fait d’ouvrir de nouveaux secteurs de valorisation au capital, dépasse la limite du rapport entre le prolétariat et le capital consistant dans le fait que le mouvement même des capitaux particulier ne puisse être la reproduction sociale de la force de travail. La reproduction des capitaux particuliers est à même d’assurer la reproduction de cet élément fondamental du rapport social capitaliste dans son ensemble qu’est la force de travail.
On assiste là à l’achèvement de l’intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle propre du capital, au travers de l’intégration dans le cycle du capital productif de la production des marchandises entrant dans la continuité du cycle d’entretien de la force de travail. C’est en tant que force sociale de travail que la reproduction de la force de travail s’intègre dans le cycle du capital et non plus comme somme de travailleurs productifs individuels. C’est là une transformation du procès de reproduction des rapports sociaux qui rend celui-ci adéquat à l’existence du travailleur collectif comme force valorisante du capital.
En outre, de la même façon que le rôle particulier de l’État dans la reproduction de la force de travail et le procès de travail à la chaine avaient tous deux la même origine dans le dépassement des limites de la domination formelle, de la même façon, le mouvement de privatisation fait partie du même processus de restructuration que le système automatique des machines qui rend possible la rentabilisation de la production de ces marchandises et services spécifiques.
Il ne s’agit pas là d’un heureux concours de circonstances, mais du même processus de restructuration dans lequel le procès de production et de reproduction du capital devient un procès adéquat à l’appropriation des forces sociales du travail :
« Les condition de la production doivent être modifiées d’une manière telle que la valeur de reproduction sociale de la force de travail soit abaissée dans le cadre d’un processus qui permette le développement des consommations collectives. Un tel processus peut être en gestation dans l’émergence du procès de travail désigné sous le nom de néo-fordisme. Il s’agit là d’un bouleversement considérable du procès de travail fragmenté et discipliné par directive hiérarchique, par le principe informatif du travail organisé en groupe semi-autonomes, disciplinés par contrainte directe de production. On sait que ce principe a pour base un complexe de forces productives centrées sur l’autocontrôle des moyens de production par un système intégré de mesures et traitement d’informations, d’analyse de données et d’élaboration de programmes formalisant le processus productif, de transmission des instructions inhérentes à ces programmes. Les expériences pilotes poursuivies dans les hôpitaux, au sein du système éducatif, dans le contrôle de la pollution, dans l’organisation des transports collectifs, font penser qu’il s’agit d’un principe d’organisation du travail apte à provoquer une économie considérable de forces de travail dans la production des moyens de la consommation collective, tout en transformant profondément leur mode d’utilisation.
« D’autre part, le développement du néo-fordisme dans la production des marchandises en général donne une grande souplesse dans l’implantation des procès de travail qui peuvent être séparés en unités semi-autonomes. Cette souplesse peut être la condition d’un remodelage en profondeur de l’urbanisation dans lequel s’inscriraient les nouvelles méthodes de production des services collectifs. L’essor de la socialisation de la consommation serait un soutien essentiel de l’accumulation de la section I pour y développer de nouvelles forces productives. Un nouveau régime d’accumulation intensive, le néo-fordisme, sortirait de la crise en faisant progresser l’accumulation capitaliste par la transformation de la totalité des conditions d’existence du salariat, alors que le fordisme était axé sur la transformation de la norme de consommation privée, la couverture des frais sociaux de la consommation de masse demeurant à la lisière du mode de production capitaliste. » (Aglietta, op. cit., p. 144)
C’est dans son ensemble que le procès de production et de reproduction du capital et des rapports sociaux capitalistes devient, au travers de la crise actuelle, adéquat à l’appropriation des forces sociales du travail par le capital. Pour compléter l’appréhension de ce vaste mouvement de restructuration, il faudrait encore aborder trois points qui seront ici à peine esquissés.
- L’appropriation du développement scientifique : avec la production en flux continu et les biotechniques, cette force sociale du travail qu’est la science n’est plus appropriée simplement dans le capital fixe en tant, finalement, qu’agent de la production, mais son appropriation se confond avec le procès productif lui-même. La transformation peut être appréhendée au niveau où Marx distingue le fait de placer entre le travailleur et la matière l’outil ou la machine et le procès naturel maitrisé lui-même.
- L’internationalisation du capital : « Il a été largement montré que la firme transnationale remonte au début du XXe siècle (Andreff, Franko, Palloix, etc.), pour ne pas dire au XIXe (Cameron).
« Néanmoins le processus de transnationalisation de la production est beaucoup plus récent, si l’on entend par là le processus au cours duquel les marchés s’internationalisent, le capital tend à devenir le “rapport social international” (Palloix) et la FTN le mode dominant de la production capitaliste.
« Amorcée au niveau des marchés peu de temps après la Seconde Guerre mondiale (CECA, CEE, négociations Dillon et Kennedy, accord européen de libre échange, mais aussi ALALC, etc.), cette mutation structurelle s’impose réellement au sein de l’appareil productif à la fin des années soixante. » (Destanne de Bernis, in Ruptures d’un système économique, Ed. Dunod, p. 106). « La production se faisant sur une base toujours plus transnationale, cela signifie que l’exploitation est non seulement au niveau essentiel, celle d’une classe ouvrière mondiale par une classe bourgeoise mondiale, mais qu’elle tend à l’être de plus en plus concrètement. » (Dockes et Rosier, op. cit., p. 17)
Dans la crise actuelle, l’on assiste à une destruction accélérée de ce qui pourrait subsister comme restes de modes de production antérieurs au capital dans les aires sous-développées, ainsi qu’à une transformation des modes anciens d’exploitation de la force de travail dans ces aires, fondées sur un partage de activités économiques relevant de la distinction biens primaire et biens industriels. Il s’agit de libérer la force de travail de ces zones pour l’intégrer plus profondément dans les cycle international du capital, ce qui ne pourra avoir lieu en tant extensif du cycle du capital que par une reprise de son développement intensif, c'est-à-dire un accroissement de la productivité dans les zones les plus développées.
Il ne faut cependant pas négliger toute la difficulté de l’affaire qui réside dans le fait que la reprise d’un développement équilibré entre plus-value relative et multiplication des journées simultanées de travail (plus-value absolue) est de plus en plus difficile du fait de la masse croissante de capital nécessaire à tout bourgeonnement frais de capital additionnel (cf. Révolution et contre-révolution fascicule I, supplément à TC 1, mai 1978). À ce moment là, peuvent être rattachées les émeutes qui sporadiquement secouent les pays sous-développés, ainsi que la stratégie générale des « Droits de l’homme », qui accompagne l’intégration de masses de travailleurs dans le cycle du capital.
Le caractère social de l’exploitation de chaque prolétaire par l’ensemble du capital devient concrètement le fait du procès de production, c’est la tendance à la formation de la valeur non plus sur des aires nationales mais mondialement. Le capital ne subsume plus simplement sous lui l’ensemble de la classe ouvrière mondiale au niveau des échanges entre capitaux nationaux, mais au niveau de son procès productif lui-même, directement défini mondialement.
- La monnaie : en tenant compte du fait que la monnaie est un rapport social, il devrait être possible d’analyser les transformations monétaires dans la crise actuelle dans la perspective de la restructuration en cours, autour des trois axes suivants : « privatisation » de sa production, accentuation de sa dématérialisation, accentuation de son caractère international.
De façon générale, la restructuration dans la crise actuelle a pour contenu la transformation du procès de production et de reproduction du capital et des rapports sociaux capitalistes en un procès adéquat à l’appropriation des forces sociales du travail. C’est l’ensemble du rapport entre prolétariat et capital qui se modifie, que ce soit au niveau de l’appropriation de la coopération, de la division du travail, de l’association, de la science, ou du fait que la force de travail est exploitée comme une seule puissance de travail par le capital social.
Après l’étude sommaire des différents axes de la restructuration et de leur fondement commun, ce que l’on disait au début de ces notes apparaît plus clairement : on ne peut se contenter pour parler de restructuration de parler d’accroissement de la productivité. Bien sûr, il n’y a pas de restructuration sans accroissement de la productivité, mais tout accroissement de la productivité répond à des contradictions spécifiques d’un stade de développement du capital et ce sont les modalités de cet accroissement qui répondent à ces contradictions.
Ainsi, dans la crise actuelle, l’accroissement de la productivité qui est un approfondissement du mouvement général du capital en domination réelle en tant qu’appropriation du travail vivant par le travail objectivé, est une transformation qualitative quant au rapport du capital et du prolétariat en tant que travailleur collectif, quant à l’appropriation des forces sociales du travail. Ne voir que l’accroissement de productivité masque les transformations dans le rapport entre le prolétariat et le capital et finalement renvoie à la position courante du capital comme condition de l’action du prolétariat. La restructuration elle-même demeure extérieure à l’action du prolétariat, elle la régir tout au mieux, mais elle ne lui est pas consubstantielle.
[1]Transfert : « On peut définir le temps de transfert comme celui qui sépare deux interventions ouvrières le long de la chaine, temps pendant lequel le produit en cours de fabrication “transfère” d’un poste à l’autre sans être travaillé […]
« […] le problème nait de ce qu’on ne peut parcelliser le travail qu’en accroissant le temps de transfert, les temps morts évacués d’abord de la production reviennent par un autre côté. » (B. Coriat, L’Atelier et le chronomètre, Ed. C. Bourgeois, p. 204-205)
Équilibrage : « Défini d’abord au plus simple, on peut dire que le problème de l’équilibrage nait de la nécessité de “gérer et coordonner” un ensemble de postes séparés de travail de façon tout à la fois à :
– respecter du point de vue technique des contraintes d’antériorité ;
– minimiser la main-d’œuvre nécessaire ;
– maximiser le temps d’occupation de chaque ouvrier sur chaque poste et à “équilibrer” le temps global d’occupation de chacun des ouvriers employés.
Autrement dit encore, on peut définir “l’équilibrage” comme une procédure visant à “optimiser” – du point de vue des temps et des coûts – un ensemble de postes individuels de travail, dont la succession est soumise dans son principe à certaines contraintes d’antériorité et/ou de simultanéité […]. Le problème est de parvenir à ce résultat que chaque ouvrier posté soit occupé sans interruption, malgré les variations du cycle opératoire de l’un à l’autre. » (Op. cit., p. 205 et 208)
Comments
Le programme
Analyse des thèmes principaux de la pratique programmatique du prolétariat
Système économique du programme de transition
« La structure du travail social se manifeste sous la forme d’un échange privé de produits individuels du travail » (Marx à Kugelmann, le 11 juillet 1868)
Pour le programme, le « scandale » que représente l’économie capitaliste est que l’ensemble des forces productives sociales que sont la coopération ou la science sont aux mains de capitalistes privés. La structure atomistique de la société marchande entraine d’autre part que le caractère social des travaux ne peut se manifester que de manière indirecte et a posteriori dans l’échange. « Les travaux privés ne se manifestent en réalité comme division du travail social que par les rapports que l’échange établit. » (Le Capital, t. 1)
Initiative privée et régulation sociale a posteriori entrainent l’anarchie et le gaspillage du travail productif, que ce soit dans la régulation qu’assure le marché ou plus fondamentalement, celle qui découle de la péréquation des taux de profit en tant qu’elle a pour fonction d’assurer une juste répartition des capitaux au sein des différents secteurs de production. Cette régulation est toujours gaspillage car elle ne résulte que de dysfonctionnements, de crises, qui rétablissent l’équilibre à travers des destructions de capitaux ou de marchandises (cf. l’analyse de la crise découlant de la métamorphose de la marchandise, in Théories sur la plus-value, t. 2, Ed. Sociales, p. 606-609).
Le mouvement général de l’analyse économique que fait le programme du capital, qu’il met en avant, se résout toujours à la contradiction qui existe entre le caractère nécessairement (génériquement) social de la production et l’appropriation privée des moyens et des résultats de celle-ci, débouchant sur l’anarchie et le gaspillage, résultant du fait que le caractère social ne se manifeste qu’a posteriori comme interaction des initiatives privées.
L’essentiel du programme économique de la transition sera donc de mettre en œuvre les moyens d’une régulation réellement sociale et consciente d’un procès de production qui est par nature social et, avec le mode de production capitaliste, de plus en plus évidemment socialisé. L’essentiel de cette organisation rationnelle de l’économie est décrit à travers la « société des producteurs associés ».
« Représentons-nous une société d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs et dépensant d’après un plan concerté leurs nombreuses forces de travail individuelles, comme une seule et même force de travail […]. Le produit total des travailleurs unis est un produit social. Une partie sert à nouveau comme moyen de production et reste sociale, mais l’autre partie est consommée et par conséquent doit se répartir entre tous. Le mode de répartition variera suivant l’organisme producteur et le degré de développement historique des travailleurs.
« Supposons, pour mettre cet état de choses en parallèle avec la production marchande, que la part accordée à chaque travailleur le soit en raison de son temps de travail, le temps de travail jouerait ici un double rôle ; d’un côté, sa distribution dans la société règle le rapport exact des diverses fonctions aux divers besoins ; de l’autre, il mesure la part individuelle de chaque producteur dans le travail commun, et en même temps la portion qui lui revient dans la partie du produit commun réservée à la consommation. Les rapports sociaux des hommes dans leurs travaux et avec les objets utiles qui en proviennent restent ici simples et transparents dans la production aussi bien que dans la distribution. » (Le Capital, Ed. Gallimard Pléiade, t. 1, p. 613)
Ce passage condense l’essentiel du programme économique de la transition et appelle plusieurs séries de remarques :
- La référence au « plan concerté », au « rapport exact » qui renvoie au caractère commun des moyens de production, s’oppose ici au caractère anarchique du marché et au caractère privé de la production qu’il présuppose. La société des producteurs associés est abolition du marché en une organisation rationnelle de la production.
- Cette organisation rationnelle de la production et de la distribution reste fondée sur le temps de travail comme instrument de mesure et de régulation. De même, elle est fondée sur la dichotomie de ce qui « reste social » d’une part (ce qui est réinvesti comme moyen de production) et de ce qui est consommé individuellement.
- L’organisation de la production par une répartition a priori du temps de travail, qui présuppose la propriété commune des moyens de production, entraine la « transparence » des relations sociales entre les différents travaux et corollairement, la transparence dans la relation aux objets lors de la distribution.
La possession commune des moyens de production entraine donc la disparition de l’échange marchand et son anarchie, mais elle entraine également la disparition du fétichisme. Cependant, tout comme dans l’économie marchande, cette régulation se fait par l’intermédiaire du temps de travail. C’est ce point qu’il nous faut d’abord préciser pour bien mettre en évidence la nature du programme économique de la transition.
Quoique, dans le capital, Marx parle le plus souvent de la marchandise comme unité de la valeur d’usage et de la valeur d’échange, il introduit cependant une précision qui pour la compréhension du programme est essentielle : « Si donc, au début de ce chapitre, pour suivre la manière de parler ordinaire, nous avons dit : la marchandise est valeur d’usage et valeur d’échange, pris à la lettre, c’était faux. La marchandise est valeur d’usage et valeur. Elle se présente pour ce qu’elle est, chose double, dès que sa valeur possède une forme phénoménale propre, distinct de sa forme naturelle si on la considère isolément. » (Le Capital, Ed. Gallimard Pléiade, t. 1, p. 591)
Si, en analysant une société où l’échange marchand est la règle générale, l’emploi d’un terme pour l’autre va de soi, dans la mesure où toute marchandise passe par le marché, c'est-à-dire reçoit la bonne valeur d’échange, la distinction valeur/valeur d’échange devient essentielle, puisque dans la société des producteurs associés, la mise en commun des moyens de production entraine la disparition du marché et donc de la forme valeur d’échange, ce qui n’implique nullement la disparition de la valeur.
Marx l’écrit explicitement à la fin du Livre III : « après abolition du mode de production capitaliste, le caractère social de la production étant maintenu, la détermination de la valeur prévaudra en ce sens qu’il sera plus essentiel que jamais de régler le temps de travail et la répartition du travail social entre les divers groupes de production et enfin de tenir la comptabilité de tout cela. » (Le Capital, Ed. Gallimard Pléiade, t. 2, p. 1457)
Dans la phase de transition, la production privée et le marché disparaissent, ainsi que la régulation sociale a posteriori. Ce n’est plus dans l’échange que le caractère social du travail se manifeste après coup, et simultanément, avec l’échange disparaît le fétichisme inhérent à la marchandise et au capital. Ce que Marx démontre dans le chapitre consacré à l’analyse du caractère fétiche de la marchandise, c’est que celui-ci ne peut provenir ni de la valeur d’usage, ni de la valeur, mais bien du fait que, dans l’échange, cette valeur revêt une forme phénoménale propre, distincte de sa forme naturelle. La suppression de l’échange marchand aboutit alors à la disparition du fétichisme de la marchandise d’une part, et corollairement, dans la société des producteurs associés, la loi de la valeur s’imposera en toute clarté et non sous une forme fétichisée, travestie par le rapport social échangiste. Elle apparaîtra donc pour ce qu’elle est réellement : une loi économique générale.
« Aucune société ne peut empêcher que, d’une manière ou d’une autre, le temps de travail de la société règle la production. Mais aussi longtemps que cette réglementation, au lieu de s’effectuer par le contrôle direct et conscient exercé par la société sur son temps de travail – ce qui n’est possible qu’avec la propriété commune – sera soumise au mouvement des prix des marchandises. » (à Engels, 8 janvier 1868)
D’autre part, à propos du capital : « Tout se passe comme si les différents individus avaient mis en commun leur temps de travail et avaient donné la forme de valeur d’usage différente aux différentes quantités de temps de travail dont ils disposaient collectivement. »
Dans la société des producteurs associés, il ne s’agit plus d’une métaphore destinée à faire comprendre le rôle régulateur du temps de travail socialement nécessaire, mais bien d’une « réalité ». La loi est toujours agissante et agit toujours de la même manière, mais le travail social n’est reconnu social qu’à travers des formes particulières qui travestissent ce caractère social (l’échange) ou en manifestent l’évidence (la SPA).
La loi de la valeur agit comme régulation, elle est une loi sociale générale qui se manifeste à l’intérieur des formes sociales différentes. Pour le programme, la révolution abolit la forme sociale capitaliste (caractérisée par le détour obligatoire du travail individuel par le marché et par le fait de l’exploitation, c'est-à-dire : un non-producteur s’empare d’une partie du produit du producteur sans fournir un travail équivalent – cf. Gotha --), mais non la loi de la valeur, à qui elle donne une autre forme sociale (caractérisée par l’inexistence du détour marchand et la généralisation du travail qui supprime l’exploitation) où s’exercer.
Dans l’analyse de l’économie du programme, la distinction entre la forme de la valeur, liée à l’échange, et la valeur de la marchandise isolée est essentielle, car si la forme de la valeur disparaît dans la transition, la valeur, elle, demeure.
Si la valeur et loi de la valeur perdurent, cela découle immédiatement du fait que le temps de travail reste toujours, même lorsque la valeur d’échange est supprimée, la substance créatrice de richesse et la mesure des coûts exigés par la production.
« L’économie du temps aussi bien que la répartition méthodique du temps de travail dans les différentes branches de la production, demeure la première loi économique dans le système de la propriété collective. Elle y prend même une importance considérable. Mais tout cela diffère fondamentalement de la mesure des valeurs d’usage par le temps de travail. » (Fondements, t. 1, p. 3)
La différence d’avec la mesure de la valeur d’échange (et aussi du système des bons de travail), c’est que l’équivalence abstraite qu’exige la réduction de l’ensemble des travaux des différents secteurs et individus n’existe plus. Ce qui décrit ici est la phase supérieure à celle de l’inégalité du « droit égal », visée dans la critique du programme de Gotha.
Ce que montre bien le paragraphe cité, c’est la logique qui fonde le raisonnement : toute économie se résout en une économie de temps, du temps nécessaire à la satisfaction des besoins généraux et individuels. Plus profondément, cela présuppose que toute production de valeur d’usage nécessite une dépense de force physique et intellectuelle, dépense dont la mesure est le temps, toute société disposant d’une masse globale de temps qu’elle doit « répartir judicieusement ».
Nous retrouvons, avec le problème du rapport entre nécessité et liberté, un raisonnement similaire, lorsque Marx écrit : « À la vérité, la règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures… L’homme civilisé est forcé de se mesurer avec la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie, cette contrainte existe pour l’homme dans toutes les formes de société et sous tous les types de production… La liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés – l’homme socialisé – règlent de manière naturelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance de ces échanges … C’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin. » (Le Capital, Ed. Gallimard Pléiade, t. 2, p. 1488)
Pour le programme, les échanges organiques avec la nature, c'est-à-dire la production de valeurs d’usage, nécessitent toujours du travail, quelle que soit la forme sociale qui prédomine, ceci étant simplement lié à la relation entre l’homme et la nature (système des besoins et médiation du travail, lié à une fin extérieure, naturelle).
Dans les Théories sur la plus-value, on trouve la référence à « une libre activité qui ne doit pas être accomplie comme le travail, sous la contrainte d’une fin extérieure devant être réalisée, qu’il s’agisse d’une nécessité naturelle ou d’une obligation sociale. »
Le raisonnement se noue autour de deux termes, nécessité naturelle d’une part, obligation sociale d’autre part. De la mise en relation des deux textes, ce que l’on peut en tirer, c’est que si le travail persiste, c’est à cause de la nécessité naturelle, tandis que, d’une certaine manière, dans la société des producteurs associés, il disparaît en tant que contrainte sociale.
C’est dans les échanges organiques avec la nature que, pour le programme, se noue pour l’homme une contrainte immuable et intangible qui fonde son activité comme travail soumis à une fin extérieure : la nécessité de se reproduire comme être naturel, en affrontant la nature, d’où dépense d’énergie intellectuelle et physique, le développement des forces productives développant une abondance relative qui n’empêche pas cette confrontation essentielle. En tant qu’être naturel, soumis à la nécessité de sa reproduction naturelle, l’homme reste soumis à une fin extérieure et développe, au-delà, sa liberté en se prenant lui-même pour fin.
C’est le même type de problématique qui fonde ce que dit Marx des sociétés humaines : « Si on suppose une production sociale de n’importe quel type, on peut toujours distinguer entre la partie du travail dont le produit est directement consommé à titre individuel… et – abstraction faite de la partie destinée à la consommation productive – une autre partie, le surtravail, dont le produit sert toujours à la satisfaction de besoins généraux de la société, quelle que soit la répartition du surproduit et quel que soit le représentant de ces besoins sociaux. » (Le Capital, Ed. Gallimard Pléiade, t. 2, p. 1475-1476)
Ainsi, l’erreur que commettent les économistes apologistes du capital, est de négliger la différence spécifique, pour ne plus mettre en évidence que l’unité des formes. Il n’en reste pas moins que, toujours pour le programme, cette unité existe, à travers des formes spécifiques certes, mais en tant que réalité immuable découlant du substrat naturel de toute société humaine : ses échanges organiques avec la nature.
Ce qui fonde le raisonnement, c’est l’existence, derrière la forme sociale, d’un substrat naturel, lié au substrat naturel de l’homme comme être de la nature et comme être social. La révolution n’est donc pas modification de la nature anthropologique de l’homme – qui fonde l’unité de diverses formes sociales – mais bien de relations sociales que l’homme instaure lors de ses échanges organiques avec la nature, et en fonction des forces productives qu’il y met en œuvre.
Ce que la révolution supprime, ce n’est pas le travail découlant de la contrainte extérieure que représentent les nécessaires échanges organiques, mais le travail découlant d’une contrainte sociale. En effet, si la distinction entre travail nécessaire et surtravail existe toujours au niveau de la société toute entière, cette distinction n’existe plus pour un individu pris à part. Comme Marx l’a écrit à propos de Proudhon : « Ce qui importe, c’est plutôt que le temps de travail nécessaire à la satisfaction des besoins absolus laisse du temps libre […] et que l’on puisse créer du surproduit en faisant du surtravail. Le but c’est d’abolir ce rapport afin que le surproduit lui-même apparaisse comme nécessaire et que la production matérielle laisse encore à chacun du temps libre pour d’autres activités. » (Fondements, t. 2, p. 115)
On a ici deux éléments : 1) dans le cadre de la production matérielle, le rapport entre travail nécessaire et surtravail est supprimé ; 2) une distinction entre le temps consacré à la production matérielle et le temps laissé libre.
La distinction entre surtravail et travail nécessaire s’estompe donc : tout travail devient nécessaire. Pour bien comprendre cela, il faut se souvenir que pour Marx, le propre de la société capitaliste ne réside nullement dans le surtravail, mais dans la conversion de celui-ci en capital. Et d’autre part, « transformer du profit en capital, ce n’est rien d’autre que d’employer une partie du travail excédentaire, pour créer des nouveaux moyens de production additionnels. Et cela signifie que ce n’est pas l’ouvrier qui dispose de ce surplus de travail, mais le capitaliste. » (Le Capital, Ed. Gallimard Pléiade, t. 2, p. 1455)
Cela renvoie au fait que c’est une nécessité absolue pour la société que d’avoir du travail excédentaire – ne serait-ce que pour nourrir ce qui sont inaptes, eux, à travailler (enfants, vieillards). Ce qui distingue la société des producteurs associés, ce n’est donc pas l’existence d’un surtravail, puisque « en tant que travail accompli au-delà des besoins immédiats, le surtravail devra toujours exister. » (Ibid., p. 1486) La différence réside dans le fait que « ce surtravail ne revêt plus de forme antagonique », c'est-à-dire celle de « l’oisiveté complète d’une classe de la société », et que, d’autre part, qu’il n’apparaît plus comme du travail forcé, découlant d’une contrainte sociale (directe ou contractuelle). Il apparaît entièrement comme nécessaire à la société et parallèlement, pour le producteur individuel, il n’est plus contrainte mais le « premier des besoins vitaux ».
La distinction n’apparaît donc plus de manière interne au travail, mais entre travail et temps libre. Celui-ci vient après le temps consacré au travail ; il est le champ du libre développement de l’individu, développement physique et intellectuel qui n’aura d’autre fin que lui-même. Il est la véritable richesse, tandis que la production – accumulation de valeurs d’usage – n’en est que la condition nécessaire (cf. Fondements, t. 2, p. 226).
Le système économique du programme s’articule donc ainsi :
– la base du développement de la production, c’est le surtravail accumulé, « le capital fixe », que Marx qualifie de richesse impérissable, accumulation qui ne rencontre plus d’autres obstacles que la nature, puisque avec la révolution, la limite que constituait pour l’accumulation la valorisation nécessaire disparaît.
– On a donc une diminution ininterrompue du temps de travail nécessaire à la satisfaction des besoins individuels et sociaux, liée à une augmentation continue de la production permise par l’accumulation.
– « économiser du temps de travail, c’est accroitre le temps libre, c'est-à-dire le temps servant au développement complet de l’individu, ce qui agit en retour sur la force productive et l’accroit. » (Fondements, t. 2, p. 230).
– Délivrée des chaines qui l’enserrent (la contrainte de la valorisation), le travail, premier besoin de la vie, voit sa productivité croitre, créant du temps libre pour le développement de l’homme. Sur la base de la sphère de la nécessité s’accroit alors celle de la liberté.
Cependant, pour le programme, la question ne se pose qu’en termes de quantité de temps consacré à chacune des sphères et jamais celle de leur bouleversement qualitatif. Certes, l’individu qui jouit de temps libre n’est plus le même individu que le travailleur exploité, certes, avec la médiation de la machinerie, le travail immédiat – pure dépense de force physique – tend à disparaître au profit du travail général, dont le modèle est l’activité scientifique et régulatrice du procès des échanges organiques. Certes, la division entre travail manuel et intellectuel est abolie, mais le travail comme activité liée à une contrainte extérieure à l’homme lui-même, naturelle, demeure.
Dans Théories sur la plus-value, à propos des socialistes ricardiens, Marx écrit : « Comme si la division du travail n’était pas tout aussi possible… dans le cas où ce sont les travailleurs associés qui en détiennent les conditions et considèrent ces dernières comme ce qu’elles sont naturellement, c'est-à-dire comme leur propre produit et les éléments concrets de leur propre activité », leur reprochant de vouloir fonder une forme sociale spécifique, la forme capitaliste, sur un plan technologique, afin de l’éterniser.
La société des producteurs associés connaît donc toujours la division du travail, mais sous une forme très différente, dans la mesure où, grâce à la simplification opérée par le capital, l’homme est polytechnique, ce qui entraine que cette division du travail n’est pas sociale mais technologique, c'est-à-dire qu’elle a pour modèle non pas la division sociale du travail, génératrice de l’échange marchand et de l’anarchie qui en découle, mais la division telle qu’elle apparaît dans la manufacture d’un autre point de vue dans la société communautaire (indienne ou inca). Voir, à ce propos, Misère de la philosophie.
On connaît la définition que Marx donne de la technologie : « Darwin a attiré l’attention sur l’histoire de la technologie naturelle, c'est-à-dire sur la formation des organes des plantes et des animaux, considérés comme moyens de production pour leur vie. L’histoire des organes productifs de l’homme social, base de toute organisation sociale… » (Le Capital, Ed. Gallimard Pléiade, t. 1, p. 915), et aussi : « la technologie découvrit le petit nombre de formes fondamentales dans lesquelles tout mouvement productif du corps humain doit s’accomplir. » (Le Capital, Ed. Gallimard Pléiade, t. 1, p. 990)
La technologie renvoie donc à la nature et au travail comme activité anthropologique, comme ensemble des actions que l’homme doit accomplir pour exercer sur la matière un effet utile. La division technique du travail se fonde, parallèlement sur l’analyse et la rationalisation de ces éléments, donnant naissance à une forme sociale que le capital confisque à son profit, mais que les travailleurs peuvent sans danger récupérer au leur. Or cette définition de la technologie suppose la définition du travail comme travail en général, ou travail tout court, acte qui se passe entre l’homme et la nature et qui, en tant que tel, est commun à toutes les formes sociales. (voir Le Capital, Livre I, Chapitre VII, I)
Le fondement de l’économie de la période de transition réside dans la séparation qui est faite entre le travail comme relation organique de l’homme à la nature, d’une part, et les formes sociales qui médiatisent ce travail, cette relation, tout en se fondant sur elle, par l’intermédiaire de la notion de développement des forces productives. Les facteurs naturels et le rapport de l’homme à la nature n’agissent pas de façon directe, mais seulement de façon médiate sur le rapport humain, par l’intermédiaire des forces productives développées. Cependant, ces bases naturelles restent le point de départ et le substrat de toute l’histoire humaine, qui est l’histoire des formes édifiées sur ce substrat naturel, et qui en médiatisent son influence.
Cette distinction est indispensable pour comprendre que la nature puisse toujours rester un règne de la « nécessité » pour l’homme, et que pour le programme, il puisse seulement régler de manière rationnelle cette dépendance dans la mesure où il connaît mieux les lois et s’y soumet de manière volontaire. La société des producteurs associés est l’application consciente de ces lois naturelles et non leur bouleversement, ce qui n’aurait pas de sens.
Fondamentalement, dans le programme, l’homme est un être naturel, lié à la nature, et un être social dans la mesure où ce substrat naturel n’a de sens pour lui que par la médiation de ses rapports sociaux. De même, dans la division du travail qui perdure, l’homme apparaît comme une totalité de manifestations. Tout le système économique du programme tient donc sur le fait que « le processus de travail tel que nous venons de l’analyser dans ses moments simples et abstraits – l’activité qui a pour but la production de valeur d’usage, l’appropriation des objets extérieurs aux besoins – est la condition générale des échanges matériels entre l’homme et la nature, une nécessité physique de la vie humaine, indépendante par cela même de toutes ses formes sociales, ou plutôt également commune à toutes. (Le Capital, Ed. Gallimard Pléiade, t. 1, p. 735)
Là se fonde la séparation possible et primordiale pour le programme, entre la relation entre l’homme et la nature (qui est de l’ordre du travail en général et de la valeur d’usage comme utilité physique) et les interrelations humaines (la forme sociale), dans lesquelles ces échanges ont lieu (forme socialement déterminée du travail, valeur d’échange et capital).
De la même manière que le « travail » découle du lien immuable de l’homme à la nature extérieure, la valeur d’usage représente la substance, indépendante de toute forme sociale, de la richesse… « objet de besoins sociaux certes, et par là rattachés à l’ensemble social, la valeur d’usage s’exprime cependant par un rapport de production social… Dans cet état d’indifférence vis à vis de toute détermination économique formelle, la valeur d’usage comme telle est en dehors du domaine d’investigation de l’économie politique. » (Critique de l’économie politique, Pléiade, t.1, p. 278)
Poser la valeur d’usage comme une simple utilité, en faire un simple porte-valeur, quelque chose qui satisfait à un besoin, renvoie à la notion naturaliste du « travail » sur laquelle fonctionne le système économique du programme. Au mieux, en reconnaissant une genèse historique et sociale des besoins, on débouche sur une anthropologie historique.
La question n’est cependant pas de savoir si la valeur d’usage est un rapport social. Proclamer, face à la vision naturaliste de la valeur d’usage, celle comme rapport social, ne relève pas de la problématique évoquée. Tout au plus, en prend elle le contrepied. Dans TC 1, p. 28, en affirmant la valeur d’usage comme rapport social, nous poussons jusqu’au bout la problématique du programme. Alors que pour le programme, le substrat des rapports naturels n’agit que par l’intermédiaire des rapports sociaux, dans TC 1, tout rapport naturel est un rapport social, ce qui découle de la construction générale du texte (tout rapport de l’homme à la nature est un rapport à lui-même, c'est-à-dire à l’autre homme…).
En fait, le problème n’est pas de savoir si la valeur d’usage est un rapport naturel ou un rapport social, ce qu’il convient de comprendre, c’est la fonction qu’assume dans le programme la notion de travail et celle de valeur d’usage (puisque l’objet du travail comme relation homme-nature ne peut être qu’un objet défini par ses qualités naturelles : valeur d’usage).
Le risque serait, à essayer de résoudre le problème rapport naturel/rapport social, de disserter uniquement sur le rapport entre l’homme, la nature et la société de manière abstraite.
Forces productives et rapport de production
Dans son commentaire de Marx, Roubine résume ainsi la problématique du programme : « le caractère double du travail reflète donc la différence entre le procès matériel technique de production et sa forme sociale… De cette différence fondamentale découle la différence entre travail concret et travail abstrait qui, à son tour, s’exprime dans l’opposition entre valeur d’usage et valeur. » (I. Roubine, Essais sur la théorie de la valeur de Marx, Ed. Maspero, p. 109)
Cette différence s’appuie explicitement (p. 39) sur le texte de Marx selon lequel : « cette combinaison de tous les éléments de la production, des hommes et des choses est indispensable dans toutes les formes d’économie sociale, mais c’est la manière spéciale d’opérer cette combinaison qui distingue les différentes époques économiques. » (Le Capital, Livre II, t. 4, p. 38, Ed. Sociales)
Comme l’explicite bien Roubine, cette distinction entre le procès matériel technique et sa forme, fonde deux distinctions essentielles à la compréhension interne du programme.
La première est la distinction que Marx établit dans l’introduction à la Critique de l’économie politique, entre forces productives et rapport de production.
Roubine écrit à ce propos : « il y a tout d’abord des modifications dans les moyens de production et les méthodes techniques par lesquelles l’homme agit sur la nature, en d’autres termes, il y a des modifications dans les forces productives de la société ; il y a d’autre part, en relation avec ces modifications, des modifications dans toute la structure des rapports de production. » (p. 15-16)
Bien que l’économie capitaliste représente l’unité de ces deux procès, la science doit d’abord les séparer, en faire deux domaines distincts : la technologie sociale d’une part, et l’économie politique technique d’autre part, l’une traitant de l’interaction des forces productives, dans leur interaction avec les rapports de production, l’autre traitant des rapports de production capitalistes dans leur interaction avec les forces productives de la société. (p. 16)
La deuxième distinction est celle, classique, faite entre matérialisme historique d’une part, et économie marxiste d’autre part.
Si toutes deux ont le même objet d’analyse, « les changements des rapports de production dans leur dépendances à l’égard du développement des forces productives » (p. 17), elles ont un champ d’investigation différent : « le procès d’ajustement des rapports de production aux forces productives », pour le matérialisme historique, tandis que l’économie politique analyse les rapports de production de la société capitaliste, et leur modification, telle qu’elle résulte de la modification des forces productives. (p. 17) Autrement dit, l’économie politique présuppose une forme concrète – le capitalisme – dont la genèse est donné par le matérialisme historique.
Ces distinctions sont d’ordre méthodologique, puisque dans toute formation sociale concrète, ces aspects sont unis. « Les rapports sociaux de production entre les hommes dépendent causalement des conditions matérielles de la production et de la répartition des moyens techniques de production entre les différents groupes sociaux. Du point de vue du matérialisme historique, c’est là une loi générale, qui vaut pour toutes les formations sociales. » Ce qui différencie la société capitaliste marchande, c’est que les rapports de production s’établissent au moyen des choses et non « sur la base de la répartition des choses entre les hommes. » (p. 52)
C’est sur ce fait, avec la réification qu’il implique, que se fonde, de fait, l’économie politique et sa critique par Marx.
En effet, pour Roubine, la manière dont s’établit la connexion entre procès matériel technique d’une part et rapport de production d’autres part, permet de distinguer deux types de formation sociale.
Dans les société à économie régulée : « les rapports de production entre les individus sont établit consciemment, dans le dessein de garantir le développement régulier de la production… L’unité qui existe dès le départ rend possible une correspondance entre le procès matériel technique de production et les rapports qui lui donne sa forme. » (op.cit., p. 33) Cette unité découle du fait que le « rapport social précède et rend possible la combinaison des éléments de production. » (p. 39)
À l’inverse, dans la société marchande capitaliste, le rapport social prend la forme d’une transaction privée d’individus formellement indépendants, transaction qui n’instaurent entre eux qu’un lien momentané et postérieur à l’acte de production. Ce rapport privé, momentané et contingent, doit cependant assurer la perpétuation et la continuité du procès social de production, d’où le caractère perpétuellement contradictoire de l’économie marchande capitaliste, qui découle du fait que procès de production et rapport de production ne sont indissolublement liés que dans l’acte d’échange, et non dans une cohérence a priori, précédant l’acte de production.
Le modèle que Roubine, citant Marx, donne de la société à économie régulée est que : « les rapports sociaux des personnes dans leurs travaux respectifs s’affirment nettement comme leurs propres rapports personnels, au lieu de se déguiser en rapports sociaux des choses, des produits du travail. » (Le Capital, Livre I, cité par Roubine, p. 52)
Ceci définit la bonne méthode économique, celle de Marx, qui en séparant nettement l’aspect matériel technique et l’aspect socio-économique, peut éviter le fétichisme découlant de la confusion entre fonction sociale et fonction technique des choses. Se plaçant dans une société donnée, le capitalisme, il peut bien concevoir celui-ci, par delà les apparences du marché, comme des rapports des hommes aux hommes – même s’ils se dissimulent derrière des rapports entre choses – et éviter les deux erreurs de l’économie classique, rapport des choses aux choses pour l’économie vulgaire, rapport des hommes aux choses pour les marginalistes.
C’est à travers cette définition de l’économie régulée par différence avec la société capitaliste, différence qui se fonde sur l’existence d’un rapport de production direct et consciemment établi, que l’on peut comprendre pourquoi dans la catégorie des économies régulées, on trouve aussi bien les communes indiennes ou russes, que le féodalisme, le socialisme et aussi l’entreprise capitaliste sur la base de la division technique du travail. Ici la notion de rapport de production direct recouvre l’ensemble des unités dans lesquelles il n’y a pas d’échanges, point essentiel de la définition du capital.
Dans la relation entre serfs et seigneurs, tout comme dans la relation entre ouvriers et techniciens, il y a dans l’acte de production un rapport direct, non médié par l’échange. Ainsi, au sein de l’entreprise, la division technique du travail est un rapport qui précède et rend possible la combinaison harmonieuse des éléments du procès de production. D’où l’opposition faite entre le caractère organisé du procès matériel technique dans l’entreprise, et le caractère anarchique de la division sociale du travail qui génère de l’échange privé, opposition qui ne va cesser de croitre avec le développement des forces productives.
Nous avons ici le thème fondamental de la révolution, tel que le conçoit le programme : « les forces productives sont devenues trop vastes pour les rapports de production. » Dans L’Anti-Dürhing (IIIe partie, chapitre 2), Engels résume parfaitement ce mouvement :
« La contradiction entre production sociale et appropriation capitaliste se manifeste comme l’antagonisme du prolétariat et de la bourgeoisie…
« Le mode de production se rebelle contre le mode d’échange, les forces productives se rebellent contre le mode de production pour lequel elles sont devenues trop grandes. » (Ed. Sociales, p. 309-310-313)
La situation qui prévaut est donc la suivante :
« D’une part, le mode de production capitaliste est [à travers les crises] convaincu de sa propre incapacité de continuer à administrer ces forces productives.
« D’autre part, ces forces productives elles-mêmes poussent avec une puissance croissante, à la suppression de la contradiction, à leur affranchissement de leur qualité de capital, à la reconnaissance effective de leur caractère de forces productives sociales. » (p. 313)
Cette « incapacité à gérer », cette « pression croissante des forces productives » trouvent leur expression claire dans les sociétés par actions, dans la propriété d’État, dans le capitalisme collectif. « La propriété d’État sur les forces productives n’est pas la solution du conflit, mais elle renferme en elle le moyen formel, la façon d’accrocher la solution. » (p. 315)
La véritable solution ne peut résider que « dans le fait que la nature sociale des forces productives modernes est effectivement reconnue, et que donc le mode de production, d’appropriation et d’échange est mis en harmonie avec le caractère social des moyens de production. » (p. 316)
Ici, la distinction programmatique entre procès matériel technique et forme sociale d’une part, entre forces productives (parmi lesquelles travail socialisé), et rapports de production d’autre part révèle toute son importance.
On a en effet, en découlant, quelques uns des traits fondamentaux du programme :
– l’extériorité du capital (appropriation privée par l’échange du caractère social du travail) ;
– le caractère inéluctable de la révolution (les forces productives poussent à l’éclatement des rapports de production) ;
– la nature de la révolution, telle que la conçoit corollairement le programme (donner à ces forces productives sociales un cadre adéquat de rapports sociaux.
Il convient à présent de considérer de manière plus précise la façon dont se déroule ce processus, pour faire émerger les autres traits du programme (classe ouvrière, parti, État, etc.).
État et socialisation des forces productives
Dans L’Anti-Dürhing, Engels décrit ainsi la révolution prolétarienne : « le prolétariat s’empare du pouvoir public, et en vertu de ce pouvoir, transforme les moyens de production sociaux qui échappent des mains de la bourgeoisie, en propriété publique. Par cet acte, il libère les moyens de production de leur qualité antérieure de capital et donne à leur caractère social pleine liberté de s’imposer. Une production sociale suivant un plan prédéterminé est désormais possible. Le développement de la production fait de l’existence ultérieure des classes sociales différentes un anachronisme. Dans la mesure où l’anarchie sociale de la production disparaît, l’autorité publique de l’État entre en sommeil. » (p. 321)
Le premier acte de la révolution, celui qui inaugure la période de transition, c’est donc que « le prolétariat s’empare du pouvoir d’État et transforme les moyens de production en propriété d’État. » (Ibid., p. 316)
Ayant par cet acte libéré les moyens de production, développant les forces productives au-delà des limites que leur imposait le capital, il résout ainsi les antagonismes de classe, et entraine l’extinction de l’État, devenu inutile en tant que tel (dans ses fonctions politiques).
Le procès d’extinction de l’État, tel que le décrit Engels, repose sur une dynamique double : « le premier acte par lequel l’État apparaît réellement comme un représentant de toute la société – la prise de possession des moyens de production au nom de toute la société – est en même temps son dernier acte propre en tant qu’État » (Ibid., p. 317)
L’idée essentielle (que Lénine développe sous la forme : « le prolétariat a besoin d’un État, mais d’un État qui dépérit », cf. L’État et la révolution) est celle souvent développée par Marx et Engels, que l’État prolétarien, l’État de la période de transition n’est plus au sens strict un État.
Pour bien comprendre ce paradoxe apparent, il faut se référer à l’analyse de l’État telle que Engels la synthétise et la développe dans son ample fresque historique L’Origine de la famille…, analyse que tous les programmes antérieurs reprendront à leur compte, en tirant parfois les dernières conséquences. La thèse que développe Engels est celle d’un État qui est celui de la classe « qui domine du point de vue économique, grâce à lui elle devient politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens d’exploitation de la classe opprimée » (L’Origine de la famille, Ed. Sociales, p. 180). La société s’étant « scindée en antagonismes irréductibles qu’elle est impuissante à conjurer », l’État devient nécessaire à assurer la cohérence de l’édifice tout entier.
L’État devient, comme capitaliste général, l’organisation que la société se donne pour maintenir les conditions générales de l’économie capitaliste, travaux d’intérêts généraux d’une part, mais surtout contrainte organisée d’une classe sur l’autre pour maintenir la cohérence sociale, appareil répressif d’oppression.
L’État exprime à la fois la société de classes dont il est le produit nécessaire et l’appareil répressif, et assure la cohérence de celle-ci, au profit de la classe dominante. C’est par exemple ce que développera Boukharine : « qu’est-ce qui rend possible le maintien d’un équilibre social relatif, la stabilité d’un système social fondé sur la scission de la totalité sociale… Une organisation qui domine non seulement les choses, mais surtout les hommes, indispensable à la conservation de ce système. Cette organisation, c’est l’État. » (Système économique de la période de transition, p. 59) et de citer Engels : « l’État est une organisation de la classe possédante pour se protéger de la classe non possédante. » (L’Origine de la famille, p. 158)
Mais parallèlement, cet État véhicule des intérêts de la classe dominante, « issu de la société, il veut se placer au-dessus d’elle et s’en dégage de plus en plus. » (Ibid.)
Certes l’autonomie de l’appareil d’État n’est pas circonstancielle, c'est-à-dire ni complète ni durable, liée à une situation d’équilibre des classes (Napoléon III, Bismarck), mais une telle autonomie présuppose qu’en quelque sorte, l’appareil d’État puisse apparaître comme agissant pour son propre compte quand, en raison de l’équilibre des forces, aucune classe ne peut s’en emparer à son profit.
Dans la définition fonctionnaliste de l’État que donne Engels, il y a l’appareil et la classe qui généralement s’en empare, mais il y a une certaine autonomie des deux termes. C’est la raison pour laquelle d’une part le prolétariat peut s’emparer de l’appareil d’État sans que d’autre part cet État ne soit réellement un État.
Dans le transfert à l’État des secteurs les plus socialisés, dans le « capitalisme d’État », l’État conserve l’ensemble de ses caractères : appareil centralisateur, moyen de maintenir l’équilibre social, instrument au service de la classe dominante. Il représente donc seulement en apparence la société toute entière, puisqu’il ne fait que la résumer telle qu’elle est, fondée sur la domination d’une classe.
Lorsque le prolétariat s’empare du pouvoir d’État, au contraire, comme il n’a pas vocation à la domination en tant que classe, en libérant les forces productives, il rend caduques les classes et donc l’État n’est plus un État politique dans la mesure où il n’a pas à pérenniser une domination. Dans les mains du prolétariat, seule classe universelle qui n’a aucun intérêt propre à faire valoir, l’État pour la première fois représente réellement la société, au lieu de confisquer celle-ci au profit d’une seule classe.
La prise du pouvoir d’État, représentant réel de la société, définit la forme politique de la révolution, mais le contenu de celle-ci est social, l’État cessant d’exister comme une sphère particulière et relativement autonome.
« La liberté consiste à transformer l’État, organisme qui s’est mis au-dessus de la société, en un organisme entièrement subordonné à elle. » (Marx, Critique du programme de Gotha)
l’État ouvrier perd ses fonctions politiques, et organisme au service de la société, prend des fonctions sociales, assurant la rationalité du système, en assurant de manière planifiée ce que le marché et la péréquation du taux de profit réalisaient à travers les crises. Il conserve de même son caractère centralisateur, en prélevant et répartissant le surproduit social en fonction des besoins généraux et des nécessités de l’accumulation. Enfin, il conserve un caractère « répressif » afin de prévenir et d’empêcher tout retour en arrière.
L’analyse en détail de ce processus de soumission de l’appareil d’État n’est pas directement envisagée par Engels, et ce sera à travers le débat sur l’organisation, le problème technique essentiel de la période postérieure (1905-1921).
Il est cependant possible de faire d’ores et déjà quelques remarques qui éclaireront les termes de ce débat.
La remarque essentielle à faire, c’est que dans la révolution le prolétariat mène à terme le processus que la bourgeoisie a ébauché et auquel elle se heurte : la reconnaissance du caractère social des forces productives.
Dans les sociétés par actions, dans l’étatisation, on a l’aveu du caractère social des force productives et de son conflit avec l’appropriation privée par les capitalistes. Mais l’étatisation se heurte immédiatement au fait que « l’État moderne n’est que l’organisation que la société bourgeoise se donne pour maintenir les conditions extérieures générales du mode de production capitaliste… » (dans l’État des capitalistes) « le rapport capitaliste n’est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble, mais arrivé à son comble, il se renverse. » (L’Anti-Dürhing, p. 315) Lorsque le prolétariat fait de l’État le représentant réel de la société – ce que ne peut faire la bourgeoisie qui a des intérêts particuliers à le faire prévaloir comme universel –- propriété sociale et propriété d’État peuvent coïncider, l’État n’étant plus au service de la bourgeoisie.
Ce que révèle le capitalisme d’État, c’est que « la bourgeoisie s’avère comme une classe superflue, toutes ses fonctions sociales étant maintenant remplies par des employés rémunérés », elle peut donc être balayée.
La deuxième remarque, c’est que la prise de pouvoir d’État par le prolétariat conduit celui-ci à devenir un instrument technique au service de la société. Cette fonction technique, corollaire à la suppression du marché, est l’extrapolation rationnelle qui prévaut dans l’entreprise (d’où l’importance pour le programme, des distinctions relevés dans le paragraphe précédent).
Pour Engel, en effet, il y a une insistance toute particulière sur « l’antagonisme entre l’organisation de la production dans la fabrique individuelle et l’anarchie de la production dans l’ensemble de la société. (L’Anti-Dürhing, p. 310, mais aussi p. 313, 314, 307, etc.) Avec la suppression des rapports de production capitalistes, le prolétariat met fin à l’anarchie sociale, en développant la rationalité que contient le procès de production immédiat. De là, l’importance pour Marx du fait que la concentration des forces productives, la croissance continue du « capital fixe », et la division technique du travail, n’impliquent pas automatiquement des rapports sociaux capitalistes, mais même, au contraire, peuvent être amenés à rentrer en conflit avec eux.
La soumission de l’État à la société, c'est-à-dire sa transformation en organe de « planification », corollaire au développement des forces productives et de la suppression des classes qu’elle induit, renvoie à la suppression de la différence entre l’intérêt individuel, privé et l’intérêt général.
Pour le programme, dans la société des producteurs associés, dans l’homme « socialisé », individus et espèce humaine sont une unité, chaque individu représente l’espèce et l’espèce est représentée dans chaque individu.
La période de transition qui réalise l’intérêt commun de l’ensemble des hommes – création de temps libre par le développement des forces productives – est donc simultanément procès de disparition de toute légalité (système juridique, institutions, politique), parce que, du moins pour Marx, la question de savoir qui décide, qui planifie, n’a aucun sens, à partir du moment où intérêt général et intérêt individuel coïncident, puisque alors toute relation humaine réalise la « vie générique ». c’est cette coïncidence de l’intérêt général et de l’intérêt particulier qui fonde l’intérêt théorique de Marx pour toutes les formes de production communautaire et coopératives ouvrières qui représentent à un niveau historiquement limité, ce que la société des producteurs associés réalise à l’échelle humaine.
En ce sens, Marx peut dire d’elle qu’elle représente une forme importante de transition au socialisme, qui existe déjà dès la société capitaliste elle-même.
C’est là, le point fondamental du programme.
État et parti
« La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats. L’heure de la propriété capitaliste a sonné, les expropriateurs sont à leur tour expropriés. » (Marx, Le Capital, Pléiade, t. 1, p. 1239, et sur le même thème, cf. Livre III, Pléiade, t. 2, p. 1025)
La révolution programmatique est libération des forces productives – au premier rang desquelles on a le travail socialisé, la classe ouvrière – de la gangue capitaliste qui l’enserre. Elle fait « éclater l’enveloppe » des rapports de production trop étroits. Elle est avant tout libération et développement d’une socialisation – rationalisation du travail qui, comme concentration du capital et division technique du travail dans l’entreprise, existe sous une forme étriquée au sein même de la société capitaliste. Quoique pour Marx, le prolétariat ne soit porteur d’aucune forme d’organisation sociale, la période de transition est le développement d’éléments qui existent de manière positive au sein de l’ancienne société. Développement de quelque chose qui existe déjà, la révolution prolétarienne a des analogies formelles avec la révolution bourgeoise, notamment sa forme politique. La prise du pouvoir d’État par le prolétariat se fonde sur le caractère social des forces productives, dont il représente la partie vivante, née au sein de l’ancienne société. C’est ce caractère social, qui rendant la bourgeoisie superflue, démontrant son incapacité, s’affirme à travers la victoire du prolétariat, dont le premier acte est politique : prise du pouvoir, prise de l’appareil d’État.
De la même manière que la bourgeoisie, sur la base de sa domination économique acquise dans l’ancienne société, conclut cette domination en s’emparant de l’État et en l’adaptant à sa nature propre, le prolétariat conclu le développement des forces productives, en s’emparant de l’État : forme politique de la révolution.
Cependant, à la différence de la bourgeoisie, pour le prolétariat, adapter l’État à sa nature propre, c’est l’abolir, puisque en généralisant sa condition, le prolétariat aboutit à supprimer les classes : contenu social de la révolution.
La période de transition est période de dépérissement du caractère politique (répressif) de l’État, sa dissolution en fonction technique au profit de son ensemble, ce qui présuppose une distinction entre les fonctions techniques de l’État (organe central assumant les tâches générales) qui existent toujours et ne sont pas caractéristiques, et le caractère de classe de l’État (fonction politique, machine de domination) qui est ce qui dépérit, parce que c’est cela qui est caractéristique de l’État. C’est ce qui Boukharine développe (op. cit., p. 61-62) : « il serait tout à fait erroné de rechercher l’essence de l’État dans ses attributs techniques et organisationnels, par exemple dans le fait qu’il représente un appareil centralisé. Le concept abstrait de centralisation peut en effet recouvrir des types de rapports sociaux diamétralement opposés… Ce qui est « essentiel » à l’État, ce n’est pas qui celui-ci soit un appareil centralisé, mais plutôt que cet appareil centralisé incarne un rapport déterminé entre les classes, à savoir le rapport de domination, de pouvoir, d’oppression et d’asservissement… », rapport qui disparaitra avec la disparition des classes, sans préjudice du caractère centralisé qui est, lui un concept technique, porteur d’une rationalité qu’il convient d’étendre.
Parce que l’État est « synthèse de la société », en ce sens qu’il représente l’unité des classes antagoniques – besoins généraux de la société – et l’accaparement de cette unité au profit d’une classe – appareil répressif – la constitution en classe dominante passe nécessairement par la prise du pouvoir d’État, comme le décrit le schéma classique du Manifeste Communiste, qui décrit trois phases successives : organisation économique de la classe, organisation politique de la classe par le parti, condition indispensable à la troisième phase : érection en classe dominante.
L’idée qui sous-tend la succession des phases est que le prolétariat est d’abord une classe au sens économique du terme, une classe objective, sans identité propre malgré les groupements économiques (coopératives, syndicats).
Ce n’est qu’au second stade que le prolétariat devient une classe pour lui-même, en se donnant une organisation politique unitaire : le parti.
C’est le parti qui assure l’efficacité de l’État du prolétariat, lorsque celui-ci s’érige en clase dominante, car face au caractère local de l’État, il représente les intérêts généraux (historiques) de la classe.
« Pour qu’au jour de la décision, le prolétariat soit assez fort pour vaincre, il est nécessaire qu’il se constitue en un parti autonome, un parti de classe conscient, séparé de tous les autres. » (Engels à Trier, le 18 décembre 1888)
« Si la production capitaliste engendre sa propre négation, avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature », c’est dans la mesure où ce mouvement est aussi celui de la production d’un sujet révolutionnaire conscient et non pur effondrement. En ce sens, la position orthodoxe est celle de Bordiga, pour lequel le rapport du parti à la classe est organique par l’intermédiaire du programme immuable et non une forme d’organisation (parti de masse ou d’avant-garde, qui feront les beaux jours de la polémique germano-russe).
« La constatation purement objective, extérieure, de l’analogie des conditions économiques et sociales d’un grand nombre d’individus ne permet pas d’individualiser la classe … (même si le parti n’est qu’une fonction de la classe). »
« La classe présuppose le parti parce que pour être et pour agir dans l’histoire la classe doit posséder une doctrine critique de l’histoire et trouver dans celle-ci le but à atteindre. » (Rassegne Communiste, 1921)
L’État et la révolution
La conception du parti à travers lequel la classe devient réellement, effectivement une classe agissante, est adéquate à la conception que le programme a de l’État – machine oppressive au service de la bourgeoisie – et de la révolution comme prise du pouvoir politique dans lequel le prolétariat devient classe dominante.
La question de la forme politique de la révolution renvoie à celle de la maturité des forces productives. Si celles-ci ne sont pas suffisantes pour instaurer immédiatement le communisme (d’où le programme du développement des forces productives sous le contrôle de l’État prolétarien), elles sont toujours analysées comme suffisantes pour liquider la bourgeoisie dont la « mission » historique est achevée par des employés et des fonctionnaires (trusts et capitalisme d’État).
La révolution est l’aboutissement de la socialisation des forces productives et de leur antagonisme aux rapports de production qu’elles font éclater.
Mais d’autre part, l’État est un moyen d’élargir et de maintenir la domination de classe, appareil répressif qui vient renforcer et garantir la violence, l’exploitation, comme si le cycle du capital n’y suffisait pas de lui-même. Ceci est adéquat à la conception de deux classes, chacune porteuse en soi d’une organisation sociale, qui s’affrontent et dont le lien (exploitation) est en quelque sorte externe donc susceptible d’être renforcé par l’organisation politique… de l’extérieur.
À la fois synthèse et pivot de la société de classe, l’État devient d’autant plus l’enjeu de la lutte que la phase inférieure du communisme est le développement du capital sous le contrôle – politique – du prolétariat, instauration de rapports de production conformes au développement de forces productives sociales, rapports que l’État prolétarien incarne (par la généralisation de la rationalité centralisatrice) et garantit (par la dictature armée).
À partir du moment où l’État est conçu comme le facteur essentiel de la pérennité des rapports capitalistes qu’il maintient par la coercition, même si sa puissance politique est en relation « dialectique » avec la puissance économique de la bourgeoisie, les deux niveaux – économique et politique – viennent se conforter mais sont différents. La domination politique généralise la domination économique et aide à son maintien.
Il ne s’agit pas ici d’affirmer que l’État est un organisme superfétatoire, qui ne sert à rien, ce qui est en cause c’est la problématique même du programme.
Pour lui, la question est celle de l’utilité de l’État.
On le définit comme un organisme, un appareil dont on recense les fonctions. La question de la nature de l’État se résout dans celle de son rôle, ce qui rend alors possible d’opérer une discrimination entre celles que l’on conservera et les autres. On ne peut accepter la théorie engelsienne de la genèse de l’État comme atténuant et cimentant l’existence commune de classes antagoniques (au profit de l’une), sans accepter que les classes sont deux être qui s’affrontent, ce qui renvoie à la définition programmatique des classes (« juridique »), cf. supra, et à leur lutte (« politique », usant du pouvoir d’État).
Cette définition de l’État n’est rien d’autre qu’une super-fonction englobant les autres, une généralité dont les fonctions recensables (idéologie, répression, etc.) ne sont que les applications particulières. Nous avons ici affaire à une véritable problématique fonctionnaliste pour laquelle une institution n’existe que parce qu’elle répond à un besoin social qu’elle satisfait. La question qui est posée est alors de savoir en quoi l’exploitation a besoin de l’État pour se perpétuer, question qui présuppose l’exploitation comme « vol » et la société en sphères (économie, politique, idéologie, etc.) qui viennent toutes s’épauler. Le corollaire de l’exploitation « économiste » est alors l’oppression militaro-policière.
Une fois l’exploitation posée comme un rapport social se reproduisant de lui-même, la question valide ne peur plus être celle du rôle de l’État, mais celle de savoir en quoi le rapport social qu’est l’exploitation, par la relation qu’il établit entre les classes, la communauté, les individus, comprend nécessairement la forme étatique.
La problématique de la révolution programmatique peut alors se nouer à travers cette distinction de deux « instances ».
D’un côté, on a la maturité des forces productives qui rend la bourgeoisie superflue, qui lui « ôte » sa mission historique (cela est acquis pour Marx dès 1848, cf. Engels à Lafargue… La Chine, p. 46, Ed. 10/18)
Mais d’un autre côté, cette maturité n’est pas une condition suffisante, même si elle est une condition nécessaire.
Il faut une révolution politique, qui puisse d’emparer et détruire l’État bourgeois, ériger le prolétariat en classe dominante, pour poursuivre sous sa férule, l’accumulation des forces productives. Et à ce niveau, le prolétariat peut perdre (s’il est fourvoyé, mal organisé… si le parti fonctionne de manière insuffisante ou si la conjoncture est défavorable. Cf. les jugements de Marx sur la Commune).
Si le prolétariat ne peut pas s’ériger en classe dominante, la victoire de la bourgeoisie est toujours une victoire à la Pyrrhus, dans la mesure où le déterminisme économique est tel qu’elle ne peut qu’assurer le développement des forces productives – ce qu’aurait, humainement, fait aussi le prolétariat – : « la révolution de 1848 a fait exécuter la tâche de la bourgeoisie par des combattants prolétariens, sous l’enseigne du prolétariat ; de plus, elle a réalisé par l’intermédiaire de Louis Bonaparte et de Bismarck, ses exécuteurs testamentaires, l’indépendance de l’Italie, etc. » (Préface à l’édition polonaise du Manifeste, 1892, Pléiade, t. 1, p. 1490-1491)
Le schéma de la révolution double entraine que, d’une part, le prolétariat face à la débilité de bourgeoisie, joue un rôle de plus en plus important dans la « purification » du capital, et que, d’autre part, après sa défaite, le capital se charge lui-même de faire ce qu’aurait fait le prolétariat dans un premier temps, en prenant des mesures « bourgeoises » (voir aussi bien les revendications du parti communiste en Allemagne – 1848 – que les considérants du Programme du Parti ouvrier français – 1880). À propos des revendications, Marx écrit qu’elles ne sont pas socialistes et « finalement nécessaires pour river les intérêts de la bourgeoisie conservatrice à la révolution » (cf. Écrits militaires, p. 186)
L’évolution naturelle des forces productives est telle que même si la révolution de rapports de production n’a pas lieu, cette évolution s’impose au capital triomphant, qui en devient « l’exécuteur testamentaire ».
De fait, parler « d’exécuteur testamentaire » des révolutions bourgeoises faites par le prolétariat, et qu’il ne parvient pas à mener à terme, présuppose l’incapacité de la bourgeoisie qui fait alors du prolétariat le seul acteur réel, et qu’ensuite la défaite du prolétariat n’implique pas la victoire de la bourgeoisie, puisque celle-ci est incapable et historiquement débile. D’où le fait que se soit Louis Napoléon ou Bismarck qui prennent alors le pouvoir en « émancipant » l’appareil d’État et en renvoyant dos à dos toutes les classes.
« L’armée, véritable vainqueur, prend la tête, appuyée sur la classe où elle recrute de préférence : les petits paysans. » (Engels, Écrits militaires, p. 483)
Tout le secret de son succès réside dans… « l’équilibre momentané entre les classes de la société française qui sont en lutte pour conquérir le pouvoir » (in Mouvement ouvrier français, p. 152)
Tout se passe alors comme si, aucune classe ne pouvant s’emparer du l’État, celui-ci s’émancipait, en devenant la proie d’un aventurier. D’où le terme usurpation appliqué à Napoléon III (p. 154).
La théorie de la révolution double
La théorie de la révolution double (révolution en permanence chez Marx) synthétise tous les éléments de la problématique du programme. C’est ce schéma qui va prévaloir dans l’explication des mouvements sociaux et l’élaboration de la stratégie de 1848 à l’Internationale communiste (qui, à Bakou, l’explique aux pays coloniaux).
Au départ, il y a l’analyse de la révolution française (Vorwarts, Sainte Famille) et le constat que même lorsque la bourgeoisie est agissante, révolutionnaire, le prolétariat ne reste pas inactif dans la révolution même sous sa forme « embryonnaire » des plébéiens. Dans cette situation où le bourgeoisie représente une classe progressive, l’intervention du prolétariat ne fait qu’accélérer le processus.
« Si le prolétariat reverse le pouvoir politique de la bourgeoisie, sa victoire n’est que passagère, qu’un élément au service de la révolution bourgeoise elle-même, comme ce fut le cas en l’an 1794. Il en est ainsi, tant qu’au cours de l’histoire, les condition matérielles ne sont pas créées pour rendre nécessaire l’élimination du mode de production bourgeois et donc aussi le renversement définitif du règne politique bourgeois. » (Marx, La critique moralisante…, novembre 1847)
Pour Marx, en 1847-48, les conditions matérielles sont toutes différentes. La faiblesse de la classe bourgeoise en France et en Allemagne détermine le fait que le prolétariat tend à se substituer à la bourgeoisie. C’est la célèbre analyse des trois pôles du mouvement ouvrier, économie en Angleterre, théorie en Allemagne, politique en France.
Dans l’analyse de la situation des classes en France avant 1848, Marx conclut de manière paradoxale que la France n’est à la fois pas mûre pour le socialisme (le capitalisme y étant tout juste développé – importance de la paysannerie parcellaire qui fait obstacle à l’accumulation) et que les conditions politiques (neutralisation mutuelle des autres classes) y sont favorables à le conquête du pouvoir par le prolétariat. Cette prise du pouvoir dans un pays économiquement « attardé » est possible de par la situation internationale.
En liaison avec le développement rapide et mondial du mode de production capitaliste, des pays où le capitalisme est encore progressif et la bourgeoisie déjà incapable de prendre la direction politique, le prolétariat peur assurer un passage rapide du « féodalisme » au socialisme.
Or en 1848, pour Marx, les conditions économiques sont mûres au niveau international, en Angleterre, mais la vitalité même du capitalisme y empêche une révolution politique (aristocratie ouvrière qui reçoit les miettes de la colonisation…).
Ce qui est théorisé simultanément dans la révolution double, c’est à la fois l’existence d’obstacles nationaux à la révolution socialiste dus à l’immaturité des rapports sociaux et l’existence nationale d’un capitalisme suffisamment mur pour le socialisme au niveau économique.
Aucun pays ne possède en lui-même les trois éléments nécessaires au socialisme (le triptyque France, Angleterre, Allemagne), mais globalement la révolution est possible si, par bonds successifs, ces éléments séparés sont réunis. D’où la révolution au maillon le plus faible politiquement (puisque c’est la prise de pouvoir dont il s’agit) et sa nécessaire extension à l’Angleterre, à l’Allemagne. « Toute révolution sociale en France échoue sur l’écueil de la bourgeoisie anglaise… la vieille Angleterre ne sera renversée que par une guerre mondiale qui, seule, peut offrir au parti chartiste les conditions pour un soulèvement victorieux…
« Or une guerre européenne sera la conséquence directe et première d’une révolution ouvrière triomphant en France. » (Marx, Nouvelle Gazette Rhénane, janvier 1849)
D’où, à partir du mouvement français, une réaction en chaine, assurant le triomphe du socialisme à l’échelle du continent.
« Février et mars 1848 ne pouvaient avoir le sens d’une véritable révolution que si, au lieu de représenter un terme, ils devenaient au contraire le point de départ d’un long processus révolutionnaire. » (Engels in Marx-Engels, Le Parti de classe, Maspero, t. 1, p. 170)
repoussée après 1848, à la crise de 56-57, l’analyse sera déplacée vers la Russie après 1871, lorsque les diverses unifications, allemande, italienne, etc. rendront caduque une politique social-démocrate, le prolétariat n’y ayant plus de tâche bourgeoise à accomplir (cf. Préface russe au Manifeste – Engels 1880, et l’article de 1875 d’Engels sur la Russie, in Marx-Engels, La Russie, Ed. 10/18)
La théorie de la révolution double est fondamentale car elle fonde les thèmes essentiels du programme : rôle de l’État, programme minimum, question paysanne. L’État par son intervention despotique intervient pour garantir un changement qualitatif de structure, alors que ce sont des tâches bourgeoises qu’il faut accomplir pour le prolétariat, à sa manière. D’où l’importance qu’il soit comme nous l’avons vu, conçu comme une machine oppressive au service d’une classe et non une stricte émanation du rapport social capitaliste.
Concurremment, avec la parti et l’Internationale, il assure l’accrochage international, sur la base d’une organisation nationale, résultant de données économiques et sociales (liaison internationale des capitaux, mais aussi autonomie nationale de chacun).
D’autre part, ayant des tâches bourgeoises à accomplir, il ya nécessairement un programme minimum. La condition de la victoire du prolétariat est l’existence d’un parti propre – qui concrétise sa constitution en classe doté d’un programme propre – mais la nécessité d’accomplir des tâches encore bourgeoises ne permet même pas l’application du programme de transition.
Le programme minimum représente la conciliation nécessaire entre les buts généraux (historiques) que les communistes doivent nécessairement faire valoir et les buts immédiats liés à la situation politique. C’est dans le même contexte que se situent les mesures nécessaires à se concilier la petite paysannerie pauvre, qui du fait du caractère « attardé » qui fonde la révolution « double », sont une force sociale importante. De même les classes moyennes.
L’ambigüité de la révolution double, qui révèle la contradiction de la pratique programmatique, découle de ce que celle-ci procède d’une situation où, simultanément, tout est possible et impossible.
Dans les pays économiquement en avance, la révolution est difficile à démarrer parce qu’elle induit nécessairement un choc frontal entre les deux classes, choc dans lequel la bourgeoisie peut plus aisément manier l’arme économique, notamment en suscitant avec les bénéfices de la conquête coloniale une « aristocratie ouvrière », d’autre part son pouvoir politique est, conséquence de sa puissance économique, moins fortement dévitalisé par la crise que dans les économies faibles.
Dans les pays économiquement attardés, on a la situation inverse. La nécessité de réaliser avec un prolétariat minoritaire, mais généralement concentré, une révolution « antiféodale » à laquelle d’autres classes sont intéressées (paysannerie, moyenne bourgeoisie, voire même bourgeoisie industrielle) fournit un tremplin à l’action du prolétariat, qui lui, poussant le mouvement « jusqu’au bout » selon l’expression significative de Marx, tente de s’emparer du pouvoir d’État.
Dire que le prolétariat est la seule classe révolutionnaire, « jusqu’au bout » est cohérent à la prémisse théorique de la révolution double : le constat que, dans les révolutions bourgeoises classiques – 1789 mais aussi 1648 – le prolétariat agit de concert avec la bourgeoisie, et alors que celle-ci s’arrête devant la transformation radicale des rapports sociaux et même régresse – restauration de la religion par Napoléon III par exemple – le prolétariat lui, « prenant au sérieux » la philosophie bourgeoise, pousse en avant et radicalise le processus (les Enragé et les Égaux en France, les Niveleurs en Angleterre).
Cette « poussée du prolétariat est cohérente avec le fait que le prolétariat s’affirme – pour mieux se nier ensuite – communisme porteur d’une organisation sociale en tant que classe particulière (transition).
Ce « tremplin » qui fournit la nécessité d’une double révolution contre le féodalisme puis immédiatement contre la bourgeoisie – révolution en permanence – explique pourquoi, « pour assurer des chances de succès, les mouvements révolutionnaires sont forcés, dans la société moderne, d’emprunter leurs couleurs, dès l’abord, aux éléments du peuple qui tout en s’opposant au gouvernement en vigueur, vivent en totale harmonie avec la société existante. En un mot, les révolution reçoivent leur billet d’entrée pour la scène officielle des mains des classes dominantes elles-mêmes. » (Marx, New York Tribune, 17 juillet 1857)
En 1648 ou en 1789, aucune des conditions n’étaient réunies ; c’est la naissance du capitalisme et il n’y a donc aucune « possibilité » de transcroissance de cette participation prolétarienne à la révolution bourgeoise.
Par contre en 1848 en France, après 1848 en Allemagne, et après 1871 en Russie, cette possibilité existe dans la mesure où l’Angleterre est un pays capitaliste mûr et d’autre part domine les conditions économiques internationales – donc tout événement politique international réagit sur lui et affaiblit sa puissance et son rame économique liées au « colonialisme ».
Dès lors pour le programme, une révolution double est possible dans les pays peu développés. L’absence de puissance économique – capitalisme impur, c'est-à-dire minoritaire et restreint – permet la prise du pouvoir par le prolétariat seule classe internationalement progressive mais nationalement la prise de pouvoir se heurte immédiatement à ce qui le rend possible : l’immaturité des conditions économiques. On a donc la nécessité d’une extension de la révolution aux pays avancés et cette extension ne peut se faire qu’à partir d’une révolution politique. Elle est une extension politique si la révolution faite joue le rôle de détonateur, de modèle et de pédagogue (voir la pratique bolchéviste dans l’IC par exemple).
Ce que théorise la révolution double, c’est ce que Lénine développera dans Loi sur l’inégal développement des capitaux et des nations.
Le développement du capital de certaines zones implique nécessairement le sous-développement des autres zones. On a donc toujours cette situation où des zones sont « mûres » et d’autres « non ».
Le capital, internationalement, est développé, mais il y a des obstacles nationaux, c'est-à-dire des pays non développés. De plus le développement international est en fait le développement d’une nation qui domine les autres, rien de plus.
Par définition, la révolution double se situe au niveau des États-nations, puisque son premier acte est la prise du pouvoir d’État.
Il est d’autre part intéressant de connaître le critère de maturité des forces productives telle que la pose le programme.
Pour Boukharine, par exemple, « la socialisation du travail permet d’introduire techniquement une organisation planifiée sous une formule sociale concrète quelconque… Il en résulte que si le capitalisme est mur pour le capitalisme d’État, il est tout aussi mûr pour l’époque de l’édification du communisme » (op. cit., p. 95-96)
Ce qui est ici essentiel, outre le caractère technique de l’organisation planifiée que nous avons déjà relevée et sur laquelle nous allons revenir, c’est l’assimilation entre capitalisme d’État et socialisme comme deux fins possibles de la maturité des forces productives.
Nous avons déjà vu chez Engels et dans le Capital, que dans les société par actions, le capitalisme d’État, la bourgeoisie montrait que sa mission historique était terminée puisque ses fonctions étaient assurées par des employés salariés. Elle devient donc une classe superflue.
De même, l’échec des révolutions double aboutit aux révolutions « par le haut », où l’appareil d’État renvoie dos à dos bourgeois et prolétaires.
L’éviction de la bourgeoisie rendue historiquement caduque par le développement des forces productives peut donc se mener de deux manières : capitalisme d’État ou État prolétarien, qui l’un comme l’autre ont la même prémisse, la superfluité de la bourgeoisie.
Définition programmatique de la classe bourgeoise
Fonction assurée par des employés salariés, c'est-à-dire non propriétaires d’une part ; expropriation des expropriateurs d’autre part ; tout cela renvoie à une définition, modèle pour le programme de la classe bourgeoise en termes de propriété juridique. A contrario, cela est confirmé par le fait que le communisme primitif est défini par l’absence de propriété privée et le socialisme par le transfert à la société – représentée par l’État – de la propriété des moyens de production. C’est cette appropriation privée qui définit les rapports de production capitaliste dans leur contradiction aux forces productives sociales.
Une telle définition ne peut se comprendre qu’en référence à la période de la domination formelle du capital, période qui fonde historiquement le programme « classique ». dans cette phase transitoire, où le capital ne bouleverse pas le mode de produire en le rendant adéquat à ce que lui-même exige (capital fixe comme forme adéquate du capital), dans la personne du capitaliste, fonction du capital et propriété personnelle d’un capital peuvent coexister (dans des formes hybrides, le capitaliste peut être aussi un producteur direct, travailler lui-même). Cependant, le capital est une puissance sociale et l’histoire de son développement vers la domination réelle peur se schématiser par le fait que : « augmentant de valeur pour atteindre des dimensions sociales, le capital doit dépouiller tout caractère individuel. »
Dans la période de domination réelle (société par action, État, etc.), lek devient réellement une puissance sociale abstraite, dépouillée de tout caractère personnel, mais cela nécessite une accumulation de celui-ci.
Dans la période antérieure, gestion et propriété personnelle du capital coïncident et, pour le programme, définir la classe bourgeois en termes juridiques de propriété n’est pas une erreur, mais correspond à une étape historique bien déterminée.
On peut d’ailleurs remarquer que Marx opère une différence entre les deux périodes, par exemple, lorsqu’il écrit : « le capitaliste doit être le propriétaire ou le possesseur des moyens de production à une échelle sociale. » Marx utilise cette distinction, reprise de Hegel dans Formes…, à propos des communautés primitives, où les individus ne sont que possesseurs, la commune, c'est-à-dire eux-mêmes, sous une forme extranéisée, étant propriétaire.
Du point de vie de la philosophie du droit, la possession est un état de fait – chez Hegel, subsumer une chose sous son vouloir, pour Marx, une pratique, une activité faisant sienne la chose ; la propriété est un état de droit pour Hegel : la possession reconnue par autrui, chez Marx par le droit régulier ou coutumier – (Hegel, Propédeutique, Marx, Formes), l’exemple type de la dissociation entre propriété et possession étant l’acte de location.
Lorsque le capital se constitue en totalité, domination réelle, propriété personnelle et possession (gestion du capital qui assure la valorisation de celui-ci) se séparent. Le capitaliste est simplement fonctionnaire du capital, c'est-à-dire se personnification, en tant qu’il est avant tout procès de valorisation-accumulation, mouvement qui suffit à le constituer, face au travail, en capital par la reproduction des rapports sociaux que cette valorisation implique et reproduit sans cesse, sans l’intermédiaire juridique de la propriété personnelle du capital en soi.
C’est cette insistance, dans le cadre de la révolution double, sur la propriété personnelle du capital comme constituant la classe bourgeoise (particulièrement évidente chez Lénine), qui constitue la limite essentielle de la critique programmatique et qui explique la « confusion » possible entre transfert des moyens de production comme propriété de l’État ouvrier et abolition du capital. Si on se souvient d’autre part qu’en période de domination formelle, le capital apparaît avant tout comme contrainte au surtravail et que la mystification du capital fixe, se présentant comme créateur de valeur, n’est pas développée, on peut alors comprendre pourquoi l’État apparaît comme une machine qui vient grâce à son appareil juridico-répressif, garantir l’exploitation en se posant en garant de la propriété privée.
Révolution russe et définition programmatique du prolétariat
Pour la compréhension du programme, les analyses de la révolution russe, « seule expérience réussie de la révolution prolétarienne », offrent un intérêt tout particulier, en ce sens que pour la théorie programmatique, elle constitue un problème crucial, puisque pour celle-ci la remise en cause de la révolution russe revient à la mise en cause de ses propres prémisses théoriques.
Au départ de toutes les critiques de « gauche » de l’URSS, il y a le constat de la nature capitaliste des pays de l’Est.
À partir de là, on peut poser le problème de la révolution russe comme une simple révolution bourgeoise faite par le prolétariat. Le problème est alors que l’on débouche aisément sur la remise en cause du caractère révolutionnaire du prolétariat, celui-ci n’étant qu’un moyen radical de la révolution bourgeoise, réalisant sans cesse des buts démocratiques-libéraux (ce qui est le résultat de 1848, 1871…). On a alors le fondement théorique du « révisionnisme » (Kautsky, Bernstein, etc.), le prolétariat parachevant la révolution bourgeoise dont il réalise les idéaux (liberté, égalité, démocratie, etc.).
Pour le programme, théorie révolutionnaire, il y a nécessairement rupture révolutionnaire entre capital et socialisme, rupture dont le prolétariat est le sujet, non réductible à un simple complément critique de la révolution démocratique.
Le simple fait de conserver le prolétariat comme classe révolutionnaire porteuse du communisme empêche que l’on puisse simplement considérer une substitution pure et simple du prolétariat à une bourgeoisie défaillante. Il faut donc nécessairement analyser la révolution russe à travers le schéma de la révolution double, l’échec de celle-ci, évident avec Staline, mais déjà consommé et dénoncé dès 1920 (cf. le Rapport sur Moscou de Rühle, à l’occasion du IIe congrès de l’IC, publié dans Der Kommunist de Dresde de septembre 1920, cité in La Gauche communiste en Allemagne, Authier-Barrot, Ed. Payot, p. 178 et suivantes).
La révolution russe serait une révolution prolétarienne dans le cadre d’une révolution double et son échec une involution, c'est-à-dire une transcroissance arrêtée à cause d’un développement national arrêté et qui donc, restreinte par force à sa base nationale, évolue nécessairement vers le développement d’un capitalisme moderne en Russie.
L’échec de la révolution russe s’expliquerait alors par l’échec de la révolution allemande, qui devait fournir les conditions économiques, les deux mouvements n’ayant pas pu réaliser leur jonction.
C’est à ce schéma que se ramènent la majorité des critiques de « gauche » de la révolution russe (Gorter, Bordiga… et plus récemment J. Barrot, etc.).
Si ces théories ont l’immense avantage de montrer le caractère strictement capitaliste de la Russie (au lieu de forme hybride type État ouvrier déliquescent ou bureaucratie totalitaire genre SoB), elles restent une critique interne au programmatisme dans la mesure même où de telles explications procèdent de la notion de révolution double. Le postulat étant la maturité des forces productives au niveau mondial avec des maillons faibles où une révolution est possible (voir supra), les conditions économiques existent – comme toile de fond – et l’explication de l’échec sera politique et organisationnelle, trait révélateur du caractère programmatique de ces critiques. La faute en sera aux « Gauches » allemandes, hollandaise, etc., qui par leur radicalisme ont affaibli le parti, notamment par le refus des compromis (cf. Le Gauchisme…, Lénine, qui dès 1920 fournit déjà les prémisse s de toutes les analyses futures de sycophantes de l’État ouvrier dégoulinant). De l’autre côté, la faite en sera à l’impérialisme théorique des russes, au caractère anti-démocratique, voire ensuite bourgeois du PCR. On s’opposera dictature du parti et dictature des masses, soviets et parti ; dans tous les cas, de tous les côtés, on parlera organisation et défaillance stratégique.
Avec le constat d’échec des mouvements de 1914-1921 et l’ère de contre-révolution qui s’ouvre, deux voies théoriques sont possibles :
Soit théoriser l’intégration du prolétariat, détourné de ses buts par l’emprise de l’idéologie et œuvrer à regrouper les prolétaires révolutionnaires dans une nouvelle organisation (voir les lignes directrices de la KAI), soit reproduire une fois encore le schéma de la révolution double – soutien au mouvement anti-impérialiste dans les aires non blanches – et dans cette perspective d’un déblocage – par l’effondrement colonial – de la situation dans les métropoles blanches, maintenir la doctrine (voir Bordiga, le PC internationaliste et la prévision de la crise pour 75 qui couronne l’édifice).
Ce que tous ces courants ont de commun entre eux, c’est avant tout (ce que l’on retrouve aussi dans Le Mouvement communiste, Barrot, et chez RI, etc.) le fait que tous théorisent la décadence du capitalisme depuis 1914, c'est-à-dire sa perdurabilité, alors que depuis l’aube de la révolution russe, d’où son importance cruciale, sa mission historique est close.
Ceci est révélateur de la perspective programmatique et de la définition (corollaire de celle de la classe bourgeoise, qu’elle donne) qu’elle donne du prolétariat. Théoriser la décadence depuis 1914, c'est-à-dire depuis le passage du capital en domination réelle, cela revient à théoriser que le capital n’est plus progressif, à partir du moment où il commence à rendre le travail inessentiel au procès de production (croissance du capital constant et surtout fixe dans le procès immédiat). Cela découle du fait que le prolétariat est conçu comme travail, c'est-à-dire comme une force productive au même titre que les machines, etc. Lorsque le capital rend le travail superflu, il en revient alors à « gaspiller » des forces productives (chômeurs à vie…), des produits (complexe militaro-industriel…), la dévalorisation étant alors conçue de manière unilatérale, le rapport de production se maintenant contre la maturation des forces productives, en les détruisant ou en les laissant en jachère, notamment la force de travail.
C’est une définition du même type qui sous-tend les mécanismes évoqués dans le Manifeste (1848) : « le salariat repose exclusivement sur la concurrence des travailleurs entre eux. Le progrès de l’industrie, dont la bourgeoisie est le véhicule passif et inconscient, remplace peu à peu l’isolement des travailleurs né de la concurrence, par leur union révolutionnaire au moyen de l’association. » (Pléiade t. 1, p. 183) La concentration du capital est à la fois l’aveu du caractère superflu de la bourgeoisie (appropriation personnelle) et d’autre part, la condition objective de l’union des prolétaires, qui sont unifiés de fait de leur concentration au sein d’un même procès de travail, sous l’autorité d’un même capitaliste (voir aussi la « rude discipline acquise au sein de la fabrique – dont Lénine et Trotski se serviront amplement).
Définissant le prolétariat comme classe associée de fait, objectivement, dans le procès de travail lui-même, association qui est la condition de sa prise de conscience (constitution de la classe à travers le parti), l’accession du capital à la domination réelle pose au programme un problème essentiel de définition de la classe, puisque le travail n’est plus dominant dans le procès de production.
C’est cette transformation qui explique que Bordiga théorise près 21, et jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la société russe comme instable, comme une société dont le devenir n’est pas définitif. Le cycle révolutionnaire dont la Russie était le pivot se clôt en 1945, c'est-à-dire lorsque le capital a mondialement atteint la domination réelle, sa période d’accession à celle-ci (1914-1945) étant considérée comme instable dans la mesure où l’ancienne vision paraît encore applicable.
De même, c’est dans cette période et après 1945 que se manifestent les théories de « l’intégration définitive » du prolétariat, conduisant à chercher un autre sujet révolutionnaire (SoB, Prudhommeaux, Pannekoek dans Conseils ouvriers…), procès de genèse du programmatisme impossible.
Nature révolutionnaire du prolétariat dans le programme
Nous avons déjà vu chez Engels que Bismarck ou Napoléon III étaient les exécuteurs testamentaires des révolutions de 1848 et de 1871. L’idée qui sous-tend une telle affirmation est que, d’une part le développement des forces productives matérielles est historiquement nécessaire et que, d’autre part, aucune fatalité n’implique que ce développement soit conduit par le capital plutôt que par le prolétariat.
Il en découle que, sur la même base, on peut affirmer, soit que la contre-révolution réalise à sa manière le programme, soit que le prolétariat ne fait que réaliser les tâches du capital. La succession cyclique des révolutions et des contre-révolutions représenterait alors le même contenu : l’accumulation du capital. « Lors même qu’une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement (…), elle ne peut dépasser d’un saut ni abolir par des décrets les phases de son développement naturel ; mais elle peut abréger la période de gestation. (Préface au Capital)
Là dessus se fonde toute la stratégie « prolétarienne » de Marx qui « soutient » tout ce qui permet l’accumulation du capital (cf. Discours sur le libre-échange).
Par son intervention, le prolétariat pousse à l’accumulation du capital, au développement des forces productives, préalable de la révolution communiste et ceci, qu’il prenne ou non le pouvoir lui-même. En ce sens c’est le mode de production capitaliste qui est révolutionnaire et non l’une ou l’autre des classes qui le composent, le prolétariat venant se substituer à la bourgeoisie défaillant pour accomplit ses tâches, historiquement nécessaires. On peut dès lors affirmer que le prolétariat n’est pas – en soi – une classe révolutionnaire (puisque son rôle est le développement des forces productives que pourrait aussi bien faire le capital) et chercher un nouveau sujet, un messie quelconque, sinon, de manière sectaire, on se fixe sur le programme en attendant l’ouverture d’une nouvelle période.
L’argument le plus employé en faveur de cette théorie est la description que donne Marx de la lutte pour la journée de travail qui débouche sur l’extraction de plus-value relative par l’intensification du travail et la hausse de la composition organique.
La lutte du prolétariat pour la journée de dix heures est ici cause du développement des forces productives. C’est ce qui amène par exemple les modernes « opéraïstes » italiens à refuser la lutte économique parce que celle-ci, en définitive, profite au capital, qui nourrit son rajeunissement de celle-ci. L’opéraïsme est intéressant car il résume bien le devenir des contradictions du programme, par exemple lorsque Tronti écrit dans Ouvrier et Capital : « le saut du prolétaire à l’ouvrier comporte sur le plan de la violence sociale, le passage de la récolte à la révolution sociale. » Simultanément est posée la nécessaire abolition du prolétariat, défini sur la base du programme classique : sans réserve, dépourvu de toute propriété, pauvre (d’où la révolte), dans l’ouvrier, défini comme producteur porteur d’un ordre social (d’où la révolution), on a donc glorification du travail (contenu) et refus de la forme sociale actuelle (salariat comme pauvreté, chômage…). L’opérateur du saut, c’est la conscience, voire l’organisation qui déclenche cette prise de conscience. Le refus de la lutte économique entraine alors la divinisation de la politique, qui agit de l’extérieur sur les mécanismes de l’économie : « l’unique voie pour bloquer le mécanisme économique, le mettre au moment décisif dans l’impossibilité de fonctionner, c’est le refus politique de la classe ouvrière de fonctionner communisme articulation du capital. » (Potere Operaio, n°2)
Dans la médiation de la conscience et de la politique, il s’agît toujours de fonder une unité de la classe, autre que celle que lui donne le capital, ce qui découle d’une fausse compréhension de ce qu’est l’exploitation.
Le passage du prolétaire à l’ouvrier est le passage de l’individu isolé et pauvre – impuissant contre le capital – à l’ouvrier membre conscient d’une classe, porteur d’un dépassement du capital. C’est là le fondement de toute politique : chercher un moyen d’organiser des hommes considérés comme isolés.
Cependant, « l’isolement de l’individu est l’apparence fétichiste de la surface de la société capitaliste … L’isolement des individus est un moment nécessaire qui n’est donc pas une forme extérieure à l’organisation sociale capitaliste, mais elle n’en constitue pas la substance même… la reproduction du rapport social capitaliste est toujours reproduction de l’individu particulier, c'est-à-dire de l’individu comme isolé et membre d’une classe. » Faute de comprendre la simultanéité de ces deux moments, « d’une part on oppose le dénuement du prolétaire à la richesse accumulée en face de lui, d’autre part on pose l’isolement des individus auquel la logique impose d’opposer l’organisation de ces individus », base de la politique et de la démocratie – qui n’est pas uniquement conciliation des classes.
Partir des individus, isolés dans la concurrence, et faire de celle-ci la cause du maintien du salariat (cf. Manifeste), puis refuser la lutte économique (Potere Operaio), parce que se situant à l’intérieur de cette concurrence, c'est-à-dire présupposant le salaire et la répartition de la valeur, revient à réifier chaque moment de l’exploitation et à les considérer « en soi », et non dans leur unité interne.
L’exploitation est un procès qui est la succession et l’unité de trois moments qui tous se présupposent mutuellement. « Ce procès inclut :
- le rapport réciproque de l’argent et de la puissance de travail en tant que marchandise, l’achat et la vente entre le possesseur de l’agent et le possesseur de la puissance de travail.
- La subsomption directe du travail sous le capital.
- La transformation réelle du travail en capital dans le procès de production (…) la création de plus-value pour le capital. » (Théories…, t. 1, p. 467)
C’est dans l’ensemble de ce procès que le prolétariat est constitué en classe, par et dans le capital, et que sa constitution en classe est posée immédiatement comme contradiction du et au capital.
Ce n’est qu’au terme de ce procès que la prémisse du procès – séparation de la force de travail et des moyens de production – devient le résultat du procès.
Dans le deuxièmement, le travail devient un élément réel du capital, fonctionne comme tel, consommé par le capital comme valeur d’usage au sein du procs immédiat.
Dans le troisièmement, résultat du procès immédiat comme procès de travail et de valorisation, la plus-value produite apparaît en face du travailleur communisme capital additionnel, prêt à fonctionner dans un nouveau cycle de production à une échelle élargie. En ce sens la production capitaliste est reproduction des rapports de production capitaliste, et tous ces moments s’impliquent. Ce qui, par delà l’isolement des individus, définit le prolétariat comme classe, c’est le renouvellement « automatique » de ce procès, conséquence du procès initial, la plus-value n’étant telle que si, par la reproduction du rapport de séparation, elle devient capital additionnel, posant la reproduction élargie comme sa conséquence et sa prémisse.
Définir le prolétariat au seul niveau du premier moment du cycle – l’acte d’achat-vente – revient à définir le prolétaire comme « pauper » et comme un individu isolé, dont l’unité doit être recherchée dans le parti ou la conscience.
Le définir au niveau du deuxième moment, dans le procès immédiat, quand il est fonction du capital parmi d’autres éléments, et en même temps dans ce procès antagonique au travail mort, à la machinerie, amène dans ses formes radicales à l’apologie du turnover et du sabotage, l’opposition travailleur-capital étant saisie alors de manière immédiate, comme ennui, cadences infernales… Hors de cette version « moderne », qui rejoint celle du refus de la lutte salariale – c'est-à-dire de la définition du prolétariat dans le premier moment, voir Potere Operaio – il y a une position historiquement plus ancienne, celle du KAPD, qui découle de la même base.
Pour le KAPD, il s’agit de définir un prolétariat révolutionnaire, non abruti par le parlementarisme et les revendications réformistes, d’où le refus de la lutte salariale et du parlementarisme, qui peuvent se définir au niveau du premier moment, comme conciliation partageuse.
Le lieu où ce prolétariat existe, hors de toute influence pernicieuse, c’est le lieu de travail. Dans le deuxième moment, le travail affronte directement le capital, dans l’opposition fonctionnelle entre travail vivant et travail mort. Ceci implique la création des Betriedorganisations (organisation des hommes de confiance = shop-steward), qu’il faut ensuite unir dans des unités plus vastes selon les principes de l’unionisme (voir IWW et AAVE).
On a donc une définition du prolétariat qui privilégie le lieu de production, le procès immédiat, ce qui revient à définir le prolétariat par le moyen terme de l’usine, ce qui valut au KAPD les critiques de Bordiga à cause de leur position gestionnaire.
Schématiquement, on pourrait poser que l’hypothèse du premier moment correspond à la période de domination formelle – qui prévaut à l’époque du Manifeste et en 1917 en Russie – tandis que celle du deuxième moment correspond déjà à une transition avancée vers la domination réelle – l’Allemagne en 1920-24 – où le capital se manifeste plus éminemment comme la communauté aliénée du travail sans que soit réellement abandonnée la définition programmatique du prolétariat, les deux positions demeurant sur la même base.
Cependant la prise en compte des deux moments et leur reconnaissance comme deux moments successifs ne saurait suffire. En effet, cela revient à dire que : « le capital dans son procès de vie est cause de la séparation du travailleur et de ses moyens de production, il devient ensuite l’élément qui permet l’unification, laquelle n’est plus entre le travailleur individuel et son outil parcellaire, mais entre ouvrier collectif et moyens de production socialisés. » (Invariance, série II, n°1, p. 17) « Le capitalisme n’existe que parce qu’il y a deux éléments complémentaires, le capital et le travail salarié. » (p. 19)
Que l’on interprète cette succession comme celle de deux moments d’un cycle, ou comme succession de deux modes de domination, ce qui fait problème c’est que l’unité de ces deux moments est celle des premier et deuxième moments hypostasiés, parce que séparés du troisième moment qui est à la fois le moment final et décisif du procès.
En posant à la fois la séparation dans le procès de circulation et l’unification dans le procès immédiat, on arrive au capital comme communauté (ce qui unifie présupposant donc un isolement) du travail en le pompant (s’attribuant les caractères sociaux du travail), bref au monstre automatique.
Le troisième moment est celui dans lequel le travail produit réellement le capital, dans la mesure où la plus-value devient du capital en soi, trouvant dans le cycle antérieur de reproduction élargie du rapport social qui lui permet de fonctionner comme du capital additionnel.
Ne pas comprendre que le prolétariat se définit dans la totalité du cycle, en tant qu’il implique le renouvellement d’un nouveau cycle et en produit les conditions, revient à poser l’accumulation comme quelque chose d’extérieur au prolétariat – condition externe de sa victoire ou de sa défaite, conjoncture. C’est finalement ne pas comprendre la nature du programme. Cette incompréhension de la nature du programme trouve son expression la plus claire dans les questions posées à propos de la révolution russe.
Pour Gorter, Pannekoek, etc., celle-ci est successivement analysée comme révolution prolétarienne (1917), révolution bourgeoise menée par le prolétariat (1920), révolution bourgeoise tout court après 1921.
Une variante de la même position consiste à poser une phase prolétarienne qui succombe face à la contre-révolution.
Une troisième variante est celle d’une révolution double dont la transcroissance est arrêtée à cause de l’échec du prolétariat allemand…
Ce que toutes ces positions ont en commun, c’est l’affirmation d’une possibilité pour le programme de s’appliquer, pour le prolétariat de se constituer en classe dominante.
Il est à la limite peu important que celui-ci soit à un moment ou à un autre défait par la contre-révolution. Ce qui importe c’est qu’il puisse pendant une période triompher. Sans ce triomphe momentané, ce serait toute la conception programmatique qui s’effondrerait, si elle reconnaissait l’impossibilité pour le prolétariat de devenir classe dominante.
De même, lorsque Gorter ou Rühle, après 1920, déclarent la révolution russe pure et simple révolution bourgeoise, ils sauvent négativement le programme, en remettant à plus tard sa réalisation.
Définir le prolétariat dans la conversion de la plus-value en capital additionnel, dans l’unité des trois moments, amène à bien considérer le prolétariat comme un rapport social et non comme un être qui évoluerait selon une accumulation extérieure à lui.
« Les présuppositions qui apparaissent à l’origine comme les conditions de son devenir, (….) apparaissent maintenant comme résultat de sa propre réalisation, (…) le capital se présuppose lui-même et crée les conditions de sa conservation et de sa croissance. » (Fondements, t. 1, p. 423-424)
Ces conditions sont exprimées par le rapport originel lui-même : «
- Il y a d’un côté, la force de travail sous sa forme purement subjective, séparée des éléments de sa réalité objective…
- Il y a de l’autre côté la valeur ou le travail matérialisé.
- Il doit y avoir entre les deux un libre rapport d’échange fondé sur la valeur… médiation entre les deux extrêmes.
- Le côté représentant les conditions objectives doit avoir la forme valeur et pour but l’autovalorisation… »
(Fondements, t. 1, p. 427-428)
L’existence de ces conditions est à la fois la prémisse et la nécessité du rapport capitaliste puisqu’elles définissent et impliquent l’exploitation. L’existence même de ces conditions, conditionne et rend certain le procès d’exploitation. « Ce procès ne reproduit pas seulement le capital, mais encore le produit… Dire que le procès de production crée le capital, n’est qu’une autre façon de dure qu’il crée la plus-value. Mais ce n’est pas tout. La plus-value est reconvertie en capital additionnel et se manifeste comme création de capital nouveau ou de capital élargie. » (VIe chapitre…, p. 258-259)
Définir le procès capitaliste comme exploitation, c’est donc immédiatement le définir comme reproduction du rapport social et accumulation, c'est-à-dire comme reproduction du rapport social à une échelle élargie.
« La plus-value est reconvertie en capital additionnel et se manifeste donc comme création de capital nouveau ou de capital élargi. Le capital ne se réalise pas seulement, il crée encore du capital. Le procès d’accumulation est donc immanent au procès de production capitaliste. » (VIe chapitre…, p. 259) De manière immanente au procès capitaliste, puisque la plus-value n’est accroissement réel du capital, accumulation, que si elle est à même de fonctionner à son tour comme capital (nouveau ou élargi, peu importe pour l’instant).
Si on considère le procès « sous l’angle de la continuité », c'est-à-dire plusieurs cycles de production successifs, « la forme de médiation, inhérente au mode de production capitaliste, sert donc à perpétuer le rapport… Elle masque sous le simple rapport monétaire, la transaction véritable, et la dépendance perpétuelle, grâce à la médiation de l’achat-vente qui se renouvelle constamment » (VIe chapitre…, p. 262)
La reproduction des conditions du rapport originel, de par le résultat qu’il implique (exploitation, plus-value, accumulation), fait du retour à la situation originelle d’une part, et de l’élargissement du rapport social d’autre part, création de capital additionnel, des moments inhérents au processus lui-même. C’est cette reproduction à une échelle élargie, impliquée par le processus lui-même, qui fait « du travail présent une assignation sur le futur (travail futur) », constituant la présupposition du capital par lui-même.
Il découle de cela une conséquence importante : « bien que l’argent se trouvant en la possession de l’acheteur de puissance de travail – ou s’il est exprimé en marchandises : les moyens de production et les moyens de subsistance pour le travailleur – ne deviennent du capital que par le procès – ne soient transformées en capital que dans le procès – et que, par conséquent, ces choses avant d’entrer dans le procès, ne soient pas du capital, mais doivent seulement devenir du capital, elles sont pourtant en soi du capital. Elles ne le sont par la forme autonome dans laquelle, respectivement, elles et la puissance de travail se font face réciproquement : ce rapport conditionne et rend certain l’échange donc la puissance de travail et le procès de transformation effectif du travail en capital qui s’ensuit. Elles ont d’emblée, face aux travailleurs, la détermination sociale qui les constitue en capital et leur donne pouvoir sur le travail. Elles sont donc, face au travail présupposées capital ; » (Théories…, t. 1, p. 464)
Dans la crise, c’est le mécanisme de la reconversion de la plus-value en capital, son existence comme capital additionnel devant se valoriser, qui est remis en cause. L’accumulation, c'est-à-dire cette tendance que Marx décrit, à la limite, dans le Livre III : « il y aurait surproduction absolue de capital dès le moment où le capital additionnel destiné à la production capitaliste serait égal à zéro (…). Dès que, par rapport à la population ouvrière, le capital se serait donc accru dans une proportion telle que ni le temps de travail absolu fourni par cette population, ni le temps de surtravail ne pourraient être étendus (…) ; dès que le capital accru ne produirait donc qu’autant, voire moins de plus-value qu’avant son accroissement, il y aurait surproduction absolue de capital. » (Le Capital, Pléiade, t. 2, p. 1033-1034)
Marx décrit ici un état limite qu’il considère comme impossible puisque des contre-tendances se déclenchent, qui viennent rétablir le mécanisme. Cependant, toute crise réalise peu ou prou ce mécanisme.
C’est en cela que la crise n’est pas la crise d’un objet économique, mais est crise de la reproduction élargie des rapports sociaux, « crise de la présupposition » du capital sur son ancienne base. C’est alors définir le prolétariat comme classe particulière, pôle d’un rapport social entièrement défini par sa relation à l’autre pôle et à la totalité du mouvement et non comme un être qui agirait, selon les conditions dans lesquelles il se trouve, conformément à son être (cf. Notes de travail n°5 et la théorie de la « plasticité » dans Théorie communiste n°2).
Ce qui alors tombe, c’est l’ensemble de l’interprétation programmatique de l’être et de la mission du prolétariat, résumée dans la phrase célèbre de Marx : « ce qui nous intéresse ce n’est pas ce que pense tel ou tel prolétaire, ni même le prolétariat tout entier, c’est ce que le prolétariat est et ce qu’il sera historiquement obligé de faire. » (La sainte famille, Marx)
Si on a une prémisse méthodologique juste, à savoir que les fromes individuelles et immédiates de la conscience ne sont d’aucun « intérêt » dans l’élaboration théorique, parce que produit immédiat du fétichisme des rapports sociaux, la référence à l’être réel – accompli dans le devenir nécessaire de celui-ci – revoie à une fausse conscience qui réduit le problème du fétichisme à une démarche « pédagogique ». Même si la « fausse conscience », immédiate et inversée, n’est pas révélée au rang de pure et simple illusion, elle est dissoute par la théorie, comme conscience vraie et scientifique, la prise de conscience, le parti...
La référence à ce qu’est le prolétariat et ce qu’il sera obligé de faire en fonction de ce qu’il est, revoie à une définition du prolétariat comme à un être, défini un fois pour toutes, et à un devenir nécessaire de celui-ci, modification fatale des conditions dans lesquelles cet être existe, ce qui le contraindra à agir conformément à ce qu’il est.
Cette séparation qui oppose l’être et l’existence du prolétariat toujours ontologiquement porteur du communisme et d’un communisme toujours renvoyé à plus tard, étant donné les conditions existentielles de cet être, trouve son expression dans la séparation entre le parti formel et le parti historique qui sépare la pratique immédiate (tactique et stratégie) et la pratique historique, adéquate, qui découle de l’être du prolétariat lui-même.
C’es dans cette trilogie : être du prolétariat, conscience vraie (théorique, scientifique), devenir nécessaire du capital comme condition adéquate à la nature ontologique du prolétariat, que se noue la problématique d’un prolétariat qui peut être trompé, dévoyé de ses tâches réelles et plus fondamentalement, jouer le pur et simple rôle de substitut, à cause d’une évolution fatale de l’histoire, d’une bourgeoisie défaillante.
Cette problématique ne peut conduire qu’à deux impasses :
– Le prolétariat est toujours par essence révolutionnaire dans un contexte qui lui interdit de faire la révolution. Dans ce cas, la pratique programmatique de celui-ci devient l’étalon universel de toute pratique (voir la reproduction du schéma de la révolution avec des centres déplacé selon les moments, dans les diverses préfaces de Dangeville).
– Ou bien l’analyse des échecs de la pratique programmatique du prolétariat, qui est toujours suivi d’un développement du capital, conduit à conclure à l’impossibilité de la révolution. Le prolétariat est alors posé en tant que classe, comme réformiste ne faisant d’autre révolution que celle de la modernisation du capital.
On jette alors le bébé avec l’eau du bain, négation des classes, et on recherche un nouveau sujet révolutionnaire (voir par exemple Invariance avant et après l’autonomisation).
L’opposition entre l’être du prolétariat et son devenir nécessaire – à travers l’accumulation du capital, que ce soit pour la reproduire ou renvoyer le prolétariat et les classes au réformisme (dans le premier cas les conditions ne sont pas mûres, dans le deuxième c’est l’être classiste du prolétariat qui est vicié et sans devenir) – demeure le fondement de l’explication programmatique du programme, ou dans la dissolution de celui-ci, la cause du rejet final des classes.
Comprendre le prolétariat comme un rapport social défini dans la reproduction élargie de celui-ci et donc incluant l’accumulation comme conséquence nécessaire de l’exploitation, c’est comprendre que le prolétariat agit toujours conformément à ce qu’il est, être n’étant pas ici une essence modelée par des conditions extérieures, mais renvoyant à la notion de classe particulière, définie par rapport à une autre classe et à la totalité, rapport social contradictoire et évoluant de par cette contradiction même, rapport qui est toujours définition de la pratique de la classe.
Le problème ne peut plus être alors de savoir si le prolétariat ruse ou allemand, etc. a été dans telle ou telle circonstance vraiment révolutionnaire, ou s’il s’est trompé sur ses tâches, s’est laissé dévoyer, etc. Une telle problématique, qui prévaut dans la majorité des analyses de la période 1917-1920 en Russie-Allemagne (et dont le symptôme est l’emploi de « aurait du », « il aurait fallu », etc.) recouvre une démarche éthique, morale qui présuppose une norme (ce qu’est le prolétariat) et des volontés (le prolétariat a pris l’offensive, a hésité, s’est fait avoir, etc.)
Une telle démarche aboutit alors à prendre position (on est pour Rose contre Lénine), on distribue les bons points (deux pour le KAPD, un pour Bordiga…), et à se rechercher une filiation unique ou multiforme, filiation qui distingue des autres ? en fait, le programme classique n’est pas plus ou moins révolutionnaire que la théorie actuelle.
Que l’action du prolétariat dans la révolution russe débouche sur le développement du capitalisme en Russie n’est un grave problème que pour ceux qui entendent reproduire – dans des conditions autres et plus favorables – le même schéma.
Le seul problème valide est, dès lors que l’on définir le prolétariat comme classe particulière (et non comme un être), de comprendre la nature de sa pratique programmatique pour en expliquer « l’échec ».
Crise et restructuration : la pratique programmatique
Pour parvenir à une compréhension correcte de la nature de la pratique programmatique du prolétariat, il est nécessaire de rompre avec une vision de la crise en trois étapes : crise – restructuration – expansion, qui découle de la théorisation de la phénoménologie de la crise, de ses symptômes.
Une telle description de la crise renvoie en effet à l’idée de période de crise favorisant la rupture révolutionnaire du prolétariat et de période d’intégration de celui-ci, s’il n’a pu, ou su, profiter de la crise. On a alors la crise d’une extériorité qui fournit, puis cesse de fournir, des conditions favorables au prolétariat, ce qui renvoie à deux positions :
- toute crise est favorable, mais il manque l’acteur principal de la révolution (dévoyé et mystifié par les « social-traîtres » divers) ;
- mais aussi à une autre idée fort répandue, que c’est la résistance du prolétariat, qui en résistant à l’augmentation de plus-value, provoque la crise (voir le néo-trostkysme de la revue Critique de l’économie politique, mais aussi les « autonomes » (Tronti), le « refus du travail » d’Échanges et mouvement, etc.).
On a alors une théorie de la crise dans laquelle les conditions objectives, économiques, sont mûres, mais dont l’issue politique qui a été soit le développement (Front Populaire), soit la répression (fascisme).
Le capital entre en crise et une fois le prolétariat battu, sa résistance brisée, il est à même de trouver une solution à ses problèmes, il se restructure.
Il faut donc revenir sur la nature de la crise classique (c'est-à-dire débouchant sur une restructuration supérieure du capital).
Comme nous l’avons déjà dit, toute crise, sur une base donnée, découle d’une suraccumulation du capital, impossibilité à reconvertir la plus-value en capital additionnel, puisque sur la base d’une masse donnée de plus-value, cette masse nouvelle reviendrait à diminuer le taux de profit.
Comme l’écrit Marx : « le simple énoncé du conflit qu’il s’agit d’aplanir implique déjà la manière de la résoudre. Dans tous les cas l’équilibre se rétablirait par la mise en friche, voire la destruction des capitaux plus ou moins importants. » (Livre III, Pléiade, t. 2, p. 1086)
Le résultat, comme restructuration supérieure, est que : « une parie du capital déprécié retrouverait son ancienne valeur. Au demeurant, le même cercle vicieux serait à nouveau parcouru, dans des conditions de production amplifiées, avec un marché élargi et un potentiel productif accru. » (Ibid., p. 1037)
La description que fait Marx de la crise (dévalorisation du capital argent, arrêt de la production, impossibilité à réaliser les marchandises…) implique immédiatement leur contraire : « mais, en même temps, d’autres facteurs seraient entrés en jeu… La stagnation survenue dans la production aurait préparé – dans les limites capitalistes – une expansion subséquente de la production. » (Pléiade, t. III, p. 1037)
Ce que l’on décrit comme la crise (faillites des petits capitaux, fermetures d’usine, chômage, etc.) et immédiatement la mise en œuvre des contre-tendances à la suraccumulation du capital, restructuration du capital à une échelle supérieure.
Il n’y a pas, du point de vue théorique, crise puis restructuration supérieure, mais eu contraire, la crise est restructuration supérieure du capital, notamment à travers la liquidation de tous les secteurs « attardés » par rapport à la nouvelle base qui se met en place à travers (dans et par) la crise.
La crise n’est donc jamais la crise d’un objet économique, créant une situation dont le prolétariat viendrait tirer parti, mais crise d’un rapport social, celui de son impossible reproduction élargie, reproduction dans laquelle les classes se fondent.
S’il n’y a pas de problème « de la constitution des individus en classe », c’est bien parce que la séparation et l’isolement des prolétaires entre eux (manifesté dans la concurrence), lors de la vente de la force de travail, est « lui-même un moment immanent de la domination du travail vivant par le travail objectivé qui s’est instauré avec la production capitaliste » (VIe chapitre, p. 259), moment qui trouve son corollaire dans l’immanence de l’accumulation, comme résultat final du procès d’exploitation.
La crise de la reproduction élargie est donc beaucoup plus que sa manifestation immédiate et phénoménale, armée de réserve, concurrence interne, baisse du prix de la force de travail, qui en posant le problème au niveau du salaire, insiste surtout sur le caractère de pauvre du prolétaire.
La crise n’est pas simplement aggravation « des conditions de vie » (voir par exemple le thème, crucial dans la polémique de la deuxième Internationale, de la paupérisation), mais la crise même de « l’être » de la classe, être au sens de crise du rapport social qui fait de la classe un pôle particulier du rapport et non une somme d’individus liés par une misère et des intérêts communs.
Dans les textes précédents, nous avons toujours défini la crise comme crise d’un rapport social, crise de l’implication réciproque des deux pôles de la contradiction, travail salarié et capital.
Du point de vue du travail, celui-ci ne peut plus être compris comme travail salarié au sens strict, puisqu’il poserait alors immédiatement sa connexion nécessaire avec le capital. On a alors la réalisation de ce que Marx note dans les Manuscrits de 1844 : « le travail se scinde en soi et en salaire » (Ed. 10/18, p. 145) ; c'est-à-dire en un acte concret et en une forme de rémunération, ce qui n’est pas une simple illusion, mais bien une distinction qu’opère en permanence le procès capitaliste. On sait bien en effet que la fraction du capital qui sert à acheter la force de travail, si elle fait bien partie du capital avancé et donc du coût de production, ne rentre pas en tant que telle dans le procès de production, puisque dans celui-ci c’est le travail qui agit et non la force de travail. Cela recouvre la dualité de l’échange entre le travail et le capital, la distinction que lui-même opère entre le premier moment (achat-vente de la force de travail) et le deuxième moment (procès de production, c'est-à-dire consommation productive de la force de travail : exploitation). Cela recouvre encore la notion de double valeur d’usage de la force de travail, différente pour l’ouvrier et le capitaliste.
Cependant, la problématique ne s’articule pas simplement autour de cette opposition duelle entre un acte de travail concret et une forme historique de distribution.
Dans le chapitre du Capital intitulé « la Formule trinitaire », s’esquisse une autre problématique : « pour parfaire la trinité, un “pur” fantôme : « le » travail, qui n’est qu’une abstraction et qui, pris en soi, est inexistant, ou, si nous nous en tenons aux caractéristiques communes, qui désigne l’activité productive de l’homme en général… » (Pléiade, t. 2, p. 1429) (est indépendant de toute forme sociale).
Pour le programme, l’opposition n’est pas simplement entre travail en général et forme salariale, il y a un troisième terme :
Dans la mesure où il crée de la valeur et s’exprime dans la valeur des marchandises, le travail n’a rien à voir dans la répartition de cette valeur entre catégories diverse. En tant qu’il a le caractère spécifiquement social du travail salarié, il n’est pas créateur de valeur (…). Les conditions dans lesquelles celle-ci (la force de travail) se vend, n’ont rien de commun avec le travail en tant que facteur général de la production (…). De manière générale, quand nous considérons le travail comme créateur de valeur, nous ne le considérons pas dans sa forme concrète de facteur de production, mais dans sa détermination sociale, distincte de celle de travail salarié. » (p. 1431)
L’idée qui articule cette dernière distinction est que le travail producteur de valeur est toujours « le travail de l’individu isolé, exprimé en général » (Théories…, t. 1, p. 461). Ceci est le cas général de tout travail produisant de la valeur. Ce qui est par contre spécifique au mode de production capitaliste, c’est que « la puissance de travail est productive du fait de sa différence entre sa valeur et sa mise en valeur ».
En tant qu’il produit de la valeur, le travail est toujours celui de l’individu isolé qui ne s’exprime qu’en général, mais dans le cas du mode de production capitaliste, cette généralisation du travail individuel est spécifique dans la mesure où elle est un procès de valorisation. Dans celui-ci, le travail productif de valeur est toujours travail de l’individu isolé, mais le travailleur isolé ne peut y exister (à la différence de l’échange marchand) que comme travail en puissance, simple capacité de travail.
Lorsque le programme entend fonder sur la valeur, la période de transition, c’est cette coalescence entre travail salarié et travail productif de valeur qu’il veut rompre.
En d’autres termes, il s’agit de fonder une période dans laquelle la valeur – temps de travail exprimé en général – agisse directement comme mesure et comme régulateur, sans pour cela prendre la forme de la valeur d’échange (transit intermédiaire par le marché), ni a fortiori celle du capital considéré alors procès de valorisation et uniquement cela – extraction de plus-value.
Il ne s’agit pas ici d’une « illusion », puisque c’est le mouvement même du capital qui pose constamment la différence entre valeur et valorisation (différence et non attaque de celle-là par celle-ci).
D’autre part, la période de domination formelle reposant essentiellement sur l’extraction de plus-value absolue, il y a un rapport direct entre la masse de travail et la masse de plus-value, l’augmentation de plus-value ne pouvant résulter que de l’accroissement de la masse de travail mise en œuvre (soit à travers l’allongement de la journée, soit à travers la multiplication des journées de travail simultanées) et non d’une diminution de la masse relative du travail nécessaire. Cependant, ce qui importe ici, ce n’est pas tant le rôle quantitatif du travail, ni sa nature (mode de coopération, qualification) au sein du procès immédiat, que ce que ce rôle et cette nature indiquent sur le procès total du capital. Ce qui importe, c’est la manière dont se résout la contradiction qui fonde le capital.
« Le capital est une contradiction en procès, d’une part, il pousse à la réduction du temps de travail à un minimum, et, d’autre part, il pose le temps de travail comme la seule source et la seule mesure de la richesse. Il diminue donc le temps de travail pour l’accroitre sous la forme du surtravail. » (Fondements, t. 2, p. 222)
De même, « le capital tend à combiner la plus-value absolue et la plus-value relative, c'est-à-dire la plus grande extension de la journée de travail et l’augmentation croissante des journées de travail simultanées, tout en réduisant au minimum le temps de travail nécessaire d’une part et le nombre des ouvriers nécessaires d’autre part. Ces revendications contradictoires se développeront sous des formes diverses : surproduction, surpopulation, etc. » (Fondements, t. 2, p. 302)
Comme le dit Marx (Capital, Livre III, section III, Pléiade, t. 2, p. 1036) : « le plus simple énoncé du conflit qu’il s’agit d’aplanir implique déjà la manière de le résoudre. » Cette contradiction qui engendre suraccumulation et baisse du taux de profit, est nécessairement résolue dans une accumulation supérieure du capital intensivement et extensivement. Il faut cependant bien préciser que cette accumulation supérieure, qui « résout » la contradiction qui a éclaté en crise, n’est pas une période neutre pendant laquelle se déciderait le vainqueur.
La crise, par sa forme et ses manifestations, est d’emblée, mise en place de la restructuration et des formes de celle-ci, et cette possibilité d’une accumulation supérieure dont la crise exprime la nécessité, en même temps qu’elle en est le moyen, trouve son expression dans la pratique propre de chacun des pôles du rapport social capitaliste.
La condition de la restructuration supérieure n’est pas la victoire de la contre-révolution sur le prolétariat, qui, défait, se soumettrait jusqu’à la prochaine fois.
La nature même de la crise qui produit l’antagonisme du prolétariat au capital, comme pratique révolutionnaire, inclut ses erreurs et sa défaite, dans la mesure où cette pratique révolutionnaire du prolétariat ne résulte pas d’une nature métaphysique, qui viendrait se heurter à la restructuration, mais inclut comme sa limite cette restructuration, en tant que telle, elle est programmatique.
Il résulte de ce qui précède que, si toutes les crises ont la même cause (suraccumulation) et la même solution (extension de la production), cette suraccumulation n’est effective que dans les formes immédiates de la crise. Parler de crise commerciale (mévente) ou financière, n’est pas une erreur théorique, liée à une vision trop étroite de la crise, dont la vérité serait la baisse du taux de profit. Cette dernière n’existe pratiquement que dans les formes qui la manifestent. Si toutes les crises mettent à jour le caractère contradictoire et historique du capital, celui-ci a une histoire réelle et chaque crise révèle cette contradiction de manière spécifique et donc la solution particulière que cette crise implique (et qui pose déjà les bases particulières de la crise suivante).
La crise comme nécessité et moment de la restructuration, est crise du rapport capitaliste fondamental (exploitation), c'est-à-dire crise du rapport entre les classes. c’est donc dans ce rapport qu’il convient de rechercher ce qui fait de la crise un moment critique de l’autoprésupposition du capital. Comme nécessité et moyen de la restructuration, elle n’existe que comme ce rapport et cette pratique des classes, comme lutte de classes qui constitue la dynamique unique du mode de production capitaliste.
La restructuration n’intervient donc pas après la victoire de la bourgeoisie sur le prolétariat, mais elle est la pratique effective du capital (et corollairement du prolétariat) dans cette crise, dans la nature des mesures que prennent capital et prolétaires dans cette lutte.
C’est en ce sens que nous avons pu écrire que la contre-révolution (la pratique du capital visant à permettre la reconversion de l’ensemble de la plus-value en capital additionnel) se fondait sur les limites de la révolution. Il ne faut pas comprendre cela comme une succession temporelle – la reprise s’effectuant parce que la révolution n’est pas allée assez loin – parce que cela présupposerait une crise qui soit une sorte de période de vacance du pouvoir où chaque classe présenterait sa solution (guerre ou révolution).
Il s’agit d’affirmer que la lutte de classe – qui débouche nécessairement sur le communisme – est la seule dynamique du capital qui se manifeste ainsi toujours, dans le procès de son abolition, d’où le fait que c’est la contre-révolution qui se fonde sur les limites de la révolution et non l’inverse, les deux classes en présence n’étant pas au « même niveau », mais que, en même temps, le rapport spécifique entre les classes que représente chaque crise en particulier définit la pratique de chacune des classe dans ce rapport qui les unit nécessairement. Il y a alors adéquation entre la pratique révolutionnaire du prolétariat et la contre-révolution, les limites de l’une n’existant que comme développement de l’autre, non pas comme résultat d’un combat militaro-politique, mais comme l’expression de l’unité antagonique de ces deux classes dans le mode de production capitaliste, qui implique que l’une se définit nécessairement par rapport à l’autre.
Il en découle une conséquence importante pour la bonne compréhension du programme.
Le fait que la pratique du prolétariat soit programmatique a pour corollaire (puisque la crise est un rapport social déterminé entre les classes) que cette crise, à travers la pratique de la contre-révolution, soit un moment de la restructuration supérieure du capital.
Ce qui fait de la crise, comme rapport social entre les classes, comme lutte de classe, un moment de l’autoprésupposition du capital, pose nécessairement la pratique du prolétariat comme pratique programmatique, qui effectue dans la lutte de classe, ce caractère restructurant de la crise.
En tant que tel, il n’y a pas contradiction générale de la lutte de classe qui fonde le programmatisme, mais une contradiction en général qui recouvre l’ensemble des crises dans lesquelles le capital continue de s’autoprésupposer, mais qui s’exprime toujours dans des pratiques spécifiques à chacune des crises.
Le programmatisme étant la pratique révolutionnaire du prolétariat dans une crise qui est corollairement restructuration du capital, il en découle que la crise, de par sa nature même qui définit donc la pratique du prolétariat, ne peut déboucher que sur une accumulation supérieure du capital qui pose les bases d’une crise nouvelle.
Il en résulte donc que, puisque la crise qui fonde la pratique révolutionnaire du prolétariat comme pratique programmatique, est restructuration du capital, création des conditions sociales d’une reprise de l’accumulation, le programme ne peut jamais s’appliquer de manière complète. Il ne peut s’appliquer que comme programme minimum, c'est-à-dire réaliser uniquement ce qu’il est possible d’obtenir dans le cadre du capital (syndicats, organisations politiques « autonomes » dans le cadre de la démocratie parlementaire) en renvoyant aux calendes éthiopiennes le programme maximum (abolition du salariat) et surtout, ce que théorise Bernstein, en rompant le lien organique que le programme classique établit entre le programme minimum comme création des conditions et des moyens du programme maximum ; lien que maintiendra l’orthodoxe Kautsky, défaisant en théorie un révisionnisme qu’il expliquera en pratique.
On comprend dès lors pourquoi – chez Invariance par exemple – toute erreur sur la pratique programmatique du prolétariat entraine à brève échéance le rejet du prolétariat à une bourgeoisie super-radicale.
Comments
La décomposition du programmatisme et les luttes de classes de 1967 à 1975
Plus-value relative et décomposition du programmatisme
L’intégration de la reproduction de la force de travail
Avec le passage du capital à la subsomption réelle du travail, l’ancien contenu de la lutte de classe du prolétariat se décompose. Cet ancien contenu était l’affirmation du prolétariat, son érection en classe dominante, la production d’une période de transition, la formation d’une communauté fondée sur le travail créateur de valeur, enfin la libération du prolétariat de la domination du capital. Le prolétariat était déjà, dans la contradiction qui l’opposait au capital, l’élément positif que la lutte devait faire triompher, devait dégager. C’est tout ce contenu là de la lutte d classe du prolétariat que nous appelons programmatisme et qui se décompose avec la subsomption réelle du travail sous le capital.
L’analyse de la subsomption réelle ou valorisation intensive ne peut être complète que si elle est comprise comme transformation du rapport qu’est l’exploitation ; transformation qui porte la décomposition du programmatisme. Nous ne rentrerons pas dans l’analyse historique de cette décomposition, c'est-à-dire des luttes de classes depuis le début du siècle, nous nous contenterons de donner les causes qui font que la lutte du prolétariat ne peut plus avoir pour contenu sa libération d’avec le capital.
Dans la domination formelle, la reproduction de la force de travail est largement assurée par les secteurs précapitalistes (agriculture, artisanat). Avec la domination réelle, c’est le capital lui-même qui produit les marchandises entrant dans la valeur de la force de travail. On a l’intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle de reproduction du capital lui-même. Dans la même période, on a une extension de la reproduction de la force de travail de manière collective : gestion étatique du salaire reporté (retraite, pensions, maladie, chômage). Cette intégration est donnée dans la notion même de plus-value relative qui n’est accroissement du surtravail qu’en faisant baisser la valeur des marchandises entrant dans la reproduction de la force de travail, elle implique donc que le capital ait fait de cette reproduction un moment de son procès propre de reproduction.
Cette intégration est adéquate au rapport de production qu’est le capital. « Dans cette circulation (circulation de la partie du capital transformée en salaires), le capital rejette du travail matérialisé pour s’assimiler la force de travail vivante, son oxygène. La consommation de l’ouvrier reproduit celui-ci en tant que force de travail vivante. Étant donné que la production de l’ouvrier est une condition pour le capital, la consommation de l’ouvrier apparaît comme reproduction, non pas directement du capital, mais des rapports qui seuls le mettent en état d’être du capital.
La force de travail vivante fait partie des conditions d’existence du capital au même titre que la matière première et l’instrument. Le capital se reproduit donc sous une forme double, la sienne propre, et celle de la consommation de l’ouvrier, mais seulement pour autant qu’elle reproduit sa force de travail vivante (…), étant donné que le capital est un rapport et que celui-ci le lie essentiellement à la force de travail vivante, c’est la consommation de l’ouvrier qui reproduit ce rapport (…). Il se reproduit comme rapport grâce à la consommation de l’ouvrier qui se reproduit en tant que force de travail échangeable contre le capital (le salaire étant une partie du capital). » (Fondements, t. 2, p. 191-192)
Avec la domination réelle, le capital crée un type de consommation qui lui est totalement conforme, la reproduction de la force de travail est un moment de sa propre reproduction et plus encore, avec la plus-value relative, le fondement même de la détermination du surtravail.
La valorisation intensive fondée sur la plus-value relative est simultanément, de façon corollaire et même indissoluble, modification du procès de travail et intégration de la reproduction de la force de travail. Elle transforme également la lutte de classes du prolétariat en ce sens que la défense de la condition prolétarienne n’est plus la base de sa libération, n’est plus l’élément positif à dégager, mais au contraire implique immédiatement le capital. C’est un stade important de la décomposition du programmatisme, contre lequel il est vain de lutter en le stigmatisant comme intégration ou trahison syndicale.
Les économistes appellent « fordisme » cette concomitance de la défense de la condition prolétarienne, de l’intégration de la reproduction de la force de travail, de l’évolution du procès de travail : « le fordisme est l’application des principes du taylorisme à toutes les espèces du procès de travail et la généralisation de la logique du machinisme dans les modes de consommation. » (Aglietta in Rupture d’un système économique, Dunod, p. 51) « Le fordisme est un dépassement du taylorisme en ce sens qu’il désigne un ensemble de transformations majeures du procès de travail étroitement liées au changement dans les conditions d’existence du salariat qui engendrent la formation d’une norme sociale de consommation et tendent à institutionnaliser la lutte économique de classes sous la forme de la négociation collective (…). Il caractérise un stade nouveau de la régulation du capitalisme, celui du régime de l’accumulation intensive où la classe capitaliste recherche une gestion globale de la reproduction de la force de travail salariée par l’articulation étroite des rapports de production et des rapports marchands par lesquels les travailleurs salariés achètent leurs moyens de consommation. » (Aglietta, Régulation et crises du capitalisme, Calman-Lévy, p. 96)
La séparation des travailleurs vis-à-vis des moyens de production, qui est à l’origine du rapport salarial, entraine une destruction des modes divers de consommation traditionnels et aboutit à la création d’un mode de consommation propre au capitalisme. « Il y a formation d’une norme sociale de consommation ouvrière qui est un déterminant essentiel de l’extension du rapport salarial, parce qu’il est une modalité fondamentale de la plus-value relative. Par la norme sociale de consommation, le mode de consommation est intégré dans les conditions de production. Les mutations des forces productives engendrées dans la section I, trouvent leur destination capitaliste dans la section II, par l’abaissement de la valeur de la force de travail et l’augmentation corrélative du taux de plus-value. » (Ibid., p. 130)
La valorisation intensive de par les modifications du procès de travail qu’elle implique, non seulement intègre la reproduction du travailleur dans la reproduction du capital, mais encore l’intègre de manière collective.
La productivité des forces productives évolue vers une indépendance de plus en plus grande vis-à-vis de la dépense en travail vivant parce que la puissance productive réside essentiellement dans la capacité grandissante des forces productives modernes à réaliser une intégration organique des procès de production, « dans la mesure où elle (cette intégration) se développe au sein de la production marchande, elle affaiblit la relation entre salaire individuel ou même salaire de groupes de travailleurs et rendement, au point de la rendre inexistante. Une puissante force d’homogénéisation dans la détermination des salaires des travailleurs parcellisés se fait jour. Les formes les plus récentes du salaire expriment donc de plus en plus nettement le rapport de distribution global imposé au salariat par l’appropriation capitaliste des forces productives (…). La masse salariale est un salaire garanti alloué, non plus à chaque force de travail, mais à un collectif de travail. » (Ibid., p. 127-128) C’est dans le même mouvement que s’inscrit l’importance de plus en plus grande prise par le salaire différé.
Nous voyons déjà avec la subsomption réelle se transformer le rapport social entre le prolétariat et le capital. Ce rapport demeure toujours une contradiction, l’exploitation, mais l’exploitation, l’extraction de plus-value relative intègre la reproduction du prolétariat dans le cycle propre du capital, en même temps qu’elle intègre par là même, la défense de la condition prolétarienne comme moment de la reproduction des rapports sociaux capitalistes. La domination du travail par le capital n’est plus seulement formelle en tant que contrainte au surtravail, mais réelle en ce qu’elle intègre la reproduction du prolétariat.
Cette décomposition de la condition prolétarienne comme élément positif à dégager contre le capital s’enracine dans le procès immédiat de production lui-même (unité de procès de travail et de procès de valorisation).
« L’appropriation du travail vivant par le travail objectivé – de la force de travail valorisante par la valeur en soi – est inhérente à la nature du capital. Or dans la production basée sur la marchandise, elle devient le fait du procès de production lui-même, tant par ce qui est de ses éléments physiques que par ce qui est de son mouvement mécanique. Dès lors le procès de production cesse d’être un procès de travail , au sens où le travail en constituerait l’unité dominante. Aux nombreux points du système mécanique, le travail n’apparaît plus que comme être conscient, sous forme de quelques travailleurs vivants. Éparpillés, soumis au processus d’ensemble de la machinerie, ils ne forment plus qu’un élément du système dont l(unité ne réside pas dans les travailleurs vivants, mais dans la machinerie vivante (active) qui, par rapport à l’activité isolée et insignifiante du travail vivant, apparaît comme un organisme gigantesque. À ce stade, le travail objectivé apparaît réellement, dans le procès de travail, comme la puissance dominante vis-à-vis du travail vivant, alors que, jusque là, le capital n’était que la puissance formelle de s’approprier ainsi le travail.
« Le procès de travail n’étant plus qu’un simple élément du procès de valorisation, il se réalise , même du point de vue physique, une transformation de l’outil de travail en machinerie et de travailleur en simple accessoire vivant de celle-ci, il n’est plus qu’un moyen de son action. » (Fondements, t. 2, p. 212)
Avec la valorisation intensive, c’est tout ce qui faisait de la condition prolétarienne quelque chose à dégager contre le capital qui se décompose, tout ce qui tenait à ce que la domination du capital n’était que formelle. La valorisation intensive est donc une réelle transformation du rapport entre les classes.
La reproduction de la force de travail perd toute autonomie par rapport à la reproduction du capital ; le travail n’est plus l’élément dominant du procès immédiat ; l’unité sociale des capitaux est fixée par l’échange aux prix de la production, c'est-à-dire d’une façon telle que la différence entre capital variable et capital constant est niée ; la défense de la condition prolétarienne n’est plus qu’un moment de la reproduction générale des rapports sociaux capitalistes. Le travail est totalement spécifié comme travail salarié.
Durant la période de subsomption formelle du travail sous le capital, le facteur travail est l’élément dominant du procès de production ; il ne s’agit pas de comprendre la prédominance du facteur travail somme une simple prédominance technique, elle signifie que l’extraction de plus-value sous son mode absolu est le mode dominant de valorisation, qu’elle est le processus d’exploitation par lequel capital et prolétariat s’impliquent réciproquement (ce qui dans un premier temps semblerait annihiler toute lutte ayant pour contenu la libération du prolétariat, celui-ci n’existant que dans son implication réciproque avec le capital). Mais cette implication comporte le fait que le procès de production n’est pas un procès de production adéquat au capital dans lequel l’appropriation du travail vivant par le travail objectivé devient le fait même du procès de production lui-même. Ce n’est qu’à ce niveau là que l’on peut dire que le capital n’est qu’une « puissance formelle et s’approprie ainsi le résultat ».
Il en résulte que la valorisation du capital est une contrainte au surtravail à laquelle le prolétariat se soumet par le premier moment de l’échange salarial. Le caractère salarié du travail ne possède sa spécificité que dans le premier moment ; dans le second, produire plus de valeur que ne coûte sa reproduction ou produire de la valeur sont indifférenciés, car produire de la plus-value, c’est forcément produire de la valeur totale et non abaisser la valeur des marchandises entrant dans la valeur de la force de travail. Étant donné ce qu’est la plus-value absolue, produire plus de valeur que ne coûte sa reproduction, ce qui est la spécificité du travail salarié, n’a pas encore de manifestation différente d’être simplement production de valeur ; si bien que le caractère salarié du travail n’est spécifié que dans le premier moment de l’échange ; dans le deuxième, sa forme spécifique est confondue avec la simple création de valeur.
Le prolétariat est alors à même d’opposer au capital ce qu’il est dans le capital, c'est-à-dire de libérer du capital sa situation de classe des travailleurs, et de faire du travail la relation sociale entre tous les individus, leur communauté. Cela revient à poser le travail comme dénominateur commun à toutes les activités, cela revient à vouloir faire de la valeur un mode de production égalitaire. Le travail vivant en domination formelle est fondé à considérer le capital comme une unité extérieure et donc à poser sa libération, qui ne tient alors qu’à la suppression du premier moment de l’échange.
Tout rapport de cet ordre disparaît en domination réelle. Avec la prédominance de la plus-value relative, le travail est totalement spécifié comme travail salarié. C’est cette totale spécification que nous avons précédemment analysée.
La fonction des syndicats en valorisation intensive
La crise actuelle remet au centre des problèmes de reproduction du capital la question de la valeur de la force de travail, à travers le mode de l’intégration de sa reproduction dans celle du capital.
Dans la période de domination formelle, les marchandises entrant dans la valeur de la force de travail sont produites per des couches précapitalistes. La reproduction temporelle de la classe ouvrière est alors assurée avant tout par la destruction et la prolétarisation de ces couches et classes antérieures au capital. D’autre part, le procès de production étant essentiellement un procès de travail, on a la création des syndicats en tant que syndicats de métiers. Avec le passage à la domination réelle, la reproduction de la force de travail dans le temps, sa pérennisation, est alors assurée et prise en charge par l’État (éducation, santé, droit au travail, etc.), tandis que la prédominance de l’accumulation intensive entraine l’apparition des syndicats d’industrie.
Dans cette mutation (gestion étatique et déqualification) qui recouvre essentiellement le fait que le capital produit lui-même dans ses conditions propres les marchandises couvrant la contrepartie du salaire, la défense de la condition prolétarienne, base du syndicalisme, n’est plus le point de départ de sa libération, on est dans la décomposition du programme. Si dans la domination formelle, la constitution des syndicats est une étape dans la constitution du parti révolutionnaire, dans la domination réelle, la fonction syndicale change du tout au tout (changements qui annoncent déjà les trade-unions anglaises – cf. Salaires, prix et profit, Marx).
Quand il ne s’agir plus de libérer le travail en tant qu’il est créateur de valeur, en tant qu’il est l’activité valorisante dominée par le capital, le syndicalisme ne peut fonctionner qu’en posant le problème au seul niveau du salaire comme revenu, dans une juste répartition des « fruits de la croissance ». Il s’agit avant tout de gérer un antagonisme, l’exploitation n’étant plus considérée comme une contradiction, mais comme un injuste partage des revenus ou une incohérence de la gestion capitaliste qui stérilise le progrès technique, vol ou gaspillage égoïste d’après les syndicats et les partis de gauche.
C’est en ce sens que les syndicats participent des mythes de la croissance fondée sur l’innovation technique d’une part, de la politique des revenus d’autre part, donc en ce sens on peut effectivement parler d’une fonction para-étatique des syndicats.
Fondamentalement, cette fonction découle du rôle de la valeur de la force de travail et des variations de celle-là dans l’établissement du profit moyen. Avec le fonctionnement généralisé de la péréquation du taux de profit, il se produit une « inversion » (identique à celle que Marx décrit dans le chapitre « La concurrence et ses illusions », Le Capital, Livre III, section 7, chapitre XXVII). Pour chaque capital individuel, le taux de profit moyen n’apparaît pas pour ce qu’il est, un résultat, mais comme une présupposition, et ce à tel point que le bénéfice tend à s’évaluer comme écart par rapport à ce profit moyen qui est résolu en intérêt du capital investi et salaire de direction, cet écart déterminant les transferts de capitaux entre les branches.
Il ne s’agit pas là d’une illusion au sens banal, mais d’une conséquence du fonctionnement de la péréquation des profits qui, normalement, implique une stabilisation de celui-ci sur une longue période. C’est sur le changement périodique de celui-ci que se fonde toute la théorie des crises cycliques. La stabilité de ce taux implique une stabilité relative de tous les éléments qui le déterminent et notamment de la valeur de la force de travail que définit directement le degré d’exploitation de celle-ci. C’est dans la nécessité de cette stabilisation qu’apparaît la pratique syndicale moderne : obtenir une valeur stable et raisonnable (eu égard aux nécessités globales du capital) de la force de travail.
Avec l’accumulation intensive, sur la base du capital fixe, étant donné le mode de circulation de celui-ci, le capital engage l’avenir. Le syndicalisme apparaît comme l’autre face de cette pérennisation relative du capital ; c’est la pratique des négociations collectives, contrat de progrès, etc., qui stabilise pour plusieurs rotations la valeur de la force de travail, la limite de cette stabilisation apparaissant dans la revendication constante de l’indexation sur le coût de la vie.
La meilleure illustration de cette nécessité d’une fonction para-étatique des syndicats dans la gestion de la valeur de la force de travail est la mise en place dans les régimes autoritaires des syndicats uniques avec obligation d’adhésion. Dans les régimes libéraux, le problème est du même ordre, on y rencontre souvent le « closed-shop » (monopole d’embauche) et de plus malgré la multiplicité des syndicats, la reconnaissance officielle n’est accordée qu’aux grandes centrales, c'est-à-dire à celles qui regroupent une masse suffisante de la force de travail.
Centré sur la défense du salaire comme revenu, le syndicalisme regroupe l’ensemble de la force de travail salariée sans distinction du caractère productif ou non de ces salariés (des syndicats d’OS aux syndicats des gardiens de prison). Ceci découle de leur fonction para-étatique (puisque au niveau de l’État cette différence est occultée – fondements des pratiques keynésiennes) d’une part ; du mouvement de généralisation de la forme salariale mettant en évidence le fait que le syndicalisme se situe au niveau d’un antagonisme (dans la distribution de la valeur nouvellement ajoutée) et non d’une contradiction (production de la plus-value).
Ce rôle des syndicats dans l’intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle global du capital est une donnée de la domination réelle. Il faut préciser que cette intégration ne signifie pas une occultation de la contradiction prolétariat-capital, mais découle de cette contradiction même et de la manière dont le capital la produit, de ses modes.
Crise du rapport prolétariat-capital de la valorisation intensive telle qu’elle s’est développée jusqu’à la récession de 1975
La crise du procès de travail
La crise de la valorisation intensive, en même temps qu’elle est une remise en cause de l’intégration de la reproduction de la force de travail dans le capital, remet eu centre des problèmes de reproduction du capital la valeur de la force de travail. On peut même dire que si l’intégration de la reproduction est remise en cause dans la crise c’est parce qu’il y a nécessité de remettre en cause de façon accélérée la valeur de la force de travail. La baisse du taux de profit moyen qui provoque la crise ramène les problèmes de l’accumulation, de la répartition du capital social entre les divers capitaux, au taux d’exploitation. La crise signifie que la stabilisation (antérieure) du taux de profit n’est plus à même d’assurer la reproduction du capital, il faut qu’il y ait dévalorisation de la valeur de la force de travail. Ce n’est qu’au travers de cette dévalorisation que le taux de profit pourra à nouveau assurer la reproduction générale du capital. enfin, la baisse du taux de profit, en provoquant la crise, signifie que l’augmentation de la composition organique qui semblait, pour chaque capital particulier, résoudre ses problèmes de valorisation, et qui posait donc le capital comme productif, entraine un recentrage des contradictions du capital sur la valeur de la force de travail. C’est alors une nécessité que d’attaquer la valeur de celle-ci, et cette attaque ne peut passer que par une remise en cause de l’intégration telle qu’elle s’était développée dans la valorisation intensive.
Dans la première phase de la crise (1967-1975), il n’y a pas encore de transformation au niveau de la reproduction collective de la force de travail, mais une attaque de celle-ci, tant au niveau du salaire « réel » (pouvoir d’achat), que des conditions de son exploitation (procès de travail). On a avant tout une phase de rationalisation de l’appareil productif d’une part, et de la reproduction de la force de travail d’autre part.
La rationalisation de l’appareil productif, c’est du point de vue du capital global, la liquidation des entreprises où la productivité est la plus faible, et du point de vue de chaque procès particulier, une intensification de l’extraction de la plus-value, par une modification du procès de travail aussi bien industriel (accélération des cadences, dégradation des conditions de travail) que tertiaire (généralisation de l’informatique bancaire). Il s’agit aussi de rationnaliser la reproduction collective de la force de travail : logement, santé, etc.
C’est à partir de là que se développent les luttes de classes de cette première période. Il faut avant de les aborder de façon plus détaillée, saisir leurs deux aspects principaux : elles sont tout d’abord le procès conflictuel dans lequel le mode de production capitaliste se restructure et où se crée un nouveau rapport entre le prolétariat et le capital dans la valorisation intensive, d’autre part, apparaissent les limites de la lutte de classe en tant qu’elle est décomposition du programmatisme, limites non par rapport à un procès révolutionnaire idéal, mais par rapport à la décomposition du programmatisme elle-même.
Nous avons donc tout d’abord une crise de l’ancien rapport entre les classes défini par la valorisation intensive telle qu’elle s’était développée depuis la Seconde Guerre mondiale. Cette crise s’articule autour des luttes sur la rationalisation du procès de travail et la fermeture des entreprises les moins compétitives, elle met également en cause le secteur extra-travail, c'est-à-dire la reproduction collective de la force de travail inaugurée par la valorisation intensive, elle s’articule enfin autour du dépassement des syndicats.
Une des contradictions de la valorisation intensive telle qu’elle s’est développée jusqu’à présent réside dans son procès de production immédiat. En effet, la production de masse en grande série de produits standardisés par le travail à la chaine connaît une contradiction qui lui est propre : « plus les principes de la fragmentation des tâches individuelles et de l’intégration des postes de travail par le mécanisme ont été développés dans le passé, plus le durcissement ultérieur de la norme de rendement est coûteux en moyens de production. Cela tient à la grande rigidité technique du système des machines. C’est pourquoi cette façon de faire progresser la productivité du travail entraine que l’investissement nourrit l’investissement sur une échelle toujours plus colossale, que l’élargissement des marchés doit se faire coûte que coût, que les risques de dévalorisation du capital fixe immobilisés s’élèvent. » (Aglietta, op. cit, p. 99)
La crise de la valorisation intensive implique donc une crise de son procès de travail, crise qui se manifeste dans l’importance des grèves d’OS dans cette première phase de la crise, grèves sur les conditions de travail et les cadences. Pour résoudre la crise, le capital doit, dans celle-ci, produire un autre rapport entre l’augmentation de la productivité et l’augmentation des investissements à travers le caractère de plus en plus automatisé du procès de travail.
À travers les grèves d’OS du Mans, de Billancourt, de Pennaroya, du Joint Français, c’est le procès de travail de la valorisation intensive qui est en crise. La contradiction entre le prolétariat et le capital s’axe sur une limite de l’exploitation que constitue le travail à la chaine, qui devient une entrave à l’accroissement de la productivité. Il convient de bien saisir que l’on n’a pas affaire ici à une limitation technique, mais à une limitation de la valorisation du capital, valorisation qui avait développé un procès de production immédiat qui lui est adéquat. La crise de la valorisation intensive, c’est donc la crise d’un mode de valorisation passant nécessairement par la remise en cause d’un certain procès de travail. Ce qui est remis en cause, ce qui entre en crise, c’est le rapport investissement-productivité du travail inhérent à ce procès de travail.
La rationalisation nécessaire du procès de travail s’effectue au niveau du capital social. C'est-à-dire qu’il ne s’agit pas de transformer le rapport investissement-productivité dans chaque capital existant, mais dans le capital social pris comme un seul et même capital. Cela implique soit un accroissement extraordinaire de l’exploitation dans les entreprises les plus archaïques, soit purement et simplement leur fermeture.
On va voir que durant cette première phase, c’est dans ces entreprises de petite ou moyenne importance que se déroulent les grèves les plus dures ; la valorisation intensive suppose dans le cadre de la valorisation des unités de production à forte composition organique, la surexploitation de la force de travail engagée dans les unités moins développées et cela même parfois à l’intérieur d’un même groupe industriel. Réciproquement, même incorporant des surprofits, les marchandises produites dans ces unités à haute composition organique, permettent aux entreprises de se procurer du matériel relativement bon marché, de plus, si ces marchandises entrent dans la consommation de la classe ouvrière, la baisse de la valeur de la force de travail profite à tous les capitaux. C’est ce mécanisme de compensation qui éclate avec la baisse du taux de profit et le renforcement consécutif de la concurrence, la stabilisation du taux de profit qui permettait ces avantages mutuels est remise en cause par la course à la productivité et la nécessité d’une restructuration supérieure du capital.
En 1972, en France, on assiste à un certain nombre, relativement important, de mouvements durs, longs, débordant souvent les syndicats et cela en général dans des petites entreprises provinciales. Les raisons de ces grèves sont diverses, depuis la riposte à des licenciements dans des petites entreprises en faillite (chaussures Ours à la Souterraine), jusqu’à des revendications de salaires dans des secteurs particulièrement sous-payés (Joint Français à Saint-Brieuc).
La grève du « Joint Français » est particulièrement significative de ces petites entreprises dont nous parlions, où la force de travail est surexploitée. Les salaires y étaient en moyenne de 1 000 francs par mois pour 46 ou 47 heures ; la grève est décidée le 28 février, le patronat est intransigeant (filiale de CGE). « Le 5 avril, la direction daigne se déplacer de Paris pour discuter avec les délégués syndicaux. Mais ces messieurs proposent 19 centimes d’augmentation sur les 70 demandés. Devant une telle provocation, les ouvriers envahissent la direction départementale de l’emploi où se déroulent les discussions et exigent de rester dans la salle pendant les négociations, les bureaucrates syndicaux refusent. Finalement la base ouvrière impose sa présence et contraindra bureaucrates et patronat à négocier toute la nuit dans un atmosphère pour le moins houleuse… Le lendemain, ils seront libérés par les CRS qui par ailleurs occupent l’usine. » (Luttes de classe, mai 1972)
Dans le numéro de mai 1973 : « Depuis quelques mois on a vu se multiplier, en France, des luttes limitées mais dures, concernant en général les fractions les plus exploitées de la classe ouvrière (immigrés, femmes, jeunes), c’est ce qui s’est passé dans ce secteur de Billancourt (atelier des presses). » C’est le même mouvement que l’on rencontre encore en 1974 dans les Houillères, à Moulinex, avec les chantiers de l’Atlantique, dans les banques.
Il en est bien sûr de même à l’étranger : au Danemark, où en 1973, les grèves sauvages sont de plus en plus fréquentes, surtout dans les secteurs les plus soumis à la concurrence étrangère, donc les plus faibles (conserves de viande, construction navale), où l’augmentation des cadences et la réorganisation du travail sont les plus dures (cf. Luttes de classe, juillet/août 1973). En Espagne, à Vigo (Galicie), une grève de 16 jours, du 9 au 26 septembre 1972 paralyse 25 entreprises. C’est une région arriérée, même pour l’Espagne, l’industrialisation y est lente, les salaires sont très bas dans de petites unités de production archaïques ; on y trouve une importante armée de réserve pour l’Espagne elle-même (Luttes de classe, février 1973). On pourrait multiplier les exemples, en France, en Belgique, en Finlande, en Italie et même aux États-Unis avec les luttes contre les cadences dans l’industrie automobile.
Crise de la reproduction collective de la force de travail
La crise de la valorisation intensive n’est pas seulement bouleversement du rapport entre le prolétariat et le capital, tel qu’il se définissait dans le procès immédiat de production. Ce procès de production immédiat, en ce qu’il est fondé sur la plus-value relative dont nous avons parlé précédemment. La valorisation intensive, en effet, crée un rapport d’ensemble entre le prolétariat et le capital totalement englobé dans la reproduction du capital. la crise de la valorisation intensive remet donc en cause également la reproduction collective de la force de travail, c’est ce qui se manifeste dans cette première phase dans les luttes sur le salaire et dans le secteur extra-travail (logement, transport, santé, retraite, etc.).
« Le fordisme caractérise un stade nouveau de la régulation du capitalisme, celui du régime de l’accumulation intensive où la classe capitaliste recherche une gestion globale de la reproduction de la force de travail salarié par l’articulation étroite des rapports de production et des rapports marchands par lesquels les travailleurs salariés achètent leurs moyens de consommation. Le fordisme est donc le principe d’une articulation du procès de production et du mode de consommation, constituant la production de masse qui est le contenu de l’universalisation du salariat. » (Aglietta, op. cit., p. 96)
La valorisation intensive entraine une intégration très poussée entre les deux sections de la production, par là le salaire est non seulement le prix de la force de travail mais encore, en tant que revenu, le salaire est devenu un élément primordial de la reproduction du capital. D’autre part, toujours à propos du salaire, avec le développement du machinisme, la relation entre efficacité du travailleur individuel et masse de la production est très affaiblie ; toutes les formes prises par le salaire garanti proviennent de ce que la collectivisation du travail a atteint un degré si élevé que l’efficacité productive devient une force sociale entièrement déterminée par le système intégré des forces productives.
Tout comme dans cette première phase, l’enjeu de la lutte de classe se centrait, comme on l’a vu, sur les cadences et la rationalisation, principalement dans les petites unités de production (« archaïques », mais indispensables à la reproduction d’ensemble du capital telle qu’elle se déroulait) ; il y a également concentration de la lutte de classe sur la transformation de ce rapport entre les classes qu’est la façon dont s’est développé le salaire avec la valorisation intensive.
Il y a crise de cette globalisation de la masse salariale dans son rapport avec le prolétaire individuel à partir du moment où il y a crise générale du rapport capitaliste, remontée de l’insécurité, nécessité de l’attaque de la valeur de la force de travail. Il s’agit également de transformer ce rapport et non simplement de revenir après la crise à la forme ancienne rajeunie par la crise.
Dans toutes ces luttes et dans leur enjeu, il ne s’agit pas simplement de la crise de l’ancien mode de valorisation, mais si la lutte de classe s’y concentre, c’est qu’il s’agit également de la transformation du rapport entre le prolétariat et le capital.
Intégrer la reproduction de la force de travail dans le cycle propre du capital, c’est également intégrer sa reproduction temporelle, c'est-à-dire intégrer dans le procès du capital la continuité du cycle d’entretien des forces de travail : entretien du chômeur et du malade, couverture des charges familiales, moyens d’existence des retraités. Cependant, dans la valorisation intensive, les consommations collectives se dégradent, et leurs coûts s’élèvent rapidement, finissant par annihiler la tendance générale à la hausse du taux de plus-value.
En effet, la collectivisation du travail, telle qu’elle s’est développée jusqu’à présent, avait pour base le système des machines, de cette façon là, elle répondait aux limites de la plus-value absolue en domination formelle, le procès de travail ne trouve alors sa plus haute efficacité que dans la production répétitive en grande série de produits banalisés. Il est totalement inadéquat à la production des services dits collectifs.
Il est important de comprendre que nous n’avons pas affaire ici à un impondérable technique. Abaisser la valeur de la force de travail ne pourrait qu’être abaisser la valeur des marchandises entrant dans la consommation individuelle du travailleur et de sa famille, pour la bonne raison que la collectivisation de la force de travail et l’intégration de la continuité du cycle d’entretien dans la reproduction du capital sont l’œuvre de la valorisation intensive qui détruisit toutes les formes spécifiquement précapitalistes de cette continuité (liaison avec la terre, charité, mutuellisme). C’est en abaissant la valeur individuelle de la force de travail que sont crées la collectivisation de celle-ci et l’intégration dans la reproduction du capital de la continuité du cycle d’entretien des forces de travail.
Lorsqu’avec la crise la valeur de la force de travail revient au centre des problèmes de reproduction du capital, cette contradiction enfantée par la domination réelle devient très aiguë.
« Ou bien ces services sont produits par des capitalistes avec des méthodes non évolutives et leur coût croit vertigineusement au fur et à mesure que leur demande sociale progresse. C’est le cas des services de santé. Ce coût soit nécessairement se retrouver en hausse rapide du salaire direct. Ou bien, ces services sont produis par des collectivités publiques. Ils absorbent alors du travail qui est improductif du point de vue de la création de plus-value. Loin d’être un complément de travail productif de plus-value, ce travail improductif lui est antagonique du point de vue du capitalisme, lorsqu’il absorbe une part du travail social qui s’accroit plus vite que le montant total de la plus-value. Il se produit alors une hausse du coût social de reproduction de la force de travail qui se manifeste par diverses conséquences financières. Le financement peut peser sur l’accumulation capitaliste se plusieurs manières. Ou bien il gonfle le salaire direct avec reprise par l’impôt sur le revenu. Ou bien il est prélevé sur le profit global par différentes modalités. Dans tous les cas, il s’agit d’une limitation de la plus-value relative et par conséquent d’une entrave à la loi d’accumulation. Tant que les transformations majeures de marchandises banalisées et l’essor correspondant du mode de consommation étaient les forces prédominantes, les coûts collectifs de la reproduction du salariat pouvaient être contenus et la hausse du taux de plus-value parvenait à s’imposer. Mais ces forces elles-mêmes engendrent un accroissement de plus en plus rapide des coûts collectifs en même temps qu’elles épuisent les potentialités contenues dans la mécanisation du travail. Il n’est donc pas étonnant que la crise de l’organisation du travail soit en même temps le moment d’une offensive générale de la classe capitaliste pour comprimer les dépenses sociales et l’époque du délabrement financier des collectivités publiques. Tous ces phénomènes sont des manifestations indissolubles de la crise de reproduction du rapport salarial. » (Aglietta, op. cit., p. 143) Alors que le coût du salaire direct par unité de valeur ajoutée globale est celui qui a le moins augmenté depuis la Seconde Guerre mondiale, le coût unitaire du salaire indirect est au contraire celui qui a, de loin, le plus augmenté et dont la croissance a véritablement explosé à partir de 1965, du début de la crise.
L’intégration de la continuité du cycle d’entretien des forces de travail est donc un des axes sur lesquels se fixe la lutte de classe dans la crise de la valorisation intensive et son procès de restructuration. Cette intégration est partie prenante de la restructuration en cours qui vise à poser la reproduction des rapports sociaux capitalistes comme reproduction de chaque capital particulier, ce qui naturellement induit une transformation du procès de travail.
En France, au cours de cette période, de nombreuses grèves éclatent, comme à Billancourt en 1971 sur les catégories, les qualifications. C’est le rapport entre le reproduction collective de la force de travail directement engagée dans le processus de production et le travailleur individuel qui est en jeu ; nous avons vu les fondements du bouleversement de ce rapport dans l’évolution du procès de production immédiat en valorisation intensive. Si l’on rencontre le même moment en Angleterre, c’est en Italie qu’il est le plus virulent. À partir de 1968 : « les deux revendications les plus importantes et qui marquent la rupture d’une certaine forme de consensus ouvrier, seront : l’abolition des “zones” salariales et la révision des pensions. La première, en effet, qui engendrait de graves facteurs de division interne chez les travailleurs, et qui de plus faciliterait leur surexploitation dans plusieurs secteurs privilégiés où la main-d’œuvre était dite à meilleur marché, renforçait la division Nord-Sud, accentuait le sous-développement du Mezzogiorno en favorisant l’hémorragie humaine et rendait possible le maintien dans ces mêmes régions d’un système industriel figé, fondé sur l’existence de microentreprises versant de bas salaires (…). La demande d’abolition des “zones” est donc une manière encore détournée mais produisant des effets directs, de contrôler le nouveau mode d’accumulation mis en place par la bourgeoisie italienne et l’orientation prise par la restructuration d’ensemble de l’économie au cours des années 1964-1965. » (Grisoni et Portelli, Luttes ouvrières en Italie de 1960 à 1976, Aubier-Montaigne)
Dans ces luttes sur le caractère collectif de la force de travail engagée dans le procès de production, on retrouve naturellement l’unité qui dans la valorisation intensive domine les diversités de stades de développement et qui se manifeste avec les nécessités de la rationalisation dont nous venons de parler.
Une autre caractéristique des revendications portant sur la force de travail engagée est leur égalitarisme à propos des qualifications et des catégories. Le développement du capital en effet [élimine] toutes références aux distinctions techniques entre travailleurs, les catégories ne sont qu’une hiérarchisation nécessaire dans un procès de travail dont le capital est l’unité et qui a pour substance la production de plus-value.
La formation d’une force de travail gérée collectivement face au capital est, nous le savons, corollaire de l’intégration de la continuité du cycle d’entretien des forces de travail, c’est pourquoi on passe en droite ligne des revendications portant sur la collectivisation de la force de travail engagée à celles portant sur la continuité du cycle d’entretien. Les luttes en Italie montrent ce mouvement : « avec la revendication et l’assistance sont posés des problèmes traditionnellement exclus du chap. des luttes sociales, à savoir le statut des handicapés physiques et mentaux, l’aide aux vieillards, aux invalides, etc., c'est-à-dire les problèmes concernant une minorité sociale délaissée, sous-assistée et confinée dans des “territoires” de gardiennage plus que de soins. » (Ibid., p. 123) Les revendications des chômeurs, des exclus, des handicapés sont intégrées à celles de la force de travail engagée dans le procès de production immédiat et cela parce que les revendications de celle-ci portent sur son caractère collectif.
La revendication du salaire garanti, ou même du salaire « politique », si elle apparaît de la façon la plus forte en Italie est générale dans cette période de la crise. Nous avons vu son origine dans les développement du capital et même si l’on dépasse les simples louanges à la solidarité ouvrière, il ne s’agirait pas de voir dans ces revendications l’amorce d’un processus révolutionnaire en ce qu’elles briseraient la relation entre travail et productivité. Nous savons que c’est le développement du capital lui-même sui brise cette relation et même si la revendication du salaire garanti est impossible à satisfaire par le capital, elle n’en est pas pour autant révolutionnaire. Cette revendication marque la crise d’un type particulier de développement de la valorisation intensive qui a crée cette force de travail collective et intégré la continuité de son cycle d’entretien et la restructuration du capital vers un âtre mode de développement de la valorisation intensivef. Prise dans la décomposition du programme, elle marque une volonté de généralisation du travail salarié, d’extension et d’uniformisation de la condition prolétarienne, mais cela sur la base de la reconnaissance de l’inessentialisation du travail dans le procès de production immédiat. Cette contradiction n’est qu’apparente une fois replacée dans la décomposition du programmatisme.
Le caractère collectif de la reproduction de la force de travail où les « coûts sociaux de la croissance », ne tiennent pas seulement à la continuité du cycle d’entretien, mais aussi aux conditions de mise en œuvre de cette force de travail : logements, transports. Ainsi le secteur extra-travail dans lequel est intégré la reproduction collective de la force de travail va de l’éducation aux transports en passant par la santé, le logement, la retraite, les pensionnés, etc. avec la valorisation intensive, logements et transports sont devenus des services collectifs dont la rationalisation dans la première phase de la crise est indispensable à l’abaissement de la valeur de la force de travail.
Dans cette première phase de la crise, il n’est pas rare de voir la lutte d’une ou plusieurs entreprises d’une ville ou d’une région mettre en cause l’ensemble des processus sociaux de reproduction de la force de travail matérialisé dans le contrôle de la ville. On pourrait citer la grève de la Seat à Barcelone, fin 1971 (Luttes de classe, février 1972), ou alors en 1972, les grèves qui se déroulèrent dans la province de Québec.
Dans cette province, les activités furent paralysées, les stations de radio aux mains des travailleurs, certaines villes sous contrôle ouvrier. À l’origine, on a un conflit entre les fonctionnaires et le gouvernement du Québec. À la suite de nombreuses revendications salariales et après l’échec des négociations, la grève illimitée est décidée la 11 avril (200 000 grévistes). Le 9 mai, jour où trois leaders syndicaux entrent en prison, mouvements de grève, occupations et manifestations naissent un peu partout. Le lendemain, 10 mai, Sept Îles, agglomération de 22 000 habitants devient ville « libre », paralysée par la grève et « contrôlée » par les travailleurs : métallurgistes, ouvriers du bâtiment, fonctionnaires, enseignants, employés du port, cheminots et machinistes. Pendant ce temps, les grévistes occupent les stations de radio CKCN, les routes d’accès sont bloquées et les commerces fermés. Le mouvement fait tâche d’huile dans les villes avoisinantes, notamment dans les centres miniers de Port Castres, Gagnon, et Murdochville et sur la côte nord où plusieurs villes sont aux mains des grévistes. À partir du 15 mai, le mouvement s’essouffle et les syndicats parviennent à reprendre la direction du mouvement qui s’arrête avant même que ne reprennent les négociations (cf. Luttes de classe, novembre 1972).
En Italie, les luttes portent plus directement sur quelques objectifs particuliers, comme le logement ou les transports, elles peuvent être comprises comme un moment de cette unification du prolétariat dont nous parlions car elles mettent alors en mouvement des fractions du prolétariat non directement intégrées dans le processus de production. Elles ont cependant aussi la signification propre d’avoir pour enjeu l’intégration de la reproduction collective de la force de travail dans le cycle du capital. La rationalisation de ces secteurs de production entrant directement dans la reproduction de la force de travail en tant que force de travail collective est un élément important des tentatives d’abaisser la valeur de la force de travail dans la première phase de la crise.
Rationaliser la reproduction de la force de travail, c’est, en France, avec les lois Chalandon puis Galley, la « crise du logement social » qui se traduit par une attaque tous azimuts contre la petite propriété foncière (réforme des coefficients d’occupation des sols), contre la petite industrie dispersée du bâtiment à travers la politique de modèle de logements agréés par le ministère (1969) qui ouvre la voie à l’industrialisation du secteur du bâtiment et travaux publics. Tout cela se traduit par une hausse généralisée des prix et des loyers, parallèle à une baisse de qualité du logement social, l’objectif déjà présent dans cette politique étant que le secteur privé prenne le relais afin que « les maisons soient produites dans les mêmes conditions que les automobiles » (Entreprise, juin 1969). Cependant, il s’agit là d’une tendance (la privatisation) sans cesse contrecarrée dans cette phase :échec du projet Chalandon–Chaban-Delmas à l’Assemblée Nationale sur la réforme de la propriété foncière, mais qui contient déjà tout ce qui se passera en 1975 avec la rapport Barre sur la réforme du financement du logement, qui débouche sur « la vérité des prix » (reforme de l’épargne logement, gestion privée des offices HLM et aide personnalisée au logement qui revient à transférer aux entreprises de construction une part du salaire différé).
Les limites de la lutte de classe
Refus du travail, marginalisme, autogestion et gauchisme
Il y a comme enjeu de toutes ces luttes extra-travail (autant celles portant sur la continuité du cycle d’entretien que sur les conditions sociales de mise en œuvre de cette force de travail collective) une formidable réorganisation du rapport entre le prolétariat et le capital[3]. Ces luttes ont, comme on l’a déjà remarqué, une signification propre dans la décomposition du programmatisme. On peut dès l’abord relever l’inanité de la théorisation du couple intégration/autonomie. Il faut bien comprendre que l’intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle du capital n’est qu’un mode d’être du rapport d’exploitation entre le prolétariat et le capital, donc de leur contradiction, sur la base de la plus-value relative. « L’autonomie » qui apparaît à cette époque n’est que la façon dont se comporte la lutte du prolétariat dans la crise de cette intégration, dans la transformation du rapport entre le prolétariat et le capital. Elle ne peut être l’amorce d’un processus révolutionnaire car son « originalité » ne repose en fait que sur une pratique programmatique fondée sur l’inessentialisation du travail, contradictoire dans son fondement, elle est multiforme dans ses manifestations et ne peut que déboucher sur l’impasse qui lui est consubstantielle (le terrorisme). Elle manifeste à bien des égards les limites de la lutte de classe, dans cette première phase de la crise, limites dues à une exacerbation de la décomposition du programmatisme.
Ces limites que l’on trouve dans les fondements mêmes de l’autonomie sont celles aussi que manifestent le refus du travail, le marginalisme ou même les tendances à l’autogestion et à la fin du gauchisme. Ce que l’on retrouve dans le refus du travail au travers de l’absentéisme, du sabotage, des changements constants de lieux de travail, des grèves sauvages, surtout développé aux États-Unis, c’est la même impasse que celle que fonde l’idéologie autonomiste ou que le marginalisme pousse à l’extrême. Le grand développement du marginalisme dans ces années de la crise manifeste bien la limite de la décomposition de l’action programmatique du prolétariat, le marginalisme étant à la fois tentative de réorganisation de toute la vie sociale et impossibilité manifeste que le travail soit la base de cette réorganisation. Le marginalisme n’est pas à opposer dogmatiquement au « moment ouvrier », il constitue bien la limite de ce mouvement, en ce que, dans son rapport au capital, il ne peut encore dépasser le programmatisme alors que le travail ne peur plus être libéré afin d’être la base nouvelle de la société.
C’est également la même situation contradictoire et la même limite que l’on rencontre dans les tendances à l’autogestion qui apparaissent, que ce soit en France ou en Angleterre. En France, après Lip, c’est à Romans et à Cerizay que l’on pratique la production et la paie sauvages. De la même façon, en Angleterre, l’occupation, même quand elle s’accompagne de production et de paie sauvages, n’est pas une prise en mains des moyens de production dans le plus pur style programmatique, mais, dans la valorisation intensive, le travail est si totalement spécifié comme travail salarié (cf. supra) que cette occupation ne peut être que la recherche d’un nouveau patron.
« Ce qui se passait à Fakenham, à l’usine de chaussures, étai certainement des plus intéressants ; l’usine appartenait à un trust de Norwich qui travaillait à perte et voulait la fermer. Les ouvrières n’occupèrent pas seulement les ateliers, mais continuèrent la production. Ici aussi, on parlait de « work-in » (comme aux chantiers navals UCS et pour la même raison). Mais la comparaison s’arrêtait là. Il n’y avait pas à Fakenham de shop-stewards pour donner des ordres. Le work-in était organisé démocratiquement, entièrement sous contrôle de la base. Les femmes occupaient l’usine nuit et jour ; elles y avaient même amené leurs mômes. Poursuivre la production ne signifiait pas continuer à faire des chaussures. Elles fabriquaient des ceintures, des jupes, des sacs, qu’elles vendaient en ville à bas prix pour acheter du cuir. Le trust renonça à faire appel à la police. Les ouvrières le forcèrent même à autoriser l’utilisation des machines. L’occupation dura plus de trois mois. Là aussi, l’usine fut vendue, mais les emplois furent maintenus. » (Luttes de classe autonomes en Grande-Bretagne, 1945-1977, Cajo Brendel, Échanges et mouvement, p. 69)
Le plus souvent, les nombreuse occupations avec « work-in » qui se déroulent en Grande-Bretagne dans les années 1971 et 1972 n’aboutissent qu’à la reprise de l’usine par une nouvelle firme. Une telle conclusion de ces mouvements, qui n’est bien souvent qu’un dernier épisode avant la fermeture définitive, signifie que le travail, en tant qu’il est totalement spécifié en tant que travail salarié, ne peut qu’impliquer le capital dans des tentatives d’affirmation.
On ne peut séparer l’aboutissement de ces luttes, et le processus lui-même de la lutte, qui lui manifesterait un contenu révolutionnaire, ne serait-ce que de façon embryonnaire. Une telle démarche refuse de reconnaître que le prolétariat est une classe du mode de production capitaliste et dans le processus de décomposition du programmatisme, on est contraint à toutes sortes de contorsions théoriques pour poser, dans les tentatives d’affirmation du travail, une amorce de processus révolutionnaire. La décomposition du programmatisme ne pouvait reconnaître l’appartenance totale du prolétariat au mode de production capitaliste et la révolution comme autonégation du prolétariat ne comprend les échecs des mouvements de classe non pas de façon intrinsèque mais toujours comme des insuffisances du développement et est toujours contrainte de séparer les résultats d’un pseudo processus d’auto-organisation ouvrière, qui seul compterait.
En fait, c’est à la décomposition pratique du contenu programmatique de la lutte de classe que l’on assiste dans cette première phase de la crise : la libération du travail comme nouvelle organisation de la société est en crise de décomposition. C’est là la limite de toutes les luttes de cette période qui ne peuvent encore dépasser le programmatisme.
De façon générale, on peut dire que la décomposition du programmatisme n’est pas le simple essoufflement de ce qui existait avant, une fin de course en quelque sorte, la décomposition du programmatisme fait naturellement partie de l’ère historique du programmatisme, mais elle a également une signification et une base propre, c’est le programmatisme fondé sur l’inessentialisation du travail, ce n’est donc pas seulement un essoufflement, mais un processus qui a sa propre positivité.
Appartiennent également à cette période l’importance puis le rapide déclin du « gauchisme ». À partir de la fin des années 1960, la crise du rapport entre les classes qu’est la valorisation intensive, est une crise de l’intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle propre du capital, c’est sur cette crise, qui remet en cause les organisation « traditionnelles » (et leur contenu) de la classe ouvrière, que se fonde le gauchisme. Simultanément à cette remise en cause, la crise de la valorisation intensive comme crise de la domination réelle permet de « généraliser » chaque lutte au niveau de la reproduction des rapports sociaux (c’est l’époque des grandes campagnes), elle permet, en ce qu’en domination réelle, la société n’est plus que le vaste métabolisme du capital, de « passer de l’usine à l’État ».
Il y a de la part du gauchisme revivification de la politique. Dans la crise de la valorisation intensive, le gauchisme se présente comme un processus de « politisation des conflits ». cependant, cette politisation échoue. Le déclin du gauchisme est inséparable des causes de son émergence. Il s’agit de l’impossibilité dans la décomposition du programmatisme de déboucher directement de la défense de la condition prolétarienne à la réorganisation de la société, d’où l’allure de processus de marginalisation dans les zones extra-travail que prend le déclin du gauchisme.
En France, c’est dès le début des années 1970, que le processus s’enclenche, la manifestation la plus typique de celui-ci étant l’évolution du groupe « vive la révolution » ; il y a déclin du gauchisme en quotidiennisme (« Front de libération de la jeunesse », « Front homosexuel d’action révolutionnaire », « Mouvement de libération des femmes »), c’est l’époque de « Tout » et de son slogan « Tout est politique », la grande vogue de Charlie Hebdo et bientôt, la synthèse de tout cela dans le quotidien Libération.
D’autre part, en Italie, durant les mêmes années, les groupes gauchistes florissant depuis l’Automne chaud de 1969 fondent comme neige au soleil selon un mouvement signifiant bien cette impossibilité, qui forme la décomposition du programme, de passer de la défense de la condition prolétarienne à la réorganisation de la société, sur la base de ce qu’est le prolétariat dans le capital. Les groupes gauchistes laissent la place à des groupes strictement ouvriéristes. Durant l’année 1972, à Turin, des ouvriers sortis de « Lotta continua », de « Potere Operaio », etc. forment des groupes ouvriéristes qui publient un journal intitulé Compagni della Fiat ; des initiatives analogues se rencontrent dans d’autres villes. À Milan, un groupe d’ouvriers avait adressé une lettre à tous les groupes pour annoncer son retrait de la prétendue « Assemblée ouvrière autonome » de l’Alfa Roméo.
Le non dépassement des syndicats
C’est finalement le non dépassement des syndicats, malgré les très nombreuses grèves sauvages, qui synthétise le mieux les limites de la lutte de classe dans cette première période en tant qu’elle n’est que décomposition du programmatisme. Même si de par sa base propre, elle manifeste la rupture du rapport entre les classes de la valorisation intensive, elle ne peut déboucher que sur une impasse et ne peut dépasser la défense de la condition prolétarienne.
La flambée internationale de grèves sauvages au début des années 1970 manifeste la crise du rapport entre les classes de la valorisation intensive, c'est-à-dire une crise de la reproduction de la force de travail dans la reproduction générale du capital. Cependant, il ne faut pas opposer de façon simpliste les grèves sauvages à cette intégration. Nous savons en effet que cette intégration c’est l’extraction de plus-value relative, donc une forme particulière de l’exploitation et de la contradiction entre le prolétariat et le capital. il ne s’agit donc pas, sauf si on a une vision formelle de la révolution, de comprendre ces grèves comme l’amorce d’un processus révolutionnaire, en ce qu’elle serait auto-organisation des travailleurs.
Dans cette première phase de la crise, la lutte de classe du prolétariat, si elle est bien la rupture et la crise de « l’intégration », ne l’est qu’en ne dépassent pas un programmatisme radical, qu’en étant pratiquement ce programmatisme très instable et en dissolution, fondé sur l’inessentialisation du travail. Inessentialisation qui, prise sous un autre aspect, est la même chose que la totale spécification du travail comme travail salarié, c'est-à-dire le rapport force de travail/capital en domination réelle.
L’impossibilité de passer en droite ligne de la défense de la condition prolétarienne à la réorganisation de la société sur la base du travail libéré de la domination capitaliste, explique l’échec de ces grèves sauvages dans leur aspect de dépassement du syndicat. Ce non dépassement manifeste clairement que ce qu’est le prolétariat dans le capital n’est pas l’élément positif à dégager pour produire le communisme, comme le laissent entendre les théorisations de la grève sauvage : « il s’agit d’encourager de toutes les manières, l’organisation des travailleurs à la base, la prise par des assemblées démocratiques de toutes les décisions (…), le véritable succès d’une lutte se mesure aux progrès que fait, grâce à elle, l’organisation de base des travailleurs, germe de la future société communiste. » (Luttes de classe, septembre 1969) Faisant le bilan des luttes en 1971, dans son numéro de juin 1972, Luttes de classe écrit : « (…) la classe ouvrière n’a pas su dépasser le palier sur lequel elle avait placé ses luttes des trois années précédentes. N’ayant pas avancé, elle a reculé. Mais pour avancer, il aurait fallu donner une nouvelle impulsion aux grèves sauvages, c'est-à-dire notamment, s’organiser de telle sorte que, une fois lancé, le conflit puisse déborder le cadre où il était né (ateliers, usine ou secteur d’activité) et reste sous la seule autorité de la base. Les nouvelles formes d’organisation n’étant pas apparues, les syndicats ont pu récupérer des mouvements qui leur avaient échappé au début (grève du métro à Paris), et les condamner ainsi à l’échec. De plus en plus, en 1971, les syndicats prennent l’initiative des grèves et les contrôlent de bout en bout (les postes britanniques, l’industrie métallurgique du Wurtemberg, les cheminots en France). Cette syndicalisation des grèves, que l’on retrouve également en Italie, s’est confirmée au cours des premiers mois de 1972 (…), renversement de tendance par rapport à la période 1967-1970, au cours de laquelle la proportion des conflits sauvages n’avaient cessé d’augmenter. »
Si, comme le remarque Luttes de classe, les conflits n’ont pu s’étendre géographiquement et demeurer organisés à la base, « préfigurant » ainsi la société communiste, cela tient précisément à quelque chose que Luttes de classe ne peut reconnaître : le fait que la défense de la condition prolétarienne ne peut en tant que telle dépasser le capital, d’où le fait qu’elle ne peut corrélativement dépasser la syndicalisme que momentanément, quand les rapports de la valorisation intensive sont en crise. Le non dépassement des syndicats, c’est l’impossibilité de faire de ce qu’est le prolétariat dans le capital la base de l’organisation de la société communiste. Cela apparaît également dans l’impossibilité, par exemple en Italie, des ouvriers à créer des relations directes, le travail est totalement spécifié comme travail salarié, il ne peut plus être une base propre d’organisation en dehors de son implication réciproque avec le capital, ce qu’exprime le syndicat (voir, en Italie, dans l’année 1972, les luttes de Siemens, Philips, Burletti, Alfa-Roméo, Luttes de classe, juin 1972). On pourrait relever la même chose en Grande-Bretagne avec le déclin des shop-stewards, ou alors avec cette grève exemplaire contre les syndicats qui ne fait rien d’autre que donner naissance à un nouveau syndicat : « une grève sauvage éclate le 2 avril 1970 à la verrerie de Pilkington, Saint Helens, près de Liverpool. Elle dura sept semaines. Les grévistes durent se battre sur deux fronts : d’un côté, le réactionnaire n°1, Lord Pilkington, patron de la verrerie, d’un autre, le syndicat de Lord Cooper (NGMWV), briseur de grève. C’était tellement évident qu’une idée surgit au cours de la grève : formons un nouveau syndicat : The Glass Workers Union. Ce qui fut dit, fur fait. Peu après, c’était aussi l’échec. Pour une raison toute simple, les deux Lords, Pilkington et Cooper, la main dans la main, ne laissèrent pas la moindre place au syndicat formé par la base. Les travailleurs de Saint-Hélens comprirent aussitôt que le capitalisme moderne ne laisse aucune place pour un tel syndicat. » (Cajo Brendel, Ibid., p. 24-25) Et qu’aurait fait ce nouveau syndicat, de différent de ses confrères, nés eux aussi (il y a longtemps), à partir de la base, c’est au moins ce que se demande Luttes de classe racontant la même grève.
Tout aussi explicite est le bilan du comité d’action cheminot de Tours (Lutte de classe, juin 1973). Le comité d’action est crée après la grève de mars 1969. La plateforme de départ tourne autour de l’antisyndicalisme, des revendications antihiérarchiques, des conditions de travail, des formes de luttes et de la démocratie à la base. Déjà, lors de la grève de mars 1969, sur l’initiative du CA, les roulants avaient imposé des AG, avec décisions prises par celles-ci. Un article exprimant les préoccupations du CA fut envoyé aux Les crises de mai, qui le publièrent. À la suite de celui-ci, des cheminots de Lyon, Limoges et Paris répondirent et très vite une réunion fut organisée : liaisons, journal commun. Dans le but d’aboutir à une critique globale de la société, des cycles de réunions furent organisés sur des problèmes tels que l’école, la médecine et l’urbanisme (qui n’eurent pas lieu). Cependant, le CA poursuit son bilan en écrivant : « au cours des grèves dernières et notamment celles de juin 1971, notre manque d’initiative face aux syndicats (incapacité d’organiser une autre réunion lorsque les syndicats nous empêchèrent de prendre la parole), démontre à l’évidence que nous sommes encore victimes d’un complexe syndical. Devant la force encore importante à la SNCF du syndicat, nous sommes encore timorés et nous n’osons pas prendre d’initiatives. Toute notre action est fonction de celle des syndicats. » Ensuite, le comité d’action rappelle un texte écrit en avril 1970 : « pour les CA, la finalité est le socialisme, et les voies pour y parvenir. Ce postulat posé, la recherche, parmi l’arsenal revendicatif, de revendications qui, si elles sont posées, accentuent les contradictions du capitalisme et rapprochent l’aube du socialisme, est leur objectif. Ce sont les 40 heures immédiates, le chômage, les conditions de travail et de vie en général. Aujourd’hui, ces revendications son travail posées par les ouvriers en luttes. Mais elles sont posées dans un cadre réformiste (…). Il reste à unir l’élément “social” de ces problèmes, de ces luttes, à l’aspect “politique”, à donner un cadre révolutionnaire. Faire passer les masses de la conscience “sociale” à la conscience “politique”, le rôle de CA est pédagogique, “suicidaire”. »
Mise à part l’idéologie sous-léniniste, agrémentée de dépérissement de l’organisation qui enveloppe tout ça, pratiquement, le comité d’action constate l’impossibilité de passer de la défense de la condition prolétarienne au socialisme, et cela dans son impossibilité pratique à dépasser le syndicat, et même, on pourrait ajouter, à dépasser dans sa propre pratique, le syndicalisme.
Puisqu’il s’agit de « pédagogie », l’enseignement que l’on peut tirer, c’est que dans la crise de la domination réelle, on ne peut pas passer de la défense de la condition prolétarienne à la révolution comme développement de ce qu’est le prolétariat dans le capital. cette impossibilité est déjà, si l’on veut, présente à la racine d’une telle pratique, dans sa nécessité à déborder le cadre syndical, qui n’est que la situation normal dans le capital, de la défense de la condition prolétarienne et de ses avatars.
La même incapacité, normale dans un rapport de classe qui ne peut dépasser le programmatisme, à dépasser les syndicats, se retrouve même en Italie. La lutte de classe en tant que rapport entre les classes comme crise de la valorisation intensive, ne peut être qu’une décomposition du programmatisme. En Italie, « face aux pressions de la base, à la croissance et au développement de l’autonomie ouvrière, qui dans sa phase spontanéiste échappait souvent au contrôle des centres syndicaux, ceux-ci on travail été obligés de concéder un modèle d’organisation plus proche de la base, qui toutefois leur donne en même temps de plus grandes possibilités de contrôle sur cette base elle-même. Si on fait un bilan, depuis la constitution des conseils, jusqu’à aujourd’hui, nous ne pouvons que constater que ceux-ci sont restés toujours suffisamment contrôlés par les centres syndicaux. Ces derniers les font fonctionner lorsqu’ils sanctionnent ce que les syndicats ont décidé d’avance et les bloquent lorsqu’ils expriment la position de la base. Nous avons vu comment lors de l’élaboration de la plateforme pour la convention collective des métallurgistes, une série de positions avancées, qui avaient prévalu dans les plus grandes usines de Milan, on tété supprimées dans la phase finale du congrès de Gênes (…). C’est l’action ouvrière directe qui doit conditionner les conseils d’usine et le syndicat. » (texte de Proletari autonomi, cité par Luttes de classe, janvier 1974)
« Indéniablement, ce sont les syndicats qui ont encaissé la première onde de choc émanant des initiatives ouvrières des années 1968-1969. Depuis lors, ces organisations ont su s’adapter et renforcer leurs structures propres en demeurant l’instrument privilégié des négociations avec le patronat, mais aussi en adoptant une structure suffisamment souple – on le verra notamment avec le problème des délégués – de représentation ouvrière qui leur donne la possibilité, lorsqu’une lutte prend naissance en dehors d’elles, de la canaliser, rapidement, pour en prendre le contrôle et en même temps, de connaître assez précisément le degré de mobilisation comme les éléments de mécontentement des travailleurs. » (Grisoni et Portelli, Ibid., p. 24)
Partant de la défense de la condition prolétarienne et faisant pratiquement la démonstration que de celle-ci, on ne passe plus en domination réelle à la révolution, les organes de luttes spontanées n’ont jamais réellement constitué une alternative à l’organisation syndicale car justement, à cause de l’impossibilité précédente, la défense de la condition prolétarienne ne pouvait que demeurer d’une façon ou d’une autre le contenu du syndicalisme : « mais, aux assemblées ouvrières spontanées (FIAT), succèdent bientôt des assemblées contrôlées par les organisations syndicales. Celles-ci, d’ailleurs, dès la fin de l’année 1969, on travail réussi à implanter dans les usines des structures organisationnelles, de type démocratique, qui viennent d’abord se juxtaposer, puis supprimer les organisations autonomes de masse issues des premiers mouvements spontanés. » (Ibid., p. 134)
Que ce soit en Italie ou ailleurs, à propos du non dépassement des syndicats, il faut éviter deux compréhensions unilatérales. Le non dépassement ne provient pas d’une récupération syndicale, il est évident comme on l’a cru, que s’il y a non dépassement, c’est bien parce que ces mouvements spontanés ne dépassent pas la défense de la condition prolétarienne et que celle-ci n’est plus, en domination réelle, l’antichambre de la révolution, il ne peut donc s’agir de « récupération » au sens où il y aurait étrangeté entre le récupéré et le récupérant. Le fait que ces mouvements spontanés ne dépassent pas les syndicats leur est bien intrinsèque.
Mais, inversement, il ne s’agit pas de voir là qu’un épisode d’un processus de refonte des syndicats, que quelque chose de mineur ; il ne s’agit pas, sous prétexte de non dépassement des syndicats, de gommer l’opposition de ces mouvements spontanés aux syndicats, ce serait oublier la crise de la valorisation intensive, la décomposition du programmatisme.
Durant la première parie de la crise, toutes les caractéristiques et les limites de la lutte des classes se trouvent parfois concentrées dans de vastes mouvements sociaux comme Mai 68 en France, l’Automne chaud de 1969 en Italie, les émeutes de Pologne en décembre 1970, les événements du Portugal en 1973. Par rapport à ce que nous avons déjà dit, l’élément nouveau de ces mouvements est la concentration de ce qui par ailleurs est épars. Cette concentration est toujours le fait d’aires capitalistes où la crise a un caractère duel, à la fois crise de la valorisation intensive et crise de restructuration du capital au niveau de la valorisation intensive, d’où le caractère général des mouvements qui touchent plus ou moins tous les aspects de la société même si tous manifestent que la situation immédiate du prolétariat n’est plus une positivité à dégager et si c’est sur ce point que butent tous ces mouvements.
Ce dernier point est le fil conducteur de toutes les luttes de classes de cette période dans la diversité de leurs aspects. Elles signifient la crise de la valorisation intensive et des rapports entre les classes qu’elle définissait, d’où « l’autonomie » de ces luttes, c'est-à-dire leur contradiction avec « l’intégration » définissant les rapports entre les classe dans la valorisation intensive et simultanément la limite qui est intrinsèque à ce retour radical au prolétariat lui-même : le fait qu’il n’y a plus en domination réelle branchement immédiat entre la situation donnée de la classe et la révolution (bien sûr, il n’y a que le prolétariat qui fait la révolution, mais ce ne pourra être comme dégagement de la domination capitaliste de ce qu’il est dans le capital).
Nous avons dans cette simultanéité, toute la pratique qu’est la décomposition du programmatisme dans son opposition au capital et dans les limites de cette opposition. Dans « l’autonomie », en tant que théorie, la décomposition du programmatisme parvient même à parler d’autonégation du prolétariat sur une base programmatique, cela en se fondant sur le procès d’inessentialisation du travail. Il s’agit toujours d’une démarche programmatique : autonégation du prolétariat sur la base de ce qu’il est dans le capital, et qui se dégage (inessentialisation du travail).
Nous avons dit au cours de cette analyse, qu’il ne fallait pas seulement comprendre la décomposition du programmatisme comme un processus d’essoufflement, d’extinction : c’est un mouvement qui a une dynamique propre qui est la crise de la valorisation intensive. n’étant pas simple essoufflement, il est par là aussi quelque chose de transitoire.
[2] Cf. « Notes sur la restructuration du rapport entre le prolétariat et le capital dans la crise actuelle ».
[3] Cf. « Notes sur la restructuration du rapport entre le prolétariat et le capital dans la crise actuelle ».
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Le développement économique de la crise (1967-1975)
À partir du milieu des années soixante, toutes les données qui avaient fait la vigueur de la phase d’expansion capitaliste depuis la crise de 1930 et la Deuxième Guerre mondiale se retournent et s’orientent à la baisse. L’enjeu de la crise de 1930 avait été le passage à la valorisation intensive, passage qui impliquait le développement des « rapports contractuels » ente directions capitalistes et organisations ouvrières ; la socialisation d’une partie des dépenses de la reproduction de la force de travail (salaire reporté) et enfin une extension et une diversification des interventions économiques de l’État. Pour ce dernier point, sur lequel nous reviendrons, contentons nous de dire que la dévalorisation, en devenant le principe même de l’accumulation promouvait l’intervention étatique en lieu et place des crises cycliques classiques que la nouvelle organisation du rapport entre la dévalorisation et l’accumulation transformait en simple récession, supprimant ainsi leur rôle éminemment régulateur.
Le retournement de tendance au milieu des années soixante est visible au niveau de l’évolution de la productivité, du coût salarial social réel et, finalement, du taux de profit. Si l’on prend le cas des États-Unis, sur la période 1947-1971, « l’accroissement de la composition valeur du capital sur l’ensemble de la période est reflété par la croissance de l’amortissement du capital fixe par unité de produit plus rapide que celle du salaire des travailleurs productifs par unité de produit. On remarque également l’approfondissement spectaculaire de la plus-value relative dans la période 1958-1966, confirmant l’accélération de la baisse du coût salarial social réel dans cette période. La charge salarial et la charge d’amortissement par unité produite ont diminué toutes les deux, dégageant un profit accumulable par unité produite en croissance très rapide. On mesure par contraste l’ampleur et la brutalité de la cassure inaugurée en 1966 dans le rythme de progression de la productivité du travail et dans la décroissance du coût salarial réel. Cette rupture a provoqué une compression très forte du coût salarial unitaire des travailleurs productifs qui croit beaucoup moins vite que les autres composantes de la valeur ajoutée unitaire, sans pour autant empêcher le fléchissement du profit unitaire parce que la composition valeur du capital s’élève rapidement. » (M. Aglietta, Régulation et crises de capitalisme, Ed. Calmann-Lévy, p. 77)
En ce qui concerne le coût salarial social réel qui évolue en sens inverse se la plus-value relative, les tendances sont les suivantes :
– constance de 1900 à 1917 ;
– décroissance moyenne dans l’entre-deux-guerres (avec de fortes fluctuations dans les années 1930) au rythme de 0,9 % par an ;
– décroissance plus rapide et beaucoup plus régulière dans l’après Deuxième Guerre mondiale jusqu’en 1966, au rythme de 1,4 % par an ;
– constance en moyenne à partir de cette dernière date.
En ce qui concerne l’évolution du taux de profit, toujours aux États-Unis, Goux, dans Ruptures d’un système économique (Ed. Dunod, p. 278-279), conclut après avoir discuté la manière de calculer le taux de profit à partir des données statistiques existantes : « vrais profits non distribués. Il s’agit ici des profits non distribués corrigés de l’évaluation des stocks et de celle des amortissements. Ce sont donc les véritables profits de l’entreprise qui résultent de la bonne marche de l’affaire – bonne gestion – productivité accrue, etc. On restes stupéfait devant leur évolution. Ils passent de 4,3 milliards en 1946 à 23,4 milliards en 1976, soit une augmentation moyenne annuelle de 5,8 %. Non seulement ils n’ont pas suivi, et de loin, la moyenne de la hausse de la valeur ajoutée qui a été sur la même période de 8 %, mais ils se situent maintenant à des niveaux très bas, à peine la moitié de la somme totale des vrais profits. » Entre 1946 et 1976, les taux ont chuté d’environ 50 % en trente ans, passant de la valeur moyenne de 12 % à celle de 6 %. Ce résultat est d’autant plus significatif que 1976 est une année moyenne. On passe d’une année moyenne du taux de profit de 12,9 % en 1950 à 8,3 % en 1960 et 6,3 % en 1970. En ce qui concerne la France, « de 1956 à 1970, le taux de profit des sockeyes françaises a continué de progresser. La différence avec les États-Unis est donc nette. La période de reconstruction puis de forte croissance, au prix certes d’une durée de travail la plus forte d’Europe et d’une bonne productivité, a permis de dégager des taux de profit en augmentation. Depuis 1970, et surtout 1972, le mouvement s’est inversé. Les taux de profit ont fortement chuté et se sont retrouvés en 1976 en dessous de ceux de 1956. » L’évolution est la suivante : 12,8 % en 1956 ; 16,4 % en 1960 ; 18,2 % en 1970 ; 11,1% en 1976. On verra ensuite pourquoi la France n’est touchée que plus tardivement par le crise.
Pour fonder le début de la crise au milieu des années soixante, il suffirait encore de rappeler les récessions de 1964-1965 au Japon, de 1967 en Allemagne, dans lesquelles l’accumulation du capital de ces pays change de signification, la dévaluation de la livre sterling en 1967 qui ouvre l’ère du stop and go au Royaume-Uni et officialise la crise monétaire mondiale, ou encore de rappeler l’arrêt de l’expansion du capital américain durant cette période en Europe, selon les branches motrices de la phase d’expansion.
Le processus inflationniste comme crise de la valorisation en domination réelle
Cette première phase de la crise qui va se dérouler jusque dans les années 1974-75 correspond à un moment que l’on retrouve dans toutes les crises, la phase d’euphorie des affaires, de booms spéculatifs, de recherche de surprofits. Sa caractéristique nouvelle est sa longueur, son étalement, durant lequel se succèdent des périodes de plus ou moins haute conjoncture. La brève phase euphorique devient processus inflationniste s’étalant sur plusieurs années. Il faut ancrer dans la phase de prospérité antérieure cette transformation de la phase d’euphorie en processus inflationniste.
Conformément à la loi de la valeur, la métamorphose de la valeur du capital fixe dans celle des marchandises produites s’accomplit dur la période totale pendant laquelle il est en usage, de sorte que sa valeur s’annule au moment même où il est déclassé. Par conséquent, la capital fixe perd graduellement de sa avaleur à chaque cycle de production : « une fraction croissante de sa valeur totale se retrouve sous forme monétaire en tant que provision financière destinées à acheter ultérieurement les marchandises qui sont les moyens de production remplaçant ceux qui sont déclassés. » (Aglietta, Ibid., p. 82) En domination réelle, la mutation accélérée des forces productives est la base matérielle de la productivité du travail en tant que source de la plus-value relative. Il n’y a cependant aucune raison pour que le rythme de modernisation des forces productives satisfasse la conservation de la valeur du capital constant au sens où les rythmes de renouvellement et de modernisation seraient identiques, il y a même de très fortes raisons qui militent en sens inverse : d’une part, la masse de capital constant est de plus en plus importante, augmentant également en valeur, d’autre part, cette augmentation de la composition organique elle-même nécessite son propre bouleversement pour qu’un accroissement supérieur de l’extraction de plus-value relative vienne valoriser cette masse croissante de capital. D’une part, dans le mode de production capitaliste, la reproduction des conditions de production implique la conservation de la valeur du capital fixe. Il y a une dévalorisation du capital. Il convient de ne pas confondre ce concept de dévalorisation avec la dépréciation du capital, puisque le premier entraine l’impossibilité de satisfaire complètement le second. » (Aglietta, Ibid., p. 83) Une partie du travail cristallisé dans les moyens de production n’est pas validée comme travail social dans l’échange. Avec la valorisation intensive, cette dévalorisation devient un phénomène intrinsèque au processus d’accumulation, elle en est même un mode de régulation. « L’obsolescence devient généralisée et permanente, ce processus est le substrat matériel de nouvelles modalités de la dévalorisation du capital. Étant intimement liée à la formation du capital, la dévalorisation ne se manifeste plus principalement comme une interruption brutale du cour de la dépréciation du capital. Elle fait partie des métamorphoses de la valeur en étant prise en compte dans formation de la provision financière pour le remplacement du capital fixe. » (Aglietta, Ibid., p. 89) L’inflation rampante inhérente à la valorisation intensive même en dehors des crises, est la façon dont sont supportées des pertes de valeur selon cette modalité de la dévalorisation du capital.
La renouvellement du capital fixe implique la création d’une provision financière « évidemment avancée à crédit puisqu’elle est incorporée dans les dépenses courantes, à laquelle ne correspond pas la réalisation d’un travail passé, puisque les éléments correspondants du capital constant sont dévalorisés par obsolescence. Mais cette provision financière entre dans le circuit du revenu pour acheter des moyens de production nouvellement crées. » (Ibid., p. 313-314) Il en résulte que la monnaie qui achète le produit du travail nouveau de la société dépasse constamment celle qui a été intégrée dans la formation du revenu : « comme le flux de monnaie intégrée doit nécessairement égaler le reflux de monnaie désintégrée, puisque l’un et l’autre proviennent de la même créance bancaire qui doit être éteinte après réalisation du revenu, l’adjonction au cours du circuit du revenu d’un flux monétaire dérivé de la réalisation du capital constant se porte sur le même produit du travail nouveau et doit réaliser la même valeur. La solution de cette contradiction est univoque : l’adaptation se fait par hausse de l’expression monétaire de l’heure de travail abstrait, c'est-à-dire par baisse de la valeur de la monnaie. Cette adaptation n’est possible que grâce à l’unification de toutes les monnaies bancaires en une seule monnaie nationale établie par la monnaie centrale sur le marché monétaire. » (Ibid., p. 313) La valorisation intensive connaît donc de façon permanente un régime d’inflation rampante et d’affaiblissement de la contrainte monétaire (réalisation de la valeur créée). On peut rajouter que cette inflation rampante est un mode de régulation de l’échange entre les deux secteurs du capital (biens d’équipement, biens de consommation). En effet, même si dans la valorisation intensive il y a élargissement rapide de la section II du fait de l’intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle propre du capital, cela n’empêche pas le développement inégal de la section I qui mène le rythme d’accumulation du capital. L’intensification de l’obsolescence (dévalorisation) avant que la dépréciation soit parvenue à son terme ouvre les débouchés requis par le développement inégal de la section I ; cela tend à neutraliser ce développement inégal.
Le début de la crise de la valorisation intensive marque une accélération de l’inflation rampante inhérente à ce mode de valorisation et sa transformation en accumulation cumulative au travers de la formation d’un structure instable d’endettement due à la suraccumulation du capital. L’accumulation est trop forte pour la valorisation. La suraccumulation du capital n’est pas étrangère à l’échange entre les deux sections de la production capitaliste, elle détermine la rupture de l’équilibre de ces échanges. Le capital n’entre pas en crise en raison d’une disproportionnalité entre ces sections, cette disproportionnalité de croissance étant sans cesse résorbée par l’accroissement de la plus-value relative, l’extension de la production et la dévalorisation du capital, c’est la crise de la valorisation, ou suraccumulation du capital qui détermine l’impossibilité delà réalisation effective du produit global dans l’échange entre les deux sections. Nous retrouvons une de nos propositions fondamentales selon laquelle c’est le rythme de la valorisation et l’évolution du taux de profit qui est cause des contractions ou extensions des échanges.
En 1966, la première phase de la crise se manifeste aux États-Unis comme un manque de moyens de financement qui naturellement ralentit la croissance des investissements des entreprises : « ces dernières années, les disponibilités des entreprises n’ont pas suffi à financer les investissements, en outre leur progression a été plus lente que celle des investissements, de sorte que les besoins en moyens de financement extérieurs se sont accrus rapidement. » (OCDE, Études économiques, États-Unis, décembre 1966) En RFA, l’endettement extérieur des entreprises allemandes augmente considérablement, on assiste à une forte contraction des liquidités bancaires, les banques empruntent à l’étranger (OCDE, Études économiques, RFA, mars 1967). En France (OCDE, Études économiques, mai 1967), les coefficients de trésorerie sont abaissés à plusieurs reprises pour permettre aux banques de faire face aux échanges, les taux d’intérêt sont très tendus : « les caractère modéré de la reprise des investissements dans la nouvelle phase d’expansion de la demande semble correspondre pour une bonne part à des difficultés de financement des entreprises renforcées par l’atonie du marché des capitaux en 1966. » Au Royaume-Uni, 1966 et 1967 sont des années de manque de liquidités, avant même la dévaluation de la livre sterling ; on fait de nombreux appels au FMI et aux banques centrales étrangères. En 1967, en France, sont supprimés les derniers restes d’encadrement du crédit, ce qui permet de faire passer l’augmentation du total des crédits à l’économie de 4 % en 1966 à 8,7 % en 1967 (OCDE). Au Japon, par contre, en 1966-1967, l’économie ne réagit que faiblement aux mesures d’assouplissement de la politique monétaire, les investissements sont limités par les possibilités de crédits (OCDE, Études économiques, Japon, juin 1967). Toujours en 1967, la RFA connaît une restriction très forte des liquidités, des secteurs de l’économie sont de plus en plus tributaires de l’emprunt, l’autofinancement qui au début des années cinquante représentait la moitié des investissements n’en représentait plus que le cinquième en 1965.
C’est à partir de cette situation que s’engage le processus inflationniste cumulatif en tant que phase euphorique des affaires et des investissements. La validation sociale des investissements réalisés, c'est-à-dire leur renouvellement et leur valorisation nécessite un affaiblissement constant de la contrainte monétaire. L’augmentation des investissements va s’accompagner d’un rythme de plus en plus soutenu de l’inflation ainsi que de la mise en place d’une structure d’endettement de plus en plus instable. Jusqu’en 1971, la phase d’euphorie n’en est qu’à ses débuts.
Aux États-Unis, en 1968, l’accroissement de la productivité se ralentit à nouveau, les coûts unitaires de main-d’œuvre augmentent, mais, malgré une orientation rigoureuse de la politique monétaire, la masse monétaire augmente rapidement ainsi que les taux d’intérêt. On assiste à une tension considérable sur le marché des capitaux : « la demande de capitaux émanant des sociétés non financières, des États et des collectivités locales, qui avait atteint des niveaux records en 1967, diminue quelque peu tout en restant élevée par rapport à ce qu’elle était généralement dans le passé. » (OCDE, Études économiques, États-Unis, décembre 1968) En 1968, au Japon, l’économie connaît une phase d’expansion rapide, sans qu’aient été résolus les problèmes de financement des investissements ; la haute conjoncture ne fait même que renforcer ces problèmes.
Peu à peu, les contradictions de cette phase se font jour de façon plus claire. Aux États-Unis, 1969 est une année de ralentissement de la demande avec augmentation des prix et malgré la baisse de la consommation individuelle et de l’indice d’utilisation des capacités industrielles de production, la demande d’investissements fixes productifs se maintient et augmente même de 7,5 %. Il s’agit d’augmenter la productivité, de faire des économies de main-d’œuvre, plutôt que d’accroitre les capacités de production. Dans le même temps, malgré le caractère de plus en plus coûteux du crédit, la demande reste très forte, les entreprises empruntent de plus en plus à court terme et les banques se ravitaillent sur le marché de l’Eurodollar (OCDE, Études économiques, États-Unis, mars 1970). La recherche de gains de productivité devient devant la baisse du taux de profit une nécessité vitale, c’est ça la phase d’euphorie : course aux investissements, à la productivité, course aux emprunts. Cependant, le mouvement ne fait que renforcer la baisse du taux de profit et accroitre le décalage entre la masse des investissements et leur valorisation, donc rendre très instable l’endettement qui fut à leur origine. De la même façon qu’aux États-Unis, en 1969 au Japon, les investissements s’accroissent rapidement, en même temps que la trésorerie des entreprises se détériore et qu’il est de plus en plus difficile d’obtenir des crédits et que les taux d’intérêt augmentent régulièrement. Tout naturellement, ces investissements sont dans leur quasi-totalité destinés à obtenir des gains de productivité. Il s’agit d’une vraie course à la productivité et aux surprofits, quand on sait qu’en 1969, 53 % du parc des biens capitaux du secteur privé a été installé en cinq ans. Le même mouvement s’observe en RFA où là aussi, les investissements servent surtout à rationnaliser la production. Ces investissements augmentent tandis que s’accroissent les tensions sur la liquidité des banques et que la masse monétaire s’accroit rapidement, et cela malgré la réévaluation du deutschemark (OCDE, Études économiques, RFA, avril 1970).
Nous voyons donc entre 1966 et 1967 se développer le processus inflationniste et ses contradictions. Contrairement à la crise financière classique, les monnaies bancaires ne décollent pas de la contrainte monétaire (réalisation du produit global, validation du travail cristallisé) pour se transformer en simples créances qui ultérieurement seront brutalement démonétisées. « Au contraire, c’est la contrainte monétaire qui s’affaiblit, parce que la banque centrale peut en toutes circonstances assurer l’unité des monnaies bancaires par l’émission de sa propre monnaie. En le faisant dans une situation où les monnaies bancaires portent des assignations sur des valeurs futures de plus en plus aléatoires, la banque centrale opère une pseudo-validation sociale du revenu. C’est pourquoi, l’endettement cumulatif, croissant beaucoup plus vite que la valeur d’échange du produit et de plus en plus instable, qui se développe dans cette phase de la crise financière, se traduit pas une accélération de la perte de valeur de la monnaie nationale. » (Aglietta, ibid., p. 315) Dans cette phase initiale de la crise, la réaction de chaque capital à la situation de suraccumulation de capital passe par la formation de capital nouveau, ce qui est le mouvement inhérent de la concurrence dans l’accumulation intensive. Mais alors, le temps de rotation (dépréciation) du capital investi entre violemment en contradiction avec la création de conditions nouvelles de production. De plus, la disjonction entre la masse de capital investi et la valorisation de ce capital crée une pénurie persistante de ressources financières disponibles pour cette course à la productivité. Le financement de ces investissements nouveaux tend à ne plus résulter d’une accumulation du profit, mais d’une incorporation dans les coûts d’exploitation courante de la dévalorisation du capital antérieurement investi (c'est-à-dire que la dévalorisation est considérée comme une dépréciation normale – achèvement de la rotation). Le processus inflationniste est donc bien une tentative de solution de la contradiction, de plus en plus aiguë dans cette phase de la crise, entre le temps de travail cristallisé dans le capital investi qui implique une certaine durée à la rotation, et le temps de travail social moyen, c'est-à-dire la valeur réelle de ces investissements déterminés non pas par le temps de travail cristallisé en eux, mais par le temps de travail que nécessite actuellement leur reproduction. Il en résulte que pour les entreprises, l’accroissement du cash-flow, au travers de ces provisions financières fondées sur la dévalorisation du capital considérée comme dépréciation, engendre au niveau du capital social une augmentation cumulative de l’endettement. En effet, le crédit vient valider cette dévalorisation considérée comme dépréciation, et permettant des investissements nouveaux, accélère le phénomène ; il est évident que pour les entreprises les mieux placées, un accroissement rapide de productivité et de part du marché peut justifier ce mouvement entre dévalorisation et dépréciation ; il ne peut en être ainsi pour le capital social. Aux États-Unis, « l’augmentation de l’endettement est plus rapide que celle du cash-flow. Pour un dollar de cash-flow, l’endettement net annuel des entreprises était de 0,65 dollar en 1965. Il est monté jusqu’à 0,95 dollar en 1969, lors de la première poussée d’inflation cumulative. Retombé à 0, 75 dollar dans la récession qui a suive en 1970-1971, le ratio s’est élevé jusqu’à 1,60 en 1974. Ces fortes augmentations, dès que la formation de capital s’accroit, expriment le manque durable de capitaux monétaires disponibles pour l’investissement en égard aux incertitudes de l’avenir. » (Aglietta, ibid., p. 317-318)
Ce système d’endettement repose de plus en plus sur l’endettement du système bancaire lui-même, les banques ont besoins d’emprunter de plus en plus de liquidités pour nourrir une trésorerie tendue vers l’expansion du crédit. Aux États-Unis, l’endettement des banques sur le marché monétaire est passé de 2,3 % en 1967 à 13,3 % en 1974. À travers ses contradictions, le processus inflationniste ne peut supprimer la crise, d’une part, il est la forme que prend, en domination réelle, la première phase de celle-ci, d’autre part, les contradictions propres qui le portent ne font que préparer la crise en tant que phase profonde de récession somme ce sera le cas en 1974-1975. Lorsque ces structures d’endettement instable se sont généralisées à l’ensemble de l’économie avec l’accentuation corrélative entre les investissements, l’endettement et les profits, la contrainte monétaire s’affirme brutalement, sous la forme d’une contrainte de liquidités. C’est cette tendance qui se développe entre 1971 et 1974.
Tout d’abord, on assiste à un premier ébranlement des structures d’endettement (1971), puis on assiste au boom spéculatif lui-même (1972-1973) qui n’avait fait que s’ébaucher entre 1966 et 1970. L’année 1970 voit aux États-Unis un grand ralentissement de l’activité économique, une baisse des investissements des entreprises, le taux d’utilisation des capacités baisse de 8 % en 1970 sur 1969, cependant, les sociétés non financières accroissent leur emprunts à long terme d’environ 60 % par rapport à 1969, la masse monétaire augmente fortement et l’inflation s’accélère. L’écart entre l’endettement et la valorisation du capital devient patent et va s’accroissant, c’est l’année de la faillite de la Penn-Central (OCDE, Études économiques, États-Unis, avril 1971). Le processus inflationniste s’accélère comme desserrement de la contrainte monétaire (contrainte de la réalisation déterminée par la valorisation). C’est le premier ébranlement des structures instables d’endettement qui s’internationaliseront et s’unifieront mondialement en 1971 avec la dévaluation et l’inconvertibilité du dollar (15 août 1971). Cet ébranlement va accélérer le caractère cumulatif de l’inflation pour tenter de le résoudre, l’accentuation des structures instables d’endettement va être après ce premier ébranlement, sa tentative même de résolution, c’est une fuite en avant ; ainsi sera donné naissance à la période de boom spéculatif elle-même.
De son côté, la RFA connaît les mêmes problèmes : l’essor économique depuis 1967 a perdu de son dynamisme, la productivité augmente très lentement, cependant les prix continuent à augmenter (+ de 7,5 % en 1970 – sans précédent), ainsi que la masse monétaire. On assiste à une forte détérioration des liquidités des banques et à une élévation des taux d’intérêt. Comme aux États-Unis, l’écart se creuse entre l’endettement et la valorisation, ce qui entraine un processus cumulatif par recours à nouveau à l’endettement pour tenter de combler l’écart (OCDE, Études économiques, RFA, juin 1971). Au Japon, l’été 1970 voit la fin de la phase de haute conjoncture, ce qui entraine un appel de plus en plus pressent au crédit. Entre septembre 1969 et octobre 1970, les taux d’intérêt ont violemment augmenté et les grandes sociétés sont très gênées. De plus, des demandes de prêts de plus en plus importantes sont destinées à couvrir les échéances d’investissement déjà réalisés, une telle situation illustre bien l’échec du processus inflationniste, il faut bien qu’éclate l’écart entre l’endettement, les investissements et la valorisation du capital. Une fois de plus, on voit que le processus devient cumulatif par recours à nouveau à l’endettement (OCDE, Études économiques, Japon, juin 1971).
À partir de 1971-1972, la masse monétaire augmente aux États-Unis à des taux exceptionnels, + 10,25 % pour les sept premiers mois de 1971 au lieu de 5,5 % en 1970 ; de 1957 à 1969, le taux d’augmentation tendanciel avait été de 3,25 % par an (OCDE, Études économiques, États-Unis, avril 1972). L’année 1971 est avant tout aux États-Unis, l’année de la dévaluation et de la suppression de la convertibilité du dollar, nous avons déjà dit que nous avions là l’extension et l’unification mondiale du processus inflationniste et des structures instables d’endettement, c’est pour les États-Unis le mécanisme bien connu de la crise sans pleurs. La dévaluation du dollar, c’est également une étape de la dégradation continue de la compétitivité des entreprises américaines, selon un processus amorcé dans les années soixante et accéléré depuis 1970. Cette dégradation n’est rien d’autre que le procès même de la crise de la valorisation intensive, touchant les branches motrices de ce type d’accumulation, là où elles étaient le plus développées. Ces branches, comme on le verra, continuent de se développer ailleurs (Allemagne, Japon), alors que les États-Unis tentent déjà ou plutôt parce que les États-Unis tentent déjà une restructuration du capital dont nous parlerons plus loin (cette dévaluation rentre également dans le procès de la crise où est recherchée une réforme du système monétaire telle que la monnaie soit dissociée de la valeur – DTS –, recherche utopique mais typique de la crise actuelle).
Durant l’année 1972 et début 1973, la crise monétaire s’internationalise : fermeture des principaux marchés des changes durant la première moitié de 1973, le deutschemark est réévalué de 3 %, six des pays de la CEE décident un flottement concerté de leur monnaie. La crise des branches motrices de la phase d’expansion précédente, crise au niveau mondial, mais qui comprend leur extension en Allemagne et au Japon, accroit le déficit de la balance commerciale des États-Unis, ce qui renforce mondialement les structures instables d’endettement. « Le déficit de 1972, s’est encore traduit en majeure partie par un accroissement des engagements des États-Unis à l’égard des institutions officielles d’autres pays, de sorte que la situation monétaire aux États-Unis n’en a pas ressenti les effets directs. » (OCDE, Études économiques, États-Unis, juin 1973) Tout cela n’empêche, dans cette phase d’euphorie, la production de connaître une forte croissance avec recrudescence de l’inflation, une forte demande de fonds et une augmentation des taux d’intérêt.
La RFA, quant à elle, entre également, début 1972, dans la phase du boom spéculatif lui-même : « l’économie est sortie de la phase descendante, sans que les prix et les coûts aient recouvré une stabilité comparable à celle de 1967. » (OCDE, Études économiques, RFA, juin 1972) le desserrement de la contrainte monétaire propre au processus inflationniste entraine en mai 1971 le flottement du deutschemark, qui ne connaître un réalignement de parité qu’en décembre 1971. Les crédits à l’économie augmentent très vite, malgré la forte réduction des réserves liquides des banques, crédits tout naturellement destinés à des investissements de substitution du capital au travail. En mais 1973, l’OCDE écrit qu’en RFA depuis 1970, la situation se caractérise par la simultanéité de trois phénomènes : croissance rapide des agrégats monétaires, des taux d’intérêt très élevés, une étroitesse des réserves liquides ; en 1973, pour la première fois depuis quinze ans, les banques allemandes empruntent auprès de la Bundesbank.
Au Japon, l’année 1971 et le début de l’année 1972 se caractérisent également par une baisse globale des investissements des entreprises, sauf en ce qui concerne les investissements économisant de la main-d’œuvre, l’extension des capacités recule de 8,3 %. Dans ce contexte, la masse monétaire continue à augmenter au rythme très rapide de 24 % dans l’année et les crédits bancaires s’accélèrent ; l’OCDE note que l’augmentation des crédits est un trait marquant de la récession actuelle tout au long de 1971 (OCDE, Études économiques, Japon, juin 1972). Lors de la reprise, amorcée début 1972, la hausse de la production et de la productivité est parallèle à celle des prix, illustrant bien là la nature de la reprise : début du boom lui-même dans le processus inflationniste. Cela s’accompagne naturellement d’une très forte augmentation de la masse monétaire et des crédits. « La phase de haute conjoncture actuellement en cours est la plus vigoureuse qu’ait connue la zone OCDE depuis plus de vingt ans et elle entraine partout de fortes hausses de prix, en particulier sur les marchés des produits primaires. » (OCDE, Études économiques, Japon, juillet 1973) L’OCDE confond le début du boom spéculatif qui va atteindre son plus haut niveau au cours de l’année 1973 avec une phase de reprise. La poursuite des anticipations expansionnistes s’appuie sur des crédits destinés à des investissements que la valorisation du capital ne vient jamais valider, c’est par là que le processus devient cumulatif et engendre les structures instables d’endettement dont nous avons parlé. Avant de voir l’année 1973 où le boom spéculatif atteint son plus haut niveau, il nous faut revenir sur le cas de deux pays dont nous avons peu parlé jusqu’à présent : la France et le Royaume-Uni.
Durant les premières années de la crise, en gros entre 1966 et 1970, la France connaît une crise qui a un double caractère (double caractère qui se retrouve dans un mouvement comme celui de Mai 68). La crise, au niveau mondial de la valorisation intensive, est la contrainte pour la France de se restructurer, au niveau de ce qui entre dans en crise. c’est pour cela que dans ces premières années, la France ne connaît pas les vagues de haute et basse conjonctures qui frappent les autres pays. Le pays ne sera au diapason mondial qu’à partir de 1971-1972. En France, à la fin de 1968, la production avait dépassé de 7,4 % son niveau d’avant les grèves et cela surtout grâce à une rapide augmentation de la productivité dans l’année qui avait annulée pour les entreprises l’accroissement des salaires. De plus, cette augmentation de la productivité avait été rendue possible par l’absence de freinage des prix. Au cours de l’année 1970, les fusions d’entreprises s’accélèrent et les gains de productivité ; depuis la dévaluation du franc d’août 1969 (11,1 %), l’économie française tente de se restructurer en faisant des exportations une de ses activités motrices. La crise mondiale de la valorisation intensive est pour la France, dans un premier temps, un procès de restructuration. En 1971, le 6ème plan prévoit que les exportations devront être le principe stimulant de la production. Durant les années 60, selon l’OCDE (Études économiques, France, février 1972), l’augmentation des coûts unitaires avait été en France plus rapide que dans les autres pays de l’OCDE, et toujours d’après ce texte, ce qui caractérisait l’économie française depuis 1967, c’étaient les gains de productivité, les groupements d’entreprises, et de fortes tendances monopolistiques. L’année 1971 marque l’entrée de la France dans le processus inflationniste : les prix augmentent de 6 %, les taux d’intérêt sont relativement élevés, expansion très forte des liquidités, augmentation de 16,5 % de la masse monétaire dont 14 % est due à l’augmentation des crédits. Le même mouvement se poursuit au cours de l’année 1972 : la part du crédit dans l’expansion de la masse monétaire passe de 2/3 (66 %) à 80 %, la substitution capital/travail s’accélère et la compétitivité delà production française s’améliore fortement. « Face, ces deux dernières années, à une tendance à la récession dans de nombreux pays, la France a maintenu un taux de croissance relativement élevé. » (OCDE, Études économiques, France, février 1973). On sait que cette tendance à la récession n’était autre que le premier ébranlement des structures instables d’endettement, ce n’est qu’en 1972 que la France quant à elle se trouve pleinement intégrée au processus inflationniste mondial.
Durant cette période de la première phase de la crise : « des trois pays étudiés (France, Royaume-Uni, RFA), c’est la France qui a enregistré la croissance la plus vive et la plus régulière : 5,4 % l’an en moyenne entre 1960 et 1974 ; vient ensuite la RFA avec un taux de 4,2 % suivi du Royaume-Uni avec 2,6 %. C’est en France également que l’évolution de la productivité des facteurs de la rentabilité s’avère pour l’ensemble des branches marchandes la plus favorable. La productivité du travail (mesurée par valeur ajoutée par tête) y croit de 5,3 % en moyenne par an sur cette période, alors qu’elle n’a progressé respectivement que de 4,7 % et de 2,6 % dans les autres pays. » (INSEE, Économie et statistique n0 105, novembre 1978). Ce qui n’empêche pas bien sûr la rentabilité de l’industrie allemande d’être plus élevée que celle de l’industrie français, le niveau de productivité était en Allemagne au début de la période beaucoup plus élevé qu’en France. Ce qui est aussi très significatif de cette expansion française dans les premières années de la crise, c’est le rôle joué par le secteur des biens d’équipement : « En France, le secteur des biens d’équipement détient le record du rythme de croissance dans l’ensemble des activités marchandes… Ceci conduit à une augmentation de sa part dans le total d’environ 30 % entre 1960 et 1974. » (Ibid.) Ce secteur est le secteur moteur dans la valorisation intensive, avec les biens de consommation durables, il impulse et rythme la croissance, son développement en France est significatif de la dualité de la crise dans ce pays. De la même façon, alors que entre 1970 et 1973, l’industrie allemande perdait 203 000 emplois salariés, son homologue française en créait 273 000, mais de 1973 à 1976 (années à partir desquelles la France est totalement intégrée dans le processus inflationniste mondial, dans la crise de la valorisation intensive) comme la RFA, l’industrie française perd des salariés (140 000).
Le cas du Royaume-Uni est différent, la restructuration du capital en domination réelle s’est fondée sur son rôle financier mondial, si bien que s’est développée une contradiction entre celui-ci et la restructuration industrielle qu’il devait fonder. « Dès le lendemain de la Première Guerre mondiale, apparaît pour la première fois le divorce entre la nécessité d’exporter et le souci de restauration du taux de change. Les financiers qui souhaitent maintenir Londres comme centre financier international refusent d’entériner le recul de la livre par rapport au dollar. Au prix de gros efforts budgétaires, et profitant des difficultés du dollar, la livre peut retrouver dès 1925 sa parité antérieure. Le sacrifice des conditions de production au taux de change est d’autant plus lourd que, comme le note Keynes, les prix intérieurs et les salaires ne s’adaptent pas en baisse à ce nouveau taux de change. Cette appréciation de la livre qui n’allait pas pouvoir être maintenue au-delà de 1930 est fondée sur un calcul dangereux : le choix, pour rétablir la confiance dans la monnaie, d’une politique de déflation de longue durée entraine bien une limitation de l’expansion et un chômage élevé, mais ne permet pas de restaurer les profits industriels. Après la Seconde Guerre mondiale, et dans les années 50, la situation apparaît à bien des égards comparable. Ayant accumulé des dettes pendant la guerre, le Royaume-Uni doit accepter une dévaluation de la livre de 30 %. Il ne s’agit pas en l’occurrence d’une dévaluation exagérée, puisque les monnaies dévaluent au même moment, en moyenne de 25 % par rapport au dollar. Elle s’avère rapidement insuffisante, mais malgré les crises successives de la balance des paiements, il faudra attendre 1967 pour qu’une nouvelle dévaluation intervienne. En effet, pendant les années 50, la stabilité monétaire reste l’objectif prioritaire qui paraît à lui seul suffire à rétablir la place du Royaume-Uni dans le monde. Il correspond aussi à l’impératif de consolidation des balances sterlings qui se sont accumulées et conduisent le Royaume-Uni à vivre sous la menace permanente des retraits. En conséquence, entre 1950 et 1967, le prix relatif des exportations britanniques ses relève régulièrement. » (INSEE, Économie et statistique n0 97, février 1978). Le Royaume-Uni n’avait pas réellement le choix entre le maintien de la livre et la restructuration de son appareil productif, la livre avait son rôle à jouer au niveau du cycle mondial et son maintien était, pour le Royaume-Uni, la seule façon de restructurer son capital dans le cycle mondial au niveau de la valorisation intensive, cela passait nécessairement par l’affaiblissement de son appareil productif. Il faut attendre le début de la crise actuelle pour qu’éclate cette contradiction. Durant les années 50-60, l’industrie britannique se caractérise par la vétusté de ses équipements, par la faiblesse de la progression des investissements, par une faible productivité, par de très grandes difficultés à introduire le travail posté ; tout cela ne fera que s’aggraver avec la crise. L’impératif de course à la productivité, imposé par la crise, va donner naissance à la politique des stop-and-go : toute relance entraine une augmentation des importations, une accentuation du déficit de la balance commerciale et donc un nécessaire coup de frein. À cause de son faible développement dans les années antérieures, toute modernisation est obligatoirement un appel aux importations : « globalement, la proportion des biens manufacturés dans les importations totales est passée de 19 % en 1967 à 28 % en 1976. » (Ibid.)
De par son rôle mondial dans la valorisation intensive jusqu’au début de la crise, le Royaume-Uni a vécu sur la contradiction entre le maintien de la livre et la restructuration de son appareil productif. Cependant, cette non restructuration sapait les bases de l’autre terme de la contradiction : le maintien de la livre.
« En 1967, après la dévaluation de 14 % de la livre, la compétitivité s’améliore de 10 %. Ce gain sera épuisé au cours des années suivantes, le prix des exportations britanniques s’accroissant chaque année d’environ 2 % de plus que ceux des concurrents ; la seule amélioration, celle de la fin 1969, s’explique par le fait de la réévaluation du mark. À la mi 1972, la compétitivité se retrouvait donc au niveau de 1967 et une nouvelle dévaluation était nécessaire. Elle a lieu de fait puisque la livre se met à flotter à la baisse. » (Ibid.) Le retard pris par la restructuration de l’appareil productif durant les années 50 et 60 empêche comme on l’a vu, les dévaluations de produire leurs effets, car pour que les entreprises puissent jouir de leur avantage de compétitivité extérieure, il leur faut hausser leur productivité et faire appel aux importations que précisément la dévaluation rend plus chères. Après la dévaluation de 1967, en 1968, et jusqu’à la mi 1969, le déficit commercial se creuse au lieu de se combler. C’est cette situation qui explique qu’au Royaume-Uni, le processus inflationniste ne prenne jamais l’allure d’une euphorie des affaires, mais purement et simplement de catastrophe économique. La situation de la balance commerciale rend immédiatement catastrophique au Royaume-Uni l’établissement des structures instables d’endettement. Même dans la période de « reprise » mondiale qu’est l’année 1972, les investissements déclinent au Royaume-Uni, ce qui n’empêche pas la masse monétaire de croitre de 23 % dans l’année avec un gonflement considérable des prêts bancaires. Jamais au Royaume-Uni le processus inflationniste ne donne naissance à une amélioration des investissements à des périodes d’euphorie, même pas durant l’année 1973.
L’année 1973 se caractérise, aux États-Unis et dans d’autres pays, par une situation générale de surchauffe. Dans les industries de base, le taux d’utilisation des capacités s’établit à 93,5 % au troisième trimestre 1973. Il apparaît de nombreuses pénuries sur les produits de base et même sur les moyens de production. Les crédits et la masse monétaire augmentent très vite (crédits, +25 % en 1973). Les entreprises sont de plus en plus lourdement endettées et connaissent des difficultés de trésorerie de plus en plus graves. Malgré l’accroissement des taux d’intérêt, il est de plus en plus vital pour les entreprises d’emprunter, elles connaissent en effet une grande étroitesse de leurs liquidités par rapport à leurs engagements. Nous sommes dans la phase la plus haute du boom spéculatif (OCDE, Études économiques, États-Unis, février 1974).
Toujours en 1973, l’Allemagne connaît l’expansion la plus forte depuis la guerre de Corée, avec accélération de l’inflation. Les limites de la situation et sa caractéristique de surchauffe apparaissent dans le fait qu’en 1973, l’augmentation des prix ne s’est pas accompagnée d’une amélioration des marges bénéficiaires comme dans les autres phases de haute conjoncture (OCDE, Études économiques, RFA, mai 1974). C’est la même situation de baisse des liquidités des entreprises et d’augmentation des taux d’intérêt que l’on trouve au Japon avec accélération de l’inflation.
Que l’on regarde les États-Unis, la RFA ou le Japon, ce qui caractérise cette année 1973, c’est que : « alors que la production se mettait à stagner en volume sous le double effet du déclin de la demande des ménages, consécutive à l’érosion des salaires réels et à leur propre comportement de précaution qui les incita à accroitre leurs réserves monétaires, et des goulots d’étranglement dans les secteurs amonts liés à la très forte demande de biens intermédiaires, la demande des entreprises prit un aspect nettement spéculatif. Au début de 1974, le ratio des stocks au PNB était de loin le plus élevé de l’après-guerre, la formation de capital fixe déclinait à son tour par disjonction du cash-flow et manque total de fonds extérieurs à long terme, le gonflement du crédit à court terme faisait monter les taux d’intérêt du marché monétaire à leur plus haut niveau historique. Lorsqu’il en est ainsi, il n’y a plus de place pour la poursuite des anticipations expansionnistes. L’accroissement du crédit et des flux monétaires ne fait qu’absorber le coût croissant des échanges de marchandises nécessaires à la continuité des cycles de production. Les liquidités qui se forment sont déjà absorbées par le renouvellement des engagements antérieurs, ce qui met l’économie en crise potentielle de liquidités. » (Aglietta, op. cit., p. 320). C’est alors une situation de « surchauffe », où les demandes de crédit ne sont destinées qu’à rééquilibrer les structures instables d’endettement, alors qu’elles ne font que les accentuer. La « surchauffe » est l’aboutissement normal du processus d’inflation cumulative, il ne s’agit plus alors de l’écart entre engagements, investissements et valorisation, mais de combattre les engagements antérieurs, celui-ci résultant de la disjonction entre endettement, investissements et valorisation du capital se développant comme une course à la productivité (qui finalement renforce le processus) provoque une telle accélération de la baisse du taux de profit qu’il aboutit à la solution où la reproduction du capital n’a plus pour but que la couverture des engagements passés, couverture qui bien sûr ne peut se faire que par de nouveaux appels au crédit.
Le processus inflationniste ne supprime pas la dévalorisation effective qui doit s’effectuer dans la crise. Il conduit à la dévalorisation effective par son caractère cumulatif à travers la formation des structures d’endettements instables. La contrainte monétaire s’affirme brutalement comme contrainte de liquidités. Alors commence la phase de dévalorisation effective. Aux États-Unis, en juillet 1974, « la croissance exceptionnelle de la demande de crédit, combinée au malaise général provoqué par les difficultés que la “Franklin National Bank” a alors commencé à connaître et par l’effondrement de la banque Herstatt en Allemagne, a fait monter les taux d’intérêt à des niveaux rarement atteints dans le passé et provoqué des perturbations considérables sur les marchés financiers » (OCDE, Études économiques, États-Unis, juillet 1975). Le processus inflationniste devient alors un facteur de récession sur l’investissement des entreprises, il réduit la marge brute d’autofinancement. Aux États-Unis, la production industrielle en dollars constants a chuté de 9 % et le pouvoir d’achat de la masse salariale s’est contracté de 11 %, le taux d’utilisation des capacités manufacturières est tombé à 68,3 %, le chômage s’est établi à 9,2 % de la population active. Le manque de liquidités est général tant pour l’administration centrale que pour les états et les entreprises. Entre 1965 et 1972, l’augmentation de la dette de l’administration fédérale ne représentait que 8,5 % de l’accumulation totale des dettes, elle représentait 35 % en 1975. Il y a là un risque grave d’entrainer que d’autre secteurs soient évincés des marchés de crédits et de capitaux. Il y a là un manque général de liquidités. Les banques restreignent leurs prêts : début 1975, les prêts des banques aux entreprises ont diminué de 20 % en taux annuels. Le même processus peut s’observer en RFA et au Japon ainsi qu’au Royaume-Uni, où les banques prêtent de moins en moins alors que les entreprises cherchent à emprunter de plus en plus (OCDE, Études économiques, Royaume-Uni, mars 1975).
Ainsi, à travers le processus inflationniste, dont nous avons vu au début de ce chapitre les racines, nous sommes parvenus jusqu’à la dévalorisation effective des années 1974-1975. Il reste à bien saisir en quoi dans ce processus inflationniste, nous avons bien affaire à la crise de la valorisation intensive. Tout d’abord, le caractère de crise de la valorisation intensive de cette première phase est ce qui détermine l’allure même du processus inflationniste au travers du passage de l’inflation rampante à l’inflation cumulative. Constamment, le processus inflationniste est une course à la productivité qui repose sur la disjonction grandissante entre endettement, investissement et valorisation du capital.
L’inflation est bien une crise de la valorisation intensive en ce que tout son processus est déterminé par le rapport entre l’évolution de la productivité et celui de la valorisation, elle implique donc que dès l’origine l’accroissement de la productivité soit devenue la dynamique dominante de l’accroissement de la valorisation, mais elle en est d’autre part la manifestation de l’échec.
Le relais entre la course à la productivité, la recherche de surprofit et l’inflation se situe dans la sphère du crédit. Chaque capitaliste individuel a une soif inextinguible de crédit, que ce soit pour financer les investissements continuellement nécessaires, pour maintenir un avantage de productivité, ou que ce soit pour acheter les marchandises que les autres capitaux lui vendent à un prix incluant un maximum de surprofit. Cependant, il faut remarquer que ni la recherche d’un accroissement de productivité, ni le crédit ne sont inflationnistes en eux-mêmes. Le crédit repose sur une anticipation de la plus-value à venir, et si celle-ci est effectivement produite, l’augmentation de la masse monétaire qu’il a occasionnée est justifiée. Le crédit ne se présente comme la cause de l’inflation que lorsque la formation de capital qu’il est destiné à promouvoir ne débouche plus sur une augmentation suffisante de la productivité. Mais, c’est alors la formation du capital qui est inflationniste, car elle est alors plus rapide que la libération du capital qui accompagne la hausse de la productivité, de sorte qu’une partie du capital nouveau ne correspond à aucune valeur existante. Ceci revient à dire que l’augmentation du surtravail est trop lente par rapport au développement des forces productives nécessaires pour l’obtention du surprofit. Il faut alors que le surcroit de valeur exigée provienne de la sphère monétaire : les crédits d’une première phase n’ayant pas donné d’augmentation de productivité escomptée, le déficit doit être couvert par un nouveau crédit. Il y a ainsi accumulation de dettes et ce sont ces créances sur l’économie qui, du côté des émetteurs de monnaie constituent de plus en plus la contrepartie de la masse monétaire, c’est de cette façon que s’établissent les structures d’endettement instable et que l’inflation devient cumulative.
La hausse des prix n’est pas un phénomène arbitraire ; chaque capital est contraint de majorer ses prix en prévision des investissements importants qu’il sera obligé de faire pour maintenir son avantage de productivité pour ne pas se faire distancer. Certes, la concurrence impose que cette majoration soit aussi restreinte que possible, mais à l’autre pôle elle devra être d’autant plus élevée que l’écart de productivité à creuser ou à combler est large. Une entreprise sera d’autant plus forte qu’elle aura moins besoin d’augmenter ses prix afin de dégager les surprofits nécessaires à sa valorisation. Une entreprise à productivité plus faible sera obligée de son côté de procéder à des augmentations plus fortes pour obtenir, proportionnellement, des bénéfices égaux à ceux de la première. Naturellement, à la première contraction du marché, elle est éliminée par la première. À partir de là, les hausses de prix fantastiques dans les pays sous-développés par exemple, ne sont qu’un phénomène de résistance à des termes d’échange par trop inégaux, c'est-à-dire à une fuite trop importante de plus-value vers les zones à haute composition organique.
De façon générale, tandis que dans le crédit, le capital anticipe sur une plus-value à venir, dans l’inflation, il s’agit « d’inventer » une plus-value présente pour pouvoir anticiper sur des gains de productivité et des surprofits futurs. Fondamentalement, cela signifie pour le capital global que l’augmentation de la productivité ne permet d’augmenter le surtravail qu’en raison inférieure à la croissance des investissements requis par cette augmentation de productivité. La validation sociale de cette croissance des investissements disjonctée d’avec la valorisation ne peut alors provenir comme on l’a vu d’un affaiblissement de la contrainte monétaire. Il apparaît bien alors dans cette disjonction que le processus inflationniste est typique d’une crise de la valorisation intensive.
Le processus inflationniste résulte du moment classique de surproduction par lequel se manifeste la crise de la valorisation. Les transformations du système monétaire en valorisation intensive entrainent que la baisse des prix des marchandises provoquée par la surproduction, elle-même déterminée par la crise de la va, est remplacée par une pseudo-validation sociale d’une fraction de la production, ce qui se traduit par une érosion de la monnaie nationale (cette érosion se manifeste comme une hausse du niveau général des prix). L’érosion monétaire n’est que la nouvelle forme en valorisation intensive de l’allure de surproduction de toute crise : « la manière dont s’exprime la contrainte monétaire par l’obligation d’acceptation sociale de la monnaie centrale constitue la possibilité formelle de l’inflation. En effet, en assurant le règlement d’engagements bancaires, alors que le règlement effectif par désintégration des monnaies bancaires et extension des créances ne s’est pas produit, la banque centrale fait une pseudo-validation sociale de travaux privés. La convertibilité des monnaies bancaires privées en monnaie centrale à cours forcé est garanti préalablement à la conversion des marchandises en monnaie. En situation de crise, elle peut être garantie alors que les assignations sur valeurs futures que les monnaies bancaires anticipent ne se produiront jamais. » (Aglietta, op. cit., 296)
Début de la restructuration
Déplacement des branches motrices
Ces premières années de la crise sont également typiques en tant que crise de la valorisation intensive telle qu’elle se déroulait depuis trente ans, en ce qu’elles sont une remise en cause de l’organisation de la production et des branches industrielles qui avaient été les supports de l’accumulation. En cela, elles amorcent une restructuration qui se poursuivra.
Telles qu’elle s’était développée depuis la guerre, la valorisation intensive se caractérisait par un procès de travail particulier et la domination de certaines branches industrielles. Le procès de travail était celui du taylorisme puis du fordisme appliqué dans de grandes unités de production en vue d’une production de masse standardisée. Tout naturellement, les branches dominantes étaient celles des biens d’équipement et les industries de base (chimie, sidérurgie), d’autre part, l’intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle propre du capital impliquait l’extension de la section II et donc, faisait des biens de consommation durable une autre branche motrice. Toutes ces caractéristiques « techniques » ne font que découler de la nature de la valorisation intensive et non l’inverse. C’était à partir de ces branches que s’effectuait la nécessaire extension de la valorisation intensive et de son mode de produire.
L’ampleur des changements en cours, au niveau de cette forme prise par la valorisation intensive depuis la Seconde Guerre mondiale se voit en premier lieu dans les changements de champ d’application des investissements directs américains à l’étranger. « Des travaux récents ont montré que sur un échantillon de 180 sociétés-mères américaines, 717 des 6 500 filiales à l’étranger ont été liquidées entre 1968 et 1974, 449 d’entre elles étaient établies de longue date. On peut ajouter à cela que 1359 filiales, soit 10 % de l’ensemble des filiales américaines, on été vendues entre 1971 et 1975, dont plus d’un tiers en Europe. En outre, l’accroissement du nombre de désinvestissements coïncide avec le déclin de la formation de nouvelles filiales, le rapport de 3,3 créations pour une disjonction en 1971, était tombé à 1,4 en 1974. Ce mouvement n’est pas uniforme : c’est dans les secteurs à faible technologie et forte concurrence internationale, tel que le textile, l’agroalimentaire et une fraction de la chimie, que se produisent ces désinvestissements ; la pharmacie ou les machines, en revanche, sont peu touchés. En cela, parce qu’à la disparition des facteurs qui étaient à l’origine de la multinationalisation (coûts relatifs, gains de productivité, expansion des marchés) vient s’adjoindre une incertitude telle qu’elle ne justifie pas le maintien de ces filiales. Les entreprises produisant des marchandises incorporant une haute technologie, au contraire, ne subissent pas les mêmes contraintes à la délocalisation et peuvent adopter une stratégie différenciée. » (Économie et Statistique, n°97, février 1978)
Cette réorganisation mondiale reflète les débuts de la restructuration en cours aux États-Unis. Plus que les variations du montant total de l’investissement, ces caractéristiques technico-économiques et sa composition sectorielle sont révélatrices des transformations de l’économie américaine. « Contrairement à la fin des années 50, la contraction prolongée de l’investissement atteint avant tout l’industrie lourde (production de métaux, chimie de base), les industries motrices de la consommation de masse (automobile, biens de consommation, industries mécaniques et électriques, textile) et l’industrie aéronautique. Plus fondamentalement, l’investissement actuel correspond à une logique de l’organisation de la production qui remodèle les filières économiques en recherchant systématiquement une économie de capital fixe et une rotation plus rapide des équipements… Constituer des ensembles productifs lourds et rigides par l’intégration technique d’équipements spécialisés et la parcellisation corrélative du travail, avait été la logique dominante de la production en grande série de marchandises banalisées… La tendance générale semble être la mise en place de systèmes productifs plus flexibles centrés sur des machines polyvalentes et autocontrôlables. L’industrie américaine amorcerait un processus à long terme de renversement à la tendance de l’accroissement du coût en capital fixe de la valeur ajoutée, en mettant en œuvre une logique de la production capable de subordonner le mécanisme à un contrôle programmé beaucoup plus précis des transformations productives. Ainsi, à l’intérieur de la filière informatique, c’est l’autonomie des processus de contrôle qui inspire les tendances nouvelles du progrès technique. Les investissements pour l’élaboration de nouvelles générations d’ordinateurs géants de gestion ont été freinés en faveur des micro-ordinateurs adaptables au contrôle direct de la production. Les études déjà faites montrent qu’on peut en attendre la floraison de nouveaux produits, en séries diversifiées et courtes, à des prix inférieurs aux prix actuels de la production de masse. L’abaissement des coûts fixes qui peut être tiré de changements aussi considérables dans les méthodes de production et dans la nature de ce qui est produit pourrait être le déterminant principal des caractéristiques actuelles d’une vague d’investissements, peu importants en volume, mais ayant de grandes implications à long terme. » (Ibid.) Corrélativement au désinvestissement dans les secteurs qui portaient la façon dont était organisée la valorisation intensive depuis la Seconde Guerre mondiale, le capital américain développe des industries telles que la micro-électronique, les instruments de mesure, les systèmes de contrôle économisant l’énergie, les équipements de commande à distance, le remplacement des méthodes mécaniques par des méthodes chimiques de traitement des matériaux. On verra plus longuement dans un autre texte de ce numéro quel est le contenu de la restructuration du capital dans la crise actuelle, mais déjà on peut dire qu’il ne s’agit pas de dépasser la valorisation intensive, mais le mode selon lequel elle s’est développée jusqu’ici : transformation au niveau des filières de production, du procès de travail, du rôle de l’État, de la péréquation du taux de profit, c'est-à-dire de l’organisation mondiale du capital. Pour l’instant, seules nous intéressent les transformations au niveau des filières de production et des branches industrielles. En effet, la crise de la valorisation intensive a frappé, comme nous l’avons vu, en premier lieu les États-Unis, du fait de leur plus fort développement et aussi de la plus grande ancienneté de ce développement. C’est la conjonction de l’extension mondiale de la valorisation intensive qui a provoqué aux États-Unis la nécessité de cette restructuration.
Alors que la position des États-Unis se renforce dans les biens d’équipement, ce sont des pans entiers de l’industrie américaine qui cèdent devant les importations, en ce qui concerne les marchandises banalisées et certains biens intermédiaires (sidérurgie, chimie de base). Parallèlement, au moment du désinvestissement au niveau international que nous avons vu, il y a augmentation rapide des investissements des sociétés étrangères aux États-Unis. Cependant, alors que la plupart des firmes multinationales américaines créaient leurs filiales de toutes pièces, les sociétés étrangères réalisent plus de la moitié de leurs investissements par acquisition d’entreprises existantes (la dépréciation du dollar et la chute des cours en Bourse facilitent ce procédé) ; de plus, il s’agit le plus souvent de secteurs anciens. Il en résulte que le déficit de la balance commerciale américaine, l’implantation accélérée de firmes européennes ou japonaises aux États-Unis, n’indiquent pas un changement d’hégémonie capitaliste, mais bien plutôt une avance des États-Unis dans le processus de restructuration en cours. Il est en effet certain, surtout dans la crise elle-même, que l’abandon des secteurs anciens a des conséquences beaucoup plus rapides que la création de nouvelles formes de production et surtout, que leur concrétisation en de nouvelles générations de marchandises. Les États-Unis, dans ce mouvement, maintiennent leur position dominante dans les moyens de l’investissement : avance technique dans des domaines (micro-électronique, processus d’autoréglage, logique des systèmes complexes asservis) capable de modifier à long terme la composition du commerce mondial ; très forte position exportatrice dans l’échange international des biens d’équipement ; centre d’intermédiation financière à l’échelle mondiale. Il s’agit dans ce mouvement technique de s’attaquer au rapport entre l’augmentation du capital fixe et l’augmentation de surtravail tel qu’il existait depuis la guerre. Il faut avant tout s’attaquer à l’activité des machines, à leur efficacité, supprimer leur porosité dans leur emploi, donc s’attaquer à un problème central de la valorisation intensive : le fait qu’une augmentation infime du surtravail nécessite une croissance de plus en plus grande du capital fixe. Simultanément, la remontée du taux de profit que cela entrainerait, permettrait une croissance de la productivité du travail car ainsi serait rendu possible une expansion de la production.
Crise du dollar et de l’énergie
C’est également dans ce processus de restructuration qui s’amorce dès le début de la crise comme une apparente faiblesse du capitalisme américain qu’il faut comprendre la crise du dollar et celle de l’énergie. Il ne s’agit pas de les aborder simplement sous leur aspect d’armes dans la concurrence ; il faut saisir la base et l’unité de cette concurrence. La base de cette accentuation de la concurrence, c’est la baisse du taux de profit, la crise de la valorisation intensive, c’est le fait que la valorisation intensive était nécessairement une structure hiérarchique (plus-value relative qui entraine péréquation, échange inégal, pompage de valeur) et que cette structure est non seulement accentuée dans la crise, mais encore qu’elle devient le fondement de niveaux différents dans le processus de restructuration. L’unité c’est ce processus de restructuration. Enfin, à travers ce par quoi passe cette concurrence n’est pas innocent, à travers la crise du dollar et du pétrole, c’est une unification plus poussée du cycle mondial qui est en jeu, l’impossibilité pour le taux de profit moyen de se fixer sur une aire nationale. Si ce sont donc bien des moments d’une lutte concurrentielle, cette lutte s’explique à travers le mouvement qui est sa résultante (nous verrons plus loin qu’en ce qui concerne la crise du dollar, il ne s’agit que du premier moment d’un mouvement beaucoup plus vaste au niveau monétaire).
Paradoxalement, la position financière des États-Unis s’est renforcée dans les années 70 sous l’effet de trois mesures : l’inconvertibilité du dollar en 1971, l’instauration du régime des changes flottants en 1973, la suppression de tous les contrôles sur les mouvements de capitaux en 1974. Le résultat de ces mesures est de concourir à pratiquer une dévaluation compétitive du dollar favorisant la reconversion de l’économie : « les modifications considérables dans le flux d’investissements directs et dans les reflux de profits des sociétés américaines indiquent en effet que l’internationalisation du capitalisme américain n’a plus pour principe central à l’heure actuelle, le renforcement de l’intégration avec l’Europe occidentale, sous l’égide des firmes multinationales. La simultanéité de la crise du mode de croissance établi après la Seconde Guerre mondiale dans les pays occidentaux industrialisés et de l’émergence de nouveaux centres d’accumulation du capital, ont sensiblement modifié les objectifs des États-Unis à l’égard des principes de l’intégration économique internationale. Accélérer la capacité de l’économie américaine à développer et imposer internationalement de nouvelles filières économiques, atténuer les effets néfastes sur l’organisation industrielle d’un changement rapide dans la composition du commerce extérieur, établir des conditions propices à un essor des investissements directs dans des régions du monde qui sont déjà entièrement dans la mouvance du dollar, tels sont les objectifs qui inspirent la politique monétaire externe des États-Unis. » (Ibid.)
La crise du dollar correspond pour les États-Unis à une monétisation « indéfinie » des difficultés nées de la restructuration. L’échappatoire monétaire n’a rien de nouveau, mais avec la non convertibilité d’août 1971, ce recours paraît indéfini, aucun mécanisme ne semble pouvoir interférer avec le cours forcé imposé par l’État. Les tendances qui ont anéanti les arrangements monétaires n’ont fait que renforcer le rôle international du dollar, le système monétaire est devenu purement et simplement un système d’étalon-dollar.
Non seulement, la crise du dollar est intégrée dans la restructuration du capital américain comme une arme concurrentielle décisive, mais encore elle a dans le mouvement de cette restructuration une signification en elle-même. Elle signifie, comme on l’a dit, un accroissement de l’unification capitaliste mondiale et l’impossibilité en tendance d’une péréquation du taux de profit au niveau d’une aire nationale.
La crise pétrolière peut être appréhendée dans le même mouvement. Elle débute réellement dès 1971 avec les accords de Tripoli. Sa signification est assez semblable à celle de la crise du dollar, arme concurrentielle, elle a également en elle-même la même signification que la crise du dollar. Le quadruplement du prix du pétrole fin 1973, début 1974 s’inscrit d’abord dans l’apogée de la phase de surchauffe, de boom spéculatif, d’euphorie des affaires. Les tensions sur l’appareil de production entrainent l’apparition de pénurie et la formation de stocks de précaution face à ces pénuries et face à de nouvelles hausses prévisibles. Cependant, une telle explication n’est pas suffisante, en effet, une fois passée cette conjoncture particulière, les prix auraient du retomber. En fait, cette hausse intervenait au moment où agissaient deux tendances structurelles : le passage d’une phase de coûts décroissants à une phase de coûts croissants ; la situation énergétique américaine dont le déséquilibre commandait une hausse du prix mondial du pétrole.
« En 1970, les États-Unis produisent environ 80 % du pétrole qu’ils consomment. Ils payent ce pétrole à un prix approximatif de 3,50 $/baril, et ils importent le surplus à un prix qui, compte tenu du fret, est de l’ordre de 2,15 $/baril. Pendant ce temps-là, l’Europe et le Japon importent la totalité du pétrole qu’ils consomment à un prix de 2 $/baril. La situation énergétique des américains est donc intenable : d’abord il payent leur pétrole 1,6 fois plus cher que les autres nations industrialisées et ceci réduit d’autant plus leur compétitivité ; ensuite, les coûts de production du pétrole américain ont fortement tendance à augmenter et l’écart de prix risque donc de s’accentuer d’année en année. La crise de l’énergie arrive à point : par la voie du Shah d’Iran, les pays producteurs réclament une hausse générale des prix ; cette hausse est officialisée par les accords de Téhéran et de Tripoli (février et avril 1971), qui, comme par miracle, portent le prix mondial du pétrole vendu sur la côte est des États-Unis au niveau des prix intérieurs américains. Désormais, tout le monde paiera son pétrole à 3,5 $/baril.
Provisoirement, la situation énergétique américaine est rééquilibrée. Ce n’est que provisoire, car à 3,5 $/baril, il est exclu que l’on puisse découvrir beaucoup de nouveaux gisements nationaux et que l’on puisse développer à grande échelle et de façon compétitive les autres sources d’énergie nationale comme le charbon et le nucléaire ou les schistes bitumeux. Une nouvelle augmentation du prix mondial du pétrole est souhaitable ; elle paraît même indispensable.
Cette fois, deuxième volet de la crise, c’est la guerre d’octobre 1973 qui donne à l’Arabie Saoudite l’occasion de demander de nouvelles augmentations. En janvier 1974, les prix affichés du pétrole sont plus que doublés : le brut d’Arabie, type arabe léger, départ Golfe, passe de 5,17 à 11,65 $/baril… La libération des prix encourage les nouvelles découvertes sur le territoire national et au niveau international, la situation est l’inverse de ce qu’elle était avant 1970, puisque ce sont désormais les États-Unis qui payent leur pétrole moins cher que leurs concurrents européens et japonais… En 1977, la position économique américaine est donc bien meilleure que ce qu’elle était en 1970, mais le volume des importations pétrolières continue à augmenter. En effet, le nouveau prix mondial de l’énergie et le déblocage des prix du nouveau pétrole national n’ont pas suffi à arrêter le ralentissement de la production nationale. En 1976, les États-Unis ont importé 41 % de leur consommation nationale. À terme, la situation énergétique reste donc préoccupante… Le développement massif de nouvelles sources d’énergie dépend de leur compétitivité vis-à-vis du pétrole et donc, en dernier ressort, du prix de celui-ci. Il est donc tout à fait vital pour les États-Unis qu’ils maintiennent leur position de contrôle dur le prix mondial du pétrole brut. Toute augmentation de celui-ci améliore objectivement leur position économique puisqu’elle accentue l’avantage énergétique dont disposent les États-Unis par rapport à leurs concurrents et qu’elle améliore par ailleurs la compétitivité des autres sources d’énergie nationales. » (Chevalier, Rupture d’un système économique, Dunod, p. 127-130)
Les tendances structurelles relevées au début de ces considérations sur la crise pétrolière se sont accélérées et révélées dans la crise, parce que le passage à de nouvelles sources d’énergie qu’elles impliquaient fait partie intégrante de la restructuration en cours, en tant qu’elles intéressent des secteurs industriels à très forte valeur ajoutée, à très haut niveau de recherche développement (nucléaire, énergie solaire, gazéification du charbon, extraction des schistes bitumeux). Les caractéristiques de ces secteurs impliquaient donc, dans le cadre de la restructuration amorcée aux États-Unis et pour mener à bien celle-ci, le contrôle total du marché mondial de l’énergie de la part des États-Unis. D’autre part, comme il apparaît de plus en plus, un contrôle total du cycle mondial de l’énergie est déterminant dans l’unification du cycle mondial du capital et l’impossibilité de fixer une péréquation du taux de profit au niveau d’aires nationales. Pour ces deux raisons, il ne s’agit donc pas dans cette affaire d’une simple arme concurrentielle, n’étant qu’un moyen et n’ayant pas de sens en elle-même. Il faudrait également ajouter comment le recyclage des pétrodollars a favorisé l’industrie américaine.
Pour conclure sur ce sujet, il est à noter qu’actuellement (juin 1979), c’est à nouveau dans une phase accélérée de l’inflation et juste avant une nouvelle récession importante que se produit une nouvelle augmentation conséquente du prix de base du pétrole qui, de 14,55 $/baril, passe à des prix compris entre 18,5 $/baril et 23,5 $/baril. Chaque phase de récession joue comme un aiguillon sur la restructuration en cours. Il est remarquable qu’en cinq ans, entre le début de 1974 et fin 1978, le prix de base du pétrole ne soit passé que de 11,65 $/baril à 12,70 $/baril, et cela malgré les taux d’inflation et la dépréciation du dollar. Cela montre bien que l’on a pas affaire à une stratégie machiavélique, mais à une contrainte de restructuration quand s’accentue la crise.
Montée de l’Allemagne et du Japon
Dans tout ce processus de restructuration qui est entamé, les États-Unis se trouvent dans une position charnière entre l’ancien et le nouveau, l’abandon, comme on l’a vu, de pans entiers de l’économie, de secteurs anciens à la concurrence étrangère explique la montée économique dans cette première phase, de pays comme l’Allemagne et le Japon.
Au Japon, durant la récession de 1964-65, c’est l’excédent extérieur qui soutient la production, et même, la récession est l’occasion d’une expansion vigoureuse de la demande extérieure (OCDE, Études économiques, Japon, juin 1967). Le mouvement se confirme dans les années suivantes et en 1968 il apparaît clairement que c’est grâce aux exportations que l’économie est entrée dans une phase de haute conjoncture. À nouveau, durant la récession de 1971, la balance des paiements connaît un fort excédent, la balance commerciale quant à elle évolue aussi très favorablement. Les exportations continuent durant la phase de récession entre la fin de l’été 1970 et le premier trimestre 1972 au même rythme que pendant l’expansion. C’est la première période dans l’histoire économique du Japon où ce dernier ne connaît pas de contradiction entre expansion et équilibre extérieur. Il faut dire que la crise dans sa première phase, en tant que processus inflationniste entraine une course à la productivité et une augmentation des investissements qui bien que creusant l’écart investissement/valorisation n’en transforme pas moins le tissu industriel : la productivité de la main-d’œuvre industrielle a accusé dans cette période des progrès sans précédent ; la production se modifie au profit des branches consommant une moindre proportion de matières premières ou dans lesquelles la valeur ajoutée nette est élevée ; disparition progressive de la caractéristique de l’économie japonaise comme économie de main-d’œuvre excédentaire ; très important transfert d’emploi et de production de l’agriculture vers l’industrie (encore plus important qu’en Espagne ou en Italie). Il serait donc faux de comprendre le développement du Japon ou de l’Allemagne comme profitant de secteurs laissés par les États-Unis. Nous avons vu pourquoi les États-Unis laissent ces secteurs (plus grand développement et développement plus ancien), si le Japon et l’Allemagne y supplantent les États-Unis, c’est donc non seulement du fait de leur abandon et de l’amorce de restructuration aux États-Unis, mais encore du fait de leur propre développement très concurrentiel par rapport aux États-Unis.
On peut analyser de façon plus précise la fonction reportatrice du Japon. Pour cela, il faut rappeler la distinction des produits en cinq catégories proposées par le GATT :
- fort contenu en recherche développement, main-d’œuvre qualifiée à hauts salaires ;
- fort contenu en recherche développement, hauts salaires et forte intensité en capital ;
- hauts salaires et forte intensité en capital ;
- autres biens à forte intensité en capital (fils et fibres artificiels, biens de consommation électroniques, autre machines) ;
- autres biens à forte intensité en travail (textiles, matériaux de construction, alimentaire…).
« En 1955, les exportation japonaises étaient au deux tiers constituées de produits de la catégorie 5 (textile et habillement, industrie alimentaire, motos, bateaux, etc.) (…) de 1955 à 1965 (…) la structure des exportations s’est considérablement transformée. La part des produits à haute intensité de main-d’œuvre et faible technologie (du moins tels qu’au États-Unis (…) pour les motos et la construction navale) a chuté de 65 % à 53 %, la baisse étant exclusivement due aux produits du textile et de l’habillement (36 % à 16 %). À l’inverse, la proportion des produits à haute intensité de capital et hauts salaires augmente fortement. De 1965 à 1973, le mouvement s’accentue encore et en particulier, les exportations japonaises de produits textiles ne constituent plus que 6 % de l’ensemble. Il est intéressant de comparer cette répartition des exportations japonaises avec celle des exportations américaines. Un retard certain apparaît : la structure des exportations américaines est en 1970 beaucoup plus centrée sur les catégories 1 et 2, les plus sophistiquées, alors que les exportations japonaises sont même en 1973, encore axées sur la catégorie 3. » (INSEE, économie et statistique, n° 97, février 1978). Le gonflement des exportations n’est rien d’autre que l’apogée du Japon d’un mode de développement axé tout d’abord sur la production de biens standardisés à fort contenu de capital, de main-d’œuvre moyennement qualifiée et ensuite sur une diffusion foudroyante des biens de consommation durables à l’intérieur du Japon. Actuellement, l’économie japonaise tente de sortir de ce rôle, ce qui correspond tout naturellement à l’extension de la nécessité de la restructuration à tous les capitaux : « les nouvelles orientations sectorielles sont axées sur le relais des industries lourdes et chimiques par les industries d’intelligence qui réunissent des fabrications qui ne semblent avoir aucun rapport entre elles, puisqu’elles vont de l’exploitation des océans aux produits de consommation axés sut la mode, en passant par les centrales nucléaires et les usines clés en mains, sauf de répondre aux quatre critères suivants : demande mondiale croissante, haut contenu en recherche développement et en main-d’œuvre qualifiée, faible contenu en énergie et matières premières importées, intensité en capital souvent faible. » (Ibid.)
nous assistons à un processus assez semblable en ce qui concerne la RFA. C’est durant la récession de 1966-67 que la demande étrangère ne cesse de progresser vigoureusement, redressant le déficit extérieur de 1965. Au niveau de la balance des paiements, il apparaît en 1968 que la récession a considérablement renforcé la position extérieure de l’Allemagne. La balance des opérations courantes qui était déficitaire de 1,6 milliards de dollars en 1965 connaît un excédent de 1,2 milliards de dollars au deuxième semestre 1966, excédent qui double en 1967. Ce sont ces années là, du début de la crise, qui sont pour l’économie allemande des années charnières. Au deuxième semestre de 1968, les exportations en sont parvenues à représenter la moitié de la demande globale. En 1972, c’est encore les exportations qui sont à l’origine de l’essor après la récession de 1971.
Le rôle particulier de l’Allemagne dans le processus de restructuration qui s’amorce, déterminé par la position dominante des États-Unis, se voit par la place occupée par l’industrie dans l’ensemble de l’économie nationale. « Il est établi que dans un processus de développement, la part relative du secteur secondaire dans la valeur ajoutée et dans l’emploi commence par croitre, pour reculer ensuite à partir d’un certain niveau de revenu par habitant. Des études empiriques montrent que, en égard au niveau du revenu par tête, la part du secteur secondaire en Allemagne fédérale est nettement supérieure à la norme du modèle international et que les parts des secteurs primaire et tertiaire lui sont sensiblement inférieures. Et jusqu’en 1970, non seulement la proportion du secteur secondaire ne s’est pas réduite, mais elle a même légèrement augmenté, bien que l’économie allemande ait depuis longtemps dépassé le seuil de développement à partir duquel, d’une part on doit avoir un recul relatif du secteur secondaire, et d’autre part le secteur tertiaire doit jouer un rôle déterminant dans l’emploi et la croissance. » (Ibid.) L’Allemagne a joué le rôle de secteur secondaire principalement pour le capital américain : « la République Fédérale a été pendant longtemps un lieu d’implantation industrielle extraordinairement favorable ; de fait, elle a attiré les investissements directs, les technologies et les travailleurs immigrés, au lieu, comme d’autres pays fortement développés, de faire elle-même davantage de recherche développement et d’exporter des capitaux, des emplois et de la technologie… De nombreuses fabrications standardisées et à forte intensité de main-d’œuvre, qui en général ne trouvent pas dans un pays hautement industrialisé des conditions d’implantation favorables, ont pu pendant longtemps résister à la concurrence des importations, grâce à la protection constituée par le cours du change. Également, l’obligation d’être à la pointe des technologies et de fabriquer des produits modernes pour pouvoir s’affirmer sur les marchés mondiaux comme un pays de hauts salaires a été pendant longtemps en partie retardée en raison de la sous-évaluation de la monnaie. Ces conditions ont renforcé la position de l’industrie dans la concurrence avec les autres secteurs de l’économie, et surtout les services, pour attirer la main-d’œuvre et les capitaux à investir. Le secteur secondaire a ainsi pu se développer plus fortement que cela n’aurait du être autrement le cas. Le – relatif – processus de recul qu’on aurait pu en fait attendre dans les années 1960 n’a pas eu lieu. » (Ibid.) Sur la période 1962-1976, la compétitivité de l’industrie allemande est principalement axée sur les biens de consommation intermédiaires et les biens d’équipement, c'est-à-dire, comme pour le Japon, sur ce qui correspond à la catégorie 3 de la classification du GATT.
Comme en ce qui concerne le Japon, à partir de 1974-75, l’extension de la nécessité de la restructuration à tous les capitaux, touche l’industrie allemande par l’intermédiaire de la concurrence des pays sous-développés dans les secteurs qui sont les siens et par la compression des marges bénéficiaires dans ces secteurs pour soutenir la réévaluation du mark, provoquée précisément par le gonflement de ces secteurs. En fait, comme pour le Japon, l’effet déflationniste de la surévaluation du mark montre que cette nécessaire restructuration, que l’extension mondiale de cette nécessité, s’effectuent au travers de la domination américaine. La récession de 1974-1975 est pour la RFA une cassure, une attaque du rôle qui lui était dévolu. Cependant, du fait de leur rôle pendant ces premières années de la crise, l’Allemagne et le Japon ont mené à son apogée l’ancien mode de valorisation, ce qui les place en bonne position dans le processus de restructuration.
Arrivé au terme du déroulement de cette première phase de la crise entre le milieu des années 60 et la récession, dévalorisation effective de 1974-1975, nous pouvons conclure que dans tous ses aspects, cette première phase est bien déterminée comme crise de la valorisation intensive. Elle est telle, tout d’abord dans son allure processus inflationniste, dans les causes que lui font prendre cette allure, dans le mode de valorisation qui entre en crise, lié à un certain procès de travail et déterminant certaines branches industrielles comme motrices, dans la restructuration qui débute, dans les transformations du procès de travail et des filières industrielles que cette restructuration détermine. C’est tout le mode de valorisation intensive mis en place depuis la Seconde Guerre mondiale qui entre en crise, c’est par là aussi intrinsèquement, une transformation du rapport entre le prolétariat et le capital.
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Sur la révolution
Dans toutes les crises, le contenu de la contre-révolution est de préparer les conditions de la reprise et de la restructuration supérieure du capital. En préparant cette reprise dans le mouvement de la contradiction avec le prolétariat, elle st l’activité pratique rendant impossible la pratique révolutionnaire programmatique du prolétariat. Celui-ci n’est pas dans une situation tragique, car il est lui-même défini par et dans l’accumulation du capital ; pratique programmatique et restructuration supérieure s’impliquent. La pratique programmatique implique la contre-révolution comme restructuration supérieure, comme sa propre limite.
En effet, la révolution comme libération du travail manifeste ses limites dans la nécessité d’une période de transition, période de dégénérescence de l’aliénation et de développement des forces productives. Ce sont précisément ces limites qui constituent la contre-révolution, restructuration supérieure et reprise de l’accumulation du capital. le procès de l’exploitation qui forme le contenu de la contradiction entre le prolétariat et le capital transforme les limites mêmes de cette contradiction révolutionnaire en contre-révolution.
Il ne faut pas figer la notion de limite de la révolution, ce n’est ni la révolution qui a des limites sur lesquelles se fonderait la contre-révolution, ni ce qu’est la contre-révolution qui transformerait certains aspects du procès révolutionnaire en limites. Il n’y a pas de moment premier entre la révolution et la contre-révolution, les limites de la révolution et la contre-révolution se produisent réciproquement dans le mouvement de l’exploitation, par le contradiction elle-même. Si l’on peut parler de limites de la révolution, ce n’est pas par rapport à une « révolution » qui se dégauchirait au cours de l’histoire, mais par rapport à elle-même, c'est-à-dire à ce qu’est dans une période historique donnée son mouvement d’abolition du capital, donc à ce qu’est le capital
Si par exemple, la nécessité d’une période de transition est une limite, et ce par rapport à la pratique programmatique elle-même, c’est que là le procès révolutionnaire implique explicitement une restructuration supérieure du capital. Cela ne signifie pas qu’il porte sa propre impossibilité en lui-même comme une contradiction interne, cela signifie que la contre-révolution étant cette restructuration supérieure dans son opposition au prolétariat rend la pratique programmatique impossible, parce que l’une et l’autre s’impliquaient.
La pratique programmatique est une pratique révolutionnaire contre un capital qui se restructure ; la restructuration est une pratique contre-révolutionnaire contre un prolétariat qui a une pratique programmatique (la contre-révolution n’est pas une simple défense de ce qui existe, elle est un renouvellement, une reproduction supérieure de ce qui existe s’effectuant en contradiction avec la révolution, ce renouvellement ne pouvant s’effectuer que comme cela). C’est pour cela qui limites de la révolution et contre-révolution se produisent réciproquement et qu’aucune n’est par rapport à l’autre un moment premier fondateur.
C’est l’exploitation, c'est-à-dire la contradiction elle-même qui est cette reproduction, parce que l’accumulation qui est ce processus contradictoire de l’exploitation est définitoire du prolétariat et de sa pratique, ainsi que de sa propre reproduction supérieure en contradiction avec le prolétariat.
Avec la prédominance dans la reproduction du capital, de la subsomption réelle du travail sous le capital, la pratique programmatique du prolétariat dans sa contradiction avec le capital est en décomposition. En effet, le rapport contradictoire entre le prolétariat et le capital ne porte plus la lutte pour la libération du travail qui est totalement spécifié en tant que travail per rapport à son caractère de créateur de valeur (voir la plus-value relative). Abolir le capital, c’est nécessairement pour le prolétariat s’abolir lui-même, classe du travail salarié, et non pas se dégager en tant que classe des travailleurs productifs de valeur. À ses débuts, la crise actuelle est l’accentuation de cette décomposition de la pratique programmatique.
La décomposition du programmatisme est alors le contenu de la lutte de classe du prolétariat contre le capital. Comprendre cette décomposition comme venant simplement accompagner le mouvement du capital, organiser la dévalorisation, ou même aider ce mouvement, c’est finalement ne plus considérer le développement du mode de production capitaliste comme lutte de classe, c’est voir l’unité qui relie les classes entre elles, mais ne plus voir cette unité comme une contradiction.
Inversement, comprendre cette décomposition du programmatisme comme des vagues révolutionnaires venant buter sur l’immaturité des conditions, c’est ne pas comprendre leur échec autrement que comme répression, c'est-à-dire ne pas comprendre la puissance même de la contre-révolution, c’est comprendre la contradiction, mais ne plus saisir simultanément l’unité entre le processus révolutionnaire et la contre-révolution.
Les limites de la révolution sont toujours celles du programmatisme : c’est fondamentalement le fait que la situation générale de la lutte de classe soit une contradiction, mais le rapport contradictoire avec le capital implique que la situation donnée de la classe n’est plus une positivité à dégager. Ce qui est là une nouvelle limite et simultanément une exacerbation de la décomposition du programmatisme.
La restructuration que nous analysons par ailleurs est, dans la période actuelle, le procès de la contre-révolution en ce qu’elle est la réponse adéquate aux luttes présentes et pose la décomposition du programmatisme qu’elles manifestent comme les limites du processus révolutionnaires. Seule une transformation du rapport entre les classes telle qu’elle peut résulter de cette restructuration peut être productrice d’un rapport révolutionnaire du prolétariat au capital. Dans celui-ci, l’accomplissement de la signification historique du capital étant devenu le contenu de la contradiction entre le prolétariat et le capital, le prolétariat, dans le moment même où il est impliqué comme classe par le capital, le pose comme la prémisse d’un libre développement de l’humanité. Face au capital, comme classe des travailleurs salariés, il est simultanément qualitativement impuissant à le valoriser en ce que l’ensemble des forces sociales du travail se trouve objectivé dans le capital ; la contradiction comporte alors en elle-même le contenu de sa résolution : l’immédiateté sociale de l’individu.
Si la transformation du rapport actuel entre les classes est nécessaire pour en arriver là, il n’en demeure pas moins que l’on peut tenter de définir le processus révolutionnaire dans ses grandes lignes.
En ce que c’est son rapport même au capital qui fait du prolétariat une classe révolutionnaire, et non une modalité de son être, on peut d’ores et déjà dire que le processus révolutionnaire n’est ni une libération du prolétariat, ni un immédiatisme du communisme sur la base de ce qu’est le prolétariat. Le communisme se produit contre le capital et médié par cette contradiction.
Seule la révolution est dépassement des contradictions du programmatisme. Rapidement, celles-ci sont les suivantes :
– le prolétariat doit s’affirmer pour se nier ;
– le procès contradictoire du capital est porteur du communisme/c’est une classe qui est porteuse du communisme (le premier terme renvoie au fatalisme de certains passages de Marx dans Le Capital : le mode de production s’effondre avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature… par exemple ; le second à la question des « conditions objectives » comme extériorité vis-à-vis de la pratique de la classe. Ce qui nous amène à la contradiction suivante) ;
– le prolétariat porte toujours l’abolition du capital, mais il ne peut pas toujours faire la révolution (cf. Notes de travail n°4 et Théorie communiste n°2).
Le processus révolutionnaire est le mouvement dans lequel le prolétariat est amené à résoudre les contradictions du programmatisme. Ce qui était pour le programme une limite infranchissable devient le procès même de la révolution. Les contradictions du programmatisme sont résolues en tant que telles au travers du fait que la seule limite de la révolution est qu’elle soit médiée par le capital et non le développement du communisme en soi contre le capital – l’adversaire – comme le développe l’immédiatisme, ou libération du travail.
Ce que porte le rapport contradictoire entre le prolétariat et le capital dans lequel ils se reproduisent réciproquement en tendant à poser le rapport du prolétariat au capital comme simple prémisse d’un libre développement, c’est la formation des fractions communistes du prolétariat. Le procès de formation de celles-ci (le pluriel désigne la multiplicité de leurs apparitions et non celle de leur contenu ou de leur pratique), c’est le rapport révolutionnaire à l’intérieur du mode de production capitaliste. Il n’y a pas à développer ce qu’est le rapport de simple prémisse entre les classes en dehors ou comme base de l’activité des fractions communistes, c’est cette activité elle-même qui est ce rapport.
Si le prolétariat est la classe des travailleurs salariés, c’est seulement au sens où travail salarié et capital sont contradictoires. Être un prolétaire n’est pas un étiquetage social sur un individu, c’est la manifestation active d’une classe déterminée et définie par sa contradiction au capital. Par travail salarié, nous entendons évidemment le travail salarié au sens propre du terme, c'est-à-dire le travail productif de plus-value.
À ce niveau, l’erreur à ne pas commettre c’est, une fois reconnue la contradiction entre le travail salarié et le capital, faire en quelque sorte le chemin à l’envers et poser la question « qui est productif ? ». Ce serait à nouveau tenter de formuler la contradiction sociale centrale du mode de production capitaliste au niveau d’une manifestation des individus isolés. Ce serait non pas considérer que c’est à partir de la totalité que se développe et se résout la contradiction, mais à partir de l’être d’individus isolés qui, dans leurs intérêts communs, formeraient la totalité sociale.
Cela ne doit pas aboutir à dire que la différence entre travail productif et improductif n’existe pas, mais il importe de considérer que la reproduction contradictoire du travail productif et du capital, c’est la reproduction de toute la société fondée sur le capital, qu’elle est la contradiction du prolétariat en tant que classe contre le capital, et non la contradiction d’individus isolés réunis par leur caractéristique commune de travailleurs productifs. La lutte de classe entre le prolétariat et le capital, c’est la contradiction entre le travail salarié productif et le capital, sans que la caractéristique de travailleur productif soit une détermination à replacer dans l’individu. La contradiction est le contenu de l’activité du prolétariat, car elle est celui de la reproduction de la société fondée sur le capital ; elle définit par là, à partir de la totalité, la contradiction, et non à partir de déterminations inhérentes aux individus.
Nous parlons de fractions communistes au sens où ce n’est pas d’emblée l’ensemble de la classe structurée par cette contradiction qui se trouve dans un rapport révolutionnaire avec le capital. Mais son action crée la généralisation de la situation révolutionnaire qui est la sienne, simultanément au fait que la contre-révolution tire sa force de ce caractère encore limité de la pratique des fractions communistes (la limitation géographique est une limitation du contenu lui-même quant il s’agit de produire l’immédiateté sociale de l’individu).
La production par la révolution de ses conditions, c’est la lutte de classe elle-même : la généralisation et l’approfondissement de la pratique révolutionnaire des fractions communistes contre la contre-révolution qui s’appuie sur ce caractère encore limité du au fait que le rapport révolutionnaire entre le prolétariat et le capital existe dans la reproduction du mode de production capitaliste. Contradiction dans la reproduction, l’activité révolutionnaire implique face à elle la contre-révolution comme reproduction du capital et de la condition prolétarienne.
Le rapport entre le prolétariat et le capital comme simple prémisse est encore reproduction du capital dans laquelle sa contradiction avec le prolétariat ne produit pas une contradiction avec son développement antérieur comme limité, son universalité n’est pas en contradiction avec son développement antérieur, mais avec l’absence de nouvelles limites au développement humain que contient sa contradiction avec le prolétariat.
L’apparition des fractions communistes caractérise la période révolutionnaire. Cette période est celle où, d’un côté comme de l’autre, se généralise l’affrontement entre la révolution et la contre-révolution. C’est celle où l’universalité du capital, sa signification historique est son rapport contradictoire au prolétariat, c’est le mouvement de reproduction du capital dans son unification, l’exacerbation de la valorisation intensive, c’est simultanément, parce que contradiction posant l’abolition du capital, la généralisation de la pratique révolutionnaire. Ce n’est qu’en abolissant le capital que la pratique révolutionnaire se généralise, et non l’inverse, c’est pour cette raison que l’on peut parler de fractions communistes.
Même si le prolétariat n’est pas défini comme classe par rapport à une somme de capitaux particuliers, mais par rapport au capital en général à travers le taux de profit, la généralité du capital n’est pas cependant une entité totalitaire recouvrant une uniformité.
Si le profit moyen est la mesure de la valorisation du capital, s’il s’établit par la concurrence, c'est-à-dire par un mouvement où ce sont les lois générales du capital qui sont imposées aux capitaux particuliers comme des lois extérieures, cela signifie que sa généralité même est le mouvement de ses différences de composition organique, de mode de valorisation, de capitalisation du monde. Inversement, ces différences n’ont aucune existence en elles-mêmes, elles ne sont que mouvement dans lequel le capital se manifeste dans sa généralité.
Le prolétariat a dans sa pratique contradictoire avec le capital la même généralité que lui, il n’es pas une somme algébrique de caractères communs et de différences, ni une essence dont l’unité est uniformité. Dans la transformation de la plus-value en profit, l’unicité de son existence de classe est mouvement de diversités qui ne sont à leur tour que la seule façon d’être de cette unicité en tant que telle.
Pour le prolétariat, l’abolition du capital est le procès dans lequel il abolit sa propre diversité puisqu’il s’abolit comme classe (contenu de la période révolutionnaire et de l’activité des fractions communistes) ; c’est là le mouvement même de son abolition comme classe dans l’abolition du capital par lequel il est cette unicité comme mouvement de diversités. Le prolétariat s’abolissant en abolissant le capital, cela implique que le prolétariat en tant que classe, dans son unicité, abolit sa propre diversité en abolissant l’unicité de son existence de classe, car il abolit ce par quoi son unicité est mouvement de diversités.
Le mouvement de généralisation de la pratique révolutionnaire des fractions communistes ne peut par là être que celui de l’abolition du capital et de l’autonégation du prolétariat. Il n’y a pas généralisation de cette pratique pour abolir le capital, ce n’est pas une unification en vue d’une action commune, cette généralisation ne peut s’effectuer, ne s’effectue, que comme étant déjà partie prenante de la pratique d’abolition du capital par le prolétariat qui se nie lui-même.
Le mouvement de généralisation de la pratique révolutionnaire des fractions communistes n’est donc pas différent du contenu même de cette pratique qui est abolition du capital, autonégation du prolétariat. Le prolétariat trouve dans son rapport au capital, à travers la généralisation de sa pratique révolutionnaire, le contenu même de son action, la généralisation n’est pas une forme. C’est en effet toujours par la transformation de la plus-value en profit que ce contenu est donné. La généralisation de la pratique révolutionnaire et ce qui fait précisément de cette pratique une pratique révolutionnaire sont donnés par le même procès.
La pratique des fractions communistes ne part pas de la résolution des contradictions du programmatisme, mais elle est elle-même la résolution de ces contradictions. Les limites de la révolution constituées par la décomposition du programmatisme sont dépassées par cette pratique dans son rapport contradictoire à la contre-révolution, mais par là cela implique qu’elles sont encore présentes dans cette pratique qui les dissout.
La persistance des contradictions du programmatisme et donc des limites de la révolution provient de ce que le prolétariat ne lutte pas contre la contre-révolution autrement qu’en communisant la société, mais que d’autre part, cette communisation s’effectuant contre le capital n’est pas un libre développement de l’individu, mais un mouvement déterminé précisément par cette lutte et cette contradiction. Il n’y a que le triomphe de la révolution qui soit la disparation des ces contradictions.
Les contradictions du programmatisme dépassées par la pratique révolutionnaire, et qui deviennent en tant que limites de la révolution, les fondements même de la contre-révolution, dérivent toutes de l’impossible affirmation du prolétariat. En effet, toute tentative de libération du prolétariat, qui fait du communisme une transcroissance de la situation de classe, ne peut être dans les conditions actuelles de la révolution que tentative de reproduction de la condition prolétarienne, ce qui implique nécessairement celle du rapport capitaliste.
La révolution n’étant pas l’œuvre d’un quelconque groupe social qui serait déjà plus ou moins au-delà du capital, ou même d’une classe qui incarnerait une contradiction se situant au-delà du capital, mais l’œuvre d’une classe particulière de cette société, qui, abolissant le capital, s’abolit comme classe, la révolution est la situation qui résout ce qui dans le programmatisme constituait la contradiction fondamentale. Effectuée par une classe particulière communisant la société contre le capital, la révolution ne peut être d’emblée le communisme.
La complexité de son procès résulte de ce que le prolétariat ne peut promouvoir, à partir de ce qu’il est, aucune organisation sociale, et qu’il ne peut non plus faire du communisme son mode d’être, alors qu’il ne peut triompher qu’en prenant des mesures communistes, et non pas transitoires. La spécificité de la révolution est que ces mesures communistes sont prises contre le capital. On abolit pas le capital pour le communisme, mais par le communisme, dans sa lutte contre le capital, le prolétariat produit le communisme. La notion de mesures communistes doit être distinguée du communisme : ce ne sont pas les embryons du communisme, c’est sa production par le prolétariat.
Le dépassement des contradictions du programmatisme n’est pas autre chose que le mouvement de production du communisme par le prolétariat, donc par une classe particulière contre le capital. C’est dans cette contradiction de la pratique révolutionnaire que résident les limites programmatiques de la révolution ainsi que le mouvement de leur dépassement par la lutte contre le capital (ce qui est la limitation elle-même). La lutte contre le capital est bien ce qui différencie les mesures communistes du communisme et donc pose la limitation de la révolution, mais par là même, cette limitation est dynamique, car la pratique révolutionnaire crée elle-même ses conditions par sa lutte contre le capital.
C’est donc de cette situation complexe de la pratique révolutionnaire, de cette double tendance relevée plus haut, que résulte la persistance de la dissolution du programme à l’intérieur de la révolution en constituant les limites : soit comme affirmation du prolétariat qui fait du communisme une transcroissance de la situation de classe ; soit comme immédiatisme du communisme sur la base du prolétariat (classe particulière). Dans un cas comme dans l’autre, on ne pose réellement les forces sociales extranéisées comme capital, mais simplement comme un envers du prolétariat. Le procès de la révolution comme lutte contre le capital est par là aussi, posant réellement le capital comme communauté face au prolétariat, et comme prémisse, réduction du programmatisme en dissolution et dépassement des fractions communistes, c'est-à-dire généralisation de la pratique révolutionnaire.
L’activité révolutionnaire du prolétariat a toujours pour contenu de médier l’abolition du capital par son rapport au capital ; ce n’est ni un engagement (libération) du capital comme affirmation du prolétariat, ni un immédiatisme du communisme.
De façon concrète, le prolétariat dans sa lutte abolit la valeur, mais le mode d’être social qui en résulte immédiatement n’est pas l’immédiateté sociale de l’individu, car l’activité du prolétariat abolissant la valeur est médiée par le capital, la lutte contre celui-ci qui est en face de lui. La lutte de classe est une médiation. Il en est de même de l’abolition du travail salarié (nous savons – cf. Théorie communiste nO2 – que l’abolition du travail salarié n’est pas libération du travail ; de son côté la notion d’abolition du « travail » réfère directement à la dissolution du programme) : l’activité n’est manifestation de soi, c'est-à-dire est suppression de son caractère reproducteur de quelque chose qui a déjà été, qu’en étant imposée par la nécessité de la lutte contre le capital.
Ce qu’il y a d’essentiel dans le procès révolutionnaire, c’est qu’en tant que production consciente de l’histoire le contenu de son action s’impose à lui-même comme mesure pour assurer sa victoire, abolition de la valeur, du salariat, de la propriété, du cadre de l’entreprise, de la division du travail, de l’État, production de l’immédiateté sociale de l’individu, ne sont pas des buts que le prolétariat tendrait à réaliser après sa victoire, mais des nécessités immédiates qui apparaissent dès qu’il se heurte à la contre-révolution ayant pour contenu le capital qu’il pose face à lui comme une simple prémisse dans le mouvement où celui-ci se pose de façon de plus en plus précaire comme procès de reproduction de la société.
Production de l’immédiateté sociale de l’individu, cela signifie que la révolution abolit les classes, c'est-à-dire toute position sociale spécifique, par rapport à la production de la vie, c’est simultanément l’abolition du travail. Cette abolition de la répartition de la production selon des secteurs différents qui est inhérente à la loi de la valeur, et à la péréquation du taux de profit, s’effectue dans la révolution, où elle est une mesure communiste et non évidemment durant le communisme qui ne passe pas son temps à abolir la valeur (elle est d’autre part mesure communiste, pour la raison déjà vue, car déterminée par la contradiction avec le capital et non libre développement).
Dans la pratique révolutionnaire des fractions communistes, ce n’est plus le travail abstrait qui est la substance de la répartition et la norme de la production, c’est une fixation autoritaire des besoins de la lutte (généralisation de la pratique révolutionnaire – ce qui est une question de contenu), il ne s’agit pas que la société se fixe tant d’heures de travail à affecter à telle ou telle production ou activité, il faut produire ou s’emparer (l’équivalence de ces deux actes est déjà une négation de la répartition par le travail abstrait) d’une certaine quantité de tels ou tels biens, et si ce n’est pas fait en dix heures, c’est fait en quinze. La révolution a encore une mesure fixée a priori : c’est la généralisation de sa pratique, sa contradiction avec le capital.
L’abolition de la propriété dans la révolution n’est pas une mesure juridique, mais résulte du rapport immédiat entre le prolétariat et le capital. Celui-ci a une tendance illimitée à se développer, il se pose lui-même comme entrave en ce que son développement ne peut qu’être accumulation de plus-value. Or, c’est sa propre accumulation, son propre développement, qui est une entrave à sa valorisation, son développement est ainsi celui de la caducité du salariat. C’est cette contradiction de son développement qui apparaît dans la crise de son autoprésupposition impliquant la pratique du prolétariat comme pratique révolutionnaire posant le développement capitaliste comme une prémisse.
L’abolition de la propriété est devenue à travers le développement capitaliste, absolument inhérente à celle du capital et du salariat, par le développement des conditions de l’immédiateté sociale de l’individu. On pourrait dire de même pour la division du travail et les classes qui sont des relation sociales que les hommes définissent entre eux comme indépendantes d’eux (cf. Théorie communiste nO1, p. 41).
Les conditions de l’immédiateté sociale de l’individu que le capital produit selon la nature même de son rapport avec le prolétariat – l’exploitation (les « conditions » étant alors le procès même de leur dépassement) –, c’est tout d’abord l’universalité des relations sociales dans lesquelles entrent les individus, l’universalité de leurs besoins et de leurs jouissances, qui est le fait que le capital contient dans son concept le marché mondial, car le but de la production est la plus-value, l’accumulation, donc de par le fait de la contradiction entre le prolétariat et le capital.
Ces conditions de l’immédiateté sociale de l’individu s’expriment dans son activité immédiate productive ; non seulement celles-ci, par l’intermédiaire du capital circulant est en relation avec le marché mondial, mais encore elle ne peut s’effectuer que comme une activité sociale, que présupposée par l’activité générale de la société. En ce sens est posée la base de ce qu’est l’immédiateté sociale de l’individu, c'est-à-dire la pratique de sa propre activité immédiate comme pratique de la société car incluant toute l’activité de cette société.
C’est dans son rapport révolutionnaire au capital que ce développement devient immédiatement le contenu de la pratique du prolétariat ; l’abolition de la valeur, de l’échange, du cadre de l’entreprise, du capital et du salariat, ne sont rien d’autres que des mesures que le prolétariat prend dans sa contradiction avec le capital de par le contenu même de cette contradiction, et qui sont le mouvement de production du communisme, de l’immédiateté sociale de l’individu.
Les nécessités même de la lutte de classe sont le contenu social de cette lutte, même si elle ne sont pas le communisme ou des embryons de communisme. En effet, abolir le cadre de l’entreprise ça peut n’être qu’unification du prolétariat, abolir l’échange et la valeur, on a vu que ça ne pouvait qu’être poser une autre présupposition à l’activité, abolir la division du travail, ça peut n’être qu’une répartition des activités dans la révolution médiée par le caractère commun que leur conférait le capital (répartition des activités entre prolétaires). C’est en cela que la révolution résout elle-même les contradictions du programmatisme qu’elle implique et dépasse en tant que procès, qui n’est ni l’organisation de la société à partir du prolétariat, ni immédiatement le communisme, mais activité d’une classe produisant le communisme à partir de sa situation de classe, en contradiction avec le capital.
Le fait qu’une classe abolit les classes devient le procès même de la révolution ; c’est là dessus que bute la décomposition du programmatisme pour qui la contradiction est insoluble et figée : on cherche soit à affirmer le prolétariat, soit à poser un immédiatisme du communisme sur la base de ce qu’es travail le prolétariat. Dans un cas comme dans l’autre la dialectique de la contradiction est niée et c’est le procès révolutionnaire qui devient une énigme.
Parler de l’abolition de la valeur, du travail salarié, de la division du travail, de l’échange, de la propriété comme mesures communistes, cela peut paraître à première vue faux, car en fin de compte, tout cela est identique. En fait, ce n’est pas l’abolition de la valeur, du travail salarié, de l’échange, de la propriété qui sont elles-mêmes ces mesures communistes, car sinon il n’y en aurait qu’une, les mesures communistes sont des mesures « conjoncturelles » et c’est leur caractère partiel, limité, qui fait qu’elles prennent le même problème sous des aspects et des angles d’attaque différents, leur unification est même le procès de la révolution.
Par les mesures communistes, ce sont les contradictions du programmatisme qui sont résolues. Limites programmatiques inhérentes au procès de la révolution, elles posent constamment soit la libération du travail qui, impossible dans son opposition au capital, devient simple reproduction de la condition prolétarienne, soit immédiatisme du communisme. Cette reproduction de la condition prolétarienne qui peut être plus ou moins violemment opposée au mouvement révolutionnaire, n’est pas combattue en soi, mais en approfondissant le contenu révolutionnaire du mouvement.
Il ne s’agit pas d’opposer au programmatisme un antiprogrammatisme. Les manifestations de la crise de la décomposition sont inhérentes au procès de la révolution en ce qu’il ne connaît qu’une seule limite : être médié par le capital, être communisation contre le capital. C’est dans cette médiation que peuvent s’enraciner les défaites du procès révolutionnaire qui sont alors le développement des deux tendances dont nous avons parlé précédemment : reproduction de la condition prolétarienne et immédiatisme du communisme.
C’est en approfondissant sa contradiction avec le capital que la révolution détruit en les dépassent ces manifestations de la crise de la décomposition, car ces dernières peuvent être la fixation sur une mesure communiste autonomisée, ce qui ferait de la révolution une affirmation du prolétariat ou une opposition du l’immédiateté du communisme à ces mesures ; dans ce cas, c’est toujours en ne les figeant pas, donc en bien posant le procès de communisation, que l’on dépasse cette immédiateté dans la production du communisme. Ne pas figer une mesure communiste, c’est la poser pratiquement comme lutte contre le capital et non comme embryon de communisme (immédiatisme).
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Théorie Communiste 4 (1981)
Décembre 1981/December 1981
- Des luttes actuelles à la révolution – notes sur la restructuration et le nouveau cycle de luttes
Des luttes actuelles à la révolution
« La limitation du capital, c’est que tout son développement s’effectue de manière antagonique, et que l’élaboration des forces productives, de la richesse universelle, de la science, etc. apparaît comme aliénation du travailleur qui se comporte vis-à-vis d’une richesse étrangère et de sa pauvreté à lui.
« Mais, cette forme contradictoire est elle-même transitoire et produit les conditions de sa propre abolition. Le résultat, c’est que le capital tend à créer cette base qui renferme, de manière potentielle, le développement universel des forces productives et de la richesse, ainsi que l’universalité des communications, bref la base du marché mondial. Cette base renferme la possibilité du développement universel de l’individu. Le développement réel des individus à partir de cette base, où constamment chaque barrière se trouve abolie, leur donne cette conscience : nulle limite n’est tenue pour sacrée.
« L’universalité de l’individu ne se réalise plus dans la pensée ou dans l’imagination ; elle est vivante dans ses rapports théoriques et pratiques. Il est donc en mesure de saisir sa propre histoire comme un procès et de concevoir la nature avec laquelle il fait véritablement corps, d’une manière scientifique (ce qui lui permet de la dominer dans la pratique). Dès lors le procès de développement est lui-même conçu comme une prémisse. Mais il est évident que tout cela exige le plein développement des forces productives comme conditions de la production. »
(Marx, Fondements, Ed. Anthropos, t.2, p. 35)
Crise d’un stade spécifique du rapport d’exploitation en domination réelle
Le dépassement de la subsomption formelle du travail sous le capital se caractérise par le passage de la prédominance de la plus-value relative sur la plus-value absolue. Les limites de la domination formelle qui tenaient à ce que celle-ci intégrait un procès de production non adéquat au capital (elle ne pouvait par là n’être fondée que sur la prédominance de la plus-value absolue) sont détruites. Le procès de production au travers du développement du capital fixe devient conforme au capital (appropriation du travail vivant par le travail objectivé).
En domination formelle, la croissance de la plus-value bute sur la division du travail dans les ateliers fondés sur les métiers. inextensibilité éternelle du temps, épuisement destructeur de la force de travail, sont les manifestations de cette limite sociale de la domination formelle. Toutes ces limites montrent que le capital ne domine pas la production des marchandises entrant dans la reproduction de la force de travail. Rendre le reps plus productif, c’est réduire le temps de travail nécessaire, c’est dominer la production de ces marchandises. La transformation du procès de travail en procès adéquat au capital ne pourra que signifier simultanément l’intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle propre du capital. La limite fondamentale à dépasser, c’est cette intégration d’un procès de travail antérieur, c’est la qualification ouvrière, car c’est d’elle que dépendent la prédominance de la plus-value absolue et les limites de celle-ci à l’extraction du surtravail.
Les axes de la baisse du taux de profit durant la phase inférieure de la domination réelle
Dépassement de la domination formelle, l’extraction de plus-value relative se développe comme exacerbation de la division du travail, de l’éclatement du travailleur qualifié comme développement de l’association, de la coopération, de l’emploi de la science, de toutes les forces sociales du travail.
« Avec le développement du mode de production spécifiquement capitaliste, ce ne sont plus seulement les objets – ces produits du travail, en tant que valeurs d’usage et valeurs d’échange – qui face à l’ouvrier, se dressent sur leur pieds comme « capital », mais encore les forces sociales du travail qui se présentent comme formes du développement du capital, si bien que les forces productives, ainsi développées, du travail social apparaissent comme forces productives du capital : en tant que telles, elles sont « capitalisées, en face du travail. En fait, l’unité collective se trouve dans la coopération, l’association, la division du travail, l’utilisation des forces naturelles, les sciences et les produits du travail sous forme de machine. Tout cela s’oppose à l’ouvrier individuel comme quelque chose qui lui est étranger et existe au préalable sous forme matérielle ; qui plus est il lui semble qu’il n’y ait contribué en rien, ou même que tout cela existe en dépit de ce qu’il fait (…).
« Les formes sociales du travail des ouvriers individuels – aussi bien subjectivement qu’objectivement – ou en d’autres termes la forme de leur propre travail social, sont des rapports établis d’après un mode tout à fait indépendant d’eux : en étant soumis au capital les ouvriers deviennent des éléments de ces formations sociales, qui se dressent en face d’eux comme formes du capital lui-même, comme si elles lui appartenaient – à la différence de la capacité des ouvriers – et comme si elles découlaient du capital et s’y incorporaient aussitôt. » (Marx, Un chapitre inédit du Capital, Ed. UGE, p. 250-251).
Cependant, l’on peut dire que dans la valorisation intensive telle qu’elle s’est mise en place entre 1914 et 1945, dépassant les limites de la subsomption formelle le développement du capital n’est pas adéquat à l’appropriation des forces sociales du travail.
Si l’on peut s’exprimer ainsi, c’est qu’en tant que valeur d’usage, il est en réalité soumis à la collection des travailleurs et à la décomposition de leurs mouvements. Cependant, s’il est soumis à cette collection et à cette décomposition, c’est parce qu’il les a lui-même créées, elle lui correspondent. L’inadéquation du développement du capital à l’appropriation des forces sociales du travail ne caractérise pas le développement du capital face à un travail qui serait immuable et dont il s’approprierait plus ou moins bien les forces sociales, elle caractérise le rapport que le capital fixe produit entre lui-même et un type de développement du travailleur collectif qui est son produit. Si l’on peut parler d’inadéquation, c’est parce que dans ce rapport, et vu le travailleur collectif qui lui correspond, le capital fixe est soumis à cette collection et décomposition dont nous parlions.
En effet, même si cette appropriation est le fait du procès de production lui-même, dans ce procès il y a homogénéité entre l’activité du travail vivant et le mouvement du capital fixe dans lequel réside l’appropriation de ses formes sociales – dans le travail à la chaine, par exemple – il y a homogénéité entre l’activité du travailleur et le mouvement non autonome de la machine. Jusqu’à présent, le développement de la domination réelle s’est effectué comme résolution des contradictions et des limites de la domination formelle du capital.
Comme toutes les crises du mode de production capitaliste, la crise qui s’ouvre au milieu des années soixante a pour origine la baisse du taux de profit. Cependant, dans chaque crise, cette baisse est portée par des mouvements spécifiques du mode de développement antérieur du capital. Toutes les façons dont s’est modulée la baisse du taux de profit dans la valorisation intensive telle qu’elle s’est formée comme dépassement des limites de la domination formelle et telle qu’elle s’est développée jusqu’à la crise actuelle, tiennent au mode d’exploitation de cette force de travail collective que cette phase de développement a produit.
- a) de par l’homogénéité du travail vivant et du mouvement des machines, l’augmentation de la productivité bute sur les limites de la décomposition du travail comme support de la valorisation. Pour la même raison l’augmentation de la masse de la production comme accroissement de la masse du profit pour lutter contre la baisse de son taux ne peut être que difficilement accroissement de la productivité car tout accroissement de la production fait augmenter la partie variable du capital dans une proportion sensiblement égale à la partie fixe. L’accroissement de la production se rapporte donc à un nombre accru de travailleurs.
Ce mode de parcellisation du travail comme support de la valorisation et ses conséquences au niveau de l’augmentation de la productivité détermine ce qui est souvent appréhendé comme des limites techniques du travail à la chaine : problèmes de transfert et d’équilibrage[1].
- b) D’une part la valorisation intensive développe le travailleur collectif et la nécessaire continuité de son cycle d’entretien (chômage, maladie, éducation, retraite, etc.) en intégrant celle-ci dans le cycle propre du capital (plus-value relative). D’autre part, « le procès de travail du fordisme pousse à l’extrême le principe mécanique dans la collectivisation du travail. Ce principe ne trouve son efficacité que dans la production répétitive en grande série de produits banalisés. Il est inadéquat à la production des services dits collectifs. Ou bien ces services sont produits par des capitalistes avec des méthodes non évolutives et leur coût croit vertigineusement (…). Ou bien ces services sont produits par des collectivités publiques. Ils absorbent alors du travail qui est improductif du point de vue de la création de plus-value. » (M. Aglietta, Régulation et crise du capitalisme, Ed. Calmann-Lévy, p. 142-143). La tendance générale à la hausse de la plus-value finit par être gravement atteinte.
Il y a donc une contradiction qui se développe tout au long de cette période de la valorisation intensive entre le développement de la reproduction collective de la force de travail et le procès de travail. Ce développement et ce procès de travail ayant tous deux la même origine dans le dépassement des limites de la domination formelle, ils ne pouvaient, dans ce mouvement de dépassement, que s’impliquer l’un l’autre.
Les luttes
La baisse du taux de profit pose le développement du capital comme inadéquat à l’appropriation des forces sociales du travail qu’il a développées tant au niveau du procès de la consommation productive de la force de travail qu’à celui de la reproduction collective que ce développement implique ; c’est dans la contradiction entre le prolétariat et le capital qu’existe cette crise. C’est bien un certain stade du développement de la valorisation intensive (du développement de l’exploitation) entrant en crise que manifestent les luttes de cette période. Toutefois, manifestant la crise du rapport entre le prolétariat et le capital, tel qu’il s’était développé, ces luttes sont surtout caractéristiques de la période allant jusqu’aux alentours de 1975, c'est-à-dire jusqu’à ce que se précise la restructuration en cours. On saurait donc les promouvoir en modèles de la lutte de classe.
D’autre part, on ne peut réduire la lutte de classe à ce qu’on appelle communément les « luttes ». La lutte des classes, c’est le rapport fondamental d’exploitation entre le prolétariat et le capital, ce qu’on appelle « les luttes » ne sont que les manifestations exacerbées de cette contradiction, la partie visible et décisive de l’iceberg. Elles ne manifestent pas une contradiction qui les sous-tendrait, elle ne peuvent être appréhendées comme manifestation que dans la mesure où elles posent la nécessité du dépassement ou de la résolution de la contradiction dont elles sont l’émergence qui pousse à la décision.
Ainsi va la vie en harmonie
[1]Transfert : « On peut définir le temps de transfert comme celui qui sépare deux interventions ouvrières le long de la chaine, temps pendant lequel le produit en cours de fabrication “transfère” d’un poste à l’autre sans être travaillé […]
« […] le problème nait de ce qu’on ne peut parcelliser le travail qu’en accroissant le temps de transfert, les temps morts évacués d’abord de la production reviennent par un autre côté. » (B. Coriat, L’Atelier et le chronomètre, Ed. C. Bourgeois, p. 204-205)
Équilibrage : « Défini d’abord au plus simple, on peut dire que le problème de l’équilibrage nait de la nécessité de “gérer et coordonner” un ensemble de postes séparés de travail de façon tout à la fois à :
– respecter du point de vue technique des contraintes d’antériorité ;
– minimiser la main-d’œuvre nécessaire ;
– maximiser le temps d’occupation de chaque ouvrier sur chaque poste et à “équilibrer” le temps global d’occupation de chacun des ouvriers employés.
Autrement dit encore, on peut définir “l’équilibrage” comme une procédure visant à “optimiser” – du point de vue des temps et des coûts – un ensemble de postes individuels de travail, dont la succession est soumise dans son principe à certaines contraintes d’antériorité et/ou de simultanéité […]. Le problème est de parvenir à ce résultat que chaque ouvrier posté soit occupé sans interruption, malgré les variations du cycle opératoire de l’un à l’autre. » (Op. cit., p. 205 et 208)
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Théorie Communiste 5 (1983)
Mai 1983/May 1983
- La production de la théorie communiste
Introduction
La période actuelle est celle de la fin d’un cycle de luttes, c’est corollairement une phase de restructuration du capital.
Le cycle de luttes qui s’achève à la fin des années 70 nait dans la crise des années 20, elle-même crise charnière de l’ancien et du nouveau. Ce cycle de luttes est marqué par le temps fort de la fin des années 30, les luttes salariales des années 50 et 60 qui, au travers de la lutte sur les salaires, sur les horaires, posent l’hégémonie dans l’usine, le contrôle de celle-ci, mettent en jeu des rapports sociaux et non seulement des questions quantitatives. La crise de la fin des années 60 est le moment où tout le mouvement de cycle de luttes peut déboucher sur un projet de réorganisation sociale. Avec la crise, le cycle de luttes se développe pleinement comme projet de réorganisation sociale, car la crise du capital est crise de l’autoprésupposition, c'est-à-dire crise du fait que toutes les conditions de la reproduction de la société se retrouvent sans cesse posées dans le capital.
Le fondement de ce cycle de luttes qui s’achève est la domination réelle telle qu’elle s’est développée depuis la Première Guerre mondiale. Sur la base du passage à la domination de la plus-value relative, il y eut bien intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle propre du capital, le travail fut bien totalement spécifié comme travail salarié, l’absorption de travail par le capital devint bien le contenu même du procès immédiat par le développement du capital fixe, la société devint bien ce vaste métabolisme du capital que ce dernier implique dans son concept même, mais tout ce processus se caractérisa par la particularisation du procès de valorisation par rapport à tous les autres moments de la reproduction du capital comme rapport de production. Le procès de valorisation, de production de la plus-value, se constitue en moment distinct et opposé au cycle d’entretien de la force de travail, à sa formation, aux périodes de chômage, opposé aux modes de production traditionnels que le capital intègre dans son cycle tant dans les « métropoles » qu’à la « périphérie », opposé à la circulation, opposé aux différents moments d’une « vie privée ». Le rapport de la production de la plus-value aux moments de la reproduction de ses propres conditions était catholique, il devient protestant dans la restructuration actuelle.
C’est de cela que procèdent les caractéristiques du cycle de luttes qui s’achève aujourd’hui. Abolir et dépasser sa contradiction avec le capital, c’est alors pour le prolétariat devenir maitre d’un monde dans lequel il est totalement défini, c’est dire théoriquement et pratiquement que la contradiction n’a plus lieu d’être, qu’elle est le fait d’un despotisme du capital réduit à quelque chose d’artificiel, de superfétatoire, à une domination. Il s’agit pour le prolétariat de s’emparer du monde existant sur la base de cette identité de classe productive, de cette particularisation qui fait sa force programmatique, qui fait encore de la révolution une affirmation de la classe.
De façon immédiate, les caractéristiques de ce cycle de luttes se développent alors comme visée autogestionnaire, pouvoir ouvrier, devenir hégémonique, promotion de l’autogestion, développement sur toute la surface de la société d’une contradiction entre dirigeants et dirigés, prise en mains de sa vie… La critique de la défense de la condition prolétarienne n’est que formelle, elle ne s’adresse qu’à la pratique syndicale, on en appelle à des formes radicales comme l’autogestion qui serviront de marchepied à la révolution. Ce cycle de luttes dont le contenu a traversé depuis la fin des années 60 tant les luttes d’OS que les luttes extra-travail ou le refus du travail a trouvé dans ce qu’il est convenu d’appeler l’«autonomie » son achèvement.
En se fondant sur les limites de ce cycle de luttes dont elle fait sa propre force, la contre-révolution qui n’est rien d’autre que la restructuration du capital, permet de dépasser théoriquement cette phase en tirant les conséquences que le retournement contre-révolutionnaire des limites de l’ancien cycle imposait (autogestion, toutes les idéologies de la libération, dilution du procès de travail, etc.).
Les points théoriques qui sont dorénavant acquis sont les suivants : la révolution comme autonégation du prolétariat, la défense de la condition prolétarienne comme limite, la théorisation et la critique du programmatisme, de la domination réelle et de la domination formelle, l’identité entre la contradiction prolétariat/capital et le développement du capital, l’identité entre ce qui fait du prolétariat une classe du mode de production capitaliste et de ce qui en fait une classe révolutionnaire, la compréhension de la période précédente comme cycle de luttes achevé.
La critique de cet ancien cycle qui s’effectue dans et sur la base du procès de retournement de la force du mouvement en force de la contre-révolution débouche sur une critique fondamentale de la défense de la condition prolétarienne et sur l’élaboration du concept de programmatisme (le processus révolutionnaire comme développement de ce qu’est la classe dans le capital, et la révolution comme son affirmation, sa libération) ; il ne s’agissait plus de critiques formelles : avant-gardisme, bureaucratie, syndicat.
Actuellement, la non compréhension de l’ancien cycle de luttes comme tel et donc l’incapacité à en tirer les conclusions et à le dépasser entrainent une tentative de retour à des formes pures et dures de programmatisme dont le non respect, la méconnaissance seraient à la racine d’« errances » et de « mystifications ». On retourne aux Gauches, à Bordiga…, on reprend la critique du réformisme sans toutes ses formes, de la bureaucratie, de la démocratie, etc., c'est-à-dire que face à l’« échec » de cycle de luttes, on le juge à l’aune de ce que furent ses acquis originaux.
« Jusqu’à présent notre travail théorique (…) s’inscrivait dans l’ancien cycle de luttes qui comprenait autant le processus lui-même d’éclatement et de développement de la contradiction de la domination réelle telle qu’elle s’était développée, que les limites intrinsèques de ce processus, et sa propre critique qui y était incluse et conséquente. » (Théorie communiste n°4, p. 40) Même si notre travail, de ce fait, était à même de trouver dans la lutte de classe ses fondements, on ne peut nier les conséquences de cet ancrage particulier sur lui. Ce qui était en jeu, c’était le retournement dans la contre-révolution d’un cycle de luttes, retournement que nous appréhendions à travers les limites du cycle. On pouvait difficilement sur cette base produire une analyse stable et définitive.
Depuis le début des années 70, la production théorique dans ce qu’elle a eu de plus important s’est effectuée sur la base d’un malentendu. Toute la critique de l’autogestion, de la défense de la condition prolétarienne, toute la compréhension du programmatisme, toute l’analyse de la domination réelle et de la révolution comme autonégation du prolétariat qui lui était conséquente, tout cela on le doit à la contre-révolution, au fait qu’elle effectue pratiquement la critique de l’ancien cycle en en retournant les limites. Il ne restait plus qu’à la reconnaître.
Le reconnaître, c’était comprendre qu’un cycle étant achevé, qu’une restructuration se dessinant, le malentendu sur lequel s’était construit la production théorique jusque-là pouvait être dissipé. Les expressions théoriques les plus avancées visaient à une révolution « immédiate » alors qu’elles n’existaient que grâce au développement de la contre-révolution ; c’était là un malentendu mortel car il menait à poser sa propre existence comme étant la preuve de l’imminence de la révolution. Reconnaître sur quelle base s’était effectuée la production théorique, dissiper le malentendu, poser la restructuration du capital, c’était remettre en cause toute une façon de comprendre la production théorique antérieure et sa propre situation immédiate.
La production théorique peut actuellement se stabiliser, jeter un regard en arrière, faire le point, avancer un certain nombre d’acquis, mais cette stabilisation n’est pas le premier pas d’une poussée expansionniste : c’est la contre-révolution qui est la base de cette stabilisation.
Les limites de l’ancien cycle deviennent patentes vers 1973-1974 : ce fut la fin des revues comme Le mouvement communiste, Négation, Intervention communiste et Invariance (première série). Il s’agit alors de poursuivre le travail entamé dans ces revues qui avaient commencé la compréhension et la critique interne de ce cycle : texte de Jean Barrot « Contribution à la critique de l’idéologie ultragauche » (avril 70) ; le premier numéro de la revue Négation : « le prolétariat comme destructeur du travail » ; « prolétariat et communistes » dans le Bulletin communiste, supplément au numéro 1 d’Intervention communiste (mai 1973) ; le texte critiquant « l’idéologie conseilliste autogestionnaire » à l’œuvre dans ICO (publié dans ICO n°118 – mai 72) ; l’unique numéro du journal Le voyou (mars 73) ; « Lordstown 72 » publié par « Les amis de quatre millions de jeunes travailleurs » ; « Avortement et pénurie », supplément au numéro 2 de Négation (janvier 74) ; « Lip et la contre-révolution autogestionnaire », Négation n°3 (mai 74) ; la critique du numéro 4 de Le mouvement communiste – « Révolutionnaires ? » parue dans Intervention communiste n°2 – « les classes » (décembre 73)…
Le retournement des limites de cet ancien cycle vers la formation de la contre-révolution devient de plus en plus rapide : ce sont les Assises du Socialisme et le Programme socialiste, l’euphorie des congrès de la CFDT, le développement du féminisme, de la libération homosexuelle, de l’écologie, de l’antinucléaire, des premières tentatives de transformation du procès de travail, la prise en charge du secteur extra-travail par les intéressés eux-mêmes, l’éducation libre des enfants, les nouveaux rapports amoureux, les prisons, etc.
Les expressions théoriques soit pataugent dans cet ancien cycle, s’y vautrent, s’enduisent de modernisme ; soit se cabrent en prônant la « vraie autogestion » (voir tous les véritables autogestionnaires s’en allant combattre à Besançon les tares de Piaget), la négation du travail, la subversion de la vie quotidienne. D’autres appelaient au regroupement des révolutionnaires qui aurait fait défaut, d’autres chassaient le réformisme, d’autres l’esprit démocratique… En fait, si l’ancien cycle en était arrivé là, c’était parce que, pour une raison ou pour une autre, il n’aurait pas été pur et dur. Poursuivre le travail de reconnaissance de l’ancien cycle de luttes comme tel, et sa critique de façon fondamentale, c’était se marginaliser, car c’était accepter de ne se reconnaître dans aucun moment immédiat de la lutte de classes.
Nous n’avons rien à promouvoir dans les luttes : pas plus le débordement des syndicats qu’autre chose, même si l’on signale par ailleurs le caractère positif de ces mouvements-là par rapport à la révolution, caractère positif qu’ils ne possèdent que parce qu’ils appellent leur dépassement, parce qu’ils posent la défense de la condition prolétarienne comme limite à dépasser et l’auto-organisation comme affirmation de la classe à dépasser en tant que telle. Ce que la lutte de classe peut avoir de plus radical ne l’est que parce qu’il appelle son dépassement. Il ne s’agit pas simplement par là de la nécessité de faire mieux, d’élargir, d’universaliser une pratique, il s’agit d’un dépassement qualitatif car la révolution est action d’une classe qui s’abolit en tant que classe : elle est par là essentiellement dépassement de toute pratique antérieure de la classe, pratiques qui ne peuvent avoir comme radicalité extrême que d’appeler leur dépassement.
Réciproquement, nous n’avons rien de particulier à attaquer, ni les syndicats, ni les antifascistes, ce qui ne signifie pas que l’on ne se livre pas par ailleurs à une critique des syndicats ou de l’antifascisme, nous ne sommes pas les dénonciateurs spécialisés des pays de l’Est ou de l’impérialisme américain. Notre rapport à l’immédiateté des manifestations quotidiennes du mouvement social pourrait être qualifiée de théorique : les moments particuliers de la lutte de classes sont compris comme une totalité au sein de laquelle ils s’impliquent mutuellement (limites d’un cycle ; retournement dans la contre-révolution ; nécessité du dépassement d’un cycle ; amorce d’un nouveau cycle) et en cela, tous sont posés comme nécessaires et moments du processus de la révolution se faisant, y compris dans le développement du capital (contre-révolution).
Inversement, pour un rapport à l’immédiateté que l’on pourrait qualifier de politique, certains moments particuliers de la lutte de classe sont compris comme la base de la révolution à faire, et la révolution, dans cette problématique, est un possible dont il convient d’assurer le triomphe. Les visions « politiques » sont nécessairement multiples, car les moments particuliers ne sont pas conçus comme s’impliquant et constituant par là une totalité unique. Il est normal dès lors que s’affrontent dans des réunions, des assemblées, des débats ou des articles, les diverses méthodes destinées à faire triompher ce possible ; la gestion de l’immédiateté est alors l’enjeu de la dispute, immédiateté mystifiée à qui il faut révéler le sens de sa démarche. L’identité de démarche fonde l’antagonisme entre toutes ces théorisations et réciproquement l’antagonisme est le ciment du « grand débat permanent » qui les oppose et les conforte. Pour tous, depuis la Première Guerre mondiale, le capital a accompli sa « mission », tout est dit, la lutte de classe se résume à du bon, du mauvais, du sens communiste caché, des choses à encourager et naturellement beaucoup de mystification. La révolution n’est pas la résultante de l’ensemble du rapport, mais la croissance et la libération de certaines pratiques.
Notre situation par rapport à ce « milieu » n’est pas antagonique, mais contradictoire. Pour décrire ce fait, les modalités de notre participation à la réunion d’« Échanges et mouvement » de Pâques 80 est un bon exemple. Les antagonismes n’étaient pas absents de la discussion : appréciation divergentes sur l’importance de tel ou tel phénomène, heurt entre les diverses recettes pour favoriser l’éclatement de l’autonomie du prolétariat, exposé de la situation dans son pays, sa région ou sa boite, insistant surtout sur les différences locales qui jouent alors le rôle d’aplanissement des antagonismes et de ce fait, leur permet de se développer et d’exister.
Il nous était impossible de participer à cette réunion sur une base identique à celle des autres participants, apportant une pierre à l’édifice ou proposant d’en remplacer une par une autre mieux adaptée, mais s’opposer en bloc à tout l’édifice, attaquer immédiatement tout l’ensemble, faire forcément de l’obstruction, développer un discours systématique.
Si nous étions à cette réunion, comme nous pourrions être présents dans d’autres réunions semblables, c’est sur la base du fait que dans ce mouvement et dans son expression théorique, il devient évident que les luttes de l’ancien cycle butent elles-mêmes sur leurs propres limites ; c’est par là que nous nous relions à de tels groupes même s’il y a incompréhension théorique. Il était impossible que notre production théorique soit envisagée comme antagonique à la leur, c'est-à-dire dans laquelle on soit en mesure de se reconnaître : au travers d’une critique ou d’une reprise en compte.
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La production de la théorie communiste
La théorie est théorie de la lutte des classes
Le théoricien orphelin
La théorie, même si elle parle du communisme dans une période qui ne l’a pas immédiatement pour résolution, n’est pas une avant-garde ni cette tension vers la communauté née du sol de la société, mais qui ne se reconnaitrait dans rien. Même appréhendée comme la fin d’un cycle de luttes et amorce d’une restructuration du mode de production capitaliste, la période qui s’ouvre n’est pas un no man’s land de la lutte de classes ; que celle-ci demeure à l’intérieur du capital n’est en aucune façon, en soi, une limitation ; c’est bien comme contradiction du mode de production capitaliste qu’existera la révolution. La théorie n’est pas fondée par le communisme conçu comme une sorte de but final que la théorie découvre peu à peu dans sa totalité invariante et immuable.
La théorie n’est théorie communiste qu’en ce qu’elle est théorie du procès de la révolution, théorie du procès contradictoire entre les classes qu’est le mode de production capitaliste et qui produit le communisme. On ne peut faire le cheminement inverse : « je sais ce que sont la révolution et le communisme, comment faire alors de la théorie communiste dans cette sombre réalité ? ». L’approche faite actuellement de la révolution comme abolition des classes, autonégation du prolétariat, et de façon générale le dépassement du programmatisme, c’est à partir de l’évolution de la lutte de classes, à partir des limites sur lesquelles ce mouvement lui-même a buté, que nous l’avons produite. Les problèmes que nous soulevons sont ceux que pose cette lutte chaque fois qu’elle bute elle-même sur ses propres limites et cela depuis il y a dix ans le conseillisme et l’autogestion… Depuis, les luttes n’ont pas eu le communisme pour but, mais le communisme et le procès contradictoire qui y mène, c’est à partir de l’analyse de ces contradictions de classes, l’analyse de ce procès de la lutte de classes depuis dix ans, que nous le comprenons, que nous le découvrons. Une certaine modestie rend le théoricien moins angoissé.
On ne peut poser face à face la théorie communiste et la lutte de classes même si celle-ci est dynamique du mode de production capitaliste. En fait, ce n’est pas la nature de la théorie qui est en jeu, mais plutôt la façon de concevoir les contradictions qui produisent le communisme. Il n’y a de problème de la nature de la théorie que si l’on considère d’une part une théorie qualifiée de communiste et d’autre part des luttes qui, se déroulant dans le cadre du capital, n’auraient par là aucun « sens communiste ». Ce n’est qu’à ce moment-là que nait le problème et l’angoisse du théoricien qui se demande d’où lui vient et ce que ce signifie cette étrange chose qu’il produit. Les communistes, aussi, sont à l’intérieur du capital. À partir du moment où l’on oppose pas classe et révolution en fondant celle-ci sur le fait que le prolétariat y manifesterait autre chose que sa stricte situation de classe, où l’on oppose pas reproduction du capital et contradiction entre le prolétariat et le capital, à partir de ce moment-là, la théorie n’est plus cette étrangère qui s’angoisse sur son identité.
La révolution est bien résultat du développement du capital, dans ce développement ce n’est pas de montrer que le contenu des luttes n’est pas révolutionnaire qui est l’objet de la théorie, la révolution ou le communisme ne sont pas une norme jaugeant la réalité, mais de montrer comment le mouvement contradictoire du capital se produit comme révolution. La théorie n’est pas cette activité consciente du communisme au sein du capital qui serait son contraire absolu, le communisme lui-même est le produit des contradictions internes du capital, contradictions bien réelles et immédiates et pas de simple tensions.
Théorie communiste et procès de la lutte de classes
L’action des communistes vise à détruire le capitalisme et à abolir les rapports sociaux qui lui sont liés, ils n’ont donc pas à participer à une action qui n’aurait pour but, ou du moins comme résultat prévisible qu’un aménagement de ces rapports. Cependant, ces luttes ne se situent pas hors du champ du communisme, et pas seulement parce qu’elles seraient des objets d’analyse.
Toute velléité d’intervention ne peut, en domination réelle, que choir dans l’avant-gardisme, la pédagogie, la manipulation ou le laisser-faire autonome. Il y a en domination réelle transformation des luttes revendicatives qui ne sont plus l’antichambre de la révolution qu’elles étaient, la révolution n’étant plus affirmation du prolétariat. Avec l’intégration, dans son existence même de pôle du rapport, de la contradiction qui l’oppose au prolétariat, le capital en fait sa dynamique et le procès même de son autoprésupposition[1] – c’est là que s’enracinent les syndicats qui ne sont pas des appareils posés sur la classe, mais mode d’existence de celle-ci dans son rapport au capital. Cependant, l’action des communistes visant à détruire le capitalisme n’est pas une position que ces derniers possèderaient de toute éternité, la destruction du capital n’est pas une sorte de but final qui attend que les aléas de la contradiction entre le prolétariat et le capital soient passés et dépassés pour se réaliser ; le but serait alors tout, le mouvement ne serait rien.
Ce n’est pas une participation à des luttes immédiates, revendicatives que nous défendons, l’important est la façon dont s’effectue leur critique, la façon dont on pose cette non participation. La production théorique ne ses situe pas à l’autre pôle d’une dichotomie par rapport à ces luttes et au développement du capital compris comme développement de la contradiction entre le prolétariat et le capital. C’est dans le processus de ces luttes, dans la manifestation de leurs limites, dans le retournement de celles-ci dans le procès de la contre-révolution, que la théorie a d’abord pu effectuer la critique de l’avant-gardisme, a pu élaborer le concept de programmatisme, a pu poser la révolution comme autonégation du prolétariat. La théorie n’est pas quelque chose qui préexiste à l’objet qu’elle analyse, elle n’est ni méthode, ni science. Le procès de la lutte de classes n’est pas simplement cet objet dont la théorie s’emparerait, elle ne se forme qu’en s’emparant de cet objet, le cours de la lutte de classes est son propre cours.
Mais il ne s’agit pas là d’un problème concernant la façon de concevoir ce qu’est la théorie. Il n’y a pas de problème de la nature de la théorie. Un tel problème ne surgit que quand cette dernière est conçue comme une étrangère face à un développement qui n’a rien à voir avec elle, quand on sépare de façon mécanique abolition du capital et luttes immédiates, luttes revendicatives. C’est le processus de la lutte des classes dans ses mouvements les plus triviaux qui est le procès de production d’un rapport que l’on pourra qualifier de révolutionnaire, même si ce dernier ne peut être en aucun cas conçu comme transcroissance. La théorie ne peut simplement opposer ces deux moments, il faut montrer qu’il y a rupture, dépassement, mais que cette rupture, ce dépassement, ne sont pas indifférents au cours antérieur de la lutte de classes, au cours antérieur de la contradiction dans ses manifestations les plus immédiates. C’est dans l’articulation de cette dialectique que s’enracine la production théorique.
Il s’agit de ne pas éviter la position qui consiste à dire : « ces luttes ne sont pas révolutionnaires, on va tenter de les faire devenir révolutionnaires » en disant : « ces luttes ne sont pas révolutionnaires, aucune transcroissance n’est à espérer, elles se situent donc hors du champ communiste ». C’est par ce qui fait qu’elles ne sont pas révolutionnaires qu’elles ne sont pas exclues du champ communiste, il faut saisir comment elles butent elles-mêmes sur leur propre contenu : la défense de la condition prolétarienne. Une telle approche doit également historiciser la notion de « luttes revendicatives », c'est-à-dire concevoir de quel stade du rapport entre le prolétariat et le capital elles participent, afin de pouvoir saisir leur rapport au communisme.
Il n’y a aucune velléité d’intervention à avoir sur le terrain des luttes revendicatives, non parce qu’elles seraient de nature essentiellement indifférentes à la révolution (c’est le même rapport contradictoire, l’exploitation, qui est luttes revendicatives et son dépassement, révolution), mais parce qu’elles sont elles-mêmes le processus d’une contradiction dans laquelle autre chose se produit. Il ne s’agit pas d’un germe qu’elles contiendraient, mais de considérer que l’on a affaire réellement au procès de production de la révolution. L’articulation du communisme et des luttes immédiates s’effectue au travers de ce qui fait que ces luttes ne sont pas révolutionnaires, c'est-à-dire du retournement de leur force comme contenu de la contre-révolution. La défense de la condition prolétarienne suit un cours heurté qui de l’éclatement de la contradiction au niveau du rôle spécifique du prolétariat dans la production de la valeur et de la plus-value mène à une régénération de l’autoprésupposition du capital. Ce processus fonde socialement une véritable filière dans laquelle la force du processus révolutionnaire est retournée contre lui-même. Auto-organisation, autonomie locale, durée du travail, débordement des syndicats, refus du travail, luttes sur les conditions de travail, se transforment en processus moteur de la restructuration au travers de l’action sociale et politique de groupes, syndicats ou partis qui expriment ce cours heurté, depuis la radicalisation de la lutte jusqu’au simple antagonisme. On n’a pas là une « récupération », mais simplement le fait que le développement du capital est le procès contradictoire de la lutte de classes, qu’il en est constamment le résultat. Dans le même mouvement, où la restructuration se fonde sur les limites du processus révolutionnaire, c’est elle qui fait des formes les plus avancées de ce processus des limites ; aucun des deux termes n’est premier par rapport à l’autre. La solution est dans le mouvement que nous venons de décrire où les points les plus avancés de ce processus sont retournés contre eux-mêmes ; si ce n’est que par là qu’ils deviennent limites du processus révolutionnaire, le mouvement lui-même n’est d’emblée possible que par le contenu de ces luttes posé par la crise d’un stade chaque fois spécifique du capital.
Dire que l’articulation du communisme avec les luttes immédiates s’effectue au travers de ce qui fait qu’elles ne sont pas révolutionnaires, c’est dire qu’elles s’effectuent au niveau de ce retournement. De façon schématique, c’est le retournement dans la restructuration de l’auto-organisation, de l’autonomie,… qui fait de la défense de la condition prolétarienne la limite à dépasser pour la révolution, car à travers ce retournement c’est elle-même au niveau du rôle spécifique du prolétariat qui est apparu comme limite, et non simplement son mode d’être dans l’autoprésupposition du capital (le syndicat). À travers leur contradiction aves le capital les luttes revendicatives butent sur leur propre contenu, c’est là que se forme la nécessité de la résolution de la contradiction entre le prolétariat et le capital comme autonégation du prolétariat, et que le corps de cette nécessité se confond avec celui du capital en tant que procès contradictoire entre les classes.
L’abolition des rapports sociaux capitalistes n’est pas quelque chose existant pour soi, indifférent à ce qui la précède et la produit. Et c’est parce que c’est cela que produit et nécessite la lutte de classes (au travers du mouvement immédiat de la contradiction entre le prolétariat et le capital), que nous critiquons et ne pouvons participer à aucune lutte revendicative. C’est parce qu’elles produisent et nécessitent dans leur propre existence, c'est-à-dire leur rapport au capital qui s’en nourrit, leur dépassement et que ce dépassement n’est pas indifférent à la façon même dont elles se déroulent que nous pouvons dire qu’elles ne contiennent pas de germes révolutionnaires. Cependant, montrer comment la contradiction entre le prolétariat et le capital est développement du capital ne doit pas faire oublier que c’est dans le procès de son abolition qu’il se développe. La destruction du système capitaliste est un produit historique, le résultat d’une histoire dont les luttes revendicatives, la façon dont elles se déroulent, sont la scansion.
Si l’on considère, en effet, que ces luttes sont la manifestation du caractère contradictoire du rapport entre le prolétariat le capital, il faut en tirer le maximum de conclusions en considérant que la révolution n’est rien d’autre que le dépassement parce que le résultat de ce développement contradictoire dont les luttes revendicatives sont la manifestation. L’on a pas affaire à deux mondes entre ces luttes et la révolution. Ce qui est à montrer, c’est comment elles participent de ce développement, comment elles appellent (et non contiennent) ce dépassement qu’est la révolution : de par leurs propres limites, de par la façon dont elles se déroulent, de par le niveau, le stade de la contradiction qu’elles manifestent dans leurs revendications et leur forme même, de par le développement du capital auquel elles participent, développement qui est pour le capital, parce que procès contradictoire (exploitation), procès dans lequel il se manifeste dans le mouvement de son abolition (baisse du taux de profit, socialisation de la production…), et enfin de par ce qui synthétise le tout : leur retournement dans le procès de la contre-révolution qui fait constamment de la défense de la condition prolétarienne la limite que la contradiction entre le prolétariat et le capital nécessite de dépasser.
À partir du moment où l’on reconnaît l’identité entre la contradiction entre le prolétariat et le capital, et le développement du capital, que l’on reconnaît que c’est ce qui fait du prolétariat une classe du mode de production capitaliste qui en fait une classe révolutionnaire[2], que le communisme est une production historique résolvant la contradiction du capital, que celui-ci a une signification historique, on ne peut se contenter d’opposer unilatéralement et de façon figée luttes revendicatives et abolition du capital. On ne peut analyser d’une part la situation actuelle dans toute sa misère et poser d’autre part la destruction du capital en faisant l’économie du procès qui mène de l’une à l’autre. C’est là toute l’importance, nous y reviendrons, de la définition de cycle de luttes et principalement, dans la restructuration actuelle, d’un nouveau cycle de luttes.
Production théorique et cycle de luttes
Toute lutte qui n’a pas pour contenu la destruction du capital, c'est-à-dire la négation du prolétariat, n’est pas pour autant une lutte de type syndical. Il s’agit de ne pas faire de la notion de lutte syndicale un concept trop vaste. Le syndicat n’est pas, bien sûr, un appareil extérieur, intégrateur, posé sur la classe ouvrière ; il est un mode d’existence de l’opposition entre le prolétariat et le capital, mais en tant que mode d’existence de cette opposition il est défini par trois critères :
- la motricité de la contradiction;
- le salaire comme revenu;
- l’autoprésupposition du capital.
La défense de la condition prolétarienne, qui recouvre toutes les luttes en question, suit quant à elle un cours heurté et le débordement des syndicats a une signification spécifique, ces actions ne sont pas simplement du syndicalisme en plus radical.
Les luttes ouvrières en dehors des syndicats, et même contre eux, révèlent que la reproduction du prolétariat n’est pas qu’un moment de l’autoprésupposition du capital où lui-même dans toutes ses fractions se pose comme productif, mais une contradiction de ce développement. Cependant, tant que dans sa lutte, le prolétariat ne dépasse pas la défense de la condition prolétarienne, il ne peut que déborder les syndicats et non effectuer un réel dépassement de ceux-ci. En période de crise, c’est la même défense de la condition prolétarienne qui suit un cours heurté entre le syndicalisme et son débordement. Le débordement des syndicats s’inscrit de l’autoprésupposition du capital ; il ne s’agit plus alors de savoir si la répartition de la valeur nouvellement créée est « juste », mais de savoir où celle-ci se crée, de savoir que le profit se rapportant à l’ensemble des fractions du capital n’est finalement qu’une forme mystifiée de la plus-value dont le prolétariat est l’unique source. C’est le rôle spécifique du prolétariat dans la création de la valeur et de la plus-value qui porte le débordement des syndicats, rôle spécifique qui éclate lorsque les augmentations de composition organique qui semblaient pour chaque capital résoudre ses problèmes de valorisation, qui posaient donc le capital comme productif, devient baisse du taux de profit et crise. La crise de l’autoprésupposition du capital, c’est aussi la crise du rapport syndical.
À ranger toutes les luttes sous la dénomination de luttes syndicales, on introduit une dichotomie complète entre celles-ci et la révolution. C’est par là que l’on retrouve le point précédent. Tout le cours contradictoire du rapport entre prolétariat et capital est alors subsumé sous la catégorie de l’autoprésupposition du capital, compris comme un espace où rien ne manifeste le prolétariat comme classe spécifique. La révolution ne viendrait alors qu’achever un mouvement avec lequel elle aurait bien peu de choses à voir. D’un coup, le prolétariat serait placé dans une position de classe absolument différente de sa position antérieure. Dans la révolution le prolétariat pose le capital comme simple prémisse d’un développement ultérieur, il est alors impliqué par le capital comme classe du travail salarié et simultanément incapable de le valoriser (cela de façon qualitative – cf. « La signification historique du capital » dans TC n°4, Des luttes actuelles à la révolution), c’est bien alors sa position spécifique de classe productive de plus-value qui en fait une classe révolutionnaire, position spécifique qui n’était pas absente dans sa pratique dans le développement antérieur. Ranger toutes les luttes sous la dénomination de luttes syndicales, c’est faire d’un cycle de luttes (nous limiterons pour le moment cette notion à son aspect empirique : les luttes correspondant à un stade du capital) un procès uniforme dans lequel autoprésupposition du capital, crise de cette autoprésupposition, apogée du cycle et de la tension vers la révolution telle qu’elle se présente, et retournement de ces limites dans la contre-révolution, sont confondues. C’est que la révolution, comment elle est produite, devient chose quasi miraculeuse par rapport au développement antérieur à partir du moment où celui-ci a été uniformisé, a-historicisé, à partir du moment où finalement on a abandonné cette notion de cycle de luttes.
Ce que sont la révolution et le communisme sont des choses qui se produisent historiquement dans le cours heurté de la lutte de classe à travers les cycles de luttes qui le scandent[3]. Ainsi la conception que nous avons actuellement de la révolution (et la façon réelle dont elle doit se présenter), c’est au cours de ce cycle de luttes et de son retournement dans la contre-révolution qu’elle s’est forgée théoriquement et pratiquement : présents Mai 68, absents en adversaires à Lip. Ce processus peut encore nous arriver, la révolution n’est pas quelque chose d’établi, de connu une bonne fois pour toutes et vers quoi tendrait le mouvement, mais quelque chose que celui-ci produit. La façon dont la révolution se présentait au début de ce cycle n’est pas la même que vers sa fin et cela simplement parce qu’il n’avait pas eu lieu. Si par exemple, on peut dire maintenant que Mai 68 est en deçà de la critique communiste, c’est parce que c’est Mai 68 (entre autres) et son retournement dans la contre-révolution (Lip, etc.) qui ont produit cette critique. Il y a un monde entre les réserves que nous pouvions alors formuler (pas de formation de conseils, pas d’attaque de la valeur) et la théorie que le mouvement et son retournement permirent de produire : la révolution comme autonégation du prolétariat, la défense de la condition prolétarienne comme limite, la théorisation du programmatisme, de la domination formelle et réelle, l’identité entre la contradiction prolétariat/capital et le développement du capital. Bien sûr, ces luttes n’avaient pas pour contenu l’abolition du capital, mais on ne peut faire l’amalgame entre l’apogée d’un cycle de luttes dans laquelle se croisent son développement maximum et la transformation de ces limites en principe de la contre-révolution, et le moment où ce retournement domine (Mai 68 et Lip par exemple), cet amalgame participerait d’une vision statique de la production de ce qu’est la révolution. La vision que l’on peut maintenant avoir de tout ce qui s’est passé au cours de ce cycle de luttes, dans la perspective de la révolution telle qu’elle est la notre actuellement, ne préexiste pas à ce qui l’a produite.
Depuis que l’on est en domination réelle, la révolution ne s’est jamais présentée comme transcroissance à partir des luttes revendicatives en tant que telles, dans les luttes immédiates ce n’était pas tant les aspects revendicatifs qui étaient mis en avant et présentés comme l’apanage de la révolution, que les tendances antisyndicales, anti-aliénation, anti-domination du capital, gestionnaires, anti-travail, auto-organisées, etc. Il ne s’est jamais agi de pousser un mouvement revendicatif (ce qui est le propre du gauchisme), mais pour « Socialisme ou Barbarie », avant 1968, ou pour toute la mouvance conseilliste en mai, il s’agissait de se définir dans le mouvement au niveau de la critique de l’avant-gardisme, du gauchisme, au niveau de l’auto-organisation, de la critique de la bureaucratie, du capitalisme d’État, c'est-à-dire à partir de ce qui nous paraissait être directement le processus de la révolution, et tout cela existant bel et bien dans le mouvement lui-même ; nous ne poussions pas quelque chose à devenir autre chose, nous tentions de présenter la tendance la plus avancée du mouvement et de la pousser au maximum en nous élevant même contre l’aspect revendicatif du mouvement (nous nous bornons ici à une description du cycle de luttes qui s’achève). Bien sûr, ce n’était pas la révolution, il s’agissait toujours de défense de la condition prolétarienne, mais pour que nous puissions voir dans cette dernière la limite à dépasser il fallut le procès de retournement dans la contre-révolution.
La critique de nos positions d’alors qui s’effectua dans et sur la base du procès de retournement de la force du mouvement en force de la contre-révolution en constituant en limites ces positions, déboucha sur une critique fondamentale de la défense de la condition prolétarienne et sur l’élaboration du concept de programmatisme ; il s’agissait plus d’une critique formelle : avant-gardisme, bureaucratie, syndicats, etc. Une des conséquences les plus importantes fut de séparer luttes immédiates et révolution, en effet si la contre-révolution n’était plus formelle, la révolution de son côté ne pouvait plus se voir non plus dans les formes de la revendication, même si ces formes ne sont pas simplement la même chose que le syndicat en plus radical. Enfin ce mouvement nous permit d’établir une liaison essentielle entre révolution et contre-révolution.
De façon générale, l’erreur serait d’avoir une vision a priori de la révolution ; non que l’on ne puisse pas la définir, mais cette définition doit être historique, ne peut faire l’économie du procès qui la relie à la situation présente, l’économie de la compréhension de la révolution comme produit historique. Que l’on pose le communisme comme une norme jaugeant la réalité présente, que l’on fasse du prolétariat le porteur d’une contradiction ou d’une tendance humaine qui le dépasse et qu’il manifestera pour se nier, que l’on cherche une nature révolutionnaire qui s’actualise selon les conditions, que l’on abandonne enfin le prolétariat totalement intégré dans la reproduction du capital et son autoprésupposition, c’est toujours la même erreur corollaire à la non conception comme identique du prolétariat comme classe du capital et comme classe révolutionnaire.
Les impasses de la production théorique
Toute problématique dans laquelle la révolution n’est pas réellement conçue comme une production historique repose sur une « fausse question » : comment le prolétariat peut-il à la fois reproduire le capital et être une classe révolutionnaire ? Fausse question dans la mesure où l’on ne conçoit les deux termes comme ne pouvant qu’être contradictoires. En effet, si une telle question est corollaire d’une vision non historique de la révolution, c’est qu’à poser les deux termes comme ne pouvant qu’être contradictoires, on considère qu’en tant que produisant le capital, il masque, occulte, nie, l’autre terme qui est d’être classe révolutionnaire. Le développement du capital dans lequel existerait le premier terme fait donc face à l’autre qui par là serait préexistant ou serait présupposé antérieurement au développement historique. En fait cela reviendrait toujours à poser le processus révolutionnaire comme contradiction interne au prolétariat ; le capital est évacué. Le communisme ne résulterait pas du dépassement de la contradiction entre le prolétariat et le capital, mais de quelque chose formant une nature révolutionnaire du prolétariat.
Il n’y a pas d’ambivalence dans l’activité du prolétariat : sujet du capital, sujet de la révolution ; c’est la même chose. Le prolétariat n’est pas « sujet » du capital sans être contradictoire à ce dernier et c’est cette contradiction qui, dynamique de sa propre transformation est développement du capital, procès d’abolition de celui-ci, formation d’un rapport révolutionnaire. Le prolétariat ne met pas au vestiaire une « nature révolutionnaire » quand il reproduit le capital, et il ne manifeste pas, ne révèle pas, quelque chose qui surpasse l’implication réciproque quand il abolit le capital, ou plutôt c’est à partir de ce qu’il est dans cette implication qu’il abolit le capital et non en manifestant un aspect de sa nature qui serait dégagement par rapport à cette implication ; ce n’est pas en dehors de cette dernière, même si c’est contre elle, que le prolétariat se définit comme classe révolutionnaire.
La position normative
Dans la position normative (cf. La Guerre sociale ou le tract « À bas le prolétariat – Vive le communisme ! », 2ème trimestre 1979), la description qui est faite du communisme n’est pas en elle-même fausse au niveau des éléments énumérés, le caractère normatif git dans le fait que le procès qui y mène a disparu, n’est pas présent dans l’analyse. On a une situation qui est celle du capital, une autre qui est le communisme, et au milieu, des conditions accumulées par le capital que le prolétariat actualise parce qu’il est révolutionnaire par postulat (Barrot) ou parce qu’il n’est pas complètement intégré (La Guerre sociale).
En fait, la position normative remplace le processus historique de production de la révolution et du communisme, l’histoire en fin de compte, par une succession d’échecs, d’erreurs, de réussites parfois, de mystifications. En effet, la révolution on sait ce que c’est d’emblée, elle est telle qu’en elle-même une bonne fois pour toutes, toute action ne peut qu’être réussite ou erreur, mystification souvent. Fleurissent alors les « on aurait du », « il fallait alors », et autres n’utilisant XXX pas toutes les possibilités dont le livre de Barrot sur l’Allemagne fourmille (cf. La Gauche communiste en Allemagne, J. Barrot, D. Authier, Ed. Payot). Le concept clé de l’histoire normative, c’est la mystification. La révolution étant donnée d’emblée, le prolétariat est par nature révolutionnaire, il a un être révolutionnaire, son intégration dans l’autoprésupposition du capital n’est que mystification. L’implication réciproque entre le prolétariat et le capital devient vision politicienne, l’intégration c’est le parti communiste, les syndicats, les hauts salaires, la démocratie, l’antifascisme, contre lesquels résiste plus ou moins bien un prolétariat par nature étranger à tout cela.
Un des plus beaux exemples est fourni par l’analyse de la démocratie (cf. La Guerre sociale n°2, « La question de l’État » et le projet de plateforme pour la participation à une réunion avec divers groupes anglais, voir également l’engagement dans l’affaire Rassinier/Faurisson). L’incapacité à relier dans une même totalité contradictoire le prolétariat et le capital se manifeste en ce que l’analyse demeure, lorsque l’on critique la démocratie en tant que mystification, au stade fétichiste de l’atomisation de la société avec un État qui est là pour empêcher les gens de se dévorer entre eux. À ce niveau, les individus ne sont que des monades isolées dont l’appartenance à une société, leur appartenance de classe, a autant d’importance que la couleur de leurs cheveux ou la longueur de leur gros orteil. Le prolétariat ne se définit que par et dans le capital, en ce sens il est intégré, mais cette intégration qui le définit comme classe, c’est une contradiction, c’est l’exploitation. Cet arrêt sur l’apparence fétichiste de l’isolement entraine de singulières positions sur la démocratie (dans les textes sus-cités de Guerre Sociale par exemple). La démocratie est critiquée, mais critiquée parce que mystificatrice, parce qu’elle s’est perdue dans l’étatisme, et la révolution « accomplira à sa manière les aspirations véritablement radicales de la bourgeoisie montante ».
En fait, il n’y a la aucune critique de la démocratie, et cela parce qu’incapable d’appréhender la société au-delà de l’apparence de l’échange, de l’atomisation, elle est la forme universelle des relations humaines, forme qui s’est pervertie sous le capitalisme et qui, sous une autre manière, s’accomplira avec le communisme.
À la racine de la position normative, il y a le programmatisme qui est son horizon indépassable, le processus de la révolution serait le même, mais mené à bout, à son terme, et dans de meilleures conditions. Ainsi on parle simultanément de conseils ouvriers et d’autonégation, d’aspects révolutionnaires des luttes revendicatives en tant que telles et on critique violemment la défense de la condition prolétarienne. Cependant, le programmatisme devient cette position normative lorsqu’a disparu le fil qui relie la situation immédiate de la classe à la révolution, c'est-à-dire la défense de la condition prolétarienne, base de la transcroissance révolutionnaire comme libération du prolétariat. Ne pouvant d’une part se fonder solidement et organiquement sur les luttes revendicatives en tant que telles, ne pouvant d’autre part continuer à dire tout bonnement que la révolution est libération du prolétariat de la domination du capital, la relation n’est plus maitrisée, le problème de la relation du procès de passage de l’un à l’autre est évacué au profit d’une norme de jugement que serait un programmatisme radical réussissant, d’échecs passés, de déviations, de mystifications, de conditions à réunir. La position normative ne peut que mettre côte à côte une nature révolutionnaire, des mystifications, des conditions objectives, la première autorisant une utilisation révolutionnaire des dernières ayant permis de combattre (moyen terme) les secondes. Le processus historique de la lutte de classes n’est plus vraiment nécessaire par rapport à la révolution, cela commande le glissement de l’analyse où la contradiction entre le communisme et le capital vient se substituer à la contradiction entre le prolétariat et le capital. La position normative aboutit à avoir affaire à un système qui s’oppose à une autre, mais pas au développement de la contradiction interne de l’un des deux systèmes (le capitalisme) qui produit l’autre (le communisme).
À ce point là, la position normative rejoint une autre impasse qui elle aussi ne considère pas la révolution comme résultat et création historique du mode de production capitaliste et de la contradiction entre prolétariat et capital, qui ne considère pas le procès contradictoire comme étant le seul et unique procès produisant la révolution : le prolétariat comme figure de l’humanité, comme support d’une contradiction qui vient de loin. Ne pouvant aborder le communisme comme une réelle production historique, il est supposé d’emblée comme tension, tendance, qui déjà s’oppose au capital et vise à le faire éclater. Le mode de production capitaliste n’est plus alors que le stade de maturité de cette tension qui plonge dans l’histoire de l’humanité. Chaque période historique n’est plus conçue comme totalisatrice et dynamisée par ses conditions propres, le cours de l’histoire n’est que procès de réalisation, d’adéquation d’une tendance inhérente évoluant vers sa maturité, se réalisant, l’histoire est téléologique.
L’humanité, alias le prolétariat ou quand le prolétaire venge le chasseur paléolithique
La démarche qui fonde cette deuxième impasse pourrait se résumer ainsi : le prolétariat est sujet révolutionnaire parce qu’en lui existe la possibilité de nier sa position de classe au profit de l’humanité qu’il réalise, ce n’est qu’alors et par cela qu’il fait la révolution. Le prolétariat nierait sa position de classe, se révèlerait comme humain et alors serait révolutionnaire.
Une telle perspective semble au premier abord ne pas tomber sous la critique générale de ne pas considérer la révolution comme une production historique, de faire l’impasse sur le procès qui conduit de la situation actuelle à la révolution. Cependant, sous des dehors qui prennent souvent l’aspect de maitrise de l’histoire universelle, la disparition du procès historique est beaucoup plus fondamentale que dans le premier cas, celui de la position normative. Pour que le prolétariat fasse la révolution il faut qu’il ne soit plus le prolétariat, classe particulière du mode de production capitaliste, c’est qu’alors on a à l’œuvre une autre dynamique que celle stricte des rapports de production capitaliste ; il y aurait donc, au-delà de ce qui ne serait qu’une apparence : la succession des modes de production et la totalisation de l’histoire passée dans le mode de production capitaliste, une dynamique présidant depuis la nuit des temps au déroulement de l’histoire. Le procès historique n’est plus alors réellement un procès de création, mais procès de réalisation ou d’adéquation. Ce ne sont pas les contradictions de l’aliénation en général qui sont à l’œuvre et dynamisent le procès historique, l’illusion provient du fait que si chaque stade historique n’a pour moteur que ses contradictions spécifiques, l’histoire n’en est pas moins un procès totalisateur et pas simple juxtaposition de séquences qu’une dynamique originelle, qui les transcenderait, parcourrait.
Il faut alors, pour la position humaine, montrer comment le prolétariat défini comme classe à l’intérieur du mode de production capitaliste, sur la base du travail salarié, peut avoir une pratique qui signifie la « caducité de l’activité d’aliénation », c'est-à-dire la tendance transcendante dont nous parlions. Une telle perspective s’accompagne le plus souvent de vastes constructions historiques où l’Histoire, d’aventures en aventures, produit l’adéquation des concepts et de leurs manifestations. Le prolétariat va enfin pouvoir venger le chasseur paléolithique. L’histoire n’est pas créatrice, elle est processus de réalisation, d’adéquation.
Ce qui sort de la boite à malices des « adéquations », des « sens de dépassement », des « tendances », des « activités générales d’aliénation », c’est la bombe humaine : le prolétariat fait la révolution à titre humain. Dans tout ce système théorique on trouve le fait de mettre dans la contradiction (en germe, en tendance, en conditions préalables : la négation du prolétariat), ce qui sera sa révolution. Si le prolétariat fait la révolution « à titre humain », c’est que le communisme est abolition des classes et non qu’il est le représentant de l’humanité faisant la révolution en tant que tel. C’est parce que sa contradiction de classe avec le capital, l’exploitation, se produit comme abolition des classes (nous y reviendrons) que le prolétariat dans la révolution produit le communisme. À l’inverse, dans la perspective humaine le plus important ce n’est pas la contradiction avec le capital, c’est que le prolétariat ne soit plus le prolétariat, à cette seule condition il ferait la révolution. Le capital, dans le processus de la révolution, il n’en est qu’à peine question, ce n’est même pas dans l’effondrement d’une présupposition réciproque entre le prolétariat et le capital que se produit la révolution, mais dans l’effondrement de la reproduction du prolétariat par rapport à lui-même, le prolétariat ne se reconnaît plus, ou plutôt apparaît alors l’individu prolétaire (voir certaines tendances dans Échanges et mouvement ou dans Crise communiste).
Après le communsime par impossibilité du capital nous voilà dans le communisme par impossibilité du pr, mais il ya a toujours un point commun : la solution de la contradiction préexiste (en germe) dans un des termes de la contradiction.
Dans toutes ces problématiques, le « refus du travail », les « luttes anti-travail » deviennent la preuve d’une contradiction interne du prolétariat (nous critiquerons plus loin la notion même de refus du travail). Puisque le prolétariat est la classe du travail et qu’il y aurait des luttes contre le travail, ou plutôt que ces luttes proviendraient d’une contradiction entre le prolétariat et le travail, il faudrait bien alors que le sujet qui lutte contre le travail soit engagé dans un processus de distinction d’avec la « classe-prolétaire » ; ce sujet c’est l’individu. Dégagé de la contradiction avec le capital, l’autonégation devient un processus interne de distinction à l’intérieur du prolétariat dans lequel les luttes anti-travail deviennent primordiales. Cela demande en outre de comprendre souvent la classe de façon très étroite (toujours l’indépassable horizon du programmatisme) : lorsque les prolétaires se battent en dehors de l’usine, c’est qu’ils ne se reconnaitraient plus dans la classe ; est-ce que l’appartenance de classe se limite au procès de production immédiat ? Est-ce qu’on cesse d’être prolétaire en sortant du travail ? Il y a une incapacité constante à imaginer et à concevoir que le prolétariat puisse se remettre lui-même en cause à partir de sa situation de classe, qu’il puisse être en tant que classe le sujet même de son autonégation ; et cela parce que son autonégation n’est conçue que comme mouvement se déroulant à l’intérieur du prolétariat.
Le prolétariat ne se nie que parce qu’il abolit le capital et par le contenu de sa contradiction, produit du développement du capital, c'est-à-dire de la contradiction elle-même ; mettre le travail à la place du capital, c’est déplacer la contradiction à l’intérieur du prolétariat et nécessite alors de dégager un être hybride qui tienne à la fois du prolétariat et de l’« humanité » : l’individu-prolétaire. En fait, on ne reconnaît pas le prolétariat comme sujet révolutionnaire dans sa situation même de classe.
L’abandon du prolétariat dans sa situation de classe comme sujet révolutionnaire s’accompagne de la dilution de la contradiction spécifique du mode de production capitaliste dans une vaste contradiction avec l’aliénation qui a pour cadre cette tendance à l’œuvre depuis la nuit des temps et parvient à maturité avec le capital : l’humanisation de l’homme. Que le communisme soit la fin de la « préhistoire de l’humanité » n’implique pas qu’il soit la résolution d’autre chose que la contradiction entre le prolétariat et le capital dans le mode de production capitaliste. Que le communisme soit la résolution des contradictions de toute l’histoire passée signifie que le capital a une signification historique, qu’il est lui-même le développement qui identifie le dépassement de sa contradiction spécifique et de toute la production humaine, c’est la propre existence du capital qui fait de son dépassement le dépassement de toute l’histoire humaine qui l’a précédé.
La problématique de l’autonégation du prolétariat comme processus interne, contradiction interne, conduit à poser un individu préalablement défini qui appartiendrait à une classe de la même façon qu’il habite Marseille ou Paris et qui pourrait ne plus s’y reconnaître, de la même façon qu’il peut déménager. Dire que l’individu peut entrer en contradiction avec son appartenance de classe, c’est poser la classe comme une entité qui viendrait subsumer les individus, le problème de l’appartenance de classe renvoie toujours immanquablement à un individu-personne ; on pose d’un côté les individus et de l’autre la société, ensuite l’on se demande comment les premiers font partie de la seconde. L’appartenance de classe devient une simple liaison qui fonctionne quand la société se reproduit, qui se brise quand il y a crise laissant la voie libre à un individu indéfini qui est le prolétaire qui ne se reconnaît plus dans le prolétariat ou en contradiction avec sa classe. Cependant pour supprimer la classe, il faut lui trouver une contradiction interne, un mouvement interne de critique, c’est le rôle du refus du travail. Ensuite, il faut montrer que la révolution c’est bien autre chose que l’action d’une classe, et que le communisme c’est bien autre chose que l’abolition du capital.
À ce niveau intervient le procès général d’aliénation, ou le procès de l’humanisation de l’homme ; l’expression, dans son flou permet de parler du capital sans en prononcer le nom. Mais cela permet aussi de réduire la contradiction qui met en jeu les classes au cadre du procès de production immédiat, laissant ainsi un vaste champ ouvert à un refus général qui relève de l’individu et d’un mouvement plus ou moins nouveau qui supplée la lutte des classes (classique). Dans ce domaine, nous n’aurions plus affaire à deux classes, au procès d’exploitation en ce qu’il présuppose et parcourt l’ensemble des conditions de son propre renouvellement, mais à l’aliénation, à la domination, au procès contradictoire de l’humanisation de l’homme, domaine que la trivialité des rapports de classe ne parviendrait pas recouvrir.
Tout le procès historique est reconstruit comme histoire de l’individu, de la famille, des rapports à la nature, ou de l’unité entre production et reproduction, en bref il faut que le procès historique soit autre chose que la lutte des classes. L’histoire de la famille est là pour ça ; faire l’histoire de la famille (thème très en vogue) synthétise les autres problématiques, elle devient l’histoire des rapports entre production et reproduction, elle devient histoire de la relation entre rapport à la nature et rapport de l’homme à lui-même, elle devient le critère de l’individualisation.[4]
Toute cette reconstruction du procès historique n’est pas erreur historique, les considérations qui l’accompagnent n’existent que par leur signification théorique, elles permettent de substituer à une histoire de la lutte de classes une histoire de l’individu qui sous le capital se modulera comme lutte de classes, mais cela comme une étape transitoire qui à nouveau fera apparaître l’individu comme le ferment du communisme. On analyse les modes de production précapitalistes sous l’angle du rapport entre famille et individu et on fait une histoire de l’individu, ensuite le capital produisant l’individu, c’est ça qui le fait éclater. C’est la façon même de concevoir la contradiction révolutionnaire dans le capital qui détermine la vision des modes de production précapitalistes dans lesquelles l’individu n’existerait pas.
Un tel arc historique nécessite qu’avant le capital il n’y ait pas d’individu, ou un individu non séparé de sa communauté puisque c’est le procès de production de cet individu qui va faire éclater le capital, la séparation d’avec la communauté c’est la cassure de l’unité entre production et reproduction. Pour les modes de production antérieurs au capital, on ne peut parler d’une telle unité que si on limite sa vision au niveau strict de la famille et que si on conçoit la société comme composée d’un ensemble de familles à peu près égales. Ce ne sont pas par exemple les rapports internes à la famille du serf qui structurent sa production, encore moins dans le cas de l’esclave, ce sont ses rapports au maitre ou au seigneur, pareil pour sa reproduction.
Ce n’est pas l’individu qui est séparé de sa communauté avec le capital, mais l’individu contingent qui prend la place de l’individu particulier. L’individu, cela n’existe pas, sauf dans l’histoire de l’individu. Ce qui est perçu comme procès d’individualisation, c’est la production de l’individu comme individu contingent, c'est-à-dire en fait la production du capital comme communauté. Il n’est pas indifférent que les rapports sociaux capitalistes mettent en mouvement des individus contingents, mais ce n’est pas cela qui fait du prolétariat une classe révolutionnaire. Cette contingence, cet isolement, ne sont compréhensibles que si on inverse la problématique, c'est-à-dire si l’on part de l’analyse de la communauté comme séparée des individus parce que communauté de classes antagoniques. La reproduction du rapport social capitaliste est toujours reproduction de l’individu particulier, c'est-à-dire de l’individu comme isolé et membre d’une classe, sans que l’isolement et l’appartenance de classe ne soient contradictoires. L’indifférence réciproque des individus (leur isolement les uns des autres et de la communauté) est un fondement nécessaire de la société capitaliste, mais la société capitaliste ne se résout pas dans cet isolement, parce que sa substance est l’existence de ces individus comme membres de deux classes antagoniques. Parler d’individualisation ne peut se limiter à constater l’isolement de l’individu par rapport à la communauté, sa séparation d’avec elle, cela reviendrait à faire de la relation immédiate des individus entre eux (fétichisme des rapports d’échange) la réalité elle-même. Cependant, que le rapport d’exploitation soit individualisation n’est pas indifférent, car il signifie par là la création de rapports universels et surtout que le prolétariat abolissant le capital ne peut rien s’approprier, qu’il ne peut dans cette abolition se fonder sur un rapport à une des conditions de production qui lui soit propre, il ne peut, abolissant le capital, se subordonner à une nouvelle limitation (cf. l’Idéologie allemande, Ed. Sociales, p. 103).
Sur cette base, l’histoire du capital peut se poursuivre comme histoire de la famille, de l’individu, de la relation entre production et reproduction. En domination formelle, cette dernière relation se présenterait en deux pôles : travail des hommes à l’extérieur, travail des femmes à l’intérieur ; elle serait ensuite remise en cause comme dualité en domination réelle, puis elle retrouverait de nos jours une unité avec la réactivation de la fonction familiale, le travail à domicile, la création d’un revenu composé, le démantèlement des grandes unités de production, la segmentation de la force de travail. Dans toute cette façon de prendre les choses, c’est de l’individu singulier dont il est question, le terme de reproduction ne recouvre pas la reproduction d’une particularité sociale, l’appartenance de classe, mais la reproduction de la singularité de l’individu (alimentaire, généalogie). Toutes ces remarques ne font que montrer que l’appartenance de classe est un rapport au capital qui est autoprésupposition et que dans la restructuration actuelle la valorisation parcourt l’ensemble des conditions de son propre renouvellement (nous y reviendrons).
Il existe une version moins théoriciste et plus militante de cette perspective humanoïde, celle que l’on retrouve dans deux livres : Le travail et après et La grève et la ville de Auffray et Baudoin, auxquels s’ajoutent pour le second Colin et Guillerm. Le programmatisme est toujours en négatif l’horizon indépassable. On se fonde sur les luttes d’OS, sur le refus du travail. Ne pouvant plus se reconnaître dans le travail, en faire le fondement de leur existence sociale, les luttes des OS avanceraient des spécificités au sujet desquelles la ville en tant qu’entité régionale joue un grand rôle. Le concept de prolétariat disparaît au profit de celui de « population ». Dans ces luttes, il s’agirait d’affirmer une identité contre le capital, identité qui ne soit pas produite par lui, qui lui échappe, le capital n’intervenant alors que comme un pôle de la contradiction qui n’est plus dans ces deux pôles interne au mode de production capitaliste. Ces luttes avanceraient des spécificités humaines : femmes, immigrés, Bretons…
La domination réelle n’a pas d’histoire
Une autre perspective qui abandonne le procès historique comme production de ce que sont la révolution et le communisme et corollairement comme production de la théorie, consiste à poser que la domination réelle étant le stade ultime du capital elle est d’emblée le rapport qui, en tant que tel, porte la révolution. Là aussi on fait l’économie du procès qui mène de la situation présente à la révolution ou plutôt la question n’a aucune raison d’être posée, la domination réelle, prise comme concept non historicisé, est en elle-même ce procès, évacue la question : la révolution est présente puisqu’on est en domination réelle. Jusque là le capital avait une histoire, il n’en aurait plus ; stade ultime, la domination réelle, par définition, n’aurait pas d’histoire. Il s’ensuit qu’à ce stade la contradiction entre prolétariat et capital pourrait à tout moment devenir révolution ou, plus finement, qu’une crise de la domination réelle ne peut pas avoir de restructuration supérieure. C’est là une position qui vient souvent compléter les deux perspectives analysées précédemment.
S’il est bien certain qu’il n’existe que deux modes d’extraction de la plus-value, le mode absolu et le mode relatif et que donc il ne peut, au-delà de la domination réelle, y avoir de troisième époque du capital, cela n’empêche pas la domination réelle d’avoir en elle-même un développement, une histoire. Le développement jusqu’à aujourd’hui de la domination réelle s’est effectué, en bref, comme résolution des contradictions et des limites de la domination formelle : fonctionnement de la société comme vaste métabolisme du capital, c'est-à-dire conquête par le capital de tout le secteur productif et extension de la péréquation à l’ensemble de la société ; le procès de production devient conforme au capital, ce qui signifie destruction de la qualification ouvrière, le temps devient productif ; intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle propre du capital, ce qui signifie que le capital détermine lui-même la valeur de la force de travail, condition d’existence de la plus-value relative.
Cependant ce développement de la domination réelle crée ses propres contradictions spécifiques qui sont les axes sur lesquels se modula la baisse du taux de profit qui conduisit à la crise actuelle : non-adéquation du procès immédiat de production à l’appropriation des forces sociales du travail qui s’y développent (coopération, division du travail, science, association), incapacité à rentabiliser la continuité du cycle d’entretien du la force de travail en tant que travailleur collectif segmenté en diverses instances (malades, éducation, chômeurs, reproduction familiale, etc.).
Tout tient au mode d’exploitation de cette force de travail sociale que cette phase de développement a produit, ce qui alors synthétise les contradictions de ce stade de développement de la domination réelle, produit du dépassement de la domination formelle, ce sont les rapports du procès de valorisation proprement dit avec les conditions de son propre renouvellement ; s’il les détermine, si ces conditions sont bien celles du capital, le procès de valorisation s’y perd, il ne le parcourt pas.
De façon générale, l’appropriation des forces sociales du travail tant dans le procès de production immédiat que dans le rapport du procès de valorisation à ses conditions (division sociale du travail ; le prolétariat comme force de travail sociale exploitée en tant que telle par le capital) devient adéquate au capital (procès de valorisation). La force de travail en tant que force sociale est appropriée dans tous ses aspects par le procès de valorisation, en tant que forces collectives ces forces sociales sont objectivées dans le capital (automation). Les transformations techniques qui ses déroulent à ce niveau du procès de production immédiat sont adéquates à son propre niveau mais aussi à celui du procès d’ensemble, elles sont la concrétisation générale de cette appropriation des forces sociales dans le capital fixe ; pour le procès de valorisation, parcourir l’ensemble de ses propres conditions s’objective dans ses transformations.
Quand on parle d’histoire de la domination réelle, il ne s’agit pas d’une histoire linéaire, il ne s’agit pas d’imaginer que de crises en restructuration cette dernière s’approfindit telle qu’elle est sortie du dépassement de la domination formelle. Ce n’est pas le dépassement de la domination formelle qui se poursuit, la domination réelle se produit, se crée selon sa propre histoire ; la restructuration actuelle n’est pas approfondissement du dépassement de la domination formelle, masi résolution des contradictions spécifiques de la domination réelle telle qu’elle s’ets développée jusqu’à présent.
Jusque là avec une telle conception de la domination réell nous n’avions affaire qu’à une postition particulière et non pas comme dans les cas précédents à une conception corollaire de la théorie. Il n’en est rien. Dire qu’il ne peut y avoir crise et restructuration en domination réelle entraine un total porte-à-faux des développements théoriques qui s’articulent sur, précisément, l’ancien cycle de luttes et le retournement de ses limites dans la contrerévolution. Alors que, on l’a vu précédemment, c’est dans le retournement des limites de l’ancien cycle de luttes (auto-organisation, autogestion, critique formelle de la défense de la condition prolétarienne, le prolétariat se pose comme classe hégémonique) dans la contrerévolution, qu’il y a dépassement du programmatisme, que c’est grâce à ce mouvement qu’il s’effectue, si l’on supprime ce mouvement l’existence même d’une théorie tendant à dépasser le programme devient la preuve de l’imminence de la révolution. Si l’on ne pose pas le processus dans lequel la théorie a amorcé ce dépassement, sa propre existence devient garantie de la révolution. La nécessité du dépassement du programmatisme commença à se former lorsqu’apparurent aux alentours de 1973 les limites de l’ancien cycle de luttes, faire l’impasse sur cela conduit à vouloir mettre la réalité de la crise à l’heure de ce dépassement du programmatisme, conduit à considérer sa propre existence comme garantie de la révolution. Ne pas historiciser la domination réelle conduit à ce porte-à-faux de la théorie pour autant que l’on ne sombre pas dans une théorie de la décadence, cas où la question ne se pose même pas. En effet, dans la théorie de la décadence la domination réelle devient paradoxalement la situation idéale de réalisation du programmatisme, l’évolution du capital en montrerait négativement la nécessité.
Comme dans la perspective précédente, il existe également dans celle-ci un type théorique et un type militant. Le type théorique consiste à partir d’une caractéristique de la domination réelle : péréquation du taux de profit sur l’ensemble des secteurs productifs, augmentation de la composition organique, prédominance de la plus-value relative, de montrer que cette caractéristique entre en crise et comme par définition la domination réelle est le stade ultime du capital, c’est forcément le mode de production capitaliste qui s’effondre. Par définition, toute crise est la dernière. On pose comme s’excluant totalement crise et capital. L’autre type est le type militant, il est en gros représenté par l’autonomie.
« L’ouvrier-masse international » remet en cause le développement antérieur de la domination réelle et montre son instabilité. Le refus du « fordisme » et sa déstabilisation sont alors considérées comme perspectives révolutionnaires car l’exploitation est elle-même appréhendée comme domination. Considérer l’exploitation comme domination du capital sur le travail permet de maintenir contre vents et marées une perspective de libération du travail à partir du refus du travail. La restructuration qui est aperçue par l’autonomie n’est pas vue comme réorganisation du rapport entre les classes mais comme une série de réponses du capital visant à découper cet ouvrier-masse. Face à un capital conçu comme domination, la « composition de classe » est un succédané d’« être » du prolétariat qui le fonde essentiellement à dépasser le capital. la simple résistance désorganisant un rapport social ravalé à la domination, prend alors rang de perspective révolutionnaire. Une fois le capital réduit au rang de domination, la simple résistance au travers du refus du travail, du combat contre l’institutionnalisation de la classe ouvrière devient mouvement de la révolution. Le capital peut « avancer une restructuration », mais ce ne sont que des réponses, le prolétariat quant à lui peut être révolutionnaire.
Fin du programmatisme, fin du prolétariat
On ne peut s’étendre longuement sur cette position là ; elle est à la limite en dehors du cadre des impasses de la théorie communiste. L’impossibilité du programmatisme, la constatation que la révolution ne peut plus être libération du prolétariat devient : le prolétariat n’est plus la classe révolutionnaire, ou alors il n’y a plus de prolétariat. La décomposition du programmatisme est comprise comme la disparation de toute contradiction révolutionnaire entre le prolétariat et le capital. Le prolétariat ne peut plus s’affirmer comme il ne peut plus faire la révolution. Une variante supérieure, qui pourrait aussi se rattacher à la perspective précédente est offerte par l’évolution d’Invariance. C’est de la reconnaissance de la domination réelle qu’on aboutit à la surfusion du capital et à l’abandon des classes ; l’activité du prolétariat ne peut qu’être pragmatique, la domination réelle est ipso facto la disparition du prolétariat si tant est qu’il ait jamais existé.
Dans cette perspective également de façon évidente malgré des accents très modernistes et dans le cas d’Invariance, une démarche au départ critique sur l’histoire du mouvement ouvrier, le programmatisme demeure un horizon indépassable.
Chacune des quatre grandes perspectives indiquées ne recouvrent pas à elle seule un groupe ou une revue ; il n’y a pas de correspondance. L’analyse est thématique ; les thèmes peuvent donc, dans chaque élaboration particulière se recouper, et surtout ils ne rendent pas compte de l’ensemble de l’activité d’une revue ou d’un groupe même s’il peuvent en constituer l’épine dorsale.
Ces impasses ne sont pas non plus de simples erreurs, elles ont toutes en commun de ne pas concevoir la révolution, le communisme et donc la production théorique comme un processus historique et par là de faire l’impasse sur ce qui fait que la situation actuelle devient rapport révolutionnaire. Dans tous les cas, les deux sont séparés et souvent opposés. Même si la situation présente est conçue comme contradictoire, c’est ce qui fait que cette contradiction éclate qui n’est pas analysé. S’il ne s’agit pas de simples erreurs, c’est que ce manque est lui-même partie intégrante de la production théorique actuelle.
La théorie qui se développe depuis les alentours de 1973 part bien de l’ancien cycle de luttes mais n’existe dans ses caractéristiques les plus importantes que par le retournement de celui-ci dans la contrerévolution, c’est dans cette critique pratique de l’ancien cycle de luttes effectué par le capital que s’inscrit le dépassement du programmatisme : critique non formelle (c'est-à-dire non limitée aux organisations) de la défense de la condition prolétarienne ; centralité du concept d’autonégation du prolétariat ; critique de la période de transition ; reconnaissance du prolétariat comme classe révolutionnaire mais simultanément comme classe à part entière du mode de production capitaliste ; critique de la dualité : nature révolutionnaire du prolétariat/développement du capital comme condition.
Le dépassement du programmatisme par ce qui le portait venait s’opposer au cycle de luttes antérieur, les propositions théoriques qu’il produisit pouvant simultanément s’opposer à cet ancien cycle comme norme et trouver dans le simple fait qu’elles-mêmes existaient la garantie que tout était réuni pour que se produise la révolution. La façon même dont se déroulait le dépassement du programmatisme évacuait alors la question du procès qui mène de la situation actuelle à la révolution, d’autant plus que le refus du travail semblait confirmer dans la pratique du prolétariat le dépassement du programmatisme. Mais c’est par là même que la question s’imposait aussi, en effet les notions mêmes issues du dépassement du programmatisme en s’opposant unilatéralement à l’ancien cycle faisaient de celui-ci un processus révolutionnaire non accompli, à parfaire, et donc du programmatisme un horizon indépassable : le dépassement du programmatisme venait paradoxalement chercher à le revigorer. Résoudre ce paradoxe, c’était admettre que les rapports entre les classes tels que la crise les définit doivent être transformés pour qu’il y ait révolution, c’était admettre la nécessité de la révolution.
On a vu dans l’« Introduction » à Théorie Communiste n°3 (mars 1980), qu’admettre qu’il faille qu’il y ait une transformation du rapport entre les classes c’est nécessairement considérer la restructuration comme possible et nécessaire. Sans cela, on tombe dans d’autres impasses, comme le télescopage de la restructuration et de la révolution ou une situation alternative entre restructuration et communisme.
Dans ces deux cas l’impasse réside dans le fait que l’on ne saisit pas le prolétariat comme classe du mode de production capitaliste, on ne considère pas le communisme comme résultant de la contradiction elle-même mais inscrit dans l’être du prolétariat. S’il y a restructuration, c'est-à-dire possibilité de reprise de la valorisation, d’augmentation de la productivité, d’extension du cycle du capital, il y a alors raffermissement de l’autoprésupposition du capital. Alors, « où en est-on quant à la production théorique, aujourd’hui où se révèle la nécessité d’une restructuration ? »
Dynamique actuelle de la production théorique
L’analyse de la restructuration est la base de la production théorique actuelle. Cependant, en faire cette base c’est définir le cours d’une contradiction entre les classes qui est simultanément procès de caducité du capital. Il ne s’agit pas en parlant de restructuration du capital de présenter un désintérêt pur et simple pour le cours immédiat de la contradiction entre le prolétariat et le capital, il s’agit bien plutôt de placer la production théorique dans le cours de la révolution, c'est-à-dire de la produire comme bilan critique de l’ancien cycle qui est positivement dépassement du programmatisme, et de la produire simultanément comme partie intégrante du cours historique de la révolution, c'est-à-dire comme critique du nouveau cycle de luttes sur la base de sa propre dynamique en ce qu’il produit son dépassement comme révolution. Tel sera le mouvement de cette troisième partie.
La restructuration base de la production théorique
Nature de la restructuration
La description de la restructuration en cours a déjà été abordée dans les numéros 3 et 4 de Théorie Communiste (mars 80 et décembre 81). Il semble que la façon la plus satisfaisante de l’aborder, la plus globale, et s’articulant comme on le verra avec le nouveau cycle de luttes, soit celle qui part de la transformation su rapport entre la valorisation et ses conditions, c'est-à-dire qu’il faut fonder la restructuration au niveau de l’autoprésupposition du capital.
La tendance essentielle de la restructuration réside dans le fait que le mouvement de la valorisation ne se distingue pas comme moment particulier par rapport aux conditions de sa reproduction. On peut dire qu’elle s’en empare, qu’elle les parcourt. Ces conditions de reproduction étaient bien déjà totalement définies par le capital et spécifiquement capitalistes, le capital en domination réelle s’est emparé des conditions de sa reproduction. Cependant dans le mouvement d’ensemble de la reproduction des rapports sociaux capitalistes, la valorisation était définie comme moment particulier ; c’est cela qui se transforme. Il n’y a appropriation des forces sociales du travail (problème central de la restructuration comme transformation du rapport entre le prolétariat et le capital) que si l’interdépendance générale du travail humain, tant comme marché mondial, comme moment de la reproduction de la force de travail en tant que force sociale (éducation, famille, chômage, maladie, etc.) que comme circulation, est posée comme une totalité que la valorisation parcourt.
Il ne s’agit plus simplement que tous ces mouvements concourent à la valorisation, mais que la valorisation ne s’y perde pas ; ce n’est qu’ainsi que cette force de travail sociale que le capital a créée devient en tant que telle force productive du capital en même temps que la coopération, l’association, la division du travail, la science, dans le procès de travail immédiat. Les transformations techniques qui se déroulent dans ce dernier (automation – cf. TC 3) sont adéquates à son propre niveau à l’appropriation des forces sociales du travail, mais aussi au niveau du procès d’ensemble, elles sont l’objectivation générale de cette appropriation dans le capital fixe : rendre productive la segmentation de la force de travail, ou faire que la valorisation parcoure la circulation, nécessitent cette objectivation dans le capital fixe des forces sociales du travail qui se développent dans le procès immédiat du production. Il n’y a pas deux aspects mais un seul mouvement.
Ce n’est qu’ainsi que l’ensemble des forces sociales du travail sont appropriées par le capital, parce que c’est l’appropriation elle-même qui devient sociale. En effet, l’exploitation au sens strict n’est plus ce moment particulier de la reproduction de la société ; même si elle la définissait, elle la parcourt, l’innerve et s’y retrouve. L’appropriation des forces sociales du travail c’est avant tout une appropriation sociale du travail comme force productive, appropriation sociale c'est-à-dire étendant l’exploitation sur l’ensemble de la reproduction des rapports sociaux. C’est dans ce processus que division sociale et technique du travail, coopération, science, association, sont appropriés par le capital de façon adéquate et objectivés dans le capital fixe. Appropriation sociale, c'est-à-dire appropriation du travail vivant comme force sociale, exploitation sur l’ensemble du procès de reproduction du capital comme rapport social.
Inversement, c’est dans la mesure où s’effectue ce processus que se produisent en tant que telles les forces sociales du travail, c'est-à-dire qu’elles ne se produisent et n’existent qu’en tant qu’elles sont appropriées de façon adéquate par le capital. Ces quelques considérations poursuivent ce qui a été avancé à propos de l’histoire de la domination réelle. En effet, la restructuration répond là de façon spécifique aux axes qui avaient porté la baisse du taux de profit dans la période précédente.
Ce mouvement d’appropriation sociale de la force de travail signifie également une extension des secteurs productifs. Dans la restructuration actuelle, la transformation des secteurs ayant trait à la reproduction de la force de travail en tant que force sociale et au niveau de la continuité de son cycle d’entretien se situe dans ce procès général de modification du rapport entre la valorisation et le conditions de son renouvellement.
Cette transformation n’est pas simplement privatisation ou rentabilisation de secteurs anciens, elles est modification de la façon dont se déroule l’autoprésupposition. Elle en fait partie au niveau de la segmentation de la force de travail, et parfois même de la prise en charge « autogestionnaire » de fragments de cette reproduction. Ainsi ce n’est pas la privatisation ou la rentabilisation de quelque chose de déjà existant. Tout le problème de l’extension des secteurs productifs dans ce domaine se situe donc dans la crise actuelle, c’est dans la restructuration qu’il prend son sens, ce n’est pas une simple question de « théorie fondamentale ».
Cependant là où l’on aborde en quelque sorte un problème de théorie fondamentale, c'est-à-dire la dénomination de productif appliqué à ces secteurs (éducation, médecine, loisirs, etc.). Il s’agit d’établir s’ils peuvent être productifs au sens strict, c'est-à-dire productifs de plus-value. En effet, la rentabilisation des banques, des assurances, des sociétés commerciales, ne les métamorphosera jamais en secteurs productifs au sens strict, elle ne fera qu’amoindrir les faux-frais de la circulation.
Si l’on met de côté une vision qui n’accorde le statut de productif qu’à la production de biens matériels, il semblerait qu’au travers de l’œuvre de Marx on puisse dégager quatre critères pour définir un secteur productif :
- qu’il ne fasse pas circuler une valeur déjà produite (banque, commerce, publicité);
- que le travail y fasse face au capital (exclusion des cas atypiques de la petite production marchande);
- qu’il y ait production ou transformation de la valeur d’usage (ce critère permet d’inclure les transports dans les secteurs productifs); on rejoint ici le point 1. En effet, on ne travaille pas deux fois, une fois pour produire une valeur d’échange, une autre pour une valeur d’usage ;
- que le capitaliste achète le travail en tant que capitaliste et non en tant que consommateur achetant un service. Ce dernier critère n’est qu’une restriction apportée par Marx dans le «sixième chapitre » pour montrer que le capitaliste n’agit pas en tant que tel chaque fois qu’il dépense son argent. Ce qui n’empêche pas que le travail fournit à ce premier capitaliste peut être du travail productif s’il est fournit par un ouvrier travaillant pour un autre capitaliste, qui lui, emploiera alors son argent comme capital.
Si l’on parle de secteur et non pas de travailleur productif, c’est pour éviter dans le sujet qui nous intéresse ici, les problèmes qui tournent autour du travailleur collectif évoqués dans le « sixième chapitre ». Le problème de savoir si tel ou tel travailleur pris individuellement était productif, était essentiel pour le programme en domination formelle, tant en ce qui concerne son but (une société fondée sur la valeur), qu’en ce qui concerne sa tactique (formation d’un parti ouvrier, alliance de classe… la politique en quelque sorte).
Pour en revenir à la question, il semblerait donc au travers de ces quatre critères que l’on puisse parler non seulement de rentabilisation de ces secteurs, mais bel et bien de création de secteurs productifs. Cela est essentiel pour la masse totale de plus-value produite au niveau de la société. En effet, dans un premier temps, on peut considérer que cette masse étant déterminée par le taux d’exploitation et le nombre d’ouvriers employés à ce taux, elle augmente si la force de travail rejetée de l’industrie (secteurs productifs classiques) est compensée par une augmentation du taux d’exploitation. Dans un deuxième temps, considérer les modifications de ces secteurs nouveaux comme transformation en secteurs productifs, c’est non seulement considérer qu’elles vont permettre un abaissement de la valeur de la force de travail qui rejaillirait sur le taux d’exploitation dans les secteurs productifs (ce qui serait une simple rentabilisation) mais c’est encore considérer que la force de travail employée dans ces secteurs agit comme multiplicande sur le taux d’exploitation, donc fait par elle-même croitre la masse de la plus-value au niveau social.
On a là, encore une fois, la confirmation que la restructuration n’est pas simplement augmentation de la masse de la plus-value, ou simplement transformation du rapport entre les classes, mais qu’elle n’est l’un que par l’autre. Il n’y a pas dans l’histoire du capital de simple progression quantitative, mais il n’y a pas non plus de transformation du rapport entre les classes qui ne soit pas croissance quantitative, parce que le capital est exploitation.
Une présentation de la restructuration dans ses grandes tendances doit également la saisir comme contrerévolution.
En effet, non seulement elle répond aux axes qui avaient porté la baisse du taux de profit dans la période précédente, mais par là même, elle répond au cycle de luttes antérieur se définissant autour de la gestion ouvrière, l’hégémonie du prolétariat, expression de la valorisation comme moment particulier de la reproduction des rapports sociaux. Il y a, comme on le verra, un développement spécifique du programmatisme en domination réelle qui n’est pas seulement décomposition comprise comme une sorte d’essoufflement.
Mais si la restructuration est contrerévolution, c’est que non seulement elle répond au cycle de luttes antérieur mais encore retourne ses limites dans son propre mouvement. Ainsi tant les transformations réalisées au niveau du procès immédiat de production que la possibilité pour la valorisation de parcourir ses propres conditions de renouvellement au travers de la segmentation de la force de travail, ne peuvent s’effectuer qu’au travers d’une « autre façon de travailler », une gestion locale, des formes d’autogestion. Nous avons là simplement le fait que la restructuration n’est pas un projet du capital, que les luttes ouvrières aident ou contrecarrent, mais qu’elle n’a, comme tout le développement du capital, d’autre dynamique que la contradiction entre le prolétariat et le capital, qu’elle n’est rien d’autre.
On ne peut décrire la restructuration et surtout la comprendre comme une succession, un assemblage, de déterminations économiques, une suite d’éléments. C’est un procès de restructuration du rapport entre les classes, c’est le retournement dans la contrerévolution des limites de l’ancien cycle, c’est la réponse aux axes qui avaient porté la baisse du taux de profit dans la période précédente, c’est également la réalisation de la signification historique du capital.
Dire que la contradiction entre le prolétariat et le capital n’est pas différente du développement du capital, c’est dire qu’il n’y a pas besoin de concevoir le prolétariat comme ambivalent pour qu’il soit simultanément élément de la contradiction motrice du capital (et non sujet du capital, le capital est tout autant sujet que le prolétariat) et révolutionnaire, mais par contre il devient alors indispensable d’arriver à poser comment la contradiction entre le prolétariat et le capital, le développement du capital, devient révolutionnaire. Sans une telle perspective, toute analyse de la restructuration devient analyse d’éléments disparates, participants d’un projet que la crise ou les luttes viennent remettre en cause (comme si la crise pouvait être un frein à la restructuration), analyse de la condition favorisant ou contrecarrant l’apparition du prolétariat en tant que « sujet révolutionnaire ». Dans notre perspective, le problème de la restructuration a donc une importance capitale, le problème du développement du capital est consubstantiel à celui de la production du rapport révolutionnaire.
La restructuration, moment du procès historique de la révolution
La phase qui s’ouvre n’est pas une phase qualitativement différente de la domination réelle. Il n’y a pas de troisième phase de l’évolution du capital après la domination formelle et la domination réelle. La restructuration actuelle, on l’a vu, n’est pas un approfondissement de la domination réelle telle qu’elle s’est développée jusqu’à aujourd’hui, ce n’est pas la poursuite du dépassement de la domination formelle. La restructuration ne répond pas en plus poussé à la domination formelle, aux limites de la plus-value absolue ; elle répond aux problèmes soulevés par la domination réelle elle-même, aux axes qui portèrent la baisse du taux de profit dans la période antérieure et sur lesquels éclata la crise : la création d’une force de travail sociale tant au niveau du procès de production immédiat, qu’au niveau de la reproduction de la société devenue métabolisme du capital. Les axes qui portèrent la baisse du taux de profit tiennent à la domination réelle elle-même. L’automation, les transformations dans le rapport entre la valorisation et ses conditions, le fait que l’exploitation parcoure ses propres conditions de renouvellement, se mettent en œuvre dans l’éclatement de la contradiction entre le prolétariat et le capital à l’intérieur de la crise. une fois que le travail est totalement spécifié par le capital, c'est-à-dire avec la prédominance de l’extraction de plus-value relative, apparaît une série de contradictions que le capital peut résoudre à l’intérieur de lui-même, en domination réelle. Considérer la restructuration comme « retouche » ou approfondissement c’est ne pas considérer que la domination réelle crée ses propres contradictions, ses propres « difficultés ».
On l’a vu dans le paragraphe précédent, l’importance du problème de la restructuration, et c’est en cela qu’il structure la production théorique, vient du caractère indispensable d’arriver à poser comment la contradiction entre le prolétariat et le capital devient rapport révolutionnaire. Si poser la nécessité d’une restructuration c’est poser la nécessité du développement maximum des potentialités du mode de production capitaliste, c’est que ce développement maximum c’est la création d’un rapport contradictoire entre le prolétariat et le capital tel qu’il puisse devenir rapport révolutionnaire, il est évident que ce rapport même est développement du capital.
On ne peut se contenter de raisonner sur une possibilité abstraite de la révolution provenant de ce que l’on est de façon générale en domination réelle ; à partir du moment où l’on pose que la révolution est la résolution d’une contradiction qui est l’exploitation et que celle-ci est développement du capital, il faut alors analyser ce développement lui-même. C’est un point de méthode. Analyser ce développement ce n’est pas analyser des potentialités mais analyser le rapport contradictoire lui-même, donc le procès de la lutte des classes. À la limite, il est exact que le communisme n’est possible qu’une fois développées toutes les possibilités du capital, parce que la potentialité maximum du capital, son développement suprême, c’est le rapport révolutionnaire. Ce dernier n’est pas un moment pouvant survenir simplement parce qu’on est en domination réelle, mais il est lui-même un stade de cette domination réelle et de son développement.
L’évacuation d’une telle histoire de la domination réelle détermine une approche de la crise dans laquelle celle-ci s’ouvre sur deux possibles : restructuration ou caducité des rapports sociaux capitalistes. Avoir une vision unitaire du développement du capital et de la lutte de classes ne consiste pas à parler en même temps des deux, à dire que les deux sont possibles, à les juxtaposer, à dire que la crise a un procès contradictoire : procès de la restructuration ou procès de caducité du capital. comme si la restructuration excluait la caducité. C’est dans son développement que le capital se manifeste dans les procès de son abolition, les deux termes ne sont pas deux ouvertures constamment possibles mais un seul procès. Pour les comprendre séparément comme deux termes d’une alternative, il faudrait montrer comment dans toute crise se manifeste cette caducité en dehors de la restructuration et du développement même du capital. Lors du passage en domination réelle, on peut en effet montrer comment l’amalgame des travailleurs productifs et improductifs dans un travailleur collectif, comment la dévalorisation inhérente (accroissement de la productivité) se confondent avec la valorisation, sont des mouvements qui manifestent la caducité du rapport salarial, il n’empêche que cette « caducité » n’était pas un autre terme, contradictoire à ce qui était alors la restructuration du capital. il en est de même dans la crise actuelle : inessentialisation du travail immédiat, dilution dans l’ensemble du cycle de reproduction du capital de la contradiction entre valorisation et dévalorisation ; ces deux éléments entre autres manifestent la caducité du rapport salarial mais ne la manifestent pas autrement que comme moment de la restructuration.
Parler de restructuration c’est définir le cours d’une contradiction entre les classes et non d’un côté un projet du capital et de l’autre des luttes ouvrières. Le rapport entre crise et restructuration n’est pas la base d’une alternative, n’a pas deux issues possibles : la restructuration (reprise du capital), la révolution. Poser l’alternative nécessite de faire appelé à une nature révolutionnaire du prolétariat que la crise vient faire éclater et que la restructuration tente d’occulter. Le prolétariat serait à nouveau scindé en deux : d’un côté une nature révolutionnaire, de l’autre une nature de classe du capital.
Il est évident que parler de restructuration en refusant une position alternativiste revient à ne pas reconnaître de caractère communiste à l’ancien cycle de luttes, mais c’est dès que l’on parle de cycle de luttes que l’on récuse une position alternativiste. La notion de cycle de luttes s’enracine dans le fait d’inclure toutes les luttes du prolétariat dans un rapport entre prolétariat et capital. La notion de cycle de luttes n’est pas une simple notion descriptive, une synthèse commode de la diversité des luttes à une époque donnée, elle renvoie à l’analyse de la contradiction entre le prolétariat et le capital.
Une fois critiquée toute nature révolutionnaire d’un être du prolétariat, toute vision où le prolétariat est révolutionnaire par autre chose que sa situation de classe du mode de production capitaliste, toute appréhension où sa contradiction avec le capital révèlerait autre chose par quoi il se nierait, ce par quoi seulement il deviendrait révolutionnaire ; une fois toutes ces critiques faites et l’exploitation définie comme étant la seule contradiction et simultanément le développement du capital, la notion de cycle de luttes c’est cette contradiction qu’est l’exploitation dans son approche historique et simultanément ce en quoi elle porte le communisme comme résolution au travers même du développement du capital qui est sa propre histoire.
La restructuration ne peut donc jamais être considérée comme une ensemble de conditions ou un projet du capital, elle est processus de la contradiction entre le prolétariat et le capital, elle est articulation réelle, le passage dynamique entre l’ancien et le nouveau cycle de luttes. Faire de la restructuration la base de la production théorique c’est définir celle-ci dans l’articulation de ces deux cycles, tant dans son contenu que dans sa possibilité même d’existence en tant que théorie de la lutte de classes et perspective de la révolution.
Bilan critique de l’ancien cycle
L’ancien cycle comme décomposition du programmatisme
Le bond essentiel effectué par la lutte des classes quant à son contenu en domination réelle est pour nous le fait que la révolution ne peut plus être autonégation du prolétariat. Cela signifie corollairement l’impossibilité de formuler tout programme minimum destiné à assurer la liaison entre la défense d’un être de la classe dans le capital et le communisme, l’impossibilité et le caractère contrerévolutionnaire de toute période de transition et surtout l’impossibilité de passer en droite ligne de la défense de la condition prolétarienne au communisme. C’est la décomposition du programmatisme : en domination réelle le rapport contradictoire entre les classes ne contient plus le prolétariat comme élément positif à dégager de la domination du capital. De façon générale, on peut dire qu’il y a intégration de la reproduction du prolétariat dans la reproduction élargie du capital et cela comme dynamique de cette reproduction. Cela ne signifie pas la fin de la lutte de classes mais plutôt qu’elle ne peut se résoudre immédiatement que par le communisme, l’abolition du capital devient synonyme d’autonégation du prolétariat. C’est dans son rapport à la défense de la condition prolétarienne et dans l’impossibilité de passer de celle-ci à la révolution que se situe l’essentiel de la décomposition du programmatisme.
C’est dans cette période de la domination réelle que s’enracine socialement le gauchisme. Historiquement, le gauchisme moderne apparaît à la fin des années trente ; la période du Front Populaire est, en France, le moment où l’on peut commencer à le saisir de façon propre. Dans la situation précédemment décrite, le gauchisme consiste à persister à établir une liaison révolutionnaire entre défense de la condition prolétarienne et communisme. Cependant, la décomposition sociale de ce lien entraine que pour la première on ne fera que titiller les syndicats ou le parti communiste, les accuser de détourner la lutte des classes, et pour le second on n’aura plus affaire qu’à une vague période de transition ou un but final inreliable avec le premier point, si ce n’est au travers de conditions accumulées par le capital ou au prix de conditions mythiques que précisément la dilution du passage de la défense de la condition prolétarienne au communisme empêche réellement de constituer.
Les luttes élémentaires ne sont plus que luttes sur la répartition de la valeur marchande engendrée, elles mettent en cause le partage du fruit de l’exploitation non l’exploitation elle-même. La lutte pour le partage de la valeur nouvellement produite ne peut avoir pour cadre que l’autoprésupposition du capital. Au niveau de cette répartition prolétariat et capital s’affrontent comme deux éléments égaux ayant participé à la création de cette valeur. L’exploitation n’y apparaît pas comme contradiction mais comme injuste partage des revenus ; à ce niveau le salaire ne fonctionne que comme revenu. Et c’est précisément là-dessus que fonctionne le syndicalisme qui ne détourne pas le prolétariat mais est un mode d’existence de celui-ci dans l’autoprésupposition du capital. Si les syndicats deviennent un mécanisme d’intégration du prolétariat à l’entreprise, à la nation, au capital, c’est bien parce qu’ils sont ce mode d’existence du prolétariat dans l’autoprésupposition du capital. Dans la décomposition du programme, le gauchisme se situe au même niveau que les syndicats et ne préconise qu’une radicalisation des luttes syndicales. Les syndicats ne sont pas un appareil posé sur la classe ouvrière mais un mode de se reproduction dans son rapport au capital : rapport au capital dans l’autoprésupposition de celui-ci, sur la répartition de la valeur nouvellement produite, c'est-à-dire au niveau du profit, et du salaire comme revenu.
Si ce n’est pas en tant que telles que ces luttes manifestent un caractère révolutionnaire, l’antagonisme qu’elles expriment est le procès dans lequel le capital résout sans cesse et porte à un niveau supérieur sa contradiction mortelle : l’extraction de plus-value et le rapport de celle-ci à la masse du capital. C’est par là que périodiquement les luttes élémentaires débordent le cadre syndical, mais là l’essentiel est dans le débordement qui signifie la résurgence du rôle spécifique du prolétariat comme seul producteur et non pas comme ayant droit aux fruits de la croissance ou de sa propre exploitation. Ce n’est pas dans les luttes élémentaires en tant que telles mais à ce niveau que se situe la relation avec le procès historique de la révolution et, empiriquement, c’est à ce niveau qu’ont toujours existé, dans l’ancien cycle, en domination réelle, les rapports entre les groupes révolutionnaires et les luttes élémentaires, même si ces groupes se limitaient à une critique formelle de la défense de la condition prolétarienne. Actuellement l’activité théorique et révolutionnaire ne soit pas tenter de faire mieux que les syndicats mais de mettre en évidence, même dans le débordement des syndicats, que c’est la défense de la condition prolétarienne, et non les syndicats eux-mêmes, qui constitue la limite sur laquelle vient butter la lutte des classes.
La domination réelle est la perspective historique qui fait du programmatisme un gauchisme de groupuscule. C'est-à-dire que la conjonction des luttes immédiates et du communisme, reliés entre eux par l’accumulation de conditions objectives, une situation politique, par la démystification de la conscience du prolétariat, la façon dont s’effectue cette conjonction est un phénomène typique de la domination réelle. Lorsqu’en effet on ne peut plus passer de façon quasi automatique de la défense de la condition prolétarienne au communisme, c’est alors qu’apparaît le gauchisme. Relier les luttes immédiates à la révolution (ce qui n’est plus le problème des grandes organisations syndicales) devient le fait de groupuscules qui ne peuvent, au mieux, que vivre en surenchérissant sur les syndicats et partis traditionnels défenseurs de la condition prolétarienne dans l’autoprésupposition.
La décomposition du programmatisme c’est aussi le problème de la période de transition. Cette dernière n’était pas qu’une mesure technique, une nécessité pour accumuler les conditions, c’est la façon dont se posait la révolution comme libération du travail qui, contre le capital, nécessitait l’instauration de la valeur comme mode de production. Cette notion de période de transition est critiquée dès le début de la crise (nous verrons plus loin ce qu’il en était advenu en domination réelle avant la crises actuelle) tant théoriquement que pratiquement.
Théoriquement, par tout ce qui sort au début des années 70 de l’ultragauche (Négation, Intervention Communiste ; Barrot dans son premier livre Le Mouvement communiste – Ed. Champ libre – est très réservé sur la question) ; pratiquement par tous le mouvement exprimant que la libération du travail ne pouvait plus être la perspective historique de la révolution : refus du travail, émeutes des ghettos, sabotages, pillages divers. De façon générale, dès qu’éclate la crise, le problème est balayé, ne se pose pas, comme cela apparaît en Mai 68. Il faut créer de nouveaux rapports sur l’ensemble de la société en prenant « l’homme » au-delà de sa caractérisation de producteur, le prendre comme dirigé, soumis ; l’aliénation devient le concept clef dans une problématique humaniste. C’est par là que le problème éminemment ouvrier, « producteur », de la transition se trouve évacué, lorsqu’éclate l’ancien cycle de luttes dans la perspective de réorganisation sociale que lui ouvre la crise de l’autoprésupposition. Il y a bien sûr des groupe qui continuent, tout au long des années 70, cette problématique de la période de transition (comme « Révolution internationale », par exemple), mais pour cela il faut déployer des trésors d’âneries assez peu souvent égalés.
Avec la domination réelle, dès la révolution, le communisme se présente pour ce qu’il est même s’il a une histoire. Cependant dire que le communisme apparaît d’emblée ne signifie pas qu’il préexiste comme élément de la contradiction ; il ne s’agit pas de substituer à la contradiction entre le prolétariat et le capital une contradiction en capital et communisme sous prétexte que la révolution débouche d’emblée sur le communisme et qu’elle est autonégation du prolétariat.
La formulation du concept de programmatisme et par là même le dépassement d’une critique simplement formelle de la défense de la condition prolétarienne, constitue le point fondamental de la critique de l’ancien cycle de luttes, celui qui détermine tous les autres : position par rapport aux luttes immédiates, aux syndicats et organisations ouvrières, par rapport à la période de transition, par rapport à ce qu’est la révolution. C’est cette compréhension qui permet de rejeter toute vision faisant de l’idéologie « ouvrière », des syndicats, une mystification. On pourrait prendre tous les thèmes du programmatisme et analyser comment, s’organisant comme libération du travail, s’effectue leur décomposition en domination réelle, et cela à partir du thème central que constitue le rapport entre les luttes immédiates et la révolution. La décomposition du programmatisme c’est la disjonction de ces deux termes.
Établissement de liaisons nouvelles entre luttes immédiates et révolution, appréciation nouvelle de l’organisation, de la période de transition, critique formelle de la défense de la condition prolétarienne, sont des thèmes qui entre autres font de l’ancien cycle de luttes un procès de décomposition du programmatisme. Cependant cette décomposition n’est pas un simple essoufflement c’est quelque chose de nouveau qui se produit, le programmatisme tel qu’il se développe durant cette phase de la domination réelle trouve dans celle-ci sa spécificité, il ne s’agit pas d’une lente destruction.
C’est un développement spécifique du programmatisme qui peut être appréhendé comme décomposition du programmatisme. Si on continue à la saisir comme décomposition c’est que le moment fondamental du programme c’est l’affirmation du travail, la libération du prolétariat, la réappropriation. Dans les rapports de classes de la domination formelle, l’affirmation du travail est dépassement du capital, fondation d’une autre société (transition), dictature du prolétariat. La décomposition du programmatisme recouvre d’abord la disjonction de cette liaison entre affirmation du travail et dépassement du capital. Plus fondamentalement, la décomposition du programmatisme recouvre le fait que le programmatisme en domination formelle est capable de résoudre la contradiction générale de la lutte de classe : une classe en tant que classe abolit les classes ; dans le programmatisme, le but final, le programme maximum, n’est jamais oublié. Le programmatisme étant capable de poser la résolution de cette contradiction comme mouvement de libération du travail, comme possible transcroissance à partir des luttes immédiates. C’est donc par rapport à cette situation que la disjonction entre révolution et luttes immédiates peut être appréhendée comme décomposition du programmatisme. Dépendant c’est l’organisation spécifique du programmatisme en domination réelle qui est ce processus de décomposition, il ne s’agit jamais d’un simple essoufflement. La décomposition du programme c’est un cycle de luttes spécifique à la domination réelle.
L’ancien cycle comme spécifique à la domination réelle
Concevoir qu’en domination réelle la décomposition du programmatisme n’est qu’essoufflement, c’est concevoir que le but demeure le même qu’antérieurement, mais que les moyens d’y parvenir ont disparu (la conjonction entre luttes immédiates et révolution). Le but à atteindre serait le même et n’apparaitrait que par défaut dans les luttes de ce cycle. On ne comprend pas alors la domination réelle comme un rapport spécifique entre le classes, on ne comprend pas l’ancien cycle comme ayant une base propre, une autonomie, une existence en lui-même. Toutes les luttes de cette période n’ont pas comme seul point commun d’être contemporaines, elles sont les éléments d’une seul cycle qui a sa dynamique et son unité. La disjonction des deux termes dont il a été question dans le paragraphe précédent donne naissance à une autre unité, une autre problématique, une autre perspective de la lutte de classe, un autre cycle de lutte.
C’est en tant que cours heurté de la défense de la condition prolétarienne qu’on peut définir ce cycle de luttes, ou plutôt au travers de cette notion. Dans « Des luttes actuelles à la révolution » (Théorie Communiste N°4), nous appelions ainsi le passage de l’antagonisme entre prolétariat et capital (antagonisme se situant au niveau du profit, de l’autoprésupposition du capital, posé comme la dynamique même du capital dans son rapport à lui-même) au rôle spécifique du prolétariat au niveau de la plus-value. C’est dans ce mouvement que nous expliquions les syndicats en domination réelle. Il s’agissait, en résumé, du passage d’un antagonisme sur la « juste répartition des fruits de la croissance » dans le cadre de l’autoprésupposition où tous les éléments du procès de production se présentent comme également productif, à la contradiction sur la production de cette valeur et de la plus-value où apparaît le rôle spécifique du prolétariat.
Cette problématique est un peu trop simpliste. C’est une réduction de l’apparition du rapport entre prolétariat et capital comme contradiction à la phase de crise et une limitation à cette phase du « cours heurté de la défense de la condition prolétarienne » ; si bien que l’autoprésupposition devient une sorte de processus automatique, un espace bétonné par le capital où en fin de compte la lutte de classes est entièrement exprimée par la pratique syndicale. Il est évident qu’une telle simplification aboutit à une vision fausse. On ne peut limiter le cours heurté de la défense de la condition prolétarienne aux seules phases de la crise.
La transformation de la plus-value en profit est un procès qui se déroule constamment dans le mouvement du capital ; c’est parce que le procès de production est extraction de plus-value qu’à la fin de chaque cycle la valeur produite affronte le prolétariat comme quelque chose qui lui est étranger et se rapporte à la valeur avancée (rapport du profit, rapport du capital à lui-même).
Il ne s’agit pas simplement de dire à partir de l’analyse théorique que le profit se ramène constamment à la plus-value, mais de dire que l’autoprésupposition du capital, le rapport du capital à lui-même ne s’effectue que parce que le procès du capital est extraction du plus-value. Il ne s’agit pas de dire que le profit vient masquer le plus-value, mais plutôt à l’inverse, que l’extraction de plus-value implique sa transformation en profit. L’autoprésupposition du capital est impliquée par l’extraction de plus-value, il n’y a pas d’espace bétonné de l’autoprésupposition.
Dans le cycle de luttes qui s’achève, le cours heurté de la lutte de classes évoluait d’une pratique, fondée sur le rôle spécifique du prolétariat qui avait pour contenu la gestion, le pouvoir ouvrier, à une pratique de simple antagonisme qui avait pour contenu le salaire et l’intégration de celui-ci dans la reproduction d’ensemble du capital. Ce qui liait les deux et en faisait deux moments d’un seul mouvement, c’était la reconnaissance dans le développement de la domination formelle que la contradiction n’avait plus lieu d’être – ce à quoi se limitait la pratique syndicale – mais ce à quoi visait également le prolétariat dans sa spécificité ; la revendication selon laquelle la contradiction n’avait plus lieu d’être devait devenir gestion ouvrière.
L’analyse de la défense de la condition ouvrière (principalement les luttes autour du salaire) dans l’ancien cycle, doit mettre en avant comment en domination réelle la contradiction entre prolétariat et capital devient une contradiction motrice se résolvant à l’intérieur du mode de production capitaliste. La défense de la condition prolétarienne n’est plus l’antichambre de la révolution, mais l’on doit montrer le cours heurté de cette défense. Si l’unité du processus réside dans la revendication selon laquelle la contradiction n’a plus lieu d’être on retrouve là tant le cycle de luttes à son niveau syndical qu’au niveau des revendications gestionnaires. C’est ce dernier aspect qui est essentiel dans l’ancien cycle de luttes : l’ancien cycle comme pouvoir ouvrier, tentative d’hégémonie.
Ce ne sont pas seulement les moyens qui on travail disparu que les but qui s’est transformé par rapport au programmatisme classique. Il y a autant de différences entre le programmatisme classique et l’ancien cycle de luttes qu’entre la dictature du prolétariat et l’autogestion. Poser que la contradiction n’a plus lieu d’être c’est pour le prolétariat reconnaître que sa reproduction fait partie du cycle propre du capital, qu’il est même devenu un élément de la contradiction motrice du mode de production, mais aussi reconnaître cela dans le rapport tel que l’a dorme la domination réelle jusqu’à présent, c'est-à-dire distinguant la valorisation comme momentn particulier de sa reproduction, particularisant dans son propre mouvement le rôle spécifique du prolétariat. Devenir classe hégémonique contre le capital, c’est chercher à résoudre la disjonction établie par celui-ci entre la particularisation du procès de valorisation où se forge son identité entant que classe productive et la complète intégration de sa reproduction dans le cycle propre du capital. C’est pour le prolétariat résoudre cette disjonction sur sa propre base de classe productive.
C’est le rapport entre la valorisation et ses conditions qui fournit la clef de cette apparente contradiction entre la domination réelle et le fait que l’on ait tout de même une forme de programmatisme typique de la domination réelle. Il ne s’agit pas pour la classe ouvrière de se libérer du capital, mais à partir d’une situation de classe totalement déterminée par le capital de revendiquer que la contradiction n’a plus lieu d’être. L’hégémonie, le pouvoir ouvrier, l’autogestion par quoi se définit l’ancien cycle de luttes depuis les années 30, ne sont pas des erreurs de théoriciens oubliant que l’on est en domination réelle et qu’il ne peut donc plus y avoir d’affirmation du prolétariat ; ce sont les conséquences explicables du rapport entre prolétariat et capital en domination réelle quand il y a particularisation du procès de valorisation. Théoriquement, cette particularisation pourra être saisir par « l’autonomie » comme « la grande usine », face à « l’usine diffuse » de la restructuration actuelle ; ce n’est pourtant pas la taille de l’usine qui importe, que cette particularisation qui s’exprime dans cette taille.
Ce ne sont pas seulement les théories de l’autonomie ouvrière mais la pratique dont elle était l’expression théorique la plus radicale qui s’effondre. Le passage à une « autonomie métropolitaine » appartient au nouveau cycle de luttes comme on le verra, ainsi que les nouveaux rapports entre luttes et absentéisme. Ne rien voir dans « l’hégémonie » qu’une idéologie est corollaire de ne pas comprendre la phase qui s’achève comme une phase de particulière de la domination réelle. En effet, si nous étions dans « La Domination Réelle », comment pourrait-il y avoir une forme de programmatisme ? Il est évident que si l’on a une conception non historique de la domination réelle, on ne peut concevoir ce qui fait l’essentiel de l’ancien cycle de luttes que comme idéologie, détournement ou mystification. L’ancien cycle de luttes dans ce qu’il a d’essentiel ne correspond pas à une domination réelle pure et dure, il nécessite une appréhension historique de la domination réelle, une périodisation. Pour que se forme « l’identité ouvrière » qui caractérise en superficie cet ancien cycle, il faut qu’il y ait spécificité de la valorisation dans le cycle général de reproduction des rapports sociaux capitalistes. La domination réelle ne détruit pas une fois pour toute le programmatisme ne laissant subsister qu’une sorte d’essoufflement et des idéologies plaquées extérieurement sur des mouvements qui ne pourraient en aucune façon se rattacher au programme.
Tous les éléments abordés dans le paragraphe précédent qui apparaissent au premier abord comme simple décomposition du programmatisme, poursuite déliquescente d’une dynamique antérieure, n’ont en réalité d’existence que dans la totalité que forme l’ancien cycle de lutte, que par rapport à son point central : le pouvoir ouvrier, l’hégémonie, la gestion. La liaison, par exemple, avec les luttes immédiates s’effectuera sur ce critère, car c’est par leur contenu gestionnaire, leur auto-organisation, qu’elles pourront être reliées à la révolution elle-même. Par rapport à cela, la finalité de la critique de la défense de la condition prolétarienne prend tout son sens, c’est le syndicat objet de la critique qui paraît être la limite, non cette défense elle-même. L’organisation quant à elle se conçoit, assez en porte-à-faux en cela, comme avant-garde de l’auto-organisation ; il faudra alors se débattre dans toutes les implications contradictoires d’une telle existence. Enfin, la question de la transition elle-même n’est pas abordée dans la même perspective que dans le programmatisme classique, on ne peut la comprendre également qu’en référence à ce qui structure l’ensemble de l’ancien cycle : l’hégémonie.
Avant l’éclatement de la crise (fin des années 60), lorsque le problème de la transition était soulevé, il se présentait comme une prolongation des visées gestionnaires du prolétariat et non pas comme sa dictature. Les définitions théoriques, les descriptions qui en sont faites ne sont rien d’autre que le généralisation de l’autogestion et excluent de leur dynamique le passage au stade supérieur : le communisme. Ce qui subsiste théoriquement de cette question dans l’ancien cycle de luttes ne peut être rattaché au programmatisme « classique » auquel on ne fait qu’emprunter la forme et le langage mais au projet révolutionnaire tel qu’il se présente en domination réelle jusqu’à la restructuration actuelle. En outre, même dans les descriptions de sociétés de transition qui sont faites (« Socialisme ou barbarie », par exemple), la possibilité même de cette description repose sur un abandon de l’exploitation comme étant la contradiction entre le prolétariat et le capital. En lieu et place on met une contradiction entre dirigeants et dirigés. Ce n’est qu’au prix de cette substitution qu’on parvient à décrire un stade transitoire. La substitution elle-même est bien incluse dans l’appréhension théorique de l’ancien cycle de luttes, elle en fait partie. Il ne s’agit pas de déboucher en effet, sur la dictature du prolétariat, sur la libération du travail de la domination du capital, mais de déboucher sur l’hégémonie du prolétariat sur la société capitaliste qui le définit lui-même. La contradiction qu’est l’exploitation ne porte de projet révolutionnaire pratiquement et théoriquement qu’en devenant contradiction de domination, revendication de liberté, de prendre sa vie en mains ; c’est là également un des points essentiels de l’ancien cycle que l’on retrouvera dans l’éclatement de la crise, dans la façon dont le point central, l’hégémonie, se manifestera.
À partir de la domination réelle, il n’y a plus de période de transition possible, de libération du travail possible, de dégagement du rapport du capital. Il n’y a plus que le prolétariat qui, sur la base de la particularisation du procès de valorisation oppose la spécificité de sa position de classe à sa complète définition par et dans le cycle du capital. C’est la dynamique de l’autogestion, de l’hégémonie : la contradiction n’a plus lieu d’être. Elle doit être abolie. Tel est le programmatisme en domination réelle, simultanément décomposition et spécifique à la domination réelle.
Si en tant que théorie du procès historique de la révolution la théorie communiste est produite comme partie intégrante du moment de la restructuration comme bilan critique de l’ancien cycle en ce que celui-ci a, dans la perspective de la révolution, sa propre critique dans la restructuration elle-même, elle est pour la même raison partie intégrante du nouveau cycle de luttes. Ce n’est pas que le procès immédiat de ce cycle de luttes puisse être perçu comme procès de la révolution, la théorie est également critique de ce nouveau cycle, critique sur la base de sa propre dynamique, en ce qu’il produit son dépassement comme révolution.
En domination réelle, le mouvement de la révolution est toujours celui de la contradiction entre le prolétariat et le capital, mais cela en ce que les formes immédiates de cette contradiction appellent leur dépassement. Avec le nouveau cycle de luttes comme avec l’ancien, ce n’est pas tellement que la théorie ne reconnaisse dans la réalité aucun moment qui lui corresponde (vision qui, à la limite, aboutit à faire de la théorie un mouvement pour lui-même) qui importe, mais que ces mouvements appellent leur dépassement, ainsi la critique perpétuelle de la théorie n’est pas pour autant une extranéité.
Nouveau cycle de luttes et révolution
Nouveau cycle de luttes et autoprésupposition du capital
L’autonégation du prolétariat n’est pas l’impossibilité du programmatisme
Il faut éviter de concevoir ce nouveau cycle de luttes au travers de l’épuisement du programmatisme. La contradiction qui se met en place au travers de la restructuration ne porte pas le communisme parce qu’elle ne pourrait plus être programmatique, par impossibilité du programme. Dans cette perspective, ce n’est pas à un nouveau cycle de luttes que l’on aurait affaire, mais à l’ancien poussé à son paroxysme. C’est naturellement au refus du travail que reviendrait ce rôle de ferment révolutionnaire, de principe de l’autonégation du prolétariat comme acte de décès du programmatisme. Il est exact que dans le nouveau cycle de luttes le refus du travail semble se radicaliser en s’élaguant de toute connotation de gestion ouvrière ou de pouvoir ouvrier. Il semble se développer pour lui-même. Mais le refus du travail ne donnera jamais le communisme à moins de l’engrosser d’une dimension humaine qui devient alors l’élément positif qui fait éclater et le capital et le prolétariat , mais à ce moment là on abandonne plus ou moins une stricte contradiction de classes car le prolétariat est déjà animé d’une contradiction interne dans laquelle ce qui porte la révolution n’est plus ce qui fait de lui une classe. Si la radicalisation du refus du travail ne portera jamais le communisme c’est parce que le refus du travail n’est qu’une notion descriptive pour un miment de la contradiction entre le prolétariat et le capital.
Il n’existe pas de contradiction entre le prolétariat et le travail. en domination réelle, le prolétariat entre en contradiction avec son activité parce que le procès de travail est totalement déterminé par le capital. L’appropriation du travail vivant devient le fait du procès de reproduction lui-même, et l’opposition à l’exploitation, à l’aliénation, devient le refus de ce qui est l’activité immédiate du travailleur dans le procès de production. C’est l’activité même du travailleur dans le procès de production qui s’oppose directement à lui et non plus, simplement, en ce qu’elle se concrétise dans un produit qui est propriété du capital. Il n’y a refus du travail que parce que c’est du travail salarié ; même s’il ne s’agit pas de dégager du carcan salarié une activité qui serait dominée, le communisme crée un nouveau mode d’activité en se fondant sur le dépassement du capital et du travail salarié.
La seule contradiction est celle qui oppose le prolétariat au capital, il n’y a rien à espérer d’une contradiction qui opposerait le prolétariat au travail car on ne se fonderait là que sur une apparence de cette contradiction essentielle, que sur une manifestation prise pour substance. Ce n’est pas de la radicalisation du refus du travail que peut résulter le communisme mais des transformations de la contradiction dont le refus du travail n’est qu’une apparence, qu’un moment que l’on ne peut théoriser pour lui-même en une contradiction entre le prolétariat et le travail. Les suites « humaines », toujours apportées à cette contradiction, témoignent en réalité de l’impasse théorique dans laquelle s’enferme cette perspective.
Le seul problème à résoudre, problème qui fonde toutes les difficultés actuelles de la théorie, est le suivant : comment le prolétariat agissant strictement en tant que classe peut-il être dans une contradiction avec le capital telle qu’abolissant celui-ci, il s’abolisse lui-même. Tout le problème est celui du contenu historique de la contradiction.
Identité entre autonégation du prolétariat et abolition du capital
Cette identité pourrait être la définition du nouveau cycle de luttes. Jusque là l’autonégation du prolétariat n’était qu’un but final auquel l’abolition du capital servait de médiation (en domination formelle), ou bien une dynamique interne au prolétariat dont la réalisation, l’actualisation, le rendait à même d’abolir le capital (ce qu’il ne faisait plus alors en tant que classe spécifique).
Avec le nouveau cycle de luttes, c’est l’exploitation dans la totalité de ses trois moments qui est devenue le contenu de la contradiction entre le prolétariat et le capital[5]. Pour simplifier, on pourrait dire que c’est l’exploitation en ce qu’elle est nécessairement reproduction des rapports sociaux capitalistes et cela parce que le procès de valorisation lui-même envahit tous les aspects de cette reproduction. Dans la période précédente, l’exploitation se confond avec le procès de production immédiat, moment particulier, qui rejette comme mouvement de la dévalorisation tous les autres moments du cycle du capital. Le prolétariat y étend sa lutte, elle n’y prend pas racine. Le procès de reproduction qui replace le prolétariat face au capital est un lieu d’extension de la contradiction qui prend sa source et s’enracine dans un procès d’exploitation spécifié comme moment particulier. La contradiction qu’est l’exploitation au sens strict, ne parcourt pas l’ensemble du procès d’autoreproduction du rapport capitaliste même si elle le détermine et que par là le prolétariat l’inclut dans ses luttes.
Dans l’ancien cycle, la contradiction s’ancre au niveau du procès de valorisation spécifié comme moment particulier face à la reproduction de ses conditions et de son renouvellement (dévalorisation), et c’est de la lutte à ce niveau que le prolétariat fonde la nécessité de la gestion de la société dans son ensemble : le procès de valorisation étant nécessairement reproduction de lui-même, autoprésupposition, même si les conditions de cette dernière ne sont pas elles-mêmes procès d’exploitation.
Dans le cycle de luttes qui se met en place, dire que la contradiction a pour contenu l’exploitation, c’est dire qu’elle a pour contenu la reproduction de l’exploitation, car l’exploitation parcourt l’ensemble de son cycle de reproduction. Le point central de la lutte des classes, là où se noue la contradiction, n’est plus ce moment de l’extraction de la plus-value à partir duquel seulement se joue le contrôle sur la société et sa réorganisation mais qui ne remet pas en cause l’intégrité des protagonistes. Dire que la reproduction de l’exploitation est devenue le contenu empirique des luttes, c’est dire que le prolétariat dans sa contradiction avec le capital se remet lui-même en cause comme classe ; la reproduction de l’exploitation c’est sa propre reproduction. C’est l’autoprésupposition du capital qui est devenue le théâtre de la lutte de classes.
Le nouveau cycle de luttes consiste à remettre constamment en cause que le capital soit la base du capital, que son développement débouche sur sa reproduction. Cela signifie pour le prolétariat que dans cette contradiction avec le capital, c’est aussi lui-même qu’il remet en cause. Il ne s’agit plus de dire que la contradiction n’a plus lieu d’être, il ne s’agit plus d’hégémonie, de gestion, mais d’entrer en contradiction avec le capital parce que son développement est sa propre base, de mettre en cause cela en se remettant par là même soi-même en cause.
Le contenu de ce cycle de luttes n’est pas l’épuisement du programmatisme, une impossibilité de la libération du travail qui devrait bien se muer en autonégation, il n’y a pas de contenu positif autre que le communisme et ce contenu il ne peut le développer qu’avec la crise de la phase qui s’ouvre. Ce contenu communiste ne se produira que dans la crise de l’autoprésupposition, après le développement de la phase à venir et conformément au contenu de ce développement (appropriation sociale, signification historique du capital).
Dans ce cycle de luttes, il ne s’agira pas de se libérer du capital ou de devenir classe dominante en abolissant la contradiction, il s’agira, parce que le prolétariat est contradictoire avec le capital au niveau où il est sa propre base, en tant qu’il est son propre renouvellement (l’exploitation parcourt tout le cycle de production), de créer le dépassement de la contradiction qui ne peut alors passer pour le prolétariat dans sa lutte, vu la contradiction et son contenu, que par sa propre négation. En devenant contradiction à ce niveau, l’exploitation pose comment la lutte d’une classe peut contenir, être, sa propre négation, et comment une contradiction entre les classes peut avoir pour contenu et pour dynamique autre chose que la reproduction de cette contradiction (qui est le principe même du procès du capital) ou la victoire de l’un des deux termes données de la contradiction. Ce cycle de luttes est la résolution empirique des contradictions du programmatisme ; tout au moins il porte pratiquement cette résolution.
De façon immédiate, l’analyse des luttes de ce nouveau cycle doit donc montrer comment c’est l’exploitation dans la totalité de ces trois moments qui est devenue le contenu de la contradiction entre le prolétariat et le capital, comment le prolétariat situe sa lutte au niveau de l’autoprésupposition. Pour cela c’est le fait que la lutte de classes prend racine et ne fait pas que s’étendre à tous les secteurs de la reproduction sociale qui importe. L’affrontement avec l’État, médiation nécessaire de la reproduction des rapports sociaux, devient l’organisation des luttes et non le cadre de l’entreprise : la lutte s’organise sur la base de cette affrontement et non sur la base de l’usine (voir la Lorraine en 1978 ; Boussac dans les Vosges) ; les luttes sortent de l’usine. Il n’y a pas comme dans le cycle précédent « extension » de la lutte de classes en dehors de l’entreprise, mais directement contradiction de classes à tous les niveaux, contradiction qui se développe et prend racine pour soi-même : logement, transport, femmes, jeunes, etc. On ne se pose plus la question de « la liaison avec la classe ouvrière », avec l’usine. Ce qui compte également ce sont les luttes contre le chômage, les transformations techniques, la vie chère, luttes qui ne peuvent être limitées au niveau de leurs manifestations syndicales.
Le cœur de la lutte contre le capital au niveau de son autoprésupposition c’est que le prolétariat se retrouve à la fin du procès de production immédiat dans sa situation d’origine, toutes les conditions de la production lui faisant face comme capital. Dans ces luttes toutes perspectives gestionnaires ont disparu, elles sont devenues simplement la lutte contre le fait que les conditions produites doivent fonctionner comme capital, doivent affronter le prolétariat comme valeur devant à nouveau se valoriser pour se conserver. Dès qu’une lutte contre, par exemple, une fermeture d’entreprise prend une quelconque ampleur, elle est « paradoxalement » corollaire de la critique de la condition prolétarienne ; ce n’est pas la gestion du capital qui est en jeu mais la reproduction d’un rapport de classes. On peut lutter contre le chômage et critiquer la condition prolétarienne. Nous verrons plus loin le cours heurté de ce cycle de luttes ; nous nous intéressons pour l’instant à ce en quoi la contradiction se situe au niveau de l’autoprésupposition et la remet en cause, nous verrons que le cours heurté de ce cycle de luttes vient du fait que simultanément la contradiction peut si situer à ce niveau et ne pas remettre en cause l’autoprésupposition, n’en être qu’un moment étant l’expression de la contradiction motrice du capital.
Ce que l’analyse de luttes doit également montrer en deuxième lieu après le fait que la contradiction se situe au niveau de l’autoprésupposition, c’est précisément cette critique de la condition prolétarienne que contiennent quasiment toutes les luttes actuelles. C’est là un point central à dégager : « refus du travail » sous toutes ses formes, désintérêt pour la grève en elle-même, l’occupation, non entretien du matériel, non prise en compte des besoins sociaux.
De la même façon qu’il y a contradiction avec les conditions produites comme devant être du capital, cette contradiction implique, contient, la remise en cause de soi-même comme devant valoriser cette valeur produite. Pour ce point là, les exemples abondent. On peut également inclure dans cet aspect du cycle de luttes, les luttes contre l’intérim qui, comme pour les fermetures d’entreprises, ne sont pas une apologie a contrario de la situation de prolétaire stable.
Ce qui sur ces deux points distingue la manifestation syndicales de ces luttes, c’est que cette dernière gomme que la contradiction se situe au niveau de la remise en cause de l’autoprésupposition – cette dernière est la terre nourricière des syndicats – en gommant que le prolétariat se remet lui-même en cause dans sa contradiction avec le capital.
Enfin le troisième point que l’analyse des luttes doit montrer c’est comment quand la contradiction se module au niveau de l’autoprésupposition du capital, quand cette contradiction porte le communisme dans la crise de cette phase, il n’y a aucune manifestation positive de projet de dépassement du capital qui se manifeste. Le prolétariat n’a plus aucune positivité à dégager, ne serait-ce que celle provenant de la particularisation du procès de valorisation, la contradiction parcourt l’ensemble du procès de reproduction des rapports sociaux. Abolir et dépasser la contradiction avec le capital ce n’est ni s’affirmer, ni s’emparer de la société, ce ne peut être qu’abolir le capital, ce qui est alors identique à sa propre abolition. Aucun mouvement social, aucun projet qui part de ce qu’il est dans la société capitaliste et en le conservant ne peut lui donner le moindre pouvoir sur ce qu’il est.
C’est là, dans cette absence totale de projet de réorganisation sociale prenant pour base ce qu’est le prolétariat dans la société capitaliste, que se lite le fait que le seul dépassement que peut porter cette phase dans sa crise, c’est le communisme qui s’impose comme abolition du capital identique à l’abolition du p. La période n’autorise la formation d’aucun autre projet de réorganisation sociale comme cela fut le cas avec l’hégémonie ou l’autogestion, le seul autre projet c’est celui des syndicats se développant dans l’autoprésupposition, c’est leur stratégie sociopolitique (cf. infra). Toute tentative d’auto-organisation, de vivre autrement, etc. est maintenant immédiatement un vulgaire réformisme se confondant de plus en plus avec la contrerévolution.
Participe de cet aspect du nouveau cycle l’organisation des luttes, c'est-à-dire leur côté informel et pas seulement le dépassement des syndicats et l’auto-organisation, les luttes ne s’organisent pas sur des bases préexistantes de la reproduction du capital ; entreprise, métier (voir certaines grèves de la FIAT, textes de Collegamenti, et la sidérurgie lorraine) ; c’est là le contenu comme forme.
Cette absence de développement positif que manifeste ce cycle de luttes (absence qui est sa principale force) c’est le simple refus du travail, la manifestation sauvage (Caen, La Rochelle), c’est le drop-out, la grève prétexte à faire autre chose, c’est la multiplicité ponctuelle des affrontements de classes dans tous les domaines de la reproduction de la société sans que s’y développe et s’y fixe la moindre visée gestionnaire ou auto-organisatrice. Chaque affrontement important avec le capital aura pour contenu la mise en cause par le pp de sa propre condition et l’incapacité pour celui-ci de se poser comme base d’une réorganisation de la société.
À côté de la façon dont se déroulent ces luttes, le point le plus important pour l’appréhension de ce troisième aspect est l’attitude ouvrière à l’intérieur de l’entreprise, dans son fonctionnement même : désorganisation–réorganisation, sabotage, détournement d’une partie de la production au cours de la lutte. Si c’est avec cet aspect là que se pose la limite de ce cycle de luttes, cela ne tient pas à ce qu’il serait le fait d’une classe, le communisme est aussi le produit du prolétariat, mais cela tient à ce qu’il est le point extrême que peut atteindre ce cycle. Il n’est pas question ici de « radicalité », mais de constater que cette absence de projet de réorganisation ne se développe que par l’absence d’un rapport de classes permettant la production du communisme dans un cycle de luttes qui l’a cependant pour aboutissement.
Ce troisième aspect peut également se lire dans les manifestations de Zurich, Berlin et Amsterdam : une lutte contre le capital qui se nourrit d’elle-même, qui est son propre motif, qui ne pose de revendications que pour les critiquer, réclamer autre chose et le critiquer à nouveau. Des luttes contre le capital qui ne revendiquent, n’organisent rien.
De façon générale, pour expliquer ces transformations, dans les luttes ce qui importe ce n’est pas de dire que la classe ouvrière se transforme, comme si elle avait un être propre, mais que sa contradiction avec le capital se transforme ; ce qui importe c’est le contenu de cette contradiction et non le contenu de la classe ouvrière, ce dernier n’est qu’une conséquence sociologique. Enfin l’aboutissement de ce cycle de luttes, avec la crise de l’autoprésupposition, c’est le rapport de prémisse tel qu’il est abordé dans Théorie Communiste n°4 avec « Des luttes actuelles à la révolution » (impliqué par le capital comme classe du travail salarié, et incapable de la valoriser, le prolétariat dans son rapport au capital le pose comme fondement d’un développement supérieur qui n’est plus reproduction de ce qui a déjà été : prémisse).
Tout au long de ce cycle ce qui le supporte et simultanément mine le développement du capital, constitue l’axe de la baisse du taux de profit, c’est l’incapacité qualitative du travail à valoriser le capital, c’est cette incapacité qui est pour le capital la contradiction de ce stade de développement, qui fait qu’éclate et se manifeste tout au long de celui-ci la contradiction qu’est l’exploitation avec les caractéristiques nouvelles qui sont les siennes.
Enfin l’aboutissement de ce cycle de luttes c’est également le dépassement des contradictions du programmatisme, leur résolution comme cours immédiat de la lutte de classes et non de façon générale comme révolution (c'est-à-dire par définition). Le prolétariat dans ce cycle de luttes remet en cause la reproduction de son rapport au capital car c’est l’autoprésupposition du capital qui est devenue le contenu immédiat de l’exploitation comme contradiction antre le prolétariat et le capital, c’est donc avec la reproduction de sa propre existence face au capital et présupposé par lui que le prolétariat entre en contradiction en tant que classe définie dans ce rapport d’exploitation. C’est le prolétariat qui est contradictoire au capital et à sa propre situation de classe, à lui-même ; l’autonégation du prolétariat ne nécessite pas un troisième larron plus ou moins net à côté du prolétariat comme classe du capital ; l’humanité, l’individu ou l’individu–prolétaire.
Le cours heurté de ce cycle de luttes
Jusqu’à maintenant nous avons abordé le nouveau cycle de luttes en tant que défini comme existence d’une contradiction (l’exploitation) ayant pour contenu l’autoprésupposition du capital. Cette contradiction nous ne l’avons explicitée qu’en ce qu’elle est, à l’intérieur de l’autoprésupposition, remise en cause de celle-ci, c'est-à-dire remise en cause par le prolétariat de sa propre situation. Si nous avons bien appréhendé le fondement général de ce cycle de luttes, nous n’avons pour l’instant que privilégié un de ses moments, celui qui le définit comme transitoire et comme porteur de son propre dépassement : le communisme.
Cependant, même si l’autoprésupposition devient le contenu de la contradiction entre le prolétariat et le capital, il n’empêche que ce n’est pas une longue période de crise révolutionnaire qui s’ouvre. La contradiction, en acquérant pour contenu les trois moments de l’exploitation est, comme on l’a vu avec l’analyse de la restructuration, un stade du développement du capital en domination réelle. L’autoprésupposition comme contenu de la contradiction entre le prolétariat et le capital est le fondement du cours heurté de la lutte de classes dans la phase qui s’ouvre. Comme contenu de cette contradiction elle est autant la dynamique du développement que ce qui le remet en cause et porte son dépassement, elle est autant la dynamique du développement que le contenu de cette contradiction quand elle s’axe sur le rôle spécifique du prolétariat.
Dire que l’autoprésupposition du capital est devenue le contenu de la contradiction entre le capital et le prolétariat signifie comme on l’a vu dans le paragraphe précédent que le prolétariat se remet lui-même en cause dans cette contradiction, mais aussi que l’autoprésupposition est devenue le cadre à l’intérieur duquel se déroule la lutte du prolétariat, que sa contradiction avec le capital n’est dynamique de son développement que pour autant qu’elle se situe à ce niveau.
Dans ce cycle de luttes qui s’ouvre la contradiction au niveau de l’autoprésupposition du capital est l’axe autour duquel évolue le cours heurté de la lutte de classes : entre la tactique sociopolitique des syndicats et la remise en cause de cette autoprésupposition. Par tactique sociopolitique nous entendons la pratique que définit entre autres la CGIL italienne : « un saut qualitatif en direction du contrôle social de la production, contrôle qui part du cycle de production à l’intérieur de l’usine pour arriver aux questions plus vastes du rapport avec la branche et avec la programmation. » (Les syndicats et l’organisation du travail, Ed. Galilée, p. 57).
Il s’agit de ne pas simplement considérer le prolétariat comme vendeur de sa force de travail mais comme producteur, amère victoire du programmatisme. En tant qu’elle se développe comme simple antagonisme, c'est-à-dire qu’elle devient syndical, la contradiction entre le prolétariat et le capital exprime bien là le retournement dans la contrerévolution du contenu de l’ancien cycle de luttes : auto-organisation et réorganisation d’ensemble de la société. Cette tactique sociopolitique peut avoir plus ou moins de mal à s’imposer selon les pays, mais de la CGIL en Italie, aux Commissions ouvrières en Espagne, en passant par la CFDT en France et même la CGT, c’est bien là la tendance dominante.
Sur le terrain cela peut donner naissance à de nombreuses frictions comme en témoigne le livre de G. Noiriel Vivre et lutter à Longwy (Ed. Maspero) : antagonismes entre syndicats, antagonismes également entre les unions locales et leurs fédérations (le projet alternatif de la CFDT par exemple a été rejeté par l’union local refusant de négocier autre chose que le maintien des effectifs). La réorganisation syndicale ne se fait pas sans contradictions internes et sur les limites de l’ancien cycle de luttes.
La grande différence entre ces deux moments de cet unique processus qu’est le cours heurté de la lutte de classes réside dans le fait que la tactique sociopolitique des syndicats, même si elle est antagonique à l’autoprésupposition du capital, reste à l’intérieur de celui-ci car elle exclut que la contradiction soit simultanément remise en cause du prolétariat lui-même. Que la contradiction se situe au niveau de l’autoprésupposition ne signifie pas que l’on ait affaire à une phase se confondant avec une longue période révolutionnaire. Cela signifie simplement que c’est à ce niveau que la contradiction entre le prolétariat et le capital est la contradiction dynamique du capital parce que c’est à ce niveau que se situe le procès d’exploitation : voir les transformations du rapport entre la valorisation et ses conditions. Il ne s’agit pas de se demander comment il est possible que la contradiction se situant au niveau de l’autoprésupposition reste dans le cadre de celle-ci, le problème se pose en réalité de façon inverse : c’est la façon même dont se déroule l’autoprésupposition du capital telle que la définit la restructuration, qui fait que la contradiction entre le prolétariat et le capital se situe dans ce cadre. La possibilité au cours de cette phase de développement que la contradiction remette ce cadre lui-même en cause réside dans le rapport entre plus-value et profit qui fait de l’autoprésupposition du capital autre chose qu’un espace bétonné.
Si nous avons dit précédemment qu’on ne peut limiter la notion de cours heurté de la défense de la condition prolétarienne aux périodes de crise, que la lutte de classes dans les phases de prospérité ne peut être entièrement recouverte par la notion de lutte de type syndical, il faut alors se demander quelle est la spécificité, de ce point de vue, des périodes de crises.
La crise du capital, c’est la crise de son autoprésupposition, c'est-à-dire d’un rapport entre les classes où est sans cesse reproduit du côté du capital le principe du renouvellement de la société. À la fin de chaque cycle, de par ce qu’est l’exploitation, toutes les conditions du renouvellement de la pratique sociale se trouvent réunies du côté du capital. Même si durant les phases de prospérité le prolétariat développe son caractère de classe particulière, il ne peut faire du contenu de la contradiction qui l’oppose au capital le point de départ d’une réorganisation de la société (il ne s’agit pas de libérer quelque chose, d’une variante du programmatisme, mais la révolution et le communisme ont tout de même pour fondement la contradiction qui dans le mode de production capitaliste oppose le prolétariat au capital, ce qu’est le prolétariat dans cette contradiction qui le définit).
La remise en cause de l’autoprésupposition qui ne débouche pas sur un projet de réorganisation totale de la société, c’est le refus du travail. Ainsi la période de crise n’est pas un simple élargissement de pratiques jusque là limitées. La crise de l’autoprésupposition, c’est la crise du rapport d’implication réciproque, il y a crise du fait que le capital est sa propre base de renouvellement. Ce n’est pas alors une période de flottement social qui s’ouvre avec plusieurs possibles à la clef. Le prolétariat demeure toujours une classe dans son rapport au capital, mais ce qu’il y a de nouveau c’est qu’il est incapable de le valoriser et que le capital de par son propre développement n’est plus la base de sa propre reproduction. C’est ce rapport qui transforme des pratiques limites dans tous les sens du terme en pratiques posant le dépassement de la société : une révolution. Il ne s’agit pas d’un simple élargissement, elles acquièrent en quelque sorte un contenu positif. Pour simplifier, à partir d’un point particulier, le « refus du travail » devient autonégation du prolétariat dans un rapport au capital où le prolétariat le pose comme prémisse.
Nécessité de la phase qui s’ouvre
À partir du moment où on analyse les axes qui ont porté la baisse du taux de profit dans la période précédente et la restructuration comme produite et répondant à ces axes et à ce cycle de lutte qui leur est consubstantiel, c'est-à-dire que l’on définit la restructuration également comme contrerévolution, à partir du moment où l’on pose un nouveau cycle de luttes produisant son dépassement comme révolution, on reconnaît alors que la révolution n’est pas le produit de n’importe quel stade du rapport contradictoire entre le prolétariat et le capital et cela même à l’intérieur de la domination réelle. Il faut alors pousser le raisonnement et admettre que le capital a une signification historique et que le communisme n’est pas n’importe quel dépassement du capital, qu’il y a une liaison essentielle entre son contenu et celui de cette signification historique du capital. C’est là que s’enracine la nécessité de la restructuration actuelle et de la phase de développement qu’elle inaugure.
Défini par l’immédiateté sociale de l’individu, le communisme est le résultat de la contradiction entre le capital et le prolétariat parvenue au stade où l’objectivation des forces sociales du travail dace aux travailleurs est devenue le mouvement de l’exploitation à travers le procès de production lui-même, parvenue au stade où l’objectivation des forces sociales est le fait du procès immédiat. Ce stade lui-même n’est pas fortuit, l’accumulation n’est pas un simple procès quantitatif, il n’est tel que comme objectivation de l’activité, des forces productives et des forces sociales, face aux prolétaires qui en sont totalement exclus. C’est parce que la contradiction qu’est l’exploitation a ce contenu qu’elle peut devenir rapport révolutionnaire produisant le communisme. Il y a un unique mouvement, un seul processus qui recouvre l’exploitation comme contradiction entre le prolétariat et le capital, le développement du capital et le contenu du communisme, et c’est pour cela que le problème de la révolution et du communisme ne peut éluder la signification historique du capital, son développement. Il ne s’agit pas de problèmes de « conditions objectives », mais de considérer la production du communisme dans son propre mouvement, c'est-à-dire la contradiction qu’est l’exploitation, c'est-à-dire le développement du capital.
Ce n’est pas en fait tel ou tel développement nouveau qui en lui-même est nécessaire par rapport à ce qu’est le communisme, qui apporterait quelque chose de nouveau à une contradiction définie une fois pour toutes, ce sont les transformations dans le contenu même de la contradiction qui importent. L’immédiateté sociale de l’individu, cela signifie l’abolition de la scission de la société en classes, scission par laquelle la communauté est étrangère au prolétaire. Le prolétaire n’est pas simplement séparé de la communauté en tant qu’individu isolé, il l’est parce qu’il n’est être de cette communauté que par la contradiction et la séparation qui l’implique avec le capital. Il n’est être de la communauté qu’en tant que membre d’une classe, que par la scission, la contradiction qui forme cette communauté, c’est par là que l’on peut simultanément dire qu’il est membre de la communauté du capital et que cette communauté lui fait face. L’immédiateté sociale de l’individu implique l’abolition des classes dont le prolétariat, il faut donc que la contradiction entre le prolétariat et le capital contienne simultanément, de façon intrinsèque, l’abolition du prolétariat. Et cela ce n’est que la contradiction de la phase qui s’ouvre actuellement qui le porte au travers de la remise en cause dans la contradiction qu’est l’exploitation, de sa propre situation de classe par le prolétariat.
L’ancien cycle de luttes ne portait cette autonégation qu’à travers les limites, l’impossibilité, l’échec de la gestion ouvrière, de l’hégémonie. L’autonégation du prolétariat n’était pas l’axe central de l’ancien cycle de luttes, sa nécessité n’apparut même théoriquement qu’au travers de la critique de cet ancien cycle (critique du « conseillisme » principalement), et à partir des notions limitées et partielles de « communisme négatif » (émeutes, pillages, sabotages), de « refus du travail ». Notions partielles qui elles-mêmes renvoyaient à des pratiques qui n’existaient que comme limites, impasses de cet ancien cycle de luttes. L’autogestion du prolétariat n’était pas corollaire de la contradiction avec l’autoprésupposition du capital, de la tendance à poser le capital comme prémisse, elle ne se manifestait que sur la base de l’impossibilité de l’ancien cycle dont le centre était la gestion ouvrière. Opposée à cet ancien cycle, elle fut théorisée comme « refus du travail », « abolition du travail », « communisme négatif », c'est-à-dire à travers une série de contradictions qui substituaient une contradiction entre le prolétariat et le travail (ou contradiction du travail, etc.) à la contradiction entre le prolétariat et le capital, parce que cette dernière ne la portait pas de façon centrale et en quelque sorte positive par rapport à la production du communisme à partir de cette contradiction.
La nécessité de cette phase de développement qu’ouvre la restructuration actuelle n’est donc pas à chercher dans de quelconques conditions pour le communisme, mais dans le stade de la contradiction atteint, c’est cela la seule condition, et c’est cela que contiennent les transformations du rapport entre le procès de valorisation et ses conditions, que contient l’appropriation des forces sociales du travail.
Dire que la contradiction porte alors directement le communisme doit impliquer également que la crise de cette phase ne peut être au sens strict restructuration. Toute crise n’est pas restructuration, le capital n’est pas un éternel recommencement avec à chaque tour augmentation quantitative, il a une histoire, un sens de développement. Dans la phase qui s’ouvre le prolétariat se trouve dans son existence de classe de la valorisation, telle que la définit son rapport réciproque au capital, en contradiction avec la valeur accumulée comme capital (c’est là le contenu de la baisse du taux de profit qui n’est pas un processus économique objectif, mais contradiction de classes), cela ne sera pas seulement en vertu du développement quantitatif du capital, mais en vertu d’un transformation qualitative que nous avons décrite dans « Des luttes actuelles à la révolution » (Théorie Communiste n°4), comme objectivation des forces sociales du travail dans le capital, impuissance du travail immédiat. Surveillance et régulation signifient que le travail immédiat en tant que tel cesse d’être le fondement de la production ; transformation des relations entre procès de valorisation et conditions de son renouvellement signifie que le produit résulte de la combinaison de l’activité sociale et non de la simple activité du producteur au sens strict. L’objectivation des forces sociales du travail dans le capital, l’impuissance du travail immédiat, les transformations dans le rapport de la valorisation à ses conditions expriment les pôles opposés d’un même rapport qui est l’accomplissement de la signification historique du capital.
Dans la crise de cette phase, le capital ne pourra poser sa contradiction avec le prolétariat comme contradiction avec son développement antérieur comme limité, ce qui est le principe de toute restructuration s’effectuant par cette contradiction et non comme projet du capital. Le prolétariat, impliqué par le capital, sera incapable de le valoriser (rapport de prémisse), non pas en vertu d’une simple accumulation quantitative, mais en vertu du rapport qualitatif établi par la restructuration. L’absence de restructuration dans la crise à venir ne signifie pas que le capital n’approfondira pas en sapant l’équilibre entre plus-value relative et plus-value absolue ; mais on ne peut parler ici de restructuration.
Cependant même si l’on admet la nécessité de la restructuration dans la crise actuelle, c'est-à-dire si l’on critique et rejette une position reposant sur une nature révolutionnaire du prolétariat qui se manifeste quasiment librement, même si l’on reconnaît que le rapport actuel entre les classes ne peut transcroitre en rapport révolutionnaire, il faut également critiquer la possibilité d’une simultanéité entre restructuration et rapport révolutionnaire ; les luttes relevant de l’amorce du nouveau cycle manifestant la caducité du salariat. Cette dernière position appelle deux critiques, nous venons de voir la première : le rapport essentiel entre développement du capital, signification historique du mode de production capitaliste et contenu du communisme. La seconde a trait plus directement à la conception même d’un télescopage entre procès de restructuration et rapport révolutionnaire.
S’il y a restructuration, c'est-à-dire possibilité de reprise de la valorisation, d’augmentation de la productivité, d’extension du cycle du capital, il y a alors raffermissement de l’autoprésupposition du capital. On ne peut considérer à partir d’une situation unique comme tout autant possibles la révolution et le communisme d’une part et une phase de développement du capital d’autre part. si les luttes actuelles participent de la restructuration cela ne signifie en aucune façon qu’elles l’aident au sens où la restructuration serait un projet. Même si l’on reconnaît dans le nouveau cycle de luttes le procès de caducité du capital et du travail salarié, on ne peut a priori opposer ce procès à celui du développement du capital lui-même. Bien sûr, la révolution abolit le capital, mais ce n’est pas pour autant qu’il y a extériorité et mouvement toujours indépendant des deux termes précédents. On ne peut séparer comme deux termes qui se repoussent caducité du capital et développement du capital. Le procès de la restructuration ne signifie pas que la pratique du prolétariat soit devenue contrerévolutionnaire.
Dans une conception se fondant sur un télescopage ou une alternative, ce sont les mêmes luttes, le même rapport de classes qui peut déboucher sur l’une ou l’autre branche de l’alternative. Il faut alors déterminer ce qui peut faire pencher la balance soit d’un côté soit de l’autre, qu’est-ce qui peut faire la décision. Fondamentalement, dans la position alternativiste, tout comme dans le télescopage, la restructuration n’est pas comprise comme impliquant de façon contradictoire le prolétariat, mais simplement comme un « en face » du prolétariat, réponse à son action ou prévention de celle-ci. Il n’y a pas un rapport qui se crée mais deux termes libres l’un par rapport à l’autre et qui s’affrontent. La pratique du prolétariat aurait pour base la restructuration mais pourtant elle n’en ferait pas partie, la restructuration serait strictement l’affaire du capital, ce ne serait pas un rapport où le capital et le prolétariat s’impliqueraient réciproquement. Admettre qu’il y a restructuration, c’est admettre qu’il y a formation d’un nouveau rapport qui soit contradictoire et dynamique du mode de production capitaliste, ou alors on n’admet pas qu’il y ait restructuration. Réduire la restructuration à un projet, une réponse du capital face à une pratique prolétarienne « libre », c’est abandonner l’implication réciproque entre prolétariat et capital, faire appel à une nature révolutionnaire, poser la révolution comme résultant d’autre chose que du développement contradictoire du mode de production capitaliste.
Admettre que la restructuration est transformation du rapport entre prolétariat et capital et non simplement transformation du capital, que le prolétariat n’a pas une nature révolutionnaire qui lui soit inhérente, que sa seule nature par quoi il est révolutionnaire c’est son rapport au capital (rapport historique et s’autoproduisant), c’est poser comme nécessaire que ce rapport pour devenir révolutionnaire soit l’organisation centrale de la classe, sa définition.
La phase à laquelle nous assistons n’est qu’une amorce du nouveau cycle de luttes. La poursuite présente de la crise montre que le capital n’est qu’en train de modeler une nouvelle phase du rapport d’exploitation et de fixer un nouveau taux de profit moyen. Les luttes qui se situent dans cette perspective, dans cette mise en place, portent la marque de cette amorce : leur caractère fragmentaire, leurs références, même critiques, à l’ancien cycle. La révolution est le produit et un stade de la contradiction entre el prolétariat et le capital, elle est en même temps un stade du développement du capital. Pour qu’une contradiction de classes, un cycle de luttes deviennent rapport révolutionnaire, il faut qu’il soit devenu la contradiction autour de laquelle s’effectue le développement et la reproduction même du capital, il faut que ce soit cette contradiction qui entre en crise.
Dans la révolution, le prolétariat résout la contradiction qui l’oppose au capital en l’abolissant et en s’abolissant lui-même, mais le communisme n’est pas n’importe quel dépassement du capital, il est relié dans son contenu à la contradiction dont il est le dépassement, il faut donc que celle-ci soit l’organisation même du rapport entre le prolétariat et le capital. Un cycle de luttes, c'est-à-dire un certain stade de la contradiction entre le prolétariat et le capital, ne peut être révolutionnaire que lorsque cette contradiction est devenue l’organisation centrale du rapport de classe et qu’elle entre en crise. Un cycle de luttes étant contradiction entre le prolétariat et le capital ne peut exister pour cette raison même qu’en se définissant également comme phase du capital. On ne peut poser l’amorce d’un cycle de luttes comme portant la révolution, cela reviendrait à poser la résolution de la contradiction avant la contradiction elle-même, et partant, la contradiction qui porte le communisme comme différente de celle qui porte le développement du capital.
Par rapport à la révolution, la nécessité d’une phase de développement se pose donc à un niveau de « méthode » : on ne peut poser la révolution comme n’étant pas l’organisation du développement même du capital. Deuxièmement, cette nécessité est posée par la liaison qu’il doit y avoir entre le communisme et le développement du capital : le communisme a un contenu, il n’est pas n’importe quel dépassement du capital. Troisièmement, et c’est là le point qui en quelque sorte synthétise pratiquement les deux précédents, ce n’est que dans cette phase qui s’ouvre que l’abolition du capital inclut immédiatement l’autonégation du prolétariat, que cette dernière est intrinsèque à la contradiction entre le prolétariat et le capital. Enfin, quatrièmement, se cette phase porte le communisme, cela implique que l’impuissance du prolétariat à valoriser le capital résulte des transformations qualitatives dans leur rapport : la production du communisme ne peut pas ne pas être simultanément l’impossibilité du capital. Si cette dernière doit se démontrer comme étant le communisme, il faut inversement que le communisme se démontre comme impossibilité du capital.
Production théorique et contrerévolution
La restructuration est lutte de classes
Dans les chapitres précédents, nous avons vu que l’autoprésupposition du capital n’était pas une sorte de période close pour la lutte des classes, que celles-ci ne s’y limitaient pas à la lutte syndicale et que s’y définissait pour la phase actuelle un nouveau cycle de luttes. Comprendre une pratique du prolétariat dans le développement du capital ce n’est pas ipso facto en faire u ne pratique purement et simplement contrerévolutionnaire, sauf à poser que la pratique révolutionnaire vient d’un ailleurs, d’un à côté des contradictions mêmes du développement et non de contradictions engendrées par ce développement ce qui ravalerait ce dernier au rang de conditions objectives. Placer le nouveau cycle de luttes dans le développement du capital ce n’est pas en faire des aides à ce développement des pratiques contrerévolutionnaires, c’est définir le développement du capital comme, de façon substantielle, contradiction de classes. on ne peut d’un part concevoir les pratiques correspondant au nouveau cycle de luttes comme résultantes de la restructuration et d’autre part ne pas les comprendre comme pratiques contradictoire entre le prolétariat et le capital dans le cadre de la restructuration, ce qui serait alors les poser comme contrerévolutionnaires.
Ces pratiques ne sont pas d’une part résultat de la restructuration et d’autre part opposition à la restructuration. Il en résulterait qu’encore une fois cette dernière serait comprise comme projet que les luttes viendraient soit aider, soit empêcher, jamais comme processus contradictoire de la lutte de classes. Mais c’est bien parce que les luttes de prolétariat ne peuvent être comprises séparément du développement du capital que la théorie communiste ne se confond pas avec elles dans un rapport immédiat. Elle est critique du nouveau cycle sur la base de sa propre dynamique, en ce qu’il produit son dépassement comme révolution.
Dans « Des luttes actuelles à la révolution » (TC n°4), nous écrivions : « Reconnaître la nécessité d’un transformation du rapport entre les classes pour que se produise le communisme, ce n’est pas abandonner le terrain des luttes présentes mais tout au contraire se battre contre toutes les limites des luttes actuelles, non normativement mais parce que ce sont ces luttes elles-mêmes qui butent sur leur propre contenu, qui posent celui-ci comme limite. C’est se placer dans un cours historique de la révolution qui est le cours de la lutte de classes.
« Travailler à la victoire de la révolution communiste ce n’est pas s’aveugler soi-même en se plaçant la révolution devant le nez, c’est travailler au développement de la lutte de classes comme développement de toute ce qu’elle porte immédiatement comme critique du programmatisme. Si, par exemple, actuellement, tout mouvement un tant soit peu important s’attaque à la fonction contrerévolutionnaire des syndicats, les luttes de Mai 68 en France ou de l’Automne 69 en Italie (sans remonter à la période 1918–1923) n’y sont pas étrangères, non qu’il y ait une mémoire psychologique ou organisationnelle du prolétariat, mais parce que c’est dans ces luttes que s’effectue la transformation du rapport entre les classes. Si maintenant, à partir du contenu même des luttes actuelles, c’est la défense de la condition prolétarienne qui apparaît comme une limite, si c’est le débordement des syndicats ou encore l’auto-organisation, c’est travailler dans la lutte de classes à la manifestation de ce qu’elle contient, qui est travailler à la victoire de la révolution communiste et non pas y opposer dogmatiquement un processus révolutionnaire pur et dur ou un désintérêt pur et simple, parce qu’elles ne porteraient pas immédiatement la révolution. »
Ainsi, dans la phase qui s’ouvre, par rapport au nouveau cycle de luttes la production théorique ne peut être ni un dogme ni se confondre purement et simplement avec celui-ci. C’est de son propre mouvement qu’il faut partir, montrer comment il produit son propre dépassement, faire de la théorie la compréhension critique de ce cycle de luttes parce qu’il appelle lui-même son dépassement ; la critique n’est pas un dogme, l’expression, l’appartenance ne sont pas confusion.
Perspectives de la théorie communiste
Actuellement la théorie doit partir de la reconnaissance du sens restructurateur de la crise actuelle, autrement dit de la mise en place de la contrerévolution, mais aussi de l’amorce d’un nouveau cycle de luttes et du retournement dans la contrerévolution des limites de l’ancien cycle.
Le travail théorique que l’on effectue et la façon de l’effectuer sont forcément différente selon la perspective immédiate que l’on a, selon que celle-ci est la révolution communiste à brève échéance (c'est-à-dire surtout sans que doive intervenir une modification du rapport entre les classes) ou bien la contrerévolution et le redémarrage de l’autoprésupposition du capital. Jusqu’à présent notre travail théorique s’inscrivait dans l’ancien cycle de luttes qui comprenait autant le processus lui-même d’éclatement et de développement de la contradiction de la domination réelle telle qu’elle s’était développée, que les limites intrinsèques de ce processus et sa propre critique qui y était incluse et conséquente. Ce travail était donc à même de trouver dans le processus de la lutte de classes ses fondements même s’il n’était l’expression d’aucun mouvement particulier.
Actuellement le travail théorique, pour conserver sa perspective de dépassement du capital ne s’enracine plus dans les limites et la critique d’un cycle de luttes mais sur la restructuration du capital et les contradictions de classes qui s’y produisent. Ce n’est pas seulement à la caducité d’un cycle de luttes pris dans son immédiateté (auto-organisation, etc.), mais aussi à celle de la critique qui y était incluse à partir de ses limites que nous avons actuellement affaire au niveau de la production théorique.
Jamais notre travail théorique ne s’est compris comme l’expression de mouvements particuliers, de formes de luttes particulières, il fut toujours porté, en gros depuis 1973 (époque de l’évidence du retournement des limites de l’ancien cycle dans le processus de la contrerévolution), par la critique interne que ce cycle contenait (élaboration du concept de programmatisme et critique). Sur cette base nous n’avons jamais conçu ce qui se passait, les axes de l’ancien cycle, comme une erreur par rapport à une ligne juste, nous avons chaque fois essayé d’analyser chaque mouvement, chaque lutte comme étape nécessaire par rapport à la révolution, nous n’avons jamais opposé formellement révolution et situation présente si bien qu’il fallait continuellement intégrer cette situation dans la perspective de la révolution et considérer cette dernière comme un produit historique, la considérer par rapport à ce qui se passait. C’est cette nécessité de ne pas considérer la révolution et le communisme comme une norme mais de comprendre en quoi la situation présente est constamment le procès de production de la révolution qui explique les errements de notre production théorique et ses problèmes.
Pour la période qui s’ouvre, il nous faut éviter une sorte de pur « resserrement théorique » qui, de façon juste, prendrait en compte les transformations survenues et considérerait que la reprise et la stabilisation à venir de l’autoprésupposition du capital entraine que la théorie doit, pour conserver sa perspective de dépassement du capital, s’ancrer dans l’analyse de cette restructuration. Une telle démarche laisse de côté le fait que la restructuration est remodelage de rapports de classes et non processus économique ne faisant que préparer un éclatement futur de la lutte de classes. La reprise de l’autoprésupposition n’est pas un no man’s land de la lutte de classes.
À l’inverse, ne pas tenir compte de cette reprise de l’autoprésupposition pour simplement s’attaquer au retournement dans la contrerévolution des limites de l’ancien cycle, ou pour se contenter de débusquer les signes annonciateurs de l’amorce d’un nouveau cycle de luttes, en arriverait à suivre au coup par coup le processus de la contrerévolution parce qu’elle n’aurait pas, paradoxalement, été prise globalement dans le travail théorique comme point dominant.
Dans le premier cas la perspective communiste est projetée comme un aboutissement autonomisé par rapport au processus qui la porte, processus simplement posé comme développement du capital pour lui-même. Dans le deuxième cas, cette perspective est posée comme résultant en droite ligne, continuation du cycle de luttes qui s’enclenche. Concevoir que le nouveau cycle de luttes avec les caractéristiques qui sont les siennes est simultanément consubstantiel à la phase du capital qui s’ouvre, amène à concevoir la perspective communiste sur la base de ce nouveau cycle mais comme devant en être le dépassement. On ne peut se contenter en effet de considérer ce nouveau cycle comme révolutionnaire si on le considère simultanément comme consubstantiel au développement du capital, il est révolutionnaire en ce qu’il porte son propre dépassement, qu’il appelle. En lui la contradiction entre le prolétariat et le capital peut être dépassée en ce qu’elle appelle en les posant comme identiques l’abolition du capital et l’autonégation du prolétariat. La contradiction n’est révolutionnaire qu’en ce qu’elle est capable de se supprimer, elle ne serait sinon que dynamique du mode de production capitaliste.
[1] Cette intégration recouvre un mouvement qui s’exprime à trois niveaux :
- Le capital avec la plus-value relative détermine la valeur de la force de travail tant dans son existence individuelle qu’au niveau de son cycle d’entretien. Le salaire apparaît au niveau du capital social comme investissement. La reproduction de la force de travail est intégrée dans le cycle propre du capital. la péréquation du profit s’établit sur l’ensemble de la société, il y a affermissement de la dynamique de la reproduction élargie au travers de l’échange entre les deux sections du capital.
- La défense de la condition prolétarienne devient élément dynamique de la reproduction d’ensemble tout en demeurant antagonique au capital. C’est une obligation à se réformer sans cesse, à tenir les deux bouts de l’élargissement de l’accumulation: augmentation de la productivité, accroissement du marché. La concurrence entre les capitaux n’existe que parce que chaque capital a tous les attributs du capital en général : la contrainte à l’exploitation. C’est à partir de cette dernière que la concurrence s’impose et en impose à chaque capital, elle est elle-même dépendante de la lutte sur le partage de la valeur produite. Mais par là, la contradiction est incluse comme moment de la concurrence entre les capitaux, c’est la médiation qui en fait un élément dynamique de l’autoprésupposition du capital.
Enfin, en domination réelle, le capital est devenu l’Unité, il y a compénétration totale entre la production et la société : soumission de tous les rapports sociaux à la production de plus-value.
[2] Cette identité c’est l’exploitation. Cette dernière est un rapport social définitoire du prolétariat et du capital, elle contient leur implication réciproque, leur définition l’un par l’autre (l’exploitation n’est pas domination) ; c’est par l’exploitation que le prolétariat est une classe, qu’il est membre de la communauté. L’exploitation est un rapport social contradictoire : chaque terme trouve dans l’autre sa négation, c’est le mouvement de la baisse du taux de profit (rapport contradictoire entre le travail vivant créateur de plus-value et la valeur déjà créée, accumulée). L’exploitation est donc implication réciproque (cela détermine le prolétariat comme classe du mode de production capitaliste), elle est d’autre part contradiction entre les deux termes (luttes de classes se définissant réciproquement, ayant un rapport unitaire entre elles et non éléments opposés ayant des intérêts divergents), enfin elle porte en elle son dépassement.
C’est au niveau de ce dernier point de la contradiction qu’apparaît son identité avec le développement du capital. L’exploitation est nécessairement accumulation : mouvement quantitatif parce que ayant pour base le rapport qualitatif qui est l’appropriation de l’activité du prolétariat, de sa puissance créatrice individuelle et sociale (c’est de l’activité que le capital accumule et non des objets, machines ou monnaies). Si l’exploitation est à fois implication réciproque et accumulation, cela signifie qu’il n’y a pas d’essence révolutionnaire du prolétariat et des conditions objectives pour la réussite ou l’échec de la réalisation de cette essence, mais qu’on assiste à un procès contradictoire qui est le développement du capital parce que lutte de classes et inversement ; procès qui se transforme, qui est la dynamique de sa propre transformation. Tout le problème revient donc à définir comment ce rapport contradictoire devient rapport révolutionnaire, comment le prolétariat en tant que classe du capital est contradictoire à celui-ci, dans un rapport tel qu’il porte le dépassement du capital.
La révolution est l’aboutissement du rapport entre les classes dans le mode de production capitaliste, elle n’est ni une action déclenchée par un capital parvenu à son terme, ni une action déjà au-delà du capital, ni la réalisation d’une modalité de l’être du prolétariat qui serait au-delà des classes. Ce n’est pas parce que le prolétariat est une classe du mode de production capitaliste défini par son implication avec le capital qu’il peut être à même de le poser comme prémisse, ce n’est que parce que la valeur accumulée l’implique comme classe du travail salarié que la crise de l’implication peut devenir rapport de prémisse. C’est parce qu’il est classe du travail salarié que la capacité à valoriser la valeur accumulée peut le contraindre à considérer cette accumulation comme prémisse parce que c’est son propre rapport à celle-ci et à sa propre existence sociale qui entre en crise.
[3] Cette affirmation pour être exacte n’en pose pas moins un double problème. Tout d’abord en ce qui concerne la révolution : si d’une part durant toute la domination formelle la révolution se pose comme affirmation de la classe, cela n’empêche pas que cette dernière est, quelle que soit la période du capital, impossible. Le deuxième problème concerne la relativité historique du communisme, beaucoup moins évidente que celle de la révolution.
Pour le premier point, l’on peut dire que la révolution, c’est un fait, se pose de façon programmatique comme affirmation de la classe, mais cette affirmation signifie des contradictions internes qui sont son impossibilité dans ses propres termes et non au nom d’une norme extérieure et a posteriori. Pour le prolétariat, être producteur d’une régénération de la société ayant pour contenu sa généralisation et son affirmation, signifie que le processus révolutionnaire est celui du renforcement de la défense de ce qu’il est à l’intérieur du mode de production capitaliste. Le premier moment à la révolution est intrinsèquement réformiste et passe par le renforcement du capital. La révolution programmatique implique soit la victoire de la bourgeoisie comme écrasement militaire, car le renforcement antérieur à la révolution avait été insuffisant, soit le gradualisme réformiste c'est-à-dire la croissance du capital lui-même. Chacun des termes est pour l’autre la limite même du programmatisme. Ce système contradictoire est le mouvement réel des antagonismes des différentes fractions à l’intérieur du mouvement prolétarien de cette époque ainsi que de leur implication réciproque.
Pour le deuxième point, il est vrai que dans les Manuscrits de 1844, les descriptions qui sont faites du communisme peuvent être reprises actuellement de même que les quelques indications qui parsèment Le Capital ou les Fondements. Il est à noter également que les anarchistes « communistes » – « communistes » en opposition au collectivisme de l’orthodoxie marxiste de l’époque – à la fin du XIXe siècle, dans leur opposition aux « collectivistes », firent également d’importantes avancées dans l’appréhension de la société communiste ; il en fut de même pour Bordiga, par exemple.
Toutefois, sous réserve d’une étude plus approfondie, on peut cependant le caractère non systématique de ces remarques, leur relégation souvent au rang de « discours du dimanche », ce qui ne signifie pas un simple oubli, mais une transformation de leur contenu en abstraction par rapport à la lutte du prolétariat en tant que classe. C’est surtout ce dernier point, cette séparation, qui n’a pas pu ne pas influencer les caractéristiques du communisme qui furent avancées durant ces différentes périodes. Le communisme n’est pas le résultat de la lutte des classes dans le moment même où elle se déroule, il n’est pas saisi comme organisation sociale concrète, souvent cette abstraction n’est autre que la façon dont est saisie la communauté humaine dissolvant l’individu.
Il faudrait également relier les diverses approches du contenu du communisme à ce qui rendit possible celles-ci dans une période où le communisme n’était qu’un résultat au mieux saisi comme second par rapport à la lutte des classes présente quand il n’était pas bonnement relégué au magasin des oubliettes avec le socialisme utopique. Pour les marxistes avant 1870, cette approche était possible par le fait que dans toutes les médiations qui mènent à la révolution, c'est-à-dire dans son renforcement à l’intérieur du capital, le prolétariat pouvait préserver son autonomie et donc maintenir à partir de ce qu’il est l’abolition du capital jusqu’à son terme. Ce qui ne sera plus possible durant la période social-démocrate où, avec le progressif passage à la domination réelle le renforcement du prolétariat dans le mode de production capitaliste se confondra avec le simple renforcement du capital qui fait de la classe à tous les niveaux (association, reproduction, etc.) un simple moment de son cycle propre. Pour cette période, les appréhensions anarchistes sont à l’inverse rendues possibles par leur abstraction de ce déroulement réformiste du renforcement de la classe.
En fait, dans toutes ses appréhensions, il serait intéressant de voir si on n’évolue pas entre deux termes contradictoires : des principes relevant d’une communauté humaine abstraite, mais s’appliquant à une société de producteurs associés (la phase de transition) de type supérieur.
[4] Cependant faire l’histoire de la famille, c’est faire une histoire assez bizarre ; c’est soit imaginer une société idyllique composée de familles à peu près égales, soit faire tout simplement l’histoire de la famille telle qu’elle existe au niveau de la classe dominante. Comme la révolution résulterait du fait que la reproduction de l’individu ne se reconnaitrait plus dans sa fonction productive (à quoi se heurte la classe), il faut que cette séparation soit l’œuvre du capital (sinon la révolution aurait du avoir lieu avant), il faut donc corollairement que les deux aient existé avant le mode de production capitaliste : le lieu de cette coexistence est tout trouvé, c’est la famille.
Il faut cependant faire de drôle de tours de passe-passe historique pour faire de la famille cette unité dans les modes de production précapitalistes. La famille à la fois structure productive et reposant sur les liens du sang n’existe pas ; quand elle repose sur les liens du sang principe de sa reproduction, elle n’est pas productive (classe dominante), quand elle est productive les liens du sang n’existent dans sa reproduction que pour autant qu’ils sont médiés en tant que puissance productive par la propriété de la terre qui échappe à la classe productive. Le pouvoir du seigneur dans la société féodale sur le mariage des serfs, sur la transmission de la manse, toutes les banalités (fours, moulins, pressoirs, etc.) sont ces médiations. Pour autant que l’on considèrerait par exemple dans la Grèce archaïque que dans les familles d’Eupatrides organisation productive et liens de sang se confondent, il faudrait aussi ne pas oublier que pour le métayer qui peut à tout instant être réduit en esclavage pour dettes ou réduire sa famille en esclave au profit du propriétaire, ce n’est pas le même tabac. Quant au compagnon médiéval intégré dans la famille du maitre, il faudrait tout de même considérer que c’était pour le compagnon et pour le maitre un mode de reproduction de la force de travail. Le compagnon n’était pas intégré à la famille du maitre, ce qui voudrait dire qu’il aurait eu un pouvoir sur les moyens de production, son « intégration » était tout au contraire la marque de son impossibilité à accéder à la situation de maitre. Le fameux chef-d’œuvre à accomplir appartient à l’imagerie de l’artisanat, les compagnons demeuraient le plus souvent compagnons à vie, le chef-d’œuvre n’étant qu’une cérémonie d’héritage à l’intérieur de la famille du maitre.
Bien sur, dans les modes de production précapitalistes, l’individu est membre d’une communauté et est reproduit en tant que membre de cette communauté, c’est un individu particulier (particulier est pris ici comme contraire d’individu contingent – cf. « les formes antérieures à la production capitaliste », in Fondements t. 1, Ed. Anthropos). Cependant cette communauté est communauté de classes et non de familles égales entre elles, étant chacune une unité productive, c’est la propriété qui repose sur une communauté et dans cette communauté, mais face à la propriété, on retrouve la classe dominée. Même si serfs ou esclaves demeurent rattachés à l’une de leurs conditions de production ou de reproduction, ce rattachement ne s’effectue que par leur appartenance à une communauté, c'est-à-dire au niveau de leur particularité, par la médiation de cette propriété qui leur fait face. Pour qu’il y ait une histoire de la famille ou de l’individu, il faudrait une communauté antique sans esclaves ni métayers, une communauté féodale sans serfs, une communauté asiatique dans Unité supérieure.
[5] Les 3 moments de l'exploitation:
- a) L'achat-vente de la force de travail.
- b) La subsomption du travail sous le capital.
- c) La transformation de la plus-value en capital additionnel, qui n'est pas un simple ajout de capital, mais reproduction élargie: modification de la composition de la classe ouvrière, de ses effectifs, des qualifications, impliquant sa formation et sa reproduction, déplacement de capital entre les sections, modification du rapport entre secteurs productifs et improductifs, action sur la circulation, sur l'internationalisation.
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Théorie Communiste 6 (1985)
Mai 1985/May 1985
- Théorie Communiste: synthèse.
Théorie communiste – synthèse
Le prolétariat, classe révolutionnaire
L’unité que constitue le rapport de production capitaliste c’est, de par la séparation du travail et de ses conditions, la forme sociale spécifique de travail salarié et de capital revêtue par chacun de ses éléments et qui est pour chacun d’eux la production et l’exigence de l’autre ; ils ont par là un contenu identique : l’exploitation. Elle est le contenu de leur reproduction réciproque et simultanément leur seule contradiction.
L’exploitation, c'est-à-dire la production de plus-value, est la dynamique de la reproduction du capital. L’exploitation n’a lieu que dans la subsomption du travail sous le capital, en cela elle n’est pas simplement la production d’un incrément de valeur, elle est le procès qui définit le prolétariat comme classe, comme être de la communauté que forme le mode de production capitaliste, en ce qu’elle est l’implication de l’autre pôle de la société, le capital. La spécificité de cette implication, de cette appartenance à la communauté qu’est l’exploitation (transposition des forces sociales du prolétariat de par la nature des deux pôles qui forment la communauté) entraine que, dans le même mouvement où elle est la définition sociale d’emblée du prolétariat, elle pose ses forces sociales en face de lui.
C’est par ce qui en fait une classe de la société capitaliste, la production de plus-value devenue capital additionnel, que le prolétariat est contradictoire à cette société. En produisant du capital additionnel, le prolétariat s’astreint à en créer de nouveau ; c’est de son propre procès de reproduction, de sa particularité sociale, qu’il s’agit. La subsomption du travail sous le capital (la production de plus-value) est le mode d’être social du prolétariat comme ne pouvant qu’être sa propre déréalisation ; son dénuement est son existence de classe sociale.
L’implication réciproque entre le prolétariat et le capital n’est pas contradiction en étant simplement séparation entre le travail et ses conditions. En rester là serait réduire cette contradiction à l’opposition entre « pauvreté absolue » et « possibilité générale de la richesse », qui s’objective dans le capital. Cette contradiction elle-même demeurerait inexpliquée, car si elle est posé par le travail salarié, ce dernier est simultanément la médiation qui réunit et reproduit les deux termes. Pour avoir une saisie globale de l’exploitation comme contradiction, il faut que la mouvement qu’est l’exploitation soit une contradiction pour les rapports sociaux de production (capital et prolétariat), dont elle est le mouvement ; il faut que l’extraction du surtravail soit en contradiction avec la reproduction même du prolétariat, et inversement, il faut également que cette relation porte son dépassement. Pour cela nous devons saisir la contradiction au niveau du procès d’accumulation en ce qu’il est baisse tendancielle du taux de profit.
Le travail du prolétariat existe socialement, est du travail social, non pas simplement en produisant de la valeur, mais à condition que cette valeur produite renferme de la plus-value. Ce n’est pas la plus-value qui est le caractère social du travail, mais la valeur ; cependant il n’y a production de valeur que comme valorisation. Or le mouvement même de l’accumulation rapporte constamment la plus-value à toute la valeur produite et transmise, dans le taux de profit. La valorisation, mouvement de la création et de la conservation de la valeur, est le mouvement dans lequel le travail du prolétaire existe comme travail social. En tant que tel, ce mouvement est sans cesse contradictoire, car s’il est celui dans lequel le travail existe comme travail social, il rencontre sa propre limite – l’existence sociale même du travail comme valeur.
Le prolétariat n’est pas « en lui-même » contradictoire au capital, mais le rapport social non plus, il n’est que la façon dont les individus se produisent en société et, si le rapport est contradictoire, il ne s’agit pas d’une contradiction « économique » ou « objective » ; cela signifie que les individus forment des classes antagoniques.
Ainsi, c’est le mode même selon lequel le travail existe socialement, la valorisation, qui est la contradiction entre prolétariat et le capital. Défini par l’exploitation, le prolétariat est en contradiction avec l’existence sociale nécessaire de son travail, comme capital, c'est-à-dire valeur autonomisée face à lui et ne le demeurant qu’en se valorisant. Ce n’est alors que comme mouvement de l’accumulation qu’existe et se résout la contradiction entre le prolétariat et le capital.
Cette contradiction entre le prolétariat et le capital qu’est l’exploitation n’est pas une situation générale et abstraite se réalisant concrètement dans le développement du capital. Le dépassement de la contradiction du mode de production capitaliste est identique à son procès, parce que son procès c’est la lutte de classe, et c’est par là que le mode de production capitaliste existe dans le procès de son abolition. On ne peut considérer la reproduction du capital comme occultant la contradiction qui l’oppose au prolétariat.
Il n’y a pas d’essence révolutionnaire du prolétariat d’une part et d’autre part des conditions objectives pour la réussite ou l’échec de la réalisation de cette essence, on assiste à un procès contradictoire qui est le développement du capital parce que lutte de classes et inversement. L’accumulation est définitoire du prolétariat, car définitoire de la contradiction. La compréhension de l’exploitation comme contradiction entre le prolétariat et le capital dépasse la problématique consistant à appréhender la lutte de classes comme le mouvement d’une contradiction invariante et plastique, modelée par l’accumulation du capital qui en fin de compte lui demeure étrangère, l’agissant comme condition. Tout le problème revient donc à définir comment ce rapport contradictoire devient historiquement rapport révolutionnaire.
L’identité de ce qui fait du prolétariat une classe du mode de production capitaliste et une classe révolutionnaire détermine l’existence des cycles de luttes qui s’enracinent dans le fait d’inclure toute lutte du prolétariat dans un rapport entre prolétariat et capital. C’est cette contradiction qu’est l’exploitation dans son approche historique, et l’histoire du capital comme phase de la lutte de classes ; c’est, au niveau historique, nécessité par la nature même de la contradiction, la synthèse du développement du capital comme contradiction entre le prolétariat et le capital en ce qu’elle se détermine en périodes.
Un cycle de luttes n’est pas le résume de ce que l’on appelle communément « les luttes ». La lutte des classes, c’est le rapport fondamental d’exploitation ; ce que l’on appelle « les luttes », ne sont que les manifestations exacerbées de cette contradiction, la partie visible de l’iceberg ; elles posent la nécessité du dépassement ou de la résolution de la contradiction dont elles sont l’émergence qui pousse à la décision.
Ce que sont la révolution et le communisme se produit historiquement à travers les cycles de luttes qui scandent le développement de la contradiction. La révolution n’est pas quelque chose d’établi, de connue une bonne fois pour toutes, et vers quoi tendrait le mouvement, mais quelque chose que celui-ci produit théoriquement et pratiquement. Si par exemple aujourd’hui, à l’orée d’un nouveau cycle (nous y reviendrons), on peut dire que Mai 68 est en deçà de la critique communiste, c’est parce que c’est Mai 68 (entre autres) et son retournement dans la contre-révolution (Lip, etc.) qui ont produit cette critique. Il y a un monde entre les réserves que nous pouvions formuler alors (pas de formation de conseils, pas d’attaque de la valeur) et la théorie que le mouvement et son retournement contre-révolutionnaire permirent de produire : la révolution comme autonégation du prolétariat, la défense de la condition prolétarienne comme limite, la théorisation du programme, de la domination formelle et réelle, l’identité entre la contradiction prolétariat-capital et le développement du capital.
Tout au long de la domination formelle et durant le premier cycle de luttes de la domination réelle (quoique de façon fort différente), la révolution s’est présentée comme affirmation de la classe (ce que nous appelons le programmatisme). Bien sûr, quelle que soit la période, cette dernière est impossible, mais cette impossibilité est le résultat de contradictions internes impliquées par l’affirmation elle-même ; son impossibilité s’effectue dans ses propres termes et non du fait d’une norme extérieure a posteriori
Cette même identité fondamentale entre le prolétariat classe du mode de production capitaliste et classe révolutionnaire entraine que le cours quotidien de la lutte de classes compris comme développement de la contradiction entre le prolétariat et le capital et la révolution ne peuvent constituer dans chaque cycle de luttes deux mondes différents l’un à l’autre.
La révolution ne s’est jamais présentée comme transcroissance à partir de l’aspect revendicatif des luttes immédiates, même tant que la révolution comme affirmation de la classe pouvait faire de la défense de la condition prolétarienne son marchepied. Dans l’ancien cycle de luttes, il n’a jamais été question de pousser un mouvement revendicatif (ce qui est le propre du gauchisme), le processus révolutionnaire étant articulé au niveau de la critique de l’avant-gardisme, du gauchisme, au niveau de l’auto-organisation, de la critique de la bureaucratie, du capitalisme d’État. Tout cela étant directement le processus de la révolution et existant bel et bien avant et pendant Mai 68 ; il ne s’agissait pas de pousser quelque chose à devenir autre chose. Bien sûr, il s’agissait toujours de défense de la condition prolétarienne, mais pour que nous puissions voir dans cette dernière la limite à dépasser, il fallut le procès de retournement de tout ce mouvement dans la contre-révolution.
Mais même cela acquis, il s’agissait de ne pas éviter la position qui consiste à dire : « ces luttes ne sont pas révolutionnaires, on va tenter de les faire devenir révolutionnaires », en disant : « ces luttes ne sont pas révolutionnaires, aucune transcroissance n’est à espérer, elles se situent donc hors du champ communiste ». c’est par ce qui fait qu’elles ne sont pas révolutionnaires qu’elles se sont pas hors du champ communiste, il faut saisir comment elles butent elles-mêmes sur leur propre contenu : la défense de la condition prolétarienne. Elles sont elles-mêmes le processus d’une contradiction dans laquelle autre chose se produit. Il ne s’agit pas d’un germe qu’elles contiendraient, elles appellent (et non contiennent) ce dépassement qu’est la révolution de par leurs propres limites, de par la façon dont elles se déroulent, dont sans cesse elles impliquent le capital rendant toutes velléités d’intervention impossible.
Il n’y a pas de rupture de continuité entre la lutte de classe telle qu’elle est le développement du capital et la révolution telle qu’elle est la production du communisme, il ne s’agit que d’une transformation du rapport entre les classes. la révolution n’est ni une action déclenchée par un capital parvenu à terme, ni une action déjà au-delà du capital, ni la réalisation d’une modalité de l’être du prolétariat qui serait au-delà des classes. elle est le véritable aboutissement du rapport contradictoire entre les classe dans le mode de production capitaliste.
L’exploitation est la contradiction de classes qui oppose le prolétariat au capital, le développement du capital n’est pas la réalisation de la révolution, mais son histoire réelle qui ne revêt pas des formes différentes parce qu’elle n’est rien d’autre que ces formes qui sont la dynamique de leur propre transformation.
La crise actuelle
Le fondement et le processus de toute crise du mode de production capitaliste est la baisse du taux de profit et la pénurie de plus-value qui en résulte par rapport au capital accumulé.[1]
La pénurie de plus-value pose nécessairement la crise comme surproduction. L’augmentation de la force productive du travail ne croit pas dans le même rapport que le surtravail, alors que la masse des produits quant à elle croit dans un rapport identique à celui de la force productive, d’où le fait que la pénurie de profit s’accompagne d’une crise de surproduction. Surproduction de capital ne signifie jamais autre chose que surproduction de moyens de production (moyens de travail et subsistances) pouvant exercer la fonction de capital, c'est-à-dire susceptibles d’être utilisés pour exploiter le travail à un degré d’exploitation donné. Le procès se déroulant au niveau de la reproduction du capital apparaît comme une démonétisation du capital marchandise et comme un blocage au niveau du marché et pour chaque capital comme limite de la demande. Pour chaque capital la solution apparaît résider dans l’élargissement de sa part de marché afin de s’emparer d’une portion supplémentaire de surtravail social, devenu globalement insuffisant. En outre, tous les obstacles dressés par la baisse du taux de profit (accompagnée d’une augmentation de la composition organique) à la création de capitaux additionnels et donc à l’élargissement de la circulation nécessaire à la réalisation de la plus-value donne aux origines mêmes de la crise l’allure de la surproduction de marchandises.
Avec la domination réelle du capital, les causes qui contrecarrent la baisse du taux de profit deviennent le principe même de l’accumulation fondée sur la plus-value relative, la dévalorisation devient principe de l’accumulation, la valorisation (production de plus-value relative) est dévalorisation constante du capital. Cela ne supprime pas la crise cyclique classique (dévalorisation brutale), mais lui confère l’allure de récession pour les cycles courts et de procès inflationniste pour la longue crise actuelle.
Le processus inflationniste n’est pas une recette, une moyen permettant d’échapper à une pénurie de plus-value ; c’est dans l’accumulation du capital la transformation de la plus-value en capital additionnel, en assignation sur du travail futur. La pénurie de plus-value n’est pas occultée car elle est le fait même que l’accumulation se poursuit comme anticipation sur les cycles à venir. Ce processus est inflationniste quand la formation de capital ainsi promue (crédit) ne débouche pas sur une augmentation suffisante de la productivité. C’est alors la formation du capital qui est inflationniste, l’augmentation du surtravail est trop lente par rapport au développement des forces productives nécessaires à son obtention. La validation sociale de cette croissance des investissements sans rapport avec la valorisation ne peut provenir que d’un affaiblissement de la contrainte monétaire. Le processus inflationniste ne supprime pas la dévalorisation effective du capital, il y conduit à travers la formation de structures instables d’endettement qui amènent à affirmer brutalement la contrainte monétaire, comme contrainte de liquidité.
La domination réelle fait de la pénurie de plus-value un processus inflationniste dont les caractéristiques confirment cette pénurie en ne fonctionnant que sur l’anticipation que la plus-value comprend dans son concept.
– Le crédit : quand la composition organique est déjà élevée et donc le taux de profit bas, la circulation tend à ne plus pouvoir s’agrandir, la plus-value ne peut se convertir en capital productif que si elle assigne dans un même mouvement le travail futur de toute une série de cycles de production. Elle ne peut le faire qu’en se supposant déjà fécondée de plusieurs cycles successifs.
– L’intervention de l’État : la croissance de la masse des marchandises est toujours plus forte que la part représentant, dans cette masse, la plus-value. C’est cette faiblesse et non la masse en tant que telle qui est l’obstacle. L’importance croissante de l’État comme client de l’industrie donne la mesure de cette menace de surproduction. Dans la mesure où elle est épongée par les achats de l’État, tout se passe comme s’il y avait plus de plus-value dans la société. Mais les marchandises achetées ne doivent ni fonctionner comme capitaux, ni entrer dans le partage de la plus-value ; l’action de l’État n’est rentable qu’en redistribuant la plus-value par la concentration de ses commandes.
– La dématérialisation de la monnaie : l’or ne pouvait servir de mesure des valeurs que parce qu’il est lui-même un produit du travail. Le développement du capital sur la base de la plus-value relative et sa crise remettent en cause la capacité du travail à valoriser le capital et donc à être la mesure de la production. La monnaie doit perdre son caractère de monnaie marchandise, mais cette perte est antagonique aux bases mêmes du capital en tant qu’il est valeur en procès.
– La spéculation : la crise qui rend une partie du capital excédentaire le constitue en capital fictif. En tant que tel, il ne vient pas grossir le capital réellement employé dans le procès de production, le capital n’existe pas réellement deux fois. Ce capital se transforme en tout ce qui peut constituer en titre de propriété donnant droit à une partie de la plus-value sociale, mais qui le pousse à se constituer en capital fictif le contraint à rechercher sa valorisation dans un procès de plus en plus indépendant du procès réel de production, jusqu’à finalement ne plus être que spéculation.
Le concept de plus-value contient d’emblée le principe de l’anticipation. En tant que but spécifique de la production capitaliste, la plus-value n’a d’existence réelle qu’en tant que transformée en capital nouveau ; de par sa nature elle est assignation sur du travail futur. Cependant si le travail salarié a pour objet spécifique la production de plus-value qui fournit la base de la tendance à l’autonomisation du capital, il interdit réciproquement que cette tendance aboutisse. L’allure de la crise en domination réelle ne peut que renvoyer aux axes de la baisse du taux de profit qui sont des produits historiques spécifiques.
Le développement jusqu’à aujourd’hui de la domination réelle s’est effectué en bref comme résolution des contradictions et des limites de la domination formelle :
– fonctionnement de la société comme vaste métabolisme du capital, c'est-à-dire conquête par le capital de tous les secteurs productifs et extension de la péréquation à l’ensemble de la société ;
– le procès de production, au travers du développement du capital fixe devient conforme au capital, ce qui signifie la destruction de la qualification ouvrière ;
– intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle propre du capital, ce qui signifie que le capital détermine lui-même la valeur de la force de travail, condition d’existence de la plus-value relative.
Ce développement de la domination réelle crée ses propres contradictions qui sont les axes sur lesquels se modulent la baisse du taux de profit qui a conduit à la crise actuelle.
D’une part : non-adéquation du procès immédiat de production à l’appropriation des forces sociales du travail qu’il crée et développe au cours de cette phase (coopération, division du travail, science, association) comme dépassement des limites de la domination formelle. L’inadéquation est entre le produit et non un immuable travailleur collectif plus ou moins bien absorbé. L’augmentation de la productivité bute sur les limites de la décomposition, de la parcellisation du travail, et de la collection des travailleurs comme support de la valorisation auxquels le capital fixe demeure soumis, c’est le rapport entre l’investissement et la productivité du travail inhérent à ce procès immédiat de production dans sa rigidité qui entre en crise.
D’autre part : incapacité à rentabiliser la continuité du cycle d’entretien de la force de travail en tant que travailleur collectif segmenté en diverses instances (malades, éducation, chômeurs, reproduction familiale). Si le procès de production immédiat est totalement inadéquat à la production de services dits collectifs, ce n’est pas un impondérable technique. Comme dépassement des limites de la domination formelle, la domination réelle ne pouvait qu’être abaissement de la valeur des marchandises entrant dans la consommation individuelle du travailleur et de sa famille, pour la bonne raison que la collectivisation de la force de travail et l’intégration de la continuité du cycle d’entretien dans la reproduction du capital sont œuvre de la valorisation intensive.
Toutes les façons dont s’est modulée la baisse du taux de profit dans la valorisation intensive telle qu’elle s’est formée comme dépassement des limites de la domination formelle et développée jusqu’à la crise actuelle, tiennent au mode d’expression de cette force de travail collective que cette phase de développement a produit ou, ce qui revient au même, au rapport d’« extériorité » du procès de valorisation et de ces formes sociales du travail qui sont ses propres conditions d’existence et de reproduction.
L’ancien cycle de luttes
Entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, le mode de production capitaliste connaît une importante transformation qualitative : c’est le passage de la subsomption formelle du travail sous le capital à la subsomption réelle. Cette transformation se définit centralement par le passage de la prédominance de la plus-value absolue à celle de la plus-value relative ; elle pose la fin d’une période de la lutte de classes durant laquelle la lutte du prolétariat a un contenu programmatique. C'est-à-dire durant laquelle il s’agit, pour le prolétariat de s’affirmer, de s’ériger en classe dominante, de produire une période de transition, de fonder une communauté du travail créateur de valeur, enfin de se libérer de la domination du capital. Le prolétariat était déjà, dans la contradiction qui l’opposait au capital, l’élément positif à dégager.
Thèmes principaux du programme :
– le mouvement général de l’analyse économique du capital que fait le programme se résout toujours dans la contradiction qui existe entre le caractère nécessairement (génériquement) sociale de la production et l’appropriation privée débouchant sur l’anarchie et le gaspillage. Il s’agit de rationnaliser l’économie à travers « la société des producteurs associés », d’où l’importance de la répartition du travail social entre les divers groupes de production (cf. Le Capital, Marx, Ed. Pléiade, t. 2, p. 1457).
– C’est dans les échanges organiques avec la nature que, pour le programme, se noue pour l’homme une contrainte immuable et intangible qui fonde son activité comme travail soumis à une fin extérieure. Là se fonde la séparation possible et primordiale pour le programme, entre la relation entre l’homme et la nature (ce qui est de l’ordre du travail en général et de la valeur d’usage comme utilité physique), et les interrelations humaines (la forme sociale), dans lesquelles ces échanges ont lieu (forme socialement déterminée du travail, valeur d’échange et capital). Avec la révolution, délivré de ces chaines qui l’enserrent (la contrainte de la valorisation), le travail, premier besoin de la vie, voit sa productivité croitre, créant du temps libre pour le développement de l’homme. Sur la base de la sphère de la nécessité s’accroit alors celle de la liberté. Cependant pour le programme, la question ne se pose qu’en termes de quantité de temps consacré à chacune des sphères et jamais dans les termes de leur bouleversement qualitatif.
– La distinction programmatique entre procès matériel technique et forme sociale d’une part, entre forces productives (parmi lesquelles le travail salarié) et rapports de production d’autre part est très importante. On a en effet, en découlant quelques-uns des traits fondamentaux du programmatisme :
o L’extériorité du capital (appropriation privée par l’échange du caractère social du travail) ;
o Le caractère inéluctable de la révolution (les forces productives poussent à l’éclatement des rapports de production) ;
o La nature de la révolution : donner à ces forces productives sociales un cadre adéquat de rapports sociaux ;
o La prise de pouvoir d’État conduit celui-ci à devenir un instrument technique au service de la société et permet d’extrapoler au niveau de celle-ci l’organisation rationnelle qui prévaut dans l’entreprise.
– Développement quelque chose qui existe déjà, la révolution prolétarienne a des analogies formelles avec la révolution bourgeoise, notamment sa forme politique et donne la base et le contenu de son organisation en parti.
– La question de la forme politique de la révolution renvoie à celle de la maturité des forces productives. Si celles-ci ne sont pas suffisantes pour instaurer immédiatement le communisme (d’où le programme de développement des forces productives sous le contrôle de l’État prolétarien), elles sont toujours analysées comme suffisantes pour liquider la bourgeoisie dont la mission historique est achevée, et qui est conçue comme une classe superflue. Ceci correspond (dans sa forme politique à la conception de deux classes, chacune porteuse en soi d’une organisation sociale qui s’affrontent et dont le lien (exploitation) est en quelque sorte externe, donc qui suppose un État susceptible de le renforcer au bénéfice de la bourgeoisie ; sujet externe au rapport sociale, il peut être alors à l’inverse, conquis par le prolétariat.
Le programmatisme s’enracine dans la subsomption formelle du travail sous le capital, bien qu’il se perpétue en se décomposant en subsomption réelle. Durant cette période le procès de production n’est pas un procès de production adéquat au capital dans lequel l’appropriation du travail vivant par le travail objectivé devient le fait du procès de production lui-même. Ce n’est qu’à ce niveau que l’on peut dire que le capital n’est qu’une puissance formelle et s’approprie ainsi le surtravail. Il en résulte que la valorisation du capital est une contrainte au surtravail à laquelle le prolétariat se soumet par le premier moment de l’échange (l’achat-vente de la force de travail). Le caractère salarié du travail ne possède sa spécificité que dans ce premier moment, dans le second (la subsomption dans le procès de production immédiat) produire plus de valeur que n’en coûte sa reproduction ou produire de la valeur sont indifférenciés car produire de la plus-value, c’est forcément produire plus de valeur totale et non abaisser la valeur des marchandises entrant dans la valeur de la force de travail (plus-value relative). Étant donné ce qu’est la plus-value absolue, produire plus de valeur que ne coûte sa reproduction, ce qui est la spécificité du travail salarié, n’a pas de manifestation différente d’être simplement producteur de valeur. La prolétariat est à même d’opposer au capital ce qu’il est dans le capital, c'est-à-dire de libérer du capital sa situation de classe des travailleurs et de faire du travail la relation sociale entre tous les individus. Cela revient à vouloir faire de la valeur un mode de production.[2]
Nous avons vu que l’affirmation du travail était toujours impossible, mais que cette impossibilité ne se posait pas absolument à partir d’une norme, mais était le propre cours du programme. De plus, ce cours interne qui détermine son impossibilité ne le fait que par le rapport qui est ainsi créé avec la contre-révolution, car c’est elle en tant que restructuration possible du capital qui est la limite de la révolution nécessitant une période de transition. La nature même de la crise qui produit l’antagonisme du prolétariat au capital comme pratique révolutionnaire, inclus ses « erreurs » et sa défaite, dans la mesure où cette pratique ne résulte pas d’une nature révolutionnaire (une essence) qui viendrait se heurter à la restructuration, mais inclus cette restructuration comme sa limite, en tant qu’elle est programmatique.
Le passage du mode de production capitaliste en domination réelle se définissant essentiellement par la prédominance de la plus-value relative signifie que la reproduction de la force de travail devient un moment du cycle propre du capital. Avec la plus-value relative, le capital n’est plus cette puissance extérieure, formelle, qui s’approprie le procès de travail. Celui-ci devient élément du procès de valorisation au moment où l’appropriation du travail devient le fait même du procès de production ; par ailleurs le travail productif se définit dans sa qualité de productif de plus-value, spécifiquement par rapport à sa qualité de productif de valeur : accroitre la plus-value, ce n’est pas forcément accroitre le travail nécessaire ; cela implique également l’échange au prix de production dans lequel la différence entre capital variable et capital constant est niée. Le travail est totalement spécifié comme travail salarié.
L’intégration de la reproduction et de la défense de la condition prolétarienne dans le cycle propre du capital s’exprime à trois niveaux :
- le capital, avec la plus-value relative, détermine la valeur de la force de travail, tant dans son existence individuelle qu’au niveau de son cycle d’entretien ; car l’accroissement du surtravail non seulement présuppose le travail nécessaire mais encore le détermine quant à sa valeur absolue (ce qui n’est pas le cas avec la plus-value absolue). Dans le même mouvement, le salaire apparaît au niveau du capital social comme investissement. La péréquation du profit s’affaiblir sur l’ensemble de la société, et il y a affermissement de la dynamique de la reproduction élargie au travers de l’échange entre les deux sections du capital.
- La défense de la condition prolétarienne devient élément dynamique de la reproduction d’ensemble tout en demeurant antagonique au capital ; c’est une obligation à se reformer sans cesse, à tenir constamment les deux bouts de l’élargissement de l’accumulation : augmentation de la productivité, accroissement du marché. La concurrence entre les capitaux n’existe que parce que chaque capital a tous les attributs du capital en général : la contrainte à l’exploitation. C’est à partir de cette dernière que la concurrence d’impose et en impose à chaque capital, elle est elle-même dépendante de la lutte sur le partage de la valeur produite. Mais par là, la contradiction qu’est l’exploitation est incluse comme moment de la concurrence entre les capitaux qui est la médiation qui en fait un élément dynamique de l’autoprésupposition du capital. Cette intégration n’est pas disparition de la contradiction, mais n’est qu’un mode d’être du rapport d’exploitation, donc de la contradiction elle-même, cependant celle-ci devient alors dans l’autoprésupposition du capital qu’elle implique, un simple antagonisme, car elle perdure sur le partage de la valeur nouvellement produite, entre des agents du procès de production qui, au niveau du taux de profit, sont posés comme tous également importants dans la création de valeur : le travail et le capital.
- Enfin, en domination réelle, le capital est devenu l’unité, il y a compénétration totale entre la production et la société : soumission de tous les rapports sociaux à la production de plus-value.
Le programmatisme ne disparaît pas ipso facto avec la domination réelle. Seule la révolution, parce que abolition du capital, donc du prolétariat, est dépassement du programmatisme. Le mouvement fondamental du programme, c’est l’affirmation du travail, libération du prolétariat, réappropriation. C’est ce mouvement là qui se poursuit tout au long de l’histoire du capital et au travers des transformations de l’exploitation.
Le rapport d’exploitation est la base générale de la pratique programmatique en ce qu’elle contient la revendication du retour en soi du sujet, réappropriation. Quel que soit le stade de développement du capital, le prolétariat est dans le mode de production capitaliste la seule classe productive, et c’est dans son rôle spécifique que s’amorce le programmatisme. Cependant en domination réelle, on peut parler de décomposition du programmatisme, cette dernière notion recouvre la disjonction entre affirmation du travail et dépassement du capital. Plus fondamentalement, la décomposition du programmatisme recouvre le fait que le programme en domination formelle est capable de résoudre la contradiction générale de la lutte de classes : une classe en tant que classe abolit les classes ; dans le programmatisme, le but final, le programme maximum, n’est jamais oublié. Le programmatisme étant capable de poser la résolution de cette contradiction comme mouvement de libération du travail, comme possible transcroissance à partir du contenu, de la forme ou des germes contenus dans les luttes immédiates. C’est par rapport à cette situation que la disjonction entre révolution et luttes immédiates peut être appréhendée comme décomposition du programmatisme.
La défense de la condition prolétarienne n’est plus la base de sa libération, il n’y a plus de libération, le prolétariat n’est plus l’élément positif à dégager, mais au contraire implique immédiatement le capital, il n’est plus à même d’opposer au capital ce qu’il est dans le capital ; il est vain de concevoir cela comme intégration ou trahison syndicale.
Le syndicalisme est le produit de l’intégration de la défense de la condition prolétarienne en ce qu’elle est impliquée dans l’autoprésupposition du capital. La contradiction entre le prolétariat et le capital, le capital se présupposant, devient un mouvement d’un simple rapport du capital à lui-même (transformation de la plus-value en profit) ; cette contradiction devient un antagonismes sur le salaire comme revenu. Le syndicat n’est pas un appareil posé sur la classe ouvrière, mais un mode de sa reproduction dans son rapport au capital. Si le syndicalisme est défini dans l’autoprésupposition du capital, il devient inversement un moment actif de cette autoprésupposition qui le fonde. Le syndicalisme ne détourne pas le prolétariat comme si celui-ci n’était pas une classe du mode de production capitaliste, il est l’expression de la reproduction antagonique de celle-ci dans l’autoprésupposition du capital qui fonde le syndicalisme et que celui-ci ne peut alors que défendre.
C’est également au même niveau, dans cette période de la domination réelle, que s’enracine socialement le gauchisme. Historiquement, le gauchisme apparaît dans les années 1930. La période du Front Populaire est, en France, le moment où l’on peut commencer à le saisir de façon propre. Le gauchisme consiste à persister à établir une liaison révolutionnaire entre défense de la condition prolétarienne et communisme. Cependant, la décomposition sociale de ce lien entraine que pour la première, on ne fera que titiller les syndicats ou le parti communiste, et pour le second, on n’aura plus affaire qu’à une vague période de transition ou un but final « inreliable » avec le premier point, si ce n’est au travers de conditions accumulées par le capital ou au prix de conditions politiques, dont le développement de cette organisation mythique, que précisément la dilution du passage de la défense de la condition prolétarienne au communisme empêche réellement de constituer. Si les syndicats deviennent un mécanisme d’intégration du prolétariat à l’entreprise, à la nation, au capital, c’est bien parce qu’ils sont ce mode d’existence du prolétariat dans l’autoprésupposition du capital.
À la fin des années 1960 et durant les années 1970, la crise est remise en cause des organisations traditionnelles en étant par définition crise de leur contenu (l’intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle propre du capital), il y a corollairement revivification du gauchisme. Cependant, le rapide déclin de celui-ci est inséparable des causes de son émergence : impossibilité dans la décomposition du programme de déboucher directement de la défense de la condition prolétarienne à la réorganisation de la société, d’où l’allure de processus de marginalisation dans les zones extra-travail que prend le gauchisme.
L’ancien cycle de luttes est décomposition du programmatisme. Cela ne signifie pas un processus d’essoufflement, il s’agit d’une période spécifique. On ne peut concevoir d’un côté le but comme inchangé (l’affirmation de la classe) et de l’autre la disparation des moyens d’y parvenir (l’intégration de la défense de la condition prolétarienne). L’affirmation de la classe ne recouvre pas le même contenu. Décomposition du programmatisme, l’ancien cycle de luttes est une phase spécifique du développement de la contradiction entre le prolétariat et le capital.
Le cycle de luttes qui s’achève à la fin des années 1970 nait dans la crise des années 1920. Ce cycle de luttes est marqué par le temps fort de la fin des années 1930 (Front Populaire, guerre d’Espagne), les luttes salariales des années 1950 et 1960 qui au travers de la lutte pour les salaires, sur les horaires, posent l’hégémonie dans l’usine, le contrôle de celle-ci, mettent en jeu des rapports sociaux et non seulement des questions quantitatives. La crise de la fin des années 1960 est le moment où ce cycle de luttes peut déboucher sur un projet de réorganisation sociale, car la crise est la crise du fait que toutes les conditions de la reproduction de la société se retrouvent sans cesse posées dans le capital. Ce cycle amorce sa fin dans les années 1973-1974, moment où ces limites deviennent patentes en étant retournées dans le processus de la contre-révolution ?
Le fondement de ce cycle de luttes qui s’achève est la domination réelle telle qu’elle s’est développée depuis la Première Guerre mondiale. Tout ce processus se caractérise par la particularisation du procès de valorisation par rapport à tous les autres éléments de la reproduction du capital comme rapport de production. Le procès de valorisation, de production de la plus-value, se constitue en moment distinct et opposé au cycle d’entretien de la force de travail, à sa formation, aux périodes de chômage, opposé aux modes de production traditionnels que le capital intègre dans son cycle tant dans les « métropoles » qu’à la périphérie, opposé à la circulation, opposé aux différents moments d’une vie privée. Cette particularisation n’est en fait rien d’autre que l’inadéquation à l’appropriation des forces sociales du travail. Le rapport de production de la plus-value aux moments de la reproduction de ses propres conditions était catholique, il devient protestant dans la restructuration actuelle.
Il ne s’agit plus de libérer le travail en se débarrassant de la domination du capital, mais de soumettre la société au prolétariat tel qu’il est devenu, comme classe du capital. Le principe de base est le suivant : la contradiction n’a plus lieu d’être ; sa théorisation la plus adéquate est celle de l’hégémonie du prolétariat.
De façon immédiate, les caractéristiques de ce cycle de luttes se développent alors comme visée autogestionnaire, pouvoir ouvrier, devenir hégémonique, développement sur toute la société d’une contradiction entre dirigeants et dirigés, prise en mains de sa vie. La contradiction qu’est l’exploitation ne porte de projet révolutionnaire, pratiquement et théoriquement, qu’en devenant contradiction de domination, revendication de liberté. Devenir classe hégémonique contre le capital, c’est chercher à résoudre la disjonction établie par celui-ci entre la particularisation du procès de valorisation où se forge, de façon spécifique à la période, son identité en tant que classe productive, et la complète intégration de sa reproduction dans le cycle propre du capital. C’est pour le prolétariat résoudre le rapport entre la particularisation du procès de valorisation et la reproduction d’ensemble du rapport prolétariat-capital qui pose une forme de programmatisme typique de la domination réelle.
Durant toute cette période la critique de la défense de la condition prolétarienne n’est que formelle, elle ne s’adresse qu’à la pratique syndicale, à l’organisation, à l’avant-gardisme, etc., on en appelle à des formes radicales qui seraient le marchepied de la révolution. La liaison entre la révolution et les luttes immédiates s’effectue dans ce cycle sur le contenu gestionnaire, l’auto-organisation ; tous les thèmes du programmatisme reçoivent une nouvelle unité et une nouvelle signification : période de transition conçue comme autogestion généralisée (excluant le passage à un stade supérieur), problème de l’organisation et de la conscience devenus quasiment insolubles par rapport à l’auto-organisation.
Dans leur cours immédiat, les luttes de l’ancien cycle expriment la crise du mode d’appropriation de cette force de travail sociale qu’il a créée, tant en ce qui concerne la particularisation du procès de valorisation par rapport à ses conditions qu’en ce qui concerne le procès immédiat de production. Elles ont par là même pour contenu et dynamique le devenir hégémonique du prolétariat :
– lutte au niveau du procès de travail (travail à la chaine, cadences, production en grande série) ;
– au niveau de la globalisation de la masse salariale dans son rapport avec le prolétaire individuel ; problème des catégories, des qualifications. En domination réelle, la production est le résultat d’une force de travail toujours plus combinée socialement ;
– au niveau du secteur extra-travail : luttes des chômeurs, des exclus, des assistés (voir Italie) sur le caractère collectif de la reproduction de la force de travail. Luttes également au niveau de l’intégration de la reproduction collective de la force de travail qui va de l’éducation au transport en passant par la santé, le logement, la retraite, les jeunes…
Toutes ces luttes sont la crise de l’appropriation de cette force de travail sociale que le capital a créée avec le passage en domination réelle, que cela soit au niveau de la consommation de cette force de travail dans le procès productif ou au niveau de sa reproduction collective, si bien que la liaison faite dans ce cycle avec le procès de la révolution sur la base du contenu et de l’allure gestionnaire des luttes n’est en aucun cas aléatoire, mais est un développement nécessaire à partir de leur immédiateté même.
Si l’ancien cycle de lutte se définit comme décomposition du programmatisme, il ne s’agit pas d’un essoufflement , mais d’un stade spécifique qui a son contenu propre, le « devenir hégémonique », contenu qui implique simultanément ses propres limites :
– incapacité de faire du travail la base de la réorganisation de la société : à la fin des années 60 et au début des années 70, le marginalisme était à la fois la tentative de réorganisation de toute la vie sociale et l’impossibilité manifeste que le travail soit la base de cette réorganisation ;
– intégration totale de la reproduction du prolétariat dans le cycle propre du capital qui détermine la même incapacité au travers de l’autogestion. Le travail, totalement spécifié comme travail salarié ne peut qu’impliquer le capital dans ses tentatives d’affirmation ;
– incapacité de passer de la défense de la condition prolétarienne à la révolution : le non-dépassement des syndicats. Le non-dépassement des syndicats, c’est l’impossibilité de faire de ce qu’est la prolétariat dans le capital la base de l’organisation de la société communiste, le travail ne peut plus être une base d’organisation en dehors de son implication réciproque avec le capital, ce qu’exprime le syndicat. Ce non-dépassement ne provient pas d’une récupération syndicale : il est évident, comme on l’a cru, que s’il y a non-dépassement, c’est bien parce que ces mouvements spontanés ne dépassent pas la défense de la condition prolétarienne et que celle-ci n’est plus, en domination réelle, l’antichambre de la révolution, le fait que les mouvements spontanés ne dépassent pas les syndicats leur est bien intrinsèque. Cependant, les luttes ouvrières en dehors des syndicats, même contre eux, révèlent que la reproduction di prolétariat n’est pas qu’un moment de l’autoprésupposition du capital, mais une contradiction de ce développement ; le débordement des syndicats a pour contenu une crise dans l’autoprésupposition, c'est-à-dire l’existence du prolétariat comme seule classe productive dans sa spécificité par rapport à toutes les autres fonctions du capital. Il ne s’agit plus de savoir si la répartition de la valeur nouvellement créée est juste, mais où celle-ci se crée. Mais tant que dans sa lutte le prolétariat ne dépasse pas la défense de la condition prolétarienne, il ne peut que déborder les syndicats, et non effectuer un réel dépassement de ceux-ci. Se cette défense n’est pas dépassée, cela signifie que la contradiction qui éclate est dominée par la restructuration du capital et donc cela recouvre également la régénération perpétuelle de l’autoprésupposition dans laquelle la contradiction entre le prolétariat et le capital devient un simple antagonisme.
l’auto-organisation du prolétariat est la synthèse de toutes ces limites et renvoie obligatoirement à la défense de la condition prolétarienne et au rapport capitaliste comme domination. Avec l’auto-organisation, la contradiction entre le prolétariat et le capital se centre sur le rôle spécifique du prolétariat dans le mode de production capitaliste, le rapport dépasse le stade du simple antagonisme où, dans le cadre de l’autoprésupposition du capital, il n’est qu’élément du procès de valorisation parmi d’autres. L’autonégation manifeste la crise de cette intégration de la reproduction de la force de travail dans la reproduction du capital. Crise qui va déterminer ces luttes à prendre des allures d’auto-organisation, d’autonomie face au capital.
On ne peut reconnaître un quelconque contenu révolutionnaire, ne serait-ce qu’embryonnaire, dans cette auto-organisation. Une telle démarche refuse de reconnaître pleinement que le prolétariat est une classe de mode de production capitaliste et dans le processus de décomposition du programmatisme, on est contraint à toutes sortes de contorsions théorique pour poser dans les tentatives d’affirmation du travail une amorce du processus révolutionnaire. La décomposition du programmatisme ne peut reconnaître l’appartenance totale du prolétariat au mode de production capitaliste et le révolution comme autonégation du prolétariat (il doit conserver ou produire une indépendance, une autonomie dans laquelle il se constitue comme révolutionnaire). Elle ne comprend les échecs du mouvement de classe non pas de façon intrinsèque, mais toujours comme des insuffisances de développement, et est toujours contrainte de séparer les résultats d’un pseudo processus d’auto-organisation qui seul compterait.
Dans le programmatisme, la forme générale de la lutte de classe du prolétariat, à savoir le fait qu’elle soit pratique d’une classe particulière de la société qui vise à abolit les classes, devient une contradiction et en engendre une série d’autres destinées à la résoudre.
Schématiquement ces contradictions sont le suivantes :
– le prolétariat doit s’affirmer pour se nier ;
– le procès contradiction du capital est porteur du communisme/c’est une classe qui est porteuse du communisme (le premier terme renvoie au fatalisme de certains passage du Capital, le second à la question des « conditions objectives » comme extériorité vis-à-vis de la pratique de classe, ce qui amène à la contradiction suivante ;
– le prolétariat porte toujours l’abolition du capital, mais il ne peut pas toujours faire la révolution.
Dans sa forme classique, le programmatisme prévient la contradiction de la forme générale de la lutte de classes par une série de mesures particulières : parti, programme minimum, période de transition. Ce qui importe, c’est que dans sa forme classique, le programme résout cette contradiction parce qu’il présuppose l’identité absolue du prolétariat, classe du mode de production capitaliste et du prolétariat, classe révolutionnaire. Dans la décomposition du programmatisme, l’impossibilité de passer de la défense de la condition prolétarienne à la révolution provoque la question fondamentale de ce stade de la décomposition du programmatisme qui achève l’ancien cycle de luttes à la suite de l’impasse de « l’hégémonie » : que fait le prolétariat qui est contradictoire au capital ? Et dès l’instant où cette question est posée, l’on ne peut que tenter d’isoler la pratique révolutionnaire du prolétariat de l’activité par laquelle il reproduit les rapports de production capitalistes, et partir à la recherche de la spécificité de cette pratique. Ainsi isolée, celle-ci va forcément se réduire soit à un problème organisationnel, soit au devenir autonome du prolétariat, soit à des embryons, des germes à développer (le devenir pour soi), soit à l’acquisition d’une conscience, soit à une tension vers le communisme qui ne parvient pas à se fixer d’objectif (un besoin, une existence négative). Dans le plupart des cas, la « détermination communiste » du prolétariat rend « normal » que ce soit une classe particulière de la société capitaliste qui abolisse les classes et le capital puisque cette classe, dans son essence, n’est déjà plus une classe de la société capitaliste (ce qui corollairement fait de l’exploitation un rapport de domination, car implication et reproduction réciproque ne peuvent qu’être évacuées). On maintient une contra interne à la classe qui n’est qu’une dualité : quand le prolétariat est posé comme classe du mode de production capitaliste, il n’est pas classe révolutionnaire, et vice-versa.
En investissant le prolétariat d’une dimension humaine, l’abolition des classes existe à l’état latent dans celui–ci. Si le prolétariat peut abolir les classes durant la révolution, c’est parce qu’en lui-même il était déjà l’abolition des classes. On voit bien ici la différence entre le programme classique et la décomposition : pour le premier la dimension humaine di prolétariat est inséparable de son appartenance de classe, c’est l’humanité du travail productif ; pour la seconde, elle est par contre radicalement séparée, séparation qui va jusqu’à la contradiction et au dépassement de l’une par l’autre. La tendance s’autonomise, le prolétariat en est le support, adéquat ou inadéquat selon le cas. Le prolétariat nierait sa position de classe, révèlerait comme humain et alors serait révolutionnaire. En fait, la classe n’est plus alors que dépositaire d’une dynamique présidant depuis la nuit des temps au déroulement de l’histoire (tension vers la communauté).
L’appartenance de classe devient une simple liaison qui fonctionne quand la société se reproduit, qui se brise quand il y a crise, laissant la voie libre à l’individu humain qui sommeille dans chaque prolétaire. En fait, il y a là une totale incapacité à concevoir l’action du prolétariat en tant que classe définie par le mode de production capitaliste autrement que comme affirmation d’elle-même, et incapacité à concevoir la reproduction du capital comme une contradiction et non une occultation de la contradiction. L’autonégation du prolétariat devient un problème interne de distinction à l’intérieur de la classe, dans lequel les luttes extra-travail deviennent primordiales.
L’aliénation du produit signifie immédiatement l’aliénation de l’activité elle-même. Ceci apparaît en domination formelle dans la mesure où l’activité créatrice de richesse se concrétise dans le produit qui lui échappe. Avec la domination réelle, l’appropriation du travail devient le fait du procès de production lui-même, et l’opposition à l’exploitation, à l’aliénation, devient le refus de ce qui est l’activité immédiate du travailleur dans le procès de production. C’est l’activité même du travailleur qui s’oppose directement à lui et non plus simplement en ce qu’elle se concrétise dans un produit qui est propriété du capital. Si donc il y a dans ce rapport, possibilité du refus de ce qui est l’activité du travailleur, « refus du travail », c’est parce que celui-ci n’est que travail salarié. S’il est important de critiquer la formule même de « refus du travail », c’est qu’elle ne peut servir qu’à introduire une autre contradiction que l’exploitation, une dimension humaine au nom de laquelle serait refusé le travail, ou alors, en version moderniste : l’impossibilité de se revendiquer en tant que prolétaire sur la base du travail aboutit à avancer des spécificités d’autres besoins : femmes, immigrés, bretons, etc.
Une autre impasse fréquente de la production théorique actuelle, c’est la position normative. Le programmatisme devient cette position normative lorsqu’a disparu le fil qui relie la situation immédiate de la classe à la révolution. Ne pouvant d’une part se fonder solidement et organiquement sur les luttes revendicatives en tant que telles, ne pouvant d’autre part continuer à dire tout bonnement que la révolution est libération du prolétariat de la domination du capital, la relation n’est plus maitrisée, le problème de la relation, du procès de passage de la situation présente, jugée dans toute sa misère, au communisme, est évacuée au profit d’une norme de jugement que serait un programmatisme radical susceptible de réussir. Le processus historique de la lutte de classe n’est plus vraiment nécessaire par rapport à la révolution, cela commande le glissement de l’analyse où la contradiction entre communisme et capital vient se substituer à la contradiction entre le capital et le prolétariat qui devient alors à l’intérieur de lui-même déjà son dépassement (humanité). L’implication réciproque entre le prolétariat et le capital devient alors vision politicienne, l’intégration c’est le parti communiste, les syndicats, les hauts salaires, la démocratie, l’antifascisme, les néo-réformismes, etc. l’histoire devient une succession d’échecs, d’erreurs, de demi-réussites parfois, de mystifications souvent.
Toutes les impasses de la production théorique actuelle relèvent du fait de ne pas considérer l’ancien cycle comme tel et la nécessité de son dépassement, de ne pas le considérer tel qu’il fut comme un tout et non un processus à radicaliser qui n’aurait pas accompli tout son possible, qui n’aurait pas été, pour une raison ou pour une autre, pur et dur. Après l’échec de l’hégémonie, la fin théorique de l’ancien cycle est incapable de poser l’identité absolue entre le prolétariat, classe qui fait la révolution et classe qui reproduit le capital, et simultanément de par l’obligation à reconnaître le caractère reproducteur de son activité, incapable d’éviter la question.
De façon générale, on ne peut faire l’économie du procès qui relie la révolution à la situation présente, l’économie de la compréhension de la révolution comme produit historique. Que l’on pose le communisme comme une norme jaugeant la réalité présente, que l’on fasse du prolétariat le porteur d’une contradiction ou d’une tendance humaine qui le dépasse et qu’il manifestera pour se nier, que l’on cherche une nature révolutionnaire qui s’actualise selon les conditions, que l’on abandonne enfin le prolétariat totalement intégré dans la reproduction du capital et son autoprésupposition, c’est toujours la même erreur corollaire à la non-conception comme identique du prolétariat comme classe du capital et comme classe révolutionnaire. On considère qu’en tant que produisant le capital il masque, contredit, occulte, nie l’autre terme qui est d’être classe révolutionnaire. En fait, cela revient toujours à poser le processus révolutionnaire comme contradiction interne du prolétariat, parce qu’à ce stade l’incapacité de dépasser l’ancien cycle s’accompagne de l’impossibilité d’éviter l’évidence de la contre-révolution qu’il fonde.
Restructuration et nouveau cycle de luttes
Soit on ne considère pas la période actuelle comme une période de restructuration du capital, mais alors les limites des luttes demeurent inexplicables autrement que sur la base de l’immaturité des conditions ; on ne considère pas l’ancien cycle comme tel et on tombe dans toutes les limites exposées précédemment. En effet, la restructuration ne vient pas briser des luttes qui sans elle seraient révolutionnaires, il y a limitation parce qu’elles impliquent une restructuration qui leur est une réponse adéquate.
Soit on admet le restructuration actuelle mais on conserve une alternative immédiate. Les luttes sont appréhendées sans les caractériser, elles sont simplement lutte contre le capital comme si elles n’avaient aucun contenu. Toutes les luttes sont celles d’un stade historique déterminé du rapport entre les classes (voir la notion de « cycle de luttes »), il n’existe pas de luttes indéterminées, indéfinies, qui s’accentuent, refluent, triomphent, des luttes en soi. Si on admet que le capital se restructure, on ne peut avoir que tel type de luttes qui posent la restructuration comme rapport entre le prolétariat et le capital. Telles contradictions, telles luttes. S’il s’agit simplement de dire que le capital se restructure dans et par sa contradiction avec le prolétariat, c’est là un truisme, si simultanément on admet la possibilité de la révolution comme alternative. La restructuration du capital n’est pas un projet ou un plan que les luttes viendraient taquiner.
La défense de la condition prolétarienne suit un cours heurté qui, de l’éclatement de la contradiction au niveau du rôle spécifique du prolétariat dans la contradiction au niveau de la valeur et de la plus-value, mène à une régénération de l’autoprésupposition du capital. Ce processus fonde socialement une véritable filière dans laquelle la force du processus révolutionnaire est retournée contre lui-même. Autonégation, autonomie locale, durée du travail, débordement des syndicats, refus du travail, luttes sur les conditions de travail, se transforment en processus moteur de la restructuration au travers de l’action sociale et politique de groupes, syndicats ou partis qui expriment ce cours heurté, depuis la radicalisation de la lutte jusqu’au simple antagonisme. On n’a pas là une « récupération », mais simplement le fait que le développement du capital est le procès contradictoire de la lutte de classes, qu’il en est constamment le résultat. Dans le même mouvement où la restructuration de fonde sur les limites du processus révolutionnaire, c’est elle qui fait des formes les plus avancées de ce processus des limites ; aucun des deux termes n’est premier par rapport à l’autre. La restructuration n’est pas un projet du capital que les luttes ouvrières aident ou contrecarrent, elle n’a, comme tout le développement du capital, d’autre dynamique que la contradiction entre le prolétariat et le capital, elle n’est rien d’autre. Les points les plus avancés sont retournés contre le processus lui-même ; si ce n’est que par là qu’ils deviennent limites, le mouvement lui-même n’est d’emblée possible que par le contenu de ces luttes posé par le crises d’un stade chaque fois spécifique du capital.
Quand la restructuration apparaît dans son objectivisme comme processus économique quantitatif de redressement du taux de profit, et si elle est à ce niveau la réponse aux luttes du prolétariat et par là correctement désignée comme contre-révolution, c’est parce que, on l’a vu, cette baisse est elle-même lutte de classes, contradiction entre prolétariat et capital. Le cours qualitatif de la restructuration du capital est lui-même déterminé par ce qui pourrait n’être compris que comme croissance quantitative, la recherche par le capital de la croissance de la productivité est toujours, vu ce qu’est le capital (appropriation du travail vivant par le travail objectivé), transformation qualitative du rapport entre les classe qu’est la subsomption du travail sous le capital. Toute croissance quantitative ne peut qu’être transformation et dépassement adéquat de la phase précédente.
De façon globale, c’est le contenu de ce cycle de luttes, l’hégémonie, que le capital constitue en limite et sur lequel se fonde la restructuration. C’est ce contenu qui est alors retourné contre le prolétariat. C’est en s’appropriant de façon adéquate ces forces sociales du travail, qu’il a lui-même créées, que le capital se restructure. Constituant le « devenir hégémonique » comme limite, le capital résout la disjonction entre la particularisation comme classe productive et sa totale intégration dans la reproduction du capital, tant comme restructuration du procès immédiat qui était corollaire de cette disjonction que comme rapport du procès immédiat et de la reproduction de ses conditions.
En domination réelle, l’appropriation des forces sociales du travail devient le fait du procès de production, avec la système automatique, elle est le fait du procès de production adéquat à cette appropriation de la division du travail, de la coopération, de l’association. Ces forces sociales se trouvent concrétisées face au travailleur, en un système totalement indépendant de lui dans le capital fixe qui n’est plus régi que par ses propres lois de fonctionnement et non par l’analyse des temps et mouvements, par la collection des travailleurs, et par la parcellisation des tâches. On pourrait dire de même qu’avec la production en flux continu, cette force sociale du travail qu’est la science n’est plus appropriée simplement dans le capital fixe en tant finalement que simple agent de production, son appropriation se confond avec le procès productif lui-même. Outre l’appropriation des forces sociales du travail avec le développement de l’automation et de l’informatique, le capital crée dans le procès de production les organes spécifiques de l’absorption de l’activité combinée du travailleur collectif. Avec la télématique, cette appropriation dépasse le cadre de la division technique pour atteindre la division sociale du travail et l’interdépendance générale du travail.
Dans la valorisation intensive telle qu’elle s’était développée, les branches dominantes étaient celles des biens d’équipement et des biens de consommation durable. Le développement des industries telles que la microélectronique, les instruments de mesure, les systèmes de contrôle économisant l’énergie, les équipements de commande à distance, les machines polyvalentes et autocontrôlantes, correspond à la nécessité de rompre la logique consistant à constituer des ensembles productifs lourds et rigides par l’intégration technique d’équipements spécialisés et la parcellisation corrélative du travail. Il s’agit de s’attaquer au rapport entre l’augmentation du capital fixe et l’augmentation du surtravail (l’augmentation de la valeur ajoutée de plu en plus couteuse en capital fixe), de s’attaquer au fait qu’un augmentation infime de surtravail nécessite une croissance de plus en plus grande de capital fixe.
Au niveau de sa reproduction, c’est en tant que force sociale que la force de travail est intégrée dans le cycle propre du capital. Il s’agit de l’intégration dans le cycle du capital productif de la production des marchandises entrant dans la continuité du cycle d’entretien de la force de travail. C’est en tant que force sociale du travail que la reproduction de la force de travail est intégrée dans le cycle du capital et non plus comme somme de travailleurs productifs individuels. C’est là une transformation du procès de reproduction des rapports sociaux qui rend celui-ci adéquat à l’existence du travailleur collectif comme force valorisante du capital. En outre, de la même façon que le rôle particulier de l’État dans la reproduction de la force de travail et le procès de travail à la chaine avaient tous deux la même origine dans le dépassement des limites de la domination formelle, de la même façon le mouvement de privatisation fait partie du même processus de restructuration que le système automatique des machines qui rend possible la rentabilisation de la production de ces marchandises et services spécifiques. Il ne s’agit pas là d’un heureux concours de circonstances, mais du même processus de restructuration dans lequel le procès de production et de reproduction du capital devient un procès adéquat à l’appropriation des forces sociales du travail.
Avec la transnationalisation actuelle du mode de production capitaliste, l’interdépendance générale du travail social n’est plus seulement l’échange de marchandises produites indépendamment les unes des autres, ou dans des conditions sociales différentes, mais des différences sont prises comme base de la production, sont intégrées dans un processus continu. L’internationalisation est à la fois exploitation et négation des disparités. L’interdépendance générale du travail social à l’échelle mondiale se trouve objectivée dans le procès de production immédiat en ce que celui-ci est déterminé comme élément du cycle international du capital qu’il présuppose.
La restructuration ne se compose pas d’éléments juxtaposés. Leur caractère commun d’appropriation des forces sociales du travail se constitue comme totalité au niveau de la reproduction globale du rapport entre prolétariat et capital. Il s’agir du mouvement par lequel la valorisation s’empare des conditions de son propre renouvellement qu’elle parcourt ; conditions qu’elle ne faisait auparavant que créer et définir et par rapport auxquelles elle se définissait comme un moment particulier. Il y a appropriation des forces sociales du travail (problème central de la restructuration comme transformation du rapport entre le prolétariat et le capital) que si l’interdépendance du travail humain, tant comme marché mondial, comme moment de la reproduction de la force de travail (éducation, famille, chômage, maladie, etc.) que comme circulation, est posée comme totalité que la valorisation parcourt. Il ne s’agit pas simplement que tous ces mouvements concourent à la valorisation, mais que la valorisation ne s’y perde pas ; ce n’est qu’ainsi que cette force de travail sociale que le capital a créée devient en tant que telle force productive du capital, en même temps que la coopération, l’association, la division du travail, la science dans le procès de production immédiat. Les transformations techniques qui se déroulent dans ce dernier sont adéquates à son propre niveau du procès d’ensemble, elles sont l’objectivation dans le capital fixe de cette appropriation générale et existence du procès de production immédiat, qui lui est adéquat. Rendre productive la segmentation de la force de travail, ou faire que la valorisation parcoure la circulation (et non s’identifie), impliquent cette objectivation dans le capital fixe des forces sociales du travail qui se développent dans le procès de production immédiat.
Dans le cycle de luttes qui se met en place, dire que l’exploitation est la contradiction, c'est-à-dire qu’elle a pour contenu la reproduction de l’exploitation, car elle parcourt l’ensemble de son cycle de reproduction. Le point central de la lutte des classes, là où se noue la contradiction, n’est plus ce mouvement de l’extraction de la plus-value à partir duquel seulement se joue le contrôle sur la société, mais qui ne remet pas en cause l’intégrité des protagonistes. Dire que la reproduction de l’exploitation est devenue le contenu empirique des luttes, c'est-à-dire que le prolétariat dans sa contradiction avec le capital se remet lui-même en cause comme classe, que la lutte ne peut être élimination préalable de l’adversaire. En devenant contradiction à ce niveau (l’autoprésupposition), l’exploitation pose comment la lutte d’une classe peut contenir, être l’abolition des classes (sa propre négation). Ce cycle de luttes est la résolution empirique des contradictions du programmatisme, tout au moins il prote dans son cours immédiat cette résolution et non de façon générale comme révolution (c'est-à-dire par définition). Dans la dynamique de ce cycle de luttes, l’abolition des classes et, pour le prolétariat, sa propre abolition, est le contenu immédiat de la contradiction (qui se situe au niveau du renouvellement du rapport) et non la conséquence nécessaire de l’abolition préalable du capital, ou même le corollaire obligé.
Les luttes du nouveau cycle peuvent être saisies sous trois aspects :
- La lutte de classe prend racine et ne fait pas que s’étendre comme dans le cycle précédent à tous les secteurs de la reproduction. L’affrontement avec l’État, médiation nécessaire de la reproduction de rapports sociaux, devient l’organisation des luttes et non le cadre de l’entreprise : la lutte s’organise sur la base de cet affrontement et non sur la base de l’usine (Lorraine 1979-1983, Boussac dans les Vosges). Il n’y a pas extension en dehors de l’entreprise, mais à tous les niveaux, contradiction qui prend racine et se développe pour soi-même ; logement, transport, femmes, jeunes, etc., sans poser la question de « la liaison avec la classe ouvrière » avec « l’usine ». luttes contre le chômage, les transformations techniques, la vie chère, qui ne peuvent être limitées au niveau de leurs manifestations syndicales. Dans tout cela, le cœur de la contradiction est que les conditions produites doivent ses reproduire comme capital (lui faisant face).
- La contradiction se situant au niveau de l’autoprésupposition, ce que l’analyse doit montrer c’est précisément cette critique de la condition prolétarienne que contiennent quasiment toutes les luttes actuelles : « refus du travail » sous toutes ses formes, désintérêt pour la grève en elle-même ou l’occupation, non entretien du matériel, non prise en compte des besoins sociaux. De la même façon qu’il y a contradiction avec les conditions produites comme devant être du capital, il y a mise en cause de soi-même comme devant valoriser cette valeur produite. Là, toutes perspectives gestionnaires ou auto-organisatrices ont disparu (voir la dernière grève du tri postal en 1983). C’est la reproduction du rapport de classe qui est au cœur : on peut lutter contre le chômage et critiquer la condition prolétarienne.
- Enfin, il n’y a aucune manifestation positive de projet de dépassement du capital qui se manifeste, c'est-à-dire aucun mouvement social, aucun projet partant de ce qu’est le prolétariat dans la société capitaliste et le conservant (le communisme lui-même ne tenant pas de ce cycle de lutte, mais est porté par la crise de cette phase). La période n’autorise aucun projet de réorganisation sociale comme cela fut le cas avec l’hégémonie, l’autogestion. Toute tentative d’auto-organisation, de vivre autrement, etc. est maintenant immédiatement un vulgaire réformisme se confondant de plus en plus avec la contre-révolution. Participent à cet aspect des luttes le côté informel de celles-ci qui ne s’organisent pas sur des bases préexistantes : entreprise, métier (certaines grèves de la FIAT dans les textes de Collegaminti, sidérurgie lorraine 1979). Ce sont les manifestations de Zurich, Berlin, Amsterdam, une lutte contre le capital qui se nourrit d’elle-même, qui est son propre motif, qui ne pose de revendications que pour les critiquer, réclamer autre chose et le critiquer à nouveau.
L’exploitation dans le mouvement de sa propre reproduction, comme contradiction entre le prolétariat et le capital, est autant la dynamique contradictoire de cette phase que ce qui porte son dépassement. Il s’ensuit que dans les luttes du prolétariat, ce contenu de la contradiction détermine le cours heurté de la lutte de classes entre la remise en cause de cette autoreproduction (cf. Thèse 10) et se transformation en antagonisme au contenu spécifique : la tactique sociopolitique des syndicats (on y retrouve le même fondement : la valorisation qui parcourt l’ensemble des conditions de sa reproduction). Pour cette dernière, il s’agit de considérer le prolétariat non seulement comme vendeur de sa force de travail, mais aussi comme producteur : amère victoire du programmatisme. À ce niveau, la réorganisation de la société se confond avec la défense de la condition prolétarienne, elle devient mouvement progressif, négocié, paritaire. Cette tactique est le retournement dans le contre-révolution du contenu de l’ancien cycle.
Si, dans le nouveau cycle de luttes (parce qu’il est remise en cause de l’intégrité des protagonistes de la contradiction), à partir du contenu de celles-ci, c’est la défense de la condition prolétarienne qui apparaît comme une limite, si c’est le débordement des syndicats, ou encore l’auto-organisation, c’est travailler dans la lutte des classes à la manifestation de ce qu’elle contient qui est travailler à la victoire de la révolution communiste, et non pas y opposer dogmatiquement un processus révolutionnaire pur et dur ou un désintérêt pur et simple parce que ces luttes ne porteraient pas immédiatement la révolution. Actuellement ce sont ces luttes elles-mêmes qui butent sur leur propre contenu. Toute la difficulté est de ne pas demeurer dans ce que le mouvement de restructuration du capital pose comme limites de la révolution ou inversement se cantonner dans une position normative. Il s’agit de développer comment l’on passe de la situation actuelle à la révolution.
Les moments particuliers de la lutte de classes sont compris comme une totalité au sein de laquelle ils s’impliquent mutuellement et en cela tous sont posés comme nécessaires et moments du processus de la révolution se faisant, y compris le développement du capital (contre-révolution). Sur cette base, nous n’avons jamais conçu ce qui se passait, les axes de l’ancien cycle, comme une erreur par rapport à une ligne juste, nous avons chaque fois essayé d’analyser chaque moment, chaque lutte comme étape nécessaire par rapport à la révolution, nous n’avons jamais opposé formellement révolution et situation présente en intégrant continuellement cette situation dans la perspective de la révolution, considérant cette dernière comme un produit historique. En effet, la théorie n’est pas fondée par le communisme conçu comme une sorte de but final qu’elle découvre peu à peu dans totalité invariante. Elle n’est théorie communiste qu’en ce qu’elle est théorie du procès de la révolution, théorie du procès contradictoire entre les classes qu’est la mode de production capitaliste et qui produit le communisme.
Comprendre une pratique du prolétariat dans le développement du capital, ce n’est pas ipso facto en faire une pratique purement et simplement contre-révolutionnaire ; si la théorie ne se fonde sur aucune pratique immédiate pour dire voilà en tant que tel le « négatif à l’œuvre », c’est qu’elle est dans le nouveau cycle de luttes critique de celui-ci sur la base de sa propre dynamique, en ce qu’il produit et nécessite son dépassement comme révolution ; ainsi la critique perpétuelle effectuée par la théorie n’est pas pout autant une extranéité.
Les points théoriques qui sont dorénavant acquis sont les suivants : la révolution comme autonégation du prolétariat, la défense de la condition prolétarienne comme limite et non une critique formelle de celle-ci à travers des organisations (syndicats, partis ou avant-garde), la théorisation et la critique du programmatisme, de la domination réelle et formelle, l’identité entre la contradiction prolétariat/capital et le développement du capital, l’identité entre ce qui fait du prolétariat une classe du mode de production capitaliste et ce qui en fait une classe révolutionnaire, la compréhension de la période précédente comme cycle de luttes achevé. Cependant, depuis le début des années 70, la production théorique dans ce qu’elle a de plus important s’est effectuée sur la base d’un malentendu : tout ces acquis sont dus à la contre-révolution, au fait qu’elle effectue pratiquement la critique de l’ancien cycle en en retournant les limites. Il ne restait plus qu’à la reconnaître.
Signification historique du capital et révolution
Dire que la contradiction entre le prolétariat et le capital n’est pas différente du développement du capital, c’est dire qu’il n’y a pas besoin de concevoir le prolétariat comme ambivalent pour qu’il soit simultanément élément de la contradiction motrice du capital (et non sujet du capital, le capital est tout autant sujet que le prolétariat) et révolutionnaire, mais par contre il devient alors indispensable d’arriver à poser comment la contradiction entre le prolétariat et le capital, le développement du capital, devient révolutionnaire, le problème du développement du capital est consubstantiel à celui de la production du rapport révolutionnaire. Saisir le rapport révolutionnaire comme l’accomplissement de la signification historique du capital, c’est la poursuite d’une élaboration théorique sur une double base : la contradiction entre le prolétariat et le capital est identique au développement du capital, il ne peut donc y avoir de position alternativiste (une nature révolutionnaire se révélant contre la restructuration) ; deuxièmement, le prolétariat est une classe du mode de production capitaliste, la révolution ne peut être dégagement du capital.
Le mode de production capitaliste produit les conditions de l’immédiateté sociale de l’individu de par la nature même du rapport contradictoire entre le prolétariat et le capital (exploitation, extranéisation des forces productives sociales, aliénation). Avec la plus-value comme but de la production, les hommes entrent dans des relations sociales universelles, aucune limite n’est tenue pour acquise, ils produisent l’universalité de leurs besoins et de leurs jouissances. Sous un autre aspect, ces conditions sont produites dans le fait que le travailleur ne se trouve subsumé sous autre chose que son activité immédiate productive qui n’existe que présupposée par l’activité générale de la société (le capital est une contradiction en procès en ce qu’il transforme tout travail individuel en travail social et ne peut que reproduire leur opposition). C’est par là que la contradiction entre le prolétariat et le capital détermine son dépassement comme immédiateté sociale de l’individu, c'est-à-dire la pratique de sa propre activité comme pratique de la société, car incluant toute l’activité de cette société sans les médiations des classes, de la propriété, de la division du travail.
L’immédiateté sociale de l’individu, cela signifie l’abolition de la scission de la société en classes, scission par laquelle la communauté est étrangère au prolétaire. Le prolétaire n’est pas simplement séparé de la communauté en tant qu’individu isolé, il l’est pare qu’il n’est être de cette communauté que par la contradiction et la séparation qui l’implique avec le capital. L’immédiateté sociale de l’individu implique l’abolition des classe dont le prolétariat, il faut donc que la contradiction entre le prolétariat et le capital contienne intrinsèquement (non comme un article de programme à réaliser, ou une conséquence nécessaire, logique, de l’abolition du capital) cette abolition (voir le nouveau cycle). Et cela ce n’est que la contradiction de la phase qui s’ouvre actuellement qui le porte au travers de la remise en cause dans la contradiction qu’est l’exploitation de sa propre XXX de classe par le prolétariat. Si le capital est le procès de production des conditions historiques du communisme, cela ne signifie pas que ce dernier soit une transcroissance du capital, car c’est comme capital qu’il est ce procès et ce procès c’est la contradiction qu’est la lutte de classes.
Défini par l’immédiateté sociale de l’individu, le communisme est le résultat de la contradiction entre le prolétariat et le capital parvenue au stade où l’objectivation des forces sociales du travail (synthèse de toutes les caractéristiques précédentes) face aux travailleurs est devenue le mouvement de l’exploitation à travers le procès de production.
L’objectivation des forces sociales du travail dans le capital et l’impuissance du travail immédiat face au capital expriment les deux pôles opposés d’un même rapport qui est l’accomplissement de la signification historique du capital. C’est le rapport d’exploitation, la reproduction réciproque du capital et du prolétariat qui tend à être remise en cause. Si le prolétariat se trouve dans son existence de classe de la valorisation, tel que le définit son rapport au capital, en contradiction avec la valeur accumulée comme capital, cela n’est pas seulement le fait du développement quantitatif du capital, mais d’une transformation qualitative.
À travers tout cela, il apparaît que le grand rôle historique du capital est de produire du surtravail, de faire de la plus-value le but de la production ; l’exploitation est le mouvement réel d’universalisation. Cependant, c’est en faisant de la plus-value le but même de la production que le capital est lui-même l’entrave principale de cette tendance. La contradiction « classique » entre les forces productives et les rapports de production n’existe pas ; l’autovalorisation est simultanément la tendance au développement illimité des forces productives et leur limitation. Le procès dans lequel le capital se manifeste dans le mouvement de son abolition et de la création d’un monde nouveau de la société n’apparaît comme un simple mouvement tendanciel du capital que parce que ce dernier, se présupposant, fait de sa contradiction avec le prolétariat un rapport à lui-même. En fait, ce procès est celui de sa contradiction avec la prolétariat, c’est celui de l’exploitation. Le développement du capital, c’est cette contradiction produisant les conditions de sa résolution comme son propre approfondissement. Ainsi le prolétariat abolissant le capital et produisant le communisme ne « profite » pas d’un développement du capital lui facilitant la tâche. La signification historique du capital, c’est une contradiction entre les classes qui est devenue la condition de sa propre résolution comme immédiateté sociale de l’individu.
Comment le prolétariat agissant strictement en tant que classe peut-il être dans une contradiction avec le capital telle qu’abolissant celui-ci, il s’abolisse lui-même ? Tout le problème est celui du contenu historique de la contradiction, contenu qui ne peut consister pour le prolétariat à poser le capital comme prémisse d’un libre développement de l’individu social.
Le rapport de prémisse est un rapport contradictoire entre le prolétariat et le capital, dans ce rapport le prolétariat est simultanément impliqué et reproduit par le capital comme classe de la valorisation et incapable de la valoriser, non seulement par le développement quantitatif de celui-ci, mais de par le contenu qualitatif de ce développement. L’incapacité qualitative à valoriser le capital est dans la crise de la phase qui s’ouvre avec la restructuration actuelle, la vérité de la signification historique du capital. Le rapport de prémisse est alors une pratique dans laquelle la valeur accumulée est posée par le prolétariat comme prémisse d’un libre développement de l’humanité. L’indépendance des rapports sociaux sui caractérise l’aliénation n’est rien d’autre que la scission de la société en classes, dont la reproduction passe nécessairement par leur implication réciproque, étant par là, pour chacune, une présupposition étrangère et antagonique. L’aliénation, c’est l’existence comme présupposition antagonique d’une particularité sociale (définition des classes) à reproduire.
« Mais au fait, que sera la richesse une fois dépouillée de sa forme bourgeoise encore limitée ? Ce sera l’universalisation des besoins, des capacités, des jouissances, des forces productives, etc. des individus, universalité produite dans l’échange universel. Ce sera la domination pleinement développée de l’homme sur les forces naturelles, sur la nature proprement dite aussi bien que sur sa nature à lui. Ce sera l’épanouissement entier de ses capacités créatrices, sans autre présupposition que le cours historique antérieur qui fait de cette totalité du développement son but en soi ; en d’autres termes, développement de toutes les forces humaines en tant que telles, sans qu’elles soient mesurées d’après un étalon préétabli. L’homme ne se reproduira pas comme unilatéralité, mais comme totalité. Il ne cherchera pas à demeurer quelque chose qui a déjà été, mais s’insèrera dans le mouvement absolu du devenir. » (Fondements, Marx, Ed. Anthropos, t. 1, p. 450) Nous n’avons pas là affaire à un état social indépendant du développement même du capital, mais à la résultante nécessaire de ce développement contradictoire, la production de ce devenir s’effectuant comme lutte de classes est précisément le contenu de la contradiction qui l’abolit.
Le rapport de prémisse est l’achèvement du nouveau cycle de luttes déterminé par le contenu de celui-ci (l’autoprésupposition comme contenu immédiat de la contradiction), il est la signification historique du capital comme rapport contradictoire entre les classes.
En ce que c’est son rapport même au capital qui fait du prolétariat une classe révolutionnaire, et non une modalité de son être, on peut d’ores et déjà dire que le processus révolutionnaire n’est ni une libération du prolétariat, ni un immédiatisme du communisme sur la base de ce que serait le prolétariat (activité humaine contrariée). Le communisme se produit contre le capital et médié par cette contradiction. Ce qui était pour le programme une limite infranchissable devient le procès même de la révolution. On a simultanément la reproduction de la particularisation sociale du prolétariat le définissant comme classe et cette reproduction comme rapport révolutionnaire au capital, la façon même d’être une classe implique l’abolition du capital et des classes. Les contradictions du programmatisme sont résolues en tant que telles au travers du fait que la seule limite de la révolution est qu’elle soit médiée par le capital et non développement du communisme en soi contre le capital – l’adversaire – comme le développe l’immédiatisme du communisme ou la libération du travail. Enfin, rapport entre les classes, le rapport de prémisse n’est pas une base objective existant en dehors de la pratique du prolétariat, il n’est qu’activité des fractions communistes (« fractions », car la classe est par définition prise dans la reproduction du capital ; c’est cela, entre autres, la médiation de la révolution par le capital).
Effectuée par une classe particulière communisant la société contre le capital, la révolution ne peut être d’emblée le communisme. La complexité de son processus résulte de ce que le prolétariat ne peut promouvoir, à partir de ce qu’il est, aucune organisation sociale, et qu’il ne peut non plus faire du communisme son mode d’être, alors qu’il ne peut triompher qu’en prenant des mesures communistes et non transitoires. La spécificité de la révolution est que ces mesures communistes sont prises contre le capital. On n’abolit pas le capital pour le communisme, mais par le communisme ; dans sa lutte contre le capital, le prolétariat produit le communisme. La notion de « mesures communistes » doit être distinguée du communisme : ce ne sont pas des embryons de communisme, c’est sa production par le prolétariat. L’activité révolutionnaire du prolétariat a toujours pour contenu de médier l’abolition du capital par son rapport au capital ; ce n’est ni un dégagement (libération) du capital comme affirmation du prolétariat, ni un immédiatisme du communisme.
De façon concrète, le prolétariat dans sa lutte, abolit la valeur, mais le mode d’être social qui en résulte immédiatement n’est pas l’immédiateté sociale de l’individu, car l’activité du prolétariat abolissant la valeur est médiée par le capital, la lutte contre celui-ci, qui est en face de lui. Il en est de même de l’abolition du travail salarié (l’abolition du travail salarié n’est pas libération du travail), l’activité n’est manifestation de soi, c'est-à-dire suppression de son caractère reproducteur de quelque chose qui a déjà été, qu’en étant imposée par la nécessité de la lutte contre le capital. Production de l’immédiateté sociale de l’individu, cela signifie que la révolution abolit les classes, c'est-à-dire toute position sociale spécifique par rapport à la production de la vie, c’est simultanément l’abolition de la division du travail. Cette abolition de la reproduction de la production selon des secteurs différents qui est inhérente à la loi de la valeur et à la péréquation du taux de profit, s’effectue dans la révolution où elle est une mesure communiste et non évidemment durant le communisme qui ne passe pas son temps à abolir la valeur.
Ce qu’il y a d’essentiel dans le processus révolutionnaire, c’est qu’en tant que production consciente de l’histoire, le contenu de son action s’impose à lui comme mesure pour assurer sa victoire ; abolition de la valeur, du salariat, de la propriété, du cadre de l’entreprise, de la division du travail, de l’État (production de l’immédiateté sociale de l’individu), ne sont pas des buts que le prolétariat tendrait à réaliser après sa victoire, mais des nécessités immédiates qui apparaissent dès qu’il se heurte à la contre-révolution ayant pour contenu le capital qu’il pose face à lui-même comme une simple prémisse dans le moment où celui-ci se pose de façon de plus en plus précaire comme procès de reproduction de la société.
En fait ce n’est pas l’abolition de la valeur, du travail salarié, de l’échange, de la propriété, qui sont elles-mêmes ces mesures communistes, car sinon il n’y en aurait qu’une (l’abolition du capital), les mesures communistes sont des mesures « conjoncturelles » et c’est leur caractère partiel, limité, qui fait qu’elles prennent le même problème sous des aspects et des angles d’attaque différents, leur uniformisation est même le procès de la révolution. La contre-révolution s’appuie sur ce caractère encore limité, dû au fait que le rapport révolutionnaire entre le prolétariat et le capital existe dans la reproduction du mode de production capitaliste. Contradiction de la reproduction, l’activité révolutionnaire implique, face à elle, la contre-révolution comme reproduction du capital et de la condition prolétarienne. Il n’y a pas généralisation de la pratique des fractions communistes pour abolir le capital, ce n’est pas une unification en vue d’une action commune, cette généralisation ne peut s’effectuer, ne s’effectue, que comme étant déjà partie prenante de la pratique d’abolition du capital par le prolétariat, qui se nie lui-même. La généralisation n’est pas une forme ; abolissant le capital, le prolétariat abolit ce par quoi son unicité est mouvement de diversités, son unification ne peut être que l’abolition du capital et sa propre abolition, elle est un contenu.
Les fractions communistes n’existent que comme action de classe abolissant le capital et se niant, donc comme pratique consciente, car abolition de l’extranéisation des forces sociales, donc du caractère étranger du procès historique. Cependant, en tant que pratique, elle est encore pratique humaine ayant ses forces en face (lorsque le prolétariat s’organise comme classe contre le capital dans la révolution, c’est sur la base du fait que toute son organisation et son association se trouvent dans le capital et non en lui-même), d’où le fait que l’abolition de l’aliénation, pour être le procès conscient, qu’elle est nécessairement, doit travailler à l’affirmation de sa conscience. Il faut éviter deux positions unilatérales : premièrement, la révolution ne triomphe que comme une application de la théorie, c’est reconnaître un mouvement automatique de l’histoire et une volonté consciente. Deuxièmement, les hommes font l’histoire, l’opposition du prolétariat au capital a intrinsèquement, naturellement, la conscience de son dépassement communiste, parce qu’elle est ce qu’elle est. On ne tient pas compte de la réalité de l’aliénation et du fait que la révolution est effectuée par une classe particulière. L’activité des fractions communistes est prise dans le caractère automatique de l’histoire, qui n’a pour contenu que l’abolition de cette automaticité. L’abolition du capital n’est le procès conscient, qu’elle est nécessairement, que prise dans cette contradiction, l’histoire consciente, c’est le communisme, la révolution est théorique.
[1] Si l’augmentation de la productivité qui dévalorise progressivement le capital constant n’empêche pas l’éclatement de la crise générale, c’est parce que l’accumulation du capital ne croit pas dans la même proportion que le surtravail. Périodiquement, la dévalorisation inhérente au mouvement du capital n’assure pas une baisse du travail nécessaire qui augmente la partie nécessaire pour assurer la valorisation du capital. Si le travail nécessaire correspond à ¼ de la journée, un doublement de la productivité, avec l’investissement qu’il représente, n’accroit la plus-value que de 1/8.
[2] Comme mode de production, la valeur nécessite de prendre la temps de travail comme mesure de la rémunération du travail, moins les défalcations bien connues ; c’est en cela qu’elle se présente comme caducité du rapport salarial : alors que la valeur demeure la communauté, la force de travail n’est plus une marchandise. Faire de la caducité du salariat un stade spécifique contre le capital et organiser un nouvel ordre social, une société de dégénérescence de l’aliénation, ce n’est rien d’autre que la façon pour le prolétariat, à partir de sa situation dans le capital, d’intégrer le développement de celui-ci, et en cela il est en contradiction avec la reprise du capital s’effectuant au travers de la crise, car le mode sur lequel le prolétariat intègre le développement du capital est un mode de dégénérescence des rapports sociaux capitalistes, donc un mode qui lui est propre ; il n’aide ni ne préfigure la restructuration.
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Théorie Communiste 9 (1989)
Mai 1989/May 1989
- Le prolétariat et le contenu du communisme.
Le prolétariat et le contenu du communisme
Contents
A) Le Proletariat est constamment en contradiction avec sa propre definition comme classe . 1
B) La production historique du communisme. 2
C) La situation du proletariat dans la contradiction definit le contenu du communisme. 2
II) La situation de classe du proletariat definit le contenu du communisme. 5
A) Le proletariat negation de la propriete. 5
1°) Le capital comme séparation du travail et de la propriété: forme développée de la propriété. 5
2°) Le dépassement de la propriété et son contenu. 5
B) Le proletariat negation de la division du travail. 6
1°) La division du travail: antagonisme du travail et de son caractère social. 6
2°) Le dépassement de la division du travail et son contenu. 7
C) Le proletariat negation de la valeur et de l'echange. 10
1°) Le prolétaire n'est pas un échangiste. 10
2°) Les deux moments de l'échange entre capital et travail. 11
3°) Le dépassement de la valeur et son contenu. 15
D) Le proletariat negation des classes. 17
2°) La reproduction du prolétariat n'est jamais sa confirmation. 19
3°) Le capital implique le capitaliste: le prolétariat est en contradiction avec une classe. 20
4°) Le dépassement des classes comme lutte des classes. 22
5°) L'abolition des classes et son contenu. 27
I) Le Proletariat: dissolution des conditions existantes comme mouvement des conditions existantes.
A) Le Proletariat est constamment en contradiction avec sa propre definition comme classe .
La contradiction qui porte le communisme c'est le développement contradictoire du mode de production capitaliste. Pour que cette proposition dépasse la problématique renvoyant à des conditions accumulées dont le prolétariat parvient à tirer profit après une succession d'échecs dus à leur immaturité, il suffit de dépasser l'illusion de l'auto-présupposition du capital, qui se donne constamment en tant que pôle du rapport de classe qui subsume l'autre pôle comme la base et la condition du renouvellement du rapport lui-même. Dépassant cette illusion de l'auto-présupposition du capital, on comprend alors son dépassement comme contradiction de classes. En tant que procès d'une contradiction entre des classes, le contenu de ce développement du mode de production capitaliste (production des conditions du communisme) n'est pas dans un rapport fortuit ou analogique avec le contenu du communisme.
Le prolétariat est constamment en contradiction avec sa propre définition comme classe:
_ La nécessité de sa reproduction est quelque chose qu'il trouve face à lui représentée par le capital.
_ Le prolétariat ne trouve jamais sa confirmation dans la reproduction du rapport social dont il est pourtant un pôle nécessaire.
_ Le prolétariat est en contradiction non pas avec un mouvement automatique de reproduction du mode de production capitaliste mais avec une autre classe. Le capital est nécessairement classe capitaliste. Pour le prolétariat sa propre existence de classe passe par une médiation, la classe antagonique.
_ En tant que non-capital, la dissolution des conditions existantes est une classe et non un mouvement interne des contradictions du capital.
Tous ces aspects trouvent dans la baisse tendancielle du taux de profit leur expression synthétique en mouvement:
défini dans et par l'exploitation, le prolétariat est en contradiction avec l'existence nécessaire de son travail comme capital, c'est-à-dire valeur autonomisée face à lui et ne le demeurant qu'en se valorisant. Dans le taux de profit, le mouvement même de l'accumulation rapporte constamment la plus-value à toute la valeur produite et transmise. Si la valorisation est le mouvement dans lequel le travail existe comme travail social, il rencontre comme sa propre limite l'existence sociale même du travail comme valeur s'accumulant. L'accumulation du capital acquiert une signification historique comme procès de cette contradiction et comme production de son propre dépassement, de ce point de vue là, elle peut être considérée comme développement des conditions du communisme.
B) La production historique du communisme.
Tout développement contradictoire du mode de production capitaliste se définit comme rapport entre le capital et une classe dans laquelle ce développement devient la condition de son dépassement en ce qu'il en définit le sujet, le prolétariat, et en détermine le contenu, l'immédiateté sociale de l'individu.
Il est évident que posé ainsi la production du communisme est historique, elle résulte d'un rapport contradictoire dans le mode de production capitaliste tel que le prolétariat se trouve simultanément impliqué comme classe du capital et incapable qualitativement de le valoriser. Il est amené à poser tout le développement antérieur objectivé dans le capital comme prémisse d'un libre développement de l'humanité (la reproduction de quelque chose qui a déjà été est inversement la substance même de l'aliénation). La production du communisme par le prolétariat résultant de ce rapport de prémisse, nécessite un stade de développement particulier de la contradiction entre les classes, du mode de production capitaliste, (confer TC8).
C) La situation du proletariat dans la contradiction definit le contenu du communisme.
De cette production historique du communisme, il en résulte que le prolétariat trouve en lui-même la capacité d'abolir le capital et de définir le contenu du communisme non pas comme une nature révolutionnaire face au capital mais comme terme du rapport capitaliste: il est la négation des conditions existantes sur la base des conditions existantes, comme mouvement interne de ce dont il est la dissolution. Le prolétariat est la négation, la dissolution, de la propriété privée, de la division du travail, de l'échange et des classes comme moment nécessaire à partir de ce que sont la propriété privée, la division du travail, etc... Il n'est producteur du communisme que dans le cours de la contradiction avec le capital et non en lui-même s'émancipant du capital ou se révélant contre lui, il n'y a pas d'être subversif du prolétariat. Si la négation est un moment interne de ce qui est nié, le dépassement est un développement de la contradiction, il provient de ce développement, il n'est pas révélation ou actualisation d'une nature révolutionnaire, mais production historique interne.
Par exemple, le prolétariat ne porte le triomphe de la non propriété, mais c'est le rapport de la propriété dans lequel propriété et travail sont étrangers qui est aboli, l'abolition de la propriété est également celle de la non propriété, du travail, ce n'est pas le retour de la propriété dans le travail comme propriété universelle (tel serait l'aboutissement logique d'une vision essentialiste de la nature révolutionnaire du prolétariat). Le prolétariat est incapable de promouvoir aucune détermination qui lui serait propre.
Dans la propriété c'est son activité qui se dresse face à lui et qui donne au prolétariat dans sa contradiction avec le capital, la capacité de dissoudre la forme matérielle autonome de la richesse, qui n'apparaît plus alors que comme activité des hommes. Face à la propriété, la non propriété qui ne serait pas comprise comme terme de la propriété ne dépasse la propriété que comme appropriation: généralisation de la propriété.
C'est le mouvement de la propriété qui implique exclusion entre travail et propriété, c'est le mouvement de la division du travail qui implique exclusion et antagonisme entre le travail et l'objectivation de son caractère social. Le prolétariat trouve dans ce qu'il est la capacité de produire l'immédiateté sociale de l'individu, non pas sous la forme d'une négativité qui l'opposerait aux conditions existantes, mais comme un mouvement interne de ces conditions existantes.
Nous n'avons pas, dans des textes antérieurs, posé le communisme comme une production historique, critiqué toute nature révolutionnaire se heurtant à l'immaturité des conditions, pour ensuite réintégrer celle ci par la fenêtre. Affirmer que le prolétariat est la dissolution des conditions existantes sur la base des conditions existantes n'est pas une clause de style, c'est un changement complet de perspective par rapport à toute conception d'une nature révolutionnaire. On passe d'une perspective où le prolétariat trouve en lui-même face au capital sa capacité à produire le communisme, à une perspective où cette capacité n'est acquise que comme mouvement interne de ce qu'elle abolit. Cette capacité se situe par là même dans un procès historique, elle définit le dépassement du rapport et non le triomphe d'un de ses termes sous la forme de sa généralisation. On définit alors le fait d'être la dissolution des conditions existantes comme une situation, comme le résultat d'une implication réciproque, comme la particularisation d'une totalité face à une autre particularisation de cette même totalité. A ce niveau on évacue le problème rigide du rapport entre révolutionarité et conditions, nature révolutionnaire et histoire. On définit le caractère révolutionnaire du prolétariat comme terme d'une contradiction et donc son existence comme ce qu'il est historiquement, toute contradiction n'étant que comme mouvement.
En outre, une telle compréhension permet de dépasser l'analyse de l'aliénation sur la base de l'individu isolé et de la marchandise. En tant que négation déterminée par le propre mouvement de ce dont elle est la dissolution (le travail comme non propriété en tant que moment de la propriété face à la propriété, par exemple), cette négation est une classe. L'opposition à l'aliénation qui en reste à l'individu isolé et à la marchandise demeure une opposition externe. pour comprendre dans son contenu communiste le dépassement du capital, on ne peut juxtaposer d'une part une analyse de l'aliénation sur la base de la marchandise et d'autre part le prolétariat comme négation de cette aliénation. Dans le cas de la division du travail, une telle démarche nous ferait appréhender le communisme comme juxtaposition d'activités (le super-bricoleur), comme appropriation universelle dans le cas de la propriété, et comme planification dans le cas de la valeur et de l'échange.
L'aliénation (indépendance du caractère social de l'activité) n'est jamais aliénation par rapport à l'individu isolé mais toujours rapport de classes. Ainsi si l'analyse de la propriété privée, de la division du travail, des classes ou de l'échange, part de l'individu isolé, il ne s'agit là que d'un point de départ. Point de départ nécessaire car il se réfère à la marchandise et à l'échange que le capital inclut et qui n'ont jamais existé que dans l'inclusion dans un mode de production (la petite production marchande n'est pas un mode de production, ni même une époque historique). La négation de la propriété, de l'échange, de la valeur, des classes, c'est forcément une classe de par ce que sont ces catégories.
Si l'analyse de l'aliénation renvoie à des rapports de classes, c'est non seulement parce que la propriété ou la division du travail n'existent que dans des modes de production qui mettent en jeu des contradictions de classes, mais encore par une nécessité à partir de ce que sont la division du travail ou la propriété (en ce qui concerne les classes, le problème est différent car il ne s'agit pas de démontrer la classe qui là est déjà donnée).
On ne peut prendre l'analyse de l'aliénation effectuée à partir de l'individu telle quelle, et remplacer l'individu par le prolétariat. Si on dit que le prolétariat est la dissolution des conditions existantes, négation de la propriété, de la division du travail, de l'échange, des classes, il faut que l'analyse de ces catégories, comme processus de l'aliénation implique l'existence de la classe qu'est le prolétariat. Dire par exemple que dans la propriété privée s'exprime matériellement le fait que l'homme devient objectif pour lui même et en même temps un objet qui lui est étranger et inhumain que la manifestation de sa vie est l'aliénation de sa vie, c'est dire que la propriété privée implique qu'une classe soit totalement exclue de la propriété en ce qu'elle est le travail et qu'une autre classe représente cette propriété. Ce n'est qu'en tant que luttes de classes que s'effectue cette exclusion et cette séparation entre l'activité et son produit (et non comme relation entre producteur et échangistes égaux) . C'est alors que l'on pose que le mouvement de la propriété privée implique une classe qui est la dissolution de la propriété, tout comme le mouvement de la division du travail implique une classe qui est la dissolution de la division du travail.
Cependant, à ce niveau, le prolétariat n'est plus une négation extérieure à ce qu'elle nie (ce qui arrive, si on reste sur la base de l'aliénation par rapport à l'individu), mais une négation déterminée par le propre mouvement de ce dont elle est la dissolution: négation de la propriété, de la division du travail, de l'échange, de la valeur, des classes, sur leur propre base et en tant que classe particulière.
Le prolétariat est la négation, la dissolution, de la propriété privée, de la division du travail, ou des classes comme moment nécessaire à partir de ce que sont la propriété, la division du travail, ou les classes.
"Lorsque le prolétariat annonce la dissolution de l'ordre social actuel, il ne fait qu'énoncer le secret de sa propre existence, car il constitue lui même la dissolution effective de cet ordre social. Lorsque le prolétariat réclame la négation de la propriété privée, il ne fait qu'établir en principe de la société ce que la société a établi en principe du prolétariat" (Contribution à la critique de la philosophie du droit"Ed Costes p 10).
Dans la relation entre prolétariat et production du communisme, le problème réside dans la difficulté à ne pas saisir cette relation comme une essence négative se révélant et triomphant contre le capital. Si le prolétariat est la négation de l'ordre social existant, le communisme n'est pas la positivation de cette négativité, mais le dépassement de la contradiction, la négation de la négation. Le prolétariat n'est producteur du communisme que dans et par le cours de la contradiction avec le capital et non en lui même s'émancipant du capital ou se révélant contre lui, il n'y a pas d'être subversif du prolétariat, ni positivement, ni comme contradiction interne le poussant à s'abolir (ce qui en fin de compte relève de la même construction théorique) Définir le prolétariat comme dissolution des conditions existantes établit une liaison essentielle entre ce qu'est le prolétariat contre le capital et le communisme.
Négation de la propriété (sujet sans objet), négation de la division du travail (travail productif de valeur), négation des classes, le prolétariat est la négation, la dissolution du mode de production capitaliste à l'intérieur du mode de production capitaliste, "En tant que non capital, le travail a les caractéristiques suivantes:
- a) Il n'est pas du travail objectivé. Il a donc tout d'abord un rapport négatif. . . le travail est séparé de tous les moyens et matières du travail et privé de tout objet extérieur. Le travail vivant est donc abstrait des éléments de sa propre réalité. En d'autres termes, le travail n'a pas de valeur, il est simple valeur d'usage objective, sans un médiateur, cette objectivité reste attachée à une personne elle coïncide directement avec la personne du travailleur.
- b) Il n'est pas du travail objectivé et n'a pas de valeur ce qui engendre un rapport positif. Mais si le travail n'a pas d'objet, c'est une activité, s'il n'a pas une valeur c'est la source vivante de la valeur" (Fondements Ed Anthropos T1 p243).
Le prolétariat a tout d'abord une existence purement subjective mais il est simultanément la possibilité générale de la richesse. Que l'on aborde la propriété, la division du travail, l'échange ou les classes, c'est toujours le travail vivant que l'on trouve comme leur négation sur la base même de leur propre mouvement. L'aliénation que ces catégories expriment est un rapport entre des classes, non seulement parce qu'elles sont des catégories du mode de production capitaliste, mais parce qu'elles impliquent, dans leur propre mouvement, comme leur négation le travail vivant, le prolétariat. La dissolution des conditions existantes comme mouvement des conditions existantes ne se définit que comme l'existence d'une classe en contradiction avec une autre classe: le prolétariat et la classe capitaliste.
Ainsi dire que le prolétariat est la dissolution des conditions existantes sur la base des conditions existantes permet:
_ de poser la capacité, que le prolétariat trouve en lui-même dans sa contradiction avec le capital, de produire le communisme, non comme une nature mais comme un rapport et une histoire.
_ de dépasser une conception pour laquelle le communisme résulte de l'affirmation de cette capacité.
_ de dépasser un simple rapport analogique entre des conditions fournies par le capital et ce que l'on peut envisager comme étant le communisme.
_ de dépasser une vision a priori du communisme dont le prolétariat est le porteur. C'est de la situation du prolétariat dans le mode de production capitaliste que l'on déduit le communisme. Ce dernier n'est que le dépassement qu'il a la capacité de produire abolissant le capital, il ne peut y avoir de contenu du communisme que celui découlant de cette capacité.
_ de poser nécessairement cette dissolution des conditions existantes, dans leur mouvement interne, comme une classe, et donc de ne pas poser la contradiction avec l'aliénation, et son dépassement, sur la base de l'individu isolé et de la marchandise.
Ce n'est qu'ainsi que l'on peut poser les grandes lignes de l'auto-production de l'humanité dans le communisme en dépassant le mysticisme ou la planification qui, l'un et l'autre ne connaissent que les individus isolés soit pour les fusionner soit pour les juxtaposer.
II) La situation de classe du proletariat definit le contenu du communisme
A) Le proletariat negation de la propriete.
1°) Le capital comme séparation du travail et de la propriété: forme développée de la propriété.
L'identification du travail et de la propriété c'est la valeur, elle devient sous sa forme la plus développée, le capital, la séparation totale de ces deux termes"cet échange d'équivalent fondé sur la propriété du travailleur se transforme en son contraire en raison d'une dialectique nécessaire et apparait alors comme séparation absolue du travail et de la propriété, et comme appropriation du travail d'autrui sans échange ni équivalent. " (Fondements t1 p40) .
Cette transformation est non seulement le résultat d'un processus historique mais ce processus étant celui de l'identification entre propriété et travail (la valeur), il faut encore que cette transformation soit une nécessité pour celle ci. La valeur repose simultanément sur la particularisation du travail et sur son universalisation en tant que travail abstrait. Elle pose donc les travaux particuliers comme parties d'une interdépendance indépendante d'eux qui est leur complémentarité et leur caractère social réels.
En cela lorsque le capital apparaissant comme argent, se subordonne formellement ces diverses activités particulières, il ne va pas a l'encontre des prémisses de la valeur mais développe et rend effectif, le rapport que le travail entretient avec son caractère social.
"L'opposition entre la non propriété et la propriété sera une opposition encore indifférente, non encore saisie comme contradiction, aussi longtemps qu'elle ne sera pas comprise comme l'opposition entre le travail et le capital. Là, où le mouvement de la propriété privée ne s'est pas encore développée, comme dans la Rome antique, en Turquie, etc., cette opposition peut s'exprimer sous sa première forme, elle n'apparait pas encore comme posée par la propriété privée elle même. Mais le travail à la fois essence subjective de la propriété privée et exclusion (négation) de la propriété privée, et le capital, à la fois travail objectivé et exclusion (négation) du travail, constituent la propriété privée en tant que forme développée de cette contradiction, forme dynamique qui pousse à la résolution de cette contradiction" (Manuscrits de 44 Ed Sociales p143-144).
2°) Le dépassement de la propriété et son contenu.
Il fallait que la propriété se présente comme capital pour que le travail soit la non propriété. A ce stade la contradiction porte le dépassement du fait que l'appropriation sensible de la vie et de l'essence humaine, des hommes objectifs, des oeuvres humaines, se passe dans le sens de la possession, de l'avoir. En tant que négation de la propriété comme rapport interne à la propriété, le prolétariat ne peut promouvoir l'appropriation de ses forces essentielles, de ses produits, sur le mode de l'avoir. "La propriété privée nous a rendu tellement sots et bornés qu'un objet est notre uniquement quand nous l'avons, quand il existe donc pour nous comme capital ou quand il est immédiatement possédé, mangé, bu, porté sur notre corps, habité par nous etc., bref quand il est utilisé par nous. A tous les sens physiques et intellectuels s'est donc substituée la simple aliénation de tous ces sens, le sens de l'avoir. L'être humain devant être réduit à cette pauvreté absolue pour pouvoir donner naissance à toutes ses richesses intérieures. La suppression de la propriété privée est donc l'émancipation totale de tous les sens et de toutes les qualités humaines mais elle est cette émancipation précisément parce que ces sens, ces qualités, sont devenus humains tant subjectivement qu'objectivement" (Manuscrits de 44 Ed 10/18 p243) . Si dans sa contradiction avec le capital, le prolétariat produit l'homme total, c'est qu'il n'est pas simplement la négation de la propriété face à la propriété, il est la négation de la propriété dans et par son rapport à la propriété, le prolétariat ne porte pas le triomphe de la non propriété, mais c'est le rapport de la propriété dans lequel propriété et travail sont étrangers qui est aboli, l'abolition de la propriété est également celle de la non propriété, du travail, ce n'est pas le retour de la propriété dans le travail comme propriété universelle.
Le prolétariat est lui même la présupposition nécessaire pour que l'homme s'approprie son être universel d'une manière universelle, cependant cette présupposition n'est pas dans le prolétariat comme une potentialité, cette présupposition c'est son rapport contradictoire au capital. Le prolétariat ne peut promouvoir contre le capital aucune détermination qui lui soit propre, c'est parce que toutes ses forces sociales, toute son objectivation, son activité elle même, lui font face (son activité devenant activité étrangère), que l'appropriation ne peut être confirmation d'une particularité à reproduire. Cette incapacité à promouvoir aucune détermination qui lui serait propre, c'est sous un autre aspect le fait que c'est son activité elle même qui se dresse face à lui et qui positivement donne au prolétariat dans sa contradiction avec le capital la capacité de dissoudre la forme matérielle autonome de la richesse, qui n'apparait plus que comme activités des hommes, relations entre les hommes. Il ne s'agit pas d'un voile qui disparait, d'une apparence qui se déchire, ni d'une réapropriation, mais d'un mode nouveau de production de la vie humaine où l'appropriation universelle n'est que le fait que le rapport à l'objet est la manifestation de la réalité humaine, l'appropriation est production de son objet.
"L'abolition de la propriété privée est donc l'émancipation totale de tous les sens et de toutes les qualités humaines mais elle est cette émancipation précisément parce que ces sens et ces qualités sont devenus humains, tant subjectivement qu'objectivement. L'oeil est devenu l'oeil humain de la même façon que son objet est devenu un objet social, humain, venant de l'homme et destiné à l'homme. Les sens sont donc devenus directement dans leur praxis des théoriciens. Ils se rapportent à la chose pour la chose, mais la chose elle même est un rapport humain objectif à elle même et à l'homme inversement. La particularisation de chaque force essentielle est précisément son essence particulière, donc aussi le mode particulier de son objectivation, de son être objectif, réel, vivant. Non seulement dans la pensée mais avec tous les sens, l'homme s'affirme donc dans le monde objectif." (d°, p243) . "Si tu supposes l'homme entant qu'homme et son rapport au monde comme un rapport humain, tu ne peux échanger que l'amour contre l'amour, la confiance contre la confiance. . . Chacun de tes rapports à l'homme, et à la nature, doit être une manifestation déterminée répondant à l'objet de ta volonté, de ta vie individuelle. " (d°, p123)
Cette dépossession totale qu'est le travail face au capital, n'est pas seulement a contrario la possibilité de l'appropriation universelle, elle est positivement ce qui permet au prolétariat à partir de ce qu'il est face au capital, de dissoudre le monde autonomisé de l'objectivité, en processus de l'activité humaine, en abolissant le capital, c'est là le contenu même de cette abolition, c'est la résurrection de l'histoire de l'humanité dans la dissolution de l'objectivité autonomisée, en relations d'activités spécifiques dans la production de la vie humaine comme flux d'activités. Le prolétariat produit le communisme et trouve dans le contenu même de sa contradiction avec le capital, la capacité à communiser la société, et le contenu pratique de cette communisation.
C'est parce que la propriété dans le capital aboutit à cette exclusion absolue entre le travail et la propriété, c'est parce que face au prolétariat la propriété n'est, en tant qu'objectivité autonomisée, qu'activité gelée, qu'il trouve dans sa propre situation face au capital, le contenu de l'abolition de la propriété, comme dissolution de l'objectivité sous sa forme autonome, en un échange et un flux d'activités humaines spécifiques.
B) Le proletariat negation de la division du travail.
1°) La division du travail: antagonisme du travail et de son caractère social.
Le prolétariat est la présupposition nécessaire de l'abolition de la division du travail, il ne s'agit pas d'une potentialité mais du contenu de son rapport contradictoire au capital. "Lorsqu'il fait face au capital, le travail est la valeur d'usage en opposition au capital posé comme argent, mais ce n'est pas tel ou tel travail déterminé, c'est le travail en général, le travail abstrait, sa particularité lui est indifférente, car il doit pouvoir servir à n'importe quelle destination. Le travail doit être certes adapté à la nature spécifique de chaque capital déterminé. Le capital en tant que tel est indifférent à toute particularité de son contenu. . . Le travail qui lui fait face doit donc posséder subjectivement la même totalité et la même abstraction. " (Fondements t1 p243-244) .
Mais dans le prolétariat la négation de la division du travail n'est pas un état qui l'oppose à la division du travail, il est cette négation à l'intérieur de la division du travail parce que celle ci se développe nécessairement ±comme rapport entre le prolétariat et le capital.
"La division du travail est l'expression économique du caractère social du travail dans le cadre de l'aliénation. . . la division du travail n'est elle même pas autre chose que le fait de poser d'une manière devenue étrangère, aliénée, l'activité humaine comme activité générique réelle, ou comme l'activité de l'homme en tant qu'être générique. " (Manuscrits de 44, p111-112). L'aliénation que représente la division du travail n'est pas en soi dans le fait de fixer chaque individu dans un développement unilatéral (la fixation dans une seule activité), mais dans le fait que cette fixation n'existe qu'en corrélation avec l'accession à l'indépendance du caractère social de l'activité humaine. Ainsi l'analyse de l'aliénation qu'exprime la division du travail à partir de l'analyse de la production marchande, est une abstraction du développement réel, car la division du travail dont la substance est mise à jour dans l'échange marchand implique l'aliénation du caractère social de la production par rapport au producteur, caractère qui acquiert une existence autonome par rapport à l'ensemble des producteurs. La critique de la division du travail qui en demeurerait à la critique de la fixation en une seule activité serait fausse et ne dépasserait pas le cadre du capital et de l'humanisme. La division du travail, tout comme la propriété, ne peut être conçue en dehors des rapports de production d'un mode de production déterminé. "l'hypothèse de base qui veut que les agents du procès de circulation ont produit des valeurs d'échange, des produits qui sont placés immédiatement sous la détermination sociale de la valeur d'échange, donc que les agents ont effectué leur production dans le cadre d'une division du travail de forme historique déterminée, cette hypothèse inclut une foule de conditions préalables, qui ne résultent ni de la volonté de l'individu, ni de sa nature immédiate, mais de conditions et de rapports historiques, qui font déjà de l'individu un être social déterminé par la société. (Contribution à la critique de l'économie politique Ed Soc p214).
Dans le mode de production capitaliste la division du travail parvient à un stade où une classe peut être sa négation interne parce que la division du travail elle même implique que le caractère social de la production affronte les producteurs comme quelque chose d'étranger (sans que pour autant on puisse dire que le rapport entre le capital et le prolétariat résulte d'une dynamique de la division du travail qui n'existe pas).
En tant que négation de la division du travail, le prolétariat n'est pas une aberration par rapport à ce qu'est la division du travail, qui mettrait en rapport des producteurs indépendants, il n'est cette négation que sur la base de ce qu'est la division du travail, c'est à dire, en conséquence, qu'il ne l'est pas en vertu d'une essence révolutionnaire mais dans son rapport au capital. Selon la nature même de la division du travail, le caractère social du travail devient une force autonome qui affronte le travail lui même. En quoi le prolétariat appartient-il à la division du travail? En quoi est-il cette négation comme terme de la division du travail? Il faudra voir ensuite comment, d'aprés le contenu de ce qui en fait la négation de la division du travail à l'intérieur de celle ci, il trouve, dans ce qu'il est comme terme de la contradiction, la capacité de définir positivement l'abolition du capital comme communisation de la société, de donner un contenu à cette abolition.
2°) Le dépassement de la division du travail et son contenu.
a) en tant que division sociale du travail.
Le prolétariat est cette négation de la division du travail en ce qu'il est producteur de valeur. "l'indépendance qu'acquièrent les rapports sociaux, fruit inévitable de la division du travail. " (L'idéologie allemande Ed Soc p4). Mais il n'est pas simplement producteur de valeur, ce qui importe c'est la plus-value que renferme cette valeur produite, ce qui signifie que ce caractère social du travail, devenu autonome du travail lui même ne se concrétise pas dans un capital particulier mais dans l'interdépendance des branches et des secteurs de la division sociale du travail, la production de plus-value place le prolétariat face à l'ensemble du capital en tant que multiplicité de capitaux, à travers la péréquation du taux de profit.
En outre le prolétariat ne produit jamais une marchandise pour laquelle il se placerait comme vendeur sur le marché. Au contraire, dans le rapport ordinaire de possesseurs de marchandises sur le marché, chaque possesseur de marchandise apparait alternativement comme vendeur et acheteur. Certes l'ouvrier devient à son tour acheteur, après qu'il ait vendu sa capacité de travail et l'ait transformée en argent, tandis que les capitalistes lui font face comme de simples vendeurs de marchandises. Mais entre ses mains l'argent est un pur moyen de circulation.
En revanche sur le marché du travail, l'argent fait toujours face à l' ouvrier sous forme de capital, le possesseur de cet argent étant du capital personnifié, le capitaliste, de même l'ouvrier y fait toujours face au possesseur de l'argent comme simple personnification de la capacité de travail, donc du travail, bref comme ouvrier. Sur le marché on ne trouve donc pas face à face un simple vendeur ou un simple acheteur mais un capitaliste et un ouvrier qui s'opposent comme vendeur et acheteur dés la sphère de la circulation.
Ce rapport ne découle pas simplement de la nature de la marchandise elle même, comme chez les autres vendeurs de marchandises qui produisent pour leurs propres besoins en créant un produit déterminé sous forme de marchandise afin de s'approprier par l'acte de vente les produits d'autrui. Nous n'avons plus affaire à la division sociale du travail dont chaque branche est autonome, le cordonnier, par exemple, vendant des chaussures et achetant du cuir et du pain, mais à une division des éléments d'un procès de production qui en réalité forme un tout, mais dont l'autonomie est poussée jusqu'à l'antagonisme et à la personnification respective." (Sixième Chapitre Ed 10/18 p. 13-14) .
En tant que négation de la division du travail dans son rapport au capital, le prolétariat est fondé à donner comme contenu au processus de communisation, la manifestation de l'activité humaine comme totalité. Il trouve dans le contenu de sa situation qui le pose comme négation de la division du travail sur la base de celle ci, la capacité à produire contre le capital, en l'abolissant, l'activité humaine comme totalité immédiate. Face au prolétariat l'objectivation du travail social n'est pas représenté dans l'argent et les autres producteurs, car il n'est pas lui même un petit producteur, ni même dans un capital particulier, car producteur de valeur en ce qu'il produit de la plus-value, l'objectivation de ce travail est le capital comme totalité de capitaux. L'abolition de la division du travail ne peut alors être appréhendée comme somme d'activité mais comme procès totalisateur de l'activité humaine.
La différence entre la position du prolétariat dans l'aliénation du travail social (c'est à dire dans la division du travail) et celle du petit producteur marchand est flagrante. Dans le premier cas: "Les individus ne s'affrontent qu'en qualité de propriétaires de valeur d'échange, d'êtres qui vis à vis des autres, se sont crées une existence objective grâce à leur produit, la marchandise. Sans cette médiation objective ils n'ont pas de relations réciproques, du point de vue des échanges matériels sociaux qui se produisent dans la circulation. Ils n'existent l'un pour l'autre que comme choses et leur relation monétaire qui fait, pour tous, de leur communauté elle même quelque chose d'extérieur et partant d'accidentel, n'est que le développement de ce rapport. L'enchaînement social qui naît de la rencontre des individus indépendants, apparait vis à vis d'eux comme une nécessité objective et en même temps comme un lien qui leur est extérieur c'est cela qui représente précisément leur indépendance et l'existence en société est certes une nécessité, mais ce n'est qu'un moyen, qui apparait donc aux individus eux même comme quelque chose d'extérieur et même dans l'argent, comme un objet tangible. Ces individus produisent dans la société et pour elle en tant qu'individus sociaux, mais en même temps ceci apparait comme un simple moyen d'objectiver leur individualité. N'étant pas subordonnés à une communauté naturelle, ni ne se subordonnant, d'autre part à la communauté en prenant conscience que c'est ce qu'ils ont de commun, il faut en face d'eux, sujets indépendants, que celle ci existe, comme quelque chose de matériel, également indépendant, extérieur, fortuit." (Contribution à la critique, de l'économie politique Ed Soc p 217-218).
Dans le deuxième cas, pour le prolétariat "l'enchaînement social" ne naît pas de la rencontre d'individus indépendants, cet enchaînement: "c'est la division des éléments d'un procès de production qui en réalité forment un tout". Ainsi la communauté n'est pas quelque chose d'indépendant, fortuit, même si elle lui est étrangère, car n'en faisant partie que dans sa contradiction avec la classe antagonique.
Abolition de la division du travail sur la base de la division du travail car travail vivant abstrait des éléments de sa propre réalité, le prolétariat trouve dans le contenu de sa situation dans la contradiction qui l'oppose au capital la capacité de faire de l'abolition du capital une action dans laquelle l'activité humaine est traitée comme une totalité immédiate, et cela comme contenu du procès de l'abolition du capital et non simplement comme conséquence de cette abolition. Le prolétariat n'est pas la négation de la propriété ou de la division du travail simplement parce qu'il n'est pas propriétaire ou parce qu'il n'est attaché à la production d'aucune marchandise particulière, on n'aurait affaire là qu'à une négation externe. C'est le mouvement de la propriété qui implique exclusion entre travail et propriété, c'est le mouvement de la division du travail qui implique exclusion et antagonisme entre le travail et l'objectivation du caractère social du travail (l'interdépendance des travaux, autonomisée dans le capital social) . L'aliénation analysée en termes d'hommes, de producteurs échangistes, que ce soit en ce qui concerne la propriété ou la division du travail, renvoie à une compréhension du prolétariat comme négation de la propriété ou de la division du travail dans laquelle cette négation n'est pas interne à la propriété, à la division du travail, n'est pas le rapport capitaliste d'exploitation. On ne peut juxtaposer, pour comprendre dans son contenu communiste le dépassement de l'aliénation, une analyse de celle ci sur la base de la marchandise et le prolétariat comme acteur de la négation de cette aliénation. Dans le cas de la division du travail, une telle démarche nous ferait appréhender le communisme comme juxtaposition d'activités (le super bricoleur), et comme propriété universelle dans le cas de la propriété. Une telle démarche passe à côté de la contradiction qui ne serait alors que juxtaposition d'éléments étrangers, et dont le contenu contradictoire ne serait que leur extranéité (propriété et prolétariat par exemple). "Contradiction" qui ne produirait le dépassement de ses termes que comme affirmation d'une essence négative et non négation de la négation. Face à la propriété la non propriété qui n'est pas comprise comme terme de la propriété ne dépasse la propriété, que comme généralisation de la propriété, face à la division du travail, la négation de celle-ci qui n'est pas comprise comme moment de la division du travail ne dépasse la division du travail que comme somme d'activités.
Etre la négation de la division du travail ne confère pas au prolétariat une nature révolutionnaire. Ces déterminations sont tout autant ce qui dans sa situation le fonde comme classe révolutionnaire que le contenu de son rapport d'implication réciproque avec le capital, c'est parce qu'entre autres il est cette négativité, qu'il est la seule valeur d'usage qui puisse faire face au capital
b) en tant que division sociale et division manufacturière.
A ce stade de l'analyse on doit considérer la division manufacturière du travail, car ce n'est que dans la liaison entre division sociale et division manufacturière, qu'établit le mode de production capitaliste, que se fonde la capacité du prolétariat, abolissant le capital, à produire l'activité humaine comme totalité concrète, immanente à chaque activité. La division manufacturière n'est permise que par le fait que le travail vivant se présente dans le procès de production totalement séparé de ses conditions et comme producteur de valeur, le développement de la division manufacturière n'est qu'une création spéciale du mode de production capitaliste. "Prenons un ouvrier dans une fabrique moderne, une fabrique de cotonnades par exemple. S'il n'avait pas produit de valeur d'échange, il n'aurait rien produit du tout, puisqu'il n'est pas en mesure de poser sa main sur une seule valeur d'usage tangible en disant ceci est mon produit. Plus le système des besoins sociaux se différencie et plus devient unilatérale la production de chaque individu c'est à dire, à mesure que se développe la division sociale du travail, la production des produits comme valeur d'échange prend un caractère décisif. (Contribution à la critique de l'économie politique Ed Soc p21) "Ce qui caractérise la division du travail dans l'atelier automatique, c'est que le travail y a perdu tout caractère de spécialité. Mais du moment que tout développement spécial cesse, le besoin d'universalité, la tendance vers un développement intégral de l'individu commence à se faire sentir. L'atelier automatique efface les espèces et l'idiotisme de métier. M Proudhon, n'ayant même pas compris ce seul côté révolutionnaire de l'atelier automatique fait un pas en arrière et propose à l'ouvrier de faire non seulement la douzième partie d'une épingle mais successivement toutes les douze parties..." (Misère de la philosophie Ed Soc p150-151).
En tant que travail vivant le prolétariat fait face à l'enchaînement du travail social objectivé dans le capital social, car producteur de plus-value, le prolétariat se rapporte à chaque capital en tant que partie aliquote du capital total. La capacité du prolétariat à traiter cet enchaînement comme totalité ne résulte pas seulement de ce que producteur de valeur, son travail n'est par là même attaché à aucune production particulière, mais encore être producteur de valeur cela implique le total développement de la division manufacturière. L'extrême division manufacturière du travail se rapporte au travail concret, mais elle n'existe que parce que ce travail concret doit se prouver comme travail abstrait, que par le double caractère du travail. Ainsi pour le prolétariat, être la dissolution du travail sur la base de la division du travail, parce qu'il est travail vivant producteur de valeur, le fonde à produire le communisme parce qu'il est à même de traiter l'activité humaine comme totalité. De plus, la relation, dans le prolétariat, entre la division sociale et la division manufacturière du travail, le fonde à traiter l'activité humaine comme totalité à partir de chaque activité particulière qui inclut cette totalité. Il ne s'agit plus alors de concevoir l'activité humaine en tant qu'elle est traitée comme totalité, au travers d'une réorganisation de la production, d'une globalisation, d'une planification, qui à nouveau ne ferait que définir les parties comme des accidents de la totalité (cf, la division du travail dans le mode de production asiatique ou la communauté traditionnelle). Ce n'est pas seulement parce que son travail a toujours le même contenu que le prolétariat est à même de trouver dans ce qu'il est, abolissant le capital, la capacité de produire l'enchaînement général du travail social comme une immédiateté à chaque activité particulière, mais paradoxalement à partir, simultanément, de l'extrême division manufacturière du travail concret. C'est là que git, dans ce double aspect du travail qui est divisé (double aspect qui se détermine l'un l'autre dans la production capitaliste de la valeur), la capacité à produire cette immédiateté de l'enchaînement général du travail social dans chaque activité concrète, et non comme une globalisation, ou une résultante de ces activités. En fait cela signifie que l'activité humaine n'a d'autre but qu'elle même et son objet, sur lequel elle s'applique, et non plus une finalité externe (capital, valeur, reproduction de l'unité supérieure etc...).
C) Le proletariat negation de la valeur et de l'echange.
1°) Le prolétaire n'est pas un échangiste.
Comme travail vivant face au travail objectivé, le prolétariat est la négation de l'échange sur la base de l'échange, cela résulte tant du contenu de leur rapport dans l'achat vente de la force de travail que de la subsomption elle même du travail sous le capital. Etre cette négation de l'échange sur la base de l'échange, résulte du rapport et de la complémentarité nécessaire de ces deux moments de l'échange entre le capital et le travail.
Dans un premier temps le prolétariat est déjà lui même la négation de l'échange car il ne se présente jamais sur le marché en tant que producteur privé propriétaire d'une marchandise particulière (dans le cas de la force de travail, il ne se présente pas comme producteur privé et la marchandise c'est lui même en n'étant que sujet) Ce qui caractérise la division manufacturière du travail, c'est que les travailleurs parcellaires ne produisent pas de marchandises. Ce n'est que leur produit collectif qui devient marchandise. Ce produit collectif n'apparait jamais sur le marché comme produit, propriété du travailleur collectif, mais du capital. Ni le prolétaire individuel, ni le travailleur collectif d'une entreprise ne peuvent dire ceci est mon produit, rien qu'il puisse s'attribuer et porter sur le marché. Cela ne résulte pas simplement de la division manufacturière du travail, mais cela résulte de ce que cette division manufacturière ne se développe qu'avec le capital, c'est à dire qu'elle est le corollaire obligé du travailleur libre, séparé de toutes ses conditions et de ses produits par le simple fait de la vente de la force de travail. Cependant si le prolétariat est la négation de l'échange c'est d'un double point de vue (achat-vente de la force de travail, subsomption du travail sous le capital) par lesquels il n'est cette négation que sur la base de l'échange. Ce qui, d'une part, donne un contenu spécifique à ce qu'est cette négation, et d'autre part, fait que dans ce contenu spécifique le prolétariat trouve dans ce qu'il est contre le capital la capacité de produire le communisme en abolissant le capital. Si en tant que travail vivant, le prolétariat est la négation de l'échange, comme on vient de brièvement le constater, il ne s'agit pas d'une intériorité, d'une nature qu'il oppose au capital et lui conférerait une positivité révolutionnaire face au capital, car il est cette négation, en tant que travail vivant (comme en ce qui concerne la propriété et la division du travail), c'est-à-dire sur la base de l'échange et cela sous un double aspect découlant de ce qu'est le travail vivant face au travail objectivé.
2°) Les deux moments de l'échange entre capital et travail.
a) L'achat-vente de la force de travail: négation de l'échange d'équivalents.
Tout d'abord le prolétaire apparait sur le marché comme un échangiste bien particulier, porteur d'une marchandise bien particulière la force de travail. L'ouvrier vend cette marchandise et le capitaliste l'achète à sa valeur, le coût de sa reproduction, et l'utilise ensuite comme n'importe quelle marchandise dont il s'est porté acquéreur en en consommant la valeur d'usage le travail. "L'échange entre le capitaliste et l'ouvrier correspond donc tout à fait aux lois de l'échange qui plus est, c'en est l'ultime élaboration. Tant que la force de travail ne s'échange pas elle même, la production ne repose pas encore sur l'échange. La valeur d'usage reçue en échange, par le capitaliste, à savoir la force de travail, est l'élément direct de la valorisation, la mesure de celle ci est le travail vivant et le temps de travail. Mais qui plus est, cette valeur d'usage crée plus de temps de travail qu'il n'en est matérialisé dans la force de travail.
Ainsi donc en échangeant la force de travail à titre d'équivalent, le capital reçoit en échange sans fournir d'équivalent le temps de travail qui dépasse celui qui est contenu dans la force de travail. C'est l'appropriation du temps de travail d'autrui sans équivalent, grâce au système formel de l'échange. L'échange devient purement formel et, lors de l'évolution ultérieure du capital, on voit disparaître jusqu'à l'apparence selon laquelle le capital échange autre chose contre la force de travail que le propre travail objectivé de celle ci, et, par conséquent qu'il échange quoi que ce soit" (Fondements T2 p189).
L'échange entre le travail vivant et le produit de ce travail n'est pas un échange de deux valeurs d'échange, leur connexion se trouve d'une part dans la valeur d'usage du produit, et d'autre part dans les conditions d'existence de __la force de travail vivante. "Or si d'aprés la loi de la valeur, on échangeait du travail matérialisé contre du travail vivant, le produit valant une demi journée de travail ne pourrait acheter qu'une demi journée de travail vivant, même si l'ouvrier peut en vivre une journée entière" (d° p73) . Dans l'échange entre le capital et le travail le "système bourgeois des équivalences se change en son contraire"(d° p96), c'est l'appropriation sans équivalent, et le système repose sur celle ci. Ce que le capitaliste reçoit dans l'échange c'est la force de travail, c'est la valeur d'échange qu'il paie mais"le travail vivant est la valeur d'usage qui a pour lui cette valeur d'échange telle est la valeur d'usage dont découle la plus value et c'est l'abolition de l'échange en général" (d° p55) L'autoprésupposition du capital entraîne que la propriété qui était droit sur son propre travail se transforme en droit sur le travail d'autrui, mais aussi en impossibilité pour le travail de s'approprier son propre produit. "L'argent que l'ouvrier A jette dans la circulation n'est pas seulement. . . la forme argent de la valeur de sa force de travail (en réalité moyen de paiement pour un travail déjà fourni) dés la deuxième période de rotation à partir de l'ouverture de l'entreprise c'est la forme argent de la valeur qu'il a produite lui même dans la première période de rotation qui sert à payer son travail dans la deuxième période" (Le Capital T4 p291). Et grâce à la consommation de l'ouvrier le capital se reproduit comme rapport, l'ouvrier se reproduisant en tant que force de travail. C'est donc, fondamentalement parce que le temps de travail vivant échangé n'est pas une valeur d'échange, mais n'est que la valeur d'usage de la force de travail, que le système bourgeois d'échange d'équivalent sur la base de la loi de la valeur, devient purement formel et se mue en son contraire. Donc dans ce rapport le capital n'échange rien d'autre contre la force de travail que le propre travail objectivé de celle ci, disparait donc l'apparence même qu'il échange quoi que ce soit.
En fin de compte ce n'est pas en tant qu'échangistes que prolétaires et capitalistes se font face mais en tant que pôles d'un rapport social, en tant que classes "Ainsi tandis que l'ouvrier reproduit ses produits comme capital, le capitaliste reproduit l'ouvrier comme salarié, c'est à dire comme vendeur de son propre travail. Le rapport entre simples vendeurs de marchandises impliquerait qu'ils échangent leurs propres travaux incorporés dans des valeurs d'usage différentes. L'achat-vente de la force de travail comme résultat constant de la production capitaliste implique, au contraire, que l'ouvrier rachète constamment une fraction de son propre produit, en échange de son travail vivant. C'est ainsi que s'évanouit l'apparence du simple rapport entre possesseurs de marchandises l'acte constant d'achat vente de la force de travail et la perpétuelle confrontation de la marchandise produite par l'ouvrier et de lui même, comme acheteur de sa capacité de travail et comme capital variable ne sont que des formes qui médiatisent son assujettissement au capital, le travail vivant n'étant qu'un simple moyen de conservation et d'accroissement du travail objectivé, devenu autonome face à lui. La forme de médiation inhérente au mode de production capitaliste sert donc à perpétuer le rapport entre le capital qui achète le travail, et l'ouvrier qui le vend.
Elle masque sous le simple rapport monétaire, la transaction véritable et la dépendance perpétuée grâce à la médiation de l'acte de vente-achat qui se renouvelle constamment. Ce rapport reproduit sans cesse, non seulement les conditions de ce trafic, mais encore ses résultats, à savoir que l'un achète ce que l'autre vend. Le perpétuel renouvellement de ce rapport d'achat-vente ne fait que médiatiser la continuité du rapport spécifique de dépendance, en lui donnant l'apparence mystificatrice d'une transaction, d'un contrat entre possesseurs de marchandises dotés de droits égaux et pareillement libres l'un en face de l'autre. Ainsi, le rapport initial devient lui même un moment immanent de la domination du travail vivant par le travail objectivé qui s'est instaurée avec la production capitaliste" (Marx "6e Chapitre" 10/18 p262-263).
C'est l'appropriation du travail d'autrui sans échange mais déterminant une production pour l'échange et un rapport de classes passant par l'échange qui est constamment reproduit, et dans ce rapport purement formel quant à l'échange est défini comme négation de l'échange, un pôle de ce rapport: le prolétariat.
b) La subsomption du travail sous le capital.
Le deuxième aspect, complémentaire du premier, par lequel le travail vivant face au capital se constitue comme dissolution de l'échange sur la base de l'échange, résulte du fait que si le prolétariat ne produit aucune marchandise particulière qu'il porte au marché, en tant que telle, comme producteur indépendant, c'est qu'il est producteur de valeur en tant que valorisation du capital, ce qui implique la mise en mouvement d'un travail immédiat qui en tant que tel (travail devant valoriser le capital), et par le rapport même instauré par le capital, est promu au rang de travail social.
L'existence de l'échange implique celle des notions de travail concret et de travail abstrait. Elle implique leur unité et simultanément leur séparation, leur unité en ce qu'il s'agit de la double nature d'un même travail, leur séparation en ce que le travail objectivé dans une marchandise ne vaut comme travail abstrait qu'en relation avec une autre marchandise dont le travail concret devient la forme de manifestation du travail abstrait (c'est la deuxième particularité de la forme équivalent).
La notion de travail abstrait s'enracine dans le caractère aliéné de la production, provient de ce que les producteurs n'entrent socialement en contact que par l'échange de leurs produits, ce n'est que dans les limites de cet échange que s'affirment les caractères sociaux de leurs travaux privés. C'est à dire que le fait premier de la division de la société en classes implique la séparation des individus et de la communauté, de cette séparation résulte que les caractères sociaux de toutes activités n'existent et ne s'affirment que dans la rencontre des travaux séparés et distincts, résultants de cette rencontre ces caractères sociaux sont pour chacun d'eux quelque chose d'extérieur et d'étranger. Ce n'est pas le marché qui transforme les travaux particuliers en travail abstrait, mais le fait que tous les travaux particuliers se présentent comme cristallisation de travail abstrait qui implique nécessairement le marché.
La valeur est un rapport social médié par des objets. Si on part de la forme simple de la valeur, le caractère double du travail s'autonomise en deux pôles, d'un côté la forme relative de la valeur, de l'autre la forme équivalent, c'est ainsi que le travail abstrait et partant la valeur s'affirme comme un caractère externe au produit. Si l'on ne comprend pas ce phénomène qui se déroule à l'intérieur même de la valeur, l'on ne peut comprendre la relation entre la valeur et l'échange et donc le prolétariat comme négation de la valeur et de l'échange sur la base de la valeur et de l'échange. On ne peut poser d'un côté l'échange, de l'autre la valeur, c'est en tant que mesure par le temps de travail que la valeur est nécessairement rapport entre deux marchandises car aucune marchandise ne peut se servir à elle même d'équivalent. Si"toutes les marchandises sont des non valeurs d'usage pour ceux qui les possèdent et des valeurs d'usage pour ceux qui ne les possèdent pas" (Le Capital T1 p96), c'est qu'elles sont déjà le fruit d'un travail qui a un caractère double. Cependant, il faut que les marchandises passent d'une main dans l'autre, ce changement de mains "constitue leur échange, et leur échange les rapportent les unes aux autres comme valeurs et les réalise comme valeurs" (d°). Si le producteur porte sa marchandise au marché, c'est que pour lui la marchandise n'a aucune valeur utile immédiate, "la seule valeur utile qu'il lui trouve, c'est qu'elle est porte-valeur, utile à d'autres et par conséquent un instrument d'échange" (d) et si elle est porte valeur c'est que sa substance est le travail abstrait, mais ce n'est que l'échange qui peut manifester cette substance comme forme (valeur d'échange). C'est pour cela que négation de la valeur sur la base de la valeur le prolétariat, abolissant le capital, abolit toute forme de socialisation où la communauté est quelque chose d'extérieur. La valeur est nécessairement échange car elle n'est qu'en tant que mesure, rapport, dualité; le double caractère de la marchandise et du travail doit apparaître comme le rapport de deux marchandises. C'est dans la forme monnaie de la valeur que cela apparait le plus clairement. Au travers de l'échange, c'est l'extranéisation nécessaire du caractère valeur de la marchandise qui vient s'opposer au producteur, et cela parce que le producteur a produit pour le marché, parce que sa marchandise n'est dans ses mains qu'un équivalent, parce qu'elle n'est déjà pour lui que porte-valeur, selon l'expression de Marx. La double nature du travail contient comme le développement de sa propre essence, le marché et la confrontation des marchandises. L'activité particulière pour s'affirmer comme travail abstrait général, doit prouver par l'échange sa double nature interne, doit se présenter à elle comme rapport avec une autre activité, c'est à dire comme rapport de deux marchandises. Dans le rapport de deux marchandises, des deux côtés il y a unité de valeur d'usage et de valeur d'échange, mais pour que la marchandise passe d'une forme dans l'autre il faut qu'elle rencontre une autre marchandise: "tout changement de forme d'une marchandise s'effectue par l'échange de deux marchandises" (d p113). C'est une caractéristique nécessaire, interne, de la valeur comprise comme inhérente à la marchandise elle même et à la double nature du travail, qui est à l'origine de ce qu'elle ne peut être que comme rapport de deux marchandises:les contradictions que recèle la marchandise, de valeur usuelle et valeur échangeable, de travail privé qui doit se présenter comme travail social, de travail concret qui ne vaut que comme travail abstrait;ces contradictions immanentes à la nature de la marchandise acquièrent dans la circulation leur forme de mouvement (cf d p122). De cela il résulte qu'aucun travail immédiat (même s'il est déjà en lui même, de par l'indépendance des producteurs, travail double) ne peut en dehors de la confrontation avec un autre travail immédiat se poser comme travail social moyen, travail abstrait.
Bien sûr le prolétariat n'est pas composé de producteurs échangistes privés se présentant sur le marché, s'il est la négation de l'échange sur la base de l'échange (dans le système de la valeur, la négation d'elle même passe nécessairement par sa forme en mouvement:l'échange; en tant que négation d'elle même sur sa propre base la négation de la valeur n'existe que comme négation de l'échange), c'est parce que dans le capital le travail producteur de marchandises devient immédiatement dans le procès de production, travail social. Le prolétariat est donc cette négation, non pas parce qu'il ne produit pas de marchandise pour lui même (propriétaire), mais bien parce que le travail, producteur de ces marchandises qui lui échappent, fonctionne immédiatement comme travail social de par son mode même d'exploitation.
Dans l'échange marchand se trouve imposée de façon externe la substance interne du travail comme activité sociale. Dans le mode de production capitaliste, ce mouvement devient une contradiction en procès en ce que l'exploitation même ne peut que mettre en mouvement un travail socialisé et déjà présupposé par l'activité de l'ensemble de la société, mais si c'est l'exploitation qui nécessite la mise en oeuvre d'un tel travail, elle ne le fait que parce qu'elle a pour but la production de valeur, de marchandises, elle n'a pour but que la valorisation.
"Dans l'échange direct entre producteurs, le travail individuel immédiat se trouve réalisé dans un produit particulier (et non dans une partie du produit), et son caractère social commun _objectivation du travail général et satisfaction du besoin général_ n'est posé qu'au travers de l'échange. C'est le contraire qui se produit dans le procès de production de la grande industrie. Lorsque la force productive du moyen de travail a atteint le niveau du procès automatique, la prémisse est la soumission des forces naturelles à l'intelligence sociale, tandis que le travail immédiat de l'individu cesse d'exister, ou mieux est transformé en travail social" (Fondements T2 p227). Le mode de production capitaliste, en tant que contradiction en procès, fait de tout travail particulier, une force immédiatement sociale, il impose directement au travail sa nature de travail abstrait. Alors que seule sa forme de valeur d'échange pouvait faire valoir le travail concret comme travail abstrait, l'élévation de la composition organique fait de tout travail particulier, du travail social, résultant de la force concentrée de toute la société; là se situe la négation de l'échange sur la base de l'échange, c'est à dire sur la base de la production de marchandise-capital. Pour sa propre valorisation, le capital ne peut mettre en oeuvre que du travail socialisé, ce qui entre en contradiction avec le procés même de sa valorisation par laquelle seulement il y a production de valeur. Il en résulte, qu'à intervalles réguliers, sa propre capacité à se valoriser se heurte à ce caractère social du travail qu'il met en oeuvre.
La mise en mouvement, dans le procès de valorisation, d'une force de travail socialisée est une contradiction en procès: "On sait que le temps de travail _simple quantité de travail_ est, pour le capital, le seul principe déterminant. Or, le travail immédiat et sa quantité cessent à présent d'être l'élément déterminant de la production et donc de la création des valeurs d'usage. En effet, il est réduit, quantitativement, à des proportions infimes et, qualitativement, à un rôle certes indispensable, mais subalterne eu égard à l'activité scientifique générale, à l'application technologique des sciences naturelles et à la force productive qui découle de l'organisation sociale de l'ensemble de la production-autant de dons naturels du travail social, encore qu'il s'agisse de produits historiques. C'est ainsi que le capital, comme force dominante de la production oeuvre lui même à sa dissolution.
Désormais, le travail individuel cesse, en général, d'apparaître comme productif. Le travail de l'individu n'est plus productif que dans les travaux collectifs s'assujetissant les forces de la nature. Cette promotion du travail immédiat au rang de travail social montre que le travail isolé est réduit à l'impuissance vis à vis de ce que le capital représente et concentre de forces collectives et générales" (Fondements T2 p215); "à mesure que la grande industrie se développe, la création de richesse dépend de moins en moins du temps de travail et de la quantité de travail utilisée, et de plus en plus de la puissance des agents mécaniques qui sont mis en mouvement pendant la durée du travail. L'énorme efficience de ces agents est à son tour, sans rapport aucun avec le temps de travail immédiat que coûte leur production. Elle dépend bien plutôt du niveau général de la science et du progrès de la technologie, ou de l'application de cette science à la production (le développement des sciences parmi lesquelles celles de la nature ainsi que toutes les autres est, bien sur, fonction du développement de la production matérielle).
Avec ce bouleversement, ce n'est ni le temps de travail utilisé, ni le travail immédiat effectué par l'homme qui apparaissent comme le fondement principal de la production de richesse; c'est l'appropriation de sa force productive générale, son intelligence de la nature et sa faculté de la dominer, dés lors qu'il s'est constitué en un corps social; en un mot, le développement de l'individu social représente le fondement essentiel de la production et de la richesse" (Fondements T2 p221-222).
"Le capital est une contradiction en procès: d'une part, il pousse à la réduction du temps de travail à un minimum et d'autre part il pose le temps de travail comme la seule source et la seule mesure de la richesse. Il diminue donc le temps de travail sous sa forme nécessaire pour l'accroître sous sa forme de surtravail. . . D'une part, il éveille toutes les forces de la science et de la nature ainsi que celles de la coopération et de la circulation sociales, afin de rendre la création de la richesse indépendante (relativement) du temps de travail utilisé pour elle. D'autre part, il prétend mesurer les gigantesques forces sociales ainsi créées d'aprés l'étalon du temps de travail, et les enserrer dans des limites étroites, nécessaires au maintien, en tant que valeur, de la valeur déjà produite. Les forces productives et les rapports sociaux _simples faces différentes du développement de l'individu social_ apparaissent uniquement au capital comme des moyens pour produire à partir de sa base étriquée. Mais en fait ce sont les conditions matérielles capables de faire éclater cette base. (Fondements T2 p222-223).
Le prolétariat est donc la négation de l'échange sur la base de l'échange, en ce que l'échange est l'affirmation du caractère social de toute activité dans l'aliénation, comme extérieure à elle même; le processus de production et d'exploitation capitaliste ne peut mettre en oeuvre qu'un travail socialisé en vue de la création de valeur, c'est là une contradiction en procès qui dans le mode de production capitaliste , prend l'existence bien réelle de l'incapacité pour le travail vivant à valoriser la masse croissante du capital fixe où s'objective, séparé de lui, son caractère social.
Il ne s'agit pas ici, à propos du travail devenant immédiatement social, comme procès contradictoire du mode de production capitaliste, d'une confusion entre collectif et social, cela pour deux raisons.
Tout d'abord, l'échelle, la production en grand, ne sont pas pour le capital un hasard: "d'emblée le capital, se dresse en tant q'UN, ou unité, en face de la foule des ouvriers. Il représente ainsi, en face du travail, la concentration des ouvriers sous forme d'unité qui leur est extérieure. A cet égard, la concentration fait partie de la notion même de capital: la concentration d'un grand nombre de forces vivantes du travail en vue du même but" (Fondements T2 p89). "Ce en quoi le procès de travail soumis formellement au capital, se distingue d'emblée et se distinguera toujours plus-même s'il s'exerce sur la base de l'ancien mode de travail traditionnel, c'est l'échelle à laquelle il opère, c'est à dire d'une part le volume des moyens de production avancés, d'autre part, le nombre des ouvriers commandés par un même employeur" (6° Chapitre 10/18 p197).
L'échelle à laquelle opère nécessairement le capital transforme qualitativement le travail mis en oeuvre. "Les lois de la production de la valeur ne se réalisent complètement que pour le capitaliste qui exploite collectivement beaucoup d'ouvriers et met ainsi en mouvement du travail social moyen"(Le Capital T2 p17); "En agissant conjointement avec d'autres dans un but commun et d'aprés un plan concerté, le travailleur efface les bornes de son individualité et développe sa puissance comme espèce" (Le Capital T2 p 22).
D'autre part tout développement technique du procès immédiat par lequel le capital met en mouvement une force de travail socialisée, répond au fait que le procès de production avec la domination réelle est procès du capital lui même: "Le procès de travail devient simple moyen de valorisation et d'auto valorisation du capital, simple moyen de production de la plus value. . . Le procès de production est désormais procès du capital lui même"(d°).
Cependant le caractère social que ce travail que le capital met en oeuvre acquiert, n'est pas une propriété, une caractéristique propre du travail en lui même face au capital. C'est dans le capital fixe que s'objective ce caractère social, le prolétariat ne trouve rien en lui même (séparé de son rapport au capital) qui fasse éclater le capital et qui soit la base d'un développement communiste. La socialité du travail mis en oeuvre n'existe que dans le rapport contradictoire au capital dans lequel elle est objectivée et par ce rapport seulement: "Tout ce développement de la force productive du travail socialisé, de même que l'application au procès de production immédiat de la science, ce produit général du développement social, s'opposent au travail plus ou moins isolé et dispersé de l'individu particulier, et ce, d'autant que tout se présente directement comme force productive du capital, et non comme force productive du travail, que ce soit celle du travailleur isolé, des travailleurs associés dans le procès de production, ou même d'une force productive du travail qui. s'identifierait au capital" (6° Chapitre 10/18 p200).
En effet, si le travail est immédiatement travail social, ce caractère social s'objective face à lui dans le capital. C'est le rapport d'exploitation qui est cette promotion, c'est toujours dans le rapport au capital que le prolétariat est négation de l'échange et jamais en soi face au capital qui serait lui échange. C'est en ce qu'il est producteur de valeur mais jamais échangiste, que son travail acquiert, dans le procès d'exploitation que désigne cette situation, ce contenu spécifique qui le pose comme négation de l'échange sur la base de l'échange.
3°) Le dépassement de la valeur et son contenu.
Le double aspect par lequel, de par le contenu de son rapport au capital, le prolétariat est la négation de l'échange sur la base de l'échange ne se compose pas de deux moments indifférents: achat-vente et subsomption. D'une part ces deux moments n'existent que l'un par l'autre, d'autre part il n'y a pas un de ces aspects qui serait la négation de l'échange et l'autre le fait que cette négation s'effectue sur la base de l'échange. Chacun d'eux pris isolément ne définirait le prolétariat que comme négation de l'échange, ce n'est que leur rapport et leur complémentarité nécessaires qui définissent le prolétariat comme négation de l'échange sur la base de l'échange. En effet, pris dans leur nécessaire connexion, ces deux aspects recouvrent les deux moments de l'échange entre le travail et le capital et par là impliquent leur reproduction, donc la reproduction du rapport social capitaliste. C'est par là que profondément s'établit que, négation de l'échange, le prolétariat ne l'est, que dans le procès contradictoire qui le reproduit comme valorisant le capital.
En outre ce n'est que dans ce double aspect que l'on peut saisir comment le prolétariat trouve, dans ce qu'il est face au capital, la capacité, en l'abolissant, de faire de toute activité sa propre fin. Cela, en effet, apparait nécessairement selon un double aspect, d'une part da ns le rapport entre les activités humaines, d'autre part pour chacune d'entre elles. Faire de toute activité sa propre fin devant être vu sous ces deux aspects, afin d'échapper soit à une vision planificatrice, soit à une vision immanente et mystique de l'immédiateté sociale de l'individu.
Nous avons vu que le premier aspect par lequel le prolétariat était négation de l'échange sur la base de l'échange reposait sur l'échange du travail vivant contre du travail objectivé, échange dans lequel en définitive le capitaliste ne faisait que remettre à l'ouvrier une partie de son travail précédemment objectivé. De là, contre le capital, le prolétariat trouve, dans ce qu'il est, la capacité, abolissant le capital, de produire et traiter l'activité humaine comme son propre processus de renouvellement en dehors de toute autre présupposition. "C'est une erreur de croire qu'à tous les stades, la production, et donc la société, repose sur l'échange de simple travail contre du travail. Dans les diverses formes de production où le travailleur se comporte en propriétaire vis à vis de ses conditions de production, la reproduction du travailleur n'est pas du tout posée par le simple travail, puisque la propriété n'est pas le résultat mais la présupposition de son travail, c'est ce qui apparait clairement dans la propriété foncière. Dans le système des corporations on constate également que le type de propriété qui fonde le travail ne repose pas sur le simple travail, ni l'échange de travail, mais sur le lien objectif du travailleur avec la commune et les conditions qu'il trouve au préalable et dont il part comme de sa propre base. Ces conditions sont certes aussi le produit du travail, l'oeuvre de toute l'histoire universelle; c'est le travail de la commune, tout au long de son développement historique qui ne part pas des individus particuliers ni de l'échange de leur travail. Le simple travail n'est donc pas non plus présupposition de la valorisation. La situation dans laquelle on n'échange que du travail contre du travail, soit sous forme vivante, soit sous forme de produit, suppose que le travail est détaché des liens qui l'unissaient primitivement à ses conditions objectives; autrement dit, d'un côté, il apparait comme travail pur et simple; de l'autre son produit accède, en tant que travail objectivé, à une existence parfaitement indépendante, c'est à dire devient valeur, en opposition au travail proprement dit. L'échange du travail contre du travail (qui est en apparence la condition de la propriété du travailleur) repose sur l'absence de propriété du travailleur. Le rapport du capital au travail salarié, dans lequel l'ouvrier, l'activité productive, s'oppose à ses propres conditions et à ses propres produits, est un stade transitoire nécessaire. Nous verrons plus loin que cette forme extrême de l'aliénation contient déjà en elle -bien que sous une forme renversée, la tête en bas, la dissolution de toutes les conditions limitées de la production et, en outre, qu'elle produit les conditions illimitées de la production, ainsi que les pleines conditions matérielles du développement entier et universel des forces productives de l'individu" (Fondements T1 p480-481). Le prolétariat trouve dans ce qu'il est contre le capital et l'abolissant, la capacité de tout traiter comme produit de l'activité humaine car le non échange (son caractère simplement formel) et l'absence de propriété sont inhérents à l'échange du travail contre du travail. En outre, apparait que le mode de production capitaliste est un stade indispensable au libre développement, pour elles mêmes, de toutes les capacités humaines. L'activité humaine devient son propre renouvellement, sa présupposition, elle est développement constant être illimitée c'est être sa propre base de renouvellement. En abolissant le capital, le prolétariat ne libère pas le travail, il abolit un certain type de rapport de l'activité à elle même, où son propre renouvellement, le propre mouvement dans lequel elle était sa base même, était séparation entre elle même comme activité immédiate et elle même comme activité objectivée, au repos, séparation dans laquelle l'activité humaine s'oppose, se sépare de la propriété et se constitue comme travail (la petite production marchande qui voit chez un individu la coalescence du travail et de la propriété n'est jamais un mode de production).
Le second aspect par lequel le prolétariat est la négation de l'échange sur la base de l'échange repose sur le fait que le capital est une contradiction en procès, en ce que pour se valoriser, il met en oeuvre du travail promu au rang de travail social mais qui n'est tel qu'ayant son caractère social objectivé en face de lui, ce n'est que dans ce rapport qu'on peut le qualifier de travail directement social.
La valeur et l'échange nous ont rendu si sots et si bornés, que nous ne pouvons considérer l'accomplissement d'une activité que si sa finalité lui est extérieure:la valeur, la valorisation, ou la complémentarité des travaux dans la société des producteurs associés du programmatisme classique. Par ce qui le constitue comme dissolution de l'échange sur la base de l'échange, le prolétariat trouve dans ce qu'il est, abolissant le capital, la capacité de poser chaque activité comme ayant sa fin en elle même. l'abolition de la propriété et de la division du travail, par lesquelles la communauté devient la présupposition de chaque activité est corollaire de ce qu'aucune activité n'a une finalité qui lui échappe. Le développement du procès de production qui promeut le travail immédiat au rang de travail social (dans la mesure seulement où ce caractère social s'objective en face de lui) n'est la "condition technique" qui fait éclater le cadre étriqué du capital que dans la mesure où ce développement n'est pas fortuit, où il n'est ni un "développement technique", ni une condition. Ce développement résulte du procès dans lequel se développe la contradiction entre le prolétariat et le capital. Cette promotion, dans le procès de production immédiat, du travail immédiat au rang de travail social ne peut, comme le dit Marx, faire éclater le capital, que dans la mesure où c'est lui même qui est la condition de ce développement. Ce développement des forces productives n'a de sens que comme une détermination de la contradiction entre prolétariat et capital. Il est d'une part la signification historique de ce dernier, c'est-à-dire la capacité d'imposer sa propre reproduction et accumulation comme réponse ayant un sens historique contre le prolétariat et la révolution, c'est d'autre part sa nécrologie en ce que ce développement est pour lui même une contradiction en procès. Le capital n'est pas poussé "malgré lui" à ce développement par sa contradiction avec le prolétariat, il est lui même cette contradiction comme exploitation et accumulation.
Les caractéristiques de l'accumulation du capital, l'universalisation et la socialisation du travail comme antagonisme au travail lui même, fondent pour le prolétariat la capacité, abolissant le capital, de produire la situation dans laquelle toute activité trouve sa fin en elle même, en ce qu'elle est présupposée par l'activité de toute la société et la concentre. Cela, non plus comme un procès d'exploitation qui est l'objectivation de cette activité face à elle mais comme le rapport entre les activités.
La production communiste est si simple que l'on a tout le mal du monde à l'appréhender. Que l'activité productive soit sa propre fin, sa propre présupposition, et contienne dans son accomplissement toutes ses déterminations, qu'elle focalise en elle sa socialité, est pour nous quelque chose de difficilement concevable, tout comme aurait été inconcevable, pour un homme du haut moyen âge, que la société se reproduise en laissant, dans un monde immense, chacun produire dans son coin ce qu'il veut comme il veut. On ne répartit pas le temps de travail disponible socialement entre les activités posées comme nécessaires, c'est l'effectuation même de chaque activité (l'activité productive dans son procès) qui dans son rapport aux autres activités est répartition du temps et contient ses propres déterminations. "Avant tout le caractère communautaire de la production rendrait le produit général et collectif. L'échange qui se déroule à l'origine dans la production ne serait pas un échange de valeurs, mais d'activités déterminées par les besoins et les but collectifs: il impliquerait d'emblée la participation de l'individu au monde collectif des produits. Sur la base des valeurs d'échange, l'échange doit d'abord rendre le travail général. Sur l'autre base, il léserait avant l'échange, autrement dit l'échange des produits ne serait pas du tout l'intermédiaire, grâce auquel l'individu participe à la production universelle. Il faut naturellement une médiation. Dans le premier cas, on part de la production autonome des individus particuliers bien qu'elle soit déterminée et modifiée post-festum par des rapports complexes: la médiation s'effectue par l'échange des marchandises, la valeur, l'argent, autant d'expressions d'un seul et même rapport. Dans le second cas, c'est la présupposition elle même qui sert de médiation, autrement dit, la présupposition c'est une production collective, la communauté étant le fondement de la production. Le travail de l'individu est de prime abord posé comme travail social. Dans le premier cas, le caractère social de la production n'est obtenu post festum qu'en érigeant les produits en valeurs et en les échangeant. Dans le second cas, le caractère social de la production est directement assuré, et la participation au monde des produits et à la consommation n'a pas à passer par l'échange de travaux ou de produits du travail qui sont dépourvus de liens naturels" (Grundrisse p88-89 -cité dans Invariance 2 Série I)
D) Le proletariat negation des classes.
1°) La dissolution des conditions existantes n'existe que synthéti-quement comme non-capital: comme classe.
Dans les développements précédents on a vu comment le prolétariat était en tant que classe particulière la négation de la propriété privée, la négation de la division du travail, la négation de l'échange et de la valeur. Cependant on ne peut passer directement du fait que le prolétariat est la dissolution de toutes les conditions existantes au fait qu'il est la dissolution des classes. Bien sur être la dissolution des classes n'est pas être autre chose que la dissolution des conditions existantes, mais il ne s'agit pas du même niveau, être la dissolution des classes c'est être la dissolution des conditions existantes comme pratique, comme lutte de classe, c'est la dissolution des conditions existantes en ce que comme classe particulière cette dissolution est un sujet, une pratique révolutionnaire. Comprendre la dissolution des conditions existantes comme classe qui soit la dissolution des classes c'est tout d'abord poser ces divers éléments de façon synthétique comme classe, c'est à dire comme pôle du rapport social fondamental qu'est le rapport de production capitaliste. La dissolution de toutes les conditions existantes c'est une classe, c'est le prolétariat comme non capital, après avoir montré que le prolétariat est la dissolution des divers fondements de la société, il faut montrer inversement que la dissolution des divers fondements de la société se synthétise comme non capital et en tant que tel comme travail vivant et donc comme classe -pôle d'un rapport antagonique-.
" Le seul travail qui se distingue dés lors du travail objectivé, c'est le travail non objectivé, c'est à dire celui qui est en train de s'objectiver, le travail sous sa forme subjective. On peut également opposer le travail objectivé, c'est à dire celui qui est présent dans l'espace en tant que travail passé, au travail présent dans le temps. Pour être présent dans le temps et vivant, il ne peut être qu'un sujet vivant, en existant comme faculté et possibilité, donc un travailleur. La seule valeur d'usage qui puisse constituer une opposition au capital, c'est donc le travail (et plus précisément le travail créateur de valeur, c'est à dire productif)" (Fondements T1 p219-220). On retrouve alors synthétisé, comme terme du rapport de classes, tous les éléments précédemment analysés, et cela dans la simple existence du prolétariat comme non capital, existence qui définit un pôle du rapport de classes capitaliste, comme négation des fondements même du rapport, sur la base de ce rapport. Cette existence c'est celle, comme non capital de l'ouvrier libre.Il faut donc:
1) que l'ouvrier dispose librement de la propriété de sa force de travail, en se comportant vis à vis d'elle comme vis à vis d'une marchandise. Il doit donc en être le libre propriétaire;
2) que l'ouvrier ne puisse plus échanger son travail sous la forme d'un produit matérialisant son travail, mais que la seule marchandise qu'il ait à offrir et à vendre, soit simplement sa force de travail vivante, incarnée dans sa personne vivante, les moyens pour matérialiser son travail -conditions objectives de son travail- étant la propriété d'autrui et existant dans la circulation sous forme de marchandises, situées à un pôle du côté opposé au sien" (Fondements T2 p655).
Il faudrait se garder de considérer le prolétariat comme non capital, en ce que le travail vivant est la seule valeur d'usage qui puisse faire face au capital, au seul niveau du premier moment de l'échange entre le travail et le capital (l'achat-vente de la force de travail; le face à face); on n'aurait là que la séparation et le prolétariat comme pauvre. Il ne s'agit pas de passer du prolétaire comme pauvre au prolétaire comme créateur, le capital (procès d'absorption du travail vivant) est tout autant créateur. Le travail est vraiment non capital quand il en devient l'activité. "Il n'est nullement contradictoire que le travail ait d'une part pour objet la pauvreté absolue, et d'autre part pour sujet et activité la possibilité générale de la richesse. En fait cette contradiction dans les termes découle de la nature même du salariat"(d p243). "Il est donc absurde de se demander si le capital est productif ou ne l'est pas. Le travail lui même n'est productif que s'il est recueilli au sein du capital qui constitue la base de la production dont le capitaliste est le commandant. La productivité du travail devient force productive du capital. Le travail n'est pas productif s'il existe pour le travailleur lui même en opposition au capital, s'il a une existence immédiate extérieure au capital. Il n'est pas productif comme activité directe du travailleur. Certains prétendent que la force productive attribuée au capital est une simple transposition de la force productive du travail; mais il oublie que le capital est précisément cette transposition, et que le travail salarié implique le capital de sorte qu'il est, lui aussi, transubstantation, c'est à dire une activité qui semble étrangère à l'ouvrier" (Fondements T1 p256). Considérer le prolétariat comme négation des conditions existantes et synthétiquement, en tant que classe, comme non capital, ce n'est donc pas le concevoir unilatéralement comme pauvre, séparé de tout, c'est le considérer comme travail vivant dans son rapport au capital tant dans le premier que dans le deuxième moment de l'échange avec celui ci et, paradoxalement, on pourrait même dire que c'est au moment où le travail vivant se réalise, existe effectivement comme travail productif, qu'il est le plus éloigné de toutes ses conditions. Etre non capital ne signifie pas être séparé de tout comme pauvre mais comme travail vivant, seule valeur d'usage pouvant faire face au capital en tant que non capital, pôle antagonique et nécessaire du rapport capitaliste face au capital. On vient donc de considérer dans un premier temps que si le prolétariat est la dissolution des conditions existantes, c'est parce que synthétiquement il est non capital, c'est à dire une classe: le pôle antagonique et complémentaire du rapport social capitaliste. Pour qu'une classe soit la dissolution des classes, le premier point nécessaire est que la dissolution des conditions existantes soit une classe.
2°) La reproduction du prolétariat n'est jamais sa confirmation.
Le deuxième point est que cette classe ne trouve jamais sa confirmation dans la reproduction du rapport social dont elle est un pôle pourtant nécessaire. "Le prolétariat et la richesse sont des contraires, comme tels ils constituent une totalité. Ils sont tous deux des formations du monde de la propriété privée. La question, est de savoir quelle place déterminée chacun occupe dans cette contradiction. Dire que ce sont deux face d'un tout ne suffit pas. La propriété privée en tant que propriété privée, en tant que richesse, est forcée de perpétuer sa propre existence, et par là même celle de son contraire, le prolétariat. La propriété privée qui a trouvé sa satisfaction en soi même est le côté positif de la contradiction. Inversement le prolétariat est forcé en tant que prolétariat de s'abolir lui même et du coup d'abolir son contraire dont il dépend, qui fait de lui le prolétariat: la propriété privée. Il est le côté négatif de la contradiction, la propriété dissoute et se dissolvant. La classe possédante et la classe prolétaire représentent la même aliénation humaine. Mais la première se sent à son aise dans cette aliénation:elle y trouve une confirmation, elle reconnait dans cette aliénation de soi sa propre puissance et possède en elle l'apparence d'une existence humaine, la seconde se sent anéantie dans cette aliénation, y voit son impuissance et la réalité d'une existence inhumaine. Au sein de cette contradiction , le propriétaire privé est donc le parti conservateur, le prolétaire le parti destructeur. Du premier émane l'action qui maintient la contradiction, du second l'action qui l'anéantit. Si le prolétaire remporte la victoire, cela ne signifie pas du tout qu'il soit devenu le côté absolu de la société, car il ne l'emporte qu'en s'abolissant lui même et en abolissant son contraire. Dés lors, le prolétariat a disparu tout autant que la propriété privée son contraire qui l'implique. "Si les auteurs socialistes attribuent au prolétariat ce rôle historique, ce n'est pas du tout, ..., parce qu'ils considèrent les prolétaires comme des dieux. C'est plutôt l'inverse. Dans le prolétariat pleinement développé se trouve pratiquement achevée l'abstraction de toute humanité, même de l'apparence d'humanité, dans les conditions de vie du prolétariat se trouve condensées toutes les conditions de vie de la société actuelle dans ce qu'elles peuvent avoir de plus inhumain" (Sainte Famille Ed Soc p46-47). Nous reviendrons plus loin sur ces questions d'humanité et d'inhumanité, au point où nous en sommes ce qui importe dans cette longue citation, c'est la polarisation de la société que marque Marx à partir de ces notions. Cette citation a le mérite de faire ressortir ce qui fait du prolétariat le côté négatif de la contradiction: il est la dissolution de toutes les conditions existantes comme non capital.
Le prolétariat est le côté négatif de la contradiction. Mais ce n'est pas tout ce qui en fait le côté négatif, c'est qu'il est le travail face à ses conditions autonomisées comme valeur devant se valoriser (capital), c'est en tant que tel, en tant que travail, qu'il est de par son rapport au capital, et dans ce rapport, la dissolution des conditions existantes; c'est à dire entant que non capital. Dans ce rapport toutes les conditions de la reproduction d'ensemble se trouve sans cesse du côté du capital dont il n'est qu'un élément, et dont tout au mieux, en tant que travail productif il devient l'activité, dans le processus de la subsomption (le travail devient réellement capital dans le procès de production immédiat -unité du procès de travail et du procès de valorisation-).
Dans la dynamique de la baisse tendancielle du taux de profit le prolétariat est constamment en contradiction avec le développement et l'approfondissement du rapport qui le définit. Le prolétariat est constamment contradictoire avec l'existence sociale nécessaire de son travail comme capital, c'est à dire valeur autonomisé face à lui et ne le demeurant qu'en se valorisant, c'est la baisse tendancielle du taux de profit. Il ne s'agit pas là d'une contradiction provoquée par la baisse tendancielle du taux de profit, mais bien de son propre contenu, qui est directement contradiction sociale.
Cela signifie que la reproduction du rapport de production capitaliste n'est jamais sa confirmation même s'il est un terme nécessaire de ce rapport.
Dissolution de toutes les conditions existantes, le prolétariat ne peut se libérer en développant ce qu'il est dans le cadre du rapport social qu'il abolit, il ne peut triompher qu'en s'abolissant lui même, qu'en se dissolvant comme classe. Serait-ce donc parce qu'il ne peut triompher qu'en s'abolissant comme classe que le prolétariat est la dissolution des classes comme classe particulière? Il y aurait en fait là une erreur importante. Le prolétariat ne s'abolit pas lui même, et abolit son contraire, il s'abolit lui même en abolissant son contraire, l'abolition de son contraire est même la seule contradiction ayant une réalité. C'est le contenu de cette abolition (production du communisme déterminée par ce qu'est le prolétariat dans la contradiction) qui fait que le prolétariat s'abolit lui même (il ne s'agit même pas d'un phénomène corollaire), qui fait qu'il ne devient pas le pôle absolu de la société: ce qui est une impossibilité, vu ce qu'est la contradiction, ce qu'est le prolétariat dans cette contradiction, et en conséquence ce qu'est le contenu du dépassement de la contradiction.
3°) Le capital implique le capitaliste: le prolétariat est en contradiction avec une classe.
Si le prolétariat est la dissolution des conditions existantes comme classe en ce qu'il est non capital, s'il est le côté négatif de la contradiction, cela n'existe que dans la stricte mesure où face à lui, antagonique et nécessaire, se dresse une autre classe: les capitalistes. Il s'agit là du troisième point:
- a) le prolétariat est la dissolution des conditions existantes en tant que classe;
- b) il n'est jamais confirmé dans sa situation de classe par la reproduction du rapport social dont il est un des pôles, il ne peut donc triompher en devenant le pôle absolu de la société;
- c) cela signifie qu'il est en contradiction avec une autre classe. On ne peut définir ce qu'est une classe, une classe c'est toujours au moins deux classes.
En fait, avec la classe capitaliste le problème est qu'il semble que l'on puisse s'en passer, en considérant que le capitaliste n'est que l'exécutant des ordres du capital, tandis que pour le prolétariat il est évident que le travail c'est l'ouvrier. En outre, le rapport (en tant qu'activité) entre le capitaliste et le capital, étant la gestion il semble qu'il n'y ait plus aucun rapport essentiel entre le capital et le capitaliste (la propriété). Il y a là plusieurs erreurs: d'une part le capital ne supprime pas la propriété privée mais en transforme le contenu: la gestion est le contenu actif de la propriété, elle est le principe qui la forme, qui la façonne, qui y coincide ou la détruit; d'autre part si l'on occulte la classe capitaliste, le capital devient un monstre automatique manipulant des individus isolés; enfin on ne considérerait pas qu'un rapport social c'est un rapport entre individus particuliers, entre classes, et que ce n'est pas en fin de compte la séparation entre le prolétariat et ses conditions que la révolution abolit, mais la division de la société en classes: la révolution communiste n'est pas une action sur les choses.
Il s'agit donc de montrer comment on déduit nécessairement la classe capitaliste du capital, comment celui ci contient celle là, mais il s'agit aussi de cerner l'utilité théorique de cette déduction. En effet si le capitaliste ce n'est que le capital quelle utilité d'avoir les deux termes? Il est vrai que le capitaliste n'est revêtu d'une autorité que dans la mesure où il est une personnification du capital, sa domination n'est que celle du travail objectivé sur le travail vivant, celle du produit de l'ouvrier sur l'ouvrier lui même. Son autorité n'est en aucune façon personnelle à la différence de l'artisan. S'il est évident que le capitaliste n'a d'autorité que comme personnification du capital, il faut montrer pourquoi le capital est obligatoirement personnifié.
Cette nécessité s'inscrit dans le mouvement de l'échange entre le travail et le capital dans ces deux moments. "En réalité étant devenu grâce à l'échange l'un de ses éléments matériels, il n'existe qu'une différence de substance entre le travail et les autres éléments du capital: il a la forme de l'activité; et ils ont celle du repos. Le procès est donc le rapport substantiel d'un élément agissant sur les autres: il n'est pas le rapport entre les deux. Le capital apparait ainsi comme objet passif où tout rapport de forme a disparu; c'est un simple procès de production, et le capital en tant que tel n'y entre pas distinct de sa substance. Il ne se manifeste même pas sous une substance qui lui serait spécifique -travail objectivé par exemple-, puisque telle est la substance de la valeur d'échange. En effet, sa substance purement naturelle est dépourvue de tout rapport à la valeur d'échange, travail objectivé, et au travail valeur d'usage du capital, autrement dit à tous les rapports du capital; en ce sens, le procès du capital n'est qu'un simple procès de production; le capital perd son caractère spécifique, comme la monnaie dans la forme valeur. Le capital existant pour soi -c'est à dire le capitaliste- n'entre même pas dans ce procès: ce n'est pas le capitaliste qui est consommé par le travail comme matière première et instrument. Ce n'est pas non plus le capitaliste - mais le travail- qui y consomme. En ce sens encore, le procès de production du capital n'est pas spécifique: c'est un procès de production en général.
A la différence du travail, le capital ne s'y manifeste que sous la forme substantielle de la matière première et de l'instrument de travail. Ce caractère général du procès n'est pas seulement une abstraction arbitraire, mais une abstraction en mouvement, et c'est cet aspect qui frappe les économistes et leur fait dire que le capital est l'élément indispensable de tout procès de production. Mais ils ne tiennent pas compte du comportement propre du capital dans ce procès. Il convient de mettre en évidence ici un élément qui ne découle pas seulement de l'observation, mais du rapport économique lui même. Dans le premier procès -l'échange entre le capital et le travail-, le travail en tant que tel, existant pour soi, est nécessairement incarné par l'ouvrier. Il en va de même ici dans le second procès. Le capital se présente, lui, comme une valeur existant pour elle même, pour ainsi dire égocentrique (ce qui dans l'argent est simple tendance). Mais le capital existant pour lui même n'est il pas le capitaliste? Divers socialistes affirment cependant qu'ils ont besoin du capital mais pas des capitalistes. C'est supposer que le capital est qu'une simple chose et non un rapport de production qui, réfléchi en lui, est le capitaliste. On peut donc distinguer le capital de tel capitaliste, mais on ne peut le distinguer du capitaliste qui, en tant que tel fait face à l'ouvrier" (Fondements T1 p250-251).
Dans le procès de production le capital ne se manifeste que sous la forme substantielle (matérielle) de la matière première et de l'instrument de travail, il semble donc disparaître en tant que rapport de production et n'être que condition générale de tout procès de production. En fait cette apparence substancielle du capital résulte de sa séparation d'avec le travail, c'est une valeur existant pour elle même (égocentrique), rapport de production réfléchi en lui même. Etre objet, substance, matière, est la forme sociale nécessaire du capital en ce qu'il est les conditions du travail face au travail, séparées du travailleur. Si le rapport de production qu'est le capital se réfléchi en lui même étant substance, objet; en tant que rapport de production réfléchi en lui même, il est substance face au travail, s'opposant à lui, il est objet, doué de volonté. Non seulement le capital c'est nécessairement le capitaliste, mais encore sans le capitaliste pas de capital. Conditions de production séparées du travail, le capital doit dans le procès de production faire face au capital comme objet, se définissant alors comme rapport social réfléchi en lui même (s'objectivant, se confondant avec son existence matérielle de terme du rapport), il est, parce que s'opposant dans ce mouvement au travail, objet doué de volonté, il inclut le capitaliste. "C'est seulement parce que l'ouvrier, pour pouvoir vivre, vend sa force de travail, que la richesse matérielle se transforme en capital. C'est donc seulement face au travail salarié que se changent en capital les objets représentant les conditions objectives du travail, autrement dit, les moyens de production et les choses représentant les conditions matérielles de la conservation de l'ouvrier: les moyens de subsistance. Cependant, le capital pas plus que l'argent n'est un objet. Dans l'un et l'autre, des rapports de production sociaux déterminés entre individus apparaissent comme des rapports se nouant entre objets et individus. Autrement dit, des rapports sociaux déterminés semble être des propriétés sociales des objets. Sans salariat, dés lors que les individus se font face comme des personnes libres, pas de production de plus-value, et sans celle ci pas de production capitaliste, donc ni capital ni capitaliste! Capital et travail salarié (comme nous appelons le travail de l'ouvrier qui vend lui même sa capacité de travail) expriment deux facteurs d'un seul et même rapport" (6° Chapitre 10/18 p168).
Quel est le contenu de cette volonté qu'est le capital comme rapport social réfléchi en lui même, c'est à dire de cette volonté qu'est le capitaliste, quelle est sa définition par rapport au prolétariat, comment se constitue-t-elle par rapport au travail? "Le procès de valorisation du capital a essentiellement pour but de produire des capitalistes et des travailleurs salariés. C'est ce que l'économie politique en général oublie complètement, car elle ne retient que les choses produites. Dans ce procès, le travail objectivé est posé à la fois comme non objectivité du travailleur et comme propriété d'une volonté étrangère: le capital est donc aussi de toute nécessité capitaliste. La notion de capital implique que les conditions objectives du travail, bien qu'elles en soient le produit prennent la forme d'une personne opposée au travail, ou bien, ce qui revient au même, apparaissent comme la propriété d'une personne étrangère au travailleur. Le capital implique donc le capitaliste" (Fondements T1 p478). Avec l'introduction de la force de travail dans le procès de valorisation, l'activité du travailleur devient activité du capital (c'est le moment où il est absurde de se demander si le capital est productif ou non, ou de dire que la force productive du capital n'est que la transposition de la force productive du travail , vu que le capital est précisément ce procès de transubstantation, transposition. Le travail salarié est une activité étrangère à l'ouvrier, elle est l'activité du capital. En étant aliénation de l'activité le travail salarié implique que face à lui se dressent non seulement les objets résultants de cette activité, mais l'activité, la volonté dont ces objets sont l'objectivation. Dans ceux ci, c'est sa propre activité, sa propre volonté qui se dresse face au travailleur comme volonté, activité étrangère; le capital est alors nécessairement personne, volonté, commandement: "travailler c'est produire la propriété d'autrui, et la propriété signifie commandement sur le travail d'autrui" (Fondements T1 p180). "Je peux céder à autrui une production isolée due à mes capacités et facultés particulières d'activité corporelle et mentale, ou leur emploi pour un temps limité, parce que cette limitation leur confère un rapport d'extériorité à ma totalité et mon universalité. Par l'aliénation de tout mon temps de travail et de la totalité de ma production, je rendrais un autre propriétaire de ce qu'il y a de substantiel, de toute mon activité et réalité, de ma personnalité" (Hegel "Principes de la philosophie du droit"; § 67).
Analyser comment face au prolétariat le capital est nécessairement classe capitaliste est fondamental pour deux raisons. A partir du moment où l'on pose théoriquement comment malgré leur implication réciproque prolétariat et capital ont chacun une position et une activité spécifiques dans la contradiction, on ne peut se contenter d'avoir d'un côté une classe et de l'autre un terme du rapport de production, se posant sous certains aspects comme un monstre automatique. La deuxième raison découle de la précédente; tant que le capital n'est pas posé comme classe capitaliste, comme sujet face au prolétariat, l'exploitation, correctement analysée comme implication réciproque, tend à être comprise comme un processus automatique, mais également l'abolition du capital peut toujours revenir à n'être qu'auto-abolition du prolétariat, passant bien sûr par la médiation de l'abolition du capital. En fait dans les deux cas la compréhension de la contradiction et de la révolution ne peut se limiter à donner vie et activité à un seul des sujets, sous peine de ne lui donner qu'une vie factice. Enfin pour la compréhension du prolétariat comme dissolution des classes en tant que classe particulière, la définition de la classe capitaliste, face au prolétariat comme classe, est absolument nécessaire, comme on va le voir avec ce qui découle du fait que le prolétariat n'est une classe que dans son rapport à une autre classe.
4°) Le dépassement des classes comme lutte des classes.
a) Chaque classe n'existe comme classe que dans son rapport à l'autre classe.
On peut maintenant aborder le quatrième point de l'analyse du prolétariat comme classe qui est entant que classe particulière, la dissolution des classes. Il est tel dans le mouvement où il est en contradiction avec une autre classe. Une classe, c'est toujours deux classes. Il faut repartir ici de l'analyse développée dans les " Notes de travail N°5 (Individu, société, praxis)" que nous avons diffusées en Septembre 1978. "L'opposition entre le prolétariat et le capital n'est pas seulement opposition, séparation de l'individu et de la communauté, parce que la communauté n'est le capital que parce que cette communauté existe comme deux classes particulières (prolétariat et classe capitaliste) qui, en tant que classes particulières s'impliquent mutuellement, non seulement comme classes distinctes et opposées, mais comme deux classes particulières que leur rapport au tout, au capital, fonde comme classes antagoniques.
Saisir simplement le prolétariat et la classe capitaliste comme deux classes particulières distinctes "en soi", revient à la pensée purement réflexive, qui ayant déterminé les oppositions, passe sans cesse de l'une à l'autre, sans jamais mettre en évidence leur connexion et l'unité qui les traverse. La particularité n'est pas simplement un critère distinctif qui oppose des éléments entre eux, elle inclut la relation de la partie au tout et dans le même mouvement la relation nécessaire qui l'unit au autres parties dans laquelle cette totalité se particularise, cette relation nécessaire des parties étant le contenu et la concrétisation effective de la totalité, qui ne la dépasse pas mais au contraire s'y définit. Dire que l'individu reproduit simultanément son individualité et sa communauté (gemeinwesen), c'est dire qu'il se reproduit non en tant qu'individu personne (physique ou morale) mais en tant qu'individu particulier dont la particularité n'est pas l'ensemble des déterminations coordonnées qui en font un "unique" parmi d'autres "uniques", mais ce qui en fait un individu particulier de la communauté, une particularisation de la communauté: son existence comme membre d'une classe." (p27) "Si l'individu est toujours immédiatement être de la communauté c'est parce que cet individu est individu particulier de celle ci, c'est à dire individu dont la particularité est le mode de relation aux autres particularités et au tout, et parce que d'autre part, la communauté n'a d'existence concrète qu'en étant une totalité de particularités qu'elle détermine et unit de manière nécessaire comme ses particularités." (p25).
"L'homme reproduit sa particularité, toujours comme qualité sociale qui en fait un individu membre de la communauté parce que membre d'une classe" (p28). "En posant l'appartenance de classe comme inhérente (ou non) à la personne de l'individu, on pose la question à partir d'une hypostase et l'on fétichise la particularité en en faisant une qualité de l'individu singulier" (p28). "Certes, les rapports sociaux sont bien des rapports qui se nouent entre des individus, mais il s'agit d'individus particuliers définis par ces rapports et non des personnes qui entreraient toutes armées dans des rapports sociaux. Si l'on part de la situation de l'individu pour arriver à la classe, ou même d'une différence entre l'individu et la classe, on oblitère la particularité de cet individu et l'on court le risque de confondre reproduction personnelle (individuelle) au sens moral ou physique, et reproduction sociale qui est reproduction de la particularité sociale, de l'appartenance de classe." (d° p 30). "Parce qu'en tant que particularité, la particularité implique l'existence d'une autre particularité déterminée, et de la communauté également déterminée dans laquelle ces parties se définissent et qu'elles fondent, chaque particularité prise pour soi (réfléchie en elle même) n'est pour soi qu'en incluant de manière simultanée le rapport à l'autre classe et à la société, rapport qu'elle ne contient pas comme un manque mais bien comme un trait définitoire, comme l'existence de l'unité des deux pôles au sein de chacun de ces pôles" (p35).
b) Se constituer comme classe contre la classe capitaliste n'est jamais pour le prolétariat une confirmation de son existence.
Dans toute cette analyse chaque partie, chaque classe, n'est particularisation de la communauté que dans son rapport à l'autre partie, à l'autre classe. Cependant avec le prolétariat le contenu de la relation (l'exploitation) devient forme de la relation (cf TC8 "La notion de cycle de luttes") le rapport à l'autre classe est une contradiction dans laquelle c'est la totalité qui devient étrangère. Pour le prolétariat, son rapport à la totalité passe par l'autre classe qui y trouve sa confirmation, qui est l'agent de la reproduction générale (exploiter est une activité). Contrairement aux anciennes classes dominées, le prolétariat n'est rien de positif dans la contradiction, il ne trouve en lui même aucune détermination, où il puisse, même en se dépassant, en brisant le cadre dont elle est une détermination, puiser la dynamique de sa libération. "Sans doute, les serfs fugitifs considéraient leur état de servitude précédent comme une chose contingente à leur personnalité: en cela, ils agissaient simplement comme le fait toute classe qui se libère d'une chaîne et, alors, ils ne se libéraient pas en tant que classe mais isolément. De plus ils ne sortaient pas du domaine de l'organisation par ordres, mais formèrent seulement un nouvel ordre, et conservèrent leur mode de travail antérieur dans leur situation nouvelle et ils élaborèrent ce mode de travail en le libérant des liens du passé qui ne correspondaient déjà plus au point de développement qu'ils avaient atteint. . . N'oublions pas que la nécessité de subsister, où se trouvait les serfs, et l'impossibilité de la grande exploitation, qui amena la répartition des allotements entre les serfs, réduisirent très vite les obligations de ceux ci envers le seigneur féodal à une moyenne de livraisons en nature et en corvées; cela donnait au serf la possibilité d'accumuler les biens meubles, favorisait son évasion de la propriété du seigneur et lui donnait la perspective de réussir à aller comme citoyen à la ville, il en résulte aussi une hiérarchisation parmi les serfs, de sorte que ceux qui s'évadent sont déjà des demi-bourgeois... Donc tandis que les serfs fugitifs ne voulaient que développer librement leurs conditions d'existence déjà établies et les faire valoir, mais ne parvenaient en dernière instance qu'au travail libre, les prolétaires, eux, doivent, s'ils veulent s'affirmer en tant que personne, abolir leur propre condition d'existence antérieure, laquelle est en même temps celle de toute la société jusqu'à nos jours, je veux dire abolir le travail" (Idéologie Allemande Ed Soc p95-96). En effet, à l'inverse des serfs, chez les prolétaires, "leur condition de vie propre, le travail et, de ce fait toutes les conditions d'existence de la société actuelle, sont devenues pour eux quelque chose de contingent, sur quoi les prolétaires isolés ne possèdent aucun contrôle et sur quoi aucune organisation sociale ne peut leur en donner" (d° p95).
Pour chaque classe, être une classe passe par une médiation, l'autre classe, en tant que classe antagonique: "Les individus isolés ne forment une classe que pour autant qu'ils doivent mener une lutte commune contre une autre classe"(d° p93). La spécificité du prolétariat réside en ce que, dans cette contradiction, où il est particularisation de la communauté, il n'est jamais "positivé", la reproduction du rapport social dont il est un terme ne le confirme jamais (d'une part sa propre reproduction est constamment remise en cause par son contraire qu'il implique _baisse du taux de profit_ d'autre part, en tant que travail il ne se réalise qu'en devenant élément du capital _la subsomption_, activité de son contraire). Le prolétariat ne se définit comme classe qu'en contradiction avec le capital et non en soi, d'autre part, cette particularisation non seulement lui est renvoyée par son contraire (ce qui est également le cas de la classe capitaliste) mais encore face à lui, ne lui confère aucun caractère positif. N'étant classe que dans son rapport à la classe antagonique, ce qui est la loi générale, mais de plus ne trouvant dans cette contradiction et cette médiation aucune confirmation, c'est toutes les conditions existantes (représentées par la classe antagonique) qu'il s'agit alors d'abolir. S'abolir comme classe ne peut qu'être abolir l'autre classe, parce qu'une classe c'est toujours deux classes, parce que pour chacune, sa propre existence de classe passe par une médiation:la classe antagonique. C'est pour cela que, pour le prolétariat, sa propre existence de classe est simultanément posée comme une aliénation (caractère étranger) et ne peut être abolie que dans la lutte en tant que classe contre l'autre classe.
c) Pour le prolétariat, être une classe en contradiction avec la classe capitaliste, c'est poser son existence de classe comme une aliénation.
Le prolétariat est la dissolution des classes non en vertu d'une contradiction interne, d'une distinction s'opérant entre ce qui le détermine comme classe et les prolétaires comme personne (problématique qui reviendrait à poser la question de l'appartenance de classe, du caractère social de l'individu), ou d'une aliénation de l'individu personne à la classe, mais dans un mouvement bien pratique de la classe elle même.
Ce mouvement c'est celui de la lutte de classes, c'est lui même que le prolétariat transforme en étant en contradiction avec le capital, le prolétariat ne peut rester ce qu'il est c'est là tout simplement le contenu de son action contre le capital. "Stirner croit que les prolétaires communistes qui révolutionnent la société et établissent les rapports de production et la forme des relations sur une base nouvelle, c'est à dire sur eux-mêmes en tant qu'hommes nouveaux, sur leur nouveau mode de vie, restent "ceux qu'ils étaient dans le passé". La propagande inlassable que font les prolétaires, les discussions qu'ils organisent entre eux quotidiennement, prouvent à suffisance combien peu eux-mêmes veulent rester"ceux qu'ils étaient". Ils ne resteraient "ceux qu'ils étaient dans le passé"que si avec Saint Sancho ils "cherchaient la faute en eux mêmes", mais ils savent trop bien que c'est seulement lorsque les conditions seront modifiées qu'ils cesseront d'être"ceux qu'ils étaient"et c'est pourquoi ils sont décidés à modifier ces conditions à la première occasion. Dans l'activité révolutionnaire, se changer soi même et changer ces conditions coincident"(d° p242). Il en résulte que c'est tout simplement ce qu'il fait dans la lutte de classes, contre la classe antagonique, qui le détermine comme dissolution des classes en tant que classe particulière. Contre le capital, dans l'aspect le plus immédiat de sa pratique, de ce qu'il fait, le prolétariat ne veut pas rester ce qu'il est; il ne s'agit pas là d'une contradiction interne. Il agit bien en tant que classe:"Se changer soi même et changer ces conditions coincident". Dans toute son activité contre le capital, par laquelle il est une classe, le prolétariat ne veut pas rester ce qu'il est, il n'y a aucune antériorité entre ces deux moments, il y a coïncidence absolue, c'est là l'action de la classe, si l'on pose correctement le procès de la division de la société en classes et leurs rapports. C'est en luttant contre le capital que le prolétariat ne veut pas rester ce qu'il est, on a, à ce niveau, la dissolution des conditions existantes comme action d'un sujet, comme pratique résumant la dissolution des conditions existantes dans une classe, qui est la dissolution des classes simplement parce qu'elle lutte en tant que telle.
Cependant être la dissolution des classes n'est pas un simple ornement à la dissolution des conditions existantes ou à la contradiction avec le capital, ce niveau de compréhension de la contradiction détermine le contenu qu'on lui confère et donc le contenu du processus de son dépassement: "La révolution communiste est dirigée contre le mode d'activité antérieur, elle supprime le travail et abolit la domination de toutes les classes en abolissant les classes elles mêmes, parce qu'elle est effectuée par la classe qui n'est plus considérée comme une classe de la société, qui n'est plus reconnue comme telle et qui est déjà l'expression de la dissolution de toutes les classes, de toutes les nationalités, etc..., dans le cadre de la société actuelle. Une transformation massive des hommes s'avère nécessaire pour la création en masse de cette conscience communiste comme aussi pour mener à bien la chose elle même, or, une telle transformation ne peut s'opérer que par un mouvement pratique, par une révolution, cette révolution n'est donc pas seulement rendue nécessaire parce qu'elle est le seul moyen de renverser la classe dominante, elle l'est également parce que seule une révolution permettra à la classe qui renverse l'autre de balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle après et de devenir apte à fonder la société sur de nouvelles bases." (Idéologie Allemande Ed Soc p68).
La spécificité du prolétariat dans sa lutte contre le capital ne consiste pas à abandonner une nature de classe qu'il faudrait dépasser ou remettre en cause pour libérer une action effectuée à titre humain. C'est tout au contraire ce que le prolétariat, en tant que tel, fait comme classe contre le capital, qui a pour contenu qu'il ne veut et peut rester ce qu'il est. C'est dans sa contradiction avec le capital que le prolétariat est une classe qui ne se détermine jamais positivement en elle même, ce n'est donc que contre le capital et non en lui même qu'il est la dissolution des classes, car l'abolition des conditions existantes, face à lui dans le capital, ne peut que coincider, comme lutte de classe contre le capital, avec sa propre dissolution.
Il ne s'agit jamais d'une distorsion, d'individus rejetant une détermination qui serait une limite ou une entrave. Il faudrait, pour le prolétariat, que sa définition comme classe lui confère un caractère positif en lui même qui soit l'opposition au capital (travail, humanité) pour que la définition en tant que classe devienne l'autre terme d'une contradiction en se posant comme contingence par rapport à ce premier terme: la personne, l'individu.
Ne vouloir et ne pouvoir rester ce que l'on est, ça fait partie d'être prolétaire et cela n'est pas une contradiction avec cette définition comme classe, c'est une action contre le capital, c'est être une classe.
Quand le prolétariat lutte contre ses conditions de vie, contre ce qu'il est, ce n'est pas une contradiction interne, c'est une contradiction avec le capital. Sur cette base il ne faut pas craindre de parler de personne ou de personnalité, comme le fait Marx; la personne c'est le prolétaire, c'est l'individu particulier par ce qu'en tant que tel il ne peut demeurer ce qu'il est, en ce qu'il se définit dans sa lutte contre ses conditions de vie. "Le prolétaire, par exemple, qui a, comme tout autre homme, la vocation de satisfaire ses besoins personnels et qui ne peut même pas satisfaire ceux qu'il a en commun avec les autre hommes, lui que la nécessité de travailler quatorze heures par jour ravale au niveau de la bête de somme, et dont la concurrence fait une chose et une marchandise, lui qui se voit expulsé de sa position de simple force productive, la seule qui lui reste, par d'autres forces productives plus puissantes, ce prolétaire a par là même, la mission réelle de bouleverser ses conditions de vie. "(Idéologie Allemande p320). Etre une classe c'est lutter contre une autre classe, c'est poser l'autre classe comme médiation de sa propre existence comme particularisation de la communauté; c'est cela qui compris, avec le contenu particulier de ce mouvement quand il s'agit du prolétariat (non confirmation), fait du prolétariat la dissolution des classes: lutter contre la reproduction, de ce que l'on est, de quelque chose qui a déjà été.
Dire que l'individu reproduit simultanément son individualité et sa communauté, c'est à dire qu'il se reproduit en tant qu'individu particulier, avec le fait que cette particularisation de la communauté est son appartenance de classe, qui n'existe que parce qu'elle implique d'autres particularisations de la communauté, dire tout cela pose que le rapport à la communauté passe par la médiation de l'autre classe comme classe antagonique. Cela ne doit pas aboutir en fin de compte a considérer le résultat de ce processus, l'individu particulier, comme gommant le processus lui même:la médiation de la classe antagonique. Le fait que le rapport entre les classes soit contradictoire ne réside pas dans un type de relation particulier entre les classes, la contradiction réside dans le fait même qu'il y ait des classes. Cette médiation par laquelle se constitue la particularité, comme existence de classe, se retrouve à l'intérieur de celle ci, elle permet de la décortiquer pour retrouver comment, si être un individu particulier ce n'est pas être une personne qui s'aliéne dans son appartenance de classe, qui s'y confond ou non, c'est bien cependant avoir toujours un rapport extérieur à soi même en tant que classe, car c'est là le processus même par lequel on est une particularisation de la communauté. Dans le cas du prolétariat cela revient, on l'a vu, à lutter contre ses conditions d'existence, à ne pouvoir rester ce que l'on est: "Il (Feuerbach) développe cette idée que l'Etre d'un objet ou d'un homme est également son essence, que les conditions d'existence, le mode de vie ou l'activité déterminée d'une créature animale ou humaine sont ceux où son essence se sent satisfaite. Ici on comprend expressément chaque exception comme un hasard malheureux, comme une anomalie qu'on ne peut changer. Donc, si des millions de prolétaires ne se sentent nullement satisfaits par leurs conditions de vie, si leur "Etre" ne correspond pas le moins du monde à leur "essence" ce serait, d'aprés le passage cité un malheur inévitable qu'il conviendrait de supporter tranquillement. Cependant ces millions de prolétaires ou de communistes ont une toute autre opinion à ce sujet et ils le prouveront en temps voulu quand ils mettront leur "être" en harmonie avec leur "essence" dans la pratique au moyen d'une révolution" (Idéologie Allemande, Ed Sociales p74). Le prolétariat est la dissolution des classes comme classe particulière, parce qu'en tant que telle, il lutte pratiquement pour ne pas rester ce qu'il est, pour ne plus être une classe, et cela coïncide absolument avec sa lutte contre le capital, car ce n'est précisément que dans cette lutte, et ce rapport nécessaire qu'il est une classe.
De façon générale, si une classe c'est toujours deux classes, être un individu particulier (la particularisation de la communauté) c'est toujours être séparé de la communauté, car c'est toujours s'y rapporter par la médiation de la classe antagonique, être un individu particulier c'est être déterminé comme membre de la communauté, par une autre particularité antagonique. L'appartenance de classe n'est pas en soi une aliénation par rapport à un individu isolé, une personne, qui devrait se définir, ou non, comme socialement membre d'une classe. L'appartenance de classe, être un individu particulier, est une aliénation dans la mesure où c'est nécessairement poser la classe antagonique, la séparation d'avec la communauté, comme sa propre définition d'être de la communauté. Il résulte de cela que, si comme le développe Marx dans plusieurs passages de "L'Idéologie Allemande", la classe devient indépendante à l'égard de l'individu, cela ne pose pas un individu autre que l'individu particulier, un individu autre que membre d'une classe qui s'opposerait à son appartenance de classe à partir de quelque chose d'autre qu'il serait, cette indépendance n'existe que dans le rapport, la lutte entre les classes. Cette indépendance est un moment nécessaire du mouvement même de la particularisation (mouvement qui possède des contenus différents selon qu'il s'agit du prolétariat ou de la classe capitaliste).
En effet, le caractère indépendant de la classe n'a pas pour le capitaliste, le même contenu que pour le prolétaire. Pour ce dernier ce contenu réside dans le fait qu'il ne peut rester ce qu'il est (n'étant jamais confirmé dans la reproduction réciproque du prolétariat et du capital), pour le capitaliste il s'agit à l'inverse de devenir sans cesse classe contre le prolétariat, de faire en sorte que sans cesse, capital et travail se retrouvent dans un rapport tel qu'ils puissent à nouveau se rencontrer, et que le second puisse valoriser le premier. Le mouvement ne part pas d'une multitude de points, qui seraient les capitalistes, pour arriver enfin à la classe, c'est la classe capitaliste elle même qui constitue le point de départ. Pour le capitaliste également être un individu particulier est une nécessité posée par la classe antagonique, mais alors que le rapport donne comme contenu à cette nécessité, en ce qui concerne le prolétariat, sa propre dissolution, c'est inversement, sa confirmation contre le prolétariat qui est le contenu de cette nécessité pour la classe capitaliste. C'est la reproduction du rapport social qui, dans la classe capitaliste, doit devenir un déterminisme économique, c'est son action de classe, la classe en tant qu'action, cependant le renouvellement du rapport étant sans cesse sa transformation (baisse du taux de profit, transformation de la plus-value en capital additionnel), sa production par la classe capitaliste comme déterminisme, c'est le capital s'emparant de l'ensemble de la société et des conditions de son renouvellement, et créant à partir de ce qu'il est les organes qu'il lui manque, , c'est sous un autre aspect, l'Etat. C'est dans l'Etat que la reproduction du rapport social devient déterminisme, l'Etat est consubstantiel de la classe capitaliste, on retrouve là également le fait que la gestion est le rapport normal du capitaliste au capital.
Comme pôle différent d'une même totalité, il est évident que les deux classes n'ont pas le même rapport à elle même, à l'autre classe, et à la totalité. Dans la subsomption du travail sous le capital, la classe capitaliste a un rapport immédiat à la communauté, parce que de manière adéquate elle la représente. L'exploitation n'est pas un mouvement qui transcenderait les classes et les agirait: elle est pratique de la classe capitaliste, gestion du capital, dans la mesure où dans le capital la gestion comme activité immédiate, est la forme adéquate d'une propriété qui ne résulte plus d'une relation personnelle (avec toutes les réserves faites sur cette notion de personne). Pour le prolétaire, l'exploitation est à l'inverse un rapport négatif à la communauté, car l'exploitation fonde et reproduit pour lui sa séparation d'avec la communauté. Défini dans et par le capital, par l'exploitation et l'accumulation corollaire, il n'a pas de positivité propre, qui soit autre et différente de la positivité historique du mode de production capitaliste, positivité éminemment contradictoire puisqu'elle se fonde sur la négativité du prolétariat. Le prolétariat est au sens strict dépassement d'un mode de production qui a une positivité historique, qui se manifeste comme l'oeuvre et la propriété du capital, le prolétariat ne peut résoudre sa contradiction à l'autre pôle en se l'appropriant.
5°) L'abolition des classes et son contenu.
Il découle de tout le développement historique jusqu'à nos jours que les rapports collectifs dans lesquels entrent les individus d'une classe et qui étaient toujours conditionnés par leurs intérêts communs vis à vis d'un tiers furent toujours une communauté qui englobait ces individus uniquement en tant qu'individus moyens, dans la mesure où ils vivaient dans les conditions d'existence de leur classe c'était donc là, en somme, des rapports auxquels ils participaient non pas en tant qu'individus, mais en tant que membres d'une classe.
Par contre, dans la communauté des prolétaires révolutionnaires qui mettent sous leur contrôle toutes leurs propres conditions d'existence et celles de tous les membres de la société, c'est l'inverse qui se produit: les individus y participent en tant qu'individus" ("Idéologie Allemande"Ed Soc p96). Les rapports en tant qu'individus sont une création de la révolution, possible de par ce qu'est le prolétariat qui fait la révolution, de par ce qu'il est, en tant que classe: dissolution des classes.
Dans tout ce texte, il est apparu d'abord que la dissolution des conditions existantes c'est une classe, le prolétariat, en ce qu'il est non-capital, il trouve là le contenu de son action révolutionnaire, le contenu des mesures communistes: abolition de la propriété, de la division du travail, de l'échange, de la valeur. La dissolution des conditions existantes est une pratique dont le prolétariat trouve le contenu dans ce qu'il est, parce que cette dissolution c'est une classe qui luttant contre la classe antagonique est sa propre dissolution. Cependant le prolétariat en tant que dissolution des classes, n'est pas simplement la dissolution des conditions existantes comme activité, comme sujet. Le fait que la dissolution des conditions existantes implique qu'elle est la pratique d'une classe qui est la dissolution des classes, entraîne que le prolétariat trouve dans le contenu de sa situation, dans la contradiction qui l'oppose au capital, la capacité de faire de l'abolition du capital, la création d'un mode de production de la vie dans lequel l'activité humaine, les rapports sociaux, n'impliquent pas en eux mêmes leur reproduction.
L'indépendance des rapports sociaux qui caractérise l'aliénation n'est rien d'autre que la scission de la société en classes dont la reproduction passe nécessairement par leur implication réciproque. Chaque classe ne se rapporte à la totalité que dans son antagonisme à l'autre classe, faisant ainsi de cette totalité quelque chose d'extérieur. Pour chaque classe sa propre existence passe par une présupposition étrangère et antagonique, l'autre classe. Pour le prolétariat la nécessité de sa reproduction est quelque chose qu'il trouve face à lui représentée par le capital, dans la simple existence de celui ci en ce que simultanément il lui est antagonique et l'implique. Analyser le prolétariat comme dissolution des classes en tant que classe particulière n'aboutit qu'à comprendre comment abolissant le capital, le prolétariat trouve dans ce qu'il est dans cette contradiction la capacité à produire le communisme comme développement de l'humanité ne considérant rien de ce qui a été produit comme limite: auto-production de l'humanité ne posant aucun rapport social comme présupposition à reproduire, auto-production comme manque, passion, destruction et création constante, posant sans cesse le devenir comme prémisse. De la même façon que dans le prolétariat, comme classe particulière qui est la dissolution des classes, on avait la synthèse de toutes les autres dissolutions qu'est le prolétariat, dans ce contenu là du communisme, qui est produit dans la révolution, on retrouve le contenu positif du dépassement de toutes les aliénations, qui dans leurs diversités constituent des mesures communistes prises par le prolétariat.
Abolissant le capital, le prolétariat trouve dans ce qu'il est dans cette contradiction, la capacité à produire le communisme comme développement de l'humanité ne considérant rien de ce qui a été produit comme limite, comme présupposition à reproduire, posant toute activité, tout rapport social entre les individu, comme transformation, production, création. L'immédiateté sociale de l'individu, cela signifie fondamentalement l'abolition de la division de la société en classes, scission par laquelle la communauté est étrangère à l'individu. "L'état de chose que crée le communisme est précisément la base réelle qui rend impossible tout ce qui existe indépendamment des individus, dans la mesure toutefois où cet état de chose existant est purement et simplement un produit des relations antérieures des individus entre eux. Pratiquement, les communistes traitent donc les conditions créées par la production et le commerce avant eux comme des facteurs inorganiques, mais ils ne s'imaginent pas pour autant que le plan où la raison d'être des générations antérieures ont été de leur fournir des matériaux" ("Idéologie Allemande" Ed Soc p97) . On peut alors approcher positivement ce que sont les individus immédiatement sociaux, ou plutôt ce que sont les rapports d'individus immédiatement sociaux: leur auto-production dans leurs rapports réciproques n'implique jamais une reproduction dans un état qui serait une particularisation de la communauté, ce qui est impliqué par la division du travail, la propriété, et les classes. Les individus immédiatement sociaux traitent consciemment tout objet comme activité humaine et dissolvent l'objectivité en un flux d'activités; ils traitent leur propre activité comme particularisation concrète de l'activité humaine; ils considèrent pratiquement leur production et leur produit (dans leur coïncidence) comme étant leur propre fin en soi et incluant leurs déterminations (leurs possibilités d'effectuation et leurs finalités); et finalement ils posent la société comme étant à produire constamment dans le rapport entre individus, et chaque relation comme prémisse de sa transformation.
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Théorie Communiste 12 (1995)
Février 1995/February 1995
- La révolution prolétarienne 1848-1914
- Sur la restructuration
Problématiques de la restructuration
Il est nécessaire de reformuler la question de la restructuration par rapport au travail déjà effectué dans des numéros précédents de “Théorie Communiste”. Le travail sur la restructuration est entrepris depuis T.C.3 (Mars 1980), sous diverses formes, en abordant divers sujets et au travers de diverses formulations se voulant synthétiques ; en outre dans T.C.10 se trouve une description empirique de celle ci .
Nous avons d’abord analysé les axes de la baisse tendancielle du taux de profit, portant la crise du mode d’exploitation, de valorisation et d’accumulation qui s’achève dans les années 1970. Nous avons simultanément cherché à comprendre les caractéristiques et la spécificité de la lutte de classe dans l’ancien cycle, tant d’un point de vue “pratique” (analyse des luttes), que “théorique” (gauchisme ; évolution des concepts de l’ultra-gauche : auto-organisation, humanité, auto négation ; évolution des syndicats...). Avec TC7, nous sommes passés, à partir d’un matériel empirique plus important, à la recherche d’une définition synthétique du nouveau cycle de luttes, comme nouvelle configuration de la contradiction entre le prolétariat et le capital.
La principale conclusion à laquelle aboutit le texte de TC 7 est de définir la contradiction entre le prolétariat et le capital au niveau de la reproduction de leur rapport, c’est–à–dire dans ce qui est l’auto présupposition du capital. Situation qui détermine l’identité entre l’existence comme classe du prolétariat et sa contradiction avec le capital, véritable noyau du nouveau cycle. Ce qui contient la résolution de toutes les limites et apories du programmatisme, constitutives de tous les cycles antérieurs. La formulation du nouveau cycle de luttes au travers des analyses de TC7 (principalement la conclusion), puis du texte sur les coordinations (TC10) et enfin de la lettre d’annonce de la réunion mort-née de Juillet 88 (TC10 p. 77 - texte à la base de la rencontre avec Maëlstrom), conforte également la disparition d’une identité ouvrière confirmée dans la reproduction du capital. Disparition d’une identité ouvriére, coalescence entre la constitution comme classe du prolétariat et sa contradiction avec le capital, fournissent la clé de la compréhension d’un cycle de luttes du prolétariat contre le capital, se résolvant dans l’abolition du capital, et par là même dans la production du communisme.
La question de savoir si le prolétariat s’affirme, ou affirme un de ses aspects, ou se nie, ne se pose même plus. Nous devrions tout de même en arriver à ne plus avoir à dire que le prolétariat s’abolit lui–même en abolissant le capital, tant la chose devrait être évidente (cf. la critique de l’auto négation - TC7). En outre, concevoir le dépassement du capital à partir du développement historique de la contradiction entre le prolétariat et le capital, c’est–à–dire de leur implication réciproque dont le résultat est la reproduction du rapport capitaliste, nous a fait insister sur le fait qu’il ne peut il y avoir de transcroissance entre les luttes actuelles et la révolution, mais dépassement produit dans un rapport social, la crise, qui est toujours un rapport entre les classes. Ces luttes sont définitoires de cette implication contradictoire et reproductrice du capital. Ce qui évite de tomber dans la glorification stérile de certains aspects du nouveau cycle, comme les luttes des “pauvres”, des ‘exclus”, des émeutes diverses, ou de l’autonomie et des coordinations.
Cependant, si l’analyse du nouveau cycle est en grande partie satisfaisante, c’est sa compréhension globale comme contradiction entre prolétariat et capital qui l’est beaucoup moins. Nous avons le plus grand mal à inclure et définir ce cycle de luttes dans l’implication réciproque entre les deux termes de la contradiction du mode de production capitaliste, c’est à dire dans les modalités nouvelles de l’exploitation et de l’accumulation. Ce que nous avons énormément de mal à saisir c’est la restructuration du procès de valorisation. Pour simplifier, si nous tenions de façon assez satisfaisante les nouvelles modalités du cycle de luttes, de l’action du prolétariat, ce que nous avons beaucoup plus de mal à définir, c’est de quelle transformation de l’exploitation un tel cycle de luttes relève, quel est en définitive le contenu de la restructuration.
Plusieurs analyses ou hypothèses furent avancées : l’appropriation des forces sociales du travail ; la valorisation qui parcourt l’ensemble de ses conditions. La première formulation pêchait par le fait qu’elle ne tenait compte que du procès de production immédiat, même si pour celui ci elle est juste. Nous avons tenté par la seconde de conférer à la restructuration une allure et un contenu plus conforme à la reproduction d’ensemble du rapport entre prolétariat et capital. Cependant cette formulation si elle était intuitivement intéressante et descriptive, frisait sans cesse l’ "hérésie", en ce que la valorisation semble être partout et nulle part, ce qui est difficile à nier si on veut conserver une certaine réalité à notre restructuration, si on veut qu’elle soit autre chose qu’un nouvel habillage de l’ancien. Il n’empêche que le point essentiel qui apparaissait dans ces diverses formulations était le fait que la contradiction entre le prolétariat et le capital avait pour contenu essentiel son propre renouvellement, d’où l’identité entre la constitution du prolétariat comme classe et sa contradiction avec le capital, et par là le dépasement des limites programmatiques de la lutte de classe.
Bien sur le principal résultat du procès de production capitaliste, de l’exploitation, a toujours été le renouvellement du rapport capitaliste entre le travail et ses conditions. Si cela est inclu dans le concept même de capital (ce n’est rien d’autre que son auto présupposition), la manière dont, dans les relations entre les classes, dans leurs luttes, et dans les modalités de la valorisation du capital, cette auto présupposition se produit, est quant à elle éminement historique.
En subsomption formelle, la non–spécification totale du travail productif de valeur comme travail salarié (cf. le début du texte sur le programmatisme dans ce numéro), la non-intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle propre du capital, la valorisation comme contrainte au surtravail, la non-absorption du travail vivant par le travail objectivé du fait même du procès de travail, font que le prolétariat est constitutivement à même d’opposer au capital ce qu’il est dans le capital. La contradiction ne se situe donc pas au niveau de l’auto-présupposition, c’est à dire qu’elle ne peut avoir pour contenu l’identité dont nous parlions.
En ce qui concerne la subsomption réelle, la détermination du procès d’auto présupposition qui caractérise le cycle de luttes, c’est la production d’une identité ouvrière, confirmée à l’intérieur même de la reproduction du capital. D’où trois niveaux dans le cycle de luttes :
a - une affirmation de cette identité (partis communistes, syndicats, certaines fractions social-démocrates), qui contrairement à la situation en subsomption formelle ne peut contenir comme son développement une perspective révolutionnaire autre qu’un capitalisme organisé ou keynésien de gauche - d’où le gauchisme qui appartient à ce même niveau comme une perpétuelle insatisfaction ;
b - l’auto-organisation, c’est à dire la rupture avec l’intégration de la reproduction et de la défense de la condition prolétarienne à l’intérieur de la reproduction propre du capital, elle reléve également de la capacité pour le prolétariat de se rapporter à lui–même dans son implication contradictoire avec le capital ;
c - l’auto négation : aboutissement des pratiques et théorisations précédentes, puis se posant face à elle comme devant en résoudre les impasses. L’autonomie se retourne contre elle même quand, de plus en plus dans la fin de l’ancien cycle, elle doit intégrer le refus du travail, le sabotage, les émeutes, les pillages (cf. TC7).
Il est intéressant de noter que les trois niveaux se répondent sans cesse et se déterminent constamment les uns par rapport aux autres : l’auto négation des refuseurs du travail contre les auto-organisés, les auto-organisés contre les syndicats... Ce cycle de luttes repose dans sa totalité sur la contradiction qui se développe entre d’une part la création et le développement d’une force de travail mise en oeuvre par le capital de façon de plus en plus collective et sociale, et d’autre part les formes de l’appropriation par le capital, de cette force de travail, dans le procès de production immédiat, et dans le procès de reproduction. Les obstacles à la valorisation, à l’extraction de plus-value, apparaissent alors dans ce qui avait été la force même du capital et qui avait été central dans le passage en subsomption réelle : au niveau du procès de travail, au niveau de la reproduction et de l’entretien de la force de travail, au niveau des rapports entre capitaux, c’est à dire au trois niveaux définitoires de la subsomption réelle. Voilà la situation conflictuelle qui dans le cycle de luttes se développe comme identité ouvrière, qui trouve ses marques et ses modalités immédiates de reconnaissance (sa confirmation) dans la "grande usine", dans la dichotomie entre emploi et chômage, travail et formation, dans la soumission du procès de travail à la collection des travailleurs, dans les relations entre salaires, croissance et productivité à l’intérieur d’une aire nationale, dans les représentations institutionnelles que tout cela implique tant dans l’usine qu’au niveau de l’Etat. Il y avait bien auto présupposition du capital, conformément au concept de capital, mais la contradiction entre prolétariat et capital ne pouvait se situer à ce niveau, en ce qu’il y avait production et confirmation à l’intérieur même de cette auto présupposition d’une identité ouvrière par laquelle se structurait programmatiquement le cycle de luttes.
Voilà ce que de façon hâtive, nous laissant piéger par la façon dont le problème se posait pour le capital en tant que pôle particulier du rapport, nous avons théorisé comme “particularisation du procès de valorisation”. La restructuration devenant alors le dépassement de cette situation : “la valorisation qui parcourt l’ensemble de ses conditions”. Et là commencent les ennuis, les formules toutes faites, l’impossibilité de s’éloigner d’un iota des formulations rituelles, sous peine de sombrer dans une disparition de la spécificité du rapport capitaliste : l’exploitation, les classes, la plus-value, le travail productif.
Nous nous étions donc enfermés dans un sac de noeuds : la caractérisation du cycle de luttes semblait satisfaisante, mais non ce qui est la même chose posée au niveau de l’ensemble du rapport, le contenu de la restructuration du rapport entre le prolétariat et le capital. A nous en tenir à la définition générale d’un cycle de luttes (TC8 p. 5), c’est le cycle de luttes lui–même que nous ne définissions pas. Nous en étions arrivés à formaliser un contenu de la restucturation frisant l’abandon du rapport capitaliste lui–même.
Il valait mieux repartir différemment, de façon plus pragmatique et historique (c’est la raison d’être du catalogue de la restructuration présenté dans TC10 p. 122) et même, pourquoi pas, se laisser guider par les événements, en supposant qu’ils ne “fortuitent” jamais par hasard (analyse des coordinations, travail sur le Moyen-Orient).
La reprise historique du problème amène à dégager un point essentiel : on ne doit pas amalgamer, considérer au même niveau, plus-value relative et subsomption réelle ; une détermination conceptuelle du capital et une configuration historique. La plus-value relative est le principe formateur et dynamique de la subsomption réelle, principe qui structure puis bouleverse la première phase de celle ci. La plus-value relative est le principe unifiant les deux phases de la subsomption réelle. De cette façon la subsomption réelle a une histoire parce qu’elle a un principe dynamique qui la forme, la fait évoluer, pose certaines formes du procès de valorisation ou de circulation comme des entraves et les transforme. La plus-value relative, qui affecte le procès de travail et toutes les combinaisons sociales du rapport entre le prolétariat et le capital et conséquemment des capitaux entre eux, est ce qui permet de poser une continuité entre les phases de la subsomption réelle et une transformation de celle-ci. Si on identifie plus-value relative et subsomption réelle, l’évolution devient impossible, sauf à rajouter un élément ou une configuration du procès de valorisation plus ou moins hétérodoxe par rapport au concept de capital, car on a déjà tout (il n’y a pas, en effet, de troisième mode d’extraction de la plus-value). Si les deux coïncident tout ne peut être que donné dés l’instauration historique de la subsomption réelle. On ne pose entre les deux phases de la subsomption réelle qu’une continuité, un processus de révélation du capital à sa vérité, le changement n’est alors qu’élimination d’archaïsmes, la transformation n’est alors en définitive que formelle ne changeant rien fondamentalement à la contradiction entre prolétariat et capital. A la limite, c’est la notion même de crise entre les deux phases qui disparait, car on ne passe pas réellement d’une configuration particulière de la contradiction à une autre, et la notion de restructuration disparait par la même occasion.
C’est donc, de l’analyse de la plus-value relative qu’il faudrait partir, pour trouver pourquoi et comment la première phase de la subsomption réelle entre en crise au début des années 1970. Qu’est ce qui s’est constitué, à l’intérieur d’elle même, en entrave à elle, dans cette phase? On retrouve là, la contradiction relative à l’appropriation et à la reproduction de la force de travail, précédemment évoquée. Il s’agit de situer cette contradiction interne de la première phase de la domination réelle relativement à la plus-value relative, et donc d’analyser comment c’est à partir d’elle comme principe dynamique, que se mettent en place les axes de la restructuration. On confère ainsi un sens à ces axes, une signification, une nécéssité par rapport à ce que sont l’exploitation et le capital.
De ce point de vue, par rapport à la production de plus-value relative, les axes qui ont porté la baisse du taux de profit dans la phase antérieure nous offrent la vision des éléments que le capital doit abolir, transformer, ou dépasser dans la restructuration actuelle. Cependant à ce niveau, l’approche est encore empirique en ce que la liste de ce qui est à dépasser ne constitue pas en soi le principe commun du dépassement, la loi de transformation, sa hiérarchisation et structuration conceptuelle. C’est le catalogue exposé dans TC10. Déjà cependant, on peut rassembler tout cela en deux grandes parties, recouvrant la spécificité de la plus-value relative par rapport à la plus-value absolue : le procès immédiat de production ; les combinaisons sociales (reproduction de la force de travail, rapport entre les sections et les capitaux, aires d’accumulation) .
Dans le premier point, nous avons affaire à toutes les caractéristiques du procès de production immédiat (travail à la chaîne, coopération, production-entretien, travailleur collectif, continuité du procès de production, sous-traitance, segmentation de la force de travail), et à toutes les séparations (travail, chômage, formation), qui fondaient une identité ouvrière et conféraient comme contenu à la contradiction entre les classes la production de plus-value (et non pas cette production comme immédiatement adéquate à la reproduction du rapport social qu’elle produit), à partir de laquelle se jouait le contrôle sur l’ensemble de la société comme gestion et hégémonie. Cette identité ouvrière était inhérente à une contradiction dans laquelle le prolétariat se constitue en force autonome face au capital dans la propre reproduction d’ensemble de celui ci. En deuxième lieu, nous avons affaire aux modalités de l’accumulation et de la circulation (rapport entre production et marché, accumulation nationale, différenciation entre centre et périphérie, division mondiale en deux aires d’accumulation, apparition “matérielle” de la monnaie), qui elles aussi concourrent à la constitution de cette identité.
Si par rapport à ces deux grandes catégories, qui regroupent ce qui de façon immédiate est apparu comme les obstacles à la poursuite de l’accumulation, on en revient à la plus-value relative comme principe de développement et de mutation de la subsomption réelle, et que l’on se demande en quoi ces éléments peuvent faire spécifiquement, qualitativement, obstacles à la croissance de la plus-value relative, on est ammené à trouver le principe de base synthétique, de la restructuration.
Il s’agit de tout ce qui peut faire obstacle au double moulinet de l’auto présupposition du capital, à sa fluidité. On trouve d’une part toutes les séparations, protections, spécifications qui se dressent face à la baisse de la valeur de la force de travail, en ce qu’elles empêchent que toute la classe ouvrière, mondialement, dans la continuité de son existence, de sa reproduction et de son élargissement, doive faire face en tant que telle à tout le capital : c’est le premier moulinet, celui de la reproduction de la force de travail. On trouve d’autre part toutes les contraintes de la circulation, de la rotation, de l’accumulation, qui entravent le deuxième moulinet, celui de la transformation du surproduit en plus-value et capital additionnel. N’importe quel surproduit doit pouvoir trouver n’importe où son marché, n’importe quelle plus-value doit pouvoir trouver n’importe où la possibilité d’opérer comme capital additionnel, c’est à dire se transformer en moyens de production et force de travail, sans qu’une formalisation du cycle international (pays de l’Est, périphérie) ne prédétermine cette transformation. La fluidité de chacun des moulinets n’est mis en oeuvre que dans et par celle de l’autre.
Globalement, la resrtucturation se définit comme la dissolution de tous les points de cristallisation du double moulinet[1] de l’auto présupposition du capital, et cela depuis tout ce qui constitue l’identité ouvrière, jusqu’à la séparation entre centre et périphérie, la séparation du cycle mondial en deux aires d’accumulation et enfin au système monétaire. Il est pittoresque de remarquer que depuis TC7 (p.10), les quatres prélables à la restructuration que nous énumérions évoquaient ces thèmes sans que nous parvenions à une synthèse satisfaisante. L’erreur à éviter consisterait à ne considérer que le premier moulinet comme transformation du rapport entre prolétariat et capital, le deuxième moulinet étant réduit à un rapport du capital à lui–même, c’est–à–dire à un rapport des capitaux entre eux. Il est vrai que le deuxième moulinet ne se ramène pas au premier, il ne faut pas lui dénier sa spécificité, c’est celui dans lequel le surproduit revient comme capital additionnel face au résultat du premier, celui où la force de travail est reproduite dans un abaissement de sa valeur et dans son élargissement. La transformation du rapport entre prolétariat et capital ne se situe pas plus au niveau du premier que du second moulinet pris de façon séparée.
L’exploitation qui est le contenu de ce rapport se décompose en trois moments : achat-vente de la force de travail ; subsomption du travail sous le capital ; transformation de la plus-value en capital additionnel, c’est–à–dire en nouveau moyen de travail et force de travail modifiée. Avec la restructuration actuelle, ce sont les deux bras du moulinet qui deviennent adéquats à la production de plus-value relative en même temps que le procès de production immédiat, leur intersection, qui confère à chacun son énergie et la nécessité de sa métamorphose. C’est en ce sens que la production de plus-value et la reproduction des conditions de cette production coïncident. C’est la façon dont étaient architecturées d’une part l’intégration de la reproduction de la force de travail, d’autre part la transformation de la plus-value en capital additionnel et enfin l’accroissement de la plus-value sous son mode relatif dans le procès de production immédiat, qui devinrent entraves à la valorisation sur la base de la plus-value relative.
Cette non-coïncidence entre production et reproduction était la base de la formation et confirmation dans la reproduction du capital d’une identité ouvrière, elle était l’existence d’un hyatus entre production de plus-value et reproduction du rapport social, hyatus autorisant la concurrence entre deux hégémonies, deux gestions, deux contrôles de la reproduction. L’adéquation entre la plus-value relative et ses trois déterminations définitoires (procès de travail, intégration de la reproduction de la force de travail, rapports entre les capitaux sur la base de la péréquation) implique la nécessité de la coïncidence entre production et reproduction et corrolairement la coalescence entre la constitution et la reproduction du prolétariat comme classe d’une part et d’autre part sa contradiction avec le capital.
Tout ce développement sur la définition de la restructuration pour en revenir au “programme de travail” relatif à cette analyse. On ne peut se contenter d’une analyse d’emblée synthétique, sous peine de retomber dans la gymnastique conceptuelle.
I - Définition du cadre théorique
(Cela ne signifie pas qu’il faille dans l’exposition attaquer par toute une explicitation conceptuelle)
- Définir le concept de restructuration en rapport avec celui de crise et plus globalement d’histoire du capital, critiquer là dessus les approches régulationnistes ou braudéliennes qui refuse le concept de capital en faveur d’un simple historicisme éternisant le capital ou tout au moins rendant son dépassement pour le moins improbable.
- Théoriser la différence entre plus-value relative et subsomption réelle.
- Etablir cette notion de double moulinet (une société spécifiquement capitaliste). Voir peut-être à ce propos du côté de la notion de “formation économique et sociale”.
- La crise de la période précédente : on peut largement s’inspirer, avec un autre fondement théorique, des ouvrages régulationnistes. Comprendre la crise comme crise de l’exploitation, donc dans les trois moments évoqués précédement, ce qui implique de partir non du “fordisme”, mais de la non-adéquation entre, d’une part la plus-value relative, et d’autre part le procès de production immédiat et les deux moulinets, ce qui permet de tenir ensemble procès de travail, de reproduction de la force de travail, et la métamorphose de la plus-value en capital additionnel (aire nationale, coupure du cycle mondial), et de reprendre ce que l’on a pu dire sur les axes de la baisse du taux de profit (TC4).
II - La restructuration
L’étude essentielle en ce qui concerne la restructuration est celle du cycle mondial du capital. “L’internationalisation”, ou “mondialisation” du capital n’est pas une caractéristique à côté d’autres caractéristiques comme la reproduction de la force de travail, la monnaie, ou le procès de production immédiat, ou le rapport entre production et circulation. La mondialisation du cycle du capital est la forme générale de la restructuration, ce n’est qu’ainsi qu’existe la fluidité du premier moulinet et bien sur aussi celle du second. Elle n’est pas la dynamique, qui est le double moulinet, mais la synthèse de toutes les caractéristiques, une sorte d’abstraction intermédiaire.
Le problème est : comment mener, découper le travail. Il faudrait tout d’abord se débarasser des problèmes historico-endogènes de certaines régions, en les traitant pour elles mêmes, ce qui bien sur est une limite de l’analyse d’un point de vue théorique, mais permet par la suite d’aller à l’essentiel. Il s’agit du Moyen-Orient et de l’U.R.S.S. (et les pays de l’Est). Il n’y a pas d’études particulières à mener sur l’Amérique du Sud, l’Afrique ou l’Asie (que l’on retrouvera de façon thématique à partir des notions de tiers-monde, d’économie informelle, de la dette) . Une fois ces cas traités, l’étude peut se moduler ainsi :
1 - Le procès de production immédiat (production de plus-value)
- automation (force sociale du travail)
- économie informelle (la plus-value relative peut être la base de développement de la plus-value absolue, là où l’exploitation capitaliste n’est pas encore développée).
- taylorisme (délocalisation - ce qui ne limite pas la question de la délocalisation ).
L'articulation et l'implication de ces trois éléments déterminent l'équilibre entre plus-value absolue et plus-value relative, dans cette période. Implication car polarisation et diffusion du capital ne sont pas exclusives, la notion de flexibilité est au centre de cette implication.
2 - Gestion, reproduction de la force de travail
- segmentation
- formation
- entretien
- exode rural (tiers monde)
- économie informelle
- segmentation mondiale
- flexibilité de la force de travail
- délocalisation
- les populismes : sociétés duelles
Des thèmes sont communs entre 1 et 2, c’est l’angle d’attaque qui est différent. La distinction entre 1 et 2 est délicate et ne se justifie pas forcément.
3 - Le marché mondial, cycle international du capital, mondialisation, en tant que transformation de la plus-value en capital additionnel.
- L’espace sur lequel se déroule 1 et 2 est illimité, le rapport d’exploitation est susceptible de faire sien toute disparité locale et historique.
- Fin de la dichotomie entre centre et périphérie, ce qui ne signifie pas la fin de la polarisation de l’accumulation.
- Fin de l’accumulation sur aires nationales, conflit “ethniques”, l’actuel nationalisme.
- Système monétaire et financier coiffant et rendant cohérent l’ensemble, ramenant à un commun dénominateur les disparités productives et représentant en chaque capital particulier la contrainte à la mondialisation.
4 - La contradiction entre prolétariat et capital en tant que mondialisation
La mondialisation n’est pas ce qui transforme le procès de production immédiat, la reproduction de la force de travail, la rotation du capital ; ce sont plutôt les transformations de 1, 2 et 3 comme dépassement des limites antérieures sur la base de la dynamique de la plus-value relative qui construisent la mondialisation. En ce sens la mondialisation n’est pas une extension planétaire, mais une structure spécifique d’exploitation et de reproduction du rapport capitaliste. Elle est le contenu comme forme de la restructuration du rapport entre prolétariat et capital : segmentation, flexibilité, abaissement de la valeur de la force de travail dans les combinaisons sociales de sa reproduction et de son entretien, sont en eux–mêmes des processus de diffusion illimités, tout comme la transformation de la plus-value en capital additionnel ou l’appropriation des forces sociales du travail.
- a) Reprendre tous les points de 1 et 2, en montrant qu’ils ne peuvent être mis en oeuvre que mondialement. C’est là que doit intervenir l’analyse de la fin de la séparation du cycle mondial en deux blocs (Est et Ouest), en ce qu’elle n’était pas qu’une séparation d’aires capitalistes d’accumulation, mais mise en forme mondiale d’un rapport entre capital et travail, (ce qui justifie une analyse préalable de cette question bien particulière).
- b) Reprendre aussi le 3, qui tel quel n’est encore qu’une vision partielle de la mondialisation, en ce qu’elle n’intégre pas qu’une telle transformation de la métamorphose de la plus-value en capital additionnel n’existe que si le procès de production immédiat, où se forme la plus-value, et le renouvellement du face à face avec le travail, où elle devient capital additionnel, exprime un procès de production et une reproduction de la force de travail eux mêmes restructurés.
- Le nouveau cycle comme contradiction mondiale.
Le sens de cette restructuration par rapport au concept de capital, sa nécessité, et la signification historique du capital. Montrer qu’il y a une histoire du capital, que le contenu de la restructuration n’est pas fortuit par rapport à ce qu’est le capital.
Si le rapport contradictoire entre le prolétariat et le capital n’est mis en oeuvre, n’existe que comme cycle mondial, l’analyse de ce rapport contradictoire ne peut en rester à la déduction abstraite de la coalescence entre la contradiction entre le prolétariat et le capital et la formation ou l'existence du prolétariat comme classe, ou considérer comme immanent à chaque lutte, le caractère mondial de cette contradiction (ne serait–ce pas même une limite possible de ce cycle dans la reproduction du capital ? ). Cela confère à la coalescence un contenu spécifique, lui donnant vie et matière en tant que dépassement du programme et tout simplement du mode de production capitaliste. La mondialisation est une forme organisatrice du rapport de prémisse.
15 Mai 1993.
“Le procès de production capitaliste reproduit donc de lui–même la séparation entre travailleur et condition du travail. Il reproduit et éternise par cela même les conditions qui forcent l’ouvrier à se vendre pour vivre, et mettent le capitaliste en état de l’acheter pour s’enrichir. Ce n’est plus le hasard qui les place en face l’un de l’autre sur le marché comme vendeur et acheteur. C’est le double moulinet du procès lui-même, qui rejette toujours le premier sur le marché comme vendeur de sa force de travail et transforme son produit toujours en moyen d’achat pour le second. Le travailleur appartient en fait à la classe capitaliste, avant de se vendre à un capitaliste individuel. Sa servitude économique est moyennée et, en même temps, dissimulée par le renouvellement périodique de cet acte de vente, par la fiction du libre contrat, par le changements des maîtres individuels et par les oscillations des prix de marché du travail.
Le procès de production capitaliste considéré dans sa continuité, ou comme reproduction, ne produit donc pas seulement marchandise, ni seulement plus-value ; il produit et éternise le rapport social entre capitaliste et salarié.”
(Marx “Le Capital”, Ed Sociales t.3, p. 19-20)
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La revolution proletarienne (1848–1914): histoire, contradictions et impossibilité de l’affirmation du travail
PLAN DETAILLE
Introduction 15
I – Subsomption formelle du travail sous le capital et programmatisme 15
II – La périodisation du programmatisme 17
Premiere partie : 1848–1871 19
I – La révolution double 19
II – Marx et Bakounine : le programmatisme radical 23
Deuxieme partie : 1871–1914 27
I – Le schisme programmatique 27
II – Les pôles du schisme 29
A – Dans la nécessité de ses médiations, la révolution se perd elle–même : la social–démocratie.... 29
1) Le développement objectif du capital 29
- a) La croissance de la classe est la révolution en procès 29
- b) De la nécessité de la révolution 32
- Le prolétariat réagit 32
- Quand les ouvriers deviennent socialistes 33
- Ouvriers ! Cueillez le socialisme quand il est mur (Kaustky) 34
- Comme un fruit mur, le socialisme tombe pour tout le monde (Bernstein) 35
- Camarades ! Il faut secouer l'arbre (Luxembourg, Lénine) 35
- De la nécessité objective de la révolution : la conscience 40
- De la nécessité objective de la révolution : la détermination sociale 40
- Une tentative de dépassement théorique : Pannekoek 42
2) De la révolution à son évanouissement : la social–démocratie 43
- a) Le progressisme du capital 43
- b) Le capitalisme transcroit en socialisme 45
- c) La démocratie : forme et contenu de la révolution 48
- La démocratie étape nécessaire de l'évolution historique 48
- La démocratie est un rapport de production 49
3) La social–démocratie après la guerre : le capitalisme organisé 52
- a) La subsomption réelle légitime le pouvoir social–démocrate 52
- b) Les revendications quotidiennes 55
B – L'autonomie de la classe et le but révolutionnaire ne peuvent
......... plus se fonder dans la montée en puissance de la classe.... 56
1) La révolution perd ses médiations (les Jungen)........... 56
2) L'affirmation du prolétariat devient sa propre médiation : le syndicalisme révolutionnaire........... 59
- a) L'action du prolétariat comme immédiatisme du communisme....... 59
- b) De la "société des producteurs associés" au communisme....... 61
3) La social–démocratie : époque de la lutte de classes........... 62
En conclusion : Dépasser le programmatisme 65
INTRODUCTION
I – SUBSOMPTION FORMELLE DU TRAVAIL SOUS LE CAPITAL ET PROGRAMMATISME
Dans l’histoire du mode de production capitaliste on peut distinguer deux périodes principales. Cette distinction est effectuée par Marx dans le “6ème. Chapître du Capital”. Il l'effectue également chaque fois que, dans “Le Capital” ou dans les “Fondements de la critique de l’économie politique”, il est question du mode de production spécifiquement capitaliste. Ces deux périodes sont : la subsomption formelle du travail sous le capital et la subsomption réelle ; leur distinction repose sur la différenciation des modalités d’extraction de la plus-value (plus-value absolue et plus-value relative).
Il ne s’agit pas là d’une simple différenciation technico-économique, selon que l’un ou l’autre des deux modes d’extraction de la plus-value domine, c’est l’ensemble des rapports sociaux, l’ensemble de la contradiction entre le prolétariat et le capital qui différent. La domination formelle, historiquement première, se caractérise par le fait que le capital domine un procès de travail qui lui préexiste : la plus-value ne peut être extorquée qu’ en allongeant la journée de travail ou en multipliant les journées de travail simultanées. Cela signifie également que le mode de production capitaliste ne domine pas l’ensemble de la société, et précisemment les branches produisant les marchandises entrant dans la valeur de la force de travail, la reproduction de la force de travail n’est pas un moment du cycle propre du capital. Cette situation s’accompagne également d’une faible composition organique du capital ; le capital lui–même fait du facteur travail l’élément déterminant de la valorisation, contrairement à la situation où la croissance de la productivité est le moyen dominant pour accroitre le surtravail. La valorisation du capital est une contrainte au surtravail à laquelle le prolétariat se soumet à l'occasion du premier moment de l’échange salarial, l’achat-vente de la force de travail. Le caractère salarié du travail n’est spécifié que dans ce premier moment, dans le second (la consommation du travail par le capital), produire plus de valeur que ne coûte sa reproduction, ou produire de la valeur, sont indifférenciés. Produire de la plus-value, c’est forcément produire plus de valeur totale, et non abaisser la valeur des marchandises entrant dans la reproduction de la force de travail. Etant donné ce qu’est la plus-value absolue, produire plus de valeur que ne coûte sa reproduction, ce qui est la spécificité du travail salarié, n’a pas encore de manifestation différente d’être simplement producteur de valeur. Dans le second moment de l’échange, la forme spécifique du travail salarié se confond avec la simple capacité du travail à être créateur de valeur (d’où l’importance, dans toutes les théories de la transition, de la comptabilité du travail, du système des bons, de la conservation de la marchandise, excepté en ce qui concerne la force de travail).
Avec la subsomption formelle, la domination du capital se résoud en une contrainte au surtravail, sans que le travail lui–même soit entiérement spécifié comme travail salarié, sans que le procès de travail soit un procès de travail adéquat au capital (c’est–à–dire, dans lequel l’absorption du travail vivant par le travail mort soit le fait du procès de travail lui–même - développement de la machinerie - ), sans que les forces sociales du travail (coopération, division du travail, science) soient objectivées dans le capital fixe.
Le capital, dans son rapport au travail, se pose lui–même comme une puissance extérieure. Il s’ensuit que le prolétariat, dans sa contradiction avec le capital, le considère comme contrainte, et la révolution comme sa libération, son affirmation. La lutte de classe a pour contenu l’affirmation du prolétariat, son érection en classe dominante, la production d’une période de transition, la formation d’une communauté fondée sur le travail créateur de valeur. Le prolétariat est déjà dans la contradiction qui l’oppose au capital, l’élément positif à dégager. Le prolétariat est en effet alors à même d’opposer au capital ce qu’il est dans le capital, c’est–à–dire de libérer de la domination capitaliste sa situation de classe des travailleurs, et de faire du travail la relation sociale entre tous les individus, leur communauté. Cela revient à vouloir faire de la valeur un mode de production. C’est tout ce contenu là, théorique et pratique, de la lutte de classe du prolétariat que nous appelons programmatisme.
Avec la subsomption réelle du travail sous le capital,dont l’extraction relative de surtravail est le point central, c’est tout ce qui faisait de la condition prolétarienne quelque chose à dégager contre le capital, qui disparait ; le programmatisme se décompose. La reproduction de la force de travail perd toute autonomie par rapport à la reproduction du capital, le travail n’est plus l’élément dominant du procès immédiat, le procès de production devient adéquat à l’absorption du travail vivant par le travail mort, l’unité sociale des capitaux est fixée par l’échange au prix de production, c’est–à–dire d’une façon telle que la différence entre capital variable et capital constant est niée, la défense de la condition prolétarienne n’est plus qu’un moment de l’auto-présupposition du capital. Le travail est totalement spécifié comme travail salarié.
II - LA PERIODISATION DU PROGRAMMATISME
La longue période qui s’étend de l’écrasement de la Commune en 1871, à la guerre de 1914, est l’époque triomphale du programmatisme, plus encore que celle succédant à la guerre, où pourtant la social-démocratie accède au pouvoir en divers pays. La social-démocratie est la forme dominante du programmatisme, son paradigme permettant de comprendre le programmatisme des autres périodes. C’est dans la social-démocratie que se trouvent articulés tous les thèmes constitutifs du programme, ainsi que toutes les pratiques qui le définissent. Cependant la social–démocratie n’épuise pas le programmatisme. Elle doit elle–même être expliquée et située dans le grand cycle programmatique qui parcourt le XIX° de 1840 à 1914, (la période antérieure, de la Révolution Française aux années 1840 réclamerait une étude spécifique) .
A ne pas situer la social-démocratie elle-même dans le programmatisme, on risque de n’expliquer les principes sociaux-démocrates que par la domination de la contre-révolution de 1871 à 1914. Bien sûr, cette dernière est dominante durant toute la période, mais sa domination n’explique pas la spécificité de la pratique, de l’organisation et de la théorie du prolétariat. Cette période social-démocrate n’est pas un simple produit de la contre–révolution qui réduirait le prolétariat au rang de pure force de travail, de pure fonction intégrée dans la reproduction du capital, qui engluerait la lutte de classe dans le “mouvement” oubliant petit à petit le but. L’enlisement dans l’opportunisme, dans le parlementarisme et la démocratie, dans le passage pacifique, dans le réformisme en général, n’est pas simplement le résultat de la contre-révolution , comme le développe J. Y. Bériou dans la postface au livre de D Nieuwenhuis : “Le socialisme en danger” (Ed Payot). D’autres périodes de contre–révolution ont produit d'autres choses. Il ne s’agit pas non plus de déviations théoriques et organisationnelles, face à une classe toujours révolutionnaire dans ses entrailles, comme le présente le “collectif Junius”, dans la brochure “Au delà du parti” (Ed Spartacus).
L’explication réside dans la façon même dont se présentaient la contradiction entre le prolétariat et le capital et son dépassement, durant la phase 1848-1914, C’est–à–dire dans ce que nous avons appelé le programmatisme. La social–démocratie, modèle du programmatisme, est un développement spécifique de celui-ci. Il est donc nécessaire de situer la social-démocratie à l’intérieur d’une vision du programmatisme, ne parler que de contre-révolution triomphante ne suffit pas, encore faut-il spécifier dans quel rapport de classe, historiquement défini, cette contre-révolution est dominante, à quelle pratique et théorie elle confère sa forme. La contre-révolution n’est pas en elle même un contenu. Il importe donc de saisir les liens de cette période social-démocrate avec le “radicalisme programmatique” antérieur (de 1848 à la Commune), mais aussi de considérer que dans la période suivante (de la Commune à la guerre), la social-démocratie n’est qu’un pôle de la scission du programmatisme qui se produit alors.
Il est amusant de relever qu’un Jaurès pouvait se permettre de souligner, non sans arguments, l’inutilité du travail révisionniste de Bernstein. Pour Jaurès, il n’est nul besoin de critiquer “la conception économique de l’histoire” pour élaborer “une méthode d’action complexe, complète, vaste comme la réalité, hiérarchisée comme la réalité” : “Ah ! je comprendrais qu’on essayât d’étrangler la théorie marxiste si elle immobilisait le prolétariat dans l’attente hallucinée de la société future, si le prolétariat pouvait conclure de la théorie marxiste que la seule marche de la dialectique l’affranchira ; mais non, ce qui fait la profondeur et la vie de la théorie marxiste, c’est que le développement en est toujours calculé de façon à mettre au service du prolétariat la force de la nécessité et à obliger tous les jours le prolétariat à compléter, par toutes les ressources de son action et à réaliser cette force immanente de la nécessité” (Jaurès “Bernstein et l’évolution de la méthode socialiste” Février 1900). Peu importe ici de discuter la justesse de la vision du marxisme par Jaurès, ce qu’il est intéressant de relever c’est que Jaurès,tout ayant une démarche politique peu différente de celle de Bernstein, pouvait considérer comme inutile la révision du marxisme et se référer directement à la période marxienne du programmatisme,faisant ressortir par là le lien unissant la social-démocratie au radicalisme programmatique antérieur.
Ce qui distingue ces deux périodes du programmatisme (avant et après 1871), c’est qu’après la crise de 1873 le capital suit un développement progressif dans lequel il tend à devenir l’association, l’unité, par rapport au prolétariat, dans lequel la reproduction de la classe tend à devenir un moment du cycle propre du capital, dans lequel toutes les forces sociales du travail tendent à s’objectiver dans le capital fixe. Dans cette période de transition à la domination réelle, le prolétariat tend à perdre toute capacité d’auto-organisation, d’autonomie, de reproduction propre, face à l’auto présupposition du capital.
Toute la période en question est cette phase de la transition qui conduit à la domination réelle. Jusqu’en 1871, le programmatisme conserve tant bien que mal, dans chacune des médiations (action politique, activité syndicale, mutualisme, coopératives ...) qui doivent mener à la révolution, le fait que le prolétariat est contradictoire au capital, et qu’il est une classe pour soi, face à la reproduction du capital. Cela ne peut plus être maintenu, au fur et à mesure que s’impose la subsomption réelle du travail sous le capital. C’est là le fondement de l’histoire du programmatisme durant tout cette phase de la lutte de classe, tant comme social- démocratie que comme fractions anarchistes et syndicalisme révolutionnaire.
En fait la Commune marque la fin pour le prolétariat de la pratique autonome des médiations programmatiques de la révolution. Au fur et à mesure que le prolétariat est totalement spécifié comme classe du mode de production capitaliste, le programmatisme évolue simultanément comme social-démocratie et comme affirmation immédiate du prolétariat comme classe dominante, affirmation immédiate des tâches communistes à accomplir, comme critique interne du programmatisme, critique des syndicats, de la politique (anarchisme, scissions social–démocrates). Les deux aspects s’impliquent, et leur implication n’est autre que l’impossibilité dans ses propres termes de l’affirmation du prolétariat. Cette impossibilité du programmatisme nous allons la voir se développer, dans ses propres déterminations, comme une impossibilité interne produite à partir de lui–même, tout au long de la période et de façon spécifique selon les phases historiques : l’époque de la révolution double, la période de la première internationale, la phase social-démocrate et syndicaliste révolutionnaire, l’apparition des gauches.
Ce travail sur la périodisation du programmatisme, qui sera poursuivi dans un texte suivant sur la période 1918–1970, est nécessaire pour situer historiquement et expliciter notre travail théorique actuel comme production d’un dépassement du programmatisme.
PREMIERE PARTIE : 1848–1871
I – LA REVOLUTION DOUBLE
Durant cette première phase de la pratique et de la théorie programmatique du prolétariat, la révolution double fut la vision dominante du procéssus révolutionnaire. “Le mouvement ouvrier n’est jamais indépendant, ne possède jamais un caractère exclusivement prolétarien avant que les différentes fractions de la bourgeoisie et surtout sa fraction la plus progressiste, les grands industriels, n’aient conquis le pouvoir politique et transformé l’Etat conformément à leurs besoins. C’est alors que l’inévitable conflit entre patrons et ouvriers devient imminent et ne peut plus être ajourné ; que la classe ouvrière ne se laisse plus repaître d’espérances illusoires et de promesses qui ne sont jamais réalisées ; que le grand problème du XIX° siècle, l’abolition du prolétariat, passe enfin au premier plan, clairement et sous son vrai jour. Or en Allemagne, la grande majorité de la classe ouvrière n’était pas employée par ces princes modernes de l’industrie dont la Grande Bretagne fournit de si magnifiques échantillons, mais par de petits artisans, dont tout le système de production est simplement un reliquat du moyen-âge” (Engels “Révolution et contre-révolution en Allemagne” Sept 1851). Le prolétariat en tant que classe autonome a dans un premier temps pour tâche d’accélérer le processus de la révolution bourgeoise, pour ensuite s’attaquer frontalement aux grands patrons d’industrie. Dans cette phase originelle de la subsomption formelle du travail sous le capital, la façon dont prolétariat et capital s’impliquent induit cette autonomie du prolétariat par rapport au procès capitaliste qu’il peut être amené à seconder (cf. l’épisode de “La Nouvelle Gazette Rhénane”), mais avec lequel il ne peut confondre le procès propre de sa révolution. Le mouvement dans lequel le capital combat pour asseoir sa domination est celui dans lequel le prolétariat se reconnaît lui–même comme la décomposition de la société en tant que classe (cf. “La critique de la philosophie du droit de Hegel”). Paradoxalement, dans cette situation, alors que le prolétariat ne peut affronter pour lui–même le capital, peuvent être posées les lignes générales du communisme. Le processus contradictoire entre le prolétariat et le capital est saisi non comme montée en puissance du prolétariat dans le mode de production capitaliste mais, grâce à cette “autonomie”, comme portant à terme dans ce qu’est le prolétariat, l’abolition du capital et, médiatement, pour le prolétariat sa propre abolition.
Dans cette situation de la révolution double, le prolétariat est entraîné dans un combat qui n’est pas immédiatement le sien au côté du capital, mais le corollaire consiste en ce que le capital n’est pas à même d’imposer son auto présupposition comme la reproduction d’ensemble de la société. Le prolétariat entraîné dans le combat du capital, se rapporte paradoxalement à lui–même comme autonome, et balance sans cesse entre les deux aspects corollaires de sa situation. Il est, à ce moment là, empiriquement, sociologiquement, la décomposition de la société comme classe particulière, et dans son rapport à celle-ci, il voit son abolition et la sienne propre. Durant toute cette période, même lorsqu’est abordée théoriquement la question de la période de transition, le but final, l’auto-abolition du prolétariat n’est jamais laissée pour compte. La période de transition est toujours période de dégénéressence de la valeur, en ce que la force de travail n’est plus une marchandise.
A l’inverse dans le pays le plus développé de l’époque, l’Angleterre, où ne se pose pas de problème de révolution double, le mouvement ouvrier évolue très rapidement, contrairement aux espoirs programmatiques radicaux d’Engels, au travers des trade-unions et du chartisme, vers des positions semblables à celles qui définissent toute la période social-démocrate. Cependant, l’existence même d’un processus de révolution double comporte pour le prolétariat l’échec de sa propre action, le second acte de cette “révolution double” ne peut jamais survenir : soit le prolétariat demeure l’allié sincère de la bourgeoisie, il se contente alors de réclamer le droit de vote, la liberté de la presse, le droit d’être juré, le droit de réunion ; soit il attend le moment propice à sa propre action, il se retrouve alors dans la situation générale d’impossibilité du programmatisme, que nous examinerons plus loin. Soit au cours même de l’action, transpire son opposition irréductible à la bourgeoisie et il est écrasé par la coalition de toutes les classes dominantes : les émeutes anglaises sur le salaire minimum, les conditions de travail, le regroupement en fabriques, le machinisme (cf. Thomson “La formation de la classe ouvriére en Angleterre”), la révolte des canuts, Juin 48. Dans cette dernière situation, l’autonomie que lui confère le processus de “révolution double” se retourne contre lui, il ne trouve en lui–même à opposer au capital que la décomposition des formes sociales antérieures, qui est le contenu réel de son autonomie.
“Les exigences et les circonstances immédiates du mouvement étaient telles qu’elles ne permettaient de porter au premier plan aucune des revendications spécifiques du Parti Prolétarien. En effet, aussi longtemps que le terrain n’était pas déblayé par l’action indépendante des ouvriers, aussi longtemps que le suffrage direct et universel n’était pas établi, aussi longtemps que trente-six états, grands et petits, continuaient de découper l’Allemagne en d’innombrables morceaux, que pouvait faire le Parti Prolétarien, sinon suivre le mouvement de Paris tout à fait décisif pour lui, et lutter, de concert avec les petits boutiquiers, pour la conquête des droits qui lui permettraient ensuite de livrer son propre combat.” (Engels “Révolution et contre-révolution en Allemagne”). Ce terrain de sa propre lutte ce sera finalement le terrain de ses luttes d’après 1871 : lutte parlementaire, cadre national, lutte syndicale ; pour l’heure soit il n’est que l’aile la plus radicale de la révolution bourgeoise, soit il est massacré, car le capital n’étant pas encore à même d’intégrer dans sa reproduction propre, comme antagonisme dynamique, sa contradiction avec le prolétariat, il n’a d’autre alternative. Il n’y a pas en réalité deux temps avec une coupure, dans le deuxième temps, soit le prolétariat continue d’être le parti le plus radical de la révolution bourgeoise, soit il est éliminé de la scène, ce qui pour le capital est, à cette époque, une pause dans son expansion face à l’ancienne société avec laquelle il est alors obligé de composer.
Pour la critique programmatique et pour la réalisation de son projet de réorganisation de la société, l’ennemi à supprimer c’est la bourgeoisie, il s’agit de lui prendre le pouvoir de contrôle sur l’Etat, le pouvoir politique. L’expropriation des expropriateurs, c’est la limite de ce que voudrait être la deuxième phase de la révolution double, une fois conquis le terrain de ses propres luttes. Cependant une fois ce terrain conquis, c’est la social-démocratie qui apparaît, la deuxième phase demeure toujours un rêve. “L’expropriation des expropriateurs” renvoie à une définition de la classe bourgeoise en terme de propriété juridique, le socialisme est alors le transfert à la société, représentée par l’Etat démocratisé, de la propriété des moyens de production. En domination formelle, dans la personne du capitaliste, fonction du capital et propriété personnelle du capital peuvent coexister. C’est sur cette insistance, dans le cadre de la révolution double, sur la propriété personnelle du capital comme fondant la classe bourgeoise, qui constitue la limite essentielle de la critique programmatique, et qui explique la “confusion” possible entre transfert des moyens de production comme propriété de l’état ouvrier et abolition du capital. Si l’on ajoute à cela qu’en domination formelle, le capital ne se présente pas lui–même comme créateur de valeur, c’est face à cette population d’oisifs que se dresse le peuple travailleur, créateur de toute la richesse existante qu’il revendique. Le peuple travailleur devient la figure positive, face à la bourgeoisie, de “la décomposition de la société comme classe particulière”. C’est en tant que tel qu’il se fait massacrer et qu’il échafaude la société future.
Abolir le capital revient à se débarrasser de la domination de cette classe sociale, qui vu son caractère restreint, ne peut à elle seule assurer, dans un système démocratique, sa propre domination. Pousser à l’instauration de la démocratie dans le premier stade de la révolution double, c’est déjà entamer l’étape suivante de l’élimination de la bourgeoisie. Durant toute la période de luttes ouverte avec la révolution française (sans même remonter à la révolution anglaise), s’achevant dans les années 1860 et culminant entre 1848 et 1852, les va et vient tactiques, sur le thème de la révolution double, du “Parti Prolétarien” (qu’illustre à merveille “La Nouvelle Gazette Rhénane”), exprime parfaitement l’impossibilité interne de celle–ci : massacre ou développement du capital.
Le journal de Marx, “organe de la démocratie”, balance sans cesse d’une branche à l’autre de l’alternative. Il n’y a pas de procès révolutionnaire qui se heurterait à des conditions immatures, la façon même dont se présente la révolution comporte toujours, à chaque époque, ses propres conditions, qui cessent alors d’en être. Sans cesse la tactique évolue du front commun dans les “sociétés démocratiques” avec la bourgeoisie, à l’autonomie dans les “unions ouvrières”. En tirant à chaud les leçons de l’insurrection de Juin 1848 à Paris, Engels dans “La Nouvelle Gazette Rhénane” exprime le tiomphe complet de la contre–révolution, en présentant comme revendication du prolétariat, ce que rend possible son propre écrasement : le développement de l’Etat bourgeois : “Le gouffre profond qui s’est ouvert à nos pieds, peut-il égarer les démocrates, peut-il nous faire accroire que les luttes pour la forme de l’Etat sont vides, illusoires nulles ?
“Seuls les esprits faibles et lâches peuvent soulever pareille question. Les conflits qui naissent de la société bourgeoise il faut les mener jusqu’au bout ; on ne peut les éliminer en imagination. La meilleure forme de l’Etat est celle où les contradictions sociales ne sont pas estompées, ne sont pas jugulées par la force, c’est–à–dire artificiellement et donc en apparance seulement. La meilleure forme de gouvernement est celle où ces contradictions entrent en lutte ouverte, et trouvent ainsi leur solution.” La meilleure forme de l’état est donc, soit celle où il n’est pas l’organe d’une classe dominante et, pur arbitre, regarde se développer les contradictions et leurs solutions ; soit celle correspondant à un capital suffisamment développé pour que les contradictions sociales se résolvent dans son auto-présupposition, la démocratie n’est rien d’autre. A travers l’Engels de 1848, ce sont tous les bureaucrates à venir que l’on entend déjà hurler. Il est vrai qu’en 1884, revenant sur cette période, il souligne que s’ils avaient refusé (Marx et lui) “de se ranger sous le drapeau de la démocratie, ils auraient été réduits à prêcher le communisme dans quelque feuille de chou et à fonder une secte quelconque” , ce que fit pourtant une large fraction de la “Ligue Communiste”, ce qui entraîna la mise en sommeil de l’organisation par Marx.
L’échec de la révolution double tend à devenir sa propre justification. Cet échec est imputé à la pusilanimité d’une bourgeoisie que l’on avait donc bien raison de chercher à pousser. L’impossibilité interne de la révolution double tient globalement à celle de l’affirmation du prolétariat. De façon générale cette impossibilité vient de ce que prolétariat et capital s’impliquent mutuellement et que le procès du capital étant exploitation, subsomption du travail, le prolétariat ne peut trouver dans ce qu’il est aucune base de réorganisation de la société, et aucune réforme ne peut lui donner de pouvoir sur ce qu’il est. De façon spécifique, dans le cas de la révolution double, cette implication réciproque où gît l’impossible affirmation du prolétariat, réduit cette dernière au développement du capital que l’on se propose justement d’impulser, et qui rend impossible la révolution. Ce développement signifie pour le prolétariat l’impossibilité de son affirmation, soit au travers de son écrasement armé, par lequel le capital manifeste qu’il est le pôle par et dans lequel se reproduit le rapport, soit par la tactique même de la révolution double, que ce développement contraint le prolétariat d’adopter de façon majoritaire
II - MARX ET BAKOUNINE : LE PROGRAMMATISME RADICAL
D’emblée avec la révolution double, puis avec les positions adoptées par la I° Internationale, c’est de façon interne l’impossibilité de la révolution comme affirmation de la classe, dictature du prolétariat, période de transition, qui se manifeste. Impossibilité résultant de contradictions internes vécues dans le processus révolutionnaire, et finalement résolues dans le passage à la domination réelle du capital. Le simple fait que la révolution apparaisse comme affirmation de la classe entraîne que la montée en puissance du prolétariat à l’intérieur du mode de production capitaliste et les avantages acquis dans l’ancien système sont, sur le modèle de la révolution bourgeoise, considérés comme procès de la révolution. Cette situation qui culmine dans la période social-démocrate du programmatisme, est déjà celle de la période de la première Internationale à la différence, comme on l’a vu avec la révolution double, que dans chacune de ces médiations qui mènent à l’érection du prolétariat en classe dominante, dans chaque moment de ce procès, la croissance de la classe n’est pas confondue avec le mouvement propre du capital, qui dans ce stade de la domination formelle permet cette autonomie.
Les positions du parti marxien dans la Première Internationale expriment cette situation mais, simultanément, celles du parti bakouninien expriment leur devenir inhérent : confondre la croissance de la classe, ses acquis, avec le mouvement même du capital. En s’impliquant réciproquement, marxistes et bakouninistes expriment l’impossibilité de la révolution programmatique qui doit être simultanément procès de croissance dans le capital, et production sur la base du prolétariat d’une autre société. Les deux termes se contredisent mais peuvent rester liés jusque dans les années 1870. Dès que s’entame nettement le processus de passage à la domination réelle, leur coexistence, même conflictuelle, devient impossible, on ne pourra plus continuer à promouvoir la révolution qu’en s’abstrayant du mouvement du capital (les plus radicaux des anarchistes critiquant même le syndicalisme - Malatesta, Nieuwenhuis). Et en face, on ne pourra continuer à promouvoir le renforcement de la classe à l’intérieur du mode de production capitaliste comme procès de la révolution, qu’en transformant le socialisme en un capitalisme organisé.
Avant d’en arriver là, déjà dans la première Internationale, il est très insuffisant de comprendre l’opposition entre Marx et Bakounine sur la base du fait que le communisme est une nécessité dès qu’existe le prolétariat mais que les conditions n’étaient pas encore réunies. Ce qui les relie, les fait cohabiter, et même se nécessiter l’un l’autre, c’est la révolution comme affirmation de la classe. Cette affirmation consiste d’une part à considérer le prolétariat comme porteur de façon autonome d’un projet de réorganisation sociale, et d’autre part à considérer le processus de croissance de la classe et les positions acquises comme étant le procès de la révolution. Dans cette dualité conflictuelle au sein même de la lutte de classe, chacun des termes peut être le point dominant structurant la dualité et la façon dont ils s’articulent, Marx n’est pas un point et Bakounine l’autre, c’est la dominante et l’articulation qui différent.
Au moment de la guerre franco-prussienne, alors que l’empire a été aboli, Marx écrit à propos des ouvriers français : “Que calmement et résolument, ils profitent de la liberté républicaine pour procéder méthodiquement à leur propre organisation de classe. Cela les dotera d’une vigueur nouvelle, de forces herculéennes pour la réorganisation de la France et pour notre tâche commune, l’émancipation du travail. De leur énergie et de leur sagesse dépend le sort de la République.” Ce à quoi Bakounine répond dans les lettres à un Français : “Supposons que le parti républicain , radical, jacobin,le parti de Gambetta s’empare du pouvoir et de la dictature de Paris, croyez-vous qu’il veuille, qu’il puisse donner la liberté de mouvement à Paris, à la France ? Point du tout. Tenu en échec par le socialisme révolutionnaire, il sera forcé de lui faire une guerre à mort, et il deviendra, il pourra devenir d’autant plus oppressif, que ses mesures de compression auront l’air de mesures nécessaires pour le salut de la liberté.”
Dans leur polémique Marx et Bakounine sont ammenés à pousser à leur quasi autonomisation chacun des termes de la dualité programmatique. Marx à partir de la Commune ne verra plus que le processus graduel de croissance de la classe comme planche de salut et voie révolutionnaire, allant même jusqu’à parler, pour la première fois, de passage pacifique par la voie parlementaire, dans son discours d’Amsterdam, le 8 Septembre 1872, après le congrès de La Haye. “L’ouvrier doit saisir un jour la suprématie politique pour asseoir la nouvelle organisation du travail ; il doit renverser la vieille politique soutenant les vieilles institutions, sous peine comme les anciens chrétiens qui l’avaient négligé et dédaigné, de ne voir jamais leur royaume de ce monde .
“Mais nous n’avons point prétendu que pour arriver à ce but les moyens fussent identiques.
“Nous savons la part qu’il faut faire aux institutions, aux moeurs et aux traditions des différentes contrées ; et nous ne nions pas qu’il existe des pays comme l’Amérique, l’Angleterre et si je connaissais mieux vos institutions, j’ajouterais la Hollande, où les travailleurs peuvent arriver à leur but par des moyens pacifiques. Si cela est vrai, nous devons reconnaître aussi que, dans la plupart des pays du continent, c’est la force qui doit être le levier de nos révolutions ; c’est à la force qu’il faudra en appeler pour un temps afin d’établir le règne du travail.” Marx se contentera ensuite de critique formelle sur la conduite de ce processus graduel, sans jamais le remettre en cause, mais en s’en désintéressant de plus en plus, le suivi quotidien de la social-démocratie allemande est plutôt l’oeuvre d’Engels, ainsi que la production des fondements théoriques de cette période dans “L’Anti Duhring”.
La critique bakouninienne de la position marxiste est déjà critique du devenir de la social-démocrarie : “Il est vrai que c’est une position politique absolument négative (la position qu’il défend), et la plus grande faute, pour ne pas dire la trahison et le crime des démocrates socialistes qui entraînent le prolétariat de l’Allemagne dans les voies du programme marxien, c’est d’avoir voulu transformer cette attitude négative en une coopération positive à la politique des bourgeois. L’Internationale en mettant ainsi le prolétariat en dehors de la politique des Etats et du monde bourgeois, constitue un monde nouveau, le monde du prolétariat solidaire de tous les pays” (Bakounine : “Ecrits contre Marx” - texte écrit à la fin 1872 et devant former une suite à “L’Empire Knouto Germanique”). A propos de l’action de Bakounine à Lyon au moment de la Commune, Marx écrit à Beesly le 19 Octobre 1871 : “Sous la pression de la section de l’Internationale, la République avait été proclamée à Lyon avant de l’être à Paris ; un gouvernement révolutionnaire fut tout de suite établi... La bourgeoisie a commencé à sympathiser réellement avec le nouvel ordre des choses, du moins à le tolérer tranquillement...Mais les ânes de Bakounine et de Cluseret arrivèrent à Lyon et gâtèrent tout...”. Peu de temps après, c’est Bakounine qui critique la social-démocratie allemande à sa naissance, car elle met le prolétariat à la remorque de la bourgeoisie en pronant la lutte politique.
Bakounine, toujours à propos de ce congrès de La Haye, écrit dans une lettre à la rédaction de “La Liberté” à Zurich, le 5 Octobre 1872 : “Ils (les marxistes) nous reprochent seulement de vouloir hâter, devancer la marche lente de l’histoire, et de méconnaître la loi positive des évolutions successives.” Ce sont bien là les deux termes d’un même tout qui s’affrontent jusqu’en 1873. Que la dualité précédemment décrite soit constitutive de la révolution programmatique, cela signifie durant toute cette période sa propre impossibilité, non comme une contradiction interne, ou par rapport à ce que peut être maintenant une théorie de la révolution , mais parce qu’elle implique dans cette dualité conflictuelle, soit la victoire de la bourgeoisie, soit le gradualisme réformiste. Chacun des termes est pour l’autre la limite même du programmatisme, sur laquelle se fonde la restructuration qui rend alors réellement ce dernier impossible. Face aux tendances gradualistes que revêtent de plus en plus les positions de la fraction marxiste après la Commune, Bakounine en appelle lui à “l’instinct de révolte intrinsèque au prolétariat”, il refuse également de considérer comme positive les évolutions historiques marquées par des victoires de la contre-révolution (les Etats bourgeois contre les révoltes paysannes au XVI°siécle - critique des thèses d’Engels). Toujours dans la même perspective critique vis–à–vis d’un positivisme historique, pour Bakounine, l’Internationale est en elle même plus qu’un moyen d’action, elle doit être l’embryon, la préfiguration de la société future. “La société future ne doit être rien d'autre chose que l’universalisation de l’organisation que l’internationale se sera donnée. Nous devons donc avoir soin de rapprocher le plus possible cette organisation de notre idéal. Comment voudrait-on qu’une société égalitaire et libre sortit d’une organisation autoritaire ? C’est impossible. L’internationale, embryon de la future société humaine, est tenue d’être dès maintenant l’image fidèle de nos principes de liberté et de fédération, et de rejeter de son sein tout principe tendant à l’autorité, à la dictature” (Circulaire du congrès de Sonvilier, Novembre 1871).
Pour Bakounine le prolétariat ne doit pas se limiter aux questions économiques ; politiquement il est nécessairement négatif, parce qu’il est lui–même déjà une communauté indépendante se développant dans la société. Cette indépendance du prolétariat est incluse dans la conception anarchiste de l’Etat, inverse de la conception marxiste. Celui-ci produit l’exploitation, elle n’est plus alors une fonction reproductrice du prolétariat comme classe en même temps que sa contradiction avec le capital, elle n’est plus un processus d’implication réciproque, elle est simplement imposée de force, produite par l’Etat. Entre Marx et Bakounine, toute la différence réside dans la compréhension de la contradiction entre le prolétariat et le capital, mais cette différence n’est pas de nature scientifique, elle est elle même expression de la dualité conflictuelle du programme qui éclate après 1870. Soit la révolution est montée en puissance de la classe dans le mode de production capitaliste, dans ce cas l’exploitation doit être étudiée comme définitoire de la classe, dans son implication avec le capital ; soit elle est révélation des capacités révolutionnaires intrinsèques du prolétariat qui manifeste dès maintenant, de façon autonome, la capacité qu’il porte à produire une autre société, dans ce cas l’exploitation est une domination, une dictature absolument extérieure à ce qu’est la classe.
Corollairement Bakounine est amené à inclure dans le prolétariat ceux qui pour lui représentent l’essence même de cette autonomie sur la base de laquelle il est révolutionnaire, les déclassés et les brigands : “Il y a en Italie ce qui manque aux autres pays : une jeunesse ardente,énergique, tout à fait déplacée, sans carrière et sans issue...” (Bakounine, Avril 1872) ; “Par fleur du prolétariat j’entends surtout cette grande masse, ces millions de non-civilisés, de déshérités, de misérables, et d’analphabètes que M. Engels et M. Marx prétendent soumettre au régime paternel d’un pouvoir très fort, sans doute pour leur propre salut, comme tous les gouvernements n’ont été établis, on le sait, que dans le propre intérêt des masses. Par fleur du prolétariat, j’entends précisément cette chair à gouvernement éternelle, cette grande canaille populaire, qui étant à peu près vierge de toute civilisation bourgeoise porte en son sein, dans ses passions, dans ses instincts, dans ses aspirations, dans toutes les nécessités et les misères de sa position collective, tous les germes du socialisme de l’avenir et qui seule est assez puissante aujourd’hui pour inaugurer et faire triompher la révolution sociale.” (“Ecrits contre Marx”).
Entre Marx et Bakounine le problème de la nature de la contradiction entre le prolétariat et le capital est celui dans lequel se résume toutes les autres divergences. Le prolétariat est-il impliqué par le capital ou simplement dominé par lui, c’est la dualité conflictuelle de la révolution programmatique qui produit la question et la divergence. La première position voit que la libération du travail passe par sa confirmation comme puissance dans la société capitaliste, elle est amenée à ne plus voir de contradiction dans l’implicaton et perd la révolution, la seconde ne voit qu’opposition là où il y a implication réciproque et continuant à voir la révolution comme libération du travail se marginalise par rapport à toutes les médiations qu’en tant que telle la révolution nécessite. Lucidement Marx écrit que logiques avec eux mêmes les anarchistes ne devraient pas seulement condamner la tactique politique mais aussi toute tactique visant à un renforcement et à des conquêtes dans des luttes économiques.
Avec la période qui s’ouvre après la Commune, Bakounine se sait complètement dépassé non pas tant parce qu’il y aurait tout simplement triomphe de la contre-révolution, mais de par la nature de ce triomphe : la restructuration du capital comme passage graduel à la domination réelle. Dès que s’amorce ce passage on ne peut plus guère promouvoir la révolution en tant que rupture, même si c’est encore comme affirmation de la classe, qu’en abstrayant le prolétariat du mouvement du capital, c’est la marginalisation de tout ce qui se veut encore révolutionnaire. Bakounine par son retrait des affaires, marque la fin d’une époque, en 1875 il écrit à Elisée Reclus : “ La révolution pour le moment est rentrée dans son lit ; nous retombons dans la période des évolutions c’est–à–dire dans celle des révolutions souterraines, invisibles et souvent même insensibles”. De son côté, Marx a beau se gausser de l’a-historicisme de Bakounine, qui croirait la révolution possible tout le temps, qui n’aurait aucune compréhension des processus historiques et économiques, il se retire de la politique publique, se contente de critique privée, ne publie même pas sa virulente critique du programme de fondation de la social-démocratie allemande, et s’intéresse à la Russie et aux mathématiques.
Le refus sans cesse répété des anarchistes, durant toute cette période, et encore ensuite, de participer au combat politique, c’est le refus de confondre l’importance croissante du prolétariat en tant que classe du mode de production capitaliste avec le procès de la révolution, c’est le refus de céder sur l’autonomie du prolétariat dans le capital, autonomie qui en tant que prolégomène à son affirmation devient de plus en plus une pure gesticulation idéologique. Si le combat politique est condamné parce qu’il soumettrait le prolétariat aux fractions les plus radicales de la bourgeoisie, c’est parce que plus profondément il n’est pas de politique autonome possible dans l’Etat capitaliste, le prolétariat est essentiellement pour les anarchistes une force négative (nous étudierons plus loin l’anarcho-syndicalisme). Cette négativité est incluse dans le programmatisme, comme la limite du développement de la classe en tant que procès de la révolution dans le capitalisme, or procès de la révolution il ne l’est pas, et le développement du capital est bien là pour le rappeler.
Constamment, durant cette période, la pratique programmatisme est renvoyée d’un terme à l’autre de sa dualité conflictuelle, jusqu’à ce que le passage en domination réelle fasse qu’il y ait scission. La scission est alors le prolongement de cette situation, mais aussi le dépassement de chaque terme : sociaux-démocrates et anarchistes ne poursuivent pas sans que ceux–ci soient modifiés, les termes de la dualité de la Première Internationale.
DEUXIEME PARTIE : 1871–1914
I – LE SCHISME PROGRAMMATIQUE
La coexistence des deux termes (croissance de la classe dans le capital ; production d'une autre société, sur la base du prolétariat), qu’implique de façon interne le simple fait que la révolution doive être affirmation du prolétariat, devient impossible, elle éclate dès qu’après la période 71-73, s’entame le passage à la domination réelle.
Le réformisme devient intrinsèque au programmatisme et le but final tend à se transformer en “capitalisme organisé”. Cette évolution est clairement critiquée par l’autre fraction de la dualité qu’implique toujours l’affirmation du prolétariat. Les deux termes sont maintenant séparés et tendent l’un et l’autre à s’autonomiser, et donc se transforment. La critique de la voie politique et parlementaire ne reconnaît plus à son adversaire la communauté de but, et cela reflète bien la spécificité de la période et des changements en cours. En 1896, dans “Le Communisme Révolutionnaire”, le socialiste révolutionnaire Cornelissen écrit : “C’est ainsi que les socialistes parlementaires ont cessé d’être des éléments révolutionnaires dans le mouvement ouvrier et qu’ils sont devenus un parti de réformes dont les aspirations sont adaptées aux rapports de pouvoir économique tels qu’ils les trouvent sous leurs yeux ; parti qui s’efforce seulement de se perfectionner dans la science, de régler sa conduite selon les circonstances. Rien n’empêche donc plus ces gens de chercher à devenir, autant que possible, un parti de gouvernement.
“D’ailleurs, l’expérience a prouvé que l’application logique des principes dits parlementaires socialistes ne peut avoir d’autre résultat que l’effort de former le plus tôt possible dans l’Etat bourgeois un parti ministériel se pliant aux conditions sociales et politiques existantes dans les pays... Aux yeux des socialistes révolutionnaires et des anarchistes communistes, les différents partis bourgeois, y compris les socialistes parlementaires, comme parti de transition, ne sont au fond que des groupes conservateurs et même, dans plusieurs cas, réactionnaires. Tous ont pour but de maintenir et de défendre la propriété privée comme base de la société...C’est ainsi que les socialistes parlementaires deviennent des étatistes. Ils identifient l’Etat bourgeois avec la communauté et avec une hardiesse et une bravoure s’accélérant toujours, il font passer pour socialisme la monopolisation par l’Etat d’une branche d’industrie et du commerce après l’autre...Pour ces socialistes, en définitive, toute la différence entre le socialisme d’état et le communisme paraît consister dans la question de savoir si la monopolisation des moyens de production doit être proposée dans le parlement bourgeois par le gouvernement ou par les délégués socialistes... De capitalistes, ils (les chefs d’entreprises) deviendraient ainsi des hommes d’autorité ; d’exploitateurs de la force de travail haïs de leurs concitoyens, des commissaires de gouvernement respectés, contre lesquels, comme directeurs de la production dans les ateliers de l’Etat, toute opposition serait impossible ; des hommes qui pourraient mieux assurer l’obéissance de leurs sujets, sous le nouveau système d’exploitation pour l’Etat, que sous l’ancien système d’exploitation privée pratiquée par les capitalistes eux–mêmes.” Le socialisme parlementaire n’est donc pas critiqué simplement comme inefficace ou insistant trop sur la préparation de la révolution, mais comme force contre-révolutionnaire : sa tactique, c’est le contrôle de l’Etat et du capital, son but est le maintien du capitalisme son renforcement même
Dans un autre texte daté de 1893 : “Les Diverses Tendances du Parti Ouvrier International” (à propos du congrès international de Zurich), c’est tout ce qu’est la social-démocratie qui est critiqué, dans la perspective du devenir du capital en domination réelle, et par là du devenir de la social-démocratie comme gestion possible du capital. “Ils (les sociaux-démocrates) mettent la classe possédante de notre époque à même de règlementer le travail ; ils font entrer les fonctionnaires gouvernementaux dans les fabriques et les usines et font nommer des inspecteurs du travail dans les campagnes, au lieu - comme c’était l’idée de la Commune - de préparer aux ouvriers les voies de l’autonomie, non seulement du point de vue législatif, mais encore dans l’industrie, et au lieu d’éveiller chez les travailleurs l’idée qu’ils n’ont pas besoin de recevoir une réglementation du travail des mains des classes possédantes, ni même de l’accepter...Qui l’empêchera (la classe possédante) - si une révolution éclate - de proclamer, sur le papier, la socialisation de tous les moyens de production, tandis qu’en réalité ces moyens de production entreraient non pas en possession de la collectivité ouvrière, mais en celle des nouveaux gouvernants qui, à la rigueur pourraient être nommés par le suffrage universel... Si la classe ouvrière n’apprend pas à faire elle–même ses affaires en arrachant aux gouvernements actuels jusqu’aux derniers vestiges de leur pouvoir ; si elle continue à confier ses intérêts à des représentants, socialistes ou autres, dans les parlements ; à des surveillants, à des patrons, des directeurs de fabriques et d’usines, si elle ne fait pas sa propre éducation dans le sens de l’autonomie, il est possible que dans les jours de révolution violente qui sont proches, nominalement, c’est–à–dire sur l’indulgent papier timbré, le sol et les moyens de production soient, en partie ou entiérement, proclamés propriété commune, mais de fait les travailleurs resteront en esclavage...”
Comme mouvement de sa propre impossibilité le programmatisme s’est scindé. Que le prolétariat soit porteur d’une autre société comme libération de ce qu’il est, ne peut plus exister qu’en s’opposant au développement du capital, qu’en s’opposant à ce qui n’est que le processus d’actualisation de ce but, c’est–à–dire au développement graduel de la classe dans le système. En revanche, s’appuyer sur ce mouvement, ce qui est tout aussi définitoire du programmatisme, c’est avec le passage progressif à la domination réelle, définir un autre but, un socialisme d’Etat. Le programmatisme, tant théoriquement que pratiquement, est intrinsèquement réformiste, nous voyons maintenant comment cela implique durant la période qui va de 1871 à 1914 une scission à l’intérieur de ce programmatisme, après que durant la période précédente les deux termes de la dualité aient pu coexister. Chaque élément constitutif de ce qu’est le programmatisme implique sa propre critique sur la base du programmatisme lui–même, en même temps que le programmatisme produit ce rapport entre ses termes, et n’existe que par lui.
II - LES POLES DU SCHISME
A - Dans la nécessité de ses médiations, la révolution se perd elle même : la social-démocratie
1) Le développement objectif du capital
a) La croissance de la classe est la révolution en procès
Le trait fondamental qui permet de saisir comme un tout l’ensemble des pratiques globalement appelées réformistes tient à ce que la contradiction entre le prolétariat et le capital pose la révolution comme affirmation du prolétariat. Ce dernier devient classe dominante, généralise sa condition, s’empare de l’Etat, fait du travail créateur de valeur la substance des relations sociales. Dans cette situation, tout processus qui est celui du développement, de la croissance, de l’affirmation de la classe, comme force positive à l’intérieur du mode de production capitaliste, apparaît comme le procès même de la révolution.
Tant que la révolution ne peut être que cette affirmation de la classe, prenant le pouvoir et contrôlant la production, un fil indestructible et tragique relie les positions révolutionnaires les plus radicales aux positions les plus réformistes, qui mettent en avant la croissance de la classe à l’intérieur du système. En tant que seule classe productive du système que le capital “pille”, classe du progrès, du travail, de la domination de la nature, le développement du prolétariat devient en lui–même la révolution en marche. Le réformisme gît dans le programmatisme.La glorification et la gestion de la classe en tant que force de travail, élément du mode de production capitaliste, n’est pas quelque chose d’essentiellement différent de la position, semblant plus radicale, prônant son affirmation, son contrôle des moyens de production, la généralisation de sa situation. Si la révolution est l’affirmation de la classe, c’est qu’elle est la libération de quelque chose existant à l’intérieur de la société ancienne, développer ce quelque chose, dans la forme et le rôle qui sont les siens dans cette société ancienne, n’est alors que logique et légitime.
C’est dans cette perspective que prend toute sa signification le petit jeu du compte voix électoral auquel se livrent tous les dirigeants de la social-démocratie, Engels y compris : “Le 10 Janvier 1874 nous avions obtenu 350.000 suffrages ; le 10 Janvier 1877 au moins 600.000. Les élections nous fournissent le moyen de nous compter ; des bataillons qui passent en revue, le jour des élections, nous pouvons dire qu’ils constituent le corps de bataille du socialisme allemand...Et quand je dis bataillon et corps de bataille, je ne parle pas au figuré. Au moins la moitié sinon davantage de ces hommes de vingt-cinq ans a passé deux ou trois ans sous les armes, sait fort bien manier le fusil et le canon et appartient aux corps de réserve de l’armée. Encore quelques années de progrès de ce genre, et la réserve et le landwehr, soit les 3/4 de l’armée de guerre, seront avec nous, ce qui permettra de désorganiser totalement le système officiel et de rendre impossible toute guerre offensive. Cependant certains diront, mais pourquoi donc ne faites–vous pas immédiatement la révolution? Parce que n’ayant encore que 600.000 suffrages sur cinq millions et demi et étant donné que ces voix sont dispersées çà et là dans de nombreuses régions du pays, nous ne vaincrions certainement pas, et verrions ruiner dans des soulèvements irréfléchis et des tentatives insensées, un mouvement qui n’a besoin que d’un peu de temps pour nous conduire à un triomphe certain. “ (Engels “Bilan politique après les élections allemandes de 1877”, “La Plèbe” 26 Février 1877).
La révolution s’inscrit dans une perspective de croissance linéaire de la classe, pour laquelle la croissance graduelle et pacifique du mode de production capitaliste lui–même est la meilleure garantie. “L’ironie de l’histoire met tout sens dessus dessous. Nous, les “révolutionnaires”, “les chambardeurs”, nous prospérons beucoup mieux par les moyens légaux que par les moyens illégaux et le chambardement. Les partis de l’ordre, comme ils se nomment, périssent de l’état légal qu’il ont créé eux–mêmes. Avec Odilon Barrot, ils s’écrient : “la légalité nous tue”, alors que nous, dans cette légalité, nous nous faisons des muscles fermes et des joues roses et nous respirons la jeunesse éternelle” (Engels “Introduction de 1895 aux luttes de classes en France”). Les théorisations économiques social-démocrates du développement équilibré du capital ne font que participer de cette perspective, elles ne sont pas des déformations des épigones de la théorie marxienne, comme a tendance à le présenter Mattick dans “Crises et théories des crises”. La recherche d’un développement tranquille du capital n’est pas seulement rejet de la théorie des crises, elle est également tendance à éviter tout ce qui peut troubler le développement du capital ou le gêner dans son cours, il faut éviter toute catastrophe. Dans son ouvrage contre Bernstein : “Le marxisme et son critique Bernstein”, Kautsky écrit : “La tâche de la social-démocratie consiste, non pas à précipiter l’avènement de l’inévitable catastrophe, mais à la retarder autant que possible et donc à éviter soigneusement tout ce qui ressemble à de la provocation, ou tout ce qui peut inciter à la provocation.” C’est exactement dans la même ligne que de congrès en congrès, la social-démocratie vota des résolutions d’opposition à la guerre, il n’y eut en 1914 aucune faillite, aucune trahison, il y eut, on le verra plus loin, insertion nouvelle du développement de la classe ouvrière dans le processus propre du capital.
Chercher à éviter la guerre n’avait d’autres significations, d’autres buts, que chercher à éviter tout ce qui pouvait interrompre le développement de la classe, consubstanciel à celui du capital. Avec les menaces de guerre, les débats qui s’ensuivirent sur l’impérialisme et sa nature ne se comprennent eux aussi que par rapport à la façon même dont la contradiction entre les classes se posait. Reconnaître ou non une liaison essentielle entre impérialisme et capitalisme c’était reconnaître ou non que le développement linéaire de la classe, était ou non la voie royale de la révolution. Pour Kautsky les intérêts du capital financier ne s’identifient pas avec ceux du capital industriel, qui peut quant à lui se développer plus facilement au moyen du libre-échange. En conséquence, la social-démocratie devait appuyer cette fraction de la bourgeoisie favorable à l’entente internationale et devait sauvegarder la paix. Pour Hilferding, la notion de capital financier qui posait comme essentielle la liaison entre capitalisme et impérialisme est rapidement remplacée par celle de capital organisé, dans laquelle le capital industriel a repris le dessus sur le capital bancaire. On verra plus loin à quelles implications tactiques différentes répondaient les positions de Lénine et Luxembourg sur le sujet, à partir d’un même substrat programmatique.
Dans le débat sur l’organisation, la spontanéité et la grève de masse, qui anima au début du siècle la vie de la social-démocratie, c’est toujours le même principe fondamental qui relie les diverses positions entre elles : la montée en puissance de la classe comme procès de la révolution. La révolution communiste est saisie de façon semblable à la révolution bourgeoise, il s’agit pour une classe, développée à l’intérieur de l’ancien mode de production, ayant acquis puissance et force dans et de par ce qu’elle est dans celui ci, ayant obtenu une certaine maîtrise de sa propre existence, de libérer de l’ancienne société ses conditions d’existence revendiquées comme autonomes par rapport à elle. Il s’agit à partir de sa propre existence dans l’ancienne société de réorganiser la société selon ses intérêts. Pour cela le développement de l’appareil, de l’organisation est le critère central du progrès de la révolution, la manifestation évidente de la puissance acquise de la classe. Alors que Luxembourg posait l’organisation comme résultant de la lutte, et envisageait la possibilité de revers dissolvant l’appareil qui pour elle renaîtrait des luttes ; la droite du parti était terrorisée par la possible disparition de cette organisation toute puissante. L’orthodoxie, représentée par Kautsky, montre bien que l’appréhension des cadres du parti n’avait pas comme cause unique la peur du chômage, cette angoisse a une signification théorique. A partir du moment où ne compte que le développement progressif de la classe, ce développement ne peut être que celui de l’organisation .
Engagée dans ce débat, Luxembourg, bien que restant sur des positions social-démocrates, s’aperçoit, à l’inverse de Lénine, que l’opportunisme de la social-démocratie ne pénètre pas de l’extérieur, il est pour elle un produit de la situation objective du mouvement ouvrier. Pour elle l’opportunisme est le résultat de la contradiction interne de la social-démocratie entre l’objectif révolutionnaire final du mouvement et sa pratique quotidienne qui s’exprime dans la lutte pour obtenir des concessions temporaires et partielles. Ces concessions temporaires et partielles sont non seulement une reconnaissance du caractère progressiste du capital, ce qui se retrouve dans la reconnaissance de la nécessité d’une période de transition (qui est l’aveu d’impuissance de la révolution programmatique) ; mais surtout ces concessions temporaires et partielles sont la façon même dont la classe se développe à l’intérieur de la société bourgeoise. Là où Luxembourg ne voit que contradiction, il y a en réalité complémentarité. Si le but du mouvement est l’affirmation de la classe, ces concessions ne sont pas simplement un aménagement permettant au prolétariat d’amenuiser ses souffrances dans l’attente du grand soir, elles sont le procès même dans lequel la classe se développe et se conforte pour ce grand soir. Non seulement l’opportunisme est inéluctable mais encore il participe du but lui–même, ce que Luxembourg ne peut reconnaître.
C’est bien ce développement tranquille que pour le but lui–même, Engels appelle de ses voeux dans une lettre à Bebel du 17 Novembre 1885 : “Nous avons encore tant besoin de quelques années de développement tranquille pour nous renforcer, qu’il ne faut pas souhaiter jusque là de grands chambardements. Celui–ci en effet, ne ferait que nous repousser à l’arrière plan pour des années, et il serait ensuite probable qu’il nous faudrait tout recommencer par le début comme après 1850”. L’obtention de concessions partielles et temporaires ne sont rien d’autre que le renforcement du parti, que ce développement souhaité par Engels, elles ne sont pas le simple résultat des circonstances que présente Luxembourg. Renforcer le parti nécessite quelques années de développement tranquille, la révolution résulte de la puissance du prolétariat s’enracinant et se développant de façon inéluctable et progressive dans le capital, on n’a plus qu’une transcroissance entre la situation présente et la révolution.
“En Allemagne les choses se développent de manière régulière. C’est une armée bien organisée et bien disciplinée, qui devient chaque jour plus grande et avance d’un pas assuré, sans se laisser détourner de son but. En Allemagne, on peut pour ainsi dire calculer à l’avance le jour où notre parti sera le seul en mesure de prendre le pouvoir.” (Engels à Pablo Iglesias, 26 Mars 1894).Pour être révolutionnaire et porteur du communisme, il suffirait au prolétariat de se développer à l’intérieur du mode de production capitaliste, ce n’est pas la contradiction qui l’oppose au capital qui est la dynamique révolutionnaire de la société, mais sa simple croissance. On en arriverait même à pouvoir parler de révolution en excluant toute contradiction du système capitaliste, en ne se fondant que sur un développement quantitatif du capital, un développement si possible harmonieux. La social-démocratie ne théorise que le fait que le capital reproduit sans cesse son rapport au prolétariat comme le principal résultat du procès de production. Et cela même qui, auto présupposition, est le procès “harmonieux” du capital, est conçu comme avancée inéluctable de la révolution.
b) De la nécessité objective à la révolution
• Le prolétariat réagit
La social-démocratie développe théoriquement et pratiquement tout un aspect objectiviste du programme. Pour cette appréhension du développement de la société, l’économie représente un cours en soi provoquant certaines réactions sociales, il n’est à la limite pas nécessaire, comme on vient de le voir,que ce cours soit en lui–même contradictoire, il suffit qu’il provoque une résistance de la classe ouvrière. Déjà dans “Le Capital”, Marx a parfois tendance à concevoir ainsi le développement du capital et la révolution : “A mesure que diminue le nombre des potentats du capital qui usurpent tous les avantages de cette période d’évolution sociale, s’accroissent la misère, l’oppression, l’esclavage, la dégradation, l’exploitation, mais aussi la résistance de la classe ouvrière sans cesse grossissante et de plus en plus disciplinée, unie et organisée par le mécanisme même de la production capitaliste” ( “Le Capital” Livre I° chap 32) ; et quelques lignes plus loin : “Mais la production capitaliste engendre elle–même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature.” Le mode de production capitaliste n’est pas conçu comme contradiction entre le prolétariat et le capital, ce dernier suit son cours qui provoque la montée consubstancielle de la résistance ouvrière, à ce niveau il n’est même plus nécessaire que ce cours soit contradictoire. Quand il est tout de même conçu ainsi, cette contradiction ne met pas en jeu directement, comme un de ses termes, le prolétariat. La contradiction est méthodologiquement antérieure à l’action de la classe, elle prend alors des formes diverses : forces productives/rapports de production ; appropriation privée/socialisation de la production ; baisse du taux de profit (conçu comme un phénomène strictement économique) ; production pour la production/limitation sociale de la consommation. Poser le développement de la classe à l’intérieur du mode de production capitaliste, comme étant le procès de la révolution, conduit non seulement à concevoir comme deux choses différentes le développement du capital et la contradiction entre le prolétariat et le capital, mais encore cela aboutit aussi à ne plus connaître la nécessité de concevoir ce développement comme contradictoire.
Le socialisme est le résultat général du développement de toute la société et non de celui–ci en tant que spécifiquement lutte de classes. En fait la lutte de classes, lorsqu’elle n’est pas tout bonnement mise au rencart, n’est que seconde, et vient actualiser le mouvement économique objectif qui la détermine. Il est alors possible d’abandonner purement et simplement toute analyse contradictoire du procès capitaliste. Pour Tougan Baranovsky par exemple, les crises périodiques sont le procès du capital, et ne manifestent aucune contradiction annonciatrice d’une fin prochaine. Comme Stuve, il élimine du processus objectif toute trace de contradiction. Dans la vision orthodoxe de Kautsky et de Plékhanov le capital demeure contradictoire, mais cette contradiction économique “objective “ détermine l’action du prolétariat, elle le fait réagir.
L’éthique est le complément de cette vision objectiviste. Totalement séparé de la lutte de classes, le développement économique n’est en lui–même porteur d’aucune position de classe, l’adhésion au socialisme, à partir de la reconnaissance de ce mouvement, est une adhésion qui relève de la morale, de la volonté individuelle : “C’est une chose de reconnaître une nécessité, cela en est une autre de se mettre au service de cette nécessité” (Hilferding “Avant propos du capitalisme financier”). Le retour à Kant est très à la mode dans le milieu austro-marxiste. Ou bien, la contemplation du cours majestueux des choses qui mènent au socialisme par un flux objectif, conduit, à la manière de Jaurès, à substituer l’Humanité au prolétariat.
Contre Struve, Pékhanov défend la théorie du développement par sauts qui s’oppose à celle du développement ininterrompu. En fait, les deux thèses renvoient l’une à l’autre car, chez Plékhanov les contradictions et le saut deviennent quelque chose d’abstrait, n’étant pas compris comme contradiction de classes. A partir du moment où le simple développement graduel de la classe, sa montée en puissance comme classe du mode de production capitaliste devient le processus de la révolution, cela signifie que le développement de la société capitaliste n’est pas saisi comme contradiction entre les classes : le développement harmonieux du capital devient le meilleur terrain de maturation de la révolution. En outre cela signifie que le développement du capital suit un cours, contradictoire ou pas, par rapport auquel l’action de la classe ne fait que se définir.
Tant que la révolution se présente comme affirmation du prolétariat, on ne peut concevoir la contradiction du mode de production capitaliste comme relevant de l’implication réciproque entre le capital et le prolétariat, car alors le dépassement du capital ne pourrait qu’être, ipso facto, dépassement du prolétariat. C’est ainsi que le programmatisme devient un économisme. Si la révolution est affirmation de la classe, il faut nécessairement que le prolétariat, faisant la révolution, résolve une contradiction du capitalisme dont il ne soit pas un des termes, mais simplement l’éxécuteur le mieux placé, afin que le dépassement de cette contradiction, loin d’être sa propre disparition, soit son triomphe.
• Quand les ouvriers deviennent socialistes
Partant d’un développement objectif du capital se différenciant de la lutte de classes, le problème que rencontrent dans leur propre démarche la théorie et la pratique programmatiques est précisement de produire la révolution, c’est–à–dire d’actualiser par l’action du prolétariat, par la construction du parti, cette tendance objective à l’oeuvre dans les tréfonds de la société.
Ce problème de l’actualisation d’un développement général plus ou moins contradictoire est un des problèmes centraux du programmatisme.Il apparaît pratiquement et théoriquement sous plusieurs formes et reçoit plusieurs types de réponses, qui toutes cependant se référent à la même problématique, fondamentalement définie par une révolution qui ne peut être, dans la contradiction du moment, qu’affirmation de la classe. Ce problème apparaît entre autre sous la forme de la question des rapports entre mouvement ouvrier et mouvement socialiste (cf. Labriola). La création de ces deux termes et leur disjonction est intrinsèque au programme. A partir du moment où c’est le processus général de la société qui mène au socialisme, et non dans la contradiction entre les classes, la pratique du prolétariat, il faut alors travailler à établir une liaison entre d’une part la contradiction et son processus objectif (qui est révélé à la conscience, l’objectivisme s’accompagne toujours d’un illuminisme), et d’autre part la classe, qui doit être amenée à actualiser cette contradiction, ou plutôt à actualiser son aboutissement,son résultat.
Les deux grandes tendances qui se dégagent sur cette question sont en gros représentées par Kautsky et Plékhanov d’un côté, Luxembourg et Lénine de l’autre. Pour les premiers le prolétariat n’a qu’à suivre le cours des contradictions objectives du mode de production capitaliste, ne rien précipiter et miser sur la transcroissance du capitalisme en socialisme. Pour les seconds, la stratégie révolutionnaire consiste à “pratiquer” les contradictions, à tenter de faire du prolétariat non pas un terme de la contradiction, mais un intervenant dans cette contradiction, il prend en main la contradiction et ne fait pas qu’attendre son mûrissement.
• Ouvrier ! Cueille le socialisme quand il est mûr (Kautsky)
Pour Kautsky et les marxistes orthodoxes de la social-démocratie, la révolution et la possibilité du socialisme dépendent de l’achèvement du développement du capital ; quant à la classe ouvrière son rôle n’est pas d’intervenir dans ce cours, d’oeuvrer à la rupture, mais d’assister passivement au déroulement de ce développement et d’attendre qu’il atteigne son plus haut point, cela bien sur en construisant et renforçant sans cesse son organisation et le poids de celle–ci dans la société. C’est la position que l’on voit par exemple à l’oeuvre à propos des questions agricoles ou du colonialisme : “Ce procès non plus ne peut être arrêté (le colonialisme), il est également un préliminaire de l’organisation socialiste, mais à cela non plus le parti socialiste ne peut donner son concours. Inviter le parti socialiste à soutenir les indigènes des colonies contre leur expropriation, c’est une utopie tout aussi réactionnaire que de vouloir maintenir le métier et l’état des paysans, mais ce serait léser imprudemment les intérêts du prolétariat que d’exiger de lui qu’il soutienne les capitalistes en mettant sa puissance politique à leur disposition. Non, c’est une trop sale besogne pour que le prolétariat s’en fasse complice. Cette vilaine affaire revient à la bourgeoisie, elle fait partie de sa mission historique ; et le prolétariat s’estimera heureux de ne pas avoir à s’y salir les mains” (Kautsky “La Politique Agraire du Pari Socialiste”).
Nous verrons plus loin que toute cette problématique des conditions objectives à réunir, pour qu’enfin puisse intervenir le prolétariat dans son rôle d’éxécuteur, rejoint, comme c’est le cas dans ce texte de Kautsky, ce qui est une limite intrinsèque du programmatisme, contenue dans la notion même de plus-value absolue : le capital s’il définit l’ensemble de la société n’est pas encore maître de son monde, il est “progressiste” (ce qui ne signifie pas qu’il devienne ensuite “décadent” ou “réactionnaire”). Pour Kautsky, la révolution est toujours placée dans une perspective de transcroissance et non de rupture, il s’agit d’accompagner une maturation de la révolution due au développement graduel des conditions objectives. Stratégiquement et tactiquement, la position de Kautsky se définit comme une pratique de l’encerclement et de l’usure de l’adversaire (ce qui rapidement se limite à la croissance du groupe parlementaire) ; le parti quant à lui est destiné à saisir l’occasion de la révolution, et non à faire la révolution.
C’est contre Luxembourg que s’affirme cet aspect du programmatisme tel que l’expose Kautsky, il mène également dans des termes à peu prés identiques une polémique sur le même sujet avec Pannekoek. La lutte révolutionnaire est comprise comme un produit de l’appareil parvenu à un certain degré de maturité. Luxembourg fait ressortir dans sa critique la liaison entre bureaucratie, déterminisme et objectivisme, elle s’élève contre les positions de Kautsky qui se refuse à concevoir l’action du prolétariat comme facteur des contradictions elles mêmes. Pour Kautsky, la lutte n’apparaît qu’à un certain degré de développement de l’organisation, dont la bureaucratie est la garante. Pris de ce point de vue le problème de la bureaucratie dans la social-démocratie n’est pas un faux problème, un problème ne relevant que de la forme. La bureaucratie est la garante de la croissance graduelle de la classe sous la forme de ses organisations, comme cours de la révolution. Mais si, comme Luxembourg, on demeure dans les termes du programmatisme, la critique de la bureaucratie reste une critique formelle.
• Comme un fruit mûr, le socialisme tombe pour tout le monde (Bernstein)
Si l’on place la classe ouvrière à côté d’un processus objectif et économique menant au socialisme, si donc la classe n’ intervient dans le passage du capitalisme au socialisme que comme simple accoucheur, dans un mouvement qui somme toute connaît le même caractère inéluctable que les lois de la nature, sa présence et son action spécifique ne sont plus essentielles. Bernstein effectue ce pas. Il est courant de dire que Bernstein et Conrad Schmidt expriment la vérité du mouvement social-démocrate. Berstein ne trahit pas les présupposés de la social-démocratie (Jaurès, lucide ou cynique, fait remarquer qu’il n’y a pas besoin de “réviser“ le marxisme de Kautsky) ; mais inversement, dire que Bernstein ne trahit pas les pésupposés de la social-démocratie, ne signifie pas que cette dernière aurait, elle, trahi ses origines. La social-démocratie n’est pas que le résultat de l’activité ouvrière en période de contre-révolution, elle est un développement de la pratique programmatique. Et, loin d’être pour lui un développement négatif, cette longue période de développement relativement calme du capital est pour le programmatisme une base d’expansion.
Pour Bernstein, si c’est l’ensemble du développement objectif du capital qui est le principe du passage au socialisme, cela signifie que le prolétariat n’a pas de rôle particulier à jouer dans ce passage, pas plus en tout cas, que les fractions industrielles démocrates avancées de la bourgeoisie. Le passage au socialisme est le résultat du mouvement de l’ensemble de la société et non de l’action d’une classe. A partir du moment où le prolétariat est posé à côté du processus objectif qui mène au socialisme, qu’il ne fait qu’actualiser au moment où toutes les conditions sont réunies, toutes les classes qui ont un rôle progressiste dans ce mouvement sont tout autant fondées à participer à cette transcroissance. Le socialisme est le résultat de l’action de l’ensemble de la société, certaines fractions aidant plus ou moins à la réalisation d’un processus qui leur est de toute façon extérieur et inéluctable. Comme Bernstein, Schmidt considère qu’il faut substituer l’évolution à la révolution, le capitalisme s’intègre dans le socialisme.
Quand le développement du mode de production capitaliste est différencié de la contradiction entre le prolétariat et le capital et devient une condition de l’action du prolétariat, on peut alors considérer ce mouvement comme menant sans encombre au socialisme, la résistance ouvrière peut même être un obstacle, un frein. La tension de la société vers le socialisme étant l’oeuvre d’un développement objectif, la relation entre cette tension et la lutte particulière du prolétariat n’est plus alors quelque chose d’évident. On peut bien sur comme Kautsky, placer le prolétariat en position d’accoucheur, mais il est tout aussi légitime (le développement objectif n’impliquant en soi aucune contradiction de classe) de considérer toutes les classes à égalité face à ce mouvement, et de ne juger que l’aide qu’elles apportent au procès général.
• Camarades ! Il faut secouer l’arbre. (Luxembourg, Lénine)
Face aux positions de Kautsky, Luxembourg présente des thèses qui bien que différentes, partent des mêmes présupposés. Pour Luxembourg, les contradictions objectives du mode de production capitaliste relèvent d’un domaine économique régissant la lutte de classes. Cependant ces contradictions doivent être “pratiquées”. Face aux positions attentistes de Kautsky, qui fait des processus paralléles de la croissance de l’organisation et du mûrissement des contradictions capitalistes, la voie royale de la révolution, Luxembourg considère l’organisation comme résultant des luttes et sa raison d’être, de révéler au prolétariat qu’il est révolutionnaire. Le fondement commun réside dans la considération des contradictions comme contradictions économiques objectives, que le prolétariat attend ou accélère. Mais toujours extérieur aux termes de la contradiction ; le prolétariat a un être donné une fois pour toute face au capital et n’est pas un rapport au capital : son action n’est posée que comme résultante, elle est seconde. Dans l’un et l’autre cas, c’est son affirmation comme classe dominante qui est l’aboutissement : “La social-démocratie est l’avant-garde la plus éclairée et la plus riche de la conscience de classe du prolétariat. Elle ne peut pas et ne doit pas attendre de manière fataliste, les bras croisés que se produise la “situation”, attendre que ce mouvement spontané du peuple tombe du ciel. Au contraire elle doit comme toujours devancer le développement des choses, chercher à le hater. Mais elle ne peut le faire en donnant à l’improviste au bon ou au mauvais moment, le “mot d’ordre” en l’air d’une grève générale, mais avant tout en éclaircissant pour les plus larges couches du prolétariat la venue inévitable de cette période révolutionnaire, les mouvements sociaux internes qui y conduisent et les conséquences politiques qui en découlent.” (Luxembourg “Grève Générale, Partis et Syndicats”)
Le rôle de l’organisation est celui de la conscience : conscience du but final comme révélation de la tendance inhérente au prolétariat à être révolutionnaire. Ce rôle d’avant-garde qui est pour Luxembourg, l’essentiel du rôle du parti, s’accompagne de la reconnaissance de l'action spontanée du prolétariat : “Pour les vulgarisateurs mécanistes, le parti était une simple forme d’organisation ; et le mouvement de masse ou la révolution n’était qu’un simple problème d’organisation. Luxembourg a reconnu de bonne heure que l’organisation est bien plutôt une conséquence qu’une condition préalable du processus révolutionnaire, de même que le prolétariat lui–même ne peut se constituer que dans et par le processus révolutionnaire” (Lukacs “Histoire et Conscience de classe”). Le parti n’est pas en mesure de déclancher la grève générale ou le processus de la révolution, ce dernier ne peut découler d’une situation préétablie, il ne peut être prévu avec exactitude. Même l’armement de la classe ne peut être prévu à l’avance par le parti : “la masse peut et doit s’armer elle–même, au cours de sa propre lutte, à la suite de sa propre décision poussée par son besoin de se procurer des armes...se les procurant par la force même du mouvement” (Luxembourg “Dans la période révolutionnaire, comment procéder ?”).
Cependant dans sa critique des positions centristes, attentistes, de la social-démocratie, Luxembourg ne fait pas qu’exprimer d’autres solutions à une même question. Le prolétariat et son action sont séparés des contradictions mêmes du mode de production capitaliste ; il n’empêche que le problème qui reste posé est celui de la raison qui fait qu’il y a une autre réponse à la même problématique. Cette autre réponse s’effectue autour de trois axes : poussé à l’action par une situation déterminée de crise, le prolétariat devient facteur actif de l’histoire ; l’organisation n’est qu’un produit de la lutte ; la lutte du prolétariat est implanifiable, spontanée. La réponse de Luxembourg remet partiellement en cause la question elle–même, elle ne la dépasse pas, mais la réponse qui est apportée met en lumière que le processus social-démocrate de la révolution est impossible ou alors s’oppose à ce qui est son but, la révolution. Le développement graduel de la classe comme procès de la révolution, qui dans la position centriste s’exprime comme croissance de l’organisation et développement sans heurt et pacifique de la maturation de la révolution, en étant compris comme développement spontané, en allant même jusqu’à être posé comme mouvement dans lequel le prolétariat est actif, est en fait remis en cause dans sa possibilité même. Elle ne supprime pas la dualité, mais les médiations, posant avec le spontanéisme une causalité immédiate (en cela, elle annonce les positions des gauches de l’après-guerre). Luxembourg exprime de façon social-démocrate l’impossibilité de la révolution social-démocrate.
Il existe une étroite corrélation entre la conception luxembourgienne de l’accumulation du capital, et de la crise, et ses positions plus politiques. Dans “Réforme sociale ou révolution”, Luxembourg écrit : “Si nous essayons de nous représenter la situation économique actuelle, nous sommes contraints à avouer que nous ne nous trouvons pas encore dans cette phase de maturité capitaliste complète que suppose le schéma marxien de la périodicité des crises...Nous avons assisté à l’ouverture subite et brusque de nouveaux territoires à l’expansion de l’économie capitaliste, mouvements qui se sont produits périodiquement jusqu’aux années 1870 et qui eurent pour conséquence les crises telles que nous les avons connues jusqu’à présent, revêtant elles aussi en quelque sorte le caractère des crises juvéniles. Nous n’en sommes pas parvenus pour autant au degré d’élaboration et d’épuisement du marché mondial qui pourrait provoquer l’assaut fatal et périodique des forces de production contre les barrières des marchés, assaut qui constituerait le type même de la crise de sénilité du capitalisme...Une fois le marché mondial élaboré et constitué dans ses grandes lignes et tel qu’il ne peut plus s’agrandir au moyen de brusques poussées expansionnistes, la productivité du travail continuera à croître de maniére irrésistible ; c’est alors que débutera, à plus ou moins brève échéance, l’assaut périodique des forces de production contre les barrières qui endiguent les échanges, assaut que sa répétition même rendra de plus en plus impétueux.”. Il est tout à fait explicite que pour Luxembourg, la valorisation du capital dépend absolument de l’ouverture de nouveaux marchés non capitalistes, et que le capital est incapable de se constituer à lui–même son marché. La limitation du capital devient ici géographique, la Terre est finie, les marchés le sont donc aussi. Telle est la démarche de Luxembourg, qui exprime un des cas les plus tranchés de séparation entre contradictions du mode de production capitaliste et luttes de classes.
Pour que la production capitaliste demeure équilibrée, la plus-value créée en un point exige la création de plus-value en un autre point pour qu’elle trouve à s’échanger. Le capital est donc contraint d’élargir sans cesse la sphère de la circulation. Mais cet élargissement incessant de la circulation correspond à une création incessante de centres de création de plus-value. Tout dépend donc de la capacité de production de plus-value du capital. La sphère de la circulation devient trop étroite pour le capital, non quand il produit trop de plus-value, mais lorsqu’il n’en produit pas assez. C’est la baisse de rentabilité du capital qui rétrécit la circulation et provoque l’apparition de marchandises ne trouvant plus à se réaliser, car ne rencontrant pas face à elles leur équivalent en plus-value. Il y a toujours surproduction par rapport à la valorisation du capital. La théorie luxembourgienne des crises est fondamentalement fausse, mais sa force de conviction provient de ce que superficiellement elle décrit ce que l’on peut voir, les faits dans leur apparence viennent s’accorder à elle.
Lorsque la dévalorisation du capital apparaît sous la forme d’une masse de marchandises correspondant à de la plus-value qui ne parvient pas à trouver son équivalent, tout pousse à dire : “le capital a trop produit de plus-value” et on ajoute “le marché est trop étroit”. C’est de la naïveté. On aurait donc finalement un système de production entrant en crise parce qu’il marche trop bien, un système dont le seul but est la création de plus-value, entrant en crise parce qu’il a trop produit de plus-value. C’est absurde. Nous avons affaire en fin de compte à une limite externe, géographique du capital. Cela sépare le communisme du capitalisme, le premier n’apparaît pas comme le résultat des contradictions internes du second, puisque la seule limite de celui-ci est une limite externe. La thèse de Luxembourg n’est que la constatation du mouvement apparent de la dévalorisation, elle ne parvient pas à saisir par quelles voies la dévalorisation potentielle du capital (capital marchandise devant se métamorphoser en argent), peut devenir une dévalorisation effective ; la cause de cette transformation réside dans le procès de production lui–même en raison de la dévalorisation inhérente au capital, consistant à réduire sans cesse les coûts de production, donc à élever la composition organique, ce qui porte la baisse tendancielle du taux de profit. Luxembourg aperçoit le bout de la chaîne explicative et croit que ce bout est la totalité. Il n’est pas question de nier que le capital a des crises de surproduction, mais la question fondamentale est la suivante : surproduction par rapport à quoi ? La seule réponse embrassant la totalité du mode de production capitaliste est de considérer cette reproduction par rapport à la rentabilité du capital, à sa capacité de valorisation ; paradoxalement nous pourrions presque dire qu’il y a trop de plus-value parce que fondamentalement il n’y en a pas assez. En aucun cas la limite de la production capitaliste ne se situe fondamentalement dans la sphère de la circulation.
Le capital a constamment besoin de combiner l’accroissement de la productivité des capitaux existants et l’extension du cycle de reproduction du capital total. Il présuppose une extension constante de la sphère de la circulation. Avec le capital, le commerce cesse d’être une fonction permettant d’échanger l’excédent entre les producteurs autonomes : il devient une présupposition et un élément fondamental embrassant toute la production. A ces origines le capital réalise cette combinaison d’un accroissement relatif et absolu de la plus-value, entre autre par le “pillage” de zones encore non capitalisées, par le travail forcé dans les colonies. Il se nourrit de la destruction des modes de production non capitalistes, il vend une partie de sa production sur des marchés qui ne répondent pas encore aux lois du capitalisme. Il apparaît alors que “l’erreur” de Luxembourg a un fondement historique. “L’Accumulation du Capital” correspond historiquement à la phase finale de cette extension, au moment où le monde est totalement partagé entre les grandes puissances capitalistes. Luxembourg voit dans la fin de cette extension planétaire, la limite du mode de production capitaliste, alors qu’il ne s’agit que de la fin d’un développement spécifique du capital. Le fait que le capital soit contraint d’écouler une partie de ses marchandises sur des marchés ou dans des aires non capitalistes, n’exprime rien d’autre que l’expansion normale du mode de production capitaliste, dont l’expansion territoriale passe par l’utilisation d’une circulation non spécifiquement capitaliste. Ceci dit, l’importance relative que prennent ces marchés externes est en raison inverse de la puissance d’accumulation du capital. Cette importance ne fait que refléter une faiblesse interne de l’accumulation du capital, qui n’est pas suffisament développé pour qu’en son sein la plus-value rencontre la plus-value. Ainsi l’on voit que l’erreur de Luxembourg est historiquement datée, à l’intérieur de la longue récession qui marque la fin du XIX° siècle, où la crise et l’impasse de l’accumulation en domination formelle s’expriment dans la forme monopolistique et impérialiste que revêt l’accumulation (on retrouve la même limite historique chez le Lénine de “L’Impérialisme stade suprême du capitalisme”). De la limitaton évidente de ce mode d’accumulation, Luxembourg déduit une limite en fin de compte externe au mode de production capitaliste.
Le mode de valorisation externe dont Luxembourg dresse l’acte de décès ne fut, de toute façon, toujours que très limité. Ce mode de valorisation n’était déjà pas entièrement extra–capitaliste, comme elle–même le laisse entendre : “On n’attendit pas que la colonisation eut réalisé des progrès tels, que la vente de produits alimentaires et de matières premières originaires de pays coloniaux sur les marchés extérieurs permit de payer les importations en provenance des métropoles... Ce n’est pas l’accumulation indienne de capital qui finança les constructions ferroviaires aux Indes, mais l’accumulation de capital anglais” (Sternberg “Le Conflit du Siècle”). Même à la fin du XIX°siécle, la création du marché mondial n’est pas tant vente de marchandises dans une périphérie extra–capitaliste, que création de point de circulation conforme au capital, car point de production de plus-value. Les colonies n’avaient pas à la fin du XIX°siécle une importance économique immense : pour la France sur 40 milliards de francs de capitaux placés à l’étranger 4 seulement le sont dans ses colonies, pour l’Allemagne, sur 25 milliards seulement 10% ; le Royaume Uni 50%. (cf. les travaux historiques de Jacques Marseille sur l’empire colonial français). Le constat d’échec du capital que dresse Luxembourg n’est que le constat de l’échec, ou plus précisément de la fin de l’expansion en secteurs extra capitalistes, elle n’entrevoit pas, contrairement à Lénine dans sa polémique contre les populistes russes, que le capital puisse être son propre marché (même si Lénine ne sort pas, dans cette conception, de la domination formelle). Ainsi si d’un côté comme elle le démontre face à Bernstein, le développement du prolétariat, comme procès de la révolution, ne peut plus aller sans heurts, d’un autre côté, voyant la fin du capital dans la dévalorisation d’origine externe, elle ne peut saisir la contradiction entre le prolétariat et le capital comme contradiction centrale et insurmontable du système. Ne pouvant voir dans la révolution que l’affirmation de la classe ouvrière, telle qu’elle s’est, théoriquement et pratiquement, graduellement développée pendant la période social-démocrate, c’est l’abandon du but que Luxembourg reproche à Bernstein, puis à la social-démocratie dans son ensemble. En revanche, elle accepte tous les moyens sociaux-démocrates de l’affirmation du prolétariat, et ce jusqu’à la fondation du K.P.D., où elle défend la participation aux élections, rejetée par le parti, et le rôle syndicaliste des conseils ouvriers.
“Mais comment apparaît la théorie de Bernstein traduite dans la pratique? Tout d’abord, elle ne se distingue en rien de la pratique de la lutte social-démocrate usitée jusqu’à présent. Les syndicats, la lutte pour les réformes sociales et la démocratisation des institutions politiques, c’est bien d’ailleurs ce qui constitue le contenu formel de l’activité du parti social-démocrate. La différence ne réside pas ici dans le quoi mais dans le comment. Dans l’état actuel des choses, la lutte syndicale et la lutte parlementaire sont conçues comme des moyens de diriger et d’éduquer peu à peu le prolétariat en vue de la prise du pouvoir politique...La grande importance de la lutte syndicale et de la lutte politique réside en ce qu’elles socialisent la connaissance, la conscience du prolétariat, l’organisent en tant que classe. En les considérant comme un moyen de socialisation directe de l’économie capitaliste, elles perdent non seulement cet effet qu’on leur attribue, mais encore leur autre signification, c’est–à–dire qu’elles cessent d’être un moyen de préparation de la classe ouvrière à la conquête du pouvoir.”(Luxembourg “Réforme ou Révolution”). On pourrait retrouver la même conservation des moyens sociaux-démocrates, accompagnée de la même hypostase du but dans ses illusions sur la nature des moyens, dans la polémique avec Vandervelde à propos des grèves belges de 1903 et 1913.
Luxembourg se trouve entièrement coincée entre le développement de la classe ouvrière et le résultat de ce développement. Le résultat de ce développement ce n’est pas la prise du pouvoir politique, mais l’intégration de la reproduction et de la défense de la condition prolétarienne dans le cycle propre du capital. Bernstein l’avait vu et accepté, Luxembourg non : “Les rapports de production de la société capitaliste se rapprochent de plus en plus des rapports de production de la société socialiste, mais, par contre ses rapports politiques et juridiques établissent entre la société capitaliste et la société socialiste un mur de plus en plus élevé. Ce mur, non seulement n’est pas mis en brèche, mais au contraire affermi, consolidé par le développement des réformes sociales et de la démocratie. Ce qui pourra, par conséquent l’abattre, c’est uniquement le coup de marteau de la révolution, c’est–à–dire la conquête du pouvoir politique par le prolétariat” (Luxembourg “Réforme ou Révolution”). C’est toute l’analyse social-démocrate et même révisionniste qui est acceptée ici : le capitalisme transcroît en socialisme, la révolution, malgrè le lyrisme prolétarien du coup de marteau, ne fait que mettre les choses en conformité avec ce qu’elles sont déjà. Jusqu’à la fin (fondation du K.P.D. et insurrection de 1919), Luxembourg voudra conserver l’intégralité du programme social-démocrate contre sa propre logique de développement historique dans le passage à la domination réelle.
• De la nécessité objective à la révolution : la conscience
Quelle que soit la solution apportée au problème de l’actualisation du cours objectivement contradictoire du mode de production capitaliste, toutes les fractions sont confrontées à une question qui tient à la façon même dont se présente la révolution : le problème de la conscience. Si le développement du capital suit un cours objectif que l’action du prolétariat vient actualiser d’une façon ou d’une autre, il faut qu’entre ce cours objectif et l’intervention prolétarienne s’établissent une liaison, ce lien c’est l’accession à la conscience. D’emblée celle-ci est un problème central du programmatisme, mais d’emblée également le problème est posé de telle sorte qu’il ne peut connaître qu’une solution illuministe. L’action du prolétariat, étant exclue du cours de la contradiction, devient dépendante d’un dévoilement. Le problème de la conscience ne disparait en tant que tel qu’à partir du moment où, conçu comme pôle de la contradiction du mode de production capitaliste, le prolétariat ne peut que coïncider dans son existence et sa pratique avec le cours historique de sa contradiction avec le capital, qui est elle–même le propre développement du mode de production, sa propre objectivité. Tant que la révolution est affirmation de la classe, tant donc que le prolétariat, exclu des termes de la contradiction en raison même du fait que sa résolution doit être son triomphe, ne vient qu’actualiser un développement objectif, il ne peut y avoir qu’un problème de la conscience, qui est le corrolaire de la problématique de l’objectivité économique.
Pour la pratique révolutionnaire programmatique, le monde se présente comme le résultat de lois objectives qu’il faut connaître. Il y a un monde qui est une totalité objective en soi et ensuite il y a un sujet qui connaît ce monde de manière adéquate, conformément à ce qu’il est. C’est la position la moins illuministe, c’est, en gros, celle de Lukacs. La conscience n’est pas seulement enseignement venant de l’extérieur mais adéquation avec un être ; la majorité des théoriciens programmatiques considére simplement que le prolétariat à intérêt à connaître le monde, et donc à écouter leurs leçons (il existe également l’espéce hypocrite des maïeuticiens). Dans cette perspective plus ou moins éducationniste, se pose alors le problème de la nature et du rôle de cette connaisance par rapport au cours automatique du capital afin qu’il se résolve dans le communisme. La problématique repose sur le fétichisme du capital et du développement social comme procès de lois objectives. En tant que visant l’affirmation du prolétariat, la lutte de classes programmatique se rapporte nécessairement à un cours social qu’elle objectivise, à un réel fétichisé.
La conception éducationniste renvoie au gradualisme et au réformisme. “On trouva que les institutions d’Etat, où s’organise la domination de la bourgeoisie, fournissent encore des possibilités d’utilisations nouvelles qui permettent à la classe ouvrière de combattre ces mêmes institutions d’Etat. On participa aux élections aux différentes Diètes, aux conseils minicipaux, aux conseils des prud’hommes, on disputa à la bourgeoisie chaque poste dans la mesure où une partie suffisante du prolétariat participe à la désignation du titulaire. Et c’est ainsi que la bourgeoisie et le gouvernement en arrivèrent à avoir plus peur de l’action légale que de l’action illégale du Parti Ouvrier, des succès aux élections que de ceux de la rébellion. Le temps des coups de main, des révolutions exécutées par de petites minorités conscientes, est passé. Là où il s’agit d’une transformation complète de la société, il faut que les masses coopèrent, qu’elles aient déjà compris elles–mêmes de quoi il s’agit, pour quoi elles interviennent avec leur corps et avec leur vie.” (Engels “Introduction de 1895 aux luttes de classes en France”). Outre la position déjà rencontrée, qui substitue l’utilisation et la progression dans les institutions à leur destruction, ce qui importe ici c’est cette théorie idéaliste qui fait de la conscience le préalable à la lutte de classes. Cette théorie sert de base à toutes les pratiques éducationnistes, où la connaissance provient soit de l’extérieur, soit de la fameuse expérience ouvrière, soit des mérites mêmes des institutions démocratiques. “La conquête de tous les postes qui nous sont accessibles” ; “Le lent travail de propagande de l’activité parlementaire” ; “gagner la grande masse du peuple”, sont les belles formules où éducation et réformisme se confortent mutuellement.
Kautsky, repris ensuite par Lénine dans “Que Faire”, écrivait : “La conscience socialiste d’aujourd’hui ne peut surgir que sur la base d’une profonde connaissance scientifique...Or le porteur de la science n’est pas le prolétariat mais les intellectuels bourgeois...Ainsi donc la conscience socialiste est un élément importé du dehors dans la lutte de classe du prolétariat et non quelque chose qui en surgit spontanément” (Kautsky “Les trois Sources du Marxisme”). La théorie du prolétariat formulée par Marx, devient Théorie Marxiste. La critique de l’économie politique, d’étude portant sur les conditions devant amener le prolétariat à la détruire, devient science de l’économie, de ses lois, science suprême “en dernière instance”. La dialectique devient technique de logique formelle applicable à tous les sujets. Le matérialisme historique devient méthode pour les sciences ; la théorie se transforme en sociologie, en économie, en science du droit, en recettes de l’action politique etc. Elle devient science parmi les autres, science supérieure, science de synthèse (cf. Bériou notes au “Socialisme en danger” de Nieuwenhuis).
La question de la conscience ne se pose qu’à partir de la séparation entre le cours objectif du capital et la lutte de classes. Cette question n’est pas une question de compréhension philosophique, mais une question politique, poser la révolution en termes de conscience et d’éducation c’est s’inscrire dans une position réformiste ; c’est aussi comprendre la lutte de classes de telle sorte que l’on sépare luttes “économiques” et luttes ”politiques”. Les premières sont du domaine de l’inéluctable, du spontanée, la lutte politique est du domaine de la conscience, de la volonté. A partir du moment où la révolution est affirmation de la classe, celle-ci comporte comme ses propres déterminations qui s’entrecroisent : l’extériorité de la conscience, la séparation des luttes économiques et des luttes politiques, le gradualisme, l’objectivisme économiste.
Comme le fait remarquer Bernstein, si l’on admet un développement objectif de la société, les problèmes de la lutte de classes et la lutte de classes elle–même viennent se greffer sur ce mouvement, en ce qui concerne son contenu politique, en ce qu’elle porte le socialisme, elle n’est pas ce mouvement lui–même. Elle comporte alors un poblème de finalité et de volonté ; on se pose alors la question du but et du mouvement, du rapport entre eux. Bernstein fait remarquer que puisqu’on considère le socialisme comme une science elle n’est pas la doctrine d’une classe particulière. Ce qui est conforme au fait que, puisque c’est le mouvement général de la société qui aboutit au socialisme, ce dernier n’a pas à être considéré comme l’oeuvre spécifique d’une classe. “Quand le socialisme cherche à fonder son caractère scientifique sur la prétention d’être une science pure ; il devrait renoncer à être la doctrine d’une classe, l’expression des buts de la classe ouvrière” (Bernstein, 1901).
• De la nécessité objective à la révolution : la détermination sociale.
La détermination des actions humaines est un autre problème fondamental pour le programmatisme, proche du problème précédent de la conscience, et découlant toujours de la même configuration du processus de la révolution. Poser le problème de la détermination des actions humaines, c’est supposer des individus indéterminés subissant des faisceaux d’influences, c’est concevoir l’appartenance de classe comme une détermination contingente ou intrinsèque, et non comme la particularisation de la communauté.
Cette question à la fin du XIX° siècle est débattue par les principaux théoriciens du moment. Mehring, Labriola, Plékhanov, Schmidt s’affrontent à propos de la conception matérialiste de l’histoire qui devient soit un déterminisme économique unilatéral, soit l’interaction un peu floue de facteurs divers, c’est le débat sur “la théorie des facteurs”. La perspective totalisatrice du monde comme praxis résultant de l’adéquation entre la lutte de classes et le développement du capital ne peut être entrevue à l’époque. Il faudrait que la révolution ne soit plus affirmation de la classe pour que la lutte de classes puisse être conçue comme le cours contradictoire du capital, ce qui était impossible dans la mesure où cela implique que le dépassement du capital est dépassement du prolétariat lui–même. Ce n’est pourtant qu’ainsi qu’est dépassé l’objectivisme et son cortège de problèmes, sans pour autant sombrer dans le subjectivisme, la volonté, la morale, le désir de révolution, la manifestation de l’humanité, qui ne sont que l’autre face de la même limitation théorique.
• Une tentative de dépassement théorique : Pannekoek
La position qu’adopte Pannekoek au moment de la polémique autour de “L’Accumulation du capital” de Luxembourg représente la première tentative de dépassement de la problématique d’actualisation révolutionnaire de la nécessité objective du socialisme, la première tentative de dépasser la dualité entre l’action de la classe et ses déterminations. Pannekoek tente de changer de terrain, de quitter le terrain de l’objectivisme économique, et de la lutte de classes comme conséquence ; de quitter le terrain de la théorie comme science et de la conscience venant de l’extérieur ; de quitter le terrain de la séparation entre mouvement ouvrier et mouvement socialiste. Pour Pannekoek, il ne s’agit pas de savoir si le capital est éternel ou non en faisant des démonstrations économiques (Hilferding, Luxembourg), mais de poser que la fin du capital c’est l’acte révolutionnaire du prolétariat. Il tente de dépasser la problématique qui parcourt tout le programmatisme : développement du capital d’un côté, lutte de classes de l’autre. Plus tard il fait la même critique à Grossmann : le prolétariat ne fait que réagir à des forces économiques échappant à son contrôle, au lieu d’être une force révolutionnaire prenant part à la détermination des faits économiques.
Dans cette perspective le spontanéisme acquiert un statut théorique important, il apparaît, en ce que l’action spontanée est celle se confondant totalement avec ses déterminations, comme l’unification, la synthèse dans la pratique de la classe du développement objectif et de la contradiction entre les classes. L’action de masse, le spontanéisme, la défense de nouvelles formes d’organisation comme les conseils (apparus en 1905 en Russie), ne sont plus seulement des formes organisationnelles ou tactiques opposées à la bureaucratie et au parlementarisme, elles en posent le dépassement. Ces notions acquièrent un statut théorique fondamental comme synthèse entre le mouvement objectif et la lutte de classes, qui est alors dégagée de son statut de conséquence. Le socialisme n’est pas une science, n’est pas la propriété d’un parti, il représente le mouvement réel de la classe ouvrière. Avec la fin de la période d’avant-guerre de l’histoire de la social-démocratie, on est déjà de plein pied, comme on l’a déjà vu, dans l’histoire des Gauches. Dans les avancées extrêmes de la fraction qui se veut critique du programmatisme social-démocrate, à la veille de la première guerre mondiale, quand se confirme de plus en plus le passage du capital en domination réelle, c’est bien dans les termes mêmes du programmatisme, l’impossibilité de sa propre conception de la révolution qui se développe. C’est ce processus que l’on retrouve amplifié et conscient de lui–même, quelques années plus tard, dans le mouvement des Gauches : critique et dépassement de toutes les médiations théoriques et pratiques organisant la montée en puissance de la classe vers son affirmation (réformisme, parlementarisme, syndicalisme, conscience apportée de l’extérieur, bureaucratie, dichotomie entre mouvement ouvrier et mouvement socialiste), ce qui inclut l’abandon de la notion de parti au profit des conseils ouvriers. Mais la conservation de la perspective centrale de l’affirmation du prolétariat place les Gauches dans une situation extrémement instable et transitoire.
2) De la révolution à son évanouissement : la nécessité du réformisme.
a) Le progressisme du capital
De façon générale, pour le programmatisme le réformisme est un horizon indépassable. Le réformisme découle d’un double processus. D’une part, comme on l’a déjà vu, il est impliqué par le simple fait que la révolution soit posée comme affirmation de la classe, cela entraîne en effet que l’on considère toute croissance, renforcement , conquêtes de celle-ci, dans le mode de production capitaliste, comme étant des étapes de la révolution. C'est la première origine du réformisme.
D’autre part, la domination formelle inclut, dans son concept même,qu’à côté du prolétariat et de la bourgeoisie,coexistent une aristocratie foncière, des artisans, des petits paysans et que la reproduction du prolétariat ne soit pas le fait du capital. Tout cela est inclu dans ce qu’est la plus-value absolue : le capital est contrainte au surtravail ayant intégré un procès de travail qui ne lui est pas adéquat ; la reproduction de la force de travail n’est pas un moment du cycle propre du capital. Il n’y a pas plusieurs contradictions, plusieurs dynamiques dans la société, la contradiction entre le prolétariat et le capital est bien la seule, mais elle englobe (du fait même qu’elle repose sur l’extraction de plus-value absolue), l’existence de cette diversité sociale. Si le capital dès ce moment existe bien dans toutes ses déterminations, si c’est lui qui structure l’ensemble de la société, s’il n’y a pas d’archaïsmes, de mode de productions parallèles, cela n’empêche que l’intégration d’un procès de travail non adéquat, la reproduction externe de la force de travail, deviennent, au cours de son développement, des limites que le capital se pose à lui–même, à l’intérieur même de l’extraction de plus-value absolue, c’est en ce sens qu’il est progressiste. C’est en devenant des obstacles que le capital les dépasse comme “archaïsmes”, c’est le rejet et le dépassement qui crée l’ archaïsme. Le capital se pose alors comme progressiste, c’est la deuxième origine du réformisme. La victoire du prolétariat se trouve renvoyée à “l’achèvement”, à “l’accomplissement” du capital, il faut alors hâter ce développement. Il ne s’agit pas d’un simple pis aller, d’un moyen, on retrouve là le premier point, hâter ce développement c’est simultanément prendre position à l’intérieur de la société capitaliste, et devenir déjà la seule force dynamique, représentant l’avenir.
“Depuis toujours nous avons combattu jusqu’à l’extrême la mentalité petite bourgeoise et philistine dans le parti, parce qu’elle a gagné toutes les classes en Allemagne depuis la guerre de trente ans et est devenue le fléau héréditaire allemand, un corollaire de l’esprit de soumission et de servilité, et de toutes les tares congénitales des Allemands... Elle règne sur le trône aussi bien que dans l’échoppe du savetier. C’est seulement depuis qu’il s’est formé un prolétariat moderne en Allemagne que s’est développée une classe qui n’est pratiquement pas touchée par cette maladie héréditaire allemande. N’a-t-elle pas démontré dans la lutte qu’elle avait de la liberté, de l’esprit, de l’énergie, le sens de l’humour et de la tenacité ? Comment ne lutterions nous pas contre toute tentative d’inoculer artificiellement à cette classe saine, la seule qui le soit en Allemagne, le vieux poison héréditaire du philistinisme borné et de la veulerie petite bourgeoise.” (Engels “lettre à Bernstein” Mars 1883). L’acceptation ou le refus des alliances dans la pratique réformiste, ne repose pas sur des positions de classe, sur l’action spécifique du prolétariat, mais sur la capacité des autres classes ou couches sociales d’accompagner la modernisation de l’Allemagne, ce qui devient le seul critère. C’est là tout le sens du débat interne à la social-démocratie sur le thème de “la masse réactionnaire”.
Il s’agissait de savoir si toutes les autres classes devaient être rangées, face au prolétariat, sous un seul vocable de “masse réactionnaire”, et traitées toutes en ennemies avec lesquelles aucune alliance n’est possible, avec lesquelles on ne peut faire aucun bout de chemin. Pour Engels, la formule est fausse et c’est logique : “Elle est fausse, car elle exprime comme un fait accompli ce qui n’est qu’une tendance historique exacte seulement comme telle. Au moment où surgit la révolution socialiste, tous les autres partis apparaîtront en face de nous comme une seule masse réactionnaire. Il est possible, au reste, qu’ils le soient d’ores et déjà, et qu’ils aient perdu toute capacité à une action progressiste quelle qu’elle soit, mais pas nécessairement. A l’heure actuelle, nous ne pouvons pas l’affirmer avec la certitude avec laquelle nous avançons les autres principes du programme. Même en Allemagne il peut se présenter des circonstances où les partis de gauche, malgré leur indigence profonde, soient obligés de déblayer la scène d’une partie du fatras féodal et bureaucratique, antibourgeois qui subsiste encore en si grande quantité...Les bourgeois républicains français qui,de 1871 à 1878, ont définitivement vaincu la monarchie et la tutelle cléricale, ont assuré une liberté de la presse, d’association et de réunion à un degré inconnu jusqu’ici en France en des temps non-révolutionnaires, qui ont institué l’obligation scolaire pour tous et haussé l’enseignement à un niveau tel que nous pourrions en prendre de la graine en Allemagne, ont-ils agi en tant que masse réactionnaire ?" (Engels à Kautsky, Octobre 1891).
Le plus important ce ne sont pas les résidus du thème de la révolution double qui traînent ici, le plus important c’est qu’à force de poser la croissance graduelle de la classe à l’intérieur du mode de production capitaliste comme la voie royale et tranquille de la révolution,devenue un processus, on en arrive tout naturellement à considérer les victoires du capital, son renforcement, comme des victoires du prolétariat, on aboutit finalement à ne considérer comme processus de la révolution que le développement pour lui–même du capital, sans même plus faire mention de lutte de classes ou de renforcement de la classe. De toute façon, le développement de la société menant au socialisme, étant conçu comme développement objectif, cet “abandon” coule logiquement. Le processus de la révolution ne se confond même plus avec le développement de la classe à l’intérieur du capital,mais tout simplement avec le développement et le renforcement du capital. Engels et la social-démocratie dans son ensemble en arrivent à “oublier” simplement que ces bourgeois si progressistes de 1871, ces bourgeois “non réactionnaires”, sont les mêmes qui écrasèrent la Commune et qui sont toujours prêts à recommencer, comme le montrent les performances anti-grévistes du parti radical à l’époque.
Le prolétariat avait fait la preuve, de l’avis même de Marx et d’Engels (cf. “La Guerre Civile en France”), qu’il pouvait se battre sur ses propres bases contre le capital sans avoir besoin de l’école laïque et obligatoire. Développer la classe à l’intérieur du capital comme processus graduel de la révolution, ce n’est finalement que prôner la révolution comme la phase ultime du développement du capital, et cela sans phrases : “Or il se trouve qu’en fait notre parti est le seul en Allemagne qui soit authentiquement de progrès et qui, en même temps, soit assez puissant pour imposer de force le progrès, de sorte que la tentation est forte même pour les gros ou moyens paysans endettés et en rébellion de tâter un peu du socialisme, notamment dans les régions où ils prédominent à la campagne. Ce faisant, notre parti dépasse sans doute largement les limites de ce que permettent les principes, et c’est ce qui engendre pas mal de polémiques ; mais notre parti a une constitution assez saine pour qu’elles ne lui soient pas néfastes.” (Engels à Paul Stumpf, Janvier 1895).
La théorie du bonapartisme appliquée à l’Etat de Napoléon III en France et de Bismarck en Allemagne donne un fondement théorique à une pratique qui ne consistait plus qu’à promouvoir tout simplement le renforcement du capital. La fameuse situation d’équilibre entre les classes, base du “bonapartisme”, conduisait à ne considérer les luttes à l’intérieur de la société que comme lutte entre progrès et “archaïsmes”. Le capital et la bourgeoisie représentent le progrès qu’il fallait naturellement aider. Que la domination de la bourgeoisie inclut l’existence d’autres classes, qu’ensuite elle rejette et détruit, et que le prolétariat se trouve, dès la période 1848-1850, exclusivement confronté à elle, que tout développement, raffermissement, réorganisation du capital sont dirigés contre le prolétariat et accroissent l’exploitation, tout cela tend à disparaître de la vision programmatique. L’histoire n’est plus qu’un processus linéaire de trancroissance entre les modes de production, sur la voie du progrès. Il ne s’agit pas de trahison, ni même de révisionnisme (Engels, le social-démocrate radical, justifie dans la citation précédente les positions de Vollmar, réformiste vulgaire, c’est–à–dire sans recherches et justifications théoriques comme Bernstein), mais de développement nécessaire : à partir de la façon même dont la révolution se pose, elle en arrive à disparaître.
b) Le capitalisme transcroît en socialisme
Dans le programmatisme, le réformisme s’impose non seulement comme accumulation d’acquis du prolétariat, mais aussi partant de là comme modernisation de “la société” (c’est–à–dire le mode de production capitaliste). Le passage de l’un à l’autre et leur appartenance commune au programmatisme ont été abordés plus haut. Ces deux aspects du réformisme se conjuguent souvent dans la tactique électoraliste. La démocratie est simultanément conquête d’acquis ouvriers, développement de la classe, mais aussi modernisation de la société, moyen d’en supprimer ce qui freine son progrès vers le socialisme, dans lequel le capital s’intègre progressivement : “Si par exemple, en Angleterre et aux Etats-Unis, la classe ouvrière conquiert la majorité au parlement ou au congrès, elle pourrait écarter par la voie légale les lois et institutions qui gênent son développement, et ce dans la mesure où l’évolution sociale le mettrait en évidence. Néanmoins le mouvement “pacifique” pourrait se transformer en mouvement “violent” par la rébellion des éléments intéressés au maintien de l’ancien état de chose, et alors - comme dans la guerre civile américaine et la révoluton française - ils pourraient être écrasés par la force étant traités de rebelles à la violence légale” (Marx “Notes marginales sur les débats du Reichstag relatifs à la loi antisocialiste” 1878). A la séance du 17 Mars 1879 au Reichstag, Liebnecht crache le morceau : “Il va de soi que nous nous conformerons à la loi, parce que notre parti est certainement un parti de réformes au sens le plus rigoureux du terme, et non un parti qui veut faire une révolution violente - ce qui de toute façon est une absurdité. Je nie de la façon la plus solennelle que nos efforts tendent au renversement violent de l’ordre en vigueur, de l’Etat et de la société” ; et le 17 Février 1880 : “Nous protestons contre l’affirmation selon laquelle nous serions un parti révolutionnaire. La participation de notre parti aux élections est, au contraire un acte qui démontre que la social-démocratie n’est pas un parti révolutionnaire... A partir du moment où un parti se place sur la base de tout l’ordre légal, le droit du suffrage universel, et témoigne ainsi qu’il est tout disposé à collaborer à la législation et à l’administration de la communauté, à partir de ce moment il a proclamé qu’il n’est pas un parti révolutionnaire... J’ai souligné tout à l’heure que le simple fait déjà de la participation aux élections est une preuve que la social-démocratie n’est pas un parti révolutionnaire.”
Bien sûr après de telles déclarations, on ne peut plus parler de trahison à propos de la social-démocratie, elle a simplement évolué mais en suivant toujours la même logique : celle du programmatisme. Partant de l’affirmation de la classe comme étant la révolution, le programmatisme induit tout naturellement une politique visant à obtenir des réformes qui sont le renforcement de la classe dans le capital, de là les réformes deviennent simple encouragement au développement du capital, puisque celui-ci est forcément celui de la classe ouvrière. Après guerre la social-démocratie pourra devenir parti de gouvernement. Puisque c’est le développement objectif économique, en soi, du capital qui conduit au socialisme autant l’encourager et même le prendre directement en charge. Dès que l’absorption totale de la classe, au niveau de son association et de sa reproduction est devenue le fait du capital de façon adéquate, cette prise en charge devient possible, elle possède son fondement et sa légitimité.
Durant toute cette période des années 1880-90, développer une pratique réformiste c’est nécessairement remplacer la révolution par la croissance du prolétariat, puis, plus simplement, par la trancroissance du capitalisme en socialisme : le développement des forces productives peut être conduit par l’une ou l’autre classe, et c’est le critère décisif du socialisme.
A la suite des déclarations de Liebnecht, Most dans le “Freheit” de Londres attaque violemment les parlementaires sociaux-démocrates ; Marx obligé de se démarquer de Most par rapport au parti allemand écrit à Sorge en Septembre 1879 : “Nous n’en voulons pas à Most parce que sa Freheit est trop révolutionnaire, nous lui reprochons de ne pas avoir de contenu révolutionaire et de ne faire que de la phraséologie révolutionnaire. Nous ne lui reprochons pas non plus de critiquer les chefs du parti en Allemagne, mais de chercher le scandale public au lieu de communiquer aux gens ce qu’il pense par écrit, c’est–à–dire par lettre missive”. Il est remarquable de constater que cette attitude avait été celle de Marx au moment du congrés de Gotha, à l’occasion de la critique qu’il fit du programme, critique destinée à demeurer privée.
Marx et Engels à cette époque (1875), exprimaient un stade moins avancé de la mutation nécessaire du programmatisme en gestion progressiste du capital, au nom de la transcroissance vers le socialisme. C’est ce qui leur permet de se présenter à cette époque comme défenseur d’un programmatisme pur et dur, qu’ils ne font alors qu’opposer unilatéralement à des positions réformistes qui sont toujours comprises, soit comme exogènes (lassaliennes), soit comme accidentelles, soit comme relevant de la personnalité de certains individus. Le réformisme était alors la mauvaise conscience de la social-démocratie. Nécessaire mauvaise conscience car les termes s’impliquent et sont mêmes complémentaires (affirmation de la classe ; réformes). Dans leur circulaire confidentielle de Septembre 1879 adressée à Bebel, Liebnecht et Bracke à propos de la tactique sous l’illégalité, Marx et Engels en critiquant les “déformations du parti” ne se rendent pas compte que ce sont eux qui sont sur la touche, ils défendent quelque chose qui déjà n’est plus. Le pourquoi de ces déformations leur échappent, ils n’opposent à ces errements que des positions qui en sont la base même. “A en croire ces messieurs, le parti social-démocrate ne doit pas être un parti exclusivement ouvrier, mais un parti universel, celui de tous les hommes épris d’un authentique amour de l’humanité.”. Quoi d’étonnant, quand on a posé le progrès comme fondement de la marche au socialisme ? “En somme, la classe ouvrière est incapable de s’émanciper par ses propres moyens : elle doit se mettre sous la férule de bourgeois instruits et possédants qui seuls disposent de moyens et de temps pour se familiariser avec ce qui est bon aux ouvriers”. Quoi d’étonnant à partir du moment où sont séparés développement économique et lutte de classes, où il faut actualiser les contradictions, et où il est admis que la conscience vient de l’extérieur. “Le parti montre précisément maintenant sous la pression de la loi anti-socialiste qu’il ne veut pas suivre la voie d’une révolution violente, sanglante, mais est décidé à s’engager dans la voie de la légalité, c’est–à–dire de la réforme... Les sociaux-démocrates au lieu de participer à la lutte des canailles qui ont soif de se battre sur les barricades, devront bien plutôt suivre la voie de la légalité, jouer les médiateurs”. Quoi d’étonnant à cela quand on réclame quelques années de développement pacifique pour triompher tout naturellement par les élections et par le service militaire. “Nous avons suffisament à faire, si nous employons toute notre force toute notre énergie, en vue de la conquête de buts immédiats que nous devons atteindre coûte que coûte, avant que de pouvoir penser à réaliser nos fins plus lointaines. Dès lors c’est en masse que viendront nous rejoindre aussi bien bourgeois, petits bourgeois qu’ouvriers, qui à l’heure actuelle sont effrayés par nos revendications extrêmes”. (les passages en italiques sont dans le texte de Marx et Engels repris des déclarations des dirigeants alemands). Quoi d’étonnant à cela, quand de toute façon le but final posé par le programme implique de lui–même le développement progressif par la réforme ?
“Transformer la catastrophe finale en un processus de dissolution, lent, ,fragmentaire et si possible pacifique”. C’est là depuis le début toute la dynamique de cette période de l’histoire du programme qui s’ouvre après la Commune et la crise de 1873. Ce ne sont pas des accidents, des déviations que recensent ici Marx et Engels, c’est le sens général et dominant du mouvement. Leur incompréhension du fait que c’est là le résultat nécessaire de la façon dont est posé “le but final”, montre que ce sont eux qui sont marginalisés, et que la position d’unité qu’ils défendent entre le mouvement et le but appartient à une période de l’histoire du programmatisme qui est en train d’être révolue à la fin des années 1870. Comme affirmation de la classe, le but ne pouvait que se diluer, se confondre et disparaître dans le “comment” qui y mène : réforme, acquis, démocratie, progrès, organisation... Rapportant l’affaire à Becker, Engels conclut dans un accès de myopie historique remarquable : “Nous n’en voulons pas particulièrement à ceux de la direction de Liepzig pour cette histoire. Nous avons prévu tout cela il y a déjà des années. Liebnecht ne peut pas se passer de concilier et de se faire des amis à droite et à gauche, et si le parti n’est très fort qu’en apparence, avec de nombreux effectifs et de gros moyens financiers, il n’est pas très regardant quant aux éléments recrutés. Cela durera jusqu’à ce qu’il se brûle les doigts. Lorsque cela se produira, ces braves gens reviendront dans la bonne voie” (Décembre 1879).
Douze ans plus tard Engels profère les mêmes opinions que celles qu’il critiquait en 1879 : “On va maintenant faire accroire au parti que l’ordre légal actuellement en vigueur en Allemagne peut suffire à faire réaliser par la voie pacifique toutes ses revendications. On fait accroire à soi–même et au parti que l’actuelle société transcroît directement dans le socialisme, sans même se poser la question : n’est-elle pas pour cela obligée de se dépouiller de toute sa forme constitutionnelle et sociale, de faire sauter sa vieille enveloppe avec autant de violence que l’écrevisse crevant la sienne. On ne se demande même pas si en Allemagne, il ne faut pas briser par dessus le marché les entraves d’un ordre politique encore à demi absolutiste et indiciblement confus. On peut concevoir que la vieille société puisse évoluer pacifiquement vers la nouvelle, dans des pays où la représentation populaire concentre entre ses mains tout le pouvoir, où du point de vue constitutionnel on peut faire ce que l’on veut du moment que l’on dispose de la majorité de la nation, c’est–à–dire dans les républiques démocratiques telles que celles de la France et de l’Amérique, dans des monarchies telle que celle de l’Angleterre...” (Engels “A propos des revendications politiques du projet de programme d’Erfurt”– 1891). Ainsi les airs de chambardeur, de “Canaille de barricades”, que se donne Engels à cette époque, ne sont destinés qu’à réclamer un vrai Etat bourgeois, à réclamer l’abolition des vestiges absolutistes en Allemagne. Partout où règne sans partage le capital, la transcroissance pacifique est la voie royale. Le principal adversaire de la révolution n’est en fait que ce qui empêche le capital et l’Etat bourgeois de se développer librement.
A partir de 1880, les sociaux-démocrates ne font plus que s’affronter sur les diverses façons de faire des réformes. Kautsky considérant que seul le prolétariat est réformiste, s’oppose à Vollmar plus pragmatique, Jaurès remplace le prolétariat par l’humanité qui devient le sujet de cette transcroissance pacifique, mouvement global et non contradictoire de la société toute entière.
c) La démocratie : forme et contenu de la révolution
• La démocratie : étape nécessare de l’évolution historique
La transcroissance pacifique, l’intégration progressive du capitalisme dans le socialisme ont un contenu et une forme : c’est la démocratie (sauf en partie pour Luxembourg).Dans la conception programmatique social-démocrate, la démocratie est plus qu’une forme politique de l’Etat, elle est une étape nécessaire de l’évolution historique, elle est le trait d’union entre le capitalisme et le socialisme : conquise par le prolétariat dans le capitalisme, poussée à bout par lui, elle est la forme de la conquête du pouvoir et de l’exercice de celui–ci. Cette conception de la démocratie se nuance selon les tendances social-démocrates, elle peut n’être nécessaire que comme procès d’éducation, ou à l’extrême être considérée en elle–même comme un véritable mode de production. Cependant de Luxembourg à Bernstein, Conrad Schmidt et Struve, en passant par Kautsky, tous la considèrent comme conquête et montée en puissance du prolétariat. Les uns ne voient là que préparation à la lutte, les autres la réalisation graduelle du socialisme à l’intérieur du capitalisme ou, pour les centristes, la base objective de la puissance du prolétariat lui permettant de prendre le pouvoir ( base objective et non simplement possibilité éducative).
A la base de tout cela, on trouve une conception instrumentaliste de l’Etat. L’existence d’un Etat n’est pas en soi expression de l’aliénation, il n’est partie intégrante de l’exploitation que parce qu’instrument aux mains de la classe dominante. Cette conception instrumentaliste prend son origine comme toutes les conceptions programmatiques semblables, dans la compréhension du processus révolutionnaire comme lente progression et prise de pouvoir de la classe à l’intérieur de la société existante. On peut à partir de cette base, soit chercher à conquérir cet Etat et à le faire jouer en faveur de la classe ouvrière, c’est la position de la plupart des théoriciens de cette époque, soit comme pour “les révisionnistes”, considérer que puisqu’il est instrument, en soi il est au dessus des classes, objet neutre. L’instrumentalisme est exposé théoriquement par Engels dans “L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat” (1884), et stratégiquement dans “l’Introduction aux luttes de classes en France de 1895”. Engels avait fondé l’origine de l’Etat non dans le fait que l’activité sociale des individus est indépendante d’eux, que c’est leur propre manifestation d’eux–mêmes en tant qu’individus sociaux qui leur fait face, ce qui signifie que la société se divise en classes, et donc que l’Etat, en tant que représentation de la communauté, est l’Etat de la classe dominante. Engels fonde cette origine dans la nécessité suivante : pour que “les antagonismes de classes dont les intérêts économiques sont divergents, ne se consument pas dans une lutte stérile,une force située en apparence au–dessus de la société est nécessaire ; elle est appelée à apaiser le conflit, à le maintenir dans les limites de l’ordre et cette force émanant de la société mais se plaçant au dessus d’elle et s’en éloignant toujours plus c’est l’Etat.” (Engels “Origine ...”). L’Etat se trouve donc investi d’un rôle positif pour la société considérée comme un tout, celui d’en éviter l’auto-destruction. Dans la construction théorique d’Engels, ce n’est qu’ensuite qu’il se met au service de la classe économiquement dominante. Ainsi l’instrumentalisme, qui prend des allures de fier–à–bras vis–à–vis de l’Etat, en ne lui reconnaissant souvent que des fonctions de gendarme, repose en fait sur une conception où l’Etat est objet neutre, utilisable.
Cette conception peut être retournée contre elle–même : “dans la vie sociale, la différenciation des économies suscite la formation d’un corps administratif représentant l’intérêt de la collectivité en tant que tel. Un corps de cette nature a été et demeure jusqu’à nos jours l’Etat” (Bernstein). Bernstein reproche alors à Engels de trop insister sur l’aspect policier de l’Etat, contrairement à la base historico-théorique qu’il avance dans “l’Origine...” ; “par la suite Engels laisse totalement tomber cet aspect de la génèse de l’Etat, pour ne traiter en fin de compte l’Etat comme dans l’anti-Dühring qu’à titre d’organe d’oppression politique.”(Bernstein). Naturellement, l’Etat au–dessus des classes, en tant que représentant de la société toute entière, pour Bernstein c’est l’Etat démocratique, plus la démocratie progresse, plus les intérêts de classes reculent pour se fondre dans leur conciliation. Ce n’est pas pour autant que Bernstein rejette l’existence de classes différentes, mais ce qu’il théorise c’est le passage à la domination réelle du capital, dans laquelle le prolétariat en ce qui concerne sa reproduction, comme en ce qui concerne la subsomption du travail sous le capital, l’appropriation du travail vivant par le travail objectivé, devient un moment du cycle propre du capital.
La démocratie est plus qu’une forme politique, elle est un stade nécessaire de l’histoire : la forme de la transcroissance du capitalisme en socialisme, elle est la disparition des classes. La démocratie, au départ forme politique de la croissance graduelle de la classe, de sa montée en puissance, de son auto-éducation, se substitue à la révolution comme rupture, comme catastrophe, comme moment singulier. Elle focalise tout un ensemble de nécessités internes du programme et leur donne une consistance sociale.
• La démocratie est un rapport de production
Le programmme est nécessairement réformiste, par là la démocratie est la forme nécessaire de son épanouissement. Mais si le moyen (la démocratie) se substitue au but (l’affirmation de la classe), cela provient bien sûr de la nature du but lui–même. Ce qui rend effectif cette substitution c’est, dans cette période, le passage du capital en domination réelle, avec ce que cela signifie au niveau de la reproduction, association, du prolétariat, et absorption du travail par le capital. Enfin, ce n’est pas le moyen, tel qu’il se présentait auparavant, qui se substitue à ce dont il était le moyen, car ce faisant il se dépouille de sa nature de moyen (forme politique, auto-éducation, se compter etc...) ; il devient forme sociale, rapport de production.
La démocratie devient le processus d’intégration de la société, comme mode de production elle est la résolution de la contradiction du mode de production capitaliste entre la forme de plus en plus sociale de la production et l’appropriation privée, ce qui culmine dans l’idéologie social-démocrate des nationalisations et de la planification. La démocratie se présente alors comme le contrôle de la société sur son propre devenir et ses forces productives ; en elle, mode de production et forme politique coïncident. La démocratie répond à la façon dont le programme envisage la propriété privée comme étant la base du mode de production capitaliste, et la contradiction entre les classes comme contradiction entre “utiles” et “parasites”. Ainsi la boucle programmatique est achevée :
- la révolution se présente comme affirmation de la classe, et détermine une pratique de développement de la classe à l’intérieur du système comme processus de la révolution ;
- avec le passage progressif à la domination réelle, ce développement se substitue au but, il devient pour lui–même son propre but, donnant au socialisme un contenu de développement organisé du capital, (ce qui sera après la guerre, le programme explicite de la social-démocratie). Le but comme révolution n’existe plus, il a produit lui–même sa propre suppression comme la réalisation de ce qu’il était.
“Mais la démocratie ne nous fournit-elle pas la base propre à assurer le passage graduel, insensible, du capitalisme au socialisme, sans que nous ayons à redouter cette rupture violente avec l’état existant dont nous menace la conquête du pouvoir politique par le prolétariat .
Quantité de politiciens prétendent que seule la domination despotique d’une classe rend la révolution nécessaire, la démocratie la rend superflue.
Et dans toutes les nations civilisées, nous jouissons d’une dose de démocratie suffisante pour que l’évolution pacifique soit possible, pour qu’elle se produise sans révolution. Nous avons partout la faculté de fonder des sociétés de consommation étendues, elles pratiquent elles-mêmes la production pour leur propre compte et lentement mais sûrement changent le caractère de la production capitaliste. Nous avons partout la faculté d’organiser des syndicats, ils limitent de plus en plus le pouvoir qu’exerce le capitaliste dans sa propre exploitation, remplaçant dans la fabrique l’absolutisme par le constitutionalisme et préparant ainsi lentement le passage de celle-ci à la forme républicaine. Presque partout la démocratie socialiste a la faculté de pénétrer dans les conseils communaux, de faire entrer en ligne de compte, dans les travaux publics, les intérêts de la classe ouvrière, d’agrandir toujours la tâche des municipalités et de restreindre la propriété privée en élargissant constamment le domaine de la production communale. Enfin la démocratie socialiste entre au parlement, y conquiert une influence grandissante, fait aboutir une réforme après l’autre, limite le pouvoir capitaliste par une législation protectrice des travailleurs, étend toujours davantage la sphère de la production d’Etat en poussant à la transformation des grands monopoles en services publics. Ainsi, par le simple usage des droits démocratiques et tout en restant sur le terrain déjà acquis aujourd’hui, la conquête révolutionnaire du pouvoir public par le prolétariat devient inutile, la favoriser est tout simplement nuisible ; elle ne peut avoir d’autres effets que de troubler le cours de ce progrès lent, mais sûr.
C’est ainsi que s’expriment les ennemis de la méthode révolutionnaire.
C’est une idylle bien séduisante, qu’ils nous dépeignent. Ici encore, nous ne pouvons dire que ce soit une pure imagination. Les faits sur lesquels elle s’appuie sont bien réels. Mais ils ne nous induisent qu’à une demi vérité” (Kautsky, “La Révolution Sociale” 1902).
Pour Kautsky, si le processus décrit n’est qu’une demi–vérité, c’est parce qu’il y aurait déclin des parlements, décadence du libéralisme, de par la faute de la bourgeoisie. Dans ce processus qui demeure l’idéal de la social-démocratie, on voit la démocratie se dépouiller dans la politique programmatique de son caractère de simple moyen de comptabiliser les forces et de s’auto-éduquer, pour devenir le procès graduel d’intégration du capitalisme dans le socialisme. Kautsky n’y voit comme obstacle que la décadence des parlements due à la disparition d’un grand parti libéral. Il y a là amorcé ce que sera la pratique social-démocrate après guerre. L’intégration dans le cycle propre du capital, de la reproduction, de l’association et de la défense de la condition prolétarienne, fonde le prolétariat à disputer au capital la gestion du mode de production selon des modalités qui, à l’intérieur de l’auto présupposition du système lui sont spécifiques (capitalisme organisé d’Hilferding ou planification centrale bolchévique). C’est naturellement Bernstein qui présente le plus crûment cette tendance. Il ne s’agit que d’une tendance, et à ce titre elle n’existe qu’en opposition au sol qui l’a faite naître, que produite par lui, et travaillant à sa disparition, son dépassement. Même si la position centriste de Kautsky appelle comme sa vérité le révisionnisme, il n’empêche qu’il n’y a pas hypocrisie, l’opposition est bien réelle, poussé à bout le révisionnisme est la suppression de la position centriste, mais aussi, par le même mouvement, de lui–même. Poussé à bout, c’est–à–dire n’existant plus comme tendance inhérente de la révolution programmatique, il n’est plus qu’une théorie et une pratique de la gestion du capital.
Bernstein, en effet, contrairement à une vision simpliste, n’abandonne jamais la prise du pouvoir comme but, même si fondamentalement elle est de plus en plus superfétatoire. “Certaines personnes ont prétendu que la conclusion pratique de ma façon de voir serait le renoncement à la conquête du pouvoir politique par le prolétariat politiquement et économiquement organisé. C’est là une conclusion absolument arbitraire, dont je nie catégoriquement la justesse...ce que la social-démocratie aura pendant longtemps encore à faire, au lieu de spéculer sur la grande catastrophe, c’est d’organiser politiquement et de préparer, pour la démocratie, la classe ouvrière, et de lutter pour toutes les réformes dans l’Etat, propres à relever la classe ouvrière, et à transformer l’institution de l’Etat dans un sens démocratique. Et comme je suis absolument convaincu qu’il est impossible de sauter des périodes importantes dans l’évolution des peuples, j’attâche la plus grande signification aux devoirs présents de la social-démocratie, à la lutte pour les droits poitiques des ouvriers, à l’activité politique des ouvriers dans l’intérêt de leur classe, ainsi qu’à l’oeuvre de leur organisation économique. C’est en ce sens que j’ai écrit à un moment donné que, pour moi, le mouvement était tout et que ce que l’on appelle habituellement le but final du socialisme n’était rien...il était de toute évidence qu’elle (ma phrase) ne pouvait pas signifier de l’indifférence en ce qui concerne la réalisation finale des principes socialistes, mais simplement de l’indifférence ou, mieux, de l’insouciance quant au comment de l’aspect final des choses.” (Bernstein “Lettre au congrès de Stuttgart” 1898). En 1895, Bernstein écrit déjà dans “Socialisme théorique et Social-Démocratie pratique” : “La démocratie est à la fois moyen et but. Elle est le moyen pour établir le socialisme en même temps que la forme de sa réalisation”.
C’est notre thèse de départ que l’on retrouve ici, thèse selon laquelle le moyen (la démocratie) est appelé à se substituer au but, cela en fonction de l’évolution nécessaire de la pratique programmatique dans le passage progressif en domination réelle qui caractérise cette fin de siècle. Mais en se substituant au but, la démocratie n’est plus simple forme politique, elle est période historique à part entière, elle devient la résolution des contradictions du capital, elle est création de rapports de production nouveaux : la communauté des producteurs associés, l’adéquation entre le travailleur et le citoyen.
Le corps théorique du révisionnisme, de ce point de vue se situe profondément dans la ligne des positions et des pratiques programmatiques. Struve, par exemple, critique la position luxembourgienne qui ne voit dans le combat syndical qu’une socialisation de l’intelligence, un processus éducatif. “Ce point de vue adopté, on nie conséquemment l’effet de la lutte de classes sur l’économie, la lutte de classes se volatilise pour n’être plus qu’une puissance irréelle ou spirituelle” (‘La théorie marxiste de l’évolution sociale” 1899). Par effet sur l’économie, Struve n’entend pas de simples augmentations de salaires, mais une transformation des rapports de production. Dans le passage suivant, extrait du même texte, il exprime sans équivoque son attachement à ce qui est la base du programme, le développement de la classe à l’intérieur du capital, mais il exprime aussi comment, théoriquement et pratiquement, ce moyen devient le but lui–même. Ce faisant, c’est tout le système démocratique qui devient socialisation de la société, système historique inéluctable et indépassable. “Mais depuis lors, le terrain réel du développement vers le socialisme est devenu visible ou plutot a été créé : j’entends par là l’épanouissement rééè de la force économique et politique de la classe ouvrière au sein de l’ordre social capitaliste. Ce fait primordial confère à la lutte de classes du prolétariat une fonction tout aussi naturelle que décisive. Comme nous l’avons constaté à maintes reprises ceux qui nient la socialisation progressive de la société capitaliste sont contraints de concevoir les luttes de classes économiques et politiques comme une espèce d’entraînement intellectuel et politique en vue du coup décisif de la révolution sociale. Pourtant, cette lutte ne se déroule pas ailleurs que dans la société capitaliste, dans les conditions et avec les moyens de celle–ci. La lutte de classes de tous les jours est ainsi conçue comme moyen de préparation sans autre contenu et privée du lien vivant avec la vie réelle ; par bonheur dans la théorie seulement. D’après la conception réaliste ou évolutionniste que nous représentons, la lutte des classes est une force réelle aussi bien qu’idéelle. Elle est l’instrument et l’expression de la puissance croissante du prolétariat. Sans doute la thèse de la socialisation progressive de la société est incompatible avec la croyance que le développement du capitalisme vers le socialisme dépend de l’exaspération croissante de la lutte des classes et des antagonismes de classes, jusqu’au triomphe de la révolution sociale. Pour devenir une réalité, la socialisation doit entraîner un affaiblissement croissant puis une disparition totale des antagonismes de classes. Bien entendu, ce résultat est également admis par le marxisme orthodoxe, mais alors que celui–ci escompte la disparition des oppositions de classes et leur abolition définitive par la dictature du prolétariat, nous faisons la même déduction à partir de la puissance croissante et de l’activité réformatrice de la classe ouvrière.”
A travers l’importance de la démocratie dans la théorie et la pratique de la social-démocratie, c’est au processus de passage à ce que sera la social- démocratie après la première guerre mondiale que l’on assiste. Devenir parti de gouvernement n’est qu’une conséquence de ses fondements programmatiques. La démocratie est l’expression sociale, pas seulement politique, du procès fondamental de la domination réelle : la reproduction, l’association, la défense du prolétariat deviennent des moments réels du procès du capital.
3) La social-démocratie après la guerre : le capitalisme organisé
a) La subsomption réelle légitime le pouvoir social-démocrate
On ne poursuivra pas dans ce texte l’étude historique de l’évolution du programmatisme après la première guerre mondiale, cependant il s’agit ici de montrer que la pratique gouvernementale, et la gestion des rapports sociaux capitalistes, qui sont après guerre le fait de l’ensemble du mouvement social-démocrate ne sont pas quelque chose de fortuit par rapport au stade précédent. Déjà nous avons vu combien, quelles que soient les tendances, la conception de la démocratie tendait à cette gestion directe du développement du capital. Cette conception de la démocratie rassemblait en elle toutes les déterminations du programme, depuis l’inévitable réformisme, jusqu’à la conception d’un développement économique indépendant de la contradiction entre les classes, qu’on pouvait donc bien ou mal orienter, en passant par le principe de base du programme : le développement et le renforcement de la classe à l’intérieur du mode de production capitaliste comme étant le processus même de la révolution, avec lequel finit par se confondre le cours “naturel” du capitalisme, et disparaît la révolution
A partir du moment où la révolution est posée comme étant l’affirmation de la classe, il s’agit d’obtenir des réformes qui soient le renforcement de celle–ci, ces réformes se confondant rapidement avec un simple encouragement au développement du capital, puisqu’on a identifié le développement de celui–ci avec la croissance sans entraves de la classe, qui est en soi la révolution comme procès. Pour que la social-démocratie puisse devenir parti directement gestionnaire du capital et qu’elle le devienne en tant que telle, c’est–à–dire comme parti ouvrier, il faut que le capital devienne dans son propre mouvement et de façon adéquate, reproduction et association du prolétariat, il faut que l’absorption du travail vivant par le travail objectivé soit devenu le fait même du procès de production, il faut qu’il accumule sur la base de la plus-value relative, il faut que la défense de la condition prolétarienne soit intégrée comme antagonisme dynamique du mode de production, il faut le passage à la subsomption réelle du travail sous le capital. Mais il faut aussi que l’autonomisation des termes de la pratique programmatique (cf. supra) soit poussée jusqu’à ce que ces termes entrent en contradiction : la révolution ne peut plus qu'exprimer une autonomie absolue du prolétariat devenant critique pratique de toutes les médiations le positivant dans le système, c’est le triomphe de l’auto-organisation, c’est le mouvement révolutionnaire allemand de l’après guerre. Corrolairement, la montée en puissance de la classe comme développement du capital devient gestion du capital, elle acquiert alors comme contenu la capacité à être contre-révolution spécifiquement en rapport avec la révolution. Ce n’est qu’alors, que politiquement, dans la représentation fétichiste spécifique du capital dont procède l’Etat, la classe ouvrière peut prétendre à la domination de celui–ci. Processus contre-révolutionnaire spécifique que la social-démocratie réalisera en Allemagne, mais qui atteint sa forme la plus achevée avec le bolchévisme en Russie, ce que nous développerons dans un prochain texte faisant suite à celui-ci.
La social -démocratie au pouvoir ce n’est pas n’importe quel type de développement du capital, n’importe quel type de rapports entre les classes et de reproduction de la société : capital organisé, défense du salaire comme revenu et investissement, forme républicaine de l’Etat, achèvement de l’élimination de tout vestige social antérieur, antagonisme entre les classes comme objet de consensus car moteur de l’ensemble social. Avec la crise actuelle, ce type de politique social-démocrate est arrivé à la fin de son cycle historique (ce qui soulève d’autres problèmes).
Après la chute de l’empire en Allemagne, et la formation d’un gouvernement provisoire composé du S.P.D. et de l’U.S.P.D., Kautsky fut nommé président d’une “commission pour la socialisation”, dont faisait partie Hilferding, Cunow et des représentants des libéraux comme Rathenau. Tout le monde était essentiellement préoccupé par la convocation de l’Assemblée nationale, destinée à devenir la base de la démocratie allemande. A travers les formes démocratiques et républicaines de développement de la société capitaliste, à travers le capitalisme organisé, c’est le développement du capital, la gestion du capital qui sont conçus et posés en pratique, comme période de transition. Il y a bien sûr ici une différence par rapport à la période précédente, mais il y a aussi filiation directe, continuation.
Dans “La révolution prolétarienne”, Kautsky écrit en 1922 : “Ce dont il s’agit présentement c’est du stade où le prolétariat n’a pas encore assez de force pour édifier et consolider un gouvernement purement socialiste, mais où il possède néanmoins la force de rendre impossible la constitution d’un gouvernement qui lui serait ouvertement hostile. A ce stade l’alternative ne peut être que la suivante : gouvernement de coalition ou gouvernement bourgeois par la grâce du prolétariat... Dans son célèbre article sur "La Critique du programme social-démocrate" Marx écrit : "Entre la société capitaliste et la société communiste, se place la période de transformation révolutionnaire de la première en la seconde. A quoi correspond une période de transition politique où l’Etat ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat. Sur la base des expériences de ces dernières années, nous pourrions aujourd’hui transformer cette phrase, en ce qui concerne le gouvernement, et dire : entre la période de l’Etat purement bourgeois et celle de l’Etat démocratique érigé sur une base purement prolétarienne, se place une période de transition politique, dont en règle générale le gouvernement prendra la forme d’un gouvernement de coalition”. Sous la forme de la démocratie, le développement du capital se donne comme période de transition, il est son propre procès de socialisation ; l’absorption de la société par le capital devient conquête de la production par la société. En fait pour Kautsky à cette époque comme pour Jaurès en France avant la guerre, il n’y a plus de révolution depuis le triomphe de la bourgeoisie, c’est–à–dire depuis qu’il n’ y a plus de nécessité de révolution double. Avec la victoire définitive de la bourgeoisie, le mouvement social se ramène à l’élimination de tous les obstacles au développement du socialisme comme transcroissance à l’intérieur du capitalisme, trancroissance qui n’a d’autre fin ni d’autre contenu que la démocratie.
Pour la social–démocratie, la démocratie est un mode de développement du capital, théorisé sous l’appelation de “capital organisé”, qui demeure transitoire, la perspective idéologique du dépassement du capital demeure même s’il ne s’agit plus de révolution. Dans “Le Capital Financier”, Hilferding note les transformations en cours dans le mode de production capitaliste, il ne croit pas en un effondrement inéluctable de celui–ci, il attend cet effondrement de l’action politique du prolétariat provoquée par ces transformations et la brutalité de l’exploitation sur la base du capital financier. Après guerre, la théorie du “capital financier” fait place à celle du “capital organisé”, l’évolution est d’importance. Il s’agit en gros des mêmes transformations économiques, mais la différence réside en ce qu’elles sont alors considérées comme des avancées vers le socialisme, dans la mesure où il y a démocratie. L’énorme concentration industrielle, l’intégration de la reproduction du prolétariat dans le cycle propre du capital, la gestion à long terme de la force de travail par les syndicats, la domination des banques, la formation d’immenses cartels, sont grâce à la démocratie les bases d’une direction consciente de la société sur l’économie. Il s’agit de favoriser ce développement du capital, non simplement pour lui–même, comme progrès, mais comme organisation sociale, prémisses du socialisme.Il y a toujours spécificité de la gestion social -démocrate, à la limite le “cartel général”, ce serait la société réglée de façon consciente, mais dans une forme encore antagonique, dont la démocratie est le processus de suppression.
Après la guerre, la tendance historique vers ce qui est appréhendé comme capital organisé devient la base du passage pacifique au socialisme. La guerre, accélérant un processus déjà en cours, assure le saut qualitatif entre une politique programmatique réformiste oppositionnelle et une politique gestionnaire devenue possible. Cette évolution et ce passage sont exprimés clairement par l’itinéraire théorique d’Hilferding. Après guerre, il ne caractérise plus le capital financier comme dernière phase du capitalisme, mais comme le début du “capitalisme organisé”, ce dernier étant caractérisé par un retour en force du capitalisme industriel dans sa relation au capital bancaire. Hilferding pense alors que la domination des banques qui avait caractérisé le capital financier n’était qu’une phase intermédiaire.
Ainsi ce n’est pas d’une fausse conception de la crise, qu’il fonde sur la disproportionnalité entre les sections, qu’Hilferding déduit la nécessite d’un cartel généralisé organisant la production, c’est plutôt l’inverse. C’est la perspective de la classe ouvrière devant promouvoir un certain type de développement du capital comme transition au socialisme, qui implique la conception de la crise comme disproportionnalité. Un cartel général pourrait consciemment régler toute la production capitaliste, et ainsi surmonter l’anarchie de la production capitaliste. En lui–même le capitalisme organisé est conçu comme socialisation du capital, il socialise le procès de travail, il unifie les branches d’industries, l’investissement est planifié par les grands trusts, il contient alors nécessairement, on pourrait même dire, il appelle pour se parfaire, la démocratie économique : “la réglementation sociale consciente par la masse des producteurs”.
b) Les revendications quotidiennes
En attendant d’en arriver à cette phase de transition où, au pouvoir,le parti pourra réaliser l’intégralité de son programme, il serait faux de concevoir la politique quotidienne de la social-démocratie comme simple opportunisme ne tenant compte d’aucun but. Dans cette perspective tout se tient, chaque conquête, chaque acquis, quand la social-démocratie n’est pas au pouvoir, est une avancée en direction de cette période de transition. Viser un certain type de gestion du capital, ce n’est pas abandonner la voie de la revendication quotidienne contre le capital ; faire ces revendications ce n’est pas pur opportunisme destiné à se concilier la classe ouvrière ou tout simplement des électeurs, c’est avancer vers le but socialiste. Il n’y eut jamais ni trahison, ni simple opportunisme, mais une évolution du programmatisme inhérente au passage de la domination formelle à la domination réelle.
“Que les travailleurs pour améliorer leur sort, acceptent ou réclament de l’Etat bourgeois un minimum de protection. Qu’ils préfèrent aux monopoles capitalistes, les régions, qui tiennent compte, du moins dans une certaine mesure de l’intérêt général. Qu’ils s’efforcent de maintenir, après la guerre, le contrôle qui aura été établi sur les principales branches de la production et de l’échange. Nous nous joignons à eux. Nous accordons toute leur valeur à ces réformes nécessaires. Mais on ne saurait assez répéter, au moment où de toutes parts, on représente les progrès de l’étatisme pendant la guerre comme des réalisations partielles du collectivisme, que ces réformes, pour être réclamées avant tout par les socialistes ne sont pas, à proprement parler, du socialisme.
“Elles peuvent lui ouvrir les voies. Elles peuvent être l’amorce et la condition préalable du régime de l’avenir. Mais elles pourraient, si l’on y prend garde, se traduire par une diminution désastreuse des libertés de l’individu, par un développement redoutable de l’Etat, pouvoir resté aux mains des classes maîtresses.” (Vandervelde “Le socialisme contre l’Etat” 1918).
B - L’autonomie de la classe et le but révolutionnaire ne peuvent plus se fonder dans la montée en puissance de la classe
1) La révolution perd ses médiations (les Jungen)
Durant les années 1880 et le début des années 90, sur la base de la critique de la politique réformiste, de la conquête de l’Etat comme étant la réalisation même du socialisme, dans tous les partis sociaux-démocrates constitués, s’effectuent d’importantes scissions. Ces scissions, à l’origine rassemblent des fractions considérables des partis, mais l’impossibilité structurelle de leurs positions d’intégrer la croissance de la classe à l’intérieur du système, explique que ces scissions ne parviennent jamais à se stabiliser. Elles ont lieu en Suède, au Danemark autour de Trier et Petersen, en Hollande avec Cornellissen et Nieuwenhuis. En France, la situation est plus complexe du fait de l’absence d’un parti unifié, les diverses fractions s’affrontent sur la meilleure façon d’être réformiste, cependant le syndicalisme révolutionnaire, on le verra, remplit à bien des égards ce rôle de scission social-démocrate. C’est naturellement en Allemagne, avec le mouvement des Jungen, que la scission est la plus puissante. Ceux–ci développent, dans le cadre de ces tendances scissionistes les positions les plus radicales : autonomie de la classe par rapport à la reproduction du capital et à l’appareil d’Etat, critique de l’organisation et de la bureaucratie, critique du parlementarisme et des réformes, critique du but comme régulation du capital. Mais ils subissent, après une brève période de succès, une marginalisation complète. En effet ces positions entrent nécessairement en conflit avec le processus même qui devrait être leur fondement : le procès de croissance de la classe, base de son triomphe et de la puissance de son affirmation.
L’origine de l’opposition des “Jeunes” est étroitement liée aux lois anti-socialistes. Ces lois provoquent une désintégration organisationnelle du parti, les leaders les acceptent et fin 1878, il commence à se développer une opposition de gauche qui veut retrouver la social-démocratie révolutionnaire de Most et qui s’élève contre la tactique de paix sociale.[2] A partir de 1879 Most édite le Freheit, Hasselman est député au Reichtag, mais ils ne parviennent pas à organiser l’opposition. Leur programme est typique de l’époque : influence de Duhring et de Blanqui ; ils sont favorables aux conspirations menées par des groupes de 10 ou 20 membres, sans statuts, ils critiquent constamment les leaders et le parlementarisme. Tous les deux sont exclus du parti au congrès de Wijden en Août 1880, le groupe parlementaire du Reichtag, du fait des lois anti-socialistes, étant devenu pratiquement la direction du parti.
Après le congrès de Wijden, apparaît une nouvelle controverse entre les “radicaux” et la majorité des députés (Bebel, Kautsky, Bernstein, Leibnech). L’opposition tourne encore autour du parlementarisme. Dans cette controverse, les ”radicaux” se retrouvent côte à côte avec l’opposition inorganisée qui se développe à la base dans les grandes villes contre la direction parlementaire du parti. Ce n’est qu’à partir de 1885 que cette opposition locale commence à s’organiser. L’opposition de Berlin qui était contre la participation aux élections au Landtag a été le premier noyau des “Jungen”. Leur anti-parlementarisme les opposait aux “radicaux” eux-mêmes. L’opposition berlinoise, qui avait pour organe le “Berliner Volkstribüne” de Schippel, fut stimulée par les grèves de 1889 dans la Rhur et la perspective de la suppression des lois anti-socialistes, qui entravaient une remise en question radicale de la tactique du parti.
Après l’échec de la grève du 1er. Mai 1890, pour la journée de 8 h., grève à laquelle les “radicaux” étaient opposés à cause des risques de conflits, Wille, un des théoriciens de l’opposition, soutint contre la direction du parti que la position du prolétariat sous le capital ne peut être améliorée essentiellement : il ne faut pas agir pour obtenir des sièges au parlement, il ne faut pas s’entendre avec les candidats bourgeois et, bien sûr, dans le même article paru dans le “Berliner Volksblatt” en 1890, il poursuit la critique des députés, véritables maîtres du parti, maîtres de la presse et de l’organisation.
Au congrès de Halle en 1890, l’opposition était encore faible et mal représentée. C’est au congrès d’Erfurt en 1891, qu’elle présente de la façon la plus explicite ses positions, et c’est là qu’elle est exclue. La fraction des “Jungen” présente au congrès les thèses suivantes rédigées par Paul Kampffmeyer, Bruno Wille, Karl Vilderberg, Albert Auerbach :
“1) L’esprit révolutionnaire est étouffé par les leaders. 2) La dictature des leaders étouffe tout sentiment démocratique. 3) Le mouvement dans son ensemble s’est affaibli devenant de plus en plus un parti réformiste à direction petite bourgeoise. 4) La révolution a été reniée par les députés. 5) Ils font tout pour obtenir un compromis entre prolétariat et bourgeoisie. 6) Ils sont enivrés par les assurances et les assistances. 7) Les députés prennent en général leurs décisions en se référant à d’autres partis et d’autres classes, ce qui entraîne une inclinaison vers la droite. 8-La tactique du parti est fausse. 9) Socialisme et démocratie n’ont rien de commun avec les positions soutenues par les députés. 10) C’est une trahison que d’essayer de faire croire aux camarades que par le parlementarisme dans la société présente, une socialisation des différentes classes soit possible. 11) C’est une sottise de faire croire au peuple que le travail de direction de la société est devenu trop compliqué pour lui. 12) La nouvelle tactique est un compromis avec les masses aux dépends des principes”.
Le fondement économique des thèses du manifeste des “Jungen” ne diffère de l’analyse de la majorité que sur l’importance accordée au processus de concentration des entreprises et de remise en cause des petites entreprises. Les “Jungen” considèrent ce mouvement comme une condition nécessaire du socialisme. Ils étaient en cela en accord avec le parti quant au caractère nécessaire du développement économique, mais ils s’en différenciaient quant à la tactique dans la lutte de classes. Paul Ernst, par exemple, critiquait le fatalisme causé par le déterminisme économique, et il considérait cela comme un des dangers du marxisme. Eux-mêmes, avaient tendance à privilégier certaines formes d’activisme, de volontarisme, ou un socialisme éthique.
Ils faisaient la critique du “socialisme d’Etat”, dans lequel l’Etat prendrait la place de la propriété privée. Les luttes à l’intérieur de l’Etat étaient considérées comme illusoires, il fallait pour les “Jungen”, au congrès d’Erfurt, retourner vers la tactique révolutionnaire et la propagande.
Après Erfurt, les débats sur la tactique et l’organisation deviennent , pour les “Jungen” plus théoriques : problème de l’autonomisation des leaders par rapport à la base, problème de la bureaucratie, embourgeoisement des députés de par leur fonction. L’opposition à la politique parlementaire et le concept de “luttes purement économiques” pour le pouvoir (c’est par la lutte à la base dans les entreprises que le prolétariat peut espérer prendre le pouvoir), aboutirent à un refus général de tout parti. Ils appelaient à la fondation de groupes autonomes rassemblant tous les travailleurs avec des sous-divisions professionnelles.
A partir de 1892, Wille s’élève contre toute forme d’organisation, mettant l’accent sur l’individualité des travailleurs. L’opposition des “Jungen” se scinde alors en deux fractions. La première, autour du “Berliner Volkstribüne” et de Paul Ernst appelle à la réorganisation du parti révolutionnaire prolétarien, elle s’oppose au concept d’individualisation de Wille, qui écrit dans “der Sozialist”. Cette première fraction disparaît fin 92. La deuxième, la plus importante numériquement, tentait de promouvoir une lutte de classes syndicale, il s’agissait de faire porter les luttes sur la production, pas sur le pouvoir politique, cette conception des luttes centrées sur la production tend à supplanter la notion d’individualisation. La base de ce programme est exposée dans une déclaration de principes publiée dans le “Sozialist” : “La société actuelle se fonde sur le monopole de la propriété des moyens de production et par conséquence la soumission des non-propriétaires, elle donne à la masse des ouvriers au mieux, seulement de quoi végéter. L’espoir d’une amélioration continue des conditions du prolétariat est contredite par l’armée des chômeurs qui par la destruction des petites entreprises se renouvelle sans cesse nécessairement. De plus les réformes sociales par l’intermédiaire de l’Etat ne peuvent pas améliorer essentiellement la condition prolétarienne parce que l’Etat est l’organisation de la classe possédante en vue de la soumission des non-possédants. La classe possédante, grâce à sa position politique et économique, renvoie tout le coût des réformes sociales sur le prolétariat. Dans leur lutte pour améliorer leur condition, les prolétaires ne doivent pas renforcer l’Etat, l’appareil du pouvoir politique de la classe dominante, mais travailler à l’affaiblissement, à la suppression totale de celui–ci. Il faut donc refuser chaque forme de socialisme d’Etat. Une amélioration de leur condition ne peut être obtenue par les ouvriers qu’en s’appropriant les moyens de production. Sur la base de ces principes nous avons pour but la suppression de la société capitaliste, et avec cela la suppression de la domination de classe et des Etats en général. Pour commencer, les prolétaires doivent par de grandes actions de masse économiques se rendre maîtres de la production (grèves, boycott, refus des accords), ils doivent, par leur lutte contre le capitalisme, exprimer leur opposition à toutes les institutions de la société actuelle (église, école, armée, bureaucratie, parlement), et ne pas se compromettre avec les autres classes sociales. Pour pouvoir diriger ces luttes, les socialistes indépendants (les “Jungen”) se déclarent solidaires des mouvements révolutionnaires socialistes de tous les pays. En liaison avec eux ils luttent pour une société libre se fondant sur la production collective et la propriété collective des moyens de production.” Les “Socialistes indépendants” développèrent leur tactique en coopération avec les “localistes” dans les “Syndicats libres” dont le principal dirigeant fut Gustav Kessler.
Le “Sozialist” évolue de l’anti-parlementarisme à l’anti-institutionalisme. La cause de la compromission des leaders résidait dans le travail à l’intérieur de l’Etat qui est par définition capitaliste. L’action directe devait être opposée à toutes les institutions, le travail parlementaire était rendu responsable du fait que les masses prolétariennes n’acquéraient pas de conscience de classe. Les “Socialistes Indépendants” étaient, presque par définition, d’accord avec toutes les actions de masse : “Que la grève soit gagnée ou perdue elle renforce dans le prolétariat la conscience de son pouvoir et de sa lutte” (“Der Sozialist”). Les “Indépendants” critiquent le refus du S.P.D. de participer aux mouvements de masse spontanés, comme les manifestations violentes de chômeurs à Berlin en Février 1892. Dans le “Vorwaetz” (l’organe du parti), cette révolte était présentée comme l’oeuvre du lumpenprolétariat. Les “Indépendants” quant à eux se solidarisèrent avec ces mouvements. Ils affirmaient que les leaders du parti avaient peur de perdre leur crédit auprès du gouvernement en approuvant ces actions. Ils soutenaient que l’élément lumpenprolétarien n’était pas dominant dans ces révoltes et de toute façon critiquaient la discrimination entre prolétariat et lumpenprolétariat.
Depuis 1885, il y avait dans “Der Sozialist”, des études critiques sur l’anarchisme, mais encore en Mai 1893, le congrès des “Indépendants” refusa la publication des lettres des anarchistes dans le journal. Cependant, peu après Landaeur devint rédacteur du “Sozialist” et une fusion entre “Indépendants” et anarchistes eut lieu. Déjà en Avril 1893, Landaeur proclamait : “Entre le socialisme libre et l’anarchisme il n’y a ni principiellement, ni tactiquement de différences.” A la mi-Juillet 93, il se produisit une scission à l’intérieur du groupe des indépendants entre anarchistes et marxistes, cette deuxième tendance se dissout rapidement. Pendant quelques années le “Sozialist” est le seul journal anarchiste. A l’intérieur du “Sozialist” il y a des discussions entre “l’anarchisme d’action” inspiré de Kropotkine, et les stirnériens, ce qui aboutit à une nouvelle scission en 1897. Après la désintégration des “Jungen”, une grande partie d’entre eux retourna au S.P.D., d’autres comme Wille ou Landaeur formèrent des communes, Kampffmeyer et Schippel devinrent des révisionnistes convaincus.
Nous avons insisté sur l’histoire spécifique des “Jungen” car celle–ci est totalement méconnue. En outre, au fur et à mesure que se déroule cette histoire et les scissions qui la ponctuent, le lecteur aura pu suivre dans le fil des évènements comment la volonté de maintenir l’indépendance de la classe devient la critique de toutes les médiations qui dans la société présente assurent la montée en puissance de la classe, comment donc le maintien du but révolutionnaire, comme affirmation du prolétariat, s’autonomise de ses propres conditions de réalisation. C’est le grand schisme programmatique qu’illustre la tragique histoire des “Jungen”.
2) L’affirmation du prolétariat devient sa propre médiation : le Syndicalisme Révolutionnaire
a) L’action du prolétariat comme immédiatisme du communisme
Le fondement doctrinal de toutes les fractions qui s’opposent à la ligne social-démocrate durant cette période, et les ancre, même si cela est de façon critique, dans le programmatisme, c’est le primat de l’action économique sur l’action politique, primat qui est critique de la conception social-démocrate, mais qui reléve toujours d’une volonté d’affirmer la montée en puissance de la classe dans la société présente comme le mouvement nécessaire de la révolution. Dans la démarche critique, l’émancipation économique précéde toujours l’émancipation politique, cette deuxième se résume à la destruction de l’Etat, elle n’est qu’une négation : “Dès lors la conquête du pouvoir public serait une conséquence inévitable de l’émancipation économique du prolétariat, c’est–à–dire qu’elle serait le résultat nécessaire de la puissance que les travailleurs organisés exercent effectivement dans la société, dans les ateliers, les fabriques, les campagnes par rapport à leurs conditions de travail. “(Cornellissen “Le Communisme Révolutionnaire”). Ce primat c’est en fait le refus de toutes les médiations, non seulement comme médiations sociales (parlement, réforme, organisation...), mais aussi médiations historiques. En effet, admettre des médiations sociales, c’est poser une progression à l’intérieur de cette société, un développement historique par les étapes duquel le but est produit.
L’affirmation du prolétariat, la réalisation du communisme, sont contenues de façon immédiate dans la situation permanente de la classe, dans sa position face au capital, dans le simple fait, en somme, qu’elle est la classe productrice et qu’elle est spoliée. C’est bien entendu dans l’anarcho-syndicalisme que cette thèse de base atteint son plus grand développement théorique et surtout pratique. “Le syndicat est appelé à se transformer en groupe producteur, et se trouve être dans la société actuelle le germe vivant de la société de demain” (“Résolutions du congrès anarchiste d’Amsterdam” Août 1907). Avec le syndicalisme révolutionnaire, la négation des médiations est à la fois théorique, dans le fait que c’est la situation même, dans la société capitaliste, qui est le contenu de la révolution, mais aussi tactique : il n y a plus de moyens. Le syndicat, les grèves, toutes les actions de la classe sont déjà en–eux mêmes la révolution. Les anarchistes doivent soutenir “toutes les formes d’action directe (grèves, boycottage, sabotage etc.)” (d°). La distinction entre les deux tactiques est clairement établie, les résolutions du congrés opposent d’une part : “les moyens préconisé par le socialisme marxiste, c’est–à–dire par le parlementarisme et par un mouvement syndical corporatif ayant uniquement en vue l’amélioration des conditions du prolétariat - ces deux moyens ne pouvant que favoriser le développement d’une nouvelle bureaucratie...” ; et d’autre part le congrès “reconnaît dans la grève générale économique révolutionnaire, c’est–à–dire dans le refus du travail de tout le prolétariat comme classe, le moyen apte à désorganiser la structure économique de la société actuelle et à émanciper le prolétariat de l’oppression du salariat.”
L’essentiel réside dans le fait que le processus qui mène à la révolution est déjà la révolution et non une médiation ou un moyen. Dans le syndicalisme révolutionnaire, le but n’est pas médié, il a absorbé en lui les médiations, on ne peut plus parler à la limite d’autonomisation du but. Comme immédiatisme de la révolution dans toute action du prolétariat, le but est devenu sa propre médiation, le but est toujours réellement présent, constament actualisé dans toute action de la classe contradictoire au capital ; c’est le mythe syndicaliste révolutionnaire de la société paralélle.
La révolution et le communisme sont définis par la prise en main de la société par les producteurs eux–mêmes, il faut donc que la lutte de classes suive le même cours et ait le même contenu. On peut même accepter qu’il y ait des réformes mais c’est au prolétariat lui–même de les gérer. La révolution ne provient pas des luttes à l’intérieur du système capitaliste, elle ne naît pas sur la base de quelque chose dont elle ne serait pas le contenu immédiat, et cela parce qu’elle est la simple révélation de ce qu’est le prolétariat. Ce n’est qu’à ce prix que durant cette période le but programmatique continue à être, face à la social–démocratie, la révolution comme triomphe des producteurs. “De leur côté, les communistes révolutionnaires réclameront, quant à la réglementation du travail, que la fixation des salaires, ainsi que l’inspection des ateliers et des fabriques, même dans le cadre de la société actuelle, soient faites exclusivement par les organisations ouvrières elle mêmes... Par rapport à toutes ces améliorations, cependant, les communistes révolutionnaires ne manqueront pas de montrer qu’elles ne pourraient être dans l’intérêt absolu de la classe ouvrière, que lorsqu’elles seront faites et éxécutées par les ouvriers organisés eux–mêmes. Ils insisteront pour que ces réformes ne servent pas à augmenter l’influence du pouvoir, mais à fortifier la puissance des travailleurs et à l’étendre à toutes les branches de l’agriculture, de l’industrie, du commerce et des communications.” (Cornellissen “Le Communisme Révolutionnaire)
Comme affirmation de la classe, la révolution et le communisme sont le triomphe des producteurs, la “société des producteurs associés” comme disait Marx dans “le Capital”, mais c’est aussi faire du développement de la classe à l’intérieur du capital le procès de la révolution. Tant que le passage à la subsomption réelle n’est pas vraiment amorcé, les deux termes du programmatisme peuvent coexister, quand ce processus est amorcé, le développement de la clase se confond ni plus ni moins avec celui du capital, il entre en contradiction avec ce dont il devait être le moyen : l’érection du prolétariat en classe dominante. Inversement, “la société des produteurs associés”, même si elle trouve son fondement dans le caractère toujours programmatique de la contradiction entre le prolétariat et le capital, entre elle aussi en contradiction, en tant que but, avec le processus qui devait la produire, devenu auto-présupposition du capital. Elle doit donc devenir l’émergence à tout moment possible, sans médiation, de la société nouvelle, que la simple situation actuelle du prolétariat recèle. Cette société, telle qu’elle est envisagée, ne diffère pas dans son contenu des moyens qui doivent y mener. “Dans le cas où le prolétariat organisé industriel, agricole et commercial, serait assez puisssant, non seulement dans la localité, mais aussi au point de vue national et international, pour formuler des réclamations de plus en plus importantes aux propriétaires et aux capitalistes et s’il peut mettre ces derniers dans la nécessité de fermer leurs ateliers, fabriques, mines, moyens de transport et de communication, alors la population toute entière se trouvera dans l’alternative, ou de subir cette fermeture, ou de transférer la propriété des moyens de production et de consommation des propriétaires actuels à ceux qui sont les producteurs directs.” (Cornelissen d°). Il ne faut pas oublier que, pour les syndicalistes révolutionnaires, même les réformes doivent être exclusivement gérées par les travailleurs (ce que tenteront de réaliser les “Bourses du travail” à l’époque de Pelloutier), et sont en fait, non pas seulement des moyens de puissance de la classe ouvrière, mais surtout des embryons de pouvoir communiste.
b) De la "société des producteurs associés” au communisme
En entrant en contradiction avec sa propre médiation (le développement du capital comme montée en puissance de la classe), le communisme comme but s’autonomise par rapport aux conditions capitalistes de son émergence. En critique au syndicalisme révolutionnaire le contrôle des moyens de production par les producteurs est posé comme devant relever de ses propres finalités, le communisme, et non dépendre de ce qui est pris en main : les conditions capitalistes de la production. Nous avons vu que la lutte de classe du prolétariat à l’intérieur même du mode de production capitaliste est déjà une révélation du communisme, ce qui l’oppose de façon absolue à ce qu’elle doit abolir. Le syndicalisme révolutionnaire ne peut sortir intact d’une telle situation sur laquelle il fonctionne, et les critiques du syndicalisme iront bon train dans le milieu anarcho-communiste.
Dans cette critique il s’agit toujours de la société des producteurs associés, de la libération du travail de la contrainte capitaliste, de l’affirmation par le prolétariat de son statut de seul producteur ; il n’empêche, toutefois, que le communisme est bien saisi comme abolition de l’échange, production pour les besoins, abolition de la division du travail, abolition de l’Etat. “C’est l’abolition complète de la production de marchandises, faites en vue de la vente, ainsi que du système du commerce moderne, et son remplacement par la production par la communauté pour satisfaire ses propres besoins” (Cornelissen d°). Dans ce texte Cornelissen dénie aux coopératives ouvrières tout soupçon de socialisme : “Dans les fabriques coopératives aussi bien que dans les sociétés coopératives de consommation, le salariat domine, en même temps que la lutte contre ce système se trouve paralysée et même rendue impossible parce qu’elle parait une lutte engagée contre l’organisation dont on fait partie.” (d°). En 1897, Malatesta quant à lui, dans une longue brochure intitulée “Au Café”, part en guerre contre le collectivisme qui atomise les groupes d’ouvriers ; propriétaire de leur unité de production, ils recréent nécessairement l’échange parce que fondamentalement l’exploitation n’aurait fait que devenir auto-exploitation. Dans sa postface au livre de Nieuwenhius “Le Socialisme en danger”, Bériou cite de très nombreux passages de Malatesta dans lesquels il poursuit cette critique et explique son passage du collectivisme au communisme. “Le collectivisme est sujet à beaucoup de graves objections. Il est, économiquement, fondé sur le principe même de la valeur des produits, déterminée par la quantité de travail qu’exige la production...De plus, comme les diverses parties du sol sont plus ou moins productives, et que tous les instruments de travail ne sont pas de la même qualité, il est à craindre que chacun ne cherche à se prévaloir du sol et des instruments les meilleurs comme il cherchera à attribuer la plus grande valeur possible à ses propres produits et la plus petite valeur possible à ceux des autres...C’est la lutte pour la vie...C’est pourquoi le collectivisme ne peut se maintenir seul. Il est incompatible avec l’anarchie, il aurait besoin d’un pouvoir modérateur et régulateur, qui ne tarderait pas à devenir oppresseur et exploiteur, et qui ramènerait d’abord la propriété corporative puis la propriété individuelle.” Cette citation est extraite d’un texte paru en 1884 à Florence dans “La Question Sociale” ; mais déjà en 1876 au moment où avec Cafiero et la section italienne de l’A.I.T., il abandonne le collectivisme, il écrit : “le concours de tous pour la satisfaction de chacun est l’unique règle de production et de consommation qui réponde au principe de solidarité.”
Le fait d'être constraint à s'abstraire du mouvement immédiat de développement de la classe à l’intérieur du capital permet de ne pas sombrer dans une vision de l’affirmation de la classe comme victoire du producteur de la société capitaliste dans son immédiateté, c’est–à–dire dans une pure et simple appropriation de cette société. Cependant, l’approche programmatique du communisme n’est jamais dépassée. Les mêmes auteurs, parfois dans le même texte, évoluent entre les thèses rapidement présentées ci-dessus et des positions où sont recréés le cadre de l’entreprise, de l’échange entre groupes ouvriers etc. Cornelissen : “Dans leur sphère les organisations doivent être autonomes et, parfaitement libres de leurs mouvements, tant qu’elles n’empiètent pas sur la liberté des autres. De la même liberté ont à jouir les individus, les différents groupes de producteurs dans les fabriques, les ateliers et l’agriculture.” (d°). Malatesta : “Nous voulons que les ouvriers se soustraient à la direction des patrons et continuent la production à leur compte pour le public ; nous voulons que l’on établisse tout de suite des relations d’échange entre les diverses associations productrices et les diverses communes.” (“Au Cafè”)
3) La social-démocratie : époque de la lutte de classes
Tout ce texte montre que l’on ne peut limiter les caractéristiques de la social-démocratie à ce qui se proclame comme tel. La social-démocratie est le sens dominant de l’époque. Selon les zones de développement du capital (ce qui est alors un critère pertinent d’analyse), selon la façon dont celui–ci intègre en lui–même les couches sociales qui lui sont antérieures, selon corrolairement l’Etat qu’il implique, ce processus social-démocrate, pour lequel le développement de la classe, son affermissement dans le système, est le cours de la révolution, se déroule de façon différente. Cornelissen, toujours dans le même texte, fait justement remarquer la chose suivante : “Ce qu’on constate dans l’Europe centrale et dans l’Europe orientale, c’est un antagonisme entre le développement économique et la structure politique des différents pays, ce qui a pour effet d’amener la classe opprimée, le prolétariat, a obtenir d’abord les droits politiques, ou, comme on dit dans un langage hyperbolique, a conquérir le pouvoir public. On s’explique donc pourquoi les socialistes parlementaires exercent leur action, surtout dans l’Europe centrale.”. Cela ne suffit pas à expliquer le pourquoi de la social-démocratie, qui ne relève pas d’une sorte de retard historique, mais d’une phase de la contradiction entre prolétariat et capital. On assiste plus à une social-démocratisation générale et profonde de la lutte de classes qui intéresse toute la période, qu’à l’existence de grands partis sociaux-démocrates qui peuvent ne pas exister.
Il faut tout de même constater qu’en France, en Angleterre et aux Etats-Unis, on ne connaît pas de grands partis sociaux-démocrates semblables à ceux d’Europe centrale ou nordique. Ces partis sont soit divisés en une multitude de fractions, soit très faibles, soit dominés par les syndicalistes eux-mêmes, ou encore fondés et dirigés par des anarchistes comme en Angleterre jusqu’à la scission de Morris, Eléanore Marx, Lane. Dans ces pays le processus social-démocrate s’impose plus comme un développement immédiat de la classe qu’à travers des médiations politiques, destinées à conquérir les bases de ce développement.
Dans ces pays dénués de grands partis, le processus social-démocrate se fractionne en tendances politiques et syndicales qui jouent un jeu de chassés croisés souvent complexe : opposition radicale entre certaines fractions politiques et syndicales, ententes cordiales entre d’autres, comme entre les Bourses du Travail de Pelloutier et les allemanistes. En France le processus social-démocrate traverse l’anarchie ou plus précisément l’anarcho-syndicalisme. En effet si celui ci repose théoriquement sur une base anarchiste, au fur et à masure que s’impose la subsomption réelle, les anarchistes se font “piéger” par leur propre base théorique : le primat de la lutte économique, le fait que la défense de la condition prolétarienne soit non seulement le marche pied mais déjà l’embryon du communisme. Les implications tendent à se renverser, ce n’est plus la défense de la condition prolétarienne qui prend rang d’embryon du communisme, mais le communisme qui tend à n’être plus que cette défense quotidienne. Le processus est clair et net dans l’anarcho-syndicalisme au travers de la théorie de la Grève Générale. “C’est que, la grève générale devait être une révolution de partout et de nulle part, la prise de possession des instruments de production devait s’y opérer par quartier, par rue, par maison, pour ainsi dire, plus de constitution possible d’un gouvernement insurrectionnel, d’une dictature du prolétariat, plus de foyer à l’émeute, plus de centre à la résistance ; l’association libre de chaque groupe de boulangers dans chaque boulangerie ; de chaque groupe de serruriers dans chaque atelier de serrurerie ; en un mot, la production libre.” (Pelloutier “Qu’est ce que la grève générale” 1895). Jacques Juillard dans “Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d’action directe”, commente ainsi la citation : “Désormais la position de Pelloutier sur la grève générale est fixée ; elle ne variera plus. Mieux en cette fin d’année 1895, la grève générale cesse d’être le thème dominant de la pensée de Pelloutier. Non qu’il y renonce, ou qu’il cesse de s’y référer ; elle restera jusqu’au bout un des principaux discriminants du syndicalisme pur, vis–à–vis de ses adversaires réformistes ou guesdistes. Mais désormais Pelloutier est d’abord le secrétaire général de la “Fédération des Bourses du Travail” : à la vision du but final se substitue progressivement comme thème unificateur de sa pensée, le moyen d’y parvenir, c’est à dire l’organisation ouvrière.”.
Le syndicalisme révolutionnaire et son thème favori de la grève générale représente l’évolution logique de l’anarchisme et de son thème de la communauté ouvrière indépendante. Cependant, dans les années 1880-90, ce thème de la constitution du prolétariat en communauté indépendante au travers de la défense immédiate de la condition prolétarienne devient nécessairement un processus social-démocrate de montée en puissance de la classe, confondue avec son intégration dans la reproduction propre du capital. Le processus de social-démocratisation de l’anarcho–syndicalisme paraît presque achevé avec la fusion de la C.G.T. revendicatrice et des Bourses du Travail, organe de la communauté ouvrière indépendante. Le début du XX° siècle, voit le déclin des institutions de mutualité mises en place par Pelloutier au profit de l’agitation gréviste, considérée comme “la meilleure des gymnastiques révolutionnaires” (Pouget). Progressivement, la pratique de la gymnastique contribuera à estomper le but, la grève générale.
Ce qui domine dans l’anarcho–syndicalisme c’est, comme le faisait déjà remarquer Malatesta, le syndicalisme. C’est de la constitution syndicale d’une communauté ouvrière que découle le rattachement à l’anarchisme. L’Etat pour Pelloutier est avant tout un organisme de coercition, de maintenance de l’exploitation, cette insistance se comprend en rapport avec le caractère “extérieur” du prolétariat. Si l’on ne voit pas l’implication réciproque entre le prolétariat et le capital, l’Etat est là pour combler le vide laissé par cette absence. En cela la théorisation de la communauté ouvrière est anarchiste.
Soit comme grand parti social-démocrate, soit divisé en une multitude de fractions, soit dominé par les syndicalistes eux-mêmes, ou encore impulsé par des anarchistes comme en Angleterre, c’est un processus de social-démocratisation, général et profond de la lutte de classes, intéressant toute la période, qui s’impose. Par ce processus, l’affirmation programmatique du travail comme classe dominante produit son impossibilité dans ses propres termes, au travers de leur implication nécessaire. A partir de cette implication, ces termes ne peuvent que devenir dans leur histoire réciproquement exclusifs et contradictoires.
EN CONCLUSION : Dépasser le programmatisme
Le foyer théorique du programmatisme réside dans la séparation effectuée entre la lutte de classes et le développement du mode de production capitaliste. Ce dernier n’est conçu que comme un ensemble de conditions, évoluant vers une situation optimale au regard d’une nature révolutionnaire du prolétariat essentielle et immuable, même si elle ne parvenait pas historiquement à se manifester. A partir de là, il est impossible que le prolétariat soit lui–même un terme de la contradiction à dépasser, il n’en est que le pôle souffrant et n’a qu’un rôle de fossoyeur.
Si l’on ne sort pas de la problématique programmatique, il est impossible de dépasser ce point de vue où règne une dichotomie entre luttes de classes et contradictions économiques, qui ne sont reliées que par des rapports de déterminations réciproques (la lutte du prolétariat pouvant même être conçue comme déterminant les contradictions économiques, ou l’économie comme une stratégie anti-luttes). Dans ce cadre les avancées théoriques les plus radicales, comme celles de Mattick dans “Crises et théories des crises” développent la critique des thèses de Luxembourg et pose la baise du taux de profit à la racine des crises. Cependant, cette explication des crises ne peut être maintenue comme conception “économique”, car elle renvoie immédiatement, et non médiatement, comme la théorie des marchés, à l’exploitation, c’est–à–dire à ce qui est indissolublement la contradiction entre les classes et le procès d’accumulation du capital. Si l’on ne produit pas cette unité (cf. TC2) on demeure confronté à un effondrement purement économique du capital qui ne peut en lui–même être la révolution et l’on demeure prisonnier de la problématique du rapport entre les conditions objectives, la crise, et le passage à l’acte révolutionnaire.
“Mais d’un point de vue d’extrême gauche également, celui de Pannekoek notamment, l’idée d’un effondrement aux causes purement économique était étrangère au matérialisme historique. Pannekoek disait tenir pour fausse cette problématique, qu’elle conduise à la théorie de l’accumulation illimitée de Tougan Baranovsky ou à celle de l’effondrement de Luxembourg. Les déficiences du système capitaliste telles que Marx les a décrites et les phénomènes de crise concrets qui résultent de l’anarchie de l’économie lui apparaissent de nature à faire mûrir la conscience révolutionnaire du prolétariat et, au–delà la révolution prolétarienne...L’hypothèse d’un effondrement final et automatique du capital contredisait les conceptions de Marx où les conditions objectives de la révolution vont de pair avec des conditions subjectives. La révolution dépend du vouloir de la classe ouvrière, même si ce vouloir est engendré par des circonstances économiques. Aussi loin d’aller au devant d’une crise finale, le prolétariat devrait traverser de nombreuses crises jusqu’à ce que l’élément décisif, la conscience révolutionnaire, se soit suffisament constitué pour mettre fin au système capitaliste.” (Mattick “Crises et théories des crises”). Il est évident que Mattick ne dépasse pas en gros le point de vue de Pannekoek : contradictions du système capitaliste et développement de la lutte de classes sont deux moments bien sûr corrolaires mais conçus comme séparés et s’entre-déterminant. On retrouve la même impasse à l’issue des critiques parallèles de Grossman et Luxembourg effectuées par le groupe “Communisme ou Civilisation”, dans la “Revue internationale du mouvement communiste” (n°7 Oct 90) : “Pour être un facteur déterminant, les perspectives catastrophiques du cours capitaliste ne doivent pas laisser croire au prolétariat que le socialisme résultera sans autre forme de procès. Au contraire la théorie révolutionnaire a toujours insisté sur la nécessaire préparation révolutionnaire du prolétariat, sur l’obligation de se forger une volonté inébranlable, d’être capable de faire preuve d’audace...d’avoir une préparation militaire la plus avancée possible ; autant de facteurs qui impliquent que les principes généraux du communisme révolutionnaire soient toujours plus gravés dans l’esprit du prolétariat”.
Bien sûr on demeure là dans la partie la plus visible du programmatisme, celle de l’affirmation de la classe, mais le dépassement du programmatisme ne consiste pas en proclamations sur la négation du prolétariat ou l’abolition du travail, il commence quand on produit théoriquement l’exploitation et la baisse du taux de profit comme contadiction entre le prolétariat et le capital, autant que comme développement du capital, les concepts centraux étant ceux d’exploitation et d’accumulation. Pôle de la contradiction du mode de production capitaliste, le prolétariat ne peut que coïncider dans son existence et sa pratique avec le cours historique de sa contradiction avec le capital en tant qu’exploitation et baisse tendancielle du taux de profit, contradiction qui est elle–même le propre développement du mode de production capitaliste, sa propre objectivité.
La contradiction entre le prolétariat et le capital est l’exploitation, elle est leur reproduction réciproque et porte simultanément son dépassement. La contradiction entre le prolétariat et le capital est le développement du capital, elle ne revêt pas au cours de l’histoire des formes différentes parce qu’elle n’est rien d’autre que ces formes qui sont dynamiques de leur propre transformation. La révolution n’est ni un acte déclanché par un capital parvenu à terme, ni une action déjà au–delà de la crise du capital, ni la réalisation d’une modalité de l’ être du prolétariat transcendant sa situation de classe de la société. Elle est le véritable aboutissement du rapport contradictoire entre les classes dans le mode de production capitaliste. La crise consiste, selon le développement même du capital, dans le rapport du prolétariat au capital comme à une simple prémisse d’un mode nouveau de production de la vie humaine. C’est alors une situation dans laquelle le rapport entre les classes, dans le mode de production capitaliste, est production de l’immédiateté sociale de l’individu: le communisme.
[2] Toutes les informations sur l’histoire et le programme des “Jungen” proviennent du livre : “Le Radicalisme de gauche en Allemagne” de Hans Manfred Bock aux éditions Suhrkamp 1976 - non traduit en français, à notre connaissance.
Comments
Correspondance
De J.B. à Théorie Communiste (Avril 93)
Lettre n°1
Bonjour,
Je vous adresse cette lettre en ne sachant pas qui viendra chercher le courrier à la boite postale ; bien évidemment, c’est à vous tous qu’elle est destinée, (suit une liste de nom). J’en oublie surement, excusez moi. En lisant le “Monde Diplomatique” du mois d’Août, j’ai appris que vous aviez pu sortir un numéro sur le Moyen-Orient au mois de Juin. J’en suis bien content, n’ayant rien lu de vous depuis plus de deux ans.
A vrai dire le dernier texte dont je me souviens réellement et dont je me sois approprié le contenu, c’est le n° 9 sur le prolétariat et le communisme. Je dis “dont je me sois approprié le contenu” parce qu’en fait il avait le mérite pour moi de mieux signifier notre différence, mieux encore que ne pouvaient le faire nos analyses de la contre–révolution, du programmatisme, etc... et que j’avais pu, dans les conversations (trés rares) que j’ai eues, expliquer avec mon langage cette singularité de la théorie communiste que vous produisiez et qui était, peu ou prou, la mienne.
Je pensais donc et je disais que notre conception du prolétariat était une conception de celui ci “en creux”, qu’une approche sociologique de son existence ne pouvait suffire et nous satisfaire, mais qu’en le saisissant en tant que dissolution des conditions existantes comme mouvement des conditions existantes, nous avions une appréhension réelle de ce qui le posait, de ce qui posait le capital et la contradiction de celui-ci avec le prolétariat. Cette saisie “en creux” du prolétariat, ce n’est pas la compréhension d’une classe dans la société-capital qui la détermine, c’est à partir des catégories premières du capital, une analyse de leur mouvement qui pose le prolétariat et lui donne donc une réalité que son existence sociologique ne peut avoir (En effet ainsi la question des “sans travail”, du tiers-monde se pose autrement).
Ce détour méthodologique pour saisir le prolétariat convient à une appréhension non-immédiate de ce dernier et peut-être que l’impossibilité, aujourd’hui, d’une saisie immédiate du prolétariat doit nous poser question sur ce qui a changé. C’est le contenu d’une analyse de la crise à faire.
Peut-être aussi que la question, c’est ce que je veux dire, ne peut se résumer seulement à la nature du lien entre théorie et procès de la révolution, à la saisie de la théorie comme abstraction théorique (évoqué dans T.C.10) mais recouvre une réalité sociale plus profonde, celle de la difficulté du prolétariat à rester qualifié classe du travail productif de valeur, quand sa reproduction “noie” sa fonction productrice de valeur dans la reproduction des conditions nécessaires à l’extraction de la valeur. J’ai du mal à bien saisir le problème de “l’extension” de la valorisation, le fait “qu’elle parcourt les conditions de sa reproduction”, problème qu’ évoquait Jean dans une lettre de 88 (T.C.10). Mais je dois avouer ne pas être trés à l’aise avec tout ce que vous posez sur la périodisation, les cycles de luttes, parce que le lien organique, nécessaire, de cette conceptualisation avec le fond de notre spécificité, le prolétariat dissolution des conditions existantes comme mouvement des conditions existantes n’est pas évident pour moi. Disons, que j’articule mal ; il faudrait que j’y réflechisse.
Pour moi une analyse de la crise doit bien être fondée dans la saisie du mouvement des conditions existantes qui pose leur négation. Sans doute êtes-vous bien certain de procéder ainsi ; je dois peut-être ne pas bien comprendre. Bon, j’en étais là depuis trois ans déjà ; mais même si la compréhension “en creux” du prolétariat me semble riche, elle avait pour moi au bout de trois ans l’aspect d’une “morale minimale”, d’un nouveau cadre marxiste à partir duquel penser. Je me demandais même s’il n’en était pas un peu de même pour vous, soupçon que semblait coroborer votre silence en publications. Je pensais toutefois qu’on tenait quelque chose de solide et qu’il fallait avancer peut-être en essayant pas de remanier la compréhension du centre de nos préoccupations, la contradiction prolétariat-capital, mais en s’intéressant à des sujets un peu “périphériques” que l’actualité ou l’histoire des idées nous donnaient. Il me semble qu’ainsi nous pourrions enrichir encore et faire avancer ce point de vue où nos réalités analysées (prolétariat, capital) sont mouvement.
Je ne peux qu’accueillir donc avec satisfaction la nouvelle de la parution de ce texte sur le Moyen-Orient. Je vous envoie ce chèque pour que vous me fassiez parvenir ce numéro 11 et tout ce que vous jugerez bon de me communiquer. (...)
Je vous adresse mes amitiés à vous tous et à vos proches. En attendant de vos nouvelles,
- B.
Réponse à J.B. (Septembre 93)
Salut,
Tout d’abord, bien sur, je te demanderai d’excuser ce long retard mis à te répondre, mais je pense que tu devais t’y attendre.
“Théorie communiste” a subi un grand retrécissement (...), même si nous continuons à nous voir réguliérement de façon trés agréable. Les temps sont durs et ils changent peu.
Tu trouveras ci-joint un texte que j’avais rédigé en Mai dernier afin de faire le point sur toutes ces questions de restructuration et de comment aborder la suite du travail, (texte publié dans ce n° sous le titre “Problématiques de la restructuration”). La formulation de “la valorisation qui parcourt l’ensemble de ses conditions” est dorénavant abandonnée, j’explique pourquoi dans ce texte. Il ne s’agit pas de passer à autre chose : depuis les premiéres tentatives de définition de la restructuration, cela remonte maintenant à plus de 10 ans, la recherche s’est toujours axée sur les rapports entre production de plus-value et reproduction du rapport entre prolétariat et capital, entre la valorisation et l’auto-présupposition du capital. Je suis toujours persuadé que là est “le secret” de la restructuration, et de ce point de vue la formulation, il est vrai trés ambigüe de “la valorisation qui parcourt...”, peut être abandonnée si l’on trouve à dire sensiblement la même chose d’une façon où l’on ne frise pas l’hérésie.
Mise à part la question récurrente de la restructuration, ta lettre soulève le problème central de la définition du prolétariat. Tu parles de définition “en creux” à partir de la dissolution des conditions existantes, que tu opposes à une définition sociologique. Je pense que par définition sociologique tu entends : classe du travail productif de valeur et plus précisément de plus-value. Si c’est cela, je pense qu’on ne peut pas faire d’opposition entre les deux, en tant que dissolution de ces conditions existantes, le prolétariat est défini comme classe dans le capital et dans son rapport avec lui. Il faut faire attention de ne pas autonomiser ces catégories (les conditions existantes : propriété, division du travail etc...), d’en faire des sujets produisant le capital, le prolétariat et leur rapport. Ces catégories “premières” ne produisent pas le capital, elles sont des abstractions, des concepts, à partir du capital (cf. le concept de travail en général). Pour en revenir au prolétariat, ce n’est pas d’être la dissolution de ces catégories qui le pose comme classe, qui le constitue comme classe, mais c’est en tant que classe (la définition “sociologique”) qu’il est cette dissolution, c’est le contenu même de sa définition “sociologique”. C’est dans sa condition de classe du mode de production capitaliste, de la “société-capital” (comme tu dis), que gît sa capacité à abolir le capital, produire le communisme. Et cela se voit sans cesse dans le cours de l’accumulation du capital en tant que contradiction en procès (cf. “Les Fondements”), c’est à dire dans le contenu qualitatif de cette accumulation qui est loin d’être cet amoncellement quantitatif que l’on a trop souvent tendance à croire. La périodisation de l’accumulation capitaliste même prise unilatéralement du point de vue du pôle capital renvoie à ce contenu qualitatif et inclut constament qu’il n’est produit et reproduit que par une classe, qui en tant que productrice de plus-value est la dissolution des conditions existantes.
La dissolution de toutes les conditions existantes c’est une classe, c’est le travail vivant face au capital (cf. TC 9 p. 27). Il faut sortir de l’opposition entre l’existence sociologique et la définition comme dissolution des conditions existantes. Même la question des “sans-travail” etc. trouve sa place dans la définition des trois moments de l’exploitation : achat-vente de la force de travail, subsomption, transformation de la plus-value en capital additionnel.
Ce qui a disparu dans la crise-restructuration actuelle ce n’est pas cette existence positive, c’est la confirmation dans la reproduction du capital d’une identité prolétarienne. Si c’est ce que tu appelles “saisie immédiate”, on ne peut qu’être d’accord, mais il faut faire trés attention à conserver une existence positive au prolétariat. Le prolétariat ce n’est pas tout ce qui ne va pas dans la reproduction du capital, ou plutôt c’est tout ce qui ne va pas, parce que si ça ne va pas, c’est que le rapport de production capitaliste oppose le capital et le prolétariat qui en tant que classe productrice de valeur et de plus-value est cette dissolution des conditions existantes.
Ce n’est pas le mouvement des conditions existantes qui poseraient leur négation comme prolétariat, c’est parce que le mouvement des conditions existantes est contradiction entre le prolétariat et le capital, et vu le contenu de cette contradiction, que le prolétariat est cette dissolution. L’intérêt de poser le prolétariat comme dissolution des conditions existantes en tant que mouvement de ces conditions réside dans la possibilité que l’on a alors d’aborder en quoi il est à même de produire le communisme, à partir de ce qu’il est dans son rapport au capital et comment la révolution, qui n’est qu’un stade particulier de ce rapport, est simultanément produite par les contradictions de ce rapport et produisant le dépassement communiste de ce rapport.
Pour en revenir à la crise actuelle il faut retrouver, comme tu le dis, ce mouvement des conditions existantes qui posent leur négation, dans le contenu de la restructuration. J’aborde ce point au début de cette lettre, je rajouterai ici que le concept unifiant le contenu de la restructuration et la définition du prolétariat est celui de signification historique du capital (cf. TC 8, II p. 11–12–13).
Amitiés
Lettre N° 2 (J.B.–Mai 94)
Marseille le 22 Mai 94
Bonjour,
A mon tour de m’excuser pour avoir tant tardé à te répondre. Une chose, une autre, je suis toujours distrait et je remets au lendemain.
Tout d’abord, à propos de ta réponse à la petite lettre que je vous avais envoyée. Rien à dire. Tu as tout a fait raison. Je m’égarais complétement en développant cette conception du prolétariat “en creux”. Cette métaphore me servait à réintroduire dans la compréhension du prolétariat la prise en compte sociologique de la fin de la classe ouvrière classique (le prolétariat qui dans son opposition au capital se voit confirmé dans son identité). Je voulais critiquer une saisie que je pensais immédiate du prolétariat, et il me semblait la dévoiler en posant le prolétariat comme produit par la dissolution des “catégories premières” (des abstractions, comme tu le dis en remettant les pendules à l’heure...), mais c’était bien plutôt moi qui en avait une (de saisie immédiate) en faisant de ces “catégories premières” et de leur mouvement, la vérité de l’existence du prolétariat. Le prolétariat, c’était l’immédiateté, la propriété et le reste, ce qui la dévoilait. Le monde à l’envers quoi !
Oui, il faut sortir de l’opposition entre l’existence sociologique du prolétariat et sa définition comme dissolution des conditions existantes. Il n’en reste pas moins que cette existence sociologique est devenue trés floue et que, si on devait en parler, on devrait entamer une longue énumération de catégories sociales qui n’ont pas immédiatement grand chose à voir entre elles (les ouvriers, les chômeurs, les exclus, les jeunes en formation, les masses de récents urbanisés auxquels on a retiré leur mode reproduction traditionnel ou familial, etc.). C’est ce que je vois quand je dis que le prolétariat, dans son opposition au capital n’est plus confirmé dans son identité. Le sens de ce “flou sociologique”, c’est le prolétariat qui est la dissolution des classes ; c’est la dissolution des conditions existantes “comme pratique, comme lutte de classe, c’est la dissolution des conditions existantes en ce que comme classe particulière cette dissolution est un sujet, une pratique révolutionnaire.” (TC 9 p. 28.). Là pour moi dans TC 9, ça me gêne et ça va un peu vite.
Sans doute parce que réapparait un prolétariat qui a vécu sa mutation en “sujet révolutionnaire”, quand, comme pôle du rapport social de production capitaliste, il n’a fait qu’aller au bout de son existence comme non-capital. L’existence du prolétariat comme non-capital est donnée d’emblée dans le travail créateur de valeur comme seule valeur d’usage s’opposant au capital, mais elle est vécue jusque dans ses ultimes conséquences lorsque la contradiction entre le prolétariat et le capital a pour contenu son propre renouvellement. Son existence comme non-capital ne lui est plus simplement donnée à travers le lien du travail qui l’unit au capital, mais parce qu’il se trouve engagé contradictoirement à tous les niveaux du cycle de reproduction du capital et plus simplement au niveau du procès de valorisation. C’est un peu délicat ce problème, c’est tout ce dont tu parles dans ton texte du 15 Mai 93, que tu m’as fait parvenir. Parce que l’on ne sait pas trop où on en est. D’un côté, on analyse cette transformation révolutionnaire (!) de la contradiction capitaliste (voir ce que je disais plus haut en te citant sur la dissolution des conditions existantes comme “sujet pratique révolutionnaire”), de l’autre, on dit qu’il ne peut il y avoir transcroissance entre les luttes actuelles et la révolution mais dépassement produit dans un rapport social, la crise. (Au fait, si c’est pas la crise, qu’est ce que c’est ce dont on parle?)
S’il faut ajouter un dépassement à la crise du rapport social, c’est que la crise actuelle n’est pas la bonne ou alors qu’on ne comprend pas comment elle produit ce dépassement, (on peut ne pas tomber dans “la glorification stérile à la mode de certains aspects du nouveau cycle” - luttes des exclus, des pauvres...etc – et considérer leur sens un peu au delà de ce qu’elles revendiquent ou combattent, mais de ce qu’elles signifient ). Si l’on a du mal à définir de quel type de transformation de l’exploitation un tel cycle de luttes reléve en définitive, c’est qu’on ne peut pas dire si ce cycle définit une restructuration (transformation sociale qui débouche sur une nouvelle période de prospérité) ou s’il définit la crise finale (Tsouin! Tsouin!). Quand on parle de restructuration, on ne sait jamais si on parle de ce qui est en jeu dans toute crise du capital en général, ou si l’on parle de la remise en cause d’un équilibre de la contradiction entre le prolétariat et le capital qui débouche sur un autre équilibre. Ce serait bien d’y voir un peu plus clair là-dessus. Peut-être, je tape complétement à côté , dis le moi.
Tout à fait juste la critique que tu fais de l’identification entre domination réelle et plus-value relative. Parce que la restructuration qui débouche sur “la coalescence” entre l’existence comme classe du prolétariat et sa contradiction avec le capital, y est inenvisageable dans la mesure où tout est donné d’emblée lors du passage à la domination réelle.
L’auto-négation, si elle résolvait les impasses de l’affirmation de l’identité prolétarienne et de l’auto-organisation était elle même une impasse dans la mesure où elle fondait dans la prédominance de la plus-value relative la possibilité de voir dans le prolétariat ce qui définit tout le rapport ; avec elle en germe on a la disparition d’un point de vue de classe.
Ce qui échappe donc avec cette identification entre domination réelle et plus-value relative, c’est que le contenu de la contradiction - la production de plus-value dans la première phase de la domination réelle - devient dans la deuxième phase la reproduction du rapport social. (La deuxième phase, c’est la crise ?). C’est cette fameuse “coalescence” entre l’existence comme classe du prolétariat et sa contradiction avec le capital qui pose tant de problèmes (peut-être à moi seul...).
Je ne sais pas si c’est trés clair ce que je te dis, c’est un peu en vrac tout ce qui me pose problème. A doit passer bientôt à la maison avec la photocopie du texte de N que j’ai entrevue chez lui. Je l’ai juste feuilletée, je crois voir à peu prés ce qu’elle veut dire. Qu’est ce qui peut amener le sujet qui s’est produit dans l’aliénation jusqu’à maintenant à se produire comme immédiatement social ? C’est sûr on ne peut pas tomber d’accord. Si ça m’inspire, je t’enverrai ce que j’en pense. J’essaierai un courrier plus soutenu, et ne t’enverrai plus des réflexions sur un texte que tu as écrit un an avant.
A bientôt peut-être,
- B.
P.S : Je relis ce que je t’ai écrit ; le ton me gêne un peu ; ce qui me gêne, ce n’est pas , bien sur, d’envisager la situation révolutionnaire de la lutte de classe entre le prolétariat et le capital, mais la problématique qui tend à comprendre comment le prolétariat peut devenir sujet de la révolution quand il n’a été jusqu’à maintenant que sujet du capital. Les récentes conversations que j’ai eues avec Y et G, que j’ai revus, m’ont rebâti ma critique de cette abstraction du sujet, critique qui n’était plus dans mes préoccupations immédiates. Quand A passera, je lui raconterai un peu autour de quoi ont tourné ces conversations, et il te racontera.
Réponse à J.B. (Novembre 1994)
Salut,
Je n’ose plus rien dire sur le retard. Ta lettre soulève deux séries de questions :
1 - Ce qui tourne autour du “flou sociologique” du prolétariat, de l’identité prolétarienne, du prolétariat comme dissolution des classes.
2 - Ce qui se rapporte à ce que j’appelerai une chronologie de la crise et de la restructuration.
Sur le premier théme, je pense que tu télescopes ce que nous développons dans T.C.9. comme prolétariat “dissolution des classes” et ce que Marx entend dans la “Critique de la philosophie du droit” en 1843, lorsqu’il emploie cette expression. Souvent de ce texte, on ne retient que la formule sans se soucier de ce qu’il y a autour. Marx, dans ce passage, décrit le procès de formation du prolétariat sur la base du déclassement de diverses couches sociales provoqué par “le mouvement industriel qui s’annonce partout”. Dans sa formation, le prolétariat est la dissolution de la société allemande de l’époque. “Lorsque le prolétariat annonce la dissolution de l’ordre social actuel, il ne fait qu’énoncer le secret de sa propre existence, car il constitue lui-même la dissolution effective de cet ordre social”. L’ordre social actuel dont parle Marx est celui de la mise en place des rapports sociaux capitalistes, “grace au mouvement industriel qui s’annonce partout”. L’ordre social dont il parle c’est la vieille société allemande, et si le prolétariat est alors investi de la capacité d’émanciper l’ensemble de la société ce n’est pas à partir de sa situation contradictoire au capital, mais parce que produit de la dissolution de toutes les couches de la société ancienne (Marx parle d’émancipation du Moyen-âge), il est déjà le “résultat négatif du nouveau monde naissant”. C’est la conception “humaniste” sur laquelle fonctionne encore Marx à cette époque, qui lui permet de faire l’économie révolutionnaire d’une contradiction proprement capitaliste entre le prolétariat et le capital : dissolution de toutes les classes / universalité / perte compléte de l’homme / regain complet de l’homme. (Pour le texte j’utilise l’édition Costes).
Si je me suis autorisé ce bref commentaire de texte, c’est parce que je crois que c’est à cette formulation de Marx dans cette “Critique de la philosophie du droit”, que tu fais allusion lorsque tu rapproches “le flou sociologique”, du prolétariat comme dissolution des classes. Or dans TC 9., ce n’est pas du tout de cela dont il est question. Le prolétariat comme dissolution des classes est produit sur la base de rapports de classes spécifiquement capitalistes. Le “flou sociologique” quant à lui n’est vraiment qu’un “flou sociologique” ( ce qui ne l’empêche de décrire des choses extrémement importante en ce qui concerne le prolétariat actuellement et les transformations en cours). L’exploitation se décompose en trois moments : l’achat-vente de la force de travail, la subsomption, la transformation du surproduit en plus-value puis en capital additionnel, stade atteint lorsqu’il se trouve à nouveau face à la force de travail.
C’est ce troisième moment qui est celui du “flou sociologique”, celui où le renouvellement de l’exploitation est séparation des producteurs d’avec leurs anciennes conditions de travail, où une fraction de l’ancienne force de travail peut être mise en chômage, ou de nouveaux espaces sont investis et d’anciens laissés en friche. La transformation de la plus-value en capital additionnel non seulement est une perpétuelle transformation de l’état précédent mais de plus n’est jamais acquise (baisse du taux de profit oblige)
Quand tu passes presque immédiatement des chômeurs, “exclus”, jeunes en formation etc. que tu désignes comme “dissolution des classes", au fait que cette dissolution est un “sujet”, une “pratique révolutionnaire” (formulation de TC 9.), tu désignes, à mon avis, une situation particuliére à l’intérieur de ce qu’est le prolétariat, comme étant la situation générale qui le fait être révolutionnaire. Ce n’est pas que ces luttes soient sans importance ou sans intérêt (cf TC 7, l’analyse des émeutes anglaises), mais elles ne sont dans leur particularité ni ce qui fait du prolétariat “la dissolution des classes”, ni ce qui en fait un “sujet révolutionnaire”. On ne les comprend dans leur particularité que lorsqu’on les situe dans le rapport général du moment entre prolétariat et capital. Cela soulève cependant un problème intéressant qu’avait avancé l’opéraïsme italien : il y a t-il une fraction du prolétariat qui à chaque époque est la figure ouvrière structurante de l’ensemble? Il est dommage qu’aprés avoir bien cernées les figures historiques de l’ouvrier professionnel puis de l’ouvrier-masse, la figure à l’oeuvre dans la restructuration de l’ouvrier social soit demeurée dans leur texte à l’état d’ébauche.
La confirmation ou la non-confirmation de l’identité prolétarienne c’est autre chose. “Le flou sociologique”, comme je l’ai dit à propos du caractère jamais acquis de la transformation de la plus-value en capital additionnel, a toujours existé, il est une constante de la reproduction, cycle sur cycle, comme en témoigne ce film remarquable des années 60, sur une France en train de basculer dans la “société salariale” : “Le Triporteur”. La confirmation d’une identité prolétarienne, c’est une situation historique particuliére du rapport entre le prolétariat et le capital, en gros de 1920 à 1970. Il s’agit d’une situation dans laquelle, dans son autoprésupposition, c’est à dire dans le mouvement qui fait que constament les conditions de la reproduction de l’ensemble du rapport se retrouvent dans un des pôles du rapport (ce qui fonde l’économie), le capital confirme dans ses propres termes et ses propres modalités productrices et sociales le rôle productif du travail et la particularité sociale du prolétariat : aussi bien dans les modalités du procès de travail, que dans celles de l’entretien de la force de travail, ou dans celles de la conflictualité sociale... C’est cela “la confirmation d’une identité prolétarienne à l’intérieur de la reproduction propre du capital”. C’est une époque particulière qui n’a rien à voir avec l’incapacité à décrire les catégories sociologiques pouvant appartenir à la classe ou susceptible d’y tomber.
Pour terminer sur ce premier thème, quelques mots sur ce terme de “sujet”. J’emploie ici ce terme malgré son lourd passé méphitique, parce que je voulais insister sur le fait que la dissolution des conditions existantes sur la base des conditions existantes, ce n’est pas un mouvement de structures (qui comme chacun sait ne descendent pas dans la rue), un flux général de la société. Cette dissolution est une classe et une classe qui lutte quotidiennement. Je voulais également critiquer comme dans T.C.8, cette vision trop globalisante que nous avons eu à un moment de la contradiction comme “force qui va”. Ce que vient dire ce terme de “sujet”, c’est que dans cette contradiction chacun agit sur sa propre base à l’intérieur du rapport contradictoire d’implication réciproque qu’est l’exploitation. Il ne s’agissait surtout pas de reprendre le débat sur la transformation du prolétariat, sujet du capital, en sujet de la révolution. Il n’est pas plus le sujet du capital que le capital lui–même, et si l’on peut dire qu’il est le sujet de la révolution, ce n’est pas à l’issue d’une opération de transfiguration opérée sur lui–même, mais dans l’évolution et la crise de sa contradiction avec le capital, vu sa place spécifique dans cette contradiction (TC 8).
Je serai beaucoup plus bref sur le deuxième thème, même s’il est tout aussi important. Je pense qu’il y a entre nous un malentendu, qu’une rapide approche chronologique de la question peut dissiper (nous verrons alors si nous sommes d’accord ou pas).
- a) Phase 1 de la domination réelle qui s’achève autour de 1970.
- b) Longue période de crise-restructuration qui s’achève ?. C’est la crise de la phase 1 et la restructuration dont je parle depuis1980, et entre autre dans le texte de Mai 93. Un nouveau rapport entre prolétariat et capital s’amorce dans cette période, ainsi qu’un nouveau cycle de luttes (celui abordé dans T.C.7.)
- c) Phase 2 de la domination réelle, sur la base de la restructuration, c’est la stabilisation de celle-ci et le cours du nouveau cycle de luttes
- d) Crise de la phase 2 de la domination réelle (quand ?). Il est encore bien difficile de discerner les axes de la baisse du taux de profit dans cette phase, mais on peut parier que celle-ci se poursuivra. Le contenu de cette crise, vu le cycle de luttes antérieur et le rapport entre les classes de la phase 2 (celui mis en place dans la restructuration actuelle), c’est le rapport de prémisse : révolution (Tsouin ! Tsouin!). Même si comme tu le fais justement remarquer la coalescence pose encore des problèmes théoriques ; au travail !
- Quelques remarques sur cette chronologie :
Est ce que la phase 2 de la domination réelle peut être qualifiée de phase de prospérité ? Je pense que le mot est trompeur, car il fait trop référence à ce que nous avons connu durant la phase 1, dans l’aire occidentale. Il faut se rendre compte que par rapport à l’histoire du capitalisme, ce que nous avons connu dans cette phase 1, quand on était petit, fut tout à fait exceptionnel et ce n’est pas du tout le sort que nous réserve la restructuration (segmentation, dualisation, plus d’aire nationale d’accumulation, couverture sociale ...) ; ni même le sort qu’elle réserve au capital, les taux d’expansion de 5 ou 6% sont eux aussi des taux tout à fait exceptionnels, dans la déjà longue histoire du capitalisme. Quand nous envisageons les uns ou les autre une fin de la crise, une restructuration stabilisée, nous avons trop souvent tendance à ne pouvoir imaginer qu’un retour de ce que nous connûmes dans les années 50 ou 60, mais ce sont ces années là qui furent une configuration exceptionnelle dans l’histoire du capital.
Depuis quelques temps, j’en viens même à me demander si nous ne sommes pas déjà dans cette phase 2, avec un déroulement beaucoup plus cyclique de l’accumulation : cycles courts qui avaient eu tendance à s’estomper énormément dans la phase 1 de la domination réelle. Un bref retour en arriére nous montre depuis 89 l’existence d’un cycle court d’expansion, fondé en grande partie sur la reprise des investissements, suivi d’une récession, elle même suivie du démarrage d’un deuxième cycle court d’expansion.
Il faut parvenir à se dégager de deux choses, d’une part de la vision années 60 dont je parlais à l’instant, d’autre part d'une vision coincée sur cette petite presqu’île qu’est l’Europe occidentale. D’énormes changements ont eu lieu.
En Amérique du sud des formes d’accumulations et d’articulations nouvelles ont été mises en place et fonctionne, un Lula peut même friser la présidence de la république au Brésil. En Afrique, la catastrophe n’est pas contradictoire à la valorisation du capital, qui n’a jamais eu pour but de sauver le genre humain. Du capital se valorise et certainement beaucoup plus qu’il y a 25 ans. La valorisation du capital n’a que faire de transformer le Niger en Suisse du Sahel. Exemple extrême : au Libéria, pendant les massacres, le B.R.G.M. français continue ses exploitations minières et paye Charles Taylor via la Belgique. Inutile d’insister sur la transformation du Japon et de la Corée, et de l’Asie du sud en 25 ans. Toutes les anciennes configurations de l’internationalisation du capital ont explosé, ce ne sont pas d’elles dont il faut attendre le retour, de nouvelles se sont mises en place, beaucoup plus laches, beaucoup plus efficaces, généralisant l’enclave et l’économie sous-terraine à un point tel que même le chaos a des lois.
L'Europe du sud, l'Espagne, le Portugal, la Gréce, ne sont plus ces petits espaces économiques attardés, plus ou moins repliés sur eux-mêmes ; que les prolétaires n’y aient pas gagné au change est une autre histoire. Les Etats-Unis ne sont plus cette économie structurellement en crise du début des années 70. Partout les modalités de gestion et de reproduction de la force de travail fonctionnent sur des bases nouvelles. Inutile également d’insister sur l’énormité que constitue l’effondrement du “bloc de l’Est”, et sur l’intégration des pays de l’Est (en ce qui concerne l’U.R.S.S.elle même, les choses demeurent encore bien problématiques). Il y a également le Moyen-Orient et l’intégration de la rente pétrolière dans la péréquation générale du taux de profit.
Exclusion, segmentation, chômage sont devenus des constantes acceptés de la gestion de la force de travail, tout comme la disparition des formes organisationnelles de l’identité ouvriére. Est-ce que, ce que nous analysions comme devant être la restructuration n’est pas réalisé? Il est vrai qu’une dernière mise en ordre reste à effectuer au niveau du crédit (un petit peu d’inflation, ou un petit krack seraient les bien venus).
J’espére que tu vas bien, amitiés
Roland
P.S. Je te fais parvenir par le même courrier une réponse à N à propos de son texte et de discussions que nous avons eues cet été. J’ai écrit beaucoup de notes de lecture sur ce texte, mais je ne sais pas si je les mettrai en ordre.
De L à Théorie Communiste (Juin 1991)
Lettre n°1
"Toutes les choses sont contradictoires en soi ..." Hegel
Suite au bref entretien que j'ai pu avoir avec votre contact parisien, P.-J., et ne recevant toujours pas les trois premiers numéros de T.C. que je vous ai demandés, je vous envoie ce nouveau courrier.
En effet, très surprise de me trouver confrontée à une personne non membre de T.C. qui n'a pu répondre ( ou n'a pas voulu ? ) à mes questions et qui ne m'en a posée aucune ! Je préfère m'adresser directement à TC....
Mais je voudrais d'abord m'expliquer quant à ma demande d'adhésion : je me suis un peu précipitée car n'ayant pas lu toutes vos revues il me manque un regard d'ensemble. De plus, après la lecture du numéro 9 quelques divergences avec vous ont surgi, remettant évidemment en cause ma demande initiale...
Je m'en excuse donc... En fait, pourriez-vous me préciser pour quelle raison vous avez choisi la théorie seule ? En quoi consiste votre action contre le système ?
Dans la revue n° 9 vous citez énormément les Manuscrits de 44 sans que cela ne soit réellement nécessaire puisque tout lecteur susceptible d'approfondir peut les lire à tout moment ! Quant au texte lui–même, hormis la paraphrase de ces manuscrits il n'apporte rien d'autre que ce qui a déjà été dit...
Par ailleurs, à propos du "prolétariat non échangiste "il manque un élément à votre explication : si le prolétariat contient en lui , en tant que classe exploitée, sa propre négation et donc la négation de l'échange, il est évident qu'il pratique en même temps l'échange, puisqu'il vend sa force de travail. En réalité le terme d' "échangiste"est impropre car c'est plus un terme de technique financière qu'un mot évoquant la relation précise entre deux entités. Une chose n'a d'existence que parce qu'elle est à la foi négation et affirmation puisque ce qui l'a produite n'existe que dans un mouvement permanent...
Concevoir la classe prolétarienne comme en dehors du système de l'échange, c'est s'imaginer pouvoir s'extraire de l'aliènation... Hors celle-ci nous ayant fait, la seule action concréte et utile est de la briser pour être réellement. Et c'est justement en passant par la situation d' "échangiste" que le prolétariat s'auto-émancipera...
En l'attente de ma commande confirmée...
Salutations subversives
Réponse à L.(Septembre 91 ?)
J'espère que tu excuseras le retard mis à répondre à ta lettre du 7 Juin 91, mais comme j'ai déjà pu te le dire au téléphone, la correspondance et la diffusion n'ont jamais été notre point fort.
Je suivrai l'ordre de ta lettre pour répondre aux trois points que tu abordes :
1) l'activité théorique.
2) la critique de TC
3) le prolétariat échangiste.
1) Le premier point tourne autour de ce que signifie être d'accord avec T.C. et sur notre activité, comme activité théorique.
En ce qui concerne le premier aspect, je dois dire que nous ne nous sommes jamais posé la question. Il n'a jamais été question d'adhésion, quant à être d'accord cela s'effectue au travers de la capacité, même avec des divergences, à pouvoir discuter ensemble. Cela signifie bien sûr des bases communes : la compréhension de la contradiction entre prolétariat et capital développée dans TC 2 et reprise sans cesse au long de tous les numéros et principalement dans TC 8, la notion de "cycle de luttes". Il ne s'agit pas d'une plate-forme minimale. Il est arrivé d'avoir entre nous d'importantes divergences, par exemple au moment de la rédaction de TC 8. Dans ce cas, soit à force de discussions on parvient à un accord, soit on admet que la divergence ne remet pas en cause pour le moment la possibilité d'un travail commun, soit il y a séparation théorique momentanée ou définitive ( sans que cela remette en cause en général, le fait de continuer à se voir de façon bien agréable ) . En lisant le collection de TC, tu pourra voir qu'il y a parfois des revirements importants : sur la possibilité d'une restructuration du capital sur la notion d'auto-négation du prolétariat, par exemple. En fait le seul fil consiste à définir la contradiction entre le capital et le prolétariat et en quoi celle ci porte historiquement (la contradiction est une histoire) le communisme comme son dépassement, au travers de ce qu'est dans cette contradiction le prolétariat en tant que classe.
Cela peut paraître bien général, tout comme une notion de base de TC : l'implication réciproque entre prolétariat et capital. Mais lorsque l'on essaye de façon assez rigoureuse de développer cette problématique on s'aperçoit qu'elle délimite un corps théorique excluant toute la perspective et les notions que nous avons qualifiées de programmatisme (affirmation de la classe), mais aussi inversement la notion d'auto-négation du prolétariat ; excluant également toute revendication d'une humanité, au nom de laquelle le prolétariat ferait la révolution, excluant également tout problématique de l'autonomie ou de l'auto-organisation. Cette base théorique générale comporte également la critique d'une essence révolutionnaire du prolétariat en rapport avec des conditions historiques mures ou immatures, elle repose sur l'affirmation de l'identité entre ce qui fait du prolétariat une classe révolutionnaire et une classe du mode de production capitaliste.
L'accord ou l'adhésion (si on veut l'appeler ainsi), c'est une intégration dans ce travail, cette intégration elle-même peut être plus ou moins forte, il n'y a rien de formel là dedans, c'est la poursuite de cette correspondance, c'est la possibilité de se rencontrer (tout bêtement tu habiterais dans le coin la question ne se poserait pas).
En ce qui concerne le second aspect de ce premier point ("en quoi consiste votre action contre le système ?") le problème est abordé dans la série de textes relatifs à la rencontre avec le groupe italien "Maelstrom"(TC 10). De toute façon nous ne posons pas la question comme tu le fais ; nous ne cherchons pas ce que nous pouvons faire contre le système, celui ci est contradictoire et nous y sommes dedans. Ce qui élimine les questions du genre "à quoi ça sert ? ".
Pour nous un des grands acquis du cycle de luttes, qui s'achève dans les années 70, et de la critique pratique et théorique qu'il contenait, fut la possibilité de théoriser et de critiquer le notion de "programmatisme", c'est–à–dire de la révolution vue comme une montée en puissance de la classe et une affirmation du travail, de la classe ouvrière, ou du prolétariat (critique en germe dans la problématique des gauches).La révolution ne pouvait être qu'auto-négation du prolétariat; si nous avons par la suite critiqué et abandonné cette notion, il n'en est pas moins resté l'idée fondamentale selon laquelle, si la révolution et le communisme sont bien l'oeuvre d'une classe du mode production capitaliste, ils ne sont pas en droite ligne la victoire d'un des termes de la contradiction en jeu dans l'exploitation. Il ne pouvait donc y avoir transcroisssance entre les aspects des luttes du cours quotidien de la lutte de classe et la révolution. Celle ci est un dépassement produit par cette contradiction.
Pour qu'il y ait révolution, il faut qu'il y ait crise impliquant une non reproductibilité, (le rapport de prémisses), de l'implication réciproque. Sans cela l'implication réciproque est contradiction et reproduction des termes de la contradiction dans le mouvement de l'exploitation.
Dans tous les cycles de luttes (le cycle actuel et les cycles antérieurs) les limites de ces luttes étaient toujours intrinsèques, non pas posées à partir d'une vision normative de la révolution, mais s'exprimant dans les termes historiques du cycle de luttes : au travers, par exemple du rapport entre marxisme et anarchisme jusqu'en 1918/1921, ou de l'implication entre autonomie et auto-négation jusque dans les années 70 (cf. TC 7 p. 6–7–8). La spécificité du cycle de luttes actuel réside dans le fait que ses limites ne relèvent pas de l'affirmation de la classe ou de la constitution d'une identité prolétarienne, mais de la reproduction du rapport, de la reproduction du capital. C'est là un point extrêmement positif du nouveau cycle de luttes.
Le mouvement qui fait passer la liaison entre le cours quotidien de la lutte de classe et la révolution d'une abstraction théorique à une relation immédiate, dans laquelle la classe, conformément à la situation mise en place tout le long du cycle et au développement historique du rapport capitaliste, trouve dans sa situation immédiate la capacité à communiser la société, à abolir le capital, ce mouvement est la crise économique générale du rapport de production capitaliste. La notion de crise économique générale appartient à un schéma théorique de définition de la situation révolutionnaire et non à l'étude d'indicateurs quantitatifs qui ne peuvent jamais la définir. Si nous devons percevoir cette situation comme crise économique c'est que c'est ainsi qu'elle existe. Bien sûr le capital est un rapport social, mais cela une fois posé , il faut considérer que le capital est un rapport qui se présuppose et que son auto-présupposition est un procès dans lequel les conditions de la reproduction d'ensemble du rapport se retrouvent sans cesse dans un de ses deux pôles, le capital : c'est cela l'économie.
Tant que l'implication réciproque entre prolétariat et capital se résout dans la reproduction du capital et son auto-présupposition, l'activité du prolétariat dans la contradiction (qui est la substance de cette implication) trouve dans cette implication, et donc dans ce qui définit son propre contenu et son propre déroulement, une limite infranchissable. Cette structure définit la notion de "luttes immédiate" et de "cours quotidien de la lutte de classes". A partir de chaque lutte telle qu'elle est c'est dans ce cadre que se situe la question de l'intervention, aucune dynamique ne lui permet de dépasser cette situation, car cela serait lui demander d'être autre chose que ce qu'elle est : un moment d'une contradiction qui est implication réciproque entre ses termes.
Il ne s'agit absolument pas, avec la bonne conscience que donne la vision des "buts finaux", de considérer ces mouvements d'un oeil condescendant et de les laisser au vulgaire embourbé dans l'immédiateté. La critique ne porte pas sur le fait d'y être ou non, d'y participer ou non, il n'y a pas en réalité de problème de choix là dedans, la contradiction entre prolétariat et capital définit et désigne ses acteurs de façon totalitaire. Ce que je critique ( du "neutralisme" d' "Echange et mouvement" à l'interventionnisme de "Mordicus") ce sont les conceptions et pratiques qui de la situation constamment contradictoire entre le prolétariat et le capital passent plus ou moins directement à la révolution, sans considérer que pour le capital cette contradiction est sa propre dynamique dans laquelle les deux termes de la contradiction sont reproduits, et donc l'activité du prolétariat intrinsèquement limitée par cela même par quoi elle est.
Or ne pas considérer ce processus ne l'empêche pas d'être bien réel. Il en résulte que la simple présence dans un mouvement au nom de la contradiction entre prolétariat et capital directement ou potentiellement identifié au procès révolutionnaire, entraîne que soit l'on se retrouve dans une situation d'intervenant ou de militant (plus ou moins embarrassé dans ce nouveau rôle qu'une ruse de l'histoire vous impose), soit dans une situation de décalage grandissant avec un mouvement dans lequel au départ on envisageait sa présence dans un rapport de complète adéquation avec lui, même en considérant les oppositions et contradictions internes qu'il pouvait comporter. On se cherche alors des adversaires, ou on se fixe des buts intermédiaires, quant ce ne sont pas des objectifs organisationnels (cf. Mordicus, les mordicants, les banlieues et les islamistes). Ou bien l'identification entre cours quotidien de la lutte de classes et potentialité révolutionnaire est poussée si loin (cf."Echanges" le texte de H.S. dans le n°4-5 de "Liaisons ") qu'il n'y a aucun interstice. La problématique est la même que celle de n'importe quel activisme ou immédiatisme, la question de l'intervention n'est pas réellement dépassée, c'est un militantisme en négatif. Dans cette galerie de portraits, on pourrait inclure les pratiques et les analyses souvent sympathiques d' "Os Cangacieros" ou à l'inverse du réformisme quotidienniste de "l'Encyclopédie des nuisances" (cf. la brochure sur le T.G.V dans laquelle on passe sans honte de piteuses manifestations style middle class à la révolution en marche).
Toute cette démarche repose en fait toujours sur un non-dit : "C'est pas la révolution mais ça pourrait l'être, ça a tout pour l'être", mais alors il faudrait expliquer pourquoi ça ne l'est pas vraiment : conditions sociales, forces adverses, mystifications ; mais alors il faudrait expliquer le pourquoi de la force de ces conditions, de ces adversaires, de ces mystifications. Mais pour cela il faudrait retomber sur l'implication réciproque et on se retrouverait avec l'impossibilité de la problématique de l'intervention. Le dépassement de cette structuration de la contradiction ne dépend pas d'une dynamique interne des luttes, car celles ci sont définies par cette structuration, mais du changement de la forme générale de la contradiction : la crise de la reproduction du capital. A ce moment là c'est la problématique et la situation historique même dans laquelle le problème se situe qui disparaissent.
Nous n'avons pas choisi "la théorie seule", comme d'autres pourraient choisir la participation aux luttes revendicatives, le terrorisme, la dénonciation et la démystification, les tracts et les affiches. Le problème dans lequel nous sommes embarqués est celui de la liaison entre les luttes immédiates, contradiction prolétariat - capital, révolution, communisme. Actuellement cette liaison n'est pas immédiate, c'est une relation produite théoriquement, voilà pourquoi nous sommes "théoriciens". Mais être "théoriciens" c'est aussi être embarqués dans cette immédiateté, c'est être face aux limites des luttes immédiates, face à toutes les "nuisances" de ce système, face aux formes particulières de la restructuration, et c'est désigner ces limites en tant que telles, reconnaître ces formes, caractériser la période. Nous ne nous contentons pas de faire de la "grande théorie", sur la contradiction, le prolétariat, le communisme, le fétichisme, etc...ou plutôt cette théorie là se fait parfois en l'oubliant. Dans TC, les textes sur le cycle de lutte, l'évolution de la crise, la grève des cheminots, les coordinations étudiantes, sont nombreux et cela dès le numéro 3.
Bien sur nous n'avons pas distribué de tracts sur les coordinations dans les dépôts de la S.NC.F ou auprès des voyageurs, au cours de la grève. C'est qu'un tract ou une affiche impliquent une appropriation ou une application immédiate ce de qui est énoncé, or tout ce que nous pourrions énoncer ne peut que porter sur la liaison luttes immédiates, révolution, communisme (sinon c'est de la tactique organisationnelle, du racket ou de l'incantation) et cette liaison justement n'est pas immédiate et ne l'a jamais été. En effet même lorsque la révolution se présentait comme montée et affirmation du prolétariat, c'était cette dernière qui comme phase de transition se dressait comme une limite intrinsèque des luttes dans leur relation au communisme et en elle même était la nécessité de la restructuration du capital.
Nous pouvons aussi être personnellement impliqués dans ces luttes ; à ce moment là nous ne sommes pas dans une situation bien différente de celle de nos voisins : on se retrouvera certainement parmi les premiers à désigner et à se heurter aux limites intrinsèques des luttes (le corporatisme dans les coordinations par exemple, corporatisme sans lequel elles n'auraient jamais existées cf. TC 10), parmi les premiers à s'engueuler avec le syndicaliste local ou le bureaucrate auto - organisé. Est–ce que l'on dira alors des choses bien différentes de ce que disent bien d'autres, est–ce que l'on ne fera pas comme bien d'autres qui se retrouvent d'eux mêmes, ou contraints, sur la touche quand le mouvement entre dans sa phase finale de négociations et de retour à l'ordre ?
A aucun moment nous n'aurions été schizophrènes, à aucun moment nous aurions oubliés ce que nous faisons et pensons par ailleurs. C'est justement pour cela que nous aurions été dans ce mouvement. Nous aurions été dans un rapport positif à ce mouvement en sachant qu'actuellement ce rapport positif est une abstraction théorique que nous produisons comme telle et non comme incantations déclamatoires.
Nous pourrions également écrire un texte sur la "révolte dans les banlieues" (pour reprendre l'appellation médiatique), nous l'avons fait, en ce qui concerne les émeutes anglaises, dans le numéro sur le nouveau cycle de luttes. Irons–nous pour autant le distribuer à Vaux–en–Velin ? La question n'est pas bien sûr de savoir si cela serait utile ou non , mais que dirions–nous ? Soit à la façon, par exemple, de Mordicus on y voit la révolution en marche, alors là pas de problème (le seul problème c'est qu'elle n'y est pas), soit on considère que c'est un mouvement qui par rapport à ce qu'il est se situe d'emblée dans sa pratique au plus haut niveau qu'il peut atteindre en tant que "mouvement des banlieues", mais alors notre apport à lui passe du niveau de l'intervention à celui de la théorie : qu'est ce qu' "un mouvement des banlieues" ? Ce n'est pas que je ferais de l'intervention et de la théorie deux mondes irréductibles l'un à l'autre, le problème est celui de la liaison luttes–révolution–communisme, ou plutôt situation de la contradiction–révolution–communisme. Actuellement cette liaison est loin d'être immédiate ou pouvant résulter de la transcroissance d'éléments positifs inclus dans ces luttes et démarquables d'elles.
Quand régulièrement, dans "Echanges et Mouvements" ou dans le texte publié dans le N°4-5 de "Liaisons" une lutte est analysée, la compréhension qui est avancée de l'exploitation comporte constamment dans l'action du prolétariat dans cette contradiction, la possibilité de la révolution, possibilité qui pour des raisons chaque fois différentes ne peut être menée à bout. Raisons qui se ramènent à l'aspect "participation" que comporte le rapport entre le prolétariat et capital . Ainsi ce rapport est dédoublé : négation/participation. En cela s'il semble considérer l'exploitation comme la contradiction reproductrice du capital, ce n'est en réalité qu'une apparence, car comme participation elle cesse d'être contradiction, et comme contradiction elle n'est que négation inintégrable. En fin de compte l'exploitation n'est pas considérée simultanément (elle est simplement dédoublée) comme contradiction et reproduction du rapport social, mais comme cette simultanéité s'impose nécessairement, l'aspect négation ne peut-être saisi comme mouvement du rapport mais comme ce qui est inintégrable dans le rapport. La contradiction sort d'elle même pour devenir résistance : la possibilité révolutionnaire renvoie à la vie humaine brimée dans le prolétaire. On sort alors d'une analyse de la contradiction en termes strictement de contradiction capitaliste, ce que le groupe "Echanges et mouvement" avait tenté de formaliser de façon globale à la fin des années 70 dans la brochure "Le nouveau mouvement". Chaque fois que l'on veut produire une liaison directe on est amené à sauter par dessus le fait que la contradiction entre prolétariat et capital est de façon absolument identique contradiction et reproduction.
J'ai fait précédemment une différence, que l'on pourrait critiquer entre : "Je suis embarqué personnellement " et "Je ne suis pas embarqué personnellement ". Je pense que c'est de la bouffonnerie de dire que je suis cheminot, infirmière, voyou de banlieue, licencié de St Nazaire. Théoriquement c'est exact, mais c'est bien théoriquement que c'est exact et il ne faut pas l'oublier, c'est déjà énorme. Cela ne pourrait être exact que dans la mesure où l'infirmière n'est plus infirmière, etc. Mais alors c'est au mouvement de dépassement des limites intrinsèques des luttes que l'on assisterait, les limites essentiellement constituées par la reproduction du capital et le problème de la liaison comme abstraction théorique par la même occasion seraient caduc.
En ce qui concerne plus spécifiquement le nouveau cycle de luttes, de quelque façon que l'on aborde la définition (cf. les derniers numéros de TC), pour ce qui nous intéresse ici on en revient toujours à considérer que la contradiction se situe au niveau de la constitution et de la reproduction des classes dans leurs rapports. Il y a alors trois conséquences :
- D'une part, coalescence entre la constitution en classe du prolétariat et sa contradiction avec le capital, d'où disparition de toute confirmation d'une identité prolétarienne ou autonomie, organisation, partis ouvriers, politique alternative du travail...
- D'autre part, cela signifie qu'en l'absence d'un crise générale de la reproduction du rapport, toute lutte trouve dans ce qui la définit, son rapport au capital, ipso facto ses propres limites comme étant la reproduction du rapport (même modifié). Limites que cette reproduction lui signifie comme isolement, fixation, consomption, marginalisation... jusque là l'affirmation de la classe, l'autonomie, l'identité ouvrière, etc. étaient dans chaque lutte une limite interne qui semblait ne l'être que parce que l'autre terme de la contradiction subsistait (le capital). On pouvait voir alors dans ces éléments non pas en eux mêmes des limites, mais des éléments dynamiques à extraire, à renforcer, sur lesquels se fondait le procès de la révolution. En fait cela déterminait qu'en réalité aucun dépassement révolutionnaire n'était possible.
- Enfin : la contradiction se situant au niveau de l'auto présupposition c'est–à–dire de la reproduction des classes et de leur rapport, elle remet nécessairement en cause l'intégrité de ses termes, la lutte du prolétariat ne peut être élimination préalable de l'adversaire. Affrontant le capital, c'est sa propre constitution en classe que le prolétariat affronte, il n'y a aucune contradiction interne ou différenciation de modes d'être de la classe, mais affrontement avec l'autre terme bien réel et autonome du rapport : le capital. C'est par là que la révolution et le communisme sont le dépassement qu'appelle et que produit ce cycle de luttes.
Ces considérations n'empêchent pas en ce qui concerne le nouveau cycle de luttes d'en dégager des aspects dynamiques, ce qui est logique à partir du moment où nous parlons de limites. Cependant ces aspects dynamiques résultants du niveau de la contradiction sont abstraits de ces luttes (cf. une liste non exhaustive dans TC 7, p. 38). Ces aspects n'existent que par l'existence de ces luttes avec leurs limites, c'est–à–dire que dans la reproduction et l'existence de la classe dans l'auto - présupposition du capital, ils sont absolument inséparables de cette existence et des limites qu'elle implique. Il ne s'agit pas de liste de ce qu'il faudrait faire, ce n'est pas un manuel du militant, ni même de ce qu'il s'agirait de promouvoir en pensant qu'ils sont en eux mêmes autonomisables.
L'abstraction de tels aspects dynamiques résulte du fait qu'il y a un lien historique entre le cours quotidien de la lutte de classes et révolution. Ce ne sont pas ces aspects qui font qu'il y a un lien, la relation est inverse. En ce qui concerne le nouveau cycle ils spécifient historiquement le contenu de ce lien, tout comme d'autres aspects spécifiaient différemment le contenu de ce lien dans d'autres cycles de luttes. Si le rapport est renversé, alors on ne sait plus pourquoi de tels aspects existent, si l'on s'en tient strictement au rapport contradictoire reproductible entre prolétariat et capital.
De façon générale le lien historique entre le cours de la lutte de classes et la révolution se situe dans la situation constamment contradictoire du prolétariat vis–à–vis de la forme sociale nécessaire de son travail comme valeur accumulée face à lui et ne le demeurant qu'en se valorisant comme capital (la baisse tendancielle du taux de profit est un rapport de classe). Cette contradiction est pour le capital sa propre dynamique. Subsumant le travail au travers de cette contradiction, l'exploitation, le capital est constamment l'agent de la reproduction générale du rapport, et toutes les conditions se retrouvent ainsi constamment comme capital face au travail ; par là, le cours quotidien de la lutte de classes, qui n'est rien d'autre que cette contradiction comme activité du prolétariat, est essentiellement limité et pas par une résistance ou une opposition (étrangère à ce qu'elle limite) du capital. Le cours quotidien de la luttes de classes est un mouvement qui, contre le capital, appelle son dépassement, car s'il butte sur ses propres limites, c'est que le capital subsume dans son cycle propre la contradiction, qu'elle est sa propre dynamique , mais cette contradiction devient par là même les multiples contradictions internes du procès d'accumulation capitaliste. La contradiction entre le prolétariat et le capital devient contradictions du capital. Le cours quotidien de la luttes de classes n'appelle pas son dépassement de par un processus interne mais bien au travers de la crise du capital. La contradiction entre le prolétariat et le capital, de par ce qu'elle devient nécessairement, constitue cette crise en médiation de sa résolution. Ce qu'il ne faut jamais perdre de vue c'est que c'est la même contradiction qui porte la dynamique du capital et qui éclate dans la crise. En outre dans chaque cycle de luttes s'établit une liaison essentielle entre le contenu des limites du cours quotidien de la lutte de classe et les axes selon lesquels se modulent la baisse du taux de profit et la crise. Ainsi, le contenu que le prolétariat donne historiquement au dépassement du capital avec la crise de la reproduction du rapport de production n'est pas fortuit par rapport à ce cours quotidien, mais dans un rapport nécessaire.
A partir de là on ne situe pas la production théorique dans un monde diffèrent, mais toute intervention au sens courant du terme devient extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, comme tout regroupement sur la base de ces interventions ou d'une croyance en une liaison directe entre ces luttes et la révolution, malgré les illusions que certains peuvent avoir et dont leurs tentatives de regroupement sont victimes.
Faire de cette liaison immédiate entre les luttes et la révolution, le contenu de tracts d'affiches, ou de notre présence plus ou moins systématique en tant que TC, n'a strictement aucun sens, c'est une contradiction, dans les termes, un monstre, une absurdité. Dans la mesure même où la prise en compte nécessaire de la liaison entre ces luttes et la révolution n'implique pas "l'intervention" mais la production théorique. Si le contenu du rapport, de la liaison, est médiat, est une abstraction théorique, il ne peut devenir par le miracle d'un tract ou d'une affiche, le contenu d'une intervention pratique, il ne sera alors qu'un soliloque délirant, (comme on l'a vu avec l'affirmation de la classe au cours des cycles antérieurs, il n'en pas toujours été ainsi même si la liaison ne fut jamais en réalité immédiate).
En conclusion, je pense qu'il serait bien fou de figer le problème, j'ai donné les grandes lignes de ce qui peut être sa résolution : l'analyse de la liaison entre luttes et révolution. Mais tout cela n'est aucunement figé. Si de façon abstraite, les luttes appellent leur dépassement dans la crise de la reproduction du capital, empiriquement on ne peut exclure a priori des avancées et des reculs par rapport à cette situation envisagée pour l'instant de façon formelle (ne pouvant peut-être n'être actuellement envisagée qu'ainsi).
Le danger de toute critique de l'intervention consisterait à abstraire le but (la révolution ou le communisme) de son mouvement, à en faire deux mondes irréductibles. Le danger est d'autant plus important qu'il est conforté par la domination de la restructuration du capital et l'achèvement d'un cycle de luttes. Cette tendance théorique à abstraire le communisme, comme but final, de son mouvement est une tendance lourde de ce type de période, et peut se figer soit dans une production théorique qui ne se préoccupe pas du développement historique du rapport entre prolétariat et capital, soit de façon plus radicale dans l'abandon désenchanté de toute production et publication. Cependant, inversement, la théorie communiste ne peut être "communiquée", on entrerait alors dans une relation entre classe ouvrière et militant, en retombant dans toutes les problématiques de l'organisation, de la conscience à promouvoir, de l'opposition entre les grands principes et l'état des choses. Alors en se voulant le plus immergé possible, la théorie aboutirait à un résultat contraire : un programme communiste déjà donné auquel adhérer (voilà le communisme : à genoux ! ).
Finalement je pense que le problème de l'intervention est insoluble a priori, car à définir à l'avance nous serions toujours en retard sur la réalité. J'ai essayé d'en définir le cadre général, les possibilités, les impasses. Le problème est toujours celui de la conception que l'on a de la liaison entre le cours quotidien de la lutte de classe et la révolution : soit transcroissance, soit dépassement. Dans le premier cas on risque de sombrer dans l'immédiatisme, l'ornementation théorique, le commentaire socio–culturel radical et paradoxalement à présenter un programme à appliquer, dans le deuxième cas on est guetté par l'abandon de la vision du communisme comme mouvement qui abolit les conditions existantes et l'on risque de ne plus saisir que le dépassement du cours immédiat de la lutte de classes est un dépassement produit.
2) A propos de T.C.9 : "Le prolétariat et le contenu du communisme".
Citer abondamment les Manuscrits de 44, L'idéologie Allemande, le Capital ou les Fondements, en soi, n'est pas gênant. Je pense que personne ne fait jamais de vraies paraphrases, le choix même des passages "paraphrasés" est déjà implicitement un schéma théorique. Cependant, je suis d'accord pour reconnaître que si TC 9 se limitait à cela ça ne présenterait pas un grand intérêt.
Je crois que tu es passée à côté de la problématique de TC 9 : le prolétariat comme dissolution des conditions existantes sur la bases des conditions existantes, c'est–à–dire comme mouvements de celles ci. Il s'agissait de définir la capacité du prolétariat à produire le communisme autrement que comme l'actualisation d'une nature révolutionnaire, ou autrement qu'en profitant des conditions accumulées par le capital. La critique de ces perpectives n'est pas toujours évidente chez Marx. De toute façon l'intérêt de la question ne réside pas dans un démarquage ou dans un alignement sur Marx. Avant TC 9 nous maîtrisions à peu près la contradiction entre prolétariat et capital, l'identité entre le prolétariat classe du mode production capitaliste et classe révolutionnaire, comment une classe pouvait abolir les classes dans sa stricte action et situation de classe, comment la contradiction pouvait devenir révolution, mais il demeurait un blanc : le contenu de cette résolution de la contradiction, quelles en étaient les caractéristiques et surtout d'où venaient-elles, comment étaient-elles produites ?
TC 9 était destiné à remplir ce blanc. Il s'agissait bien sur de revenir sur les caractéristiques du communisme, encore que même chez Marx celles ci ne sont pas dénuées d'ambiguïtés, mais surtout de montrer leur genèse en dehors toute nature révolutionnaire du prolétariat ou de conditions accumulées par le capital.
Nous abordons de façon synthétique les questions auxquelles d'après nous répond TC 9 dans le petit texte : "Quelques remarques sur la capacité du prolétariat à produire le communisme" dans TC 10 p. 111–112–113.
Il s'agit des questions essentielles suivantes :
- C'est strictement en tant que classe du mode de production capitaliste que le prolétariat est révolutionnaire.
- Il y a capacité du prolétariat à produire le communisme, Il n'y a pas de nature révolutionnaire du prolétariat.
- Il n'y a pas de rapport entre révolutionnarité et conditions objectives.
- Quel est le contenu de ce que l'on peut tout de même appeler conditions du communisme, rapport avec le contenu lui–même du communisme ?
- Quel stade particulier de la contradiction entre prolétariat et capital est porteur du communisme, au delà d'une problématique des conditions?
- La capacité à produire le communisme n'est pas une émancipation du prolétariat vis à vis du capital.
Pour nous l'intérêt de ce texte est explicité dans la citation suivante extraite du texte de TC10 dont je parlais : "Dans le travail antérieur de Théorie Communiste, nous n'avons pas posé le communisme comme une production historique, critiqué toute nature révolutionnaire du prolétariat se heurtant à l'immaturité des condtions pour ensuite réintégrer celle–ci par la fenêtre. Affirmer que le prolétariat est la dissolution des conditions existantes sur la base des conditions existantes, n'est pas une clause de style, c'est un changement complet de perspective par rapport à toute conception d'une nature révolutionnaire. On passe d'une perspective où le prolétariat trouve en lui–même face au capital, sa capacité à produire le communisme à une perspective où cette capacité n'est acquise que comme mouvement interne de ce qu'elle permet d'abolir, devenant par là même procès historique et développement du rapport et non triomphe de l'un des termes sous la forme de sa généralisation. On peut alors définir ce qu'est le prolétariat comme classe révolutionnaire, en quoi face au capital il trouve en lui–même la capacité de produire le communisme, on définit alors le fait d'être la dissolution des conditions existantes comme une situation, comme un rapport, comme le contenu d'une implication réciproque, comme la particularisation d'une totalité face à une autre particularisation de cette même totalité, et non plus comme une nature. A ce niveau, on évacue le problème rigide du rapport entre révolutionnarité et conditions, nature révolutionnaire et histoire. On définit le caractère révolutionnaire du prolétariat comme terme d'une contradiction et donc son existence comme ce qu'il est historiquement.
"Dire que le prolérariat trouve dans ce qu'il est la capacité de produire le communisme contre le capital, mais que ce qui fonde cette capacité est un mouvement interne de ces conditions existantes qu'il s'agit d'abolir, permet de dépasser une conception selon laquelle le prolétariat affirme face au capital des déterminations qui lui seraient propres (ce qui revient à comprendre les termes d'une contradiction comme une rencontre et non comme une particularisation. En outre, une telle compréhension permet de dépasser une analyse de l'aliénation sur la base de l'individu isolé et de la marchandise ; en tant que négation déterminée par le propre mouvement de ce dont elle est la dissolution (le travail comme non propriété en tant que moment de la propriété face à la propriété, par exemple), cette négation est une classe. L'opposition à l'aliénation qui en reste à l'individu isolé et à la marchandise demeure une opposition externe. On ne peut juxtaposer, pour comprendre dans son contenu communiste le dépassement du capital, le dépassement de l'aliénation, une analyse de celle–ci sur la base de la marchandise et le prolétariat comme négation de cette aliénation. Dans le cas de la division du travail, une telle démarche nous fait appréhender le communisme comme juxtaposition d'activités (le super bricoleur), comme appropriation universelle dans le cas de la propriété et comme planification dans le cas de la valeur et de l'échange. Ainsi, dire que le prolétariat est dissolution des conditions existantes sur la base des conditions existantes permet :
"• de poser la capacité que le prolétariat trouve en lui–même dans sa contradiction avec le capital, de produire le communisme, non comme nature mais comme un rapport et une histoire ;
"• de dépasser une conception pour laquelle le communisme résulte de l'affirmation, de la révélation de cette capacité ;
"• de poser nécessairement cette dissolution des conditions existantes, dans leur mouvement interne, comme une classe et donc de ne pas poser la contradiction avec l'aliénation et son développement sur la base de l'individu isolé et de la marchandise.
"Ce n'est que sur cette base que l'on peut poser les grandes lignes de l'auto–production de l'humanité dans le communisme, en dépassant le mysticisme ou la planification qui l'un et l'autre ne connaissent que les individus isolés, soit comme fusion, soit comme juxtaposition" (TC 10, p. 112–113 ).
3) A propos du prolétariat échangiste
Sur ce point j'ai du mal à saisir l'objet de ta critique. Nous sommes bien d'accord que le prolétariat est échangiste, nous ne l'avons jamais conçu en dehors du système de l'échange. Je ne vois vraiment pas sur quel passage de TC tu peux t'appuyer pour le dire . Nous avons dès le début du travail de TC critiqué toute problématique fondant la révolution sur une quelconque "extraction" de l'aliénation. Il en résulte que je ne peux qu'être d'accord avec ce que tu dit là, dans la mesure où il est impossible de le saisir comme une critique de ce que nous aurions pu écrire. C'est même là une des bases de toute la théorie développée dans T.C.
En ce qui concerne le terme même d'échangiste je ne vois pas en quoi c'est plus un terme de technique financière que d'autre chose. L'achat–vente de la force de travail est un échange, bien particulier, mais c'est un échange, c'est le premier moment de l'échange entre capital et travail, le second étant la subsomption du travail sous le capital. L'échange entre le travail et le capital est une relation précise, c'est l'exploitation. Je ne vois pas pourquoi , même si ce terme à une trop large acception, dont financière , il faudrait l'abandonner, d'autant plus que sans que cela soit un argument péremptoire, c'est celui que l'on trouve dans tout le Capital et autres oeuvres. L'ouvrier vend une marchandise, il effectue un échange.
Cependant pour montrer la nécessité de comprendre le prolétariat comme échangiste tu écris : "or celle ci ( l'aliénation ) nous ayant faits la seule action concrète et utile est de la briser pour être réellement. Et c'est justement en passant par sa situation "d'échangiste" que le prolétariat s'auto-émancipera". Si l'aliénation nous a fait, en la brisant on se brise nous-mêmes (ce qui est bien), en aucune façon on "est réellement " on devient autre chose. Je ne comprends pas ce que cela signifie "être réellement ", qu'est ce que c'est qui n'était pas réellement et qui l'est ensuite : moi, toi, nous, le prolétariat, l'homme ? Quel est la nature et le contenu de cet être ? S'il faut briser l'aliénation pour être réellement, c'est qu'il y a quelque chose qui gît sous cette aliénation. Je ne crois pas que ce soit ce que tu penses, mais alors la formulation est dangereuse. D'autant plus dangereuse qu'ensuite tu parles d'"auto-émancipation ", y a t' il quelqu'un qui s'émancipe, se libère, qui est-ce ? Le prolétariat ? Il disparaît, l'homme ? Il n'existe pas, l'individu ? c'est une baudruche philosophique.
J'espère que tu seras parvenue sans trop de peine à la fin de cette lettre, je ne suis pas toujours très clair, et je n'écris pas toujours très bien. Dans l'attente de te lire et peut-être de se rencontrer.
Amicalement
P.S. Je ne t'ai moi–même posé aucune question (ce que tu reprochais à P-J), mais bien sûr quel intérêt trouves–tu à T.C.? et quelle est la démarche qui t'y a amené ? ne manquerai pas d'éclairer notre correspondance.
Lettre n°2 (L – Octobre 92)
à R… Théorie Communiste
"La fin générale avec laquelle commence l'histoire, et de donner satisfaction au concept de l'esprit. Mais cette fin n'existe qu'en soi, c'est–à–dire comme nature : c'est un désir inconscient enfoui dans les couches les plus profondes de l'intériorité, et toute l'oeuvre de l'histoire universelle consiste dans l'effort de le porter à la conscience."
(Hegel "La raison dans l'histoire")
Le point essentiel auquel l'ensemble des numéros de TC se rapporte est celui de l'auto-négation du prolétariat. Celle ci n'a rien à voir avec l'auto-organisation ou l'autonomie ; elle est le mouvement par lequel le prolétariat nie sa condition de classe pour réaliser son humanité. Parler de la fin de l'auto-négation (cf. rencontre de Nov. 86) du prolétariat c'est exprimer la mort du capital. L'auto-négation du prolétariat n'appartient pas à une période donnée, elle est le produit du mouvement historique. Si T.C. a fini par rejeter le mouvement organique du capital cristallisé dans l'auto-négation de la classe prolétarienne, c'est à cause d'une vision séparée du dit mouvement. La preuve est le souci de fixer une "liaison "entre les luttes et la révolution. Or, il n'y a pas de liaison entre les deux mais un rapport, le MPC produit les deux en même temps. Toute révolte de la classe prolétarienne est l'expression du communisme, aussi bien dans ses limites que dans son devenir.
Affirmer que le communisme émergera au moment où s'auto-niera le prolétariat n'est pas une pétition de principe mais l'expression tangible de l'humanité enfin réalisée. L'histoire n'est pas faite d'étapes successives destinées à s'arrêter à la révolution, l'histoire est long et lent processus de maturation produit par le développement des forces productives.
Selon TC, le problème est ainsi posé : c'est une pure utopie que de s'imaginer l'émergence d'une quelconque humanité puisqu'aucune n'existe en présupposition.
Pourtant, toutes les luttes passées, toutes les rebellions qui ont marqué les siècles ont été chaque fois la preuve que ce que le mouvement capitaliste nous imposait était - malgré tout - viscéralement insupportable. Et puis, comment expliquez-vous les dépressions nerveuses, la morosité actuelle, les suicides, bref le malaise affectif gigantesque qui règne aujourd'hui ? C'est pourtant bien le signe d'un profond déséquilibre auquel aucunes des compensations apportées par le système ne suffisent plus.
L'homme n'est pas qu'aliénation. Il est l'humain aliéné qui s'aliène afin de nier l'aliénation de l'humain se réalisant. Ce qu'il faut saisir c'est le principe du processus d'autodestruction du MPC : si le K. contient les éléments de sa propre mort, il ne peut que contenir en même temps les germes d'une humanité amenée à se réaliser comme le résultat de toute l'histoire du communisme. Puisque tout résultat est en même temps point de départ d'un procès.
Le communisme n'est pas "une période de l'histoire humaine"; il est l'histoire humaine !
Ainsi donc, l'auto-négation du prolétariat au lieu d'être simple autodestruction de sa condition d'exploité est en même temps la mise à jour de l'humanité qui souterrainement se manifestait en chaque insurrection.
Considérer qu'une fois abolie la condition prolétarienne l'on passe à une étape différente sans lien aucun avec la précédente - sinon la fin de l'exploitation -signifierait que le mouvement historique est linéaire, sans relation avec son commencement. "L'auto-organisation" du prolétariat ne veut pas dire qu'il a une "base propre" - comme s'il était en-soi révolutionnaire - mais qu'il cesse définitivement d'être l'objet du capital pour s'autonomiser, c'est–à–dire pour se réapproprier les moyens de production.
La tendance humaine ne s'oppose pas au capital, point. Elle s'y oppose en tant qu'émanescence de la contradiction travail mort/travail vivant. L'humanité n'est pas "un troisième larron" (cf. TC 5 p. 50) à côté du prolétariat. Elle est le prolétariat évoluant vers la négation de sa condition. L'exploitation et la dimension humaine sont les deux manifestations du communisme. La seconde est l'histoire de la première, la première est produite par l'avancée historique de la seconde...
Quant à la restructuration, qui dit restructuration, dit impossibilité d'une révolution. Or, à aucun moment vous ne précisez si le capital amorce une phase restructurante ou non. C'est malheureusement le plus grand flou ! Pourtant vous semblez vous baser sur une baisse du taux de profit, vous devriez donc être aptes à définir la nature de la période abordée.
Pour finir en rapport avec la lettre du 8/10/91, et précisément le passage suivant : "de toute façon nous ne posons pas le problème comme tu le fais. Nous ne cherchons pas ce que nous pouvons faire contre le système, celui -ci est contradictoire et nous y sommes dedans. Ce qui élimine les questions du genre " à quoi ça sert ". Justement la question est nécessaire car nous ne sommes pas "dedans" le système, nous sommes le système et nous le reproduisons. Nous sommes nous même contradictoires. Lutter contre le capital c'est donc tendre à le reproduire le moins possible. Voilà à quoi doit servir l'approfondissement pratico-théorique !
C'est pourquoi la spécificité du cycle actuel ne réside pas "dans le fait que ces limites relèvent de la reproduction du capital " - puisque celle-ci existe depuis le début - mais dans le fait que parvenus à la phase supérieure de la domination réelle, cette période nous offre enfin la possibilité de cerner objectivement les limites du prolétariat, passées, présentes et futures. Elle nous offre justement le choix (cf. p. 5 de ta lettre) fondamentalement de réagir contre l'aliénation pour se positionner dans toute l'exigence d'une humanité appréhendée. La dernière thèse sur Feuerbach n'est pas un vain mot...
Ainsi posé, le problème d'une quelconque "liaison entre les luttes et à le révolution" (cf. p.14 de ta lettre) devient caduc ; il s'agit plutôt :
1) D'apprécier le caractère communiste contenu en chaque lutte.
2) D'en cerner les limites même si ce caractère n'est que souterrainement présent.
3) De comprendre que liaison renvoie à séparation, que les deux sont le produit d'une vision statique et non celui du communisme, celui-ci étant mouvement historique dont la résolution sera l'expression spontanée, amorcée depuis des siècles à travers les dites luttes.
4) Qu'enfin, de par cette compréhension-réappropriation, la diffusion de tracts – ou autres – n'est ni négatif, ni absurde mais la continuité logique d'un positionnement historique déterminé-déterminant, hors de tout désir volontariste.
Salutation subversives
Réponse à L (Décembre 92)
Salut
Je te prierai d'abord comme d'habitude d'excuser ce grand retard, je n'ai jamais été un fanatique du courrier et malgré la thèse sur Feuerbach, il est très difficile de se transformer. L'autre raison de ce retard est que j'ai tourné et retourné ta lettre, pourtant assez brève dans tous les sens sans savoir par quel bout la prendre.
D'un côté après une lecture globale, j'étais assez d'accord avec la démarche générale, dont procède ta lettre. D'un autre côté quand je décortique, je ne suis plus d'accord avec quoi que se soit. Le communisme dépassement de toute l'histoire passée, je suis d'accord ; le communisme compris comme "le mouvement qui abolit les condition existantes" et pas seulement une nouvelle période de l'histoire humaine (je ne dis pas histoire de l'humanité pour ne pas introduire ce sujet immanent), je suis d'accord ; que, enfin, la révolution, abolition du capital soit abolition du prolétariat, je ne peux que souscrire.
Là où nous divergeons totalement c'est sur la démarche téléologique qui fonde chez toi ces propositions. Le communisme, posé comme une finalité, devient le principe, moteur et origine de sa propre production, de toute l'histoire. Celle-ci n'est alors que réalisation, ce que souligne assez bien la citation de Hegel que tu places en exergue de ta lettre. "Le contenu de la Raison est l'idée divine, essentiellement le plan de Dieu" ( Hegel "La raison dans l'histoire"). Je sais bien que ce n'est pas celle là que tu as choisie, pourtant celle-ci me paraîtrait plus explicite. Tu remplace l'Esprit ou la Raison de Hegel par l'Humanité et tu peux écrire : "le communisme est l'expression tangible de l'humanité enfin réalisée", "jusque là l'histoire est long et lent processus de maturation", "toute l'histoire est l'histoire du communisme", "l'auto-négation du prolétariat est la mise à jour de l'humanité qui souterrainement se manifeste en chaque insurrection", "le mouvement historique n'est pas sans relation avec son commencement". Bien sûr en bonne Hegelienne, la tendance humaine ne s'oppose pas comme absolument autre face au capital". Elle est le prolétariat évoluant vers la négation de sa condition".
"L'Esprit se produit lui–même, il se fait lui-même ce qu'il est. Son être n'est pas une existence en repos, mais activité pure : son être est d'avoir été produit par lui–même, d'être devenu pour lui–même de s'être fait par soi–même. Pour exister vraiment, il faut qu'il ait été produit lui-même : son être est le processus absolu. Ce processus médiation de lui-même avec lui-même et par lui-même implique que l'Esprit se différencie en Moments distincts, se livre au mouvement et au changement et se laisse déterminer de diverses façons. Ce processus est aussi, essentiellement, un processus graduel et l'histoire universelle est la manifestation du processus divin, de la marche graduelle par laquelle l'Esprit connaît et réalise la vérité. Tout ce qui est historique est une étape de cette connaissance de soi. Le devoir suprême, l'essence de l'Esprit, est de se connaître soi-même et de se réaliser. C'est ce qu'il accomplit dans l'histoire : il se produit sous certaines formes déterminées, et ces formes sont les peuples historiques. Chacun de ces peuples exprime une étape, désigne une époque de l'histoire universelle. Plus profondément : ces peuples incarnent le principe que l'Esprit à trouvé en lui et qu'il a dû réaliser dans le monde. Il existe donc entre eux une connexion nécessaire qui n'exprime rien d'autre que la nature même de l'Esprit. (…) Les peuples historiques, les caractères déterminés de leur éthique collective, de leur constitution, de leur art, de leur religion, de leur science, constituent les configurations de cette marche graduelle. Franchir ces degrés, c'est le désir infini et la poussée irrésistible de l'esprit du Monde, car leur articulation aussi bien que leur réalisation est son concept même" (Hegel "La raison dans l'histoire", Ed. UGE 10/18 p.97).
Que ta démarche puisse se décalquer sur celle de Hegel, que l'humain ou l'humanité ou même le prolétariat y joue le rôle de l'Esprit ou de la Raison n'est pas en soi une critique. Mais voilà, la critique de la démarche téléologique de Hegel et non simplement celle de son idéalisme, est le fondement d'une conception révolutionnaire de l'histoire. Remplacer l'Esprit par l'humanité même en tant que prolétariat exploité et abolissant ses conditions d'existence ne change pas grand chose si l'on conserve le même démarche : "L'homme n'est pas qu'aliénation. Il est l'humain aliéné qui s'aliène afin de nier l'aliénation de l'humain se réalisant" (page 3 de ta lettre). En fin de compte le terme dernier, l'Idée, l'Esprit absolu, le communisme ou l'humanité réalisée ou adéquate, ne paraissent se produire que parce qu'ils sont déjà principe. La partie est gagnée d'avance, l'histoire est une vaste plaisanterie d'assez mauvais goût.
Toute démarche téléologique conséquente sanctifie le réel, la tienne ne l'est pas : la marche de l'humanité ne se manifeste que dans le négatif ("l'humanité qui souterrainement se manifeste dans chaque insurrection"). "En critiquant négativement, on se donne des airs distingués et on survole dédaigneusement la chose sans y avoir pénétré, c'est–à–dire sans l'avoir saisie elle-même, sans avoir saisi ce qu'il y a de positif en elle" (Hegel, d° p. 99). En effet si le terme d'humain doit avoir un sens, il ne peut désigner que l'ensemble des rapports que les individus définissent entre-eux or ce sont ces rapport qui deviennent indépendants et leur propre communauté qui les affrontent comme quelque chose d'étranger. Elle ne les affronte pas comme "l'aliénation" affronterait "les hommes" mais en ce qu'ils ne sont que les hommes de cette communauté indépendante tout aussi , eux même limités, que leur communauté est indépendante. C'est chaque fois la période historique suivante qui considère cette limitation comme contingente, démarquant de cette sorte un objet, une sorte de noyau qui sera l'humain. En conséquence si l'on veut voir l'histoire, l'humanité se réalisant, il faut continuer à suivre Hegel et suivre l'humanité se réalisant au travers de l'Etat, la morale, la religion, l'art, l'esprit positif des peuples historiques. Et non au travers de la révolte, de la poursuite de fins particulière qui sont le négatif par lequel chaque fois l'Esprit parvient à un stade supérieur en détruisant le stade antérieur : les fameuses ruses de la Raison. La téléologie ne peut-être que sanctification de l'ordre du monde et la révolte contre cet ordre qu'une ruse de la Raison elle-même (ou de n'importe quel principe téléologique) afin de parvenir à un stade supérieur. Dans la "Critique de philosophie du droit de Hegel" (1843) Marx se sort de cette difficulté par le fameux passage sur "il faut créer une classe à laquelle on n'a pas fait un tord particulier, une classe qui ne revendique rien de particulier qui soit la perte totale de l'humanité" (je cite de mémoire). Dans ses propres fins particulières le prolétariat réalise les fins de l'humanité. En fait c'est une réponse qui demeure bien hégélienne, ce n'est pas pour rien que le texte s'achève sur "le prolétariat réalisant la philosophie" même si cela n'est que dans sa suppression (c'est le moins qu'il puisse faire). La téléologie s'achève dans la recherche d'un sujet dont la substance soit adéquate aux fins ultimes de l'humanité ou de l'histoire : le prolétariat ou l'Etat libre. Mais alors la révolution, le dépassement de l'ordre du monde existant, réalise la nature d'un des éléments, d'un des termes de cette ordre. Nous retrouvons le schéma du dépassement comme retour en soi du sujet, qui récupère ce que le développement historique de sa réalisation lui avait opposé comme étranger à lui–même : l'objectivité, ses propres forces sociales, les moyens de production, etc. Le dépassement n'est pas production de nouveau, dépassement des contradictions de l'ancien, mais reprise, retour, ce qui est conforme avec tout le processus téléologique. Il n'y a pas de révolution, il y a adéquation au principe originel de l'histoire, au travers de l'activité d'un sujet dont la détermination particulière est conforme ou se confond avec l'universalité. Mais cette dernière, humanité ou Esprit, étant déjà donnée dans les déterminations antérieures qui n'existaient que par elle, le dépassement n'est qu'une réconciliation entre celle-ci et différentes déterminations de sa réalisation. L'humanité, l'Esprit, se réconcilient avec leur histoire, leur objectivation, leur détermination. La révolution communiste est la suppression de tout ce qui peut exister en dehors des individus, l'immédiateté sociale de l'individu, l'individu comme communauté, la suppression de toute séparation (TC 9 tente d'aborder cela avec des caractéristiques positives dans la mesure du possible, qui est mince). Si on appelle cela l'humanité réalisée par rapport à des germes, des tendances, etc., c'est que déjà même contrariée et n'apparaissant que dans la révolte, l'insurrection cette humanité existe dans les individus de la société antérieure, mais alors la communauté qui se dresse face à eux ne peut qu'être elle aussi germes d'humanité, tendance ; la seule difficulté réside alors dans leur séparation qui n'est alors que contingente, qu'accident de substances qu'elle sépare. C'est donc grosso modo les éléments antérieurs que l'on réaménage dans un ordre différent et cela malgré toutes les déclamations critiques. Et c'est bien ce qui est fait :"Nous sommes nous mêmes contradictoires" ; ce que "le mouvement capitaliste imposait était viscéralement insupportable" ; la séparation est tellement saisie comme contingente qu'il nous faudrait : "tendre à reproduire le système le moins possible".
C'est dans l'Idéologie Allemande que Marx fait table rase de toute cette démarche.
"L'histoire n'est pas autre chose que la succession des différentes générations dont chacune exploite les matériaux, les capitaux, les forces productives qui lui sont transmis par toutes les générations précédentes ; de ce fait chaque génération continue donc d'une part le mode d'activité qui lui est transmis, mais dans des circonstances radicalement transformées, et d'autre part, elle modifie les anciennes circonstances en se livrant à une activité radicalement différente, ces faits on arrive à les dénaturer par la spéculation en faisant de l'histoire récente le but de l'histoire antérieure ; c'est ainsi par exemple qu'on a prêté à la découverte de l'Amérique cette fin : aider la Révolution Française à éclater ; de la sorte on fixe à l'histoire ses buts particuliers et on en fait une personne à côté d'autres personnes (à savoir Conscience de soi, Critique, Unique, etc.) tandis que ce que l'on désigne par les termes de "Détermination", "But", "Germe", "Idée" de l'histoire passée n'est rien d'autre qu'une abstraction de l'histoire antérieure, une abstraction de l'influence active que l'histoire antérieure exerce sur l'histoire récente" (Ed. Sociales, p. 66). C'est à partir d'une telle analyse que nous avons pu dire que la nécessité de l'aliénation ne se comprend qu'à partir de ce qu'est le prolétariat ou que c'est toujours sur la base du cycle de lutte présent que l'on peut considérer que les cycles antérieurs avaient comme contenu le communisme tel que le cycle présent le produit.
"Cette somme de forces de production, de capitaux, de formes de relations sociales, que chaque individu et chaque génération trouvent comme données existantes, est la base concrète de ce que les philosophes se sont représenté comme "substance" et "essence" de l'homme, de ce qu'ils ont porté aux nues" (p.70).
"Pratiquement, les communistes traitent donc les conditions crées par la production et le commerce avant eux comme des facteurs inorganiques, mais ils ne s'imaginent pas pour autant que le plan ou la raison d'être des générations antérieures ont été de leur fournir des matériaux, et ils ne croient pas davantage que ces conditions aient été inorganiques aux yeux de ceux qui les créaient" (p.97).
"Si l'on considère, du point de vue philosophique, le développement des individus dans les conditions d'existence commune des ordres et des classes qui se succèdent historiquement et dans les représentations générales qui leur sont imposées de ce fait, on peut, il est vrai, s'imaginer facilement que le Genre ou l'Homme se sont développés dans ces individus ou qu'ils ont développé l'homme ; vision imaginaire qui donne de rudes camouflets à l'histoire. On peut alors comprendre ces différents ordres et différentes classes comme des spécifications de l'expression générale, comme des subdivisions du genre, comme des phases de développement de l'Homme" (p.93).
Et enfin "Les individus qui ne sont plus subordonnés à la division du travail, les philosophes se les ont représentés, comme idéal, sous le terme d' "Homme", et ils ont compris tout le processus que nous venons de développer comme étant le développement de l' "Homme", si bien qu'à chaque stade de l'histoire passée on a substitué l' "Homme" aux individus existants et on l'a présenté comme la force motrice de l'histoire. Tout le processus fut donc compris comme processus d'auto-aliénation de l' "Homme", et ceci provient essentiellement du fait que l'individu moyen de la période postérieure a toujours été substitué à celui la période antérieure et la conscience ultérieure, prêtée aux individus antérieurs" (p.104).
Il est évident que cette critique de la téléologie ne signifie pas "que considérer qu'une fois abolie la condition prolétarienne, l'on passe à une étape différente sans lien aucun avec la précédente - sinon la fin de l'exploitation - signifierait que le mouvement historique est linéaire sans relation avec son commencement"(cf. ta lettre). Le lien avec le stade précédent est constitué par la signification historique du capital qui n'est en aucune façon somme de germes mais un certain stade de la contradiction entre capital et prolétariat, un contenu et structuration d'une contradiction qui se résout dans la capacité que trouve le prolétariat dans la contradiction avec le capital à produire le communisme (cf. TC 9). Je constate en ce qui concerne ta vision des choses que le prolétariat en tant que classe révolutionnaire n'étant finalement qu'une représentation de l'humain aliéné s'aliénant afin d'abolir l'aliénation, ce qu'il a en face de lui , l'autre terme de ce que l'on ne peut plus appeler un contradiction, le capital, accède à la même substantification philosophique, il semble être le nom de toutes les formes d'exploitation "depuis des siècles", il est du côté de l'aliénation le substance en germe dans toutes les formes d'exploitation. Si le capital se développe sur des formes plus anciennes (propriété, marchandise, valeur, et même capital commercial ou capital de prêt), ces formes plus anciennes il les trouve déjà existantes à l'époque de sa formation et de sa naissance. Il les trouve comme présupposées, mais non comme des présupposés qu'il aurait lui–même posés, toutes ces formes il les brise pour se les soumettre afin de devenir son propre procès auto présupposition. Le procès de formation du capital est bien en relation avec ce qui le précède mais il n'est pas dans ce qui le précède, "son procès de formation est le procès de dissolution, le produit de la décomposition du mode de production social qui le précède" (Théories sur la plus value, Ed. Sociales, t. III p. 475).
Je ne sais pas si "l'histoire est linéaire" (tout dépend ce qu'on entend par là : évolutionnisme ou contradictions, ruptures, dépassement) mais en tout cas elle n'est ni circulaire, ni spiraloïde, ni télescopique à la manière d'une antenne radio.
C'est la notion d'auto-aliénation qui est dangereusement ambiguë. Son ambiguïté réside dans le fait qu'à partir du moment où l'on parle d'auto-aliénation, on est amené à rechercher le sujet qui s'aliène et bien évidemment il semble qu'un sujet qui s'aliène ne puisse pas n'être qu'aliénation : "il est l'humain aliéné qui s'aliène afin de nier aliénation". "L'homme n'est pas qu'aliénation" comme tu le dis. Une fois que l'on s'est posé cette question, c'est–à–dire que l'on s'est enfermé dans les apories de l'aliénation et de l'Homme, on ne peut que succomber à une illusion d'optique, ce sujet, ce principe, c'est l'Homme imaginé de la société communiste par rapport auquel toutes les limitations antérieures apparaissent comme contingentes absolument. On substitue l'individu de la société communiste, l'humain humanisant, à celui des formes sociales antérieures, il devient évident que pour cet individu toutes les limites antérieures ne peuvent être que contingentes, ce qui à contrario transforme cet individu en noyau substantiel trans-historique, permet de dégager le noyau libre de l'humain ayant dû, pour se retrouver adéquat à lui–même, accomplir tous ces avatars. Il est évident que le résultat du procès n'est pas sans rapport avec son commencement, tellement que l'on se demande pourquoi le procès à eu lieu. Pourquoi y'a–t–il eu une histoire plutôt qu'une éternité ?
Que peut alors, tout de même, signifier l'auto-aliénation ? "Tant que la contradiction n'est pas apparue, les conditions, dans lesquelles les individus entrent en relation entre eux sont des conditions inhérentes à leur individualité, elles ne sont nullement extérieures et seules, elle permettent à ces individus déterminés et existant dans des conditions déterminées de produire leur vie matérielle et tout ce qui en découle ce sont donc des conditions de leur manifestation actives de soi et elles sont produites par cette manifestation de soi. En conséquence, tant que la contradiction n'est pas encore intervenue, les conditions déterminées, dans lesquelles les individus produisent correspondent donc à leur limitation effective, à leur existence bornée, dont le caractère limité ne se révèle qu'avec l'apparition de la contradiction et existe de ce fait pour la génération postérieure. Alors cette condition apparaît comme une entrave accidentelle, alors on attribue à l'époque antérieure la conscience qu'elle était une entrave. Ces différentes conditions qui apparaissent d'abord comme conditions de la manifestation de soi, et plus tard comme entraves de celle-ci, forment dans toute l'évolution historique une suite cohérente de modes d'échange." (L'Idéologie Allemande, Ed. Sociales, p. 98). La contradiction "qui apparaît" dont parle Marx dans L'Idéologie Allemande est celle entre les forces productives et les modes d'échange (les forces productives définies comme activité des individus – p. 97 et 98).
Est-ce à dire qu'il n'y a pas, à l'intérieur de la forme historique se reproduisant, de contradiction ? Bien évidemment non. Du fait de la division du travail (division sociale qui est répartition des moyens de production, division entre travail matériel et intellectuel, formes d'appropriation du produit), ces individus limités voient se dresser face à eux de façon indépendante d'eux-mêmes, du fait même de leur division , leur communauté, tout aussi limitée, qu'ils le sont eux-mêmes. C'est cela l'auto-aliénation, non celle de l'humain (qui est toujours la vision de l'époque ultérieure sur celles qui l'ont précédée) mais d'individus déterminés engagés dans des formes historiquement déterminées de production de la vie : leur aliénation est la propre manifestation d'eux-mêmes, même dans leur aliénation, les individus ne sont jamais partis que d'eux–mêmes. Leur propre limitation et la communauté toute aussi limitée qui se dresse face à eux (union de la classe dominante ), est " leur manifestation active de soi", leur auto-aliénation (pour continuer à être compris des philosophes comme dit Marx au début de l'Idéologie Allemande).
Sous réserves d'analyse plus fouillée (il vaut mieux être prudent quand on se met à critiquer le papè), on pourrait critiquer les schémas historiques de Marx dans la mesure où il établit un double niveau de contradiction : un niveau interne à chaque stade historique, mais ne le remettant pas en cause comme totalité se reproduisant (tout au plus révélant ses limites), et un niveau de contradictions "transitionnelles" (c'est moi qui les baptise ainsi) entre les stades historiques. Il faut, à ma connaissance, attendre les célèbres passages sur le travail social et le capital comme contradiction en procès, dans les "Fondements" pour que soi réalisé la synthèse. Dans le Manifeste de 1848, les contradictions entre classes, moteur de l'histoire, demeurent elles mêmes mues par les forces productives.
Outre la construction téléologique, tu produits l'Homme par un argument de fait semblant, dans sa massivité empirique, ne souffrir aucun contradiction : les dépressions nerveuses, la morosité, le malaise affectif. Ce serait là la preuve que les individus sont autre chose que leur aliénation. Il me semble que la séparation entre les individus, séparation qui est leur propre détermination, et leur séparation conséquente d'avec leur communauté est bien suffisante pour produire quelques malheureux. Tu pourrais répondre "mais puisque c'est là la manifestation active d'eux-mêmes pourquoi en souffrent–ils ?". Poser cette question ne serait pas prendre au pied de la lettre que cette manifestation active de soi pose en elle-même la séparation de ces individus d'avec la communauté qui est la leur. C'est l'individu limité, aliéné lui-même qui "souffre" de sa séparation d'avec la communauté, l'aliénation n'est pas une substance de cet individu mais le rapport aux autres et à la communauté même si elle est tout aussi limitée que lui-même. En outre, mais là je m'avance sur un terrain glissant, il existe de grandes périodes dépressives, elles correspondent à ces phases de transition dont parle Marx, où se qui était manifestation de soi (être rentier, paysan, ouvrier à temps plein de la sidérurgie lorraine), se mue en une détermination contingente. On ne s'étendra pas sur la Vienne de M. Freud. Cette façon de poser la dépression nerveuse comme preuve ontologique de l'"humanité" se rattache à ta proposition selon laquelle "nous sommes le système", "nous sommes nous–mêmes contradictoires", à partir de là la question "à quoi ça sert ?" dont tu défend la pertinence, appelle comme réponse : le témoignage de notre humanité, et le témoin c'est le martyr.
En conclusion, je pense que la possibilité de continuer à discuter entre nous réside dans les thèmes où prennent naissance nos divergences. Nous considérons l'un et l'autre, la révolution comme dépassement de toute l'histoire antérieure, et du prolétariat lui-même et cela comme action de ce même prolétariat. C'est parce qu'il y a ce point
de départ commun, cette préoccupation posée comme centrale, que nous pouvons nous disputer, et c'est sur sa compréhension que nous nous chamaillons.
Amicalement
R.
Lettre n°3 (L. – Janvier 93)
"Ce prétendu "inhumain" est le produit des conditions présente au même titre que l' "humain" : il en est le côté négatif, la révolte contre les conditions dominantes fondées sur les forces productives existantes et contre le mode de satisfaction des besoins qui leur correspond, révolte privée du fondement révolutionnaire d'une nouvelle force productive. Ce que l'on appelle " humain " au sens positif, correspond aux conditions déterminées qui dominent en fonction d'un certain niveau de production et la manière de subvenir aux besoin qu'il conditionne; tout comme l'expression négative " inhumain "correspond à la tentative sans cesse renouvelée et suscitée par ce même niveau de production, d'abolir ce système de domination et le mode d'assouvissement qui prédomine au sein du mode production existant " (Marx" L' Idéologie Allemande" Pléiade p.1316)
N.B. Même s'il me semble plus logique d'appeler l'inhumain la misère quotidienne et l'humain l'être enfin réalisé, cet extrait illustre fort bien le propos de notre correspondance...
Après la lecture de ta lettre - un peu difficile à déchiffrer, quelques mots étant malheureusement illisibles - il s'avère que j'ai pour le moins manqué de clarté dans mes tentatives explicatives et je te prie de m'en excuser.
En revanche ce qui est clair, c'est que si nous nous entendons sur le fond (?), nous ne sommes pas du tout d'accord quant à sa compréhension fondamentale !…
Il ne s'agit pas là d'une "démarche téléologique" mais du caractère rationnel et incontournable du déterminisme historique .
La téléologie naît et demeure dans un champ statique; le déterminisme est le mouvement qui s'auto-produit dans une avance continue et logique et qui, tout en faisant voler en éclats le mythe du libre arbitre, nous permet, de par sa saisie rigoureuse, d'intervenir sur le cours de notre propre histoire.
La question n'est pas de trouver un but à l'histoire mais d'en saisir le sens, la raison de ce sens, la raison de cette raison...Un résultat n'est pas un but !…
La différence essentielle entre la compréhension du point de vue de la téléologie est celle de point de vue du déterminisme, est que dans l'une il y a but particulier séparé du tout, alors que dans l'autre, le tout produisant but, cause et moyen selon un développement rationnel universel, nous avons la possibilité de saisir l'insaisissable.
Ainsi, loin de " modifier le réel " (cf. ta lettre p. 3) il faut au contraire appréhender celui-ci dans la totalité de son mouvement et dans le mouvement de sa totalité afin de soi-même se positionner dans le mouvement de son mouvement. Car bien souvent ce que l'on nome le réel n'est que l'écume d'une réalité beaucoup plus profonde et fondatrice. De même que la sphère de production détermine la sphère de la circulation, de même que le rapport : travail vivant/travail mort détermine le taux de profit, bref de même que l'auto–destruction du capital se détermine sur la base de contradictions principielles, notre existence doit se construire à partir d'un vécu à la fois individuel et social - l'un produisant l'autre et l'autre l'un - dans un mouvement d'auto-dépassement conscientisé, déterminé et déterminant.
Le communisme n'est pas une finalité en soi. Il est à la fois aboutissement et commencement. Mon intention n'est pas de remplacer l' "Esprit" de Hegel par l'humanité. Ce n'est d'ailleurs pas là une pensée personnelle mais bien ce qui ressort de l'oeuvre de Marx où l' "Esprit" en tant que conscience humaine (et non en tant qu'humanité) est mis à nu.
Attention, cela ne signifie pas se considérer supérieur ou différent et opter pour le mépris mais comprendre que ce qui aliène - à commencer par nous-mêmes - est dépassable pour autant qu'on se donne les moyens d'opérer un tel dépassement...
Si l'on prend, par exemple, le cas de Rosa Luxembourg, elle possédait une capacité et une énergie de compréhension remarquables. Ce qui ne l'empêchait pas d'être une volontariste forcenée et de s'adonner aux arts plastiques et littéraire (entre autre!...). Eh bien il y a là une contradiction flagrante entre d'un côté le rejet critique de ce monde-pourriture et de l'autre la compromission avec celui-ci. Bien sûr, l'époque ne pouvait produire plus de radicalité. Etant elle-même le produit d'une phase particulière du capital, Rosa Luxembourg a vécu ce que devait vivre un révolutionnaire authentique à la charnière du XIX° et du XX° siècle ; période cruciale puisque correspondant au passage de la domination formelle à la domination réelle. Rosa Luxembourg - comme beaucoup d'autres dans son cas - avait en effet un très grand intérêt affectif à ce qu'éclate une révolution puisque l'ambiance apathique dans laquelle elle baignait, était celle-là même qui caractérisait son propre quotidien ! Un bouleversement social aurait donc rompu l'ennui général - elle le reconnaît d'ailleurs implicitement lors de la révolte polonaise de 1905. Certes, on comprend aisément (?) cette rage de vivre, cette soif d'action mais la plus âpres des luttes ne serait-ce pas justement celle à mener contre la torpeur et la médiocrité que celle-ci engendre inévitablement formant ainsi , jour après jour , notre prétendue vie ?
Car la grande différence entre cette époque et la nôtre, c'est que nous vivons le moment où le capital est parvenu à produire le summum de l'abrutissement : loisirs à outrance à la saveur artificielle parfaite, appauvrissement qualitatif considérable aussi bien en ce qui concerne la nourriture que la production artistique et critique et surtout évacuation quasi-totale de l'interrogation - réflexion, bref, castration de la jouissance consciente existentielle qui demeure potentiellement en chacun de nous... seul moyen pour le système marchand de maintenir les masses en sommeil. Alors, pour autant que l'on se situe sur une base critique et que l'on veuille bien fournir les efforts nécessaires, c'est non seulement en se réappropriant l'histoire des générations précédentes mais aussi, dans son essence, celle de la génération présente que l'on peut parvenir à un rejet–dépassement de toute cette misère qui nous asservit bien plus encore que le travail salarié puisque cette misère là ne se voit pas.
Ne voilà-t-il pas là le vrai combat du prolétaire ? Le prolétariat ne doit-pas être figé dans une entité extérieure. L'insurrection ne doit pas qu'être dans la rue mais aussi en nous. La révolution est à faire tous les jours, à chaque heure à chaque minute de notre existence !…
Enfin, (cf. p. 3 de ta lettre ) en rapport avec la citation de Hegel, je ne comprend pas à quelle critique négative tu fais référence. Quel est ce négatif ? la dépression ? Ce n'est absolument pas péjoratif d'évoquer la souffrance des individus comme preuve de l'aspiration humaine car c'est précisément par la négation de la négation que le vrai se manifeste (cf Hegel et Marx ).
Et puisque la notion de "martyr" comme témoignage de la conscience humaine te gêne - n'oublions pas que malgré la fin tragique à laquelle ils se savaient tous condamnés, ceux qui ont donné leur vie l'on fait dans la joie intense d'enfin exister! – trouve moi donc une autre preuve tangible de la " résistance communiste à l'ordre capitaliste"•
Sourires et salutations subversives
Réponse à L. (Février 93)
Salut,
Contrairement à ce que je pensais après la lecture de ta précédente lettre, je crois, à la suite de celle-ci que nos démarches divergent de plus en plus, au fur et à mesure que nous les explicitons.
Je persiste à penser que tu as une problématique téléologique sur la base de l'humain existant se faisant ,s'achevant (dans le communisme) parce qu'il est déjà origine du développement et de sa propre histoire, parce qu'il ne peut qu'en être le résultat, la fin : "le communisme à la fois aboutissement et commencement" (p.3 de ta lettre).
De toute façon là n'est pas l'essentiel.à l'issue de ta dernière lettre. J'essaierai de ne pas faire du "marxisme vulgaire", (bien que cela soit parfois utile), en disant que tu remplaces la contradiction entre prolétariat et capital, les contradictions entre les classes, par une odyssée de la conscience individuelle ( en inter-relations avec d'autres consciences), même si tu rattaches capacités et manifestations de celle-ci à des conditions relatives à l'histoire du capital : passage de la domination formelle à la domination réelle.
Toute ta problématique revient à opposer "abrutissement" et "conscience" ; la révolution devient un procès individuel de réflexion (retour) sur soi–même, de prise de conscience, en chacun de nous, de ce que nous sommes de toute façon déjà potentiellement (comme tu le dis).
Rosa Luxembourg dans son "ambiguïté" te sert à opposer deux époques dans l'histoire du capital : la domination formelle et son non-abrutissement général et profond, qui permet encore de laisser croire que la révolution se passe à l'extérieur, primordialement ; et enfin la domination réelle et son abrutissement généralisé qui ne laisse plus d'échappatoire et poserait bien que le vrai problème révolutionnaire ne peut être face au capital que la prise de conscience.
Je ne pense pas que la révolution se fasse, à chaque heure, chaque minute, parce que tout au plus, de temps en temps et en faisant des efforts, ce n'est pas la révolution que l'on fait mais peut-être de la théorie. La conscience de la contradiction du capital ou de l'aliénation n'a jamais aboli le capital. Il est vrai que tu n'es plus à ce niveau et que pour toi la grande opposition s'est déplacée entre abrutissement et conscience. La "révolution" est alors un exercice auquel on peut se livrer à toute heure : en regardant "la roue de la fortune", en mangeant du poisson pané ou de la purée en flocons. Quant aux "masses" l'auto-présupposition du capital ne se perpétue pas parce qu'elle les maintient dans un grand sommeil, ce serait plutôt l'inverse, si tout ces termes de sommeil de masse, d'abrutissement avaient un sens. Ces mêmes masses qui regardent les "reality–show" ou les "Amants du Pont neuf", en mangeant des hamburgers, ne se font aucune illusion sur le chômage, le R.M.I. ou leur situation en général.
Si l'on prend les chaînes de la conscience pour les chaînes réelles des hommes, il ne s'agit alors que de troquer cet abrutissement, ce sommeil, la "conscience actuelle", contre la conscience humaine, une conscience critique, ce faisant toute limite serait abolie. Mais on n'a rien changé en fait, on a fait qu'interpréter différemment ce qui existe, cela peut selon les cas faire plaisir ou rendre plus malheureux. C'est une croyance illusoire que de penser qu'une modification de la conscience, une orientation nouvelle de l'interprétation des rapports existants pourraient entraîner un bouleversement révolutionnaire du monde entier. Cette transformation dans la conscience des hommes ne sera réalisée que par une transformation des circonstances, et l'existences d'idées révolutionnaires suppose déjà l'existence de contradictions et d'une classe révolutionnaires, quel que soit ce que tel ou tel membre de cette classe pense à tel ou tel moment. C'est la révolution, mouvement pratique, qui est cette "transformation massive des hommes "et "la création en masse de cette conscience communiste". "Seule la révolution permettra à la classe qui renverse l'autre de balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle à la peau et de devenir apte à fonder la société sur des bases nouvelles", peu importe qu'auparavant la nécessité ou l'idée de la révolution aient été proclamée des centaines de fois." Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience" (Idéologie Allemande, Ed. Sociales, p. 51). Ce qui nous aliène n'est pas dépassable dans notre vie individuelle ou même dans notre conscience ; on peut le comprendre, mais le comprendre n'est pas le dépasser.
Je ne cherche pas, et je ne te donnerai donc pas de preuves de "résistance communiste tangible" à l'ordre capitaliste. "La joie intense d'enfin exister", il y a tous les jours plein de cinglés qui la trouvent dans toutes sortes de conneries (il y en a même en faisant de la théorie), ça n'a jamais empêché le capital de se reproduire. Les preuves tangibles du communisme, ce sont les contradictions du mode de production capitaliste et les luttes de classe, parfois spectaculaires, toujours quotidiennes.
Toute ta démarche me semble très pédagogique, faite d'efforts que chacun mène (bien sûr en relation avec les autres mais ce n'est qu'une somme d'individualités) pour s'élever à la conscience, et l'accès à celle–ci est en soi révolution et communisme.
La révolution n'est pas une affaire de conscience, mais ce stade des contradictions de classes qui les constituent, de luttes qui s'y déroulent, et qui ne dépendent pas d'une compréhension ou d'une accession préalable à la conscience.
Dans ces luttes, ces contradictions, ces rapports de forces, les classes ont, si l'on veut, la conscience de ce qu'elles font, ni plus ni moins. Ce qu'il s'agit de ne pas confondre c'est cette conscience et la production théorique, qui n'est pas une conscience, mais une production intellectuelle répondant à des conditions sociales particulières (j'ai abordé cela dans une lettre précédente) .
En conclusion et en résumé : il faut toujours que tu te réfères à un sujet antérieur à toute détermination sociale, à un sujet qui ne soit pas lui–même déjà socialement défini, ou qui soit défini par l'aspiration "à la jouissance existentielle qui demeure potentiellement en chacun de nous", ce sujet qui n'est pas sa vie mais qui fait quelque chose de sa vie, ce sujet qui fait des "efforts de compréhension". Bien sûr que nous avons tous un intérêt affectif à la révolution et un dégoût pour ce monde, mais poser cela en principe (point de départ théorique et dynamique) cela ne donne que des créateurs, des artistes, des saints, ou des situationnistes. L'erreur consiste à partir de cette illusion de la petite monade isolée de la société bourgeoise et de chercher dans celle-ci comment elle s'élèverait à une conscience de ce qu'elle est, à une conscience révolutionnaire. Au lieu de la considérer comme une illusion elle–même à détruire c'est d'elle que l'on part pour chercher le dépassement. Là tout se passe en terme de conscience de soi, de malheur, d'abrutissement, de velléités quotidiennes par lesquelles la petite monade pense parvenir à la pleine possession d'elle–même. Lutte toujours à recommencer et vaine. Lutte dans laquelle elle se scinde de façon schizophrénique entre la conscience de sa situation de misère, et d'isolement et elle–même comme existence de cette misère, comme étant elle–même ce qui l'aliène. Son monde est celui de la vie quotidienne et de la marchandise (cf. le texte sur le fétichisme dans TC N°10).
Merci pour les sourires
Amitiés
R...
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Théorie Communiste 13 (1997)
Février 1997/February 1997
- Des luttes actuelles à la révolution.
- Décembre 95.
- La recomposition de la gauche.
- État, démocratie, fascisme.
- Le démocratisme radical.
Théorie Communiste 14 (1997)
Décembre 1997/December 1997
- L’Ultra-gauche.
- "Théorie communiste"
Editorial: “le démocratisme radical : une contre révolution qui nous embarque”
La restructuration du mode de production capitaliste est en voie d’achèvement, déjà de nouvelles modalités de croissance de l’exploitation se font jour, ce que certains appellent de “nouveaux compromis”.
Toutes les caractéristiques du procès de production immédiat, toutes celles de la reproduction de la force de travail, toutes celles qui faisaient de la classe une détermination de la reproduction du capital lui-même (bouclage de l’accumulation sur une aire nationale, “partage des gains de productivité”, inflation glissante, service public), tout ce qui posait le prolétariat en interlocuteur national socialement et politiquement : tout ce qui fondait une identité ouvrière. Toutes ces caractéristiques sont laminées ou bouleversées. Dans le même mouvement c’est tout le procès de métamorphose de la plus-value en capital additionnel qui n’admet plus aucun point de cristallisation comme l’opposition de deux aires d’accumulation (Est et Ouest), la dichotomie entre centre et périphérie, les avantages comparatifs sur une aire nationale. N’importe quel surproduit doit pouvoir trouver n’importe où son marché, n’importe quelle plus-value doit pouvoir trouver n’importe où la possibilité d’opérer comme capital additionnel, c’est à dire se transformer en moyens de production et force de travail, sans qu’une formalisation du cycle international ne prédétermine cette transformation, jusqu’à et y compris le fonctionnement mondial du système monétaire et financier.
Pris dans son ensemble c’est le processus de reproduction du face à face de la force de travail et du capital qui n’admet plus aucun point de cristallisation, aucune fixation, et cela conformément aux déterminations de la croissance relative de la plus-value, même si dans cette configuration de l’exploitation se trouve réimpulsée la croissance absolue de celle-ci.
C’est tout ce qui fondait le prolétariat, dans le cycle de luttes antérieur, à se poser en rival du capital à l’intérieur de la reproduction de celui-ci, que la restructuration du mode de production capitaliste dépasse, contre et au travers de l’échec dans le début des années 70 du cycle de luttes antérieur.
La contradiction entre le prolétariat et le capital dans le nouveau cycle de luttes qui s’ouvre au début des années 80 a pour contenu et forme le fait que la classe n’existe et ne se définit que par et contre le capital : plus d’identité prolétarienne ; pas de retour sur soi du prolétariat ni de confirmation de lui-même face au capital dans la reproduction de celui-ci. La contradiction se situe au niveau de la reproduction du rapport entre prolétariat et capital, et en cela, pour le prolétariat, sa contradiction avec le capital ne peut que comporter sa propre remise en cause (cf T.C.12, “Problématiques de la restructuration”).
D’une part, la même structure de la contradiction, --c’est son côté révolutionnaire-- supprime toute confirmation d’une identité prolétarienne dans la reproduction du capital, se produit comme identité immédiate entre la contradiction avec le capital et la constitution de la classe (celle-ci ne peut se rapporter à elle-même face au capital). Le prolétariat en contradiction avec le capital est, dans la dynamique de la lutte de classes (cf “Des luttes actuelles à la révolution”, T.C.13), en contradiction avec sa propre existence comme classe. Se trouve alors résolue historiquement la contradiction fondamentale de la lutte de classe : comment le prolétariat abolit le capital et s’abolit lui-même ; comment agissant en tant que classe, il est le dépassement des classes. C’est là, la dynamique essentielle de la période.
D’autre part --c’est en quoi elle est procès de reproduction du capital et contre-révolution-- , cette structure de la contradiction fait, pour le prolétariat, du capital, dans sa reproduction, l’horizon indépassable du cours quotidien de la lutte de classe : le prolétariat ne se définit que dans sa contradiction avec le capital, il ne trouve sa définition comme classe que dans la reproduction du capital. En cela, ce n’est plus un programme développé sur ce qu’est la classe à libérer qui se construit, mais la volonté d’une mise en conformité du capital :
- a) avec sa nature d’objectivation du travail et de ses forces sociales,
- b) de communauté des individus isolés.
C’est ce que nous appelons le démocratisme radical. C’est un processus contre-révolutionnaire qui est en voie de constitution, une sorte de nouveau “compromis”, correspondant bien à la restructuration du capital qui s’achève.
- a) Les conflits entre les classes ont pour perspective immédiate “l’humanisation” du capital, c’est-à-dire reformuler les modalités de l’exploitation de telle sorte que l’inessentialisation du travail ne soit pas “exclusion”. En toutes circonstances, la totalité de la force de travail de la société doit appartenir à la totalité du capital, de façon concrète et immédiate et pas seulement en vertu de la péréquation du taux de profit. C’est un des aspects du dépassement de tous les points de fixation du procès de reproduction du capital que nous avons souvent évoqué, dans T.C, à propos de la restructuration. Le “partage du travail”, la “réduction du temps de travail” jouent un rôle clé dans ce mouvement. Cependant, lorsque son propre mouvement d’accumulation le conduit à la crise, lorsqu’il est contraint de se restructurer, c’est toujours dans son conflit avec le prolétariat que le capital est amené à agir, conformément à ce qu’il est comme rapport d’exploitation du travail. Ne connaissant, dans sa contradiction avec le capital, plus aucune confirmation de son identité, plus aucun rapport à soi, n’existant comme classe que dans le capital, le prolétariat retourne cette situation, dans le cours quotidien des luttes, comme revendication d’appartenance globale au capital.
Le dépassement des limites de la première phase de la subsomption réelle du travail sous le capital dont la dynamique réside dans la croissance relative de la plus-value insuffle alors une vigueur nouvelle à la croissance absolue de la plus-value. Le “compromis” se fait sur la base suivante : un “partage”, ou plutôt une préservation très précaire, à l’intérieur de la force de travail disponible prise comme un tout, de la croissance du travail nécessaire, présupposée par des gains de croissance absolue de la plus-value, que cette appartenance globale définit. La croissance relative de la plus-value libère du travail nécessaire, son maintien en masse pour l’ensemble de la force de travail passe par une multiplication des têtes sur lesquelles il se répartit, ce qui entraîne une croissance absolue de la plus-value. La valeur globale de la reproduction de la force de travail baisse (poids du chômage, baisse des minima sociaux et de la part patronale des charges sociales reportée sur la fiscalité en majeure partie indirecte) alors que s’accroît le nombre des journées de travail. C’était déjà le processus à l’oeuvre dans la mise au travail des femmes et des enfants au XIX°s. Répartie sur par exemple trois personnes (homme, femme, enfant), la valeur de la reproduction de la force de travail demeure inchangée (en fait elle peut légèrement augmenter), mais le capital a à sa disposition trois journées de travail (qui peuvent même être réduites). Le travail nécessaire est resté sensiblement le même, en revanche le surtravail a été multiplié par trois.
La restructuration impulsée par le mouvement de l’extraction relative de la plus-value, en supprimant tous les points de cristallisation dans la reproduction du face à face de la force de travail et du capital devient la base d’un allongement de la durée réelle du travail à l’échelle de la société : augmentation des heures supplémentaires qui, flexibilité et “paradoxalement” baisse de la durée légale aidant, ne sont plus comptées comme telles ; flexibilisation et annualisation du temps de travail revenant à un accroissement de l’intensité du travail, ce qui est de la plus-value absolue ; allongement des durées de cotisation retraite ; modification des normes sociales de consommation modifiant la composante historique de la valeur de la force de travail, l’abaissant de façon bien supérieure aux gains de productivité, ce qui équivaut à une augmentation sur le mode absolu de la plus-value ; répartition du salaire destiné à la reproduction d’une famille ouvrière sur la vente de plusieurs forces de travail (c’est le secret des statistiques américaines -- oct 96-- où coexistent une baisse des salaires moyens et une augmentation légère des revenus des ménages) ; augmentation de l’intensité du travail ; meilleure utilisation du capital fixe installé, réduction de la porosité du travail ; augmentation des journées simultanées ; diminution du travail nécessaire individuellement ; développement de la pluri-activité ; valorisation pour le capital des périodes de formation.... C’est sur cette voie que se sont engagées depuis quelques années les Etats-Unis, la Grande Bretagne, les Pays-Bas et que cherchent à prendre actuellement la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne. Sans parler, toujours en ce qui concerne la croissance absolue de la plus-value, des modalités de fixation de la valeur de la force de travail et de son exploitation en Asie, en Amérique latine, ou en Afrique. Sans parler également de la poursuite des gains de productivité par une modification qualitative de l’absorption de la force de travail sociale par le capital.
- b) L’autre perspective est la communauté des citoyens dans l’Etat, comme forme concrète, participative, de leur communauté d’individus isolés. Le capital ne confirme plus dans sa propre reproduction, au niveau de son auto-présupposition, l’identité des classes, ce qui signifie nullement que celles-ci ont disparu , mais que dans son auto-présupposition le capital ne reconnait plus cette médiation et laisse, à ce niveau, l’individu isolé face à la communauté. Les rapports entre prolétariat et capital, qui se nouent dans le procès de production, sont amenés par là à se faire valoir socialement, de façon directe, au niveau de la société civile, comme rapports non entre des classes, mais entre des individus. Le rapport d’exploitation comporte de façon constante cette ambiguïté, en ce que c’est toujours en tant qu’individu que le prolétaire vend sa force de travail . En effet le rapport capitaliste dépasse et conserve le rapport marchand, il n’en est pas la simple extension à une marchandise nouvelle et particulière qu’est la force de travail.
Le fétichisme spécifique du capital, qui est celui de l’autonomisation et de la personnification des éléments du procès de production (la terre, le travail, les moyens de production) consiste à rattacher chacun de ces éléments de façon naturelle et autonome à un revenu dont la somme constitue la valeur produite (rente + salaire + profit ou intérêt). Les déterminations de la restructuration actuelle ne confirment plus des identités médiatrices exprimant collectivement les éléments autonomisés. C’est l’individu isolé de l’échange marchand qui revient comme le support du fétichisme spécifique du capital. L’individu isolé est directement investi par le capital, et sommé de se faire valoir, dans son individualité, en tant que représentant social des éléments fétichisés du capital.
Comme résultat dernier du procès de production et de reproduction apparaît la somme des individus comme société. Tout ce qui tel le produit avait une forme solide n’apparaît que comme un moment transitoire qui s’évanouit. Dans le fétichisme de l’autoprésupposition, seuls apparaissent comme solides les individus isolés et les rapports qu’en tant que tels ils définissent entre eux. La reproduction des éléments du procès de production dans leur connexion interne devient leur activité propre, le mouvement de leur volonté et des “contrats” qu’ils définissent entre eux.
La société en tant que résultat dernier du procès de production, est maintenant cette somme d’individus se mouvant “à l’aise”dans les formes réifiées du capital, et au travers de l’activité desquels doit passer la reproduction des rapports de production comme rapports de classes à l’intérieur du mode de production capitaliste, et cela même, parce qu’ils sont des rapports de classes. La reproduction de la société, devenant, avec le grand effondrement des médiations collectives (partis, syndicats...), activités, participations individuelles, se donne comme régénérescence de la démocratie, comme faire-valoir social de l’individu isolé. Tel il est engagé dans les rapports de production, tel il est acteur de la société civile. Ce ne sont pas les classes qui s’élèvent au niveau de l’Etat, mais l’individu tel qu’il est dans l’Etat, en tant que membre de la société civile, qui donne sa substance et la forme de son activité à l’individu engagé dans des rapports de production de classes.
Ces individus isolés peuvent donc se regrouper selon les forces de polarisation les plus diverses : de l’association de chômeurs, à n’importe quel lobby (A.T.D. Quart-monde ; associations antinucléaires, ou anti-T.G.V., etc...; associations antiracistes, de quartier ; Act-Up,...). Peuvent être de la même manière, investis, dans la société, tous les nouveaux lieux de dangerosité. La classe ouvrière, redéfinie dans son éclatement comme “classe dangereuse” dans certaines de ses fractions, se trouve “organisée” en associations de défense qui en tant que telle la confirme dans ce statut de “classe dangereuse”, négociant sa représentation, son contrôle et son statut. La société ainsi redéfinie a droit à la parole et à l’action, la reproduction des rapports de production capitalistes apparait comme la résultante des actions et “compromis” effectués. Ainsi, dans la reproduction sociale, pèsent de la même façon tous les individus, mis à égalité, qu’ils soient patrons du textile demandant des subventions ou chômeurs intermittents.
***
La théorie a pour objet (c’est le sujet central de tous les textes de ce n°) la définition de la relation entre la contradiction actuelle du mode de production capitaliste, en tant que résultat historique, et la révolution comme production du communisme. L’intrication, dans ce cycle de luttes, entre la dynamique productrice de son dépassement et le cours quotidien de la lutte de classe avec ses limites inhérentes, pose simultanément une extériorité de la théorie face à ce cours quotidien, en ce que le rapport de ce cours à la révolution n’est pas une relation de transcroissance, n’est pas immédiate ; et une intériorité en ce que c’est bien la même contradiction entre les classes, dans ses caractéristiques actuelles, dans sa structure même de reproduction du rapport du capital, qui produit son dépassement. Nous faisons la théorie de ce cycle de luttes (dans les deux sens de l’expression : la théorie qui est produite par ce cycle ; la théorie qui le formalise) contre ce cycle de luttes . Dans la mesure où il n’y a plus d’espace pour l’affirmation d’une identité ouvrière, la reproduction du capital n’est plus une limite se posant comme extérieure aux luttes, celle que poserait un adversaire après sa victoire. Les limites de ce cycle de luttes, la reproduction du capital comme reproduction de la classe dans le capital, lui sont intrinsèques, en même temps cette définition de la classe dans le capital est la raison d’être de la dynamique de ce cycle de luttes et sa capacité révolutionnaire.
La théorie ne peut donc être dans un rapport positif avec aucune des limites de ce cycle, ni même avec ce cycle de luttes dans son ensemble. Par rapport positif, il ne s’agit pas d’entendre bien sûr une glorification de ces limites, mais simplement la considération qu’elles pourraient être modifiées, ou qu’elles ne pourraient ne pas exister. Ce cycle produit son dépassement mais ce n’est actuellement qu’une abstraction théorique. C’est bien au travers de la lutte de classes de ce cycle, de ses caractéristiques et des transformations du rapport entre prolétariat et capital qu’elle met en forme, que se produit le propre dépassement de ce cycle. La révolution est un dépassement produit. Si nous qualifions cependant ce dépassement d’abstraction théorique, c’est que dans le stade actuel de la contradiction, il n’y a rien qui soit un embryon de ce dépassement, aucun élément que l’on puisse dégager de l’ensemble de la contradiction et du cours des luttes pour dire : “voilà ce sur quoi positivement nous devons nous fonder”.
La théorie s’ancre dans le cycle de luttes actuel. En cela, elle n’est pas une affirmation idéologique du communisme, elle n’en est pas une promotion publicitaire, elle intègre et dit d’où elle parle du communisme. Elle se doit de décrypter ce cycle de luttes et de s’y inscrire. Lorsqu’elle montre où ce cycle conduit c’est par la critique qu’elle en effectue, en montrant que ses limites lui sont nécessaires. Elle est la critique de ce cycle comme totalité.
Le démocratisme radical est l’expression et la formalisation des limites de ce cycle de luttes en ce qu’il met en forme et élève en pratique politique et/ou en démarche alternativiste la disparition de toute identité ouvrière pour entériner l’existence de la classe dans le capital. Il fait de cette définition de la classe dans le capital (essentielle de ce cycle de luttes) la nécessité d’un programme de la classe se voulant, comme travail, l’essence du capital. Travail devenu alors non le travail productif de capital, mais une manifestation de l’ensemble des activités humaines économiques, par opposition à la recherche de la richesse pour elle-même (la domination de l’économie sur la société, la domination de l’économique sur le politique : “l’Horreur économique” ; les diktats des marchés financiers, la spéculation...). Travail à humaniser (à réduire fortement en durée, à rendre créatif, attrayant et concerté), à véritablement articuler et mettre en va-et-vient avec un “social” aux activités à démultiplier, devenant à la fois productives et sources de réalisation de soi, et enfin à transformer pour un “développement durable”. Ce “social”, comme somme d’individus devient la forme concrète de leur communauté aliénée dans l’Etat, communauté des citoyens (voir plus haut).
Sur cette base l’alternativisme peut même abandonner son enveloppe “réformiste” d’auto-développement autonome de la classe dans le capital, pour revêtir une forme “rupturiste”, conservant le même contenu, mais revendiqué et pratiqué, contre les autres tendances du démocratisme radical, comme inintégrable, instabilisable dans le capital, moment d’une dynamique de “libération sociale” devant produire la “révolution communiste”. Le programmatisme en tant que tel est renversé, de programme de la classe ouvrière, il devient programme pour le capital. A partir de la définition de la classe dans le capital, ce qui est défini, c’est ce que le capital et l’Etat devraient être puisque le premier est travail accumulé en rapport avec le travail vivant, et le second communauté des individus isolés.
De par le contenu et la forme de la contradiction entre le prolétariat et le capital dans le cycle de luttes actuel, le démocratisme radical ne peut exprimer les limites de ce cycle de luttes qu’en partant de l’implication réciproque entre le travail et le capital. Il ne peut avoir pour vocation de libérer le travail du capital. Dans cette implication le démocratisme radical prétend que la force productive attribuée au capital est une simple transposition de la force productive du travail. Tout son programme, comme limite de ce cycle de luttes, consiste à revendiquer que le capital se reconnaisse comme tel, comme cette transposition. Le démocratisme radical oublie que le capital n’est précisément cette transposition, cette inversion, que dans sa relation avec le travail salarié, qui est lui aussi transsubstantiation, c’est à dire une activité étrangère à l’ouvrier, ce que ne peut reconnaître le démocratisme radical sans se saborder. Par là, le démocratisme radical ne peut reconnaître le capital dans sa spécificité propre, comme un rapport de production réfléchi en lui-même et ne le voit que dans sa substance matérielle et comme contrainte extérieure face au travail salarié (en cela il se rattache à “l’école régulationniste”). Le démocratisme radical, dans le capital, reconnaît le capitaliste comme une personne mais non comme le capital existant pour soi, du fait même qu’il est ce procès de transposition du travail, lui-même activité étrangère à l’ouvrier.
Nous considérons le démocratisme radical, malgré sa grande diversité et son instabilité, comme une totalité, et ses diverses composantes comme s’impliquant et se reproduisant mutuellement. Des différences, des contradictions, des oppositions qui peuvent être très fortes, existent à l’intérieur des limites de ce cycle de luttes et de leur formalisation pratique, militante, théorique, politique. On peut distinguer (en France, mais cela semble proche ailleurs : Italie, Espagne...) deux pôles inégaux qui, s’interpénétrant, sont difficiles à bien délimiter.
1) Le plus vaste, ouvertement politicien et étatique, est celui de la gauche critique, alternative. C’est une nébuleuse : S.U.D., D.A.L., A.C., Droits Devant, la C.A.D.A.C.(féministes), Ras l’front, la F.S.U., nombre de militants de la C.G.T.ou de la “C.F.D.T en lutte”, les mini et instables partis alternativo / écolo / citoyens issus de la décomposition du gauchisme (ou, en partie, aussi des “remous”dans le P.C.), la Ligue Communiste, maints associations ou groupes locaux, et même nombre d’anarchistes (malgré les rodomontades hyper-radicales de certains) organisés (Alternative Libertaire, des groupes ou courants de la F.A., la C.N.T. Vignoles ; les éditions A.C.L. de Lyon...) ou pas. Dans cette nébuleuse, tous ces groupes, partis, syndicats, associations, s’articulent, polémiquent, rivalisent, convergent, par exemple sur l’anti-fascisme, le soutien (bien modéré d’ailleurs) aux sans-papiers, la défense du service public, des acquis sociaux, la réduction du temps de travail. Activités dans lesquelles, malgré les “fortes” critiques qu’ils peuvent leur adresser, ils cohabitent et coopèrent avec la gauche officielle et ses relais, tel S.O.S Racisme. Sur la base de ces activités, de leurs préoccupations propres et du programme politique que nous nommons “démocratisme radical”, qu’ils expriment tous, au moins de fait, tous les groupes de cette nébuleuse ont participé aux meetings et aux débats électoraux de la gauche lors de la dernière élection législative. Depuis que cette “gauche plurielle” du P.S., des Verts, du P.C., est au pouvoir, ils la surveillent, la critiquent, cherchent à infléchir ou influencer ses décisions, luttent contre certaines ; en se plaçant sur le terrain, politique et institutionnel, de l’Etat.
Quelles que soient l’intensité et l’ampleur de leurs critiques, tous donnent pour but à leur action, même s’ils la veulent très conflictuelle, d’ “aider” (Lutte.Ouvrière) ce gouvernement de la “gauche plurielle”, pour qu’il “réussisse” (Ligue Communiste). Il n’est qu’à voir leur critique / compréhension actuelle sur le “règlement” de la lutte des sans-papiers. Bien sûr, conjointement ils participent et s’activent à développer les luttes du “mouvement social” (terme ayant significativement remplacé ceux de “luttes de classes” ou tout simplement “grèves”). Il n’y a pas opposition fondamentale, mais continuité entre cette action au sein du “mouvement social” et celle sur le terrain de l’Etat. Ils expriment, mettent en forme, transforment les limites du “mouvement social” en ce réformisme consubstantiel à leur démocratisme radical, pour lequel c’est la société (les gens, les dominés, les citoyens, voire les travailleurs et citoyens) qui s’oppose à l’économie capitaliste. Ils aspirent à un Etat des citoyens réel. Ainsi que : à un capitalisme qui serait régulé par cet Etat là, bridé, humanisé, devenu celui des producteurs, social, écologique, et citoyen.
2) Les groupes et courant qui forment l’autre pôle se disent non-politiciens, agissent à la base, et se nomment souvent eux-mêmes “rupturistes”. Les plus connus sont les réseaux S.C.A.L.P. / Réflex , d’autres groupes ou courants de la F.A., l’O.C.L (Organisation Communiste Libertaire). Les S.C.A.L.P.critiquent leurs frères et soeurs ennemi(e)s de Ras l’front (antifasciste “classique” très frontiste, à “l’anticapitalisme” très superficiel) au nom d’un antifascisme radical se voulant lié et déboucher sur un anticapitalisme proclamé, offensif, cherchant à construire une alternative radicale par ses pratiques rupturistes. Pour être plus clair, prenons par exemple l’O.C.L. Elle s’affirme anti-capitaliste et combat toutes les “illusions réformistes”, lutte pour la révolution communiste (libertaire) en participant au “développement d’une aire rupturiste”, à la construction d’une alternative à la fois politique et “concrète”, sur la base des pratiques et éléments les plus radicaux des luttes afin de créer une “dynamique de libération sociale”. Cette problématique en fait, comme les autres rupturistes, des critiques inlassables (et parfois pertinents) des limites des luttes --ou du moins de celles qu’ils jugent comme telles-- et des groupes qui les expriment, les formalisent, auxquels ils se heurtent constamment (l’autre pôle du démocratisme radical, et la gauche officielle). C’est consubstantiel à leur combat pour contribuer à dépasser ces limites des luttes, dans une perspective générale et un but immédiat de transcroissance des luttes : la “dynamique de libération sociale”. L’O.C.L. et les autres rupturistes ne peuvent pas concevoir qu’actuellement le dépassement de ce cycle de luttes ne peut être, pour les raisons présentées plus haut, qu’une abstraction théorique. Il ne voit pas qu’il n’est produit par ce cycle de luttes que comme sa crise et son dépassement.
Ainsi dans chaque lutte, ils affrontent et critiquent des limites qu’ils n’expliquent que de manière superficielle et réductrice : la lutte n’aurait pas été assez autonome, démocratique à la base, directe, prise en charge par les intéressés eux-mêmes, elle n’aurait pas réussi à échapper à, ou à dépasser son expression et son implication avec les relais institutionnels réalistes, réformistes, politiciens (syndicalisme, associations spécialisées, gauche alternative , ou officielle), elle n’aurait pas réussi à ouvrir des brèches assez larges pour entraîner de “véritables ruptures productrices de changements émancipateurs”. C’est dans cette volonté de fixer des buts immédiats, de considérer que les luttes peuvent aller “plus loin”, que les rupturistes, malgré des analyses des luttes parfois proches, se différencient d’un groupe comme “Echanges et Mouvement”. Pour un groupe comme l’O.C.L., les limites des luttes ne sont pas analysées et considérées comme inhérentes à la nature et à la forme du rapport entre prolétariat et capital dans ce cycle de luttes. En fin de compte, ils en sont réduits à espérer, à se battre encore, pour que de futures luttes soient plus autonomes, etc..., et par là participent vraiment à la “dynamique de libération sociale” qu’ils veulent construire. Mais quel est le contenu concret qu’elle doit revêtir ?
Construire l’alternative, c’est “nous réapproprier nos moyens de production, nos espaces, notre vie”. C’est lutter pour que “le travail soit une tâche décidée par nous-mêmes pour assouvir les besoins que nous jugeons utiles ou nécessaires”, et ne serve pas à “faire fonctionner l’économie et le profit”, ni à “nous plonger davantage dans une société consumériste”. Un tel programme, malgré le but final donné à cette dynamique (la révolution pour une société sans classes, sans Etat), malgré les déclarations critiquant toute “fraction libertaire d’un nouveau courant social-démocrate” ne peut que formaliser un réformisme “révolutionnaire”. Cela articule, même si c’est très conflictuellement, le pôle rupturiste du démocratisme radical à son pôle dominant, celui de la gauche critique, alternative.
Les rupturistes existent sur le même terrain que le reste du démocratisme radical : celui de la démocratie (élevée au rang de rapport social de production), qui devrait régir tous les domaines de la vie sociale, être de base, directe, sans Etat ; celui de l’économie, qui devrait être déterminée, maîtrisée et gérée par chaque communauté humaine dans un lieu et un temps déterminés, être débarrassée des capitalistes et des “technobureaucrates”, être non “productiviste” mais “d’utilité sociale” et écologique, être métamorphosée / englobée dans le social. Les rupturistes expriment les aspects les plus radicaux des limites des luttes actuelles de ce cycle, leur existence est une nécessité du démocratisme radical dans sa totalité. Malgré leur radicalité dans les luttes et la fin révolutionnaire qu’ils assignent à (l’arlésienne qu’est) “la dynamique de libération sociale” qu’ils veulent créer, ce que les rupturistes promeuvent concrètement, de fait ne sort pas des catégories du capital, et ne peut que s’étioler, se résorber en manifestations les plus “radicales” du “réformisme” caractéristique et inhérent aux limites de ce cycle de luttes. Comme le reste du démocratisme radical, ils expriment et formalisent les limites découlant de la structuration de la contradiction entre prolétariat et capital dans ce cycle de luttes.
Nous sommes embarqués (qu’on le veuille ou non, la révolution communiste comme dépassement de ce cycle de luttes est produite par ce cycle) avec le démocratisme radical et en contradiction absolue avec lui. Notre propre production de la relation entre les luttes actuelles et la révolution ne peut être maintenant qu’une abstraction théorique. En cela elle se limite bien souvent à une critique des limites de ce cycle de luttes. Pour cette raison nous nous trouvons, bien que sur la base du dépassement que porte ce cycle et donc conflictuellement, en rapport avec des éléments de ce démocratisme radical qui, de façon interne à lui , se comprennent eux-mêmes en opposition à son développement complet comme articulation et formation d’une contre-révolution actuelle. Ne pouvant fixer aucune autonomie ouvrière, le démocratisme radical est sans cesse renvoyer à sa véritable nature, celle d’être un mode de gestion du capital, une contre-révolution se fixant précisément sur cette limite (et force) du cycle de luttes actuel : l’absence de formalisation sociale d’une identité ouvrière. C’est là le secret de son instabilité. La capacité même de “critiquer” le démocratisme radical dans son achèvement contre-révolutionnaire, tout en demeurant sur ses prémisses, n’est pas endogène au démocratisme radical, mais provient de la même contradiction qui porte le dépassement de ce cycle : la structure (et le contenu) de la contradiction dans laquelle le prolétariat contre le capital se remet lui-même en cause comme classe. Cette “critique” interne n’a pas alors de dynamique propre.
Notre production théorique est celle de ce cycle et nous l’affirmons en tant que telle, faisant cela nous serons confrontés aux limites de ce cycle, au démocratisme radical : dans les luttes, dans notre travail théorique (production de la revue), dans le caractère public que de temps à autre nous pouvons être amenés à lui donner (rencontres, réunions, échanges particuliers...). A nous de nous y confronter sur cette base, en sachant que si ce cycle de luttes porte son dépassement, cette confrontation est alors inévitable, et nous y sommes engagés.
Dans T.C.13, l’affirmation de nos positions a revêtu la forme inadéquate d’un échange direct engagé avec “A Contre Courant” en général et Alain Bihr en particulier. L’échange direct a parasité le contenu essentiel de ce que nous avons dit : la querelle révisionniste ne nous intéresse pas dans l’objet qu’elle proclame être le sien, nous n’y avions jamais mis notre grain de sel. Il s’agit d’une question historique largement et positivement résolue, qui n’a pas en elle-même une importance particulière pour la théorie de la révolution communiste ; mais en revanche a, actuellement, une importance capitale pour la contre-révolution, du moins en Europe occcidentale, sous la forme du dopage anti-fasciste de la démocratie. Elle ne devient pour nous un sujet théorique que dans la mesure où toute position, qui dans la lutte de classes va au-delà de la défense du salariat et des “acquis”, ou de la démocratie et de l’Etat, se voit diabolisée sous le vocable d’Ultra-gauche (capable de révisionnisme). Il fallait alors d’une part dire quel était devenu le véritable sujet de la bagarre, d’autre part il fallait pour nous-mêmes comprendre les racines dans l’Ultra-gauche de la dérive révisionniste. Il aurait fallu en rester pour l’ensemble de l’exposé de nos positions à la forme revêtue par le texte sur l’Etat et la recomposition de la gauche dans T.C.13, qui malgré son ton n’est pas une lettre et n’appelle aucune réponse, aucun échange particulier avec ce qui est critiqué.
Au cours d’une réunion que nous avions organisée autour du livre “Le journal d’un gréviste”, sur le mouvement de nov-déc 95, nous avons eu une discussion au cours de laquelle, nos analyses ont pu se confronter à celles de participants de ce mouvement, dont des membres de la C.N.T. de Marseille (en opposition à la C.N.T. Vignoles).
Vendredi 11 et samedi 12 avril 97, à Paris, au local de la “La bonne descente”, nous avons participé à deux soirées de discussions sur l’Ultra-gauche, et la façon maintenant de concevoir la révolution et le communisme, (voir, dans ce n°, les notes que nous avons rédigées en vue de préparer cette réunion). Parler de l’Ultra-gauche à partir d’une analyse historique de celle-ci, c’était, pour nous, montrer l’origine historique et théorique des questions qui se posent actuellement sur la relation entre le cours quotidien de ce cycle de luttes et la révolution, ce que reprend également le texte publié dans ce n° intitulé “Théorie Communiste”. C’est à dire montrer comment l’Ultra-gauche est une contradiction en procès (cf dans ce n° les notes sur l’Ultra-gauche).
Ce qui importait alors dans cette réunion, c’était à partir de l’analyse de l’Ultra-gauche et de sa disparition, de faire ressortir que la révolution ne peut plus se poser en termes d’affirmation du prolétariat et du travail. Simultanément il s’agissait de montrer non pas ce qu’est devenue l’affirmation du prolétariat, qui en tant que mouvement de classe a disparu, mais comment son impossibilité s’est renversée en exigence d’une démocratie radicale, c’est-à-dire d’une volonté de mise en conformité du capital avec la classe du travail en général, qui n’est en réalité qu’une mise en conformité de la classe avec les exigences actuelles du rapport d’exploitation. Que nous ayons pu, peut-être, nous faire comprendre, comme par exemple sur la critique de l’objectivisme et de l’économisme, relève de la possibilité de faire le bilan du programmatisme et de parler du communisme, cela à partir de ce cycle de luttes et de la restructuration, et non de la dynamique qui animerait certains secteurs du démocratisme radical, auxquels par bien des aspects, les participants aux débats de “La bonne descente” appartiennent (anti-fascisme, militantisme de l’auto-organisation, anti racisme, féminisme, participation aux collectifs d’A.C...). Que certains soient plus à même de nous comprendre ne fait que confirmer l’instabilité générale du démocratisme radical.
L’éditorial de T.C.13 définit pratiquement ce qu’implique faire la théorie de ce cycle de luttes. Le problème, et qui le restera longtemps, c’est que si la révolution communiste est un dépassement produit par la structuration et le contenu de ce cycle, cela signifie simultanément que ses limites lui sont intrinsèques (l’existence de la classe dans la reproduction du capital fonde les deux de façon indissoluble). L’existence de la production théorique de ce cycle n’échappe pas à ce processus, et il nous faudra sans cesse “recadrer nos initiatives”. Dans ce cycle, la difficulté pratique réside dans l’inscription de la théorie de ce cycle comme la propre critique de celui-ci.
Avoir avec le démocratisme radical, même avec les rupturistes, une confrontation productive sur ses pratiques, sur ses positions, qui voudrait les faire se modifier, s’approfondir, se radicaliser, serait pousser à une transcroissance des luttes, par le biais de cette “dynamique de libération sociale” que les rupturistes veulent faire se cristalliser et construire. Transcroissance que nous posons comme impossible : la révolution est abolition du capital, c’est-à-dire du prolétariat inclus. Ce serait vouloir transmuter ce qui ne peut exister que comme un réformisme “révolutionnaire” en un impossible mouvement de la révolution communiste. Agir ainsi, serait entériner les limites de ce cycle de luttes car de ce fait nous les considérerions comme réformables, nous leur conférerions une existence et une dynamique propre. Ce cycle produit son dépassement et produit par là instabilité et discordances dans l’expression de ses limites. On ne considère jamais cette instabilité et ces discordances comme un processus interne, endogène, au démocratisme radical, dans lesquelles nous aurions une place quelconque à tenir.
La même structure de la contradiction entre le prolétariat et le capital produit d’une part son dépassement et, d’autre part ses limites comme démocratisme radical. C’est par là que des individus engagés dans le démocratisme radical peuvent cependant nous entendre, non pas “passivement”, unilatéralement, mais à partir de l’évolution et des contradictions que suscite au sein du démocratisme radical les caractéristiques actuelles du cours de la contradiction entre les classes. Le cycle actuel porte son dépassement communiste de par la remise en cause par le prolétariat de son existence de classe dans le cours de sa contradiction avec le capital, ce qui est précisément le secret de l’instabilité du démocratisme radical et de sa “critique interne”. Par exemple : la “dynamique de la libération sociale” serait toujours à portée de main mais jamais enclanchée, les éléments qui devraient la constituer se résorbant toujours dans le réformisme alternatif. Ou, autre exemple : l’impasse de la confrontation entre les diverses fractions du démocratisme radical, impasse car ces fractions sont indissociablement liées entre elles et se reproduisent dans cette confrontation ; enfin : le refus “radical” de la constitution du démocratisme radical en contre-révolution, tout en acceptant ses prémisses. En résumé : l’impossible formalisation et fixation d’une identité, d’une autonomie de la classe.
Nous ne sommes pas dans une relation critique positive ou négative avec le démocratisme radical, rupturiste ou non. Nous affirmons le dépassement communiste du mode de production capitaliste à partir de ce cycle de luttes (cf, dans ce n° “L’affirmation théorique du communisme dans ce cycle de luttes”), c’est là que nous rencontrons l’instabilité du démocratisme radical. Si cette instabilité produit la capacité de comprendre ce que nous disons comme un moment de la propre évolution de nos interlocuteurs, c’est-à-dire comme une compréhension active, c’est que, comme notre propre limitation à l’affirmation du dépassement communiste comme abstraction théorique, cette instabilité est produite par le fait qu’il n’existe pas un mouvement positif du communisme (ou simplement d’affirmation de la classe qui pourrait être posé comme ce mouvement vers le communisme) à l’oeuvre dés aujourd’hui dans ce cycle de luttes. En conséquence nous devons comprendre que c’est de par la limite même de ce que nous faisons, de la théorie, que nous n’échappons pas à la confrontation avec le démocratisme radical, et que ce qui définit son instabilité (l’incapacité pour le prolétariat de formaliser la moindre existence “autonome” face au capital) définit simultanément notre propre espace d’existence publique là où nous pouvons être écoutés et où nous cherchons à l’être.Cet espace c’est celui que dans le démocratisme radical crée cette impossible formalisation d’une identité ouvrière, qui est simultanément cela même qui fait que ce cycle porte son dépassement, et cela même qui nous fait exister, en nous “réduisant” à la théorie comme abstraction de ce dépassement et critique des limites de ce cycle.
Il faut considérer pratiquement la théorie. Que nos critiques, nos positions puissent être activement comprises, intégrées, n’est pas indifférent à sa propre élaboration. Il est important pour nous-mêmes que l’antifascisme sous sa forme actuelle ne fasse pas l’unanimité, que la citoyenneté, comme limite des luttes actuelles, soit critiquée comme anti-classiste, que l’anti-libéralisme soit vu comme abandon de l’anti-capitalisme, que le cours actuel du capital soit compris comme restructuration du rapport entre les classes, que l’ancien cycle de luttes programmatique soit délimité comme tel, que le cours du mode de production capitaliste soit analysé comme contradiction entre le prolétariat et le capital, comme implication réciproque et exploitation et non comme économie. Ce ne sont pas des “victoires de notre théorie”, mais simplement le cours de son existence même. Si la liaison des luttes actuelles à la révolution n’est maintenant qu’une abstraction théorique,la théorie, en tant que telle, fait partie intégrante, nécessaire et active de ce cycle.
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Il faut que nous considérions que la production théorique est un élément réel de ce cycle de luttes. Considérer qu’il n’y a aucune transcroissance entre le cours actuel des luttes et la révolution, en ce que celle-ci est dépassement produit de ce cycle de luttes, ce n’est pas considérer la production théorique comme une pure extranéité par rapport à ce cycle, par rapport au cours contradictoire du mode de production capitaliste. C’est même considérer réellement que ce cours contradictoire est producteur de théorie, et y produire de la théorie. Y être en théoricien et non en tant que théoricien, la distinction est d’importance. Dans le premier cas, on considère le cours des luttes comme réellement productif de leur dépassement et donc productif de théorie, dans le second cas, on aurait un discours tout prêt, une abstraction du but, préalable à sa production, quelque chose à appliquer ou à conserver par devers soi pour des jours meilleurs. On ne peut pas sauter par dessus le fait que la contradiction entre les classes est production de son dépassement dans le même mouvement où elle est reproduction de la société existante.
La production de théorie est inhérente à la lutte de classes, avoir une activité théorique, travailler à son affirmation, ce n’est pas n’avoir rien à faire en attendant la révolution. La production théorique est un moment nécessaire du cours quotidien de la lutte de classe, ni en avance, ni l’éclairant, ni en retard, ni phare, ni lanterne rouge. Elle participe de ce cours quotidien pour autant qu’elle s’y produit et reproduit. Celui qui possède quelques “acquis théoriques” se laisserait piéger par eux en les considérant comme de la théorie, ils ne sont que de la “théorie en soi”.Tout comme la valeur des moyens de production n’est transmise au produit final que par l’activité du travail vivant et que l’on retrouve cette valeur dans le produit fini que comme cadeau offert gratuitement par le travail vivant nouveau qui s’est cristallisé ; de même les “acquis théoriques” ne sont de la théorie que de par leur reproduction dans la production théorique nouvelle, c’est un cadeau de celle-ci que de reproduire cet “acquis” comme théorie. C’est la production théorique nouvelle que porte le cycle de luttes, qui reproduit comme théorie la production théorique antérieure, que ce soit la conception du travail salarié, du chômage, de la démocratie, des formes de luttes, des syndicats, de l’objectivité des contradictions “économiques”, de la nature de la révolution ...
Il faut considérer concrètement la théorie. La théorie, dans son sens restreint (cf “Sur la théorie”), c’est des gens qui parlent quelque part, qui agissent, ce sont des revues, des textes qui circulent, des tracts, des affiches, des réunions, des discussions...Même si nous disons quel est le sens de tel ou tel conflit, la tendance générale de telle ou telle période, c’est maintenant que nous le disons, et le fait de le dire maintenant, c’est simplement participer de la lutte de classes telle qu’elle est maintenant, participer de sa constitution présente, ce n’est pas plus être en avance que d’autres seraient en retard, pas plus extérieur que d’autres seraient à l’intérieur, c’est être dans l’activité théorique de la lutte de classe, au sens large.
Le cours de la contradiction entre prolétariat et capital fait que certains (le caractère ultra minoritaire pourrait être expliqué) y font de la théorie, le formalisent. Ils y participent alors en théoriciens, et non en tant que théoriciens c’est à dire définis préalablement dans et par cette activité. Les formulations théoriques (au sens restreint) prennent place dans la lutte de classes au côté, contre, d’autres activités définissant dans le même mouvement le cours de cette contradiction. Pour considérer ainsi l’activité théorique, autrement que comme venant éclairer le cours de la contradiction et montrer ce qu’il faut faire, ou définissant son aboutissement et se considérant jusque là comme exilée, c’est d’abord ce cours de la lutte de classes qu’il faut considérer comme réellement productif d’histoire et de théorie.
Nous publions une revue pour faire connaître des idées ; des analyses du mode de production capitaliste, de ses contradictions, de son origine, son devenir ; des aspects de la lutte du prolétariat contre le capital. Mais en fait, la vrai question est pourquoi faire cela, à quoi ça sert ? Et voilà la question piège. Cette question n’a aucune réponse utilitariste. Simplement, nous sommes embarqués dans la lutte des classes du mode de production capitaliste, celle-ci n’est pas le fait de muets ou de décérébrés, elle produit de la conscience, de la théorie, et par là-même engage cette théorie dans toutes les formes de sa production et de sa socialisation. Ce que nous faisons est une parcelle de cette conscience, de cette théorie. Parcelle engagée à la fois conflictuellement et complémentairement avec les autres, c’est une inscription dans la lutte de classes : lutte contre le capitalisme, lutte à l’intérieur de la classe elle-même. En cela, elle fait son chemin et définit sa propre utilité. Parce que la théorie du communisme est constamment en production, elle comporte un doute constant sur elle-même.
Il s’agit de prendre en compte tout le travail à faire autour de l’affirmation d’une théorie révolutionnaire, de sa diffusion, de la constitution de réseaux plus ou moins stables sur cette base. Même dans l’analyse des luttes immédiates, la théorie ne peut qu’être une affirmation de la nécessité de la révolution, qui de toute façon, même prédite par la théorie, reste à faire. Il faut situer cette activité théorique dans le cours quotidien de la lutte de classes réellement, concrètement, productif de son propre dépassement comme révolution communiste, il faut comprendre cette activité comme produite dans ce cours comme une de ses déterminations pratiques, comme un de ses éléments, et cela dans ces caractéristiques théoriques elles-mêmes, et non cette production théorique comme existant en soi, en tant que corps constitué, face et précédant ce cours immédiat.
La production de théorie est inhérente à la lutte de classe. Cette dernière sous toutes ses formes se produit volontairement, consciemment, dans ses caractéristiques, ses limites. Il n’y a pas “rien à faire” face à une situation objective où tout serait déjà donné. La lutte de classes est toujours déterminée, elle est toujours une contradiction réelle historiquement existante et déterminée, mais cela n’est pas une contrainte “objective” déterminant a priori toutes les activités “subjectives” qui s’affrontent. Cette”contrainte objective” n’est que le mouvement et le résultat de l’activité des classes qui ne sont pas plus “libres” que la situation de la lutte n’est une réalité objective tyrannique les agissant. La contrainte objective est pour chaque lutte quelque chose qui se dissout en activités, en un mouvement de la lutte de classes qui, en lui-même comme situation objective, implique sa remise en cause, sa dissolution, comme moment de l’objectivité, dans l’activité tant de la classe capitaliste que du prolétariat. L’objectivité inhérente à la reproduction du rapport entre prolétariat et capital, et la dissolution de cette objectivité dans l’activité des classes, ne sont pas des moments se succédant chronologiquement dans la lutte des classes, mais deux instances de celle-ci se produisant réciproquement. C’est l’acceptation non critique de l’objectivité des situations et du rapport entre prolétariat et capital, qui conduit soit à l’avant-gardisme comme l’esprit soufflant sur la matière objective, soit à l’acceptation béate du cours des choses, soit à l’extériorité de la théorie.
Comme nous le disons en conclusion du texte “Théorie Communiste” : “lorsque du doigt on trace sur la carte le chemin à parcourir, on n’est pas pour autant parvenu au but...”. Dans cette dissolution en activités des “situations objectives”, la production théorique fait partie de la situation objective, aussi bien que toutes les pratiques immédiates ou interventionnistes même si sa position est différente, elle ne dit pas “ne faites pas ceci ou cela”, “vous devriez faire ceci”, elle développe sa critique comme un élément du cours du cycle de luttes tout aussi nécessaire que les autres.
Ces notes critiques, légèrement remaniées, sur un article de Daniel Bensaïd paru dans “Le Monde”,ont été encartées dans quelques exemplaires de T.C.13. Nous les reprenons comme une suite et une illustration de l’Editorial de ce numéro.
De la question de l’immigration comme modèle de la lutte de classe
Le 26 Février 1997, “Le Monde” a publié un texte théorique, signé Daniel Bensaïd, d’une grande importance. Ce texte sur la question de l’immigration et l’évolution de la législation, présente un intérêt d’ordre général sur la lutte de classe actuellement. Dans ce texte, Daniel Bensaïd expose comment les perspectives politiques actuellement dominantes sur la lutte de classe, à gauche et à l’extrème-gauche, ayant pour thèmes “l’activité citoyenne”, “la participation politique morale”, “l’intégration sociale”, “la solidarité”, trouvent dans la question de l’immigration un modèle.
Il faut reprendre tout le développement logique du texte, en suivre les idées.
-- Dans un premier temps, la lutte sur la question de l’immigration (à ne pas confondre avec la lutte des immigrés, elle en est la formalisation de ses limites) est posée comme identique à la lutte de la classe ouvrière en général. Dans ce premier temps, Bensaïd dénonce, très justement toutes les politiques, de droite comme de gauche, destinées à diviser racialement la classe ouvrière.
“Comment peut-on oser prétendre que ces mobilisations sur l’immigration seraient une diversion perverse par rapport à la misère quotidienne que subisse les classes populaires ? Les deux questions sont inextricablement mêlées...On ne dira jamais assez l’écrasante responsabilité des gouvernements de gauche qui les ont dissociées...avec les terribles déclarations de Pierre Mauroy, alors premier ministre, désignant les grèves de Citroën comme des grèves islamistes : les immigrés n’étaient plus alors définis socialement comme des travailleurs.”
-- Deuxième temps : “La leçon de ce siècle est pourtant que la lutte des classes est irréductible à une simple action revendicative. Elle est porteuse de valeurs, d’une vision du monde, et rien de ce qui est injuste ne saurait lui être étranger”.
-- Troisième temps : “Les grévistes de 1995 et les manifestants d’aujour d’hui défendent au contraire, une idée solidaire de la citoyenneté qui rend la politique morale et la morale politique”.
Nous sommes donc partis de l’affirmation selon laquelle la lutte sur la question de l’immigration est incluse dans la lutte de la classe ouvrière en général, pour définir la lutte de classe en général dans les termes qui particularisent la lutte sur la question de l’immigration : intégration, citoyenneté etc...
“Encore faut-il savoir pour quoi l’on se bat et où passe la ligne de résistance. Elle se dessine pourtant en pointillés, des grandes grèves de l’automne 95 contre la loi Juppé à la marche civique du 22 février contre la loi Debré en passant par la défense des sans-papiers ou les états-généraux pour les droits des femmes. Ces résistances ponctuelles et moléculaires entretiennent de secrètes connivences. Car dans ces mouvements sociaux la fracture n’est plus entre nationaux et étrangers, mais entre possédés (le monde des sans) et possédants (celui des avec) --de la fortune, du pouvoir, de l’image). En dépit de sa démagogie, lorsque le peuple bouge, le F.N. se retrouve alors à sa vraie place, du côté de l’ordre établi. C’est ainsi et pas autrement, que se retisse le lien et que se refonde le sens de la République.”
Le mouvement de généralisation amorcée dans le premier temps du raisonnement s’est renversé. Les termes servant à particulariser la lutte des immigrés c’est à dire en fixant et entérinant ses limites, en en faisant une lutte sur la question de l’immigration, se sont trouvés étendus à la lutte de classe en général. Loin de généraliser la lutte des immigrés, la démarche politique pratique, que théorise le texte de Bensaïd, pose l’ensemble de la lutte de classe dans les termes qui particularisent la lutte des immigrés et métamorphosent celle-ci en lutte sur la question de l’immigration. En cela cette démarche fait de cette particularisation une conception pratique générale de la lutte de classe, comme l’y autorise l’identité posée dans le premier temps. La lutte des immigrés sur la question des papiers et de la régularisation, dans toute son ambiguïté (remise en cause de la précarisation, de l’attaque générale de la valeur de la force de travail et revendication de la libre circulation des travailleurs, de l’offre de travail face au capital) n’est pas parvenue à dépasser ses limites, c’est à dire sa particularisation comme question de l’immigration, et c’est cette particularisation qui dans son essence politique est étendue à toute la classe ouvrière comme sens de sa lutte. Et voilà comment le tour est joué.
Par le tour de passe-passe logique que nous avons exposé, les revendications des immigrés posées dans leurs aspects les plus particuliers, en termes d’intégration, de citoyenneté, de solidarité, sont devenues les termes selon lesquels devrait être conçue la lutte de classe en général, en vertu de l’identité proclamée dès le début du raisonnement.
Que s’est-il passé entre le premier terme “radical” du raisonnement et sa conclusion dans laquelle Bensaïd ne critique l’union sacrée que dans ses propres termes, s’apprêtant à être le flanc gauche de cette ligne Maginot qu’il “dénonce” (la L.C.R., étant déjà dans le comité de vigilance au côté des P.S., P.C., M.D.C. etc...). C’est la problématique de la lutte des classes qui a été introduite dans la problématique particularisante de la question de l’immigration et non l’inverse. C’est la lutte de classe qui se trouve traitée dans les termes moraux (intégration, citoyenneté, rapport individu-communauté ...) exprimant les limites de la lutte des immigrés. Traitée dans les termes moraux de la question de l’immigration, elle n’a plus alors qu’à disparaître au profit de la “fracture” (sic) entre “possédés (le monde des “sans”) et possédants (celui des “avec”) de la fortune, du pouvoir et de l’image”. Le populisme a trouvé là à qui parler.
Ainsi le véritable point de départ, ce n’est pas la question de l’immigration elle-même, mais ce qui fait, dans la situation actuelle de la lutte de classe, que la question de l’immigration puisse en devenir le paradigme. C’est parce que l’on ne conçoit plus la lutte de classe qu’en termes de dominants-dominés, possédants-possédés, intégration, citoyenneté, solidarité, morale et politique, que l’on va pouvoir ériger la question de l’immigration, qui, en tant que question particulière et quand elle se maintient dans les limites de sa particularité, se pose dans ces termes, en paradigme de la lutte de classe. Cette extension de la particularisation se donne alors à voir comme son propre dépassement. On n’aura alors qu’étendu la particularité dans laquelle on enferme les limites de la lutte des immigrés, transformée en question de l’immigration, à l’ensemble de la contradiction entre les classes.
C’est dans la situation actuelle du rapport entre les classes que gît le fondement théorique et la réalité sociale de ce renversement. La restructuration du rapport entre prolétariat et capital, à l’oeuvre depuis une vingtaine d’années et que l’on peut considérer, comme achevée, a eu comme conséquence primordiale, de supprimer toute identité ouvrière confirmée dans la reproduction du capital (ce qui ne signifie absolument pas la disparition des classes). Toutes les caractéristiques du procès de production immédiat (travail à la chaîne, coopération, production-entretien, travailleur collectif, continuité du procès de production, sous-traitance, segmentation de la force de travail), toutes celles de la reproduction (travail, chômage, formation, welfare), toutes celles qui faisait de la classe une détermination de la reproduction du capital lui-même (service public, bouclage de l’accumulation sur une aire nationale, inflation glissante, “partage des gains de productivité”), tout ce qui posait le prolétariat en interlocuteur national socialement et politiquement, c’est à dire tout ce qui fondait une identité ouvrière à partir de laquelle se jouait le contrôle sur l’ensemble de la société comme gestion et hégémonie, toutes ces caractéristiques sont laminées ou bouleversées.
La situation antérieure de la lutte de classe, et le mouvement ouvrier, reposait sur la contradiction entre d’une part la création et le développement d’une force de travail mise en oeuvre par le capital de façon de plus en plus collective et sociale, et d’autre part les formes apparues comme limitées de l’appropriation par le capital, de cette force de travail, dans le procès de production immédiat, et dans le procès de reproduction. Voilà la situation conflictuelle qui se développait comme identité ouvrière, qui trouvait ses marques et ses modalités immédiates de reconnaissance (sa confirmation) dans la grande usine, dans la dichotomie entre emploi et chômage, travail et formation, dans la soumission du procès de travail à la collection des travailleurs, dans les relations entre salaires, croissance et productivité à l’intérieur d’une aire nationale, dans les représentations institutionnelles que tout cela implique tant dans l’usine qu’au niveau de l’Etat. Il y avait bien auto-présupposition du capital, conformément au concept de capital, mais la contradiction entre prolétariat et capital ne pouvait se situer à ce niveau, en ce qu’il y avait production et confirmation à l’intérieur même de cette auto-présupposition d’une identité ouvrière par laquelle se structurait, comme mouvement ouvrier, la lutte de classe.
Il en résulte maintenant pour tout ce que l’on appelle le mouvement ouvrier, jusque-là expression de cette identité, une mutation considérable. Le mouvement ouvrier n’exprime plus une identité ouvrière trouvant dans les conditions de la reproduction du capital sa base d’existence et sa confirmation et prônant face au capital sa différence. Maintenant il faut promouvoir la classe ouvrière comme classe citoyenne (cf la référence à l’affaire Dreyfus et à la Résistance), sa séparation d’avec la communauté nationale relève d’une fracture et non d’une contradiction, ce qui apelle ou se réfère à une unité non contradictoire en elle-même.
D’une part, dans tous les projets de redèfinition du capitalisme en tant que société salariale (dont le travail et le salaire constitueraient les pôles dominants), ce n’est pas une affirmation de ce qu’est la classe ouvrière qui constitue le point de départ , c’est ce qu’est le capital, en cela c’est bien un projet alternatif. Il s’agit d’une mise en conformité idéale de la classe et du capital. Il s’agit d’un projet alternatif au capital tel qu’il est, pour lui opposer ce qu’il devrait être, en tant que forme éternelle de la production, problématique d’où découlent toutes les “dérives” théoriques. Dans son projet même, cette démarche rend hommage au caractère indépassable du capitalisme, ce qu’on lui reproche, comme Bensaïd, c’est d’être “libéral”, “mondial”. Ce dont on rêve en fait, c’est d’une société capitaliste apaisée. Mais d’autre part, la même structure de la contradiction qui abolit toute existence en soi du prolétariat différente de son rapport contradictoire au capital, fait que le seul dépassement possible du capital est celui dans lequel la classe s’abolit simultanément et toutes les catégories qui la définissent : force de travail, échange, salaire, entreprise, division du travail, nation... Ce qui introduit dans le cours des luttes de classe une dualité entre deux caractéristiques, à la fois corrollaires et farouchement opposées.
L’affirmation théorique du communisme dans ce cycle de luttes
La production théorique, en tant que production intellectuelle ayant ses règles et contraintes epistémologiques d’abstraction, n’entretient pas de rapports évidents avec ce que l’on peut qualifier de cours quotidien de la luttes de classes. Produite dans la lutte de classes, la théorie, comme abstraction critique (cf, en annexe, le texte “A propos de la théorie”), doit produire à partir d’elle même son rapport à la lutte de classes. Comment cette formalisation intellectuelle, cette abstraction critique construit-elle cette dimension concrète?
L’affirmation du communisme, comme sens de l’état actuel de la contradiction entre le prolétariat et le capital, est aujourd’hui ce qui peut permettre de retrouver la dimension concrète de la théorie, que la politique conférait au programmatisme classique, puis de façon très problématique à la décomposition de celui-ci. Tant que l’essentiel de la production théorique consista en une critique de cette décomposition du programme, le rapport que cette dernière conservait avec la lutte de classe et la perpétuation de ses aspects politiques, rejaillissait par un effet de contagion sur cette critique, qui par là trouvait, sans avoir à s’en soucier, cette dimension concrète.
La critique du programme n’est pas seulement la critique d’une conception du passage de la situation actuelle à la révolution et au communisme, le programmatisme est nécessairement, théoriquement et pratiquement, politique. C’est sous la forme de la politique que la montée en puissance de la classe à l’intérieur du capital est le procès de la révolution comme transcroissance de la situation actuelle. Avec la critique du programmatisme, la capacité à penser le lien entre la situation actuelle et la révolution comme action spécifique de classe est devenue problématique. Ce qui entraine que notre théorie, ni plus ni moins séparée, en tant que théorie, que la science programmatique, se pose le problème de cette séparation. La question est celle du lien que la théorie produit à partir d’elle-même, en tant qu’abstraction critique, et non une question d’influence, de dire ce que l’on pense.
Dans le programmatisme, la politique est une fonction de la théorie, les deux sont tout autant scientifiques l’un que l’autre. Marx et Engels n’ont pas d’une part une activité d’abstraction théorique à laquelle ils assignent la fonction de fondements d’une science nouvelle, et d’autre part une action politique, domaine des choix et des valeurs. Leur politique fait partie de la science nouvelle, ce qui fait que la décomposition et la critique du programmatisme non seulement éliminent la “politique révolutionnaire” mais encore indissociablement bouleverse la théorie. A partir de Marx, nous construisons une théorie qui, même dans ses aspects économiques les plus abstraits, fondamentaux ou spécialisés, n’est pas celle de Marx. Nous pouvons citer Marx à tour de bras, cela ne change pas le fait que notre conception de la valeur, du taux de profit ou du travail productif n’est pas celle de Marx. Lorsqu’on analyse la baisse du taux de profit comme une contradiction sociale entre des classes, on n’a pas besoin de modifier l’analyse marxienne du taux de profit, cela n’empêche que cette analyse n’est pas la sienne et change de problématique par rapport au programme. Ne parlons pas de la valeur, qui pour Marx est une “glorification” du travail”, et trouve sa validité ultime, comme preuve de sa justesse scientifique, dans la “société des producteurs associés” : but politique qui trouve sa place adéquate dans le raisonnement le plus abstrait du “Capital”.
Le but, ni les moyens d’y parvenir, ne sont jamais absents de la science. “La critique du programme de Gotha”, texte scientifique ou politique? ; “L’origine de la famille...” scientifique ou politique? ; “La formule trinitaire” scientifique ou politique? Ce dernier texte, “la formule trinitaire”, inclus dans le chapître du “Capital” : “Les revenus et leur source”, est simultanément un sommet de la scientificité économiste marxienne et simultanément de la révolution comme libération du travail y compris les moyens pour y parvenir. Dans le programmatisme la politique ne se rajoute pas à la théorie car la fin de la théorie, de la science nouvelle, réside dans l’affirmation selon laquelle : “La production capitaliste engendre elle même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature” (Capital Ed Soc t3 p205).
La politique n’assurait pas la liaison de façon externe, comme une charnière, mais cette théorie était par nature, intrinsèquement, politique, dans sa construction, la définition de ses objets, sa problématique. Quand Marx veut rendre les choses difficiles plus accessibles, il ne place pas la théorie à côté de la politique. Il n’y a pas dans le programmatisme d’un côté les principes positifs de la science et de l’autre ceux qui savent s’en servir. La question n’est pas de savoir s’il s’agit ou non des mêmes individus, ce qui est important c’est que les principes positifs et leur utilisation n’appartiennent pas à des registres méthodologiques différents : Science partout. Le contenu de cette science est lui même inscrit dans la relation entre infrastructure et superstructure.
La science qui construit cette relation entre infrastructure et superstructure pose dans sa détermination de classe, dans le fait d’ être théorie d’une classe, son critère de vérité (à moins d’être elle-même en contradiction avec la base de sa problématique scientifique). Il en est de même pour le militantisme ou la politique. Dans le marxisme, le militantisme ne relève pas des préjugés, des envies, de la psychologie, mais appartient au déterminisme social. Tout est scientifiquement construit et scientifiquement interdépendants, mais tout n’est pas dans tout. La société a des lois économiques que la lutte des classes manipule (cf le texte sur le programme dans T.C.12). Il faut construire un objet économique, le capital, dont le prolétariat ne soit pas immédiatement un des pôles de la contradiction à abolir, la construction de l’objet scientifique ne peut se faire qu’à la condition de partir d’une position de classe. La théorie programmatique comme science ne cherche pas à s’abstraire dans sa démarche théorique de toute influence de la volonté d’abolir cette société, de “l’envie d’en découdre”. La “cause”, “l’envie d’en découdre”, font partie de la science car l’abolition de cette société, “l’envie d’en découdre” répondent à la même inéluctabilité que les lois de la nature. L’oeuvre de Marx et d’Engels n’amène jamais à considérer qu’ils aient craint de voir polluer leur démarche scientifique par leur position et leur engagement communistes, paradoxalement on peut même dire que c’était là la condition de leur démarche scientifique. Smith et Ricardo, qui n’avaient pas ce “préjugé” communiste ou révolutionnaire, avaient été obligés de s’arrêter en chemin sur la voie de la science, et après eux l’économie n’avait plus été que littérature stipendiée.
-- Lettre à Lassale du 2 fev 1858 : “Le travail dont il s’agit (la “Contribution à la critique de l’économie politique”) en premier est la critique des catégories économiques ou, si tu préfères, l’exposé critique du système de l’économie bourgeoise. C’est à la fois l’exposé du système et, par le biais de l’exposé, sa critique...Je ne puis naturellement m’empêcher de soumettre d’autres économistes à la critique, en particulier de polémiquer contre Ricardo, dans la mesure où, même lui, parce que bourgeois, il est obligé de commettre des bévues, du point de vue strictement économique” (cité dans l’avertissement à la “Contribution de la critique de l’économie politique” Ed Soc pXI - XII).
-- Lettre à Leske (éditeur allemand), fin 1845 (après la rédaction de l’Idéologie Allemande”) : “Pour ce qui est de votre question relative à la “scientificité” je vous ai répondu : le livre est scientifique (il s’agit d’un ouvrage sur la critique de l’économie politique), mais nullement scientifique au sens du gouvernement prussien... il m’a paru urgent de faire précéder ma théorie positive par un écrit polémique contre la philosophie allemande et contre le socialisme allemand, son héritier. Cela répond à une nécessité de préparer le public aux fondements de mon Economie, laquelle s’oppose foncièrement à la science traditionnelle allemande”. Que l’écrit polémique soit le fondement de l’ économie scientifique donne un tout autre éclairage que celui que l’on attendrait sur les rapports entre les “préjugés” et la science. La théorie n’est pas instrumentalisée, même si elle est utilisée, elle n’est pas de nature différente de cette utilisation. Non seulement elle n’est pas indifférente à son utilisation, mais c’est sa capacité à être utilisée qui la constitue en science, c’est parce qu’elle est prolétarienne et communiste qu’elle est scientifique. Que la “cause” intervienne dans la science est la condition de son efficacité scientifique. Il ne s’agit pas de conserver d’une part la base d’analyse de la société et des luttes et d’autre part le but et de se contenter de changer le lien entre les deux qui était dévolu à la politique et à la montée en puissance de la classe.
Il s’ensuit que la critique du programmatisme ne peut se limiter à se comprendre elle-même comme la seule critique du lien, c’est à dire critique de la politique. La critique du programmatisme n’est pas une critique de la politique, cette critique (dés T.C.2) bouleverse tous les “fondamentaux”. Nous n’avons jamais effectué cette critique comme celle de la dictature du prolétariat, de la révolution permanente, du parti, des syndicats etc...C’est le conseillisme, lui-même programmatique, qui a fait cette critique formelle. La critique du programmatisme ce fut la production de l’implication réciproque, de l’identité entre le développement du capital et la contradiction entre prolétariat et capital, ce fut la critique de toute nature révolutionnaire du prolétariat, ce fut la compréhension que le prolétariat classe révolutionnnaire et classe du mode de production capitaliste sont identiques, l’impossibilité du programmatisme fut produite de façon historique et non normative.
Une telle série de propositions ne va pas sans reformuler tous les “fondamentaux” : relation entre économie et lutte de classes, baisse du taux de profit, valeur, exploitation, infrastructure et superstructure, contradiction entre forces productives et rapports de production, contradiction entre appropriation privée et socialisation de la production, rapport entre conditions objectives et prolétariat comme accoucheur de la révolution etc. Cependant, cette critique, dans un premier temps, a provoqué la perte de la spécificité de l’action du prolétariat, dans le flux général contradictoire de la société capitaliste, ce qu’est venu ensuite critiquer la notion de cycle de luttes et la spécification des classes dans la contradiction entre prolétariat et capital (T.C.8)
La critique du programme ayant bouleversé la théorie dans son ensemble, on ne se retrouve pas avec la nécessité de combler le vide laissé par la politique, il n’y a pas de trou, on a tout foutu en l’air. C’est dans une problématique totalement renouvelée que la théorie doit restaurer sa dimension concrète, cette problématique c’est celle des cycles de luttes. Il ne s’agit pas de restaurer avec un autre contenu un lien tel que celui que la politique tissait entre la situation actuelle et la révolution. L’affirmation du communisme (non comme la promotion publicitaire du communisme) est bien ce lien , parce que la production du communisme est le mouvement de ce cycle de luttes, comme structure de la contradiction entre prolétariat et capital, comme signification historique du capital. C’est en partant du cycle de luttes que l’on part du communisme. Cela signifie que c’est l’affirmation du communisme qui devient la liaison à l’actualité de la contradiction. Cette affirmation maximale du “but”, qui jusque là nous séparait du cours quotidien de la contradiction devient paradoxalement notre liaison avec lui. A la condition cependant, que l’on sache bien que cette liaison ne trouve les catégories concrètes sur lesquelles elle se fonde , ou mieux se constitue, qu’en suivant le cours du cycle de luttes. Ces catégories concrètes sont la restructuration et les éléments dynamiques de ce cycle de luttes.
L’affirmation du communisme comme sens de l’état actuel de la contradiction entre le prolétariat et le capital permettrait de restaurer, adéquatement à la période, la dimension concrète perdue de la théorie. Cependant, il faut y aller avec beaucoup de précautions, cette affirmation du communisme ne donne pas son sens à la période, elle n’assigne rien, elle n’est pas le point de départ de la théorie. L’existence de la théorie repose, non sur Le Communisme, mais sur la situation actuelle de la contradiction entre les classes dans son rapport au communisme qu’elle produit en tant que dépassement d’elle même. C’est par là que la théorie “au sens restreint” est abstraction critique et ne se ramène pas à la détermination théorique du prolétariat, qu’elle n’est pas que la mise en forme immédiate du cours de la lutte de classes, qu’elle n’est pas la conscience immédiate de celui ci (cf en annexe : “A propos de la théorie”). Si T.C donne parfois l’impression de laisser de coté la définition positive du communisme (cf cependant “Le prolétariat et le contenu du communisme” T.C.9, et les “Notes sur le communisme” dans T.C.13), c’est que celle ci ne peut être abordée d’un part, que par un historique précis des cycles de luttes, qui permette de voir dans le dépassement des cycles de luttes antérieurs (il faudra en arriver à un passé très récent) comment comprendre le contenu présent de la révolution et du communisme -un peu comme Marx procède après 48 ou 71- d’autre part à partir d’une analyse de la restructuration dans la signification historique du capital. On ne peut faire l’économie de dire “d’où on parle du communisme”, sans sombrer, comme on le verra plus loin, dans “l’humanisme marxiste”.
Il faut comprendre et affirmer le communisme comme le sens de l’état actuel de la contradiction entre le prolétariat et le capital, il n y a pas de risque de dérive utopiste ou militante si ce sens est déduit de cet état actuel. Toute l’activité du prolétariat ne se rèsoud pas dans la reproduction du capital, si l’on néglige cela et si d’autre par on pose le communisme comme point de départ de la théorie venant donner sens à cette situation, cela ne peut pas ne pas faire penser à la fable des trade-unionistes et des théoriciens communistes du grand fabuliste russe Vladimir Oulianov. L’autoprésupposition du capital n’est pas cet espace où rien ne se produit, elle est un cycle de luttes qui appelle son dépassement, le produit, et en définit les caractéristiques dans les contradictions de l’accumulation. (cf “Des luttes actuelles à la révolution” T.C.13)
Il ne faudrait pas que la prise en compte de ce cours de la lutte de classe ne soit qu’un retour illustratif à partir de l’idée préalablement posée et définie du communisme. D’où parlons-nous du communisme? Sans une réponse à cette question qui se réfère explicitement à la lutte de classe historiquement déterminée, c’est-à-dire au cycle de luttes, il y a bien risque de dérive, mais pas tant utopiste que philosophique, humaniste.
Cette dérive humaniste se fonde théoriquement sur une surévaluation des “oeuvres de jeunesse” de Marx. L’analyse faite précédemment du rapport entre science et politique dans le programmatisme est importante car elle permet de saisir que le but communiste ne fut jamais conçu dans la rédaction du “Capital”, par exemple, comme un préjugé venant polluer la démarche scientifique, bien au contraire. “Les oeuvres de jeunesse” ne posent pas plus les “lignes générales du communisme” que “Le Capital”, il n’y a pas à sauter par dessus la science du “Capital” pour retrouver l’affirmation du communisme ; la conception du communisme a évolué, c’est tout. Pour Marx le communisme est constamment non seulement l’aboutissement de l’analyse scientifique mais encore sa condition en tant que mouvement qui abolit les conditions existantes, ce qui est le contenu même de l’analyse scientifique du “ Capital”.
On ne peut raisonner comme si dés que Marx se lançait dans des textes comme la “Contribution ...”, les “Fondements (Grundisse)...” ou “Le Capital”, il n’était plus question, dans ces textes, du communisme (il ne s’agit pas ici de faire la critique de la conception programmatique du communisme, mais de raisonner sur une problématique). Dans la “Contribution”, “les Fondements...”, “le Capital”, Marx pose tout autant les “lignes générales du communisme” que dans les “Manuscrits de 1844” , même si ce n’est pas de la même façon. Le Capital n’aurait pas été écrit si Marx n’avait pas été à la direction de l’Internationale, et ça il le savait, c’est même ce que n’a jamais compris Kugelmann, d’où la brouille.
On ne peut pas mettre d’un côté les “oeuvres de jeunesse” qui poseraient les “lignes générales du communisme”, et de l’autre “les oeuvres de maturité” qui ne parleraient pas du communisme et même s’en méfieraient. En outre, à côté des oeuvres de critique de l’économie politique, il y a la multitude de textes historiques et politique écrits à la même période, comme “La guerre civile en France”. La fameuse “rupture épistémologique” se situe dans la seconde moitié des années 1840, années fort agitées; et tout le travail du “Capital” s’effectue parallèlement à la remontée des luttes dans les années 1860 (engagement de Marx dans la première internationale), jusqu’à la Commune et au-delà. Négliger tout cela revient à ne pas reconnaitre à la vision programmatique classique la dénomination de communiste, à ne l’accorder qu’à la philosophie des oeuvres de jeunesse.
Ce qu’il faudrait en fait expliquer c’est pourquoi les lignes générales du communisme furent d’abord proclamées dans le langage de la philosophie (anthropologie), et ce n’est pas propre à Marx. Changer de problématique ne signifie pas que l’on abandonne tout ce qui précède, comme si cela n’avait pas existé, on puise des éléments, des idées, des fragments de raisonnement, l’important c’est leur réintroduction, leur réinterprétation dans une nouvelle problématique. Quant à la critique même de la problématique, le premier chapître de “l’Idéologie Allemande” (Feuerbach) est tout autant, pour Marx, une critique de Feuerbach que de ses oeuvres de jeunesse. Marx n’ a pas oublié ce qu’il a lui même écrit, lorsqu’il dit dans “l’Idéologie Allemande”, qu’il utilise le terme d’ “être générique” pour être encore compris des philosophes, ou quand il démonte toutes les façons de construire un concept d’homme (cf T.C.12, lettres à Lise). Marx écrit l’Idéologie Allemande, expressément, pour liquider sa conscience d’autrefois. Si l’on considère les “Manifestes philosophiques” de Feuerbach, je pense que c’est seulement parce que ce n’est pas signé Marx que l’on n’y puise pas autant que dans les “Manuscrits de 1844” ou “l’Introduction à la critique de la philosophie du droit”. A propos de ce dernier texte, il est amusant de constater que jamais on ne voit utiliser l’ouvrage auquel il devait servir d’introduction : “La critique de la philosophie de l’Etat de Hegel” ( Ed Costes, oeuvres philosophiques t 5), texte dans lequel on s’aperçoit que la démocratie politique est la réalisation de l’être social de l’homme, ce qui est tout de suite moins “poétique” que la philosophie de l’homme total. Cependant, récemment, en bon hagiographe de la démocratie a remis ce texte à l’honneur. Le 11 Août 1844, en pleine rédaction des “Manuscrits”, Marx écrit à Feuerbach : “Je ne sais pas si vous l’avez fait délibérément, mais vous avez dans ces deux écrits (“Philosophie de l’avenir” et “Essence de la foi selon Luther”), donné des fondements philosophiques au socialisme, et c’est dans ce sens que les communistes ont compris ces travaux. L’unité des hommes entre eux, fondée sur les différences humaines réelles, la conception générique de l’homme, forcée de descendre des cieux de l’abstraction sur la terre réelle, qu’est-ce sinon la société.”
Comprendre le contenu du communisme, essentiellement à partir des écrits de jeunesse, est un corrélat, une conséquence, et donne de la substance (c’est le cas de le dire) à l’affirmation positive du communisme comprise comme point de départ de la théorie, comme donnant sens aux luttes actuelles, comme le fait Karl Nesic dans son livre : “Un autre regard sur le communisme et son devenir” (ED l’Harmattan).
Quel rapport la survalorisation de ce premier communisme entretient-elle avec l’affirmation positive du communisme comme point de départ de la théorie, comme donnant son sens à l’état actuel de la lutte de classes ? Le rapport c’est que ce premier communisme, dans la conscience qu’il a de lui-même ne se déduit pas de la lutte de classes, et toute sa problématique résulte de cela. Il la génère, comme son procès de réalisation, et cela parce que son point de départ c’est l’Homme, ou l’Homme dans le prolétaire. Alors, donner sens à l’état actuel de la lutte de classes n’ira pas plus loin que de dire : “...l’histoire prépare au sein de ces barbares de notre société civilisée l’élément pratique de l’émancipation de l’homme” (Marx, lettre à Feuerbach, 11 Août 1844 - dans laquelle il y a également un beau passage lyrique sur les ouvriers parisiens, repris dans les “Manuscrits de 1844” ).
La dérive humaniste, la surévaluation des “Oeuvres de jeunesse”, (dans lesquelles en général on se garde bien de prendre en considération les développements économiques qu’il faudrait alors poser comme appartenant à la même problématique que les développements philosophiques, ce qui remettrait les pendules à l’heure) guette constamment l’affirmation positive du communisme. Ce communisme ne pourrait être alors que celui de l’Homme, et nous aurions perdu ce qui est essentiel pour une dimension concrète, la capacité de dire “d’où nous parlons” du communisme: à partir du cycle de luttes, et non... du cycle de luttes à partir du communisme.
Le communisme, son affirmation, est le contenu du rapport, produit par la théorie, entre elle-même et l’état actuel de la lutte de classes. Rapport par lequel elle se légitime, avec cette nouveauté : la légitimation découle de sa nature même d’abstraction critique, c’est une légitimation que la théorie prend en charge dans ses propres termes. La légitimation n’est plus une relation immédiate à la contradiction entre le prolétariat et le capital comme dans le programmatisme classique en ce que la théorie inclut une politique, ni une relation qui se situe encore dans les contradictions de cette inclusion de la politique durant la période de décomposition du programme, ni une relation par procuration lorsque la théorie est critique de la décomposition du programme. Le risque est alors de comprendre ce rapport comme une auto-légitimation, en ce que la théorie tirerait de son propre fonctionnement l’affirmation du communisme.
Lorsque l’on parle de restauration de la dimension concrète de la théorie, il ne faut pas se payer de mots et avancer très prudemment. On ne peut être dés aujourd’hui les “militants du communisme”. Dimension concrète cela signifie intervention. Ce vieux mot d’intervention est préférable à des expression passe-partout du genre “être dedans”, ou “participation”, car il dit bien que cette pratique peut être minoritaire à un moment donné, incluse dans des antagonismes internes au prolétariat. La restauration de la dimension concrète de la théorie n’est achevée dans la théorie elle-même, que lorsque l’intervention fait que l’affirmation du communisme est non seulement donnée dans la théorie, comme le sens qu’elle produit en tant qu’ abstraction critique des “événements”, mais lorsqu’elle est donnée simultanément dans les “événements” dont la théorie abstrait le sens, c’est-à-dire quand la théorie, en tant qu’intervention, se considère elle-même comme objet de son abstraction.
L’identité entre abolition du capital et abolition du prolétariat ne peut être posée aujourd’hui comme immédiate, cela ne signifie pas qu’on ne puisse faire la théorie de cette identité, mais seulement il faut considérer que faire la théorie de cette identité c’est partir de la production, dans les faits, de cette identité. Cette théorie nous ne pouvons la faire dés aujourd’hui que parce que cette identité est en production dans la lutte de classes, et non un donné théorique face à la réalité. Il y a toujours danger de l’autonomisation de l’affirmation théorique du communisme dans une sorte d’auto-légitimation de la théorie face à un processus social qui bien sûr ne parle pas de lui-même, mais qui n’est pas sans issue. Le communisme était toujours ce qui semblait nous séparer de l’état actuel de la contradiction entre prolétariat et capital, il devient maintenant cette liaison.
Du fait que cette identité entre abolition du capital et abolition du prolétariat ne peut être posée comme immédiate, il semblerait que notre choix à l’heure actuelle se limite à l’alternative suivante :
-- soit nous considérons que la théorie ne peut pas être non programmatique ou plus précisément, purement non programmatique. Nous ne pouvons pas alors être purement et simplement l’expression de cette identité dans la mesure où elle ne sera vraie qu’à l’issue de ce cycle.
-- soit nous posons qu’il est possible de faire une théorie non programmatique, la théorie de cette identité, dès maintenant. Dans ce cas puisque celle ci n’existe pas dans les luttes, notre théorie acquiert un statut de science, dans la mesure où toute ses propositions n’acquièrent un sens, une vérité, qu’à l’issue de ce cycle comme une vérification.
Pour dépasser l’alternative c’est sur la notion de production de cette identité qu’il faut insister. C’est ce point qui permet de considérer comme pertinent le communisme comme production de la dimension concrète et, de concevoir une théorie non programmatique qui évite le piège du scientisme. Il faut insister résolument sur le côté dynamique et producteur du cours quotidien de la lutte de classes. La nécessité, maintenant de l’affirmation positive du communisme donne du corps à l’insistance sur la dynamique du cycle de luttes, et ouvre sur la base de cette dynamique productive, la possibilité de construire dans la théorie son rapport aux luttes.
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Annexe 1 : L’humanisme du jeune Marx
L’humanisme révolutionnaire du jeune Marx, qu’il partage avec tous les théoriciens de l’époque (Marx, Fourrier, Bakounine, Herzen, Taktchev, Tchernichevski, Flora Tristan), relève, dans la période qui s’achève en 1848, de la croyance selon laquelle le capitalisme n’est qu’un état éphémère, tout comme la domination de la bourgeoisie (Marx rompt avec cette problématique avant 48). Le prolétariat n’est qu’une classe de transition, une forme sociale instable, résultant de la décomposition de la société. Il est très significatif que cet humanisme révolutionnaire perdure en Russie au delà de 1848, et constitue un des socles philosophique des théoriciens populistes.
La période avant 1848 n’est pas comprise par les théoriciens comme celle de la naissance du mode de production capitaliste (du capitalisme industriel), cette mise en place n’est comprise que comme décomposition de la société en général, le rôle du capital s’arrête là (très net chez les populistes). Il n’a pas d’existence positive, il n’est que la décomposition de l’ancienne société et cela épuise toute sa nécessité historique. C’est le thème de l’Introduction à la critique de la philosophie du droit où le prolétariat n’est défini que sur cette base. Il faut lire en entier, et ne pas se contenter de répéter des formules ronflantes, “le prolétariat comme dissolution de la société”, c’est de l’ancienne société dont il s’agit ; ce ne sera que dans le Manifeste que le programme du prolétariat consistera à promouvoir ce que le capital a érigé en règle de vie pour les prolétaires.
C’est-à-dire que c’est une période, où comme l’expliquera Marx dans l’Idéologie Allemande, toutes les déterminations sociales antérieures apparaissent comme contingentes et la révélation de l’homme qui en résulte n’apparait pas comme une nouvelle détermination sociale, mais comme l’Homme lui-même (cf Idéologie Allemande Ed Soc p 97 à 104). Le prolétaire des “oeuvres de jeunesse”, c’est l’individu personnel pour lequel les déterminations sociales antérieures sont devenues une contingence, c’est en soi cette situation qui est posée comme révolutionnaire, la philosophie a bien trouvé dans la personne du prolétaire l’accomplissement de son Idée de l’homme. Et c’est à la production de cette situation que se limiterait l’époque du capital, simple transition éphémère vers le communisme, vers l’Homme. Le texte de Marx sur la révolte des tisserands de Silésie est typique de cette problématique.
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Le petit texte qui suit a déjà été publié dans T.C. 10. Nous le republions aujourd’hui parce qu’il constitue le fondement du texte précédent (“L’affirmation théorique du communisme dans ce cycle de luttes) qui fait plusieurs fois référence à sa problématique et aux notions qui y sont définies .
Annexe 2: A propos de la théorie
1) Elimination de la distinction entre conscience de classe et théorie.
La conscience de soi du prolétariat n'est pas une conscience immédiate. Si comme n'importe quelle autre classe le prolétariat ne se reconnait dans sa particularité, que dans son opposition à une autre classe, il ne trouve dans cette opposition aucune confirmation de lui même (cf le texte sur le prolétariat). N'étant pas contrairement à la bourgeoisie le pôle de la société réunissant l'ensemble des conditions de production de la société sa situation n'est jamais érigée en situation d'ensemble de la société, en condition de sa reproduction, en définition de celle-ci (la société actuelle est le mode de production capitaliste et non le mode de production ouvrier, ou prolétarien, ou travailleur, ou salarié). Le prolétariat n'a de conscience de soi (ce qui ne désigne rien d'autre que son existence et son activité contre le capital) que dans son opposition au capital. Cela implique en premier que sa propre conscience de soi en tant que classe particulière passe par ce qui n'est pas lui, et en deuxième lieu qu'elle n'acquiert jamais comme contenu un destin , une fatalité, mais une histoire, car n'est jamais le pôle dans la singularité duquel vient se subsumer la totalité dont le déroulement devient alors sa fatalité. Ce que l'on entend ici par conscience et que l'on appélera théorie (à cause de ses caractéristiques) n'est pas une représentation, mais l'être conscient, une façon de déterminer une activité, une pratique.
C'est en ce que la conscience de soi est médiée par son opposition au capital, qu'elle passe par ce qui n'est pas lui, c'est en cela qu'elle n'est pas conscience d'une destinée, mais d'une histoire, que cette conscience est théorie, c'est-à-dire non simple rapport à soi, extraction de l'immédiateté de soi. Toute pratique du prolétariat, toutes luttes, impliquent ces déterminations, la théorie n'est pas une réflexion intellectuelle, même si elle comprend nécessairement ce que l'on entend par théorie dans son sens restreint (parce que la théorie comme détermination de l'activité du prolétariat est extraction de l'immédiateté). Ce que l'on entend au sens restreint par théorie n'est que la formalisation de la théorie. En fait la notion de théorie est une détermination du contenu d'un mouvement contradictoire, dans lequel à aucun moment le prolétariat ne trouve, dans un pur rapport à lui même, en lui-même, en tant que nature, les principes de ce qu'il fait et de ce qu'il est. Ce qu'il fait, ce qu'il est, n'est pas un pur donné de lui même, ne peut donc se définir comme une conscience de soi.
2) Sans théorie, pas de révolution.
La révolution est abolition de l'extraneïsation des forces sociales, donc du caractère étranger du procès historique. Cependant en tant que pratique de classe elle est encore pratique humaine ayant ses forces en face, d'où le fait que l'abolition de l'aliénation, pour être le procès conscient qu'elle est nécessairement, doit travailler à l'affirmation, à la production de sa conscience. Ainsi il faut éviter deux positions unilatérales :
- a) la révolution ne triomphe que si la théorie parvient à s'appliquer, c'est reconnaître un mouvement automatique de l'histoire et une volonté consciente, c'est la démarche de l'utopie.
- b) les hommes font l'histoire, l'opposition du prolétariat au capital a intrinsèquement, naturellement, la conscience de son dépassement communiste parce qu'elle est ce qu'elle est. C’est ne pas tenir compte de la réalité de l'aliénation et du fait que la révolution est effectuée par une classe et est donc prise dans l'extranéisation de ses propres forces.
C'est en tant que classe particulière que le prolétariat fait la révolution. Après avoir dit au 1) que toute pratique du prolétariat dans sa contradiction avec le capital est théorique et n'est telle qu'en incluant ce que l'on entend couramment par théorie, c'est-à-dire la nécessaire formalisation intellectuelle de cette extraction d'un rapport immédiat à soi, qui est le contenu théorique de la particularisation (comme activité contre le capital) du prolétariat en tant que classe (car il n'est tel que dans un rapport dans lequel il n'est jamais confirmé : dans son rapport à une autre classe, ce qui est une détermination qui ne disparait jamais, contrairement à ce qui passe avec le capital dans le mouvement de subsomption), il n'est pas tautologique d'ajouter "sans théorie, pas de révolution"
Pour le prolétariat, son activité n'est jamais posée comme globalisant en elle la société (ce qui est le cas de la bourgeoisie). Pour le prolétariat la conscience de soi est conscience que son être est en face de lui c'est en cela qu'elle est théorie. Ce qui signifie également que la révolution n'est pas le développement d'une situation acquise à l'intérieur de l'ancienne société, elle n'est pas un automatisme au sens d'une fatalité à partir de la transcroisssance d'une situation acquise, elle est pratique d'une classe dont toutes actions, manifestations, définition sociale se concentrent face à elle dans le capital, dont toute la définition se résume dans la dépossession d’elle-même. Son activité n'est pas réalisation immédiate de l'être socialement donné de la classe. Il faut tenir compte de la réalité de l'aliénation.
La révolution pour être le procès conscient qu'elle ne peut qu'être , doit travailler à l'affirmation de sa conscience, car elle est activité d'une classe du mode de production capitaliste, prise dans l'automaticité de l'histoire. Dans le capital les hommes font l'histoire, mais leur rapport prennent la forme d'un rapport entre les choses, la production de leur propre vie ne s'effectue que comme le mouvement automatique de leurs propres forces sociales qui les affrontent.
Après avoir posé la détermination théorique comme définitoire de l'existence et de la pratique du prolétariat comme classe particulière, il ne s'agit pas, par une sorte d'effet pervers, de revenir en arrière pour considérer que de toute façon la théorie (au sens restreint) ne peut qu'exister. Si c'est exact qu'elle ne peut qu'exister, c'est en tant que théorie, c'est à dire une non-immédiateté par rapport à sa reproduction qui est donnée par le capital.
3) La théorie est théorie de la lutte de classe comme procès de la révolution.
La théorie n'est pas fondée sur le communisme conçu comme une sorte de but final (cf pour tout ce 3 les pages 9 à 16 de T.C 5). La révolution est rupture dépassement, mais cette rupture, ce dépassement, ne sont pas indifférents au cours antérieur de la lutte des classes dans ses manifestations les plus immédiates. C'est dans cette articulation que s'enracine la production théorique (au sens restreint).
Si cependant, celle ci pose problème, c'est parce que le même mouvement qui peut faire poser comme théorique l'existence et la pratique du prolétariat dans sa contradiction avec le capital, est mouvement de reproduction du mode de production capitaliste, se résoud dans cette reproduction qui est reproduction de la classe. Ainsi la détermination, nécessairement théorique de l'existence et de la pratique du prolétariat, ne se confond pas avec le simple mouvement de reproduction de la classe, et par rapport à celui-ci, s'abstrait en formalisation intellectuelle de la théorie, qui entretient un rapport critique avec cette reproduction, n'est pas une défense, mais ne peut que demeurer un rapport à l'actualité de cette reproduction et de ces luttes.
4) Nécessité de la production théorique.
La proposition deux, "sans théorie, pas de révolution" implique et inclut pour être vraie, à cause de la proposition trois, la production théorique (au sens restreint), non en vertu de qualités prospectives, avant-gardistes, ou de dévoilement de mystification, mais parce que la détermination théorique de l'existence et de la pratique du prolétariat, s'effectuant et se résolvant dans la reproduction du capital, se produit comme une abstraction critique par rapport à elle-même. Elle est incluse comme s'abstrayant et critique. C'est à partir de cette situation que la production théorique doit se définir dans la cycle de luttes.
P.S : l'expression de théorie au sens restreint est très maladroite et confuse, il vaudrait mieux parler de théorie comme abstraction ou d'abstraction théorique.
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L’Ultra-gauche
BIBLIOGRAPHIE
∑ F.Domela Nieuwenhuis: “ Le Socialisme en danger ” postface de J.Y Bériou. Ed. Payot.
∑ S.Bricianier: “ Pannekoek et les Conseils Ouvriers ” Ed. EDI.
∑ Rosa Luxembourg: passim ...
∑ M.Dommanget: “ La commune de Berlin ” Ed. Spartacus.
∑ D.Authier & J.Barrot, “ La Gauche Communiste en Allemagne ” Ed. Payot.
∑ D.Authier: “ La Gauche Allemande ” Ed. La vieille Taupe/Invariance
∑ Courant Communiste International (CCI):
“ La Gauche Hollandaise ” Ed. CCI
“ La gauche Communiste d’Italie ” Ed. CCI
∑ P.Nashua: “ Perspectives sur les Conseils, la gestion ouvrière, et la Gauche Allemande ” Ed. de l’Oubli.
∑ Pannekoek, Rühle, Wagner, Mattick, Korsh: “ La Contre-Révolution Bureaucratique ” Ed. 10/18.
∑ Théorie Communiste n° 12: “ La révolution prolétarienne 1848-1917 ”
∑ Rühle, “ Fascisme brun, Fascisme rouge ” Ed. Spartacus
∑ Gorter, “ Réponse à Lénine ” Librairie Ouvrière
∑ Barrot, “ Critique de l’idéologie ultra-gauche ” in Communisme et Question Russe, Ed. La tête de feuille
∑ Canne Meijer, “ Remarques sur l’histoire des conseils ouvriers en Allemagne ” ICO, n° spécial
∑ Groupe Internationaliste Communiste, (GIC), “ Les fondements de l’économie communiste ” ICO n° spécial
∑ Pannekoek, “ Les Conseils Ouvriers ” Ed.Spartacus
∑ Bilan, “ Contre révolution en Espagne ”, Préface de Gilles Barrot, Ed. 10/18
∑ Chazé, “ Chroniques de la révolution espagnole ”, Ed.Spartacus
∑ Programme Communiste, “ Défense de la continuité du programme ” Ed. Programme Communiste
∑ Programme Communiste, “ Parti et Classes ” Ed. Programme Communiste
∑ Invariance, “Texte des gauches dans les numéros de la série 1 et 2
∑ Camatte, “ Bordiga et la pasion du communisme ”, Ed. Spartacus
∑ Histoire du marxisme contemporain, tome II (Luxembourg et Pannekoek) Ed. 10/18
SIGLES UTILISÉS
AAUD: Union générale ouvrière d’Allemagne, (avril 1920)
AAUD-E: Union générale ouvrière d’Allemagne - Organisation unitaire (1921)
CPN: Parti communiste néerlandais, (Novembre 1918)
GIC: Groupe de communistes internationalistes (1927-1940)
IWW: Ouvriers industriels du monde
KAI: Internationale communiste ouvrière (avril 1922)
KAPD: Parti communiste ouvrier d’Allemagne (avril 1920)
KAPN: Parti communiste ouvrier des Pays-bas (septembre 1921)
KAU: Union communiste ouvrière (décembre 1931)
KPD: Parti communiste d’Allemagne (décembre 1918)
MLL Front: Marx, Lénine, Luxembourg Front (1940-42)
NAS: Secrétariat national du travail
SDAP: Parti ouvrier social démocrate (1894)
SDP: Parti social-démocrate “ tribuniste ” (1909)
USPD: Parti socialiste d’Allemagne indépendant (1917)
Pourquoi étudier les “Gauches” et l’ancien cycle de luttes en général
La rédaction de ces quatre petits textes sur les Gauches germano-hollandaise et italienne répondait à un triple objectif : ils sont un résumé de l’état d’un travail entrepris depuis longtemps sur l’histoire du programmatisme dans l’entre-deux-guerres, afin d’écrire la suite du texte sur le programmatisme classique paru dans T.C.12 ; plus immédiatement ils correspondent à la nécessité de dire ce que fut l’Ultra-gauche, face à l’amalgame : Ultra-gauche égale révisionnisme. Ils sont enfin le résultat des notes préparatoires à la réunion des 11 et 12 avril à la “Bonne Descente”, dont nous parlons dans l’éditorial.
Ces trois raisons ne disent pas cependant pourquoi en dehors de l’intérêt historique lui-même, toujours capital pour la théorie communiste si elle se veut toujours théorie du prolétariat, il est nécessaire maintenant de revenir sur l’analyse des Gauches. Le bilan de l’Ultra-gauche n’a jamais été fait en la considérant comme une chose absolument passée. Pour effectuer cela, il fallait que nous entrions dans un nouveau cycle de luttes, il fallait l’accomplissement de la restructuration du capital, l’accomplissement d’une contre-révolution qui rendit absolument et définitivement caduque la problématique des Gauches. Il fallait que l’on ne soit plus en situation de s’y référer comme à un ensemble de positions dans lesquelles nous puiserions tel élément en en rejetant tel autre.
En quoi cette analyse du cycle de luttes qui va de 1917 au début des années 70, est-elle actuellement productive théoriquement ?
- a) Les avancées politiques, pratiques et théoriques extrêmes des révolutions russe, allemande et espagnole posent l’affirmation de la classe comme une contradiction en procès, et montrent de façon absolue que la révolution ne peut plus être qu’abolition du capital et donc du prolétariat lui-même. C’est l’affirmation de la classe en elle-même, qui constituait la limite de ce cycle, et non quelques modalités de sa réalisation, ou des conditions immatures.
- b) L’analyse de cette vague révolutionnaire de l’après guerre est directement analyse de la subsomption réelle, de sa constitution dans ses caractéristiques historiques, et se trouve donc à la base de sa possible périodisation. On ne peut comprendre ce que dans la subsomption réelle dépasse la restructuration actuelle, et en quoi celle-ci est contre-révolution, si l’on ne sait pas ce qu’a pu être la nature de l’ancien cycle de luttes. On ne comprend réellement la restructuration comme contre-révolution qu’en définissant l’ancien cycle comme le fait de poser le travail et la montée en puissance de la classe comme rival du capital à l’intérieur de lui même, dans le moment où celui-ci les définit, en subsomption réelle, comme un moment de son cycle propre, de sa propre reproduction.
- c) L’analyse du cycle antérieur correspond aussi à la nécessité de produire une périodisation de la subsomption réelle du travail sous le capital. La compréhension du cycle antérieur comme contradiction en procès de l’affirmation de la classe, comme phase finale du programmatisme, impose de concevoir la crise comme restructuration et la révolution comme ne pouvant résulter que du dépassement d’un nouveau cycle de luttes.
- d) En les caractérisant historiquement comme décomposition du programmatisme, on arrête de considérer les formes les plus avancées de ce cycle, comme le modèle absolu de la lutte de classe, ce qui dans ce cas ne laisserait que deux possibilités. Soit chercher à encore faire mieux, ou face à l’échec, considérer que le communisme ne peut plus être l’oeuvre du prolétariat.
- e) Le passage à une conception de la révolution comme abolition du capital et donc du prolétariat, ne se pose pas seulement de par le développement de la subsomption réelle du travail sous le capital, mais est produit à partir et dans la décomposition du programmatisme elle-même . Cela d’une part parce que le procès du capital est lutte de classes et d’autre part parce que c’est la situation et la pratique spécifiques du prolétariat dans le mode de production capitaliste qui fait que celui-ci porte son dépassement.
- f) En analysant que c’est à partir de la décomposition du programmatisme, et d’abord dans les termes du programmatisme lui-même, qu’apparaît la nécessité de considérer la révolution comme abolition du prolétariat, on relie le cycle de luttes actuel au cycle antérieur. On montre que la genèse de ce cycle ne réside pas dans les modifications du rapport entre les classes effectuées dans la restructuration, ou plus généralement dans la subsomption réelle, considérées en elles-mêmes. Si on ne relie pas les cycles de luttes entre eux, la restructuration n’est pas considérée comme contre-révolution, elle devient alors quoi qu’on en dise, un ensemble de conditions objectives. On ne ferait alors pour parler du dépassement communiste du mode de production capitaliste que se situer dans un développement en général de celui-ci, sans en spécifier les situations et les pratiques respectives du capital et du prolétariat quant à son dépassement.
- g) Si le cycle de luttes actuel, qui porte la révolution comme abolition du prolétariat, se relie à toute l’histoire du programmatisme, c’est que malgré la spécificité de son dépassement (pour la première fois le communisme comme abolition du prolétariat), il ne porte et produit celui-ci, qu’en n’étant qu’un cycle de luttes, qu’un moment historique particulier de la contradiction entre le prolétariat et le capital. Analyser jusque dans ses avancées extrêmes le cycle de luttes antérieur montre que l’on ne situe le dépassement du programmatisme, dans une perspective révolutionnaire, qu’en considérant la spécificité des pratiques du prolétariat dans les cours du mode de production, qu’en considérant le dépassement du programmatisme comme produit en cohérence et à partir des termes du programmatisme lui-même. Il y a une “dynamique” du programmatisme, dans la mesure où ce qui est déterminant, l’évolution de la contradiction entre le prolétariat et le capital, ne produit son dépassement que par la spécificité du prolétariat dans cette contradiction. Le cycle de luttes qui produit le communisme (l’abolition du capital et dans le même mouvement du prolétariat), n’est que l’aboutissement de la lutte des classes dans le mode de productions capitaliste. Dans ce cycle de luttes, c’est dans son immédiateté, dans ses caractéristiques comme cycle de luttes, que nous situons la production de son dépassement communiste et la production de la théorie.
L’Ultra-Gauche (Gauche germano-hollandaise)
--Exposé historique et thématique --
1) Les prémisses (la fermentation).
Fin XIX°s.forte contestation ouvrière de la social-démocratie dans la plupart de pays d’Europe (du nord-ouest principalement). Dans ce contexte :
-- Fraction des Jungen dans la social-démocratie allemande (cf T.C.12)
-- Nieuwenhuis (1891) : rejet du parlementarisme dans la social-démocratie hollandaise (cf “Le socialisme en danger”, voir bibliographie).
-- Dans les années 90, le mouvement social-démocrate en Hollande se scinde sur la question du parlementarisme : N.A.S (Anarcho-syndicaliste)
S.D.A.P. (Troelstra).
Dans le S.D.A.P., la gauche se regroupe (1901). Gorter et H Roland-Holst : adhésion 1897 ; Pannekoek : 1899.
Grève de 1903, “trahie” par le S.D.A.P : création de comités de grève “surgis de la base”. Critique de la gauche contre Troelstra qui veut “pousser les libéraux sur la voie des réformes”.
-- 1900 : c’est l’année de “Réformes ou révolution” (Rosa Luxembourg) et du débat sur ce thème dans la social-démocratie allemande et européenne (Jaurès...).
-- 1905 : Luxembourg, “Grève de masse, parti et syndicat” : il n’y a pas deux luttes de classes --économique et politique-- l’organisation est un résultat et non un préalable à la lutte du prolétariat.
-- 1907 : Fondation de “De Tribune” (regroupement de la gauche du S.D.A.P.) : se libérer du parlementarisme ; affirmation des crises du capitalisme.
-- 1909 : Scission dans le S.D.A.P. : formation du S.D.P (tribuniste). Pour Gorter, c’est trop tôt : il faut demeurer dans la seconde internationale et participer aux élections.
-- 1909 : Pannekoek, “Divergences tactiques dans le mouvement ouvrier”:
* critique du “crétinisme parlementaire”,
* critique des syndicats comme organes de la “stabilisation d’une société capitaliste normale”,
* critique du “radicalisme passif” de Kautsky,
* capacité d’auto-organisation du prolétariat,
* nécessaire destruction de l’Etat capitaliste.
Pannekoek milite en Allemagne au sein de la gauche de Brême en lutte contre les positions dominanates de la social-démocratie, et qui donnera le noyau central des I.K.D.
Pannekoek et Luxembourg se séparent du “centre kautskyste” sur les thèmes suivants :
* grève de masse,
* impérialisme,
* danger de guerre,
* réforme ou révolution,
* destruction de l’Etat.
Cependant, des divergences. Pannekoek commence à sortir de la problématique social-démocrate : “Les syndicats sont des organes de la stabilité capitaliste”. L’auto-organisation est un processus de longue haleine de destruction de l’Etat.
Les grandes questions de cette époque :
- a) La grande question fut celle de la “grève de masse”.
Elle synthétise tous les thèmes de la crise de la social-démocratie :
--Point de clivage pratique entre réformisme et révolution.
--L’organisation doit-elle précéder l’action ?
--Distinction entre “grève générale” et grève de masse” (la seconde est économique et politique).
--La grève de masse soulève les problèmes des formes de luttes ; de la spontanéité ; de l’auto-organisation ; de l’Etat.
-- La grève de masse est-elle une forme locale, plus ou moins liée à une situation attardée --Russie-- (Kautsky), ou universelle (Luxembourg) ?
- b) Le facteur subjectif :
` Dietzgen (“L’essence du travail intellectuel”, 1869), traduit en hollandais par Gorter et préfacé de Pannekoek en 1902.
-- contre le fatalisme et l’évolutionnisme révisionniste.
-- contre le radicalisme passif de Kautsky.
Rôle actif de la conscience sur la réalité dont elle n’est pas le reflet, mais le contenu même. “Seule la conscience permet à ce corps mort (la classe ouvrière, n.d.a.), immense et musculeux, d’accéder à l’existence et d’être capable d’action” (Pannekoek “ Divergences...”). Dans la controverse à la suite de la publication de “L’accumulation du capital” (Luxembourg), Pannekoek critique le catastrophisme, l’intérêt de la crise c’est qu’elle révolutionne le mouvement ouvrier.
- c) La question coloniale :
Opposition Pannekoek / Kautsky. Kautsky : le développement du capital c’est le développement du prolétariat. Pannekoek : le développement du capital c’est le renforcement de la bourgeoisie. Dans la question coloniale : contre toutes les bourgeoisies impérialiste et nationale.
- d) La guerre :
Gorter rejoint la gauche de Zimmerwald, contre les coalitions antimilitaristes et pacifistes, tentatives de “l’impérialisme de la bourgeoisie contre le socialisme du prolétariat”.
- e) La révolution russe :
le S.D.P. (proche des Menchéviks), très réservé sur la révolution russe. La gauche du S.D.P (Gorter, Pannekoek ...) est enthousiaste. Cependant dans “La révolution mondiale” (1918), Gorter écrit : “ La révolution véritable et complètement prolétarienne doit être faite par l’Europe occidentale elle-même”, “Les conseils, la forme enfin trouvée du pouvoir révolutionnaire”. Gorter traduit en hollandais “L’Etat et la révolution” ; la Gauche croit en la révolution russe telle que Lénine l’envisage dans ce texte.
Oct etNov 18 : grèves de masse aux Pays-Bas, le S.D.A.P (Troelstra) joue un rôle semblable au S.D.P. allemand. Nov 18, fondation du C.P.H (formé avant même le K.P.D., il est le deuxième parti social-démocrate, aprés le parti russe, à abandonner cette étiquette).
2) La vague révolutionnaire.
Le courant communiste de gauche se formalise en 1919, c’est-à-dire après l’échec de la première vague de la révolution allemande (janv-Avril 1919), dont le déroulement et l’échec obligent à dégager la spécificité.
Dès sept 19, l’I.C. revient à la politique de conquête du parlement.
Rupture avec l’I.C sur le parlement (critique de la démocratie) ; les syndicats (intégrés à l’Etat, stabilisation du capital). Il faut détruire l’Etat.
En 1919-1920, Pannekoek attaque Levy (dirigeant du K.P.D.) sur le rapprochement avec l’U.S.P.D. (Kautsky) ; soutient Pankhurst contre l’obligation d’adhésion au Labour ; rupture avec l’anarcho-syndicalisme : il ne s’agit plus de défendre ou de se battre pour des revendications ; mais pour : la prise du pouvoir, la destruction de l’Etat, le pouvoir prolétarien dans les entreprises et l’économie en général.
1919 : les Unions se développent et s’unissent en formant l’A.A.U.D. (80 000 membres en 1920 lors de sa création, 200 000 en 21). Elle se présente dans son programme commme étant ni syndicat, ni parti, mais noyaux d’usines révolutionnaires, dont la tâche principale est de promouvoir une “association de producteurs libres et égaux”. Les Unions doivent dans les grèves sauvages contribuer à la formation d’un front de classe. La fondation de l’A.A.U.D. se fait sur le rejet du parlementarisme, des syndicats, et l’acceptation de la dictature du prolétariat et des conseils ouvtriers.
1920 (Avril) : formation du K.A.P.D (pour les Unions, contre les syndicats, le parlement, la fusion avec l’U.S.P.D.).
1921 : rupture définitive de la Gauche germano-hollandaise avec l’I.C. (aprés son 3° congrès).
1922 : scission dans le K.A.P.D. à propos de l’intervention dans les luttes économiques et la fondation de la K.A.I.(sept 21) :
-- pour les uns, les luttes salariales sont opportunistes (tendance d’Essen, Gorter); le K.A.P.N (scission de gauche du parti communiste hollandais sur des positions semblables à celles du K.A.P.D., en sept 1921) se rallie en majorité à cette tendance (pro K.A.I.)
-- pour les autres, la classe se constitue dans ces luttes, découvre les secrets de la production, et se trouve face à la nécessité du communisme (tendance Berlin, anti K.A.I.).
Les grands problèmes de la Gauche
- a) La double organisation.
C’est le grand problème de la Gauche :
-- Rühle et Pfemfert emmènent la scission de l’A.A.U.D. : formation de l’A.A.U.D.E. (unitaire) , 1921. “La révolution n’est pas une affaire de parti”. Ruhle est exclu du K.A.P.D. en oct 1920. Le parti se détache forcément de la classe et est une institution liée à la révolution bourgeoise, la conscience est auto-production de la classe.
-- Gorter pour l’articulation sur la base d’une distinction entre d’un côté le K.A.P.D, petit parti, “élite ouvrière”, “conscience de classe” ; A.A.U.D, masse, action spontanée, mais pas défense économique. Pannekoek se pose la question de la validité de la distinction : les Unions, en pratique, sont des “comités d’action”, des “comités de base” du parti.
- b) La révolution russe.
-- Ruhle : après son voyage à Moscou (2°congrès de l’I.C, juillet 1920) : apparition d’une nouvelle bourgeoisie, soviétique.
-- Gorter en 1918 : le danger c’est la paysannerie (révolution bourgeoise); en 1921, “L'Internationale de Moscou” : une révolution double, prolétarienne communiste / démocratique paysanne. Lors de la fondation de la K.A.I., Gorter espère des scissions dans le parti bolchévique (Opposition ouvrière --Kollontai-- et groupe de Miasnikov).
-- Pannekoek (1920) : les Bolchéviks jouent un rôle contre-révolutionnaire dans l’Internationale car imposent l’identification avec l’Etat russe, la recherche d’un modus vivendi avec l’Occident.
Jusqu’en 1920, les Gauches avaient distingué le parti bolchévique de la politique économique de l’Etat russe.
Le 2°congrès de l’I.C. marque un tournant pour les Gauches ; rupture sur syndicats et parlement. Lénine les attaque dans “La maladie infantile du communisme” (mai 1920). Gorter, “La réponse à Lénine” : la seule forme révolutionnaire est celle des conseils ouvriers, préparés par l’action des Unions, c’est celle de l’unité” de la classe ouvrière sur la base des usines, de la production. Elle permet de résoudre le grand problème de la révolution qui est de conserver le pouvoir et de bâtir une autre société.
- c) Le cours du capitalisme
-- Pannekoek : il peut y avoir une restructuration du capitalisme.
-- Gorter : crise mortelle d’où fondation de la K.A.I.
3) Face à la contre-révolution
“Le défaut majeur du concept marxien de contre-révolution a pour origine le fait que son auteur ne voyait pas (et, eu égard à son expérience historique ne pouvait pas voir) dans la contre-révolution une phase normale du développement de la société. A l’instar des bourgeois libéraux, Marx se la représentait sous l’aspect d’une perturbation “anormale” et toute provisoire, subie par un développement normal et progressiste.” (Korsh, “Etat et contre-révolution”, 1939 ; in Bricianier “Korsh,”Marxisme et contre-révolution”, Ed du Seuil).
- A) L’entre-deux-guerres.
Le K.A.P.N., fondé en sept 1921, rallie la tendance de Essen en 1922. Départ de Appel et Cann Meijer, favorables à la tendance Berlin, leur groupe est la base de la fondation du G.I.C. en 1927 (G.I.C : 1927--1940).
Il faut développer la tendance anti-syndicale des ouvriers ; pas de propagande politique ; luttes d’usines vers comités de grève, vers organisation d’usine, vers conseils, vers organisation économique du communisme. Le processus révolutionnaire est celui de l’auto-activité des ouvriers, sur la base de nouvelles organisations de classe.
Le G.I.C. intervient dans toutes les grandes questions théoriques de la période :
- a) “politique de parti” ou “politique de classe”
1926/1927 : crise dans le K.A.P.D (la contre-révolution triomphe mondialement : comité anglo-russe ; Chine ; socialisme dans un seul pays). sur le rapport entre le parti et les Unions (A.A.U.D.). Remise en question de la fonction politique du parti :
-- Cann-Meijer, lettre au K.A.P.D. : “Le centre d’activité de la politique de parti doit se situer dans les entreprises”. Mais pour le K.A.P.D : les luttes de parti sont inévitables, c’est se priver de l’arme de la critique et encourager l’indifférence politique.
-- Pannekoek ( “Principes et tactique”, 1927) :
* défaite de la révolution,
* le prolétariat ne se montra pas au niveau de sa mission historique,
* absence de conscience de classe,
* le capitalisme est loin d’être à sa dernière extrémité,
*“L’ancienne révolution est terminée, nous avons à préparer la nouvelle.”
*l’A.A.U.D. n’a pas à se transformer en syndicat, le K.A.P.D. doit dissoudre l’A.A.U.D.
-- Cann-Meijer : la politique de classe c’est le contraire de la politique de parti, il ne s’agit pas d’une action au sein du prolétariat.
1929 : l’Union l’emporte sur le parti. Désagrégation du K.A.P.D.
Le G.I.C. se considère comme une partie de l’A.A.U.D. Les Unions ne sont ni syndicat, ni parti (“Thèses sur les noyaux d’usines révolutionnaires”, 1931). Il faut faire une propagande pour une association de producteurs libres et égaux ; pour la création d’un ensemble de “noyaux d’usines révolutionnaires”, non concurrents des syndicats, n’établissant pas de revendications. Leur tâche : lors de l’éclatement de grèves sauvages, “contribuer à la formation d’un front de classe, libre de tout parti ou syndicat.”
C’est seulement dans la lutte massive que peuvent surgir des “organisations d’usines”, constituant “une réelle organisation de classe”. Ces “organisations d’usines”, et non les “noyaux d’usines”, sont les seules qui peuvent diriger la lutte. Elles disparaissent avec l’achèvement de la lutte. Seuls subsistent les “noyaux d’usines”, lieu de propagande pour l’organisation de la classe, dont ils sont le germe.
Conservation de l’action politique dans des “groupes noyaux”, rôle d’échanges d’opinion.
Le G.I.C. conserve encore une forme de double organisation (en opposition à l’A.A.U.D.E, mais rigoureusement séparées : luttes théoriques : les groupes de réflexion ; interventions : les “Unions”.
Sur cette base : unification en décembre 31, à Berlin, entre l’A.A.U.D et l’A.A.U.D.E. : naissance de la K.A.U.( le G.I.C. en fait partie). Le problème de l’intervention dans les luttes continue de diviser le K.A.P.N. (et un peu la K.A.U).
K.A.P.N :
-- groupe d’Amsterdam, les luttes revendicatives ne vont que de défaites en défaites.
-- groupe de La Haye (Cajo Brendel en 34) : pour la participation.
Pour le G.I.C : “Chaque lutte salariale en raison de la crise capitaliste, porte en soi le germe d’un mouvement révolutionnaire.” (1932)
- b) Le fascisme
--Pannekoek (1933) : le nazisme au pouvoir achève la contre-révolution social-démocrate, il n’empêche pas la révolution (analyse du K.P.D.), il parachève la contre-révo commencée par la S.D. Donc pas de front unique. En se retournant contre la S.D. “la contre-révolution achève sa course circulaire”.
--G.I.C : “de tels droits politiques, les ouvriers ne les ont jamais possédés. Il se trouve plutôt que les droits politiques ont été accordés lorsque les grandes organisations ouvrières donnèrent l”assurance qu’aucun abus n’en serait fait...Les droits dont les ouvriers peuvent faire usage dans les grandes organisations ouvrières reconnues ne servent qu’à intégrer les travailleurs à l’ordre démocratique...Aussi bien sous le fascisme que sous la démocratie, les travailleurs salariés sont exploités par le capital.”(1935). Comme l’idéologie fasciste, l’idéologie anti-fasciste, correspond à une préparation active à la deuxième guerre mondiale. “L’anti-fascisme est un moyen de rattacher, dans les pays démocratiques, les ouvriers à leur Etat, face au danger fasciste.”. “Contre le fascisme , c’est dans la bouche des patriotes d’aujourd’hui un mensonge. Ils ne sont pas contre le fascisme, ils sont contre le fascisme allemand, et ses filiales naturellement...Dès le premier jour de la guerre, il n’y aura pas une seule mesure fasciste, que les capitalistes belliqueux démocratiques ne prendront, sauf une seule : s’appeler fasciste.” ( G.I.C. 1938). Pendant la guerre, aux Pays-bas, action du M.L.L.Front (groupe ayant évolué du trotskisme à l’Ultra-gauche) sous l’occupation allemande (sans soutien aux alliés), participation à la grève de 1941 à Amsterdam, arrestation et exécution des dirigeants (dont Sneevliet).
- c) L’Espagne
--Critique par le G.I.C. de l’anarcho-syndicalisme. Il ne vise que la gestion de l’économie capitaliste, il ne s’attaque pas à l’Etat. Milices et comités ont entamé la révolution, c’est à dire la gestion ouvrière de la production, cependant mainmise des organisations de gauche sur les comités.
Finalement la collectivisation n’a fait que renforcer le pouvoir de l’Etat républicain, par l’intermédiaire des syndicats.
La socialisation anarchiste, c’est du capitalisme d’Etat. L’anarcho-syndicalisme ne pouvait que s’intégrer à l’un des camps en présence, il interdit que les ouvriers prennent en main la société de par son refus d’attaquer l’Etat, et de la dictature du prolétariat.
-- Débat au sein de l’Ultra-gauche :
Révolution ouvrière ou révolution bourgeoise avec participation ouvrière, ou encore soubressauts prolétariens déviés sur la voie du Front Populaire ?
* Groupe de La Haye : révolution bourgeoise contre le système féodal ; position proche de “Bilan” (Gauche “italienne”), la lutte entre deux groupes capitalistes (républicains et fascistes).
* Le G.I.C : rejette la thèse de la révolution bourgeoise seule possible, la guerre en Espagne est une guerre entre deux classes : le prolétariat et toute la bourgeoisie, républicaine et fasciste.
- d) La Russie.
-- “Thèses sur le bolchévisme” (“Ratecorrespondenz”, G.I.C, 1934) :
La Contre-révolution commence en Russie avec la venue au pouvoir des Bolchéviks en Oct 17. Révolution bourgeoise tardive, abolition de l’Etat féodal. L’Internationale Communiste est un organe de l’Etat russe. “La révolution de 1917 est restée une révolution bourgeoise, ses éléments prolétariens ont été battus” (position semblable à celle de Rühle dans “Fascisme brun et fascisme rouge” 1939).
“Elle est devenue capitaliste avec l’abolition des derniers conseils ouvriers librement élus...A partir de 1931, l’économie russe était débarrassée de tous les éléments étrangers à sa structure capitaliste.”
-- Pannekoek : “Lénine philosophe, 1938”, en philosophie Lénine expose l’idéologie bourgeoise d’une révolution bourgeoise.
- e) Le contenu du communisme.(“Fondements de l’économie communiste”, 1930)
La révolution processus de prise en main de la production par la classe ouvrière : grèves économiques ; grèves sauvages ; auto-organisation ; unité de la classe ; conseils ouvriers. A la base de la production communiste : l’heure de travail social moyenne. Gros problème (en dehors de celui de la loi de la valeur qui n’est pas soulevé) : le centre comptable et sa possible autonomisation. Pannekoek revient sur la question dans “Les conseils ouvriers” 1946.
- f) Synthèse : “Vers un nouveau mouvement ouvrier” (Cann-Meijer 1935)
Sur :
Parti,
Syndicalisme,
Parlement, Démocratie,
Capitalisme d’Etat,
Un bilan de la période comme contre-révolution. Le triomphe de la contre-révolution est la faillite du vieux mouvement ouvrier. “En réalité la classe ouvrière n’existe pas comme classe active. Elle existe comme toute chose morte, passivement.”, “..régression d’une classe pour soi en une classe en soi” (position assez proche, au même moment de celle de “Bilan”).
La thèse de la passivité, et de la distinction “en soi” / “pour soi”, très discutée est repoussée par Wagner et Mattick.
La base du nouveau mouvement, c’est l’anti-substitutionnisme. “Le mouvement ouvrier c’est le mouvement des ouvriers en lutte”. Le substitutionnisme est la frontière délimitant l’ancien et le nouveau mouvement. “Nous considérons par contre toutes les organisations qui ne veulent pas usurper le pouvoir, mais qui, au contraire, élèvent l’auto-mouvement des masses par les conseils ouvriers au rang de principe, comme partie intégrante du nouveau mouvement ouvrier” (“Ratecorrespondenz”, 1935).
Critique de l’ancienne conception de l’A.A.U.D et même de l’A.A.U.D.E : “la classe organisée” c’était toujours elles, c’est-à-dire encore des organisation préalables.
Pour Pannekoek : “L’ancien mouvement ouvrier s’incarne dans des partis...un parti ne peut être qu’une organisation visant à diriger et à dominer le prolétariat...Les ouvriers n’ont pas à adopter religieusement les mots d’ordre d’un groupe quelconque, pas même les nôtres, mais à penser par eux-mêmes, à décider et à agir eux-mêmes” (“Ratecorrespondenz”, mars 36). La conscience de classe est auto-éducation.
- B) La guerre et l’après-guerre
Aux Pays-bas, 1942, 1943 : “L’Union communiste Spartacus” (Communistenbond Spartacus ou Bond) , ex M.L.L.Front (évolution du trotskysme vers l’ultra-gauche) est rejointe par de nombreux anciens membres du G.I.C.
Dans les luttes de la fin de la guerre le groupe défend la formation de nouveaux organes prolétariens, anti-syndicaux, nés de la lutte spontanée : les conseils d’usines, base de la formation des conseils ouvriers (brochure : “la lutte pour le pouvoir”, 1944)
Le Bond est encore pour la formation d’un parti “surgi de la lutte de classe” :
* “Le parti n’est ni un état-major détaché de la classe, ni le cerveau pensant des ouvriers ; il est le foyer où se focalise et s’exprime la conscience grandissante des ouvriers.”
* “Dans le processus de prise de conscience par la lutte, où la lutte devient consciente d’elle-même, le parti a un rôle important et nécessaire à jouer...”
* “Le parti est une partie de la classe”
* “Le parti n’a pas de tâche d’organisation” (“Thèses sur le parti” 1945)
Entre 43 et 45, Spartacus participe à la formation de syndicats (Rotterdam). 1956, “Spartacus” hebdomadaire, 4000 exemplaires.
A la même époque, Pannekoek dans “Cinq thèses sur la lutte de classe” (1946) : “Les conseils ouvriers sont les organes de l’action pratique, de la lutte de la classe ouvrière ; aux partis revient la tâche d’en construire la force spirituelle. Leur travail est une partie indispensable de l’auto-émancipation de la classe ouvrière.” Même texte, reprise du schéma : grèves sauvages, vers comités de grève, vers extension de la lutte, vers fonctions générales politiques et sociales. “La lutte révolutionnaire pour la domination de la société, devient alors une lutte pour la gestion des usines, et les conseils ouvriers, organes de luttes, sont transformés du même coup en organe de production”.
Dans “Les conseils ouvriers”(Pannekoek 1946) : le processus vers la gestion de l’appareil de production est l’essence de la révolution, celui-ci peut s’étendre sur des dizaines d’années.
A partir de 1947, scission dans le Bond, sur la question de l’activité militante dans les luttes :
-- Cann-Meijer avec groupe des communistes des conseils, contre l’intervention (47-48)
-- Poursuite du Bond, qui évolue lui-même vers des positions non-interventionnistes. Devient une fédération de “groupes de travail” : “Les communistes du Bond se confondent avec la masse des ouvriers en lutte.” Création dans le Bond de la revue “Daad en Gedachte” (Actes et pensées). Le Bond doit se faire l’écho de toutes les luttes ouvrières, de toutes les grèves”
Scission en 1964 : contre les restes de velléités d’intervention : départ du groupe autour de “Daad en Gedachte” (Cajo Brendel), le groupe existe encore. Spartacus (le Bond) disparait en 1972.
La Gauche germano-hollandaise
(Exposé critique)
Il faut donner un sens à cette synthèse historique.
Les thèmes de l’exposé critique sont les suivants :
-- La périodisation de la lutte de classe et donc de la révolution et du communisme.
-- L’ultra-gauche comme totalité historique et théorique, comme système et non comme somme de thèses dans lesquelles on pourrait faire son marché.
-- La signification de ses thèmes et de leur évolution.
-- Son impasse.
-- Non pas son héritage, car on change de problématique, mais là où elle nous a menés théoriquement, c’est-à-dire là où elle nous contraint de la quitter. Là où elle nous dit : “il y a quelque chose qui ne va pas, mais moi je ne peux pas aller plus loin.”. Là où elle nous lâche la main. C’est ce moment là qu’il faut cerner.
1) Périodisation
- A) Périodisation du mode de production capitaliste.
- a) Subsomption formelle. (prédominance de la plus-value absolue jusqu’au tournant du XIX°s.)
Le capital comme contrainte extérieure au surtravail.
-- Le procès de travail n’est pas adéquat au capital.
-- L’échange ne s’effectue pas au prix de production : il n’y a pas indifférenciation entre travail et capital dans la formation des prix de production.
-- Le travail salarié ne se différencie pas du travail producteur de valeur, le travail n’est pas totalement spécifié comme travail salarié.
--Plus-value absolue, cela signifie que la reproduction antagonique de la classe dans la reproduction du capital, n’est pas intégrée dans la reproduction spécifique du capital.
-- Le capital n’a pas fait sien la reproduction collective et sociale des travailleurs.
- b) Subsomption réelle (prédominance de la plus-value relative).
-- Le procès de travail devient adéquat au capital par le développement du capital fixe.
--La reproduction sociale des travailleurs est intégrée dans le cycle propre du capital.
--Echanges aux prix de production.
--Le capital fait siennes les forces sociales du travail (division du travail, coopération, science) et les objective dans le capital fixe.
-- Le travail est totalement spécifié comme travail salarié : produire plus de plus-value, ce n’est pas produire forcément plus de valeur. Le surtravail peut s’accroître sans croissance de la valeur globalement produite.
-- La société fonctionne comme un vaste métabolisme du capital, les combinaisons sociales.
--Le capital s’auto-présuppose.
- B) Périodisation de la lutte de classes.
La distinction mode de production capitaliste / lutte de classes est fausse, elle n’a ici qu’un rôle “didactique”, un rôle d’exposition. Le mouvement du mode production capitaliste, c’est la contradiction entre les classes qu’est l’exploitation. Développement du capital = contradiction prolétariat / capital. La seule réalité de cette distinction est interne au mouvement d’auto-présupposition du capital reproduisant l’objectivité des conditions de la reproduction du rapport social face à l’activité subjective, le travail ; c’est là la réalité de l’économie.
- a) Subsomption formelle.
Le capital, dans le procès de l’exploitation :
-- n’intègre pas la reproduction de la classe ouvrière,
-- ne spécifie pas le travail salarié par rapport au travail productif de valeur,
-- il est une contrainte au surtravail.
Il en découle :
-- l’existence d’une communauté ouvrière du travail, du travail productif, du travail productif de valeur.
-- que le mouvement de la contradiction comme lutte de classes a pour résolution :
* rapport à elle-même de la classe ouvrière,
* libérer le travail productif,
* prendre en main les moyens de production, se libérer de l’anarchie capitaliste, se libérer de la propriété privée,
* la valeur comme mode de production,
* libérer les forces productives, se placer sur une ligne de progrès.
Cela car le prolétariat est déjà dans la contradiction qui l’oppose au capital l’élément positif à dégager, son affirmation, son érection en classe dominante est la réalisation de son être.
Ce contenu de la lutte de classes c’est ce que depuis 20 ans dans T.C. nous appelons “le programmatisme” (le prolétariat fait , dans sa libération, de sa situation et définition dans le mode de production capitaliste, le programme du communisme, le communisme comme programme)
L’intérêt du concept :
-- historiciser les notions de lutte de classes, de révolution et de communisme.
-- comprendre la lutte de classes et la révolution dans leurs caractéristiques historiques réelles et non par rapport à une norme.
-- ne plus opposer révolution, communisme et conditions (les fameuses conditions qui ne sont jamais mûres).
-- sortir de l’impasse entre un prolétariat toujours en substance révolutionnaire (révolutionnaire, en fait, comme la période suivante entend le terme) et une révolution qu’il ne fait jamais.
-- construire les éléments divers d’une époque comme une totalité en produisant leur connexion interne en même temps que leurs diversités et leurs conflits (Marx et Bakounine ; Luxembourg et Bernstein...).
-- éviter de se retrouver avec une nature révolutionnaire du prolétariat, qui chaque fois qu’elle se manifeste, aboutit à une restructuration du capital.
Disposer d’un concept totalisateur de la lutte de classe, comme celui de programmatisme, permet de passer au concept de cycle de luttes (voir T.C.8). Si l’on dit la révolution était, en subsomption formelle, affirmation de la classe, on possède alors toutes les déterminations de cette époque, y compris les caractéristiques de la révolution allemande, dans leur connexion interne (le rapport entre montée en puissance et autonomie de la classe) et comme totalité : de la social-démocratie à l’A.A.U.E ; de Noske à Rühle.
L’affirmation de la classe n’est pas une totalité indifférenciée, elle implique comme activité de la classe, un mouvement de particularisation de ses activités. Cette affirmation est une dualité :
L’affirmation de la classe est une dualité.
-- La montée en puissance de la classe dans le mode de production capitaliste,
-- Son affirmation en tant que classe particulière et donc la préservation de son autonomie.
Dans la période “Marx / Bakounine” (1848-1871) : relative coexistence de ces deux termes ; pour l’un et l’autre, c’est la dominante et l’articulation des deux termes qui différent (cf T.C.12).
Dans la période social-démocrate : de plus en plus impossible de tenir les deux termes sans qu’ils s’excluent réciproquement.
Dans la nécessité de ses propres médiations (partis, syndicats, coopératives, mutuelles, parlement...) la révolution comme affirmation de la classe se perd elle-même, non comme révolution en général, mais bien comme affirmation de la classe. Sa montée en puissance se confond avec le développement du capital. Ce qui entraîne : le rapport entre lutte de classe et développement du capital comme développement objectif (la classe ne peut qu’être exclue comme terme de la contradiction du mode de production capitaliste).
De Bernstein à Luxembourg, Lénine et Pannekoek : on a toutes les nuances de relations entre développement du capital, situation objective et lutte du prolétariat :
-- la reconnaissance du progressisme du capital,
-- le capital transcroit en socialisme et / ou la période de transition,
-- la démocratie devient forme et contenu de la révolution.
Inversement : l’autonomie et le but révolutionnaire comme affirmation de la classe, deviennent antagoniques à leurs propres médiations : critique de la montée en puissance comme intégration :
-- les Jungen,
-- toutes les oppositions radicales dans la S.D,
-- Malatesta, Niewenhuis,
-- le syndicalisme révolutionnaire comme tentative de solution mais qui ne dépasse pas la problématique : l’affirmation indépendante de la classe dans le capital est sa propre médiation.
Il résulte de tout cela que l’impossibilité de la révolution comme affirmation de la classe est produite à partir d’elle-même : opposition de ses termes, nécessité d’une période de transition, implication avec la restructuration du capital.
- b) Subsomption réelle.
Le rapport d’exploitation est structuré par l’extraction de plus-value relative:
-- la reproduction de la force de travail perd toute autonomie par rapport à la reproduction du capital.
-- le travail n’est plus l’élément dominant du procès de production.
-- le procès de production devient adéquat au capital en tant que procès de valorisation.
-- le travail est totalement spécifié comme travail salarié.
-- la défense de la condition prolétarienne est un moment de l’auto-présupposition du capital : contrainte à l’exploitation pour chaque capital par augmentation de la productivité (la concurrence comme extériorité pour chaque capital particulier des lois inhérentes au rapport capitaliste en général), salaire comme “investissement”.
D’où, décomposition du programmatisme. Pourquoi pas sa disparition ?
-- Subsomption réelle et subsomption formelle déterminent une périodisation, mais sont aussi deux instances constantes du mode de production capitaliste.
-- La révolution est toujours action d’une classe particulière, d’où réactivation de cette particularité face au capital comme rapport à soi. La révolution comporte toujours un “moment” programmatique.
-- Les périodes révolutionnaires se relient toujours à un cycle de luttes quotidiennes.
-- Les particularités de la phase de la subsomption réelle des années 1920 aux années 80 : l’identité ouvrière confirmée dans la reproduction du capital, le travail légitimé comme rival du capital à l’intérieur du mode de production capitaliste (cf le texte “Théorie Communiste” dans ce n°).
La décomposition du programmatisme n’est pas un essoufflement de la période antérieure mais une structure nouvelle : un nouveau cycle de luttes. La base de la décomposition du programmatisme est une identité ouvrière confirmée dans la reproduction même du capital, dans son auto-présupposition (particularisation du procès de production)
Les formes de la décomposition sont :
-- Le contenu classique de libération du travail par rapport au capital laisse la place à un procès d’extinction de la contradiction. Le capital définissant et reproduisant le prolétariat : la contradiction n’a plus lieu d’être. C’est la tendance générale.
-- Mais avec la subsomption réelle, le capital définit le prolétariat, pose le travail, comme son rival à l’intérieur de lui-même.
Des deux points précédents il résulte :
-- Le chassé croisé entre la S.D. et les P.C. Rivalité (Lénine) / Extinction de la contradiction, avec alliances diverses (S.D.).
-- Mais aussi (et c’est pour nous le plus important) : la décomposition du programmatisme est l’impossibilité de plus en plus grande de concevoir la révolution comme transcroissance à partir de ce qu’est la classe dans la société capitaliste :
* Le procès de la révolution est posé dans l’autonomie de la classe, dans toutes les ruptures avec cette intégration de sa défense et de sa reproduction : l’auto-organisation. Cela est justifié idéologiquement comme affirmation d’un être réel caché de la classe, ou carrément par le mouvement du communisme à l’oeuvre dans la société.
* En unifiant contradictoirement les deux (être dans le capital et être réel), on parvient, à la fin du cycle dans les années 60, à l’auto-négation comme contradiction interne du prolétariat, qui pourra prendre toutes les formes idéologiquement imaginables. On est toujours dans une problématique de la décomposition du programmatisme.
2) L’Ultra-Gauche
Une fois construite cette périodisation, comprendre de façon critique l’Ultra-gauche.
Un essai de définition : on peut appeler Ultra-gauche, toute pratique, organisation, théorie, qui posent la révolution comme affirmation du prolétariat, en considérant cette affirmation comme critique et négation de tout ce qui définit le prolétariat dans son implication avec le capital. En cela l’Ultra-gauche est une contradiction en procès.
L’affirmation autonome de la classe affronte ce qu’elle est dans le capital. Son affirmation est la destruction de son ancienne condition vue comme un détournement de son être véritable, la révolution affronte la propre puissance de la classe en tant que classe du mode de production capitaliste (le drame de la gauche allemande face à la S.D.).
-- D’une part : l’affirmation trouve dans cette puissance sa justification et sa raison d’être.
-- D’autre part : c’est le même être qui, d’être pour le capital, doit passer à son autonomie, à la “conscience de soi”.
Il s’ensuit que la contre-révolution est intrinsèquement liée à la révolution.
Intervention du K.A.P.D. au 3° congrès de l’Internationale : “ La révolutionnarisation des syndicats dans les pays où ils sont devenus les fermes soutiens du capitalisme est aujourd’hui une absurdité. C’est rater le début que de croire qu’on pourra accomplir cela. Les 9 à 10 millions de syndiqués allemands pourraient, s’ils étaient révolutionnaires, s’ils constituaient l’organe de la révolution, prendre effectivement le pouvoir aujourd’hui ; ils pourraient, si nous les avions de notre côté, mettre à profit la situation, chaque jour, à chaque heure, pour détruire la société capitaliste en Allemagne, y enflammer la révolution, et par là, pousser en avant la révolution mondiale. Nous voyons partout ces organes faillir, et à cause de cela dans l’intérêt et au service de la révolution, nous devons réclamer et exiger leur destruction. De même qu’on a dû détruire, écraser les partis politiques de la période pré-révolutionnaire, de même on doit détruire les organes de l’organisation économique, les syndicats, avant d’arriver à la victoire de la révolution.” ( in Denis Authier, “La gauche allemande” p 69-70, Ed Invariance / La vieille taupe). La Gauche exprime ici la dualité du processus révolutionnaire dans lequel elle est engagée. Le prolétariat affronte ce qu’il est dans le capital, mais c’est cet “être pour le capital” qui doit devenir “être pour soi”.
- A) Le prolétariat affronte ce qu’il est dans la capital.
Ce qu’il est dans le capital n’est posé que comme médiation entre son être et le capital :
-- la critique des syndicats : le caractère contre-révolutionnaire se trouve dans leur structure divisée en métiers. Il faut que la lutte soit menée dans l’entreprise. Les syndicats sont : “instruments de la classe ouvrière pour un but bien déterminé : s’installer à l’intérieur de l’ordre capitaliste” (interventions du K.A.P.D., 3° congrès de l’I.C.). Cependant pour la classe ce n’est ni un choix ni la création d’une médiation, c’est ce qu’elle est qui est à l’intérieur de “l’ordre capitaliste”. “Les vieux syndicats dans leur constitution et d’après leur structure, étaient des organes qui travaillaient à l’intérieur de la société capitaliste et qui lui étaient adaptés.” (d°). La critique du syndicalisme n’est pas une analyse critique de l’implication réciproque entre prolétariat et capital.
-- Idem pour la critique de la politique, du parlementarisme.
- B) “L’être pour le capital” doit devenir “être pour soi”.
Le renversement (révolution) est “possible” parce que l’être pour le capital n’est qu’une aliénation : l’être devenu étranger à lui-même, cette extériorisation ce sont les médiations : syndicats, politique, parlement.
“Tout doit tendre à aider le prolétariat à acquérir la conscience (souligné dans le texte) qu’il n’a besoin que d’une intervention énergique pour user efficacement du pouvoir qu’il possède déjà effectivement” (Programme du K.A.P.D., 1920, in Authier op cit p 5).
C’est le principe général de la Gauche et la dynamique de toutes les scissions des années 20 : être au plus près, supprimer toutes les séparation d’avec cet être de la classe déjà au pouvoir, déjà potentiellement la révolution et positivement le contenu du communisme.
La révolution est conçue comme libération et affirmation de l’être de la classe :
“Si les travailleurs veulent leur libération définitive en tant que classe (...) il faut qu’ils créent des formes qui soient absolument l’oeuvre de leur propre classe et non pas le produit de quelques “dirigeants” (...) De telles formes, issues de leur être le plus profond, c’est-à-dire nées de leur volonté de classe prolétarienne, seront en totale opposition avec toute forme plus ou moins dépendante du capitalisme” (“Programme A.A.U.D., Authier, d° p 100)
L’organisation autonome de la classe qui se différencie de l’organisation dans le capitalisme part de l’être le plus profond de la classe “de façon naturelle” ; mais c’est bien toujours la classe telle qu’elle est dans le capitalisme dont l’être s’affirme comme communisme : “l’organisation d’entreprise est le début du communisme”. “L’organisation d’entreprise est le début du devenir communiste (...) elle deviendra le fondement de la société communiste à venir, de la société sans classes. Société sans classes signifie : économie communautaire et formes d’expressions sociales totales. Elle signifie l’unification totale de la base économique (...) dans l’organisation d’entreprise, la masse se trouve dans le mécanisme moteur de la production, lutte sans arrêt pour le connaître et pour le diriger. Là a lieu le combat spirituel, la révolutionnarisation de la conscience(...) (d° p 101)
“Les tâches les plus urgentes de l’A.A.U. sont a) la destruction des syndicats et des partis politiques (...) b) l’union du prolétariat révolutionnaire dans les entreprises, cellules de la production, fondement de la société qui vient. La forme de toute union est l’organisation d’entreprise” (tendance A.A.U.E. dans l’A.A.U. d° p 110)
Du K.A.P.D. au G.I.C, la conception de la révolution par la Gauche évolue vers l’immédiateté entre être de la classe dans le capitalisme et production du communisme : “Le mouvement ouvrier c’est le mouvement des ouvriers en lutte”. Mais dans ce processus, la critique des médiations, la critique de l’être dans le capital, est telle que cet être de la classe dans le capital, qui est pourtant déjà la révolution et le contenu du communisme, lui échappe au fur et à mesure que se développe sa critique.
La Gauche parvient à un tel niveau de critique des médiations que l’être du prolétariat qu’elle se propose d’affirmer ne peut plus être celui du prolétariat tel qu’il existe dans le mode de production capitaliste, malgré ses dires. Elle n’arrive jamais à le reconnaître et va toujours plus loin dans la critique de la classe dans le capitalisme., tant et si bien que l’être qu’elle veut affirmer lui échappe sans cesse. Jusqu’au doute sur la “mission historique du prolétariat”. (Pannekoek ; Cann-Meijer ; Bordiga ; Vercesi ; Prudhommeaux ; Simone Weill)
L’être du prolétariat est immédiatement le communisme, aucune médiation, ni parti, ni syndicat, ni période de transition --économiquement--, ni même l’existence de la classe dans le mode de production capitaliste, sur laquelle repose tout de même cette organisation d’entreprise, ne viennent placer une transformation qualitative (sans parler de négation) entre cet être de la classe maintenant et le communisme.
MAIS, c’est le même être du prolétariat qui d’être dans le capital se libère, s’affirme comme contenu du communisme. La Gauche n’affronte pas cela comme “simplement” un problème théorique, mais pratiquement dans les syndicats, la S.D., le K.P.D., les luttes revendicatives immédiates. Le problème ne peut être escamoté, il est affronté et “résolu” de plusieurs façons.
- a) La conscience de soi.
La lutte contre le capital, pour connaître le secret de la production est “connaissance de soi”, “révolutionnarisation de la conscience”, “combat spirituel”.
La conscience de soi est le procès pratique de passage de l’être pour le capital, à l’affirmation du même être comme contenu du communisme, plus tard le G.I.C. introduira momentanément la distinction entre “classe en soi” et “classe pour soi”.
“Le problème de la révolution allemande est le problème du développement de la conscience de soi du prolétariat allemand” ( Programme K.A.P.D., 1920, d°p 6)
“Le prolétariat crée des organes dans lesquels s’incarne la conscience de classe” (Programme A.A.U.D., d° p 97)
La conscience sépare la classe telle qu’elle est dans son “être le plus profond” , de la classe dans le capitalisme. Le même être devenu conscient devient classe révolutionnaire.
- b) Les formes que produit cet “être le plus profond” de “façon naturelle” sont “impures”.
“La formation et la croissance de la classe prolétarienne entraînent naturellement des formes d’organisation et d’expression qui lui sont conformes. Cela ne se produit évidemment que lorsque les prolétaires ont parfaitement conscience de former une classe dont les intérêts propres sont opposés à ceux du capitalisme. Ces formes ne se créent pas du jour au lendemain et ne sont pas parfaitement pures a priori ; elles se développent grâce au progrès de la compréhension intellectuelle et l’afflux de masses toujours plus importantes. Elles n’atteindront complètement leur maturité que si la base prolétarienne existe, qu’après donc la disparition de l’économie privée et de l’économie de profit, remplacée par une économie communautaire prolétarienne adaptée aux besoins.
“Il est facile de comprendre qu’il y aura une organisation différente de l’organisation capitaliste lorsque le prolétariat sera devenu une société, un ensemble collectif propriétaire de tous les moyens de production (...) Mais avant d’y parvenir, le prolétariat crée --et ceci d’autant mieux qu’il est plus conscient de former une classe-- des formes d’expression, des organes, dans lesquels s’incarne la conscience de classe (...)Lorsque cette forme d’organisation devient processus révolutionnaire, elle est alors appelée organisation des conseils ” (A.A.U.D., d° p 97)
On admet dans un premier temps la croissance simultanée du capital et de l’organisation prolétarienne dans le capital ; ensuite (2° temps) il faut bien sûr que l’organisation prolétarienne se sépare du capitalisme pour être exclusivement prolétarienne. Là commencent les problèmes : “ces formes ne sont pas parfaitement pures a priori”, et on conclut sur un renversement surprenant (3° temps) : nous n’aurons de formes organisationnelles pures que lorsque le prolétariat aura pris le pouvoir, c’est à dire sur la base d’une économie prolétarienne communautaire. Un véritable saut périlleux théorique par rapport aux prémisses.
Saut par dessus le grand problème de la Gauche : il faut une organisation révolutionnaire de la classe qui soit son affirmation comme classe telle qu’elle est dans le capitalisme (“l’organisation d’entreprise est la cellule de base du communisme, où la classe perce les secrets de la production”, la production existante donc, considérée comme production en général) , mais qui ne se confonde pas avec une organisation de la classe dans le capitalisme. Le mieux pour atteindre cette organisation est donc de supprimer d’abord le capitalisme.
La Gauche déplace sur le terrain de la conscience de soi (cf a), le problème organisationnel, c’est-à-dire le problème de l’être qu’elle ne peut pas résoudre.
C’est dans l’organisation des conseils que “s’incarne l’évolution progressive de la conscience de soi du prolétariat, la volonté de transplanter dans la réalité la conscience de classe des prolétaires et de lui donner une expression réelle” (A.A.U.D, quelques lignes après la citation précédente).
- c) L’organisation des révolutionnaires (problème récurrent)
-- Programme du K.A.P.D. : gros problème de différenciation entre les Unionen (organisations d’entreprises) et le parti (cf les notes sur l’évolution historique )
-- “L’organisation politique a comme tâche de rassembler les éléments les plus avancés de la classe ouvrière sur la base du programme du parti (...) Le travail du K.A.P.D. à l’intérieur de ces organisations sera celui d’une propagande inlassable.” (programme du K.A.P.D.)
-- “Peut devenir membre de l’organisation d’entreprise, tout ouvrier qui se déclare pour la dictature du prolétariat. En plus il faut rejeter absolument les syndicats...L’organisation d’entreprise conduit à la société communiste. Son noyau sera expressément communiste.” (d°)
-- Même Rühle : dans “La révolution n’est pas une affaire de parti” (1920)
“Les éléments les plus mûrs politiquement, les plus décidés et les plus actifs d’un point de vue révolutionnaire, ont le devoir de former la phalange de la révolution (...) Ils sont l’élite du prolétariat révolutionnaire. Par le caractère fermé de leur organisation, ils gagnent en force et acquièrent une profondeur de jugement toujours plus grande. Ils se manifestent en tant qu’avant-garde du prolétariat, comme volonté d’action vis-à-vis des individus hésitants et confus. Au moment décisif, ils forment le centre magnétique de toute activité. Ils sont une organisation politique. Mais pas un parti politique. Pas un parti au sens traditionnel.” (in Authier d° 117)
La Gauche est contrainte de faire exister organisationellement cette classe du mode de production capitaliste, autonome du mode de production capitaliste, ce sera l’organisation des révolutionnaires résolus. Il faudra donc une organisation séparée de la masse de la classe. “L’être profond de la classe” qui dans son mouvement naturel est l’union de toute la classe, est la masse en action, apparaît toujours comme fraction.
-- “La révolution est l’affaire politique et économique de la totalité de la classe prolétarienne” (Rühle d°).
-- “La K.A.I. représente la lutte de classe prolétarienne pure” (Manifeste de la K.A.I 1922)
- d) Le problème de l’identité (être dans le capital / être communiste) est décalé en problème d’organisation, d’intégration, de dirigeants, de bureaucratie.
La Gauche allemande pose, dans ses propres termes, le problème de l’implication et de la contradiction des éléments de la dualité du programmatisme : montée en puissance de la classe et affirmation autonome.
“Mais comme le capitalisme n’était pas au bout de ses forces, que le prolétariat ne formait pas encore une masse consciente d’appartenir à la même classe, et que tout deux continuaient à se développer selon un seul et même processus, il est bien évident que ce n’est pas de but en blanc, et en particulier avant la victoire politique de la classe jusque là opprimée, que pouvait naître une organisation prolétarienne qui ait avant tout --à l’opposé de l’organisation capitaliste-- un caractère de classe prolétarien et qui puisse arriver à utiliser les méthodes de luttes prolétariennes qui en découlent. Des essais ont été faits à ce sujet, dont on trouve des traces dans l’affrontement entre Marx et Bakounine (...) La conscience prolétarienne ne se développa que très lentement (...) et la caractéristique de la période transitoire qui va de cette époque à l’époque actuelle est l’afflux d’une foule d’exploités dans le réservoir des partis et des syndicats social-démocrates. La lutte de ces organisations était menée sur le terrain même du capitalisme, n’exigeait évidemment pas de “prêcher un but” (...) Mais au cours de ce combat, l’objectif suivant, qui était “le développement de la conscience de classe prolétarienne” fut complètement perdu de vue. Le point de vue selon lequel “l’émancipation de la classe ouvrière serait l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes” et qui faisait du développement de la conscience de classe des travailleurs la tâche essentielle à na pas négliger un instant, fut de plus en plus laissé de côté (...) Elles (les organisations socialistes) devinrent des “organisations de chefs” (...) Elles devinrent des fins en soi. (Programme de l’A.A.U.D., d° p 93-94)
Il faut détacher l’activité révolutionnaire de la montée en puissance qui devient le principal obstacle à l’activité révolutionnaire, en même temps qu’elle est reconnue comme sa base d’existence et sa raison d’être.
Conservant une perspective révolutionnaire d’affirmation de la classe, la Gauche décale le problème de l’intégration de la classe (c’est à dire de l’implication réciproque entre prolétariat et capital) en problème d’organisation, de chefs, d’organisations-fins en soi, de bureaucratie.
“La “direction” de la lutte de classe se trouvait entre les mains de quelques individus qui étaient détachés des besoins du prolétariat.. Ce fut la victoire du parlementarisme (...) La lutte des classes, la révolution, devinrent l’affaire d’un groupe patronal directeur. Cette évolution n’est pas encore terminée. Les partis “socialistes” ou plutôt la racaille des partis, n’atteignirent leur déploiement le plus écoeurant qu’à partir de 1918” (d°, p 94-95)
“L’organisation devient quelque chose d’étranger pour les syndiqués” (d°) : c’est vrai, mais ce n’est que leur propre situation de salariés que cela exprime. A partir de là, la critique retombe et devient une critique descriptive de l’organisation et de son fonctionnement.
- e) Problème de l’articulation de la révolution avec les luttes immédiates.
L’alternative est alors transcroissance entre luttes quotidiennes et révolution ou rupture.
-- Transcroissance : les luttes immédiates n’expriment pas une appartenance au capitalisme, mais sont une étape de la libération de la classe, l’intégration n’est vue que comme déviation, opportunisme.
-- Rupture : la Gauche ne peut échapper à ce que l’être de la classe qui porte immédiatement le communisme est son existence dans le capitalisme.
L’affirmation doit donc se démarquer face à tout ce qui exprime cette existence.
“Nous avons la tâche, en tant que communistes, non de lancer les mots d’ordre de luttes quotidiennes parmi les masses ouvrières, mais ces mots d’ordre doivent être posés par les masses ouvrières dans les entreprises. Nous avons toujours à indiquer à ces masses ouvrières que la solution de ces questions quotidiennes n’améliorera pas leur situation et qu’en aucun cas elle ne pourra amener la chute de la société capitaliste (...) Ainsi, camarades, nous ne repoussons pas le combat quotidien, mais dans ce combat quotidien, nous nous mettons en avant des masses, nous leur montrons toujours le chemin, le grand but du communisme (...) C’est la tâche des communistes de remplir ces syndicats (le texte fait référence aux I.W.W. et aux occupation d’usines en Italie) d’un esprit révolutionnaire, de l’esprit du communisme, afin qu’ils ne tombent pas dans la voie de l’opportunisme (...) Camarades, si nous fondons ces organisations d’entreprises, nous ne devons pas oublier avant tout de les réunir en un grand tout, en un bloc qui se constitue en une totalité décidée. Une fois ces organisations unifiées à travers le pays par localités et par districts, nous voyons alors la base du système des conseils se développer à l’intérieur de la société capitaliste, il est possible d’avoir dans ses traits fondamentaux le système des conseils (...) Si nous engageons la lutte de cette façon, si nous formons et perfectionnons ainsi la classe ouvrière pour qu’elle devienne l’organe de la démolition de l’Etat capitaliste, alors, camarades, nous avons déjà créé la condition préalable dans la société capitaliste.” (“Intervention du K.A.P.D. au 3° congrès de l’Internationale” in Authier op cit p 67-68).
L’A.A.U.D. assista au congrès de fondation du Profintern (organisation syndicale internationale parallèle au Komintern), mais n’y resta pas car le Profintern exigeait le travail à l’intérieur des syndicats “réactionnaires”.
Conclusion.
L’Ultra-gauche n’a pu comprendre la contre-révolution, car elle ne pouvait comprendre réellement le prolétariat comme classe du mode de production capitaliste. Elle a accentué la critique de toutes les modalités d’existence de la classe dans le mode de production capitaliste, en postulant une nature révolutionnaire du prolétariat qui par ses critiques mêmes ne pouvait que lui échapper de plus en plus ; cette nature révolutionnaire se trouvait, pour elle, dans les conditions d’existence de la classe et elle critiquait tout.
“La Gauche allemande a été amenée à développer l’idée d’un prolétariat “pur”, contenant en lui-même et par lui-même la vérité révolutionnaire, et à expliquer l’échec révolutionnaire par les falsifications, les pressions et la violence exercée sur le prolétariat pour le détourner de ses tâches (...) On conservait toujours l’idée que, dans le fond, le prolétariat authentique était révolutionnaire s’il n’était pas manipulé et falsifié (...) Dans cette conception, le conseil ouvrier joue le rôle de panacée. On ne prend plus le conseil comme forme d’organisation d’une lutte, mais comme une forme bonne en elle-même, permettant à la réalité du prolétariat de s’exprimer.” (Pierre Nashua, “Perspectives sur les conseils, la gestion ouvrière, et la gauche allemande.” brochure, 1971)
A vouloir tenir l’identité entre l’être de la classe dans le capital et son être communiste (sans médiation, bien que la Gauche soit contrainte d’en produire ), l’Ultra-gauche nous amène au bord du dépassement de sa problématique. Il n’y a plus de médiation entre le prolétariat et le communisme, mais l’Ultra-gauche pensait encore cela programmatiquement (d’où la multiplication des impasses), c’est à dire en ne faisant pas le saut pratique et théorique que cette proposition contient en elle-même : la négation de la classe par elle-même dans la révolution, dans l’abolition du capital.
La Gauche “italienne”
1) De la direction du parti à la fraction 1918- 1926
--1918 : “Il Soviet”, création de la “fraction abstentionniste” dans le P.S.I : rompre avec le système démocratique.
* opposition à “l’Ordine Nuovo” de Gramsci, Togliatti, Tasca.
* opposition à la gestion de l’économie par les “conseils”.
--1920-1921 : rapprochement Gramsci et Bordiga ; 21 janv 1921, fondation du P.C.I.
“C’est seulement l’organisation en parti qui réalise la constitution du prolétariat en classe.”
Le parti est l’union organisationnelle du but révolutionnaire et de la classe dans le mode de production capitaliste. “Les conseils ne sont révolutionnaires que comme section du parti.” Aucune remise en cause de la participation aux syndicats : “organismes ouvriers opportunistes”.
--1923 : emprisonnement de Bordiga et d’autres membres de la direction, pression de l’Internationale pour le rapprochement avec une fraction du parti socialiste ; les “bordiguistes” perdent la direction du parti.
La gauche doit affronter trois grandes questions :
- a) Le Fascisme
Critique du fascisme et de son “principal produit l’anti-fascisme”. C’est la synthèse de la critique de toutes les médiations politiques, sauf le parti, mais d’entrée de jeu, pour la gauche italienne, le parti c’est la classe. A travers la critique du fascisme et de son principal produit l’anti-fascisme s’impose pour la gauche que le maintien du but programmatique s’accompagne d’une coupure de plus en plus radicale avec tout ce qui constitue les médiations menant à ce but (c’est fondamentalement pour cela que les Gauches italienne et germano-hollandaise appartiennent à la même période historique).
-- le fascisme n’est pas le produit des couches moyennes, il est le produit de la défaite du mouvement ouvrier.
-- le fascisme n’est pas une réaction féodale, il apparaît et se développe d’abord dans les grandes villes industrielles du nord.
-- le fascisme ne s’oppose pas à la démocratie : à leur démobilisation le gouvernement encourage les officiers à s’engager dans les squadristes; les démocrates ont cédé pacifiquement le pouvoir à Mussolini en 1922.
-- pas de front anti-fasciste : c’est la gauche social-démocrate qui ouvre la voie au fascisme.
* l’anti-fascisme est le pire produit du fascisme.
- b) Critique de la bolchévisation (1925)
-- cellules d’entreprise : le cadre étroit de l’usine.
-- le parti devient une somme d’individus ouvriers rattachés à des branches professionnelles : corporatisne, ouvriérisme.
-- encouragement de l’économisme.
-- liaison bolchévisation et socialisme dans un seul pays : abandon de la révolution internationale, on enferme la révolution dans des questions économiques.
- c) Le parti de masse.
Refus de la fusion avec l’aile gauche et le centre du P.S.I. (Serrati). Bordiga écarté de la direction, Zinoviev impose la fusion, mais le P.S.I. refuse, le groupe de Serrati est exclu du P.S.I. Gramsci et Togliatti prennent la direction du parti.
2) La constitution de la gauche en fraction (1926)
La création officielle de la fraction s’effectue au congrès de Pantin en 1928 (“Prometeo”).
- a) Réflexions critiques et contacts
-- Avec Korsh : recherche de rapprochement avec le groupe de Korsh exclu du K.P.D. en 1925. Mais désaccord sur : la nature de la Russie (pour Korsh : révolution bourgeoise, impérialisme rouge) ; pour Bordiga refus de la scission dans les partis et dans l’I.C. Bordiga est exclu du P.C.I. en 1930. En 1928, la fraction solidaire de Trotsky, veut réintégrer l’Internationale.
-- Avec Trotsky : longs échanges avec les trotskystes et débat pour entrer dans l’opposition internationale (trotskyste). Divergences sur :
* ”gouvernement ouvrier et paysan”,
* ”front unique”,
* “comités prolétariens anti-fascistes”,
Cependant “participation loyale au travail de l’opposition internationale”.
Mais, exclusion en Fev 33 de la fraction Prometeo sur :
--le front unique anti-fasciste.
--la proclamation d’une nouvelle internationale.
Puis opposition tranchée sur l’Espagne.
En fait la gauche “italienne” ne devient pas “gauchiste” : c’est à dire ne se met pas à la recherche de toutes sortes de médiations opportunistes pour colmater la séparation entre les luttes immédiates, la situation du prolétariat dans le capitalisme et la révolution. Pour la gauche “italienne”, c’est “l’époque des guerres et des révolutions” , c’est tout. De toute façon, le parti est en soi cette liaison et la totalité.
- b) Critique de la Gauche allemande.
-- refus de rompre avec l’Internationale, Bordiga accepte le parlementarisme.
-- critique comme anarchiste le K.A.P.D. et la Gauche hollandaise, en tant que déviation syndicaliste, comme I.W.W. ou C.N.T.
-- la Gauche allemande “nie” l’utilité de la lutte politique.
-- pour Bordiga, conception organique parti / classe.
-- avec la fondation de la K.A.I. et la Russie déclarée “bourgeoise”, la rupture est totale.“
L’idée utopique et réactionnaire d’un appareil institutionnel épousant organiquement, sur toute son étendue le système de production capitaliste, erreur qui se traduit pratiquement dans une sorte de surestimation des conseils d’usine et dans un boycott des syndicats.” (Thèses de la Gauche au congrès de Lyon du P.C.I. 1926)
“Dans cette théorie, les problèmes de la fonction des syndicats et du parti, les questions de la lutte armée, de la conquête du pouvoir et de la construction du socialisme étaient posées de façon erronée. Elle développait au contraire la conception d’une organisation systématique, non “volontaire” mais “nécessaire” de la classe ouvrière, strictement calquée sur le mécanisme industriel de la production capitaliste...De plus, même à l’époque bourgeoise, ce système devait assumer des fonctions de construction de la nouvelle économie, en revendiquant et en exerçant le contrôle ouvrier sur la production.” (d°)
- c) Une scission : juillet 1927, Pappalardi “Le réveil communiste”
-- Impossibilité d’oeuvrer au redressement de l’Internationale.
--Russie : bureaucratisation, plus de pouvoir prolétarien, contacts avec Korsh.
“Le réveil communiste”, qui devient “L’ouvrier communiste” en1929 et dispait en 1931, met en question la capacité révolutionnaire du prolétariat. On y trouve la prépondérance des thèses de la Gauche germano-hollandaise : rejet du parlementarisme, du syndicalisme, des luttes nationales, de tout regroupement ouvrier permanent sur des questions revendicatives, la question du parti est secondaire, la conscience est spontanée. Contacts avec le G.I.C et le K.A.P.D. ; polémique avec l’A.A.U.D.E. qui ,pour “L’ouvrier communiste”, transforme les groupes d’entreprises en crypto syndicats. Pour “L’ouvrier communiste”, la lutte économique ne peut qu’être liée à la prise du pouvoir.
3) “Bilan” puis “Octobre” : nov 33 - 1940.
- a) La contre-révolution
1933 : la victoire du fascisme en Allemagne est l’aboutissement de la défaite du prolétariat. Faire le bilan de la période 17-33.
Il y avait les conditions objectives mais manquait le facteur subjectif et donc les “cadres” et le “parti”. La période qui s’ouvre est celle du triomphe de la contre-révolution.
Les raisons données de l’échec dans le bilan théorique de la période préservent les bases mêmes de la synthèse sur laquelle vit la Gauche “italienne” (vit et survit) : en plaçant tardivement la contre-révolution, on ne la comprend pas dans sa naissance, dans son principe, cela “innocente” la montée en puissance de la classe dans le mode de production capitaliste, cela “innocente” ce qu’est la classe dans le mode de production capitaliste d’être la force même de la contre-révolution (en ce qu’elle est subsumée sous le capital, il n’y a pas de “contre-révolution prolétarienne”, quel que soit le rôle joué par la plus grande partie de la classe ouvrière).
L’échec est placé au niveau de la conscience et des partis. La Gauche “italienne” peut donc continuer à vivre sur le parti comme synthèse de la classe dans le mode de production capitaliste et du but. De toute façon, à l’époque, personne ne peut encore dépasser le programmatisme, quand on parvient théoriquement (parce que pratiquement la révolution se heurte aux organisations ouvrières) à mettre en crise le rapport entre la classe dans le capital et la révolution, on est alors au bord de l’abîme théorique, de l’abandon de la théorie du communisme comme théorie du prolétariat.
A nouveau dans les années 30, la critique du fascisme et de l’anti-fascisme synthétise la critique de toute médiation entre le prolétariat, classe du capitalisme, et la révolution. Heureusement il y a le parti et le programme.
La critique de la démocratie est centrale, c’est la critique d’un état social, de l’intégration de la classe dans le mode de production capitaliste, qui ainsi n’est pas analysée structurellement quant au rapport d’implication réciproque entre prolétariat et capital en subsomption réelle, mais politiquement, comme réconciliation nationale. La critique de la démocratie permet de passer à côté de la critique de l’intégration de la classe, elle préserve la base du programmatisme.
-- Critique du “Front populaire”. Critique de toutes les actions immédiates, critique des grèves de 36 qui s’étaient “collées au dos le drapeau tricolore”.
- b) l’Espagne.
Ce n’est pas deux classes qui s’affrontent, mais deux fractions de la bourgeoisie espagnole (républicains et fascistes). Appel au prolétariat à s’insurger des deux côtés. S’attaquer à l’Etat républicain, c’est encourager la révolte des prolétaires de l’autre côté de la frontière militaire. Attaque du P.O.U.M. et de la C.N.T. qui condamnent les grèves du côté républicain en 37. Critique de la collectivisation tant que l’Etat républicain n’est pas abattu.
La “leçon” de l’Espagne : sans parti pas de situation révolutionnaire, son absence montre que la situation n’était pas révolutionnaire. Le parti devient là une instance théorique se distinguant du prolétariat sociologique. La fraction distingue le prolétariat sociologique et le prolétariat révolutionnaire, celui qui formera le parti, et qui, comme parti, est la synthèse de la classe du capitalisme et du but révolutionnaire (la problématique classe pour soi et classe en soi est dans l’air du temps).
- c) “Octobre”.
Début 38, fusion de “Bilan” et d’une fraction de la “Ligue communiste internationaliste de Belgique” (Jehan / Mitchell).
Adoption de la théorie luxembourgiste des crises. Par là la gauche entérine l’incapacité à concevoir les crises et la crise de 29, comme restructuration.. Demeurant programmatique, la théorie révolutionnaire ne peut alors reconnaître dans la contre-révolution l’affermissement de la subsomption réelle du travail sous le capital. L’évolution du capital est bloquée, il serait même entré en “décadence”.
4) Les limites de la gauche italienne
- a) Affirmation du prolétariat et implication réciproque entre prolétariat et capital.
Dans le cadre de la décomposition du programmatisme, on ne peut maintenir la révolution comme affirmation de la classe qu’en se retournant contre tout ce qui peut être l’existence de cette classe dans la reproduction du capital. D’où la radicalité des critiques de la Gauche sur le cours de la lutte des classes et sur l’opportunisme, mais cette critique demeure politique. Ayant pratiqué de façon formelle la synthèse de la dualité contradictoire de la décomposition du programmatisme (libération et affirmation de la classe contre tout ce qui est sa définition comme classe dans le mode de production capitaliste) dans la notion de Parti, la Gauche “italienne n’a plus aucune possibilité de relier l’existence immédiate de la classe dans le mode de production capitaliste à la révolution (les tentatives de participation syndicale sont constamment des échecs). La Gauche “italienne” en arrive à attendre de la guerre le déclenchement de la révolution : en plein cours à la guerre, elle passe de “Bilan” à “Octobre”.
Cependant, ne parvenant plus à produire une théorie de la révolution intégrant la situation et l’action quotidienne de la classe, les questions que se pose “Bilan” sur le Keynésianisme et l’économie de guerre pouvaient amener à reconnaître l’intégration, et dans un cadre théorique programmatique, cela équivaut à abandonner la capacité révolutionnaire du prolétariat (c’est la démarche de Vercesi).
- b) La révolution russe.
La compréhension de la prise du pouvoir par les Bolchéviks comme la victoire de la révolution prolétarienne est le point où se bloquent toutes les dynamiques théoriques de la Gauche “italienne”, son “trou noir”. Ce n’est qu’après la deuxième guerre mondiale qu’une partie de la Gauche abandonne la notion “d’Etat prolétarien”. Par là la Gauche se condamne à n’avoir qu’une compréhension critique théorique de type politique de la montée en puissance de la classe comme affrontant son affirmation autonome. Sinon c’est reconnaître la prise du pouvoir par les Bolchéviks comme contre-révolution.
C’est pour avoir franchi ce pas, ayant été pratiquement contrainte dans le cours de la révolution de s’opposer au bolchévisme et à l’Internationale, que la dynamique ouverte par la Gauche germano -hollandaise fut infiniment plus porteuse et productive et par là-même, plus erratique.
Fondements de la critique des Gauches.
(Thèses)
1
De la mise en place de la subsomption réelle à la restructuration actuelle (1914 / 1917), en confirmant à l’intérieur de son autoprésupposition une identité ouvrière, le capital fait du développement “sur la base du travail” un mode rival de son propre développement. Il fait du travail son propre rival à l’intérieur de lui-même. Il fonde le prolétariat à disputer au capital la gestion du mode de production.
2
C’est le passage en subsomption réelle qui fonde l’explosion historique de l’affirmation du prolétariat : s’emparer de la société dont il est devenu l’âme. La reproduction du prolétariat et de sa contradiction avec le capital sont intégrées dans la reproduction propre du capital. Il faudra 20 ans pour que soit éliminée l’affirmation autonome de la classe telle qu’elle se développa en subsomption réelle, c’est-à-dire en contradiction avec la montée en puissance de la classe, avec ce qui la rendait possible et lui conférait paradoxalement toute sa vigueur. C’est l’histoire de l’entre-deux-guerres.
3
La révolution, dans le cycle de luttes ouvert en 1917 (ou 1905), est toujours affirmation de la classe, le prolétariat cherche à libérer contre le capital sa puissance sociale existante dans le capital. Ce qui lui confère sa capacité à promouvoir cette large affirmation devient sa limite. Cette affirmation se retourne contre elle-même et se constitue en tant que reproduction du capital, qu’elle implique ou qu’elle prend en charge (Russie), en contre-révolution.
4
La spécificité de cette période par rapport au programmatisme classique de la social-démocratie sous toutes ses formes (cf T.C.12) réside dans le fait que l'affirmation autonome de la classe contre le capital entre en contradiction avec sa montée en puissance à l’intérieur du capital, en ce que cette montée en puissance est totalement intégrée dans la reproduction du capital. En même temps cette affirmation trouve sa raison d’être, son fondement dans cette intégration. Ce qu’est la classe dans le mode de production capitaliste est la négation de son autonomie tout en étant la raison d’être et la force de cette même volonté d’affirmation autonome. La révolution comme affirmation de la classe se trouve prise dans cette contradiction qu’elle ne peut dépasser, c’est dans ce qui constitue la révolution elle-même, que la contre-révolution trouve sa force, et la capacité de l’abattre.
5
L’affirmation de la classe se heurte, dans cette phase de la subsomption réelle, à sa limite intrinsèque : la montée en puissance de la classe, que l’affirmation implique et qui l’autorise elle-même. Cette dernière se confond alors avec le développement du capital, elle devient gestion possible, revendiquée, de celui-ci. Cette implication, conflictuellement ou par concessions, l’affirmation ouvrière est contrainte de la reconnaître, en ce que c’est sa propre possibilité d’existence qu’elle trouve dans la contre-révolution dressée contre elle. Les Partis Communistes sont l’affirmation de l’identité ouvrière telle qu’elle est confortée dans l’autoprésupposition du capital, la revendication d’une gestion ouvrière.
6
La théorie de la révolution programmatique ne peut que persister à concevoir la révolution comme affirmation de la classe, mais ne peut plus se reconnaître dans aucune manifestation ou aucun mode d’existence immédiats de la classe (c’est ce que cherche à conjurer la formule fétiche de la Gauche : “eux-mêmes”). C’est précisément le mode même de reproduction du capital, l’intégration de la reproduction de la classe ouvrière, qui suppriment cette possibilité d’affirmation, au moment même où ces caractéristiques du rapport entre prolétariat et capital revitalisent le programmatisme en légitimant l’affirmation du travail.
7
La révolution comme affirmation de la classe ne peut plus se reconnaître aucune médiation, ni même reconnaître dans l’existence immédiate de la classe sa possibilité d’existence elle-même ; mais demeurant affirmation de la classe, la pratique révolutionnaire et la théorie révolutionnaire ne peuvent reconnaître cet évanouïssement sans se condamner elles-mêmes. En cela la question de la nature de l’U.R.S.S. est la pierre de touche de la production théorique programmatique de cette période.
8
Les Gauches, même la Gauche germano-hollandaise, ne saisissent jamais la véritable nature de la révolution russe : révolution programmatique ayant pour contenu l’affirmation autonome de la classe et par là-même trouvant dans la capacité du travail à revendiquer la gestion de la société capitaliste, donc dans ce qui est sa puissance même à l’intérieur du capital, acquise dans le passage en subsomption réelle, sa limite se formalisant contre elle-même comme une contre-révolution que les partis issus de la seconde internationale sont plus ou moins aptes, selon leur situation spécifique, à prendre en charge, à formaliser.
Quand la Gauche germano-hollandaise pose la révolution bolchévique comme révolution bourgeoise et contre-révolution, elle passe à côté de l’essentiel de cette révolution bourgeoise : sa spécificité en tant que contre-révolution. Elle n’existe comme révolution bourgeoise, dans sa possibilité même et ses caractéristiques, que comme contre-révolution, sur les limites de la révolution prolétarienne programmatique. Quand l’ultra-gauche voit le côté contre-révolutionnaire du bolchévisme (Otto Rühle), c’est simplement pour opposer dans la révolution russe, de façon non liée, la révolution bourgeoise et “l’élément prolétarien”, ou pour parler d’une révolution bourgeoise s’appuyant sur le prolétariat (G.I.C.), sans déterminer théoriquement le contenu et le déroulement de cet appui, sans le caractériser.
9
Reconnaître que l’U.R.S.S. est un Etat capitaliste, c’est reconnaître explicitement l’impasse du programmatisme, de l’affirmation de la classe. C’est à cela que la Gauche germano-hollandaise s’est trouvé confrontée, c’est le pas qu’elle ne pouvait pas franchir.
10
La Gauche germano-hollandaise développe un programmatisme épuré de tout ce qui a trait à la montée en puissance de la classe. Elle se réfère à une classe telle qu’elle existerait en rupture avec son existence dans la reproduction du capital, et suppose que cette classe est toujours celle qui existe sous toutes les “mystifications” (démocratie, partis, syndicats, “substitutionnisme”). Le spontanéisme est la révélation d’un être caché de la classe. L’ensemble des Gauches fait nécessairement référence à une nature révolutionnaire de la classe. L’affirmation de la classe ne peut plus partir des formes reconnues et confortées de l’identité ouvrière, elle devient une contradiction en procès.
Comments
“Théorie Communiste”
Le point de départ de la rédaction de ce texte fut la demande formulée par un groupe de “jeunes” Lyonnais, menant une réflexion théorique sur les gauches italienne et germano-hollandaise, de “présenter” la revue “Théorie Communiste”. Cela a été pour nous l’occasion de faire une brève synthèse de notre problématique et de nos positions actuelles. Il arrive que dans cette synthèse nous reprenions quelques paragraphes de numéros antérieurs de la revue, l’essentiel est cependant dans l’agencement global et bref de notre travail théorique et l’insistance sur ce qui en constitue les axes essentiels actuellement.
“Théorie Communiste”
Le problème fondamental auquel toute production théorique doit se ramener, qu’elle doit affronter et chercher à résoudre est le suivant : comment le prolétariat, agissant strictement en tant que classe de ce mode de production, dans sa contradiction avec le capital à l’intérieur du mode de production capitaliste, peut-il abolir le capital, donc les classes, donc lui-même, c’est-à-dire produire le communisme?
C’est la généalogie de cette question qui nous ramène à l’héritage des Gauches et principalement de la gauche germano-hollandaise. On pourrait bien sûr remonter à Marx ou à Bakounine dans sa controverse avec le précédent, et à quelques théoriciens anarchistes. On verra plus loin pourquoi la Gauche dite italienne ne parvient pas jusqu’à la nécessité de cette question.
Le problème essentiel auquel T.C. s’est confronté depuis ses débuts en 1975 (auparavant nous faisions la revue “Intervention Communiste” -- 2 n° parus et quelques bulletins-- et pour certains, nous avions travaillé à la revue “Les cahiers du communisme de conseils”, revue édité à Marseille entre 68 et 73), est celui que pose, dans une perspective qui demeure classiste, la production du communisme comme abolition du capital et donc des classes, dépassement de toutes les catégories actuelles dans lesquelles l’un et les autres se définissent : échange, valeur, Etat, particularisation de la communauté comme existence des classes, division du travail, propriété, salariat, accumulation, forces productives, cadre de l’entreprise, existence et donc gestion de l’économie. Le communisme n’est pas la gestion ouvrière de ce mode de production, la prise en charge consciente de ses contradictions, la poursuite de son programme de développement des forces productives qu’il se révélerait incapable d’assumer lui-même ; le communisme n’est pas un mode de production, il n’est pas même une société au sens d’une totalité qui serait ce dans quoi baignent les rapports que les individus définiront entre eux dans leur singularité, ne considérant rien de ce qui est comme quelque chose à reproduire. Le communisme est ce que le prolétariat trouve en lui la capacité de produire, abolissant le capital et lui-même.
Si nous nous situons dans “l’héritage” de la Gauche germano-hollandaise, il faut cependant expliquer ce qui est pour nous la dynamique de cet “héritage”. Se situer dans cet “héritage” ne consiste pas à répéter une quelconque invariance des positions du K.A.P.D., de l’A.A.U.D, ou des théoriciens comme Gorter, Pannekoek ou Rühle ; ni même à effectuer un tri dans un ensemble de positions, l’important c’est le système théorique, la problématique.
La révolution allemande trouve son expression théorique la plus achevée dans la production et la pratique organisationnelle des gauches, au travers du foisonnement même des scissions et des regroupements. Les gauches expriment d’une part l’achèvement d’un long cycle de luttes antérieur (depuis 1871, et même 1848), et d’autre part l’échec de ce cycle. Cependant, de par le contenu de la lutte de classe et cela dans sa défaite même, de par la façon dont les Gauches explicitèrent ce contenu et théorisèrent sa défaite, elles ouvrent une nouvelle période, une nouvelle structuration de la lutte de classes pratiquement et théoriquement.
Le cycle de luttes qu’achève la révolution allemande de 1918-1923 est celui de la révolution et du communisme comme affirmation de la classe qui s’érige en classe dominante, instaure une période de transition, prend en charge le développement des forces productives et l’achèvement historique des contradictions du capitalisme. C’est la “société des producteurs associés” décrite par Marx dans “Le Capital”, ce sont les mesures du “Manifeste communiste” de 1848 ou de la “Critique du programme de Gotha”. Pour parvenir à cette “apothéose” du prolétariat, devenu classe dominante, les prémisses de la révolution, et la révolution elle-même, se lisent dans la montée en puissance de la classe à l’intérieur du mode de production capitaliste : le renforcement du parti (dont la notion et l’existence même sont liées à cette structuration de la lutte de classe), la pression syndicale, les réformes constitutionnelles et sociales, le parlementarisme. En fait, le réformisme, dans cette perspective où la révolution est affirmation de la classe, est intrinsèque au procès même de la lutte de classe. Il ne s’agit pas là d’erreurs, de déviances par rapport à l’orthodoxie. Que le prolétariat pose la révolution comme son affirmation, son érection en classe dominante, et la généralisation de sa condition à l’ensemble de la société ; que sa montée en puissance à l’intérieur même du mode production existant soit la voie royale de cette affirmation ; que celle-ci se confonde même avec le propre renforcement du capital : tout cela tient à la façon même dont se structure la contradiction entre les classes, dans cette phase historique du mode de production capitaliste que nous qualifions, reprenant la pèriodisation de Marx, de subsomption formelle du travail sous le capital.
Dans cette phase, le capital, dit rapidement, est une contrainte extérieure dont le prolétariat peut se libérer, il s’agit de libérer le travail qui peut apparaître alors comme réellement différent du travail salarié, c’est-à-dire comme le rapport du travail salarié à lui-même dans la mesure où ce dernier se pose comme pouvant être libéré. Mais par là même, c’est la révolution et le communisme qui sont impossibles, non pas parce que de toute éternité la révolution ce n’est pas cela, mais parce qu’ainsi posée pratiquement dans la lutte de classes, l’affirmation de la classe, et le procès qu’elle nécessite à l’intérieur du capitalisme, trouvent dans la reproduction du capital leur nécessité, leur existence, et leur limite intrinsèque dans le développement même du capital, forme nécessaire de cette montée en puissance de la classe et de son organisation.
En effet, à partir du moment où le passage en subsomption réelle est largement avancé (fin XIX°), l’affirmation autonome de la classe entre en contradiction avec sa montée en puissance à l’intérieur du capital, en ce que celle-ci est de plus en plus le mouvement même de la reproduction propre du capital. En même temps, cette affirmation ne peut que trouver là son fondement, la définition de ses objectifs et sa raison d’être. La crise générale de la social-démocratie, pas seulement allemande, est la manifestation politique, sociale et théorique, de cette dynamique. La révolution comme affirmation fonctionne sur une dualité de termes se développant historiquement comme une opposition entre l’affirmation autonome de la classe et sa montée en puissance dans le mode de production capitaliste. Les termes de l’opposition, qui jusqu’en 1871, pouvaient cohabiter dans le mouvement ouvrier de façon plus ou moins “amicale”, ne le peuvent plus.. La révolution allemande et donc les gauches se trouvent prises au piège de cette situation : l’affirmation autonome du prolétariat affronte ce qu’il est dans le capital, ce qu’il est devenu, elle affronte la propre puissance de la classe en tant que classe du mode de production capitaliste. La révolution comme affirmation de la classe affronte sa propre négation (la contre-révolution lui est intrinsèquement liée) dans ce qui est sa raison d’être. On a parlé de “tragédie” de la révolution allemande, l’expression serait presque juste ; si elle ne sous-entendait pas une contradiction interne de la classe (les deux contraintes du héros tragique). La puissance de la classe, comme classe du mode de production capitaliste, est en fait celle du capital sous lequel est toujours subsumée cette puissance que le capital fait réellement sienne par définition, comme son propre mouvement. En période de subsomption réelle du travail sous le capital, la montée en puissance de la classe, dans laquelle le travail se pose comme essence du capital, se confond avec le développement même du capital. Elle peut alors, à partir de la première guerre mondiale, se poser en gestion du capital, elle peut devenir en tant que telle la forme aiguë de la contre-révolution. En reconnaissant l’échange, la valeur, le cadre de l’entreprise (la classe existe toujours quelque part pour le capital), l’accumulation selon les sections, la planification, comme contenu de son affirmation, l’affirmation de la classe pose la reproduction du capital comme son présupposé et, selon sa nature historiquement définie, la propre impossibilité de la révolution. La révolution russe fut le modèle de cette impossibilité, de ce processus, même s’il fallut des circonstances particulières pour que ce soit le processus d’affirmation de la classe qui s’achève lui-même en contre-révolution et développement du capital (la définition de la composition de la classe capitaliste n’a qu’un intérêt relatif).
Après la première guerre mondiale (pour situer chronologiquement la rupture), le passage du capital en subsomption réelle, à l’issue de la longue dépression de la fin du XIX°s, est largement engagé. La subsomption réelle du travail sous le capital signifie que la reproduction du prolétariat est conflictuellement intégrée dans le cycle propre du capital (plus-value relative), elle signifie que l’absorption du travail vivant par le capital devient le fait même du procès immédiat, devenu, par le développement du capital fixe, adéquat au concept de capital, elle signifie que l’échange aux prix de production anihile la spécificité du travail comme travail productif de valeur au niveau de la reproduction d’ensemble du mode de production capitaliste, elle signifie que le travail producteur de plus-value, sous sa forme relative, est totalement spécifié comme travail salarié. L’histoire du mode de production capitaliste est constamment, de façon essentielle, histoire de la contradiction entre le prolétariat et le capital. Le passage du mode de production à la subsomption réelle construit ses déterminations historiques dans la période de la vague révolutionnaire de l’après première guerre mondiale, et il en portera les “stigmates” comme particularisation de la classe ouvrière et confirmation d’une identité ouvrière à l’intérieur de sa propre reproduction (cf “Problématiques de la restructuration” T.C.12).
D’une part, la révolution allemande et son expression théorique dans la Gauche germano-hollandaise, expriment d’une part la lutte contre cette intégration de la reproduction de la classe ouvrière dans le cycle propre du capital, c’est sa critique en acte de toutes les médiations de la montée en puissance de la classe à l’intérieur du mode de production comme processus même de la révolution : syndicalisme, parti de masse, front commun, parlementarisme. Certaines fractions de la Gauche en arrivent même à critiquer toutes luttes salariales comme détournant la classe de la révolution en ce qu’elles seraient une “auto-reconnaissance de la classe” dans le système. D’autre part, la Gauche fait du communisme la révélation de l’être du prolétariat comme classe productive, classe du travail, du travail coopératif à grande échelle. Plus rien ne séparerait la classe de ce qu’elle contiendrait immédiatement, en elle-même, le communisme. La forme conseil est alors la forme naturelle de son activité. Mais alors le communisme n'est plus que la gestion par le prolétariat de la production dans les catégories qui le définissent lui-même : propriété (collective, sociale, étatique...), division du travail, échange, développement des forces productives, existence d’une économie comme domaine de l’objectivation des rapports sociaux. Manifestant, on ne peut plus, son intégration, et sa définition par le capital, le prolétariat ne peut alors dans sa lutte que conflictuellement renforcer son adversaire (le capital est précisément le procès de ce conflit), et reconnaître sa nécessité.
La Gauche n’a vu l’intégration s’effectuant dans le passage à la subsomption réelle que dans les médiations de la montée en puissance de la classe, et a séparé ces médiations de la définition du prolétariat comme classe du mode de production capitaliste. Le communisme était la révélation, la libération d’un être même de la classe, telle qu’elle existe dans le mode de production capitaliste, et telle que celui-ci la définit. La Gauche italienne ne parvint pas jusqu’à ce point de rupture productif d’interrogations et de dépassements. Elle en resta à la critique des médiations non pour elles-mêmes, non en soi en tant que médiations, mais de façon formelle, elle ne comprenait les formes de ces médiations que comme formes et les critiquait ainsi (parti de masse, front unique, antifascisme...). Elle voulait les médiations (parti, syndicats, période de transition, Etat ouvrier) de la montée en puissance de la classe dans le mode de production capitaliste ou de son affirmation, sans que celles-ci expriment l’existence de la classe comme classe de ce mode production (cf les débats de “Bilan” sur le syndicalisme et même sur l’existence du prolétariat).
L’approfondissement de la subsomption réelle ne pouvait qu’être fatal aux Gauches. Il devenait de plus en plus évident, non comme découverte intellectuelle, mais comme pratique de la classe dans le mode de production, que syndicalisme, parlementarisme, adhésion à la démocratie (en ce qu’elle est le fétichisme nécessaire de cette société, alliance de classes), défense de sa condition de travailleur, organisation en parti, n’étaient pas des médiations extérieures à l’être de la classe, à ce qu’elle était, par définition, dans son implication réciproque avec le capital. Affirmer, en critiquant toutes les médiations, que l’être de la classe porte immédiatement le communisme, ne pouvait pas laisser “intact” cet être en tant que nature révolutionnaire à libérer. Il devenait évident, en critiquant ces médiations et toutes les pratiques appelées “vieux mouvement ouvrier”, que l’on ne faisait que “montrer” et se heurter à l’ appartenance du prolétariat au mode de production capitaliste et à sa définition dans celui-ci, tout en persistant à concevoir le communisme comme la révélation et la libération de cet être. En demeurant sur l’affirmation de cet être, on ne pouvait dépasser une vision de la révolution comme libération de la classe, en même temps que par la critique des médiations, on se supprimait toute effectuation possible de cette affirmation. On conservait en outre une perspective du communisme comme gestion ouvrière du capital.
Cependant l’histoire de la Gauche germano-hollandaise ne fait pas qu’aboutir à cette impasse, elle avait, presque contre elle-même (comme le montre la propre histoire de ses scissions dans les années 20 et 30), produit les conditions et les armes théoriques de son dépassement. Sa réflexion sur “le vieux mouvement ouvrier”, son analyse de la révolution russe, et ses critiques de la politique ouvrière, amenèrent la Gauche germano-hollandaise à penser que le prolétariat fait la révolution, porte le communisme, en étant en contradiction, en détruisant tout ce qui fait son existence immédiate dans cette société et tout ce qui l’exprime. On conservait la révolution comme affirmation de l’être de la classe en critiquant toutes les formes d’existence de cet être. Toujours dans une perspective d’affirmation de la classe, les Gauches se trouvaient dans une impasse, mais sa critique de l’existence de la classe était le marche-pied pour en sortir. Il suffisait de ne plus considérer cette existence en contradiction avec son être.
Ce que “l’Ultra-gauche” (terme apparu fin des années 20, formalisant, après le triomphe de la contre-révolution, toutes les avancées des Gauches dans la vague révolutionnaire) ne put jamais dire c’est que la classe était révolutionnaire en trouvant dans sa définition de classe du mode de production capitaliste, la capacité et la nécessité de se nier en tant que classe contre le capital. Lorsqu’elle y parvint dans la crise de la fin des années 60, ce fut son chant du cygne. Ceux qui s’approchèrent le plus prés de cette vision ne purent, dans la prégnance de l’identité ouvrière, lors de cette première phase de la subsomption réelle, qu’abandonner la théorie du communisme comme théorie du prolétariat (le groupe “L’ouvrier communiste” ; certains dans “Bilan”, la tendance d’Essen du K.A.P.D, retrouvant les théories des “Jungen” sur l’individu ouvrier, et tous ceux qui abandonnèrent ne “croyant plus au prolétariat”). Il fallut attendre les années 60 pour que la question soit à nouveau posée, ce fut l’apport principal de “l’Internationale Situationniste”, bien que dans des termes mystificateurs. Les définitions du prolétariat et du spectacle supposent le problème résolu, car en restant au niveau de l’individu et de la marchandise, on avait bien encore l’aliénation mais pas l’implication réciproque entre le prolétariat et le capital. Finalement ”Invariance” résolut le problème en jetant le bébé avec l’eau du bain : “ Le point d’arrivée a déjà été indiqué : situer les limites de la théorie du prolétariat sur le plan historique, c’est-à-dire mettre en évidence comment au cours des luttes révolutionnaires de ce siècle le prolétariat n’a pas proposé une autre société, un autre mode de vie ; comment en définitive il ne revendiquait qu’une autre gestion du capital (...) S’imposa alors la nécessité de délimiter ce qu’elles (les luttes des années 20) avaient bien pu produire ainsi que celle de comprendre pourquoi le mouvement en acte de nos jours ne parvenait pas à aller au delà de ses antécédents. Il apparut qu’on ne pouvait sortir de l’impasse qu’en abandonnant la théorie du prolétariat.” (Jacques Camatte, Invariance, série II n°6, p39, 1975).
Il apparaissait au fur et à mesure de l’approfondissement de la subsomption réelle, qui était la vraie contre-révolution en actes par rapport à la période du début des années 20, que les médiations de l’existence de la classe dans le mode de production capitaliste, loin d’être extérieures à cet “être”de la classe devant s’affirmer contre elles, n’étaient que celui-ci en mouvement, que celui-ci dans son implication nécessaire avec l’autre pôle de la société, le capital. L’Ultra-gauche arrivait simultanément, d’une part à la critique de toute relation entre l’existence de la classe dans le mode de production capitaliste et le communisme, et d’autre part à l’affirmation de l’adéquation du communisme et de l’être de la classe, la contradiction était provisoirement dépassée par la compréhension / limitation de l’intégration comme relevant de toutes les médiations posées entre l’être de la classe et le communisme. Pour l’Ultra-gauche il fallait combattre et supprimer toutes ces médiations. Le prolétariat devait se nier comme classe du capital (acquérir son autonomie) pour réaliser ce qu’il était vraiment et qui dépassait le capital : classe du travail et de son organisation sociale, du développement des force productives. Mais la réalité têtue imposait de voir que ce qu’il était vraiment était précisément ce qui permettait aux médiations d’exister, était dans un rapport nécessaire avec ces médiations. L’Ultra-gauche nous avait suggéré : “la révolution et le communisme ne sont pas l’affirmation de la classe telle qu’elle est dans le mode de production capitaliste”, mais elle n’est pas parvenue elle-même à faire porter cette déclaration sur ce qu’elle considère comme l’être révolutionnaire du prolétariat, qu’elle pose toujours toujours séparé de son “existence” (l’Ultra-gauche fonctionnant sur cette dualité qui pouvait prendre la forme : prolétariat / classe ouvrière).
L’Ultra-gauche, dans toutes ses limites, nous avait amenés jusqu’au point théorique fondamental du communisme comme négation du prolétariat (ce qu’il faut maintenant encore définir). Ce n’est qu'après le renouveau révolutionnaire de la fin des années 60 et du début des années 70, que nous fûmes obligés de tirer théoriquement les leçons de tout ce cycle de luttes, entamé dans les années 20, et de le dépasser. L’expérience de ces années là ne pouvait plus laisser aucune illusion sur les perspectives gestionnaires comme perspectives révolutionnaires. La Gauche italienne avait déjà fait sienne cette critique, mais sans la relier, bien au contraire, à la négation de la classe par elle-même, si ce n’est de façon “clandestine” par rapport à son discours officiel (cf les doutes de Bordiga mis en exergue par Camatte dans “Bordiga et la passion du communisme”, Ed Spartacus). Le cycle de luttes achevé nous laissait deux certitudes : la révolution et le communisme sont abolition du capitalisme et par là-même abolition des classes, de toutes les classes y compris le prolétariat (c’était là, la théorie communiste comme théorie de la révolution) ; la contradiction entre le prolétariat et le capital est le procès même dans lequel se produit le mode de production capitaliste, le procès même de son accumulation comme mouvement qualitatif, et celui de ses restructurations ( c’était là, la théorie communiste comme théorie de la contre-révolution). Etait par là-même éliminée la possibilité de chercher ailleurs que dans les conditions strictement capitalistes de cette contradiction, la capacité du prolétariat à produire le communisme. On se retrouvait donc impitoyablement confronté à la question posée au début de ce texte : ”comment une classe agissant strictement en tant que classe, peut-elle abolir les classes ?”.
Il y eut alors deux types de réponses formulées dans les conditions du début des années 70. La première consista à reprendre l’apport des gauches, sans le côté gestionnaire (“Le Mouvement Communiste” revue et livre) ou en le laissant en suspend, on ne se retrouva qu’avec un catalogue de “positions révolutionnaires” (“Bail à céder”) dont “les révolutionnaires” étaient les garants (L.M.C.4). Cette démarche se poursuivit plus tard dans des revues comme “La Banquise” ou “La Guerre Sociale”, mais de plus en plus soutendue par une compréhension humaniste du prolétariat, nettement présente avec “Le Brise-glace” et “Mordicus” : libération de l’activité humaine sous le travail ou sous les classes, capital comme oppression, prolétariat comme pauvre. Finalement ne pouvant plus maîtriser la contradiction entre le prolétariat et le capital comme productrice du communisme, la vision d’ensemble était celle d’une opposition entre tendance au communisme et capitalisme. Ce qui aboutit à comprendre le mouvement de la société comme l’opposition entre la vraie communauté humaine et la fausse : la démocratie (par où s’articula une dérive révisionniste, cf T.C.13).
La seconde réponse consista à parler d’autonégation du prolétariat (“Négation” ; “Intervention Communiste” “Théorie Communiste” n°1 ; “Crise Communiste”). Nous étions encore, paradoxalement, dans la problématique précédente : on posait toujours une nature révolutionnaire du prolétariat. Cette nature révolutionnaire était une contradiction interne entre son appartenance à cette société et la négation de cette société qui existerait dans le prolétariat comme “tendance” en rupture avec cette appartenance. L’autonégation ressuscita l’essence de l’homme, on était encore dans la scolastique et la téléologie : l’essence, l’existence, l’être, les tendances, les sens, les qualités ...On est alors, dans cette problématique, toujours à deux doigts d’abandonner une théorie classiste, pour basculer dans une théorie de l’humanité et / ou de l’individu (”Crise et Communisme” ; “L’unique et son ombre”).
C’est à partir de là que nous avons entrepris un travail de redéfinition théorique de la contradiction entre le prolétariat et le capital. Il fallait dans un premier temps redéfinir la contradiction de telle sorte qu’elle fut simultanément contradiction portant le communisme comme sa résolution, et contradiction reproductrice et dynamique du capital. Il fallait produire l’identité du prolétariat comme classe du mode de production capitaliste et classe révolutionnaire, ce qui impliquait de ne plus concevoir cette “révolutionnarité” comme une nature de la classe se modulant, disparaissant, renaissant, au grè des circonstances et des conditions.
Cette contradiction c’est l’exploitation.
1°) Elle définit les classes en présence dans un strict rapport d’implication réciproque.
2°) Comme accumulation elle pose la contradiction entre les classes immédiatement comme une histoire.
3°) Elle définit ses termes non comme des pôles ayant une nature déterminée se modifiant dans l’histoire, agissant par rapport à un mouvement extérieur de l’accumulation posée comme conditions de leur action, mais elle fait du rapport entre les termes et de son mouvement “l’essence” de ses termes..
4°) Elle est, comme contradiction entre le prolétariat et le capital, le procès de la signification historique du mode de production capitaliste ; elle définit le procès de l’accumulation du capital qualitativement comme inessentialisation du travail, comme “contradiction en procès” ; elle définit l’accumulation du capital comme sa nécrologie (cf, Marx, “Fondements de la critique de l’économie politique”, Ed Anthropos, T.2, p 222).
5°) Elle fait que le prolétariat n’est jamais confirmé dans son rapport au capital : l’exploitation est subsomption. C’est le mode même selon lequel le travail existe socialement, la valorisation, qui est la contradiction entre le prolétariat et le capital. Défini par l’exploitation, le prolétariat est en contradiction avec l’existence sociale nécessaire de son travail comme capital, c’est à dire valeur autonomisée et ne le demeurant qu’en se valorisant : la baisse du taux de profit est une contradiction entre les classes . L’exploitation comme contradiction désobjective le cours du capital.
6°) Le prolétariat est constamment en contradiction avec sa propre définition comme classe:
*la nécessité de sa reproduction est quelque chose qu'il trouve face à lui représentée par le capital.
*le prolétariat ne trouve jamais sa confirmation dans la reproduction du rapport social dont il est pourtant un pôle nécessaire.
*le prolétariat est en contradiction non pas avec un mouvement automatique de reproduction du mode de production capitaliste mais avec une autre classe, le capital est nécessairement classe capitaliste. Pour le prolétariat sa propre existence de classe passe par une médiation, la classe antagonique.
7°) Ne pouvant permettre de définir les classes en dehors de leur implication réciproque et du cours historique de leur contradiction (la contradiction est précisément ce cours historique), l’exploitation n’en spécifie pas moins la place de chacune des classes dans cette implication. C’est toujours le prolétariat qui est subsumé sous le capital, et le capital doit à l’issue de chaque cycle reproduire le face à face avec le travail, l’exploitation s’achève en effet dans la transformation jamais acquise de la plus-value en capital additionnel (c’est le capital comme procès de son auto-présupposition).
Avec l’exploitation comme contradiction entre les classes nous tenions leur particularisation comme particularisation de la communauté, donc comme étant simultanément leur implication réciproque. Ce qui signifie que nous tenions : l’impossibilité de l’affirmation du prolétariat ; la contradiction entre prolétariat et capital comme histoire ; la critique de toute nature révolutionnaire du prolétariat comme une essence définitoire enfouie ou masquée par la reproduction d’ensemble (l’autoprésupposition du capital). Nous avions historicisé la contradiction et donc la révolution et le communisme et pas seulement leurs circonstances. Ce que sont la révolution et le communisme se produisent historiquement à travers les cycles des luttes qui scandent le développement de la contradiction.
Le dernier point est essentiel, l’échec du cycle de lutte était donc un échec historique, il ne fallait ni jeter le bébé avec l’eau du bain, ni chercher à refaire la révolution allemande en plus “radical” (moins la gestion). La façon dont la révolution et le communisme s’étaient posés en subsomption formelle du travail sous le capital, était celle de l’affirmation de la classe ; puis à partir des années 20, avec l’ultra-gauche, celle de la décomposition de cette affirmation. Sans oublier tout de même que simultanément, de façon dominante, la lutte de classe de cette période avait pour perspective de pousser l’intégration au point de chercher à produire l’abolition de la contradiction qui n’aurait plus lieu d’être (la social-démocratie, les partis communistes). Ce n’est pas parce qu’il était gestionnaire que le mouvement dont les gauches étaient l’expression avait échoué, c’est parce qu’il ne pouvait que l’être, en ce que le cycle de luttes était celui de l’affirmation du travail. Ce n’était pas un échec de La Révolution, mais de la révolution telle qu’elle était historiquement. Il ne pouvait être question de procéder à une sorte de tri entre les positions diverses, c’est toute la problématique de la révolution comme affirmation de la classe qui était à dépasser. Que, dans une autre problématique, des éléments théoriques soient repris et utilisés est tout à fait différent.
On passait d'une perspective où le prolétariat trouve en lui-même face au capital sa capacité à produire le communisme, à une perspective où cette capacité n'est acquise que comme mouvement interne de ce qu'elle abolit. Cette capacité se situe par là-même dans un procès historique, elle définit le dépassement du rapport et non le triomphe d'un de ses termes sous la forme de sa généralisation. Avec l’exploitation comme contradiction nous avions l’identité entre le prolétariat comme classe du mode de production capitaliste et comme classe révolutionnaire.
Cependant en ce qui concerne le second terme cela pouvait encore paraître problématique. Certes l’exploitation ne confirme jamais le prolétariat et le procès du capital comme contradiction entre les classes avait été désobjectivé de telle sorte que le procès historique du capital était lutte de classes et que celle ci avait un sens comme “contradiction en procès” (jusque dans la loi de la baisse tendancielle du taux de profit analysée comme contradiction entre le prolétariat et le capital). Certes l’exploitation pose un rapport dans lequel le prolétariat est défini comme la négation de toutes les conditions existantes (échange, valeur, classe, division du travail, propriété...) sur les bases et comme développement de ces conditions existantes (voir plus loin). Mais il ne fallait pas figer cela, ce rapport contradictoire est une histoire, il n’est pas le mouvement d’une nature révolutionnaire se mouvant dans des conditions diverses. Quelle était donc historiquement la structure de la contradiction à l’oeuvre dans cette fin des années 70 ? Le rapport entre le prolétariat et le capital était en train de se restructurer.
Tout le cycle de luttes antérieur (de la restructuration de l’entre-deux-guerres, à la crise de la fin des années 60) reposait d’une part sur l’intégration de la reproduction conflictuelle du prolétariat dans le cycle propre de la reproduction du capital, en cela il fut bien procès de décomposition de la révolution comme affirmation de la classe ; d’autre part sur la particularisation du prolétariat à l’intérieur de l’autoprésupposition du capital , en cela il fonctionnait toujours sur la base d’un identité ouvrière face au capital. Ce fut là la prégnance de l’identité ouvrière sur la décomposition du programmatisme (“Problématiques de la restructuration” T.C.12)
La situation antérieure de la lutte de classe, et le mouvement ouvrier, reposaient, dans cette première phase de la subsomption réelle qui s’achève dans les années 70, sur la contradiction entre d’une part la création et le développement d’une force de travail mise en oeuvre par le capital de façon de plus en plus collective et sociale, et d’autre part les formes, apparues comme limitées, de l’appropriation par le capital de cette force de travail dans le procès de production immédiat, et dans le procès de reproduction. Voilà la situation conflictuelle qui se développait comme identité ouvrière, qui trouvait ses marques et ses modalités immédiates de reconnaissance (sa confirmation) dans la grande usine, dans la dichotomie entre emploi et chômage, travail et formation, dans la soumission du procès de travail à la collection des travailleurs, dans les relations entre salaires, croissance et productivité à l’intérieur d’une aire nationale, dans les représentations institutionnelles que tout cela implique tant dans l’usine qu’au niveau de l’Etat. Il y avait bien auto-présupposition du capital, conformément au concept de capital, mais la contradiction entre prolétariat et capital ne pouvait se situer à ce niveau, en ce qu’il y avait production et confirmation à l’intérieur même de cette auto-présupposition d’une identité ouvrière par laquelle se structurait, comme mouvement ouvrier, la lutte de classe. C’était la situation de tout le cycle de luttes qui s’achève dans les années 70 et qui se développait à trois niveaux.
a - une affirmation de cette identité (partis communistes, syndicats, certaines fractions social-démocrates), qui contrairement à la situation en subsomption formelle ne peut contenir comme son développement une perspective révolutionnaire autre qu’un capitalisme organisé ou keynésien de gauche -- d’où le gauchisme qui appartient à ce même niveau comme une perpétuelle insatisfaction -- ;
b - l’auto-organisation, c’est-à-dire la rupture avec l’intégration de la reproduction et de la défense de la condition prolétarienne à l’intérieur de la reproduction propre du capital. Elle relève également de la capacité pour le prolétariat de se rapporter à lui–même dans son implication contradictoire avec le capital. Comme discours idéologique militant, elle suppose que l’on a séparé d’un côté l’essence du prolétariat comme classe exploitée et révolutionnaire de par l’affirmation de ce qu’elle est (le travail, la production socialisée...), de l’autre son existence dans son implication réciproque avec le capital (ce qui est pourtant le mouvement même de la contradiction comme exploitation). Cette existence comme classe du mode de production capitaliste se réduit alors aux médiations politiques et syndicales (c’est la démarche de l’Ultra-gauche).
c - l’auto négation : aboutissement des pratiques et théorisations précédentes, puis se posant face à elle comme devant en résoudre les impasses.
Il est intéressant de noter que les trois niveaux se répondent sans cesse et se déterminent constamment les uns par rapport aux autres : l’auto négation des refuseurs du travail contre les auto-organisés, les auto-organisés contre les syndicats.
La restructuration, à l’oeuvre depuis le milieu des années 70, rend le procès de reproduction d’ensemble de la société adéquat à la production de plus-value relative, en ce qu’il ne comporte plus aucun point de fixation dans le double moulinet de la reproduction d’ensemble qui reproduit et renvoie sans cesse prolétariat et capital face à face: “Le procès de production capitaliste reproduit donc de lui-même la séparation entre travailleur et condition du travail. Il reproduit et éternise par cela même les conditions qui forcent l’ouvrier à se vendre pour vivre, et mettent le capitaliste en état de l’acheter pour s’enrichir. Ce n’est plus le hasard qui les place en face l’un de l’autre sur le marché comme vendeur et acheteur. C’est le double moulinet du procès lui-même, qui rejette toujours le premier sur le marché comme vendeur de sa force de travail et transforme son produit toujours en moyen d’achat pour le second. Le travailleur appartient en fait à la classe capitaliste, avant de se vendre à un capitaliste individuel. Sa servitude économique est moyennée et, en même temps, dissimulée par le renouvellement périodique de cet acte de vente, par la fiction du libre contrat, par le changement des maîtres individuels et par les oscillations des prix de marché du travail. Le procès de production capitaliste considéré dans sa continuité, ou comme reproduction, ne produit donc pas seulement marchandise, ni seulement plus-value ; il produit et éternise le rapport social entre capitaliste et salarié.” (Marx, “Le Capital”, Ed Sociales t 3, p 19-20).
Toutes les caractéristiques du procès de production immédiat (coopération, travail à la chaîne, production-entretien, travailleur collectif, continuité du procès de production, sous-traitance, segmentation de la force de travail), toutes celles de la reproduction (travail, chômage, formation, welfare), toutes celles qui faisait de la classe une détermination de la reproduction du capital lui-même (bouclage de l’accumulation sur une aire nationale, inflation glissante, “partage des gains de productivité”, service public), tout ce qui posait le prolétariat en interlocuteur national socialement et politiquement, c’est-à-dire tout ce qui fondait une identité ouvrière à partir de laquelle se jouait le contrôle sur l’ensemble de la société comme gestion et hégémonie, toutes ces caractéristiques, sont laminées ou bouleversées. Il s’agit de tout ce qui peut faire obstacle au double moulinet de l’auto-présupposition du capital, à sa fluidité. On trouve d’une part toutes les séparations, protections, spécifications qui se dressent face à la baisse de la valeur de la force de travail, en ce qu’elles empêchent que toute la classe ouvrière, mondialement, dans la continuité de son existence, de sa reproduction et de son élargissement, doive faire face en tant que telle à tout le capital : c’est le premier moulinet, celui de la reproduction de la force de travail.
On trouve d’autre part toutes les contraintes de la circulation, de la rotation, de l’accumulation, qui entravent le deuxième moulinet, celui de la transformation du surproduit en plus-value et capital additionnel. N’importe quel surproduit doit pouvoir trouver n’importe où son marché, n’importe quelle plus-value doit pouvoir trouver n’importe où la possibilité d’opérer comme capital additionnel, c’est-à-dire se transformer en moyens de production et force de travail, sans qu’une formalisation du cycle international (pays de l’Est, périphérie) ne prédétermine cette transformation. La fluidité de chacun des moulinets n’est mis en oeuvre que dans et par celle de l’autre.
Globalement, la restructuration se définit comme la dissolution de tous les points de cristallisation du double moulinet de l’auto-présupposition du capital, et cela depuis tout ce qui constitue l’identité ouvrière, jusqu’à la séparation entre centre et périphérie, la séparation du cycle mondial en deux aires d’accumulation et enfin au système monétaire. Avec la restructuration actuelle, ce sont les deux bras du moulinet qui deviennent adéquats à la production de plus-value relative en même temps que le procès de production immédiat, leur intersection, qui confère à chacun son énergie et la nécessité de sa métamorphose. C’est en ce sens que la production de plus-value et la reproduction des conditions de cette production coïncident. Tant et si bien que la contradiction entre les classes se situe dorénavant au niveau de leur reproduction en tant que classes . Ce niveau de la contradiction comporte : la disparition de toute identité ouvrière ; l’existence comme classe du prolétariat est identique à sa contradiction avec le capital ; le prolétariat ne porte aucun projet de réorganisation sociale sur la base de ce qu’il est. Ce sont là les caractéristiques du nouveau cycle de luttes.
Pour le prolétariat, cela signifie qu’être en contradiction avec le capital, c’est être en contradiction avec sa propre existence comme classe ; il n’y a aucune contradiction interne, mais affrontement avec l’autre terme bien réel et autonome du rapport : le capital. Au cours de ce cycle de luttes, la pratique de la classe contre le capital, dans la phase à venir de crise de la reproduction d’ensemble, comporte la capacité à mettre en question sa propre existence comme classe. C’est la même structure de la contradiction qui est à l’oeuvre dans le cours des luttes revendicatives et qui trouve alors dans la reproduction du capital sa limite spécifique en même temps que sa radicalité. Produire son appartenance de classe dans le capital, comme une contrainte extérieure, et une contingence, c’est dans la révolution, dans la crise de l’implication réciproque, le dépassement du cours quotidien des luttes revendicatives produit à partir de ces luttes elles-mêmes et en leur sein. C’est la perspective offerte par ce cycle de luttes, non comme une transcroissance mais comme un dépassement produit (cf, “Des luttes actuelles à la révolution” T.C.13).
Pour comprendre la production du communisme, c’est au contenu de cette remise en cause par le prolétariat de sa propre existence comme classe qu’il faut s’intéresser. La classe trouve alors, dans ce qu’elle est contre le capital, la capacité de communiser la société, au moment où simultanément, elle traite sa propre nature de classe comme extériorisée dans le capital. La contradiction entre les classes est devenue la “condition” de sa propre résolution comme immédiateté sociale de l’individu.
Le prolétariat, défini dans l’exploitation est la dissolution des conditions existantes en ce qu'il est non-capital, il trouve là le contenu de son action révolutionnaire comme mesures communistes : abolition de la propriété, de la division du travail, de l'échange, de la valeur.
C’est parce que le prolétariat dans son rapport contradictoire au capital est la dissolution des conditions existantes que la contradiction qu’est l’exploitation peut prendre cette forme de l’appartenance de classe comme contrainte extérieure dans le capital. Cette structure ultime de la contradiction entre le prolétariat et le capital n’est que ce contenu de la contradiction (le prolétariat comme dissolution des conditions existantes sur la base des conditions existantes) en mouvement, ce contenu comme forme. Cette structuration de la contradiction n’est pas le cadre dans lequel se manifesterait un contenu immuable, une nature révolutionnaire de la classe, une définition préexistante. C’est de par ce qui est au coeur de cette situation de dissolution des conditions existantes dans le rapport contradictoire au capital, c’est-à-dire de par la non-confirmation du prolétariat dans la contradiction, de par le fait qu’aucun des éléments de sa définition ne soit quelque chose qui le confirme dans ce rapport, que la contradiction entre prolétariat et capital, qu’est l’exploitation, peut se structurer comme extranéisation de l’appartenance de classe. Cette structure de la lutte de classe est alors en elle-même un contenu, c’est à dire une pratique. Etre la dissolution des conditions existantes comme classe s’impose dans l’extranéisation de l’appartenance de classe comme quelque chose à dépasser, en même temps qu’elle s’impose comme le présupposé de ce dépassement , qu’elle fournit les axes de celui-ci comme pratique, comme mesures communistes dans la révolution.
Le prolétariat est la dissolution de la propriété sur la base de la propriété. Comme propriété, c’est son activité elle-même qui se dresse face à lui. Sur la base de la propriété, il est la dissolution de la forme autonome de la richesse. En tant que négation de la propriété comme rapport interne à la propriété, le prolétariat est la présupposition nécessaire du dépassement de l’appropriation sur le mode de l’avoir, dissolution de l’objectivité face à l’activité comme subjectivité, dépassement de la détermination contradictoire de la richesse comme objectivité et subjectivité.
Le prolétariat est la dissolution de la division du travail sur la base de la division du travail. L'aliénation que représente la division du travail n'est pas en soi dans le fait de fixer chaque individu dans un développement unilatéral, mais dans le fait que cette fixation n'existe qu'en corrélation avec l'accession à l'indépendance du caractère social de l'activité humaine. Dans le mode de production capitaliste la division du travail parvient à un stade où une classe peut être sa dissolution interne, et comme activité révolutionnaire, la présupposition de son dépassement.
En tant que travail vivant le prolétariat fait face à l'enchaînement du travail social objectivé dans le capital social. Producteur de plus-value, le prolétariat se rapporte à chaque capital en tant que partie aliquote du capital total. La capacité du prolétariat à traiter cet enchaînement comme totalité ne résulte pas seulement de ce que producteur de valeur, son travail n'est par là même attaché à aucune production particulière, mais encore être producteur de valeur cela implique le total développement de la division manufacturière. L'extrême division manufacturière du travail se rapporte au travail concret, mais elle n'existe que parce que ce travail concret doit se prouver comme travail abstrait, que par le double caractère du travail. Ainsi pour le prolétariat, être la dissolution de la division du travail sur la base de la division du travail, parce qu'il est travail vivant producteur de valeur et de plus-value, le fonde à produire le communisme parce qu'il est à même de traiter l'activité humaine comme totalité. En outre la relation, dans le prolétariat, entre la division sociale et la division manufacturière du travail, le fonde à traiter l'activité humaine comme totalité à partir de chaque activité particulière qui inclut cette totalité. Il ne s'agit plus alors de concevoir l'activité humaine en tant qu'elle est traitée comme totalité, au travers d'une réorganisation de la production, d'une globalisation, d'une planification, qui à nouveau ne ferait que définir les parties comme des accidents de la totalité (cf, la division du travail dans le mode de production asiatique ou la communauté traditionnelle). C'est là que gît, dans ce double aspect du travail qui est divisé (double aspect qui se détermine l'un l'autre dans la production capitaliste de la valeur), la capacité à produire cette immédiateté de l'enchaînement général du travail social dans chaque activité concrète, et non comme une globalisation, ou une résultante de ces activités. En fait cela signifie que l'activité humaine n'a alors d'autre but qu'elle même et son objet, sur lequel elle s'applique, et non plus une finalité externe (capital, valeur, reproduction de l'unité supérieure etc...).
Le prolétariat est la dissolution de l’échange et de la valeur sur la base de l’échange et de la valeur. Dans le système de la valeur, la négation d'elle-même passe nécessairement par sa forme en mouvement : l'échange.
Le premier aspect par lequel le prolétariat est négation de l'échange sur la base de l'échange reposait sur l'échange du travail vivant contre du travail objectivé, échange dans lequel en définitive le capitaliste ne faisait que remettre à l'ouvrier une partie de son travail précédemment objectivé. De là, contre le capital, le prolétariat trouve, dans ce qu'il est, la capacité, abolissant le capital, de produire et traiter l'activité humaine comme son propre processus de renouvellement en dehors de toute autre présupposition.
Le second aspect par lequel le prolétariat est la négation de l'échange sur la base de l'échange repose sur le fait que le capital est une contradiction en procès, en ce que pour se valoriser, il met en oeuvre du travail promu au rang de travail social mais qui n'est tel qu'ayant son caractère social objectivé en face de lui, ce n'est que dans ce rapport qu'on peut le qualifier de travail directement social. Les caractéristiques de l'accumulation du capital, l'universalisation et la socialisation du travail comme antagonisme au travail lui-même, fondent pour le prolétariat la capacité, abolissant le capital, de produire la situation dans laquelle toute activité trouve sa fin en elle-même, en ce qu'elle est présupposée par l'activité de toute la société et la concentre.
Le prolétariat est donc la négation de l'échange sur la base de l'échange, en ce que l'échange est l'affirmation du caractère social de toute activité dans l'aliénation, comme extérieure à elle-même. Le processus de production et d'exploitation capitaliste ne peut mettre en oeuvre qu'un travail socialisé en vue de la création de valeur, c'est là une contradiction en procès qui dans le mode de production capitaliste , prend l'existence bien réelle de l'incapacité pour le travail vivant à valoriser la masse croissante du capital fixe où s'objective, séparé de lui, son caractère social.
Le prolétariat est en tant que classe, la dissolution des classes . Etre la dissolution des classes n'est pas être autre chose que la dissolution des conditions existantes, mais il ne s'agit pas du même niveau, être la dissolution des classes c'est être la dissolution des conditions existantes comme pratique, comme lutte de classe, c'est la dissolution des conditions existantes en ce que comme classe particulière cette dissolution est un sujet, une pratique révolutionnaire. Le prolétariat n'est jamais confirmé dans sa situation de classe par la reproduction du rapport social dont il est un des pôles. Il ne peut donc triompher en devenant le pôle absolu de la société (cf plus haut la révolution russe).
Contre le capital, dans l'aspect le plus immédiat de sa pratique, de ce qu'il fait, le prolétariat ne veut pas rester ce qu'il est ; il ne s'agit pas là d'une contradiction interne. Il agit bien en tant que classe: se changer soi même et changer ces conditions coïncident. On a, à ce niveau, la dissolution des conditions existantes comme action d'un sujet, comme pratique résumant la dissolution des conditions existantes dans une classe, qui est la dissolution des classes simplement parce qu'elle lutte en tant que telle. C'est dans sa contradiction avec le capital que le prolétariat est une classe qui ne se détermine jamais positivement en elle-même, ce n'est donc que contre le capital et non en lui-même qu'il est la dissolution des classes.
L'appartenance de classe n'est pas en soi une aliénation par rapport à un individu isolé, une personne, qui devrait se définir, ou non, comme socialement membre d'une classe. L'appartenance de classe, être un individu particulier, est une aliénation dans la mesure où c'est nécessairement poser la classe antagonique, la séparation d'avec la communauté, comme sa propre définition d'être de la communauté.
Analyser le prolétariat comme dissolution des classes en tant que classe particulière n'aboutit qu'à comprendre comment abolissant le capital, le prolétariat trouve dans ce qu'il est, dans cette contradiction, la capacité à produire le communisme comme développement de l'humanité ne considérant rien de ce qui a été produit comme limite : auto-production de l'humanité ne posant aucun rapport social comme présupposition à reproduire, auto-production comme manque, passion, destruction et création constante, posant sans cesse le devenir comme prémisse. De la même façon que dans le prolétariat, comme classe particulière qui est la dissolution des classes, on avait la synthèse de toutes les autres dissolutions qu'est le prolétariat (propriété,échange,valeur, division du travail), dans son abolition comme classe, qui est produite dans la révolution, on retrouve le contenu positif du dépassement de toutes les aliénations, qui dans leurs diversités constituent le contenu des mesures communistes prises par le prolétariat au cours de la révolution..
L'immédiateté sociale de l'individu, cela signifie fondamentalement l'abolition de la division de la société en classes, scission par laquelle la communauté est étrangère à l'individu. On peut alors approcher positivement ce que sont les individus immédiatement sociaux, ou plutôt ce que sont les rapports d'individus immédiatement sociaux dans leur singularité (à ce point des choses le terme lui-même de “social” est ambigu, il n’est peut-être plus nécessaire). Leur auto-production dans leurs rapports réciproques n'implique jamais une reproduction dans un état qui serait une particularisation de la communauté, ce qui est impliqué par la division du travail, la propriété, et les classes. Les individus immédiatement sociaux traitent consciemment tout objet comme activité humaine et dissolvent l'objectivité en un flux d'activités (dépassement du prolétariat comme dissolution de la propriété sur la base de la propriété); ils traitent leur propre activité comme particularisation concrète de l'activité humaine (d° pour la division du travail) ; ils considèrent pratiquement leur production et leur produit, dans leur coïncidence, comme étant leur propre fin en soi et incluant leurs déterminations, leurs possibilités d'effectuation et leurs finalités (d° pour l’échange et la valeur) ; et finalement ils posent la société comme étant à produire constamment dans le rapport entre individus, et chaque relation comme prémisse de sa transformation (d° pour les classes).
Le dépassement des conditions existantes, c’est le dépassement de l’objectivation de la production. En cela le communisme est le dépassement de toute l’histoire passée, il n’est pas un nouveau mode de production et ne peut se poser la question de la gestion de celle-ci. C’est une rupture totale avec les notions d’économie, de forces productives, de mesure objectivée de la production. L’homme est un être objectif (qui se complète avec des objets extérieurs qu’il fait devenir pour lui) ; tout au long de son histoire, la non-coïncidence entre l’activité individuelle et l’activité sociale qui est le fait même de son histoire et qui n’a ni à être prouvée, ni produite abstraitement, prenait la forme chez cet être objectif de la séparation ( de l’objectivation) de l’acte productif et de la production, d’avec lui-même, devenant le caractère social de son activité individuelle. Séparation, aliénation, objectivation, au cours de l’histoire de la séparation de l’activité d’avec ses conditions, constituèrent celles-ci en économie, en rapport de production, en mode de production.. Dissolution des conditions existantes du mode de production capitaliste, comme classe, le prolétariat, sans se figurer que toute l’histoire passée n’avait comme but que de parvenir à cette situation est la présupposition dans sa contradiction avec le capital du dépassement de toute cette histoire
Comment une classe agissant strictement en tant que classe peut-elle abolir les classes ? L’histoire du mode de production capitaliste comme contradiction entre le prolétariat et le capital nous donne la résolution de l’énigme. Mais attention, lorsque du doigt on trace sur la carte le chemin à parcourir, on n’est pas pour autant parvenu au but ; c’est dans la lutte de classes de ce cycle de luttes que l’énigme doit être résolue.
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Correspondance
Cette lettre a été adressée à diverses personnes et entre autres aux gens de Théorie Communiste. En ce qui concerne T.C., la réponse à cette lettre, ne porte pas, bien-sur, sur la critique qui est faite d’une certaine complaisance dans l’extériorité face à la grève de 95 et aux luttes quotidiennes en général (cf “Le journal d’un gréviste” et T.C.13), mais sur l’analyse générale de la période et des cycles de luttes.
LETTRE A QUELQUES AMI(E)S
...et à ceux qui voudraient s’y reconnaître.
A propos du mouvement social de Nov./Décembre 95 en particulier et des luttes quotidiennes en général.
Bonjour,
Les grèves de la fonction publique de Nov/Décembre 95 ont fait apparaître pour la première fois sur ce type de sujet (en tout cas à ma connaissance) un clivage entre certains d’entre nous. Le phénomène est suffisamment important pour le noter et en parler, d’autant plus que ce clivage ne recoupe pas toujours les clivages antérieurs qui ont parcouru le petit milieu “ultra-gauche” qui est encore le nôtre. Il porte sur deux points : l’appréciation du mouvement lui-même et, plus pratiquement, notre rapport à celui-ci.
En ce qui concerne le premier point, vous avez le plus souvent identifié le mouvement de décembre à une lutte défensive de salariés face à la remise en cause de leurs acquis par le gouvernement Juppé. Vous avez décidé qu’il ne vous concernait pas. D’autres, dont je fais partie, ont considéré qu’ils s’agissait d’un mouvement porteur de caractéristiques nouvelles --et, pourquoi pas, osons le mot, d’espoir --- spécifiques à la période actuelle (même si, sur les motifs de cette spécificité et son contenu les avis peuvent différer) . Ceux-là ont participé activement au mouvement au sein des manifestations et des A.G., même si c’est sans illusions sur son avenir immédiat. Ils sont salariés du secteur public et en tant que tels directement concernés par ce qui se passait. La relation de la grève faite par L. Martin dans “Journal d’un gréviste” illustre bien cette attitude. Pour moi et pour d’autres, salariés du privé, nous avons dû nous contenter de gérer notre frustration “de ne pas en être”, à travers les limites d’un suivi bienveillant du mouvement par média interposés, de sa défense contre les collègues de bureau -- il y en eut malgré la popularité des grèves-- crachant sur ces “fonctionnaires planqués”, ou d’un accompagnement systématique sur le terrain. Pour ma part, lors d’une manifestation de la mi-décembre, j’ai fait un bout de chemin avec un groupe d’ouvriers cégétistes de la R.A.T.P. dans lequel m’avait introduit un ami. Pourtant, malgré le bon accueil des manifestants du groupe, plutôt contents de voir “un camarade du privé” se joindre à eux, je ne suis pas resté très longtemps, ressentant rapidement le caractère volontariste et artificiel de ma présence et j’ai repris mes déambulations le long de la manifestation. Re-frustration. mais la question n’est pas que là, même si cet aspect des choses indique clairement le caractère limité du mouvement : si j’avais eu la possibilité d’y participer sur une base salariale adéquate, j’y aurai participé.
Je sais ce que vous allez me répondre : “Tu vois bien que ce n’était pas la peine d’y aller...tu reconnais toi-même les limites du mouvement, et tu sais bien que la révolution ne se fera pas sur la base du salariat, alors...” C’est justement là le problème ! J’ai pu répondre à certains d’entre vous de manière vive, que si ils attendaient d’être sûrs du caractère “vraiment révolutionnaire” d’un mouvement pour y participer, ils risquaient fort de se trouver dépassés le jour où cela arriverait. C’était pas très sympathique et surtout faux. Une anecdote : lors de la manifestation parisienne des enseignants annoncée sur le parcours Odéon / Assemblée Nationale, je suis allé avec un ami attendre le passage du cortège confortablement installé à la terrasse du Flore. Nous attendions son arrivée par la gauche du Bd St Germain, malheureusement pour nous, il est parti en sens inverse par le Bd St Michel via le Luxembourg et nous avons dû courir après la manif pour la rattraper ! Forts de notre auto-dérision habituelle, cela nous a fait beaucoup rire...sur le moment ; mais je crois que notre rire était plutôt jaune.
Ce type d’attitude n’est pas gratuit. Je pense qu’il trouve son origine dans une “vision du monde” que nous nous sommes forgés par le passé : en gros dans les années 70 et 80. Nous avons procédé au cours de ces années à une critique du programme prolétarien et de son appendice syndical et, pour ce faire, nous avons, entre autre, développé le thème de “l’implication réciproque entre le prolétariat et le capital” comme fondement de cette critique. Et nous avons eu raison ! On peut résumer nos thèses en ce qui concerne les luttes quotidiennes et la révolution, à travers des formules telles que “la défense de la condition prolétarienne n’est pas le marchepied de la révolution”, ou : “il n’y a pas de transcroissance entre les luttes quotidiennes du prolétariat et la révolution”. De façon cohérente, il n’était donc pas possible de participer à quelque mouvement social que ce soit et, à l’exception de Mai 68 pour les plus agès d’entre nous, nous ne l’avons pas fait...jusqu’à ces semaines de Décembre 95 pour certains. Je crois que c’est cette “vision du monde” qui explique aujourd’hui votre attitude face à la grève de décembre. Le problème est que celle-ci, sortie de son contexte politique et théorique --la critique du programme prolétarien-- se transforme en idéologie ; ceci d’autant plus que cette critique est aujourd’hui globalement achevée ou, au moins, doit être poursuivie et reprise sur des bases théoriques nouvelles et dans de nouvelles perspectives. Les analyses théoriques au travers desquelles nous avons critiqué le programme prolétarien doivent être remises en question sur la base des transformations qui ont depuis marqué la contradiction entre le prolétariat et le capital (je vais y revenir).
La théorie communiste telle qu’elle s’est élaborée jusqu’à ces dernières années, l’a été strictement comme théorie critique du programme prolétarien, et uniquement comme cela, c’est-à-dire comme une théorie critique négative de la révolution sur la base de la critique du programme, pour laquelle la critique de la “transcroissance” et partant de la défense de la condition prolétarienne comme marchepied de la révolution, sont les axes essentiels. Ainsi s’est construite ce que l’on peut appeler aujourd’hui une “théorie contreprogrammatique” de la révolution. Mais, il faut bien s’en rendre compte désormais, cette théorie contreprogrammatique tend à devenir un frein en même temps que s’épuise la problématique qui lui a donné naissance. Au coeur de cette problématique, je l’ai dit plus haut, on trouve l’implication réciproque du prolétariat et du capital et, plus généralement, la mise en avant du thème de l’autoprésupposition du capital qui fonde cette dernière. Je ne dis pas que le prolétariat et le capital ne s’implique plus ; je ne dis pas non plus que le MPC ne se présuppose plus ; je dis que la façon dont la théorie contreprogrammatique développe ces deux notions et les utilise, est une façon unilatérale marquée par sa problématique. Ces modes unilatéraux de l’implication réciproque et de l’autoprésupposition, pertinents pour la critique du programme construite en théorie, deviennent réducteurs dans un autre cadre, dans la mesure où ils sont amenés à mettre l’accent sur l’unité du rapport entre le prolétariat et le capital et sur le fait qu’il est subsumé par l’un de ses pôles (le capital) au détriment du fait que ce rapport est une contradiction en acte, une activité spécifique de deux classes. Par moment, cette vision des choses flirte d’ailleurs avec la mystification induite par l’autoprésupposition du MPC selon laquelle le capital est la source unique de toutes les richesses...Elle court le risque, en tout cas, de dériver vers une perception du mouvement social pour laquelle le sujet de l’histoire devient, par défaut , au mieux la contradiction prolétariat / capital, au pire le capital lui-même. Dans les deux cas, l’histoire devient un processus quasi automatique, objectif, qui se déroule sous nos yeux comme un long fleuve turbulent : on perd le sujet vivant de l’histoire et il peut devenir effectivement difficile de le reconnaître quand on le rencontre dans la rue...Al’époque, “Théorie Communiste” a critiqué cette dérive sous le nom de “CinémaScope” ; mais je crois qu’elle est consubstantielle à la théorie contreprogrammatique et que la seule façon de la critiquer véritablement réside dans le dépassement de celle-ci dans une théorie positive de la révolution communiste.
Dit rapidement, mais ça sera suffisant pour la question qui m’occupe ici, une théorie positive de la révolution communiste est une théorie qui considère que c’est la détermination du contenu du communisme qui permet l’analyse de la crise du MPC...et qui met ce programme de travail en application. Ce contenu du communisme, on ne le tire ni de son chapeau, ni des oeuvres du “jeune Marx”...mais du rapport de subordination qu’entretiennent le prolétariat et le capital au moment de la crise, ainsi que du mode dominant d’exploitation ; lesquels rapports de subordination et d’exploitation déterminent l’activité du prolétariat dans la crise, donc le contenu du communisme. Ce qui rend possible cette théorie positive et qui fait aujourd’hui de la théorie contreprogrammatique une théorie limitée, c’est le retournement qui s’est produit dans le cycle de l’accumulation capitaliste autour des années 1968 / 70, le contenu de la crise de Mai 68 et le sens que l’on donne à ceux-ci.
En résumé également : comme la Commune de Paris et les crises insurrectionnelles d’Allemagne et d’Italie en 1917 / 18, la crise de Mai 68 est une crise de “haute conjoncture” de l’accumulation capitaliste qui précède une longue période d’affaiblissement du rythme d’accumulation du capital en raison d’une diminution de sa rentabilité. A contrario, les crises de 1848 en France, de 1905 en Russie et 1936 en Espagne, sont des crises de “basse conjoncture”qui président à une reprise de l’accélération de l’accumulation capitaliste. Chaque fois, entre les deux, le MPC s’est restructuré, c’est-à-dire a révolutionné ses rapports sociaux (rapports de subordination et d’exploitation) non seulement pour rétablir le taux d’exploitation, mais encore pour le rétablir à un niveau supérieur. En tout cas, c’est comme cela que ça s’est passé entre 1810 / 1817 et 1844 / 51, entre 1870 / 75 et 1890 / 96 (restructuration qui porte le passage de la subordination formelle à la subordination réelle) et entre 1914 / 20 et 1939 / 45. Le problème, c’est qu’après la crise de 1968 / 70 et jusqu’à aujourd’hui, il n’y a pas de restructuration et qu’il n’y en aura pas ou, tout au moins, pas de restructuration au sens strict de bouleversement radical des rapports sociaux capitalistes : confrontée à la crise de la subordination réelle et du rapport d’exploitation fondé sur l’exclusivité de la plus-value relative, la contradiction entre le prolétariat et le capital n’est porteuse d’aucune nouveauté. Ce à quoi l’on assiste depuis le retournement de 68 / 70 n’est qu’une réorganisation des relations inter-capitalistes sur le plan du taux de profit et de la concurrence et de la sphère de la circulation, pour traduire plus rapidement et plus universellement des gains de productivité en production de plus-value relative. Mais de restructuration des rapports d’exploitation (comme ce fut le cas dans toutes les précédentes restructurations du MPC), on n’en voit point venir...Comme le montre l’histoire des restructurations du capitalisme, du moins jusqu’à la dernière restructuration de 1914 /20 -- 1939 / 40, il n’existe pas de restructuration du MPC sans défaite prolétarienne. La raison en est que le capital ne possède aucune dynamique endogène de réforme en dehors de son rapport conflictuel au prolétariat -- contrairement à ce que peut laisser penser sa mystification induite par son autoprésupposition...lorsque la restructuration est acquise. Mais pour que le conflit ait un contenu restructurateur pour le capital...et qu’il y ait défaite du prolétariat, encore faut-il que celui-ci soit en mesure --sur la base de la contradiction qui l’oppose au capital-- de développer au travers de son activité dans la crise, une perspective qui lui permette de prétendre résoudre de son propre point de vue, la contradiction qui éclate dans la crise. Ce n’est que dans de telles circonstances que celle-ci possède un contenu restructurateur pour le MPC et qu’il est effectivement en mesure de procéder à une restructuration de lui-même. Une fois le prolétariat défait, le capital peut en effet retourner d’un point de vue capitaliste les limites historiques de l’alternative prolétarienne en conditions d’une restauration du rapport de subordination et du taux d’exploitation.
A partir de l’achèvement de la subordination réelle du capital sur le travail avec le passage à l’exclusivité de la plus-relative (à partir de la fin de la restructuration de 1914 / 20 -- 1939 / 45), c’est la possibilité même de toute restructuration capitaliste qui disparait dans son principe : à partir de la contradiction qui l’oppose au capital, le prolétariat n’est plus en mesure de développer sur sa propre base, quelque perspective que ce soit de résolution des contradictions du MPC. Aujourd’hui, alors que la période de ralentissement de l’accumulation capitaliste inaugurée avec la crise de 68 / 70 n’a toujours pas débouché sur la restructuration du rapport social capitaliste et une reprise de l’accélération de l’accumulation, cette impossibilité devient pratique. Elle se manifestera concrètement dans la crise qui vient, qui clora le cycle présent...et par là-même, le cycle historique du MPC. Pour le prolétariat, entrer en conflit avec le capital sur la base de la contradiction qui l’oppose à celui-ci, revient immédiatement à dépasser le MPC et à se nier lui-même dans le mouvement de ce dépassement. En l’absence de toute restructuration possible, les luttes quotidiennes du prolétariat prennent donc un tout autre contenu. Pour appréhender celui-ci, il n’est plus possible de continuer à fonctionner à partir des analyses de la théorie contreprogrammatique de la non-transcroissance des luttes quotidiennes vers la révolution. La “défense de la condition prolétarienne” se réduit désormais à l’affirmation du prolétariat contre le capital, sans que cette affirmation soit la base d’une négociation des termes de l’implication réciproque du prolétariat et du capital (le niveau du partage du surproduit entre travail et capital) et tend à remettre en question l’implication elle-même à travers celle de ses deux protagonistes. Les modalités particulières de cette remise en question sont propres à chacun des conflits. Les grèves de décembre 95 étaient, à leur manière, l’une de ces modalités : les prolétaires qui ont céssé le travail “ont eu raison” de défendre leurs acquis, parce qu’ils n’ont défendu que leurs acquis, en s’affirmant contre le capital, sans manifester une volonté de négociation et sans se poser en force de proposition alternative “progressiste” pour sortir du conflit. Ceux d’entre-nous qui ont participé à cette grève ont également eu raison : notre attitude face à des mouvements de ce type doit changer.
Le mouvement de décembre 95 ne vous a “rien dit” ; vous n’avez pas ressenti le désir d’y participer parce que vous n’avez pas eu envie de vous associer aux collègues de votre établissement (pour les enseignants) dans la mesure où, dit simplement, vous en avez ras-le-bol de votre boulot. Vous n’avez pas considéré que l’objet de la grève était ce qui vous rend la société du capital insupportable. Pourtant, d’autres l’ont fait que l’on ne peut pas vraiment suspecter d’un attrait particulier pour la Sécu, ou pour leur retraite, et se sont précipités dans la brèche pour dire plus que “Non à la loi Juppé” et, comme l’ensemble des manifestants, ils ont crié “Tous ensemble”. Je ne suis pas, moi non plus, un fanatique de la Sécu et de la retraite, pourtant, malgré les limites que j’ai évoquées au début de cette lettre, j’ai trouvé dans le mouvement autre chose que le simple refus du plan Juppé : peut-être le sentiment d’appartenir à une classe, sentiment d’une socialité autre lorsque la classe s’affronte à elle-même à travers le capital. Je crois que le “Tous ensemble” ne doit pas être réduit à un appel à la solidarité salariale ou à l’unité...peut-être s’adressait-il à “ceux du privé”, mais surtout j’y vois l’expression d’une affirmation de la classe contre le capital : “Tous ensemble”, ce n’est pas que “venez nous rejoindre”, c’est aussi un constat, l’affirmation que l’on est “tous ensemble”, qu’ “on est là...” et que l’on se reconnaît contre ceux qui nous exploitent. D’accord, décembre 95, c’était la défense du “bout de gras”, mais la défense du “bout de gras”, ce n’est plus la simple défense du “bout de gras”comme j’ai essayé de l’expliquer plus haut...Dans notre rapport aux luttes quotidiennes il faut dépasser deux attitudes également fausses : la première c’est l’attitude militante qui “y va” ou “n’y va pas” sous la pression d’une “obligation historique objective” ; la seconde c’est l’attitude esthétique, ou existentielle qui règle son rapport au mouvement selon que celui-ci raisonne ou non avec ses positions d’individu singulier sur la société, son boulot, sa vie quotidienne, etc. La question de la participation à une lutte ne se pose pas (et la poser comme je le fais ici, c’est encore se situer à l’extérieur d’un mouvement qu’il n’est pas question de précéder, de suivre, ou de rattraper / rater). Mais cela suppose que nous dépassions les schémas de la théorie contreprogrammatique : le travail théorique peut nous y aider, mais aussi sa socialisation : sa diffusion “grand public” (sic), les discussions, le débat...c’est-à-dire tout ce qui peut permettre de sortir de notre isolement actuel --d’où entre autre cette lettre.
Voilà, en quelques mots, les motifs qui, selon moi, nous obligent désormais à reconsidérer radicalement notre approche des luttes quotidiennes, aussi bien du point de vue de l’interprétation que l’on peut en faire par rapport à la révolution à venir, que du point de vue de notre rapport à celles-ci. Je crois, au-delà de nos sensibilités personnelles, que c’est ce que vous n’avez pas vu suffisamment à propos du mouvement de décembre 95.
Cette lettre s’adresse à diverses personnes qui, sur le détail, ont manifesté des points de vue différents par rapport au mouvement de décembre. J’ai essayé une synthèse et je sais bien que personne ne s’y retrouvera complètement : ce n’était pas le but et de toutes façons ce sont les limites du genre...Pour les personnes que je n’ai pas rencontrées, j’imagine que cela peut les intéresser, sans anticiper sur leurs positions. Je suis donc prêt à en parler avec toi si tu le souhaites.
Amicalement
Paris, octobre 96
Christian C.
Réponse à Christian C. (Novembre 96)
Salut
Je distinguerai dans ta lettre deux parties : la première va du début à “dans une théorie positive de la révolution communiste” ; la seconde de là, à la fin.
Pour la première partie, j’étais très content de lire quelque chose qui recoupe beaucoup de mes interrogations depuis la rédaction et surtout la relecture du “Journal d’un gréviste”, texte qui oblige à remettre en chantier la problématique “des luttes actuelles à la révolution”. Je suis tout à fait d’accord que l’on ne peut plus se contenter de dire que “la révolution ne se fera pas sur la base du salariat”, même si c’est vrai, c’est justement là le problème, car la classe révolutionnaire c’est justement celle des travailleurs salariés, avec quelques “précisions”. Je suis d’accord qu’il faille reprendre les notions d’implication réciproque et d’autoprésupposition et que la critique du “Cinémascope” n’est pas allé assez loin, mais je doute personnellement qu’elle puisse s’achever en tant que formulation théorique. Attention de ne pas tirer à ces notions un coup de chapeau au passage et ensuite de jeter le bébé avec l’eau du bain.
Ta critique concorde en grande partie avec la problématique de l’activité de la classe mise en oeuvre dans le “Journal...” Cependant est-ce-que l’insuffisance de la critique du “cinémascope” et de la compréhension de l’activité de la classe, permet de construire l’idée d’une “théorie contreprogrammatique”, opposée à une nouvelle théorie à produire maintenant? J’aurai plutôt tendance à penser que c’est cette même théorie critique du programme qui s’approfondit, et qui se produit comme plus que la critique du programme, ce plus elle l’était en outre déjà dans les concepts qu’elle met en oeuvre. Les concepts d’implication réciproque ; d’autoprésupposition ; d’identité entre le prolétariat classe du mode de production capitaliste et classe révolutionnaire ; d’identité entre la contradiction prolétariat-capital et le développement du capital ; de cycle de luttes ; de désobjectivation de la contradiction prolétariat-capital comme exploitation ; d’historicisation de la révolution et du communisme ; de capacité révolutionnaire et communiste du prolétariat comme situation dans un rapport contradictoire historiquement défini et non comme nature ou être ; d’identité entre abolition du capital et des classes dont le prolétariat..., sont toujours ceux qui fondent la théorie que nous produisons et que nous avons à produire. Une “théorie positive de la révolution communiste”, en ce qu’elle doit fonder cette positivité, ne peut procéder que de l’approfondissement de ces concepts, approfondissement dépendant, on vient d’en faire l’expérience, du cours de la lutte de classes.
Je sais bien que pour la plupart ce ne sont pas en eux-mêmes ces concepts que tu critiques, mais comme tu le dis : “la façon dont la théorie contreprogrammatique les développe”. Mais justement ce que je conteste c’est de construire comme totalité achevée en tant que “théorie contreprogrammatique”, le développement de ces concepts jusqu’à présent, totalité opposée à la “théorie positive”. J’ai plutôt, quant à moi, tendance à insister sur la continuité, dans la mesure où ce sont les mêmes concepts que nous utilisons et approfondissons. Bien-sur, nous continuons à parler de prolétariat et de capital, et nous ne faisons plus de théorie programmatique, tu pourrais me rétorquer que ce qui compte c’est la totalité qu’organisent ces concepts. La répartie serait pertinente si la poursuite de leur utilisation donnait vraiment une totalité théorique différente (un autre paradigme), mais je ne pense pas que ce soit le cas. Dans ce que j’entrevois de la production théorique actuelle, soit on poursuit ces concepts et on les approfondit, soit on construit une autre théorie (comme tu cherches à le faire), mais alors on est en grande partie contraint de les abandonner. On a peut être développé ces notions de façon unilatérale, mais la limite de ce développement unilatéral est vite apparue, ce qui pourrait témoigner de la vitalité de ces concepts et de la théorie qui les organise. De toute façon je pense que la production théorique se débattra toujours avec le programmatisme, non seulement de par le fait qu’elle est la théorie d’une classe, mais encore de par sa spécificité “intellectuelle”.
La deuxième partie de ta lettre vient en grande partie chercher à fonder cette coupure que tu institues entre une “théorie contreprogrammatique” et une “théorie positive de la révolution communiste”, car pour produire cette coupure il faut la fonder sur une compréhension et un découpage des cycles de luttes, ce qui éclaire notre désaccord précédent. Je ne peux m’empêcher de penser en lisant cette deuxième partie à ce que de façon ironique et un peu acerbe, tu me disais au printemps dernier à Paris : “T.C. a découvert la lutte de classe et la grève”. C’était, j’en conviens, une jolie remarque polémique, mais qui pourrait avoir un effet boomerang.
J’ai du mal à suivre le premier § de cette partie. D’abord, il commence par ce qui me paraît être une tautologie : “C’est la détermination du contenu du communisme qui permet l’analyse de la crise du M.P.C”, mais alors d’où tires-tu cette détermination du contenu du communisme ? “du rapport de subordination qu’entretiennent le prolétariat et le capital au moment de la crise.” Donc on tire de l’analyse de la crise,...ce qui permet l’analyse de la crise. Il te faut le contenu du communisme pour analyser la crise et l’analyse de la crise pour déterminer le contenu du communisme. Tu ne sais toujours pas “d’où tu parles du communisme” (cf notre correspondance de l’année dernière). Ensuite cette “théorie positive” est rendue possible par “le retournement qui s’est produit dans ce cycle de l’accumulation capitaliste autour des années 68/70, le contenu de la crise de Mai 68, et le sens que l’on donne à ceux-ci”. Ce “retournement” et cette “crise” n’est-ce pas plutôt ce qui a rendu possible ce que tu appelles la “théorie contreprogrammatique”, la coïncidence et la chronologie le laisseraient penser. Il semble que l’on retrouve la même tautologie que précédemment : ce qui rend possible la “théorie positive”, c’est le sens que l’on donne à ce retournement, c’est à dire la “théorie positive” elle-même. Cependant tout cela n’a d’intérêt et ne trouve son explication que par ce qui suit.
Tu établis une chronologie des crises et tu en tires que “chaque fois entre les deux, le M.P.C s’est restructuré”. Donc il y a eu plusieurs restructurations. Or dans ta compréhension générale, il ne peut il y en avoir qu’une : celle du passage de la subsomption formelle à la subsomption réelle. Ou alors il faut expliquer que ce que tu admets pour la subsomption formelle, des restructurations à l’intérieur d’elle-même, ne peut plus exister en subsomption réelle. Je sais bien que tu considères que les crises à l’intérieur de la subsomption formelle sont dues au fait que le mode relatif d’extraction de la plus-value se développe en son sein, et que de “l’exclusivité de la plus-value absolue” on passe à des phases de plus ou moins équilibre entre les deux, d’où des crises et des restructurations. Rien n’empêche d’imaginer qu’il y ait de même une histoire de la plus-value relative, non que se répèterait des situations d’équilibre, mais en considérant que la plus-value relative est la dynamique d’une histoire de la domination réelle. Il ne peut dans cette histoire s’agir d’un mélange de pl absolue et relative même si les deux continuent toujours à coexister, ce n’est pas de là que peut provenir la dynamique historique, mais des propres modalités selon lesquelles la pl relative a organisé la subsomption réelle. On pourrait même, à la limite, en acceptant “l’exclusivité”, considérer que cette “exclusivité” a une histoire. On ne passe pas comme cela des abstractions (exclusivité de la pl relative) à l’histoire du mode de production capitaliste.
Ton refus de considérer la restructuration actuelle repose sur un raisonnement par l’absurde, résultant d’une construction formelle qui évacue a-priori la possibilité même de cette restructuration : nous sommes dans l’exclusivité de la pl relative, il n’y a pas d’autres modes d’extraction de la pl, donc il ne peut il y avoir de restructuration. Tout d’abord, comme je le disais “l’exclusivité de la pl relative” demeure largement à démontrer. “L’exclusivité de la pl relative” dont tu parles est une illusion, ou un effet de système théorique. Je préfère, quand on en vient aux délimitations historiques et chronologiques, parler de dominance et de principe dynamique du système, mais même en admettant cette “exclusivité”, cela ne supprimerait pas ipso facto la question de l’histoire de cette “exclusivité”. Il est vrai que cela nuirait au bel ordonnancement du système, et cette belle architecture vaut bien des entorses à l’histoire.
Ce refus a-priori te conduit à deux types de considérations assez étranges. La première se rapporte à la façon dont tu rends compte des changements “économiques” dont tout de même tu acceptes l’existence depuis le début des années 70. “Une réorganisation des relations inter-capitalistes sur le plan du taux de profit et de la concurrence et de la sphère de la circulation pour traduire plus rapidement et plus universellement les gains de productivité en production de plus-value relative.” Donc il n’y aurait eu “réorganisation” (mais pas restructuration) qu’au niveau du rapport des capitaux entre eux. Pas de transformations dans le procès de travail, dans le marché du travail, dans les modalités de fixation du prix de la force de travail, dans la reproduction globale de la force de travail face au capital, dans l’extension de la salarialisation au niveau mondial. Tu avoueras tout de même que passer cela sous silence est un peu gros, tout comme au niveau théorique de la compréhension du mode de production capitaliste, le fait de considérer la réorganisation du rapport des capitaux entre eux de façon autonome, indépendamment d’une “réorganisation” du rapport entre prolétariat et capital. D’où viennent ces gains de productivité dont tu parles, et cet accroissement de la plus-value relative qui en résulte. On dirait que la modification du rapport des capitaux entre eux est susceptible de générer un accroissement de la plus-value.
Non seulement les modifications dont tu parles sont une restructuration du rapport d’exploitation à l’intérieur de la subsomption réelle ayant la plus-value relative comme dynamique (exclusivité de la pus-value relative, tout comme de la plus absolue, ne veut pas dire grand chose), mais encore, la plus-valus relative, comme principe dynamique restructurant la subsomption réelle, insuffle une vigueur nouvelle à l’extraction de plus-value absolue : allongement de la durée réelle du travail ; en même temps augmentation des heures supplémentaires qui, flexibilité aidant, ne sont plus compter comme telles ; flexibilisation et annualisation du temps de travail revenant à un accroissement de l’intensité du travail, ce qui est de la plus-value absolue ; allongement des durées de cotisation retraite ; modification des normes sociales de consommation modifiant la composante historique de la valeur de la force de travail, l’abaissant de façon bien supérieure aux gains de productivité, ce qui équivaut à une augmentation sur le mode absolue de la plus-value ; répartition du salaire destiné à la reproduction d’une famille ouvrière sur la vente de plusieurs forces de travail (c’est le secret des dernières statistiques américaines -- oct 96-- où coexistent une baisse des salaires moyens et une augmentation légère des revenus des ménages). Il faut être enfermé dans un système absolument formel où les formes de la plus-value ne sont que des “Lego” que l’on combine, pour écrire : “de restructuration des rapports d’exploitation on n’en voit point venir”. Il devient difficile de considérer tout cela comme la crise de l’ancien et non comme restructuration, encore faudrait-il avoir la problématique qui permette de le prendre en considération. Pourquoi ne parles-tu pas de cela au même titre que les modifications dans les rapports entre les capitaux ? Serait-ce parce que se pencher sur, et évoquer le procès immédiat, la reproduction de la force de travail, la valeur de la force de travail, ce seraient montrer qu’il y a des “modifications” qui touchent au coeur de la production de plus-value ? A ce moment là, la pente vers la restructuration deviendrait très glissante.
La seconde considération est celle concernant les luttes depuis la fin des années 60. “Il n’existe pas de restructuration du M.P.C. sans défaite ouvrière.” Malgré ce que peut amener à penser “la mystification induite par l’autoprésupposition du capital”, je suis tout à fait d’accord avec cette vision du cours du capital, j’ajouterai même que la restructuration du capital n’en est une que si elle inclut en elle même, dans ces caractéristiques capitalistes, d’être une réponse au communisme, c’est ainsi que sur la base du passage dans les “Fondements de la critique de l’économie politique” (Ed Anthropos, T.2, p 222) où Marx décrit le capital comme “une contradiction en procès”, je comprends la signification historique du mode de production capitaliste.
Pour toi depuis 1945, toute possibilité de restructuration aurait disparu du fait que le prolétariat “n’est plus en mesure de développer, sur sa propre base, quelque perspective que ce soit de résolution des contradictions du M.P.C”. Là je ne suis plus d’accord (en dehors du fait que, sur sa base, dans le programme, ce ne sont pas les contradictions du M.P.C que le prolétariat se propose de résoudre). D’abord après avoir placée la limite en 1945, tu sembles la déplacer vers 68/70, et laisser dans le flou la période 45-70. Cette dernière appartient-elle à la phase que tu définis comme celle où : “la défense de la condition prolétarienne se réduit désormais à l’affirmation du prolétariat contre le capital” ? Quel est le contenu de cette affirmation? Ne confonds-tu pas affirmation du prolétariat et existence comme classe, constitution en classe? C’est dur à deviner. De toute façon, la vision maximaliste (qui s’accorde bien avec l’exclusivité de la plus-value relative pour nous donner une période actuelle où l’histoire semble être comme suspendue) que tu présentes : “Pour le prolétariat entrer en conflit avec le capital sur la base de la contradiction qui l’oppose à celui-ci, revient immédiatement à dépasser le M.P.C. et à se nier lui-même dans le mouvement de ce dépassement.”, au vu des conflits depuis 45 et même depuis 68, est une déclaration bien optimiste pour ne pas dire irréelle. Si cela était, comme le développement du capital c’est le cours de sa contradiction avec le prolétariat, il faudrait en déduire qu’il n’y aurait plus ni cours historique, ni développement, ni même reproduction du capital.
D’un point de vue plus terre à terre : disparus de cette période l’identité ouvrière, les partis communistes, le syndicalisme ; disparues l’autogestion, l’auto-organisation ; disparu ce que comportait comme projet social (humanité, individu) l’autonégation. Tout un cycle de lutte passe à la trappe d’un totalitarisme théoriciste formel. On peut même se poser des questions sur la façon de concevoir la période 17 à 45. Peux-tu concevoir un cycle de luttes en subsomption réelle? il semblerait que non, si ce n’est comme un résidu du programmatisme de la subsomption formelle. A moins de n’y voir qu’un achèvement-essoufflement du programmatisme, il te faudra faire remonter ta proposition maximaliste à la période de l’entre-deux guerres en la matinant de programmatisme.
C’est un seul cycle de luttes qui s’étend de 1917 au début des années 70, comportant une césure considérable en 45. Cycle qu’il faudrait lui-même articuler avec les dynamiques antérieures du programmatisme. Lorsque tu dis que “le prolétariat n’est plus en mesure de développer sur sa propre base, quelque perspective que ce soit de résolution des contradictions du M.P.C.”, je pense, quant à moi, que ces perspectives étaient tellement grosses, qu’elles en deviennent aveuglantes. Les conditions de la subsomption réelle du travail sous le capital fonde le prolétariat à disputer au capital la gestion du mode de production selon des modalités qui lui seraient spécifiques s’il y parvenait. Plus encore et différemment qu’en subsomption formelle, il est légitimé à cela par le capital lui-même. Que cela soit irréalisable, impossible (non formellement mais dans les termes et conditions mêmes de ce “projet”) ne change rien à l’affaire, cela a toujours été le cas. En confirmant à l’intérieur de lui même une identité ouvrière, en intégrant la reproduction du prolétariat dans son propre cycle, en subsumant sa contradiction avec le prolétariat comme sa dynamique même, le cours de la contradiction entre le prolétariat et le capital en subsomption réelle, fonde le premier à proclamer : “la contradiction n’a plus lieu d’être”. Ce qui est un projet de dépassement du mode de production capitaliste. Le capital fait du travail son propre rival à l’intérieur de lui-même : rapport conflictuel tout à fait différent, il est vrai, de celui du programmatisme (encore que la tendance à la prise en charge du développement du capital existe dans la social-démocratie classique, mais c’est une autre problématique générale, on peut toujours trouver, sorties de leur contexte, des formes embryonnaires de n’importe quoi), mais si massif, si total, qu’il peut aveugler. Cette rivalité est même pour le capital la grande faiblesse intrinsèque de cette première phase de la subsomption réelle, qui éclatera dans la crise de la fin des années 60 / début des années 70, sous diverses formes plus ou moins radicales, et que la restructuration a pour contenu essentiel d’éliminer, après avoir dans un premier temps retourner contre le mouvement ses propres caractéristiques transformées en limites.
C’est à partir de cela que l’on peut situer la dynamique persistante du programmatisme dans cette première phase de la domination réelle. La relation programmatique classique entre la montée en puissance de la classe et son affirmation autonome s’en trouve bouleversée. Dans un premier temps, entre 17 et 39, les termes sont dans une situation de violente conflictualité tout en s’impliquant. En effet au moment où l’affirmation autonome de la classe trouve sa légitimité absolue dans une montée en puissance de la classe à l’intérieur du capital telle qu’elle est incluse dans celui-ci, elle ne peut qu’affronter cette montée en puissance qui est la négation de son autonomie. La violence de ce processus entre 17 et 39, à l’intérieur même du prolétariat, dans sa contradiction avec le capital, laisse place, après 45, à une période où l’affirmation autonome se situe et se considère elle-même comme extérieure et différente de la montée en puissance, devenue simple rivalité (le plus souvent dans le cadre de la revendication de la démocratie) à l’intérieur de la reproduction du capital, même si elle ne peut que se référer sans cesse à cette montée en puissance. C’est la période de “notre” marginalisation.
Cette possibilité de la rivalité, cette légitimation même de la rivalité, c’est la faiblesse intrinsèque de cette première phase de la subsomption réelle. Et cette faiblesse intrinsèque éclate dans la crise de la fin des années 60, où le prolétariat va décliner de la façon la plus réformiste à la façon la plus révolutionnaire son projet de réorganisation de la société “sur la base du travail”, qui n’est pas encore à ce moment là, un projet alternativiste, mais la révolution telle qu’elle se présente alors. Ce mouvement fut brisé, il y eut défaite ouvrière. Mai 68 est battu, l’automne chaud italien (qui dura trois ans) aussi, les vagues de grèves sauvages américaines également, le mouvement assembléiste espagnol, etc, sans oublier toute l’insubordination sociale qui avait gagné toutes les sphères de la société (à ma connaissance, l’histoire de cette période n’a pas encore été écrite). La défaite n’a pas l’ampleur de celle de 17-36, mais la restructuration en jeu n’est pas non plus de même ampleur, on reste dans le même mode de subsomption. Il y a défaite et contre-révolution. Dit de façon un peu abrupte et exagérée : le capital reprend le pouvoir dans les usines et dans l’ensemble de la reproduction sociale. On peut même parfois dater cette défaite comme avec la manifestation anti-grévistes de la F.I.A.T en 1980, ou la reprise en main patronale et syndicale dans l’automobile en France à la suite des grèves extrêmement violente et massive de 81-84. J’avance là sans avoir dèrrière moi un travail plus étoffé qu’il serait peut-être urgent de réaliser.
Le capital (la classe capitaliste) brise tout ce qui confortait cette identité ouvrière et légitimait le prolétariat en rival du capital (cf “problématiques de la restructuration” T.C.12). J’ai pas mal travaillé sur toute la période 17-45 et un peu après, dans mon projet d’histoire du programmatisme, et je pense avant la fin Juin, arriver à mettre de l’ordre dans toute mes notes et mes développements déjà écrits.
Ce que j’appelle ta conception maximaliste de l’activité du prolétariat n’est concevable que dans la phase actuelle, c’est à dire dans la période de restructuration, et même une fois celle-ci globalement achevée. Ce que tu reconnais plus ou moins, quand tu reviens plusieurs fois sur les transformations actuelles qui visiblement ne renvoient ni à 1945 ni même à 1970. Cependant, sans jamais dire ce dont il s’agit, ce que sont ces transformations. En fait, je pense que tu extrapoles de la situation présente à une période beaucoup plus vaste où ce contenu de l’activité du prolétariat n’existait pas, tu es contraint de le faire de par ton a-priori d’absence de restructuration, donc de coupure, de reformulation présente du rapport contradictoire entre prolétariat et capital. Il te faut alors considérer que la contradiction telle qu’elle se présente depuis 45 (exclusivité de la plus-value relative) est celle qui dans sa crise porte la révolution communiste. En même temps que la restructuration, il te faut faire disparaître le cycle de lutte antérieur. Admettre son existence, admettre que c’est lui que l’on voit à l’oeuvre dans la crise de la fin des années 60, serait admettre qu’il a été défait et tout ce qui s’en suit.
Mais, même ce contenu maximaliste, que tu autonomises de l’ensemble de la lutte comme quelque chose que l’on pourrait dégager pour lui-même, s’il est bien une caractéristique essentielle du nouveau cycle (c’est en fait la fameuse coalescence de T.C.7), ne peut recouvrir la totalité du contenu des luttes. Tant qu’il n’y a pas révolution, il y a encore implication réciproque et autoprésupposition du capital. Cette détermination actuelle de la lutte de classe, sur laquelle tu insistes, est ce qui permet de concevoir dans ce cycle le dépassement du cours quotidien de la lutte de classe, à partir de ce cours quotidien, mais elle n’est pas devenue tout ce cours quotidien. C’est dans les luttes actuelles ce qui permet de poser à partir de la lutte salariale, le dépassement de la lutte salariale, mais elle ne fait pas de chaque conflit une mini-révolution. Je pense que tu es contraint à ce maximalisme par ton fondement théorique général consistant à ne plus prendre en considération la reproduction des rapports capitalistes et l’implication réciproque, cela dans la mesure où cette phase du capital n’est plus qu’une attente de la révolution communiste, dans la mesure où l’histoire paraît comme suspendue : il n’y a plus de dynamique capitaliste, le rapport contradictoire entre prolétariat et capital, tel que nous le connaissons, est donc celui là même de la révolution.
Je terminerai sur la conception d’ensemble de la révolution et du communisme qui résulte de ta lettre. C’est une conception qui relève de ce que j’appellerai une révolution par défaut, et qui ne produit pas l’activité révolutionnaire du prolétariat faisant la révolution (cf là dessus le petit texte joint : texte publié dans T.C.13 sous le titre “Des luttes actuelles à la révolution”). Tu ne déduits pas l’activité révolutionnaire du cours quotidien de la lutte de classe, tu ne construis pas son dépassement comme activité de la classe. Tu dis simplement que dans la situation actuelle, l’activité “revendicative” du prolétariat a une caractéristique révolutionnaire. Ce n’est pas un dépassement dans l’activité de la classe que tu cherches à analyser, le dépassement est déjà produit, en dehors de cette activité, par la situation du capital. Ainsi, non seulement le capital ne se restructure pas, mais encore vu la façon dont tu considères cette caractéristique centrale du cycle de luttes, si tu avais raison, les rapports sociaux capitalistes se reproduiraient à peine. Le cours quotidien de la lutte de classes, l’action revendicative, l’implication réciproque, l’autoprésupposition du capital, ont quasiment disparu de ton champ d’analyse. Cela confirme ce que j’avançai au début de cette lettre sur le fait que le refus de reconnaître actuellement la restructuration du capital conduit non à reprendre ces concepts dans une autre totalité théorique, mais tout bonnement à les abandonner, après leur avoir tirer un coup de chapeau. L’histoire suspendue ne peut plus les admettre.
Le communisme par défaut se construit de la façon suivante. L’impossibilité du programme nous donne l’impossibilité de la restructuration, qui est l’impossibilité immédiate du capital, ce n’est qu’une question de temps et en fait on ne sait pas trop pourquoi ça dure. A partir de là, “l’impossibilité devient pratique”, c’est à dire que le prolétariat ne peut faire autre chose, vu la situation, que faire la révolution et produire le communisme. C’est là que tu es contraint de violenter quelque peu la lutte de classe par ton maximalisme. En développant les choses ainsi, tu ne peux parvenir à dépasser ce que nous appelions le cinémascope, parce que tu n’as pas produit le dépassement du cours quotidien de la lutte de classe dans la révolution, en tant qu’activité de la classe, mais comme simple changement de situation générale, dont la lutte de classe n’est qu’une conséquence : “En l’absence de toute restructuration possible, les luttes quotidiennes du prolétariat prennent un tout autre contenu.” L’impossibilité du capital n’est pas ici la révolution comme phase ultime du rapport entre prolétariat et capital, mais le résultat du petit jeu de “Lego” des formes de la plus-value, déterminant, arrivé à son ultime agencement logique, la lutte révolutionnaire.
Ce dépassement révolutionnaire, tu ne le produits pas positivement, ce qui était ton intention, mais par une série d’impossibilités qui ne laisseraient qu’une voie ouverte : celle du communisme. En fait ce que tu entends par “théorie positive” du communisme, c’est de proclamer qu’il ne se passe plus rien d’autre que son attente. Tout est là et pourtant le communisme tarde, c’est bien la preuve, diras-tu, qu’il faut le promouvoir, l’assigner comme but.
Malgré tout cela, ce que j’apprécie énormément dans ta lettre (et ce n’est pas la pommade de la fin) ce sont : le sujet même de celle-ci, les questions que tu soulèves dans la première partie et, malgré mes critiques, les termes dans lesquels tu les poses. Nous sommes sollicités par les mêmes problèmes. Il en résulte que plus qu’à la suite de ta lettre de septembre 95, nous avons la possibilité de confronter nos positions, sans ramener la “philosophie” sur le tapis.
Roland. S
De Christian B. à TC (Novembre 97)
Salut,
Dans le texte “ Remarques à propos du communisme ” publié dans TC13, revient sans cesse le terme “ Réseau(x) ”, il est même à la base de toutes les descriptions concrètes du communisme qui sont tentées. L’emploi de ce terme semble relever d’un effet de mode bien plus que d’un changement de contenu par rapport au vieux terme d’organisation. Le transfert métaphorique de termes vers le registre théorique est toujours risqué. Le terme de réseau emprunté au domaine des technologies de l’information jouit d’une connotation d’informalité et de liberté. Dans ce domaine l’informalité et la liberté participent de l’illusion entretenue (les réseaux sont administrés et ont des maîtres). Il est étrange de constater que dans le domaine théorique vous reprenez le terme de réseau, alors que dans les technologies du “ net ” on emploie celui de “ communauté ”.
Bien souvent dans ces “ Remarques... ”, on peut remplacer le terme de réseau par celui d’organisation sans rien changer au contenu du texte, si ce n’est une connotation moderniste génante. Génante principalement parce que le renouvellement du vocabulaire se substitue au renouvellement de la pensée elle même.
S’il ne s’agit pas que d’une question de vocabulaire, l’emploi du terme de réseau sert peut-être à atténuer toute la difficulté qu’il y a à décrire une organisation et une société qui ne seraient ni une organisation, ni une société. C’est une des grandes difficultés de la description du communisme et c’est bien que vous vous y soyez accrochés.
Christian B.
Deux Livres
Louis Janover, “ Nuit et brouillard du révisionnisme ”, Ed. Paris Méditerranée
Nous signalions dans le numéro 13, la parution de cet ouvrage, en indiquant nos nombreuses divergences. Louis Janover remet bien des pendules à l’heure, ça fait plaisir, c’est clair, c’est roboratif. Le point principal est sa description et analyse de l’antifascisme comme idéologie minimaliste de la recomposition actuelle de la gauche et de l’extrême gauche. Cette idéologie permet de faire haro sur les “archaïques oppositions de classes”.
L’antifascisme verrouille l’espace que “ la mort du stalinisme ” et l’affaiblissement des appareils avaient ouvert à l’extrême gauche. Ce que Janover appelle “ l’accident révisionniste ” de certains ultra-gauche, a servi à démoniser toute critique de la démocratie et de l’antifascisme. Les ultra-gauche qui avaient servi de supplétifs dans la critique de l’URSS, ne sont plus présentables.
Janover souligne deux points essentiels, l’antifascisme n’a plus le capitalisme pour ennemi, il est parfaitement adapté, il est l’idéologie adéquate à la mondialisation tranquille.
Cependant cette critique de l’antifascisme présente quelques limites de taille.
- a) Il ne s’agit pour Janover que d’une recomposition politique, il ne relie pas cet antifascisme actuel aux limites du cycle de luttes (cf éditorial). L’antifascisme comme défense militante de la démocratie et du capitalisme est un élément constitutif de cet horizon indépassable que devient le capital lorsque dans les luttes quotidiennes est devenue impossible la perspective d’affirmation autonome de la classe.
- b) Janover a très souvent tendance à distinguer un bon antifascisme d’un mauvais antifascisme. Ce bon antifascisme aurait été celui des gauches dans les années trente, en ce qu’il lie antifascisme et antistalinisme. C’est à la limite de la sollicitation de texte que de qualifier d’antifasciste le combat de la Gauche contre le capitalisme allemand ou russe dans les années trente.
- c) Janover ne justifie la dérive révisionniste de certains ultra-gauche que par leur goût pour le roman policier et le “ délire soixante-huitard ”. Marcuse et le verbiage petit-bourgeois, c’est un peu court pour expliquer mai 68 et les impasses de l’ultra-gauche.
- d) Janover ne se pose jamais la question des raisons de la dérive révisionniste à partir de la problématique ultra-gauche et de son impasse (cf TC13). Se considérant comme l’héritier de la vraie ultra-gauche sortie indemne de mai 68, il ne peut le faire sans remettre en cause ses propres bases théoriques.
- e) La critique de la démocratie est ambigüe. Elle laisse la place au déploiement d’une démocratie vraie (les soviets, les conseils), elle est formaliste. La démocratie pourrait présenter des dangers pour le capitalisme si le “peuple souverain” la prenait à la lettre (mais il y a l’article 16 de la constitution).
- f) Sur le nazisme lui-même, Janover conserve la notion de “rentabilité économique” par rapport à l’extermination des juifs, rentabilité que la grande bourgeoisie aurait sacrifiée à son alliance avec la petite bourgeoisie. Comme les révisionnistes, il confond la reproduction des rapports de production capitalistes avec la comptabilité d’un boutiquier. L’idéologie vient justifier ce sacrifice. La conception de l’idéologie est complètement psychologique, c ‘est une affaire de volonté (la finalité de l’extermination ne devrait rien à la guerre), un retour du refoulé, une irrationalité, une conscience inadéquate. Psychologisation de l’idéologie corrolaire d’un déterminisme historique rigide.
En résumé, Janover demeure ultra-gauche et ne parvient pas à concevoir ce qui fut le contenu de la grande rupture des années 68-70: la révolution n’est pas l’affirmation du prolétariat et ce n’est pas la faute de “ l’intelligentsia ”.
Karl Nesic, “ Fragments d’analyse à l’usage des jeunes générations ”
tome 1: “ Un autre regard sur le “communisme et son devenir ”
tome 2: “ Crise sociale mythes et réalités ”
Nesic mène un réflexion systématique sur le prolétariat comme producteur du communisme: organisation, réformisme, luttes de libération nationales, bolchévisme, démocratie, antifascisme. Nésic insiste sur la révolution comme négation du prolétariat, qui constitue le fond de tout son travail critique. La critique est générale. Cependant le besoin du communisme est souvent ramené dans le prolétariat à un besoin humain.
Mais en même temps sur cette base, il ne dépasse pas les problématiques du début des années soixante dix, il fait une critique systématique du programmatisme (affirmation de la classe) sans en posséder le concept, le terme n’a pas d’importance. Il ne perçoit pas qu’il y a eu échec du cycle de luttes dont il répète la synthése théorique. Quant parfois il reconnaît cet echec, il cherche à l’expliquer avec la théorie de cet échec lui-même, ce qui donne un aspect étrange à son livre : le gauchisme demeure l’ennemi principal ; Keynes demeure le nec plus ultra du capitalisme. Nésic reste sur une conception sous-consommationiste des crises et demande à la restructuration actuelle d’avoir la même ampleur que celle du passage de la subsomption formelle à la subsomption réelle.
Les deux livres sont une excellente mise au point des conceptions de base après la grande rupture des années soixante-dix et permettent d’avoir un ouvrage de référence actuellement disponible à proposer dans nos discussions et comme point de départ de la critique et du dépassement de la formalisation théorique des impasses du programmatisme au début des années 70.
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Théorie Communiste 15 (1999)
Février 1999/February 1999
- L’objectivisme/La lutte des chômeurset précaires.
- "L’alternative".
Théorie Communiste 16 (2000)
Mai 2000/May 2000
- La communisation.
Théorie Communiste 17 (2001)
Septembre 2001/September 2001
- Le démocratisme radical et ses critiques.
Théorie Communiste 18 (2003)
Février 2003/February 2003
- Après Gênes
- La seconde Intifada
La seconde intifada
Rappel historique
Depuis l’apparition de la " Question d’Orient "durant la seconde moitié du XIXe siècle, l’histoire du Proche et Moyen-Orient est celle du développement de rapports sociaux capitalistes dans la région. Le tumulte de cette histoire provient de l’inexistence d’un processus endogène de développement de ces rapports. Ce sont d’abord les interventions occidentales qui ont travaillé la matière sociale en place (rapports tributaires, économie marchande et usurière, grandes propriétés latifundiaires, domination administrative et religieuse...), mais le moment décisif ce fut le Yishouv puis la création de l’Etat d’Israël.
Depuis l’entre-deux-guerres (avec comme épisode central la grande grève palestinienne des années trente) et surtout depuis 1948, Israël apparaît, dans la région et pour les pays arabes, comme la contrainte à ce développement. La simple existence d’Israël est en soi bouleversement des rapports sociaux antérieurs : accélération du développement des rapports sociaux capitalistes dans la région, transformation des formes de propriété, imposition de la forme de l’État-nation, incitation au fractionnement religieux, stérilisation des ressources dans l'effort de guerre, quart-mondialisation d'une partie du monde arabe, avant-poste militaire permettant de frapper directement toute tentative d'autonomie économique ou politique, contrôle de la vie politique et économique de la région, transformation des formes de propriété foncière, transformation des communautés juives moyen-orientales en minorités nationales, menace militaire, rupture de la continuité territoriale du monde arabe, imposition de frontières tranchées et de la structuration du monde arabe en États-nations, ruine du commerce arabe traditionnel transnational, archaïsme de la propriété latifundiaire et last but not least la pression des réfugiés palestiniens devenus manu militari des prolétaires. La simple existence d'Israël au Moyen-Orient a entériné le devenir de la région en situation de retard, de sous-développement. Les conflits avec Israël sont l’histoire du développement capitaliste dans les pays arabes. À travers les guerres de 1948, de 1956, de 1967, et de 1973, ce sont les contradictions sociales internes du monde arabe (en devenir vers des rapports sociaux spécifiquement capitalistes) qui se développent et se règlent dans l'affrontement avec Israël.
La guerre de 1948-49 marqua la fin de la domination de la bourgeoisie traditionnelle, c'est-à-dire les grands propriétaires fonciers, souvent absentéistes, la bourgeoisie commerciale, les grands dignitaires religieux. De 1948 à 1956, l'affrontement entre les États arabes et Israël impulse l'élimination de cette bourgeoisie traditionnelle par la petite bourgeoisie nationaliste, qui trouve en Nasser son leader. De 1956 aux années 1967-1970, le développement du capital suit la voie classique : réforme agraire, nationalisation du commerce, urbanisation, industrialisation. Les bases de rapports sociaux capitalistes modernes sont créées. Durant ces années-là, le problème palestinien est relégué au second plan et ne jouit d'aucune autonomie. En effet, pour la petite bourgeoisie nationaliste, c'est tout logiquement que le développement autonome d'un capital arabe plus ou moins unifié, doit prédéterminer, passer avant, servir de condition, à la résolution du problème palestinien.
Ce type de développement capitaliste autocentré parvient rapidement à ses limites, qui deviennent patentes dans la période qui sépare la guerre de 1967 de celle de 1973. Durant cette période, on assiste à l'élimination de la bourgeoisie nationaliste et à la réorganisation régionale autour de la circulation de la rente pétrolière, réorganisation qui devient dominante après la guerre de 1973 qui, encore une fois, au travers de l'affrontement avec Israël, ouvre une nouvelle phase de développement capitaliste au Moyen-Orient. Cependant en tant qu'élément de contestation sociale de cette transition, et parce que, de toute façon, dans ce type de développement ils sont de trop en tant qu’entité nationale spécifique, les Palestiniens sont à nouveau éliminés en tant que force autonome : Septembre noir en 1970, puis l'action de la Syrie au Liban à partir de 1975, et enfin d'Israël en 1982.
Le développement et l'approfondissement des rapports capitalistes dans le monde arabe, du fait des obstacles à leur développement endogène, et donc de l'époque et des conditions dans lesquelles ils apparaissent et se développent, ne parviennent à se " stabiliser "et à avoir un sens que dans l'articulation et l'intégration de la région dans le cycle international du capital ce qui, dans ce cas, s'effectue spécifiquement au travers de la circulation régionale et internationale de la rente pétrolière (c’est précisément ce que conteste un Ben Laden, cf. texte Pétrole, sexe et talibans).
On peut situer cette phase de l'intégration rentière dans le fil des phases précédentes en ce qu'elle se place toujours dans la perspective de l'affrontement avec Israël et prend pour critère le réglement du problème palestinien, baromètre dans le monde arabe du développement des rapports sociaux spécifiquement capitalistes. Mais de ce point de vue-là également la phase est transitoire ; en unifiant la région sur des bases spécifiquement capitalistes (il n'y a qu'à voir le gigantesque arrachement de force de travail à la petite production marchande ou à l'agriculture que sont les transferts de main-d'œuvre vers le Golfe, ainsi que les retombées dans les pays d'origine des migrants), cette reproduction régionale perdait toute autonomie et se décentrait dans la reproduction globale du mode de production capitaliste. La montée de l’islamisme et l’éclatement de la première Intifada rendent patent le caractère transitoire de cette période, le rapport d’exploitation ne pouvant plus se boucler sur une aire régionale d’accumulation. Les rapports sociaux spécifiquement capitalistes maintenant en place au Moyen-Orient dévoilent dans la violence de ces soulèvements l’absence de dynamique régionale endogène de leur reproduction. Pas plus la circulation régionale de la rente que le capitalisme national israélien ne peuvent fournir le principe général de reproduction de la force de travail et de son exploitation. C’est ce qu’à révélé la première Intifada et ce que confirme la seconde.
En 1987, Israël ne peut plus rien opposer à cette nouvelle vague de révolte de la première Intifada sans, comme le rend incontournable la seconde Intifada, remettre totalement en question ce qu’il est en tant qu’Etat. L'affrontement israélo-arabe revient alors à son point de départ, un affrontement entre Israéliens et Palestiniens, parce que la question centrale de cet affrontement est devenue celle du rapport entre prolétariat et capital. Depuis 1945, le problème palestinien, c'est le problème du développement du capital au Moyen-Orient et de la révolte contre ce développement. Chaque phase de ce développement est une tentative de résolution et / ou d'élimination de ce problème.
L'époque de la première Intifada, c’est l’époque des premières impasses économiques d'Israël, de la fin de la guerre au Liban, des politiques d'ouverture économique, de la montée de l'islamisme, de la fin de la guerre entre l'Irak et l'Iran, et, dans la foulée, de la marginalisation des pays du Golfe à la suite de l'intervention américaine (marginalisation en ce qui concerne la fixation et circulation de la rente pétrolière), du nécessaire dépassement de l'intégration régionale autour de la rente, c’est l'époque où les rapports sociaux spécifiquement capitalistes ont gagné l'ensemble de la région et y dominent de façon quasi exclusive. Tous ces événements ont en commun de définitivement trancher les liens avec les conditions historiques locales dans lesquelles ces rapports ont dû émerger. Fin des années quatre-vingt / début des années quatre-vingt-dix, la reproduction de rapports sociaux spécifiquement capitalistes n’a plus de solutions locales ou régionales.
L’intégration rentière régionale était déjà en elle-même une définition a priori mondiale de la reproduction des rapports sociaux capitalistes au Moyen-Orient. Cependant, tout comme les projets capitalistes de la vieille bourgeoisie traditionnelle, ou de la bourgeoisie nationaliste, elle relevait, bien que ne pouvant qu’être une transition, d’une organisation encore régionale du développement des rapports sociaux capitalistes. La guerre du Golfe a marqué la fin de toute cette époque, la période qui s’ouvre alors ne peut trouver ses caractéristiques et les déterminations de son analyse dans une histoire du Moyen-Orient, cette guerre qui, avec la fin de la guerre froide, voit l’intervention directe des États-Unis achève, réalise, et dépasse la phase de l’intégration rentière régionale. On passe à un autre niveau, à une autre configuration. Non seulement la définition mondiale de la région est donnée a priori, et non comme résultat et articulation, mais encore elle ne se présente plus comme organisation régionale, pouvant se définir en tant que telle, se bouclant, socialement, économiquement, en termes de rapports entre les classes, sur une aire particulière.
Le problème palestinien n'est plus l'expression des limites du développement capitaliste arabe comme jusqu'en 1967, il n'est plus non plus l'expression du nationalisme arabe anti-impérialiste, comme de 1967 à 1979 / 80 (Camp David, puis l'élimination du Liban), face à l'économie rentière. Avec la première Intifada, le problème palestinien est devenu celui de la capacité pour tous les capitaux de la région de reproduire et d'exploiter le prolétariat local. Ce qui se joue depuis entre Israël et les Palestiniens des territoires occupés est déterminant pour tous les capitaux de la région et pour l'avenir du développement capitaliste en général de la zone. Avec la seconde Intifada, la question est de disjoindre la valorisation du capital de la reproduction de la force de travail, ce qui remet en cause cette jonction là où elle existait déjà (sur un modèle plus ou moins " fordiste ”) c’est-à-dire en Israël, et remet également en cause l’existence hypothétique d’un Etat palestinien comme garant national, pour les Palestiniens, de cette reproduction. La révolte palestinienne entre alors de plain-pied dans le nouveau cycle de luttes. Elle relève, de façon encore plus abrupte que dans les aires centrales du capitalisme, de la non-confirmation d’une identité prolétarienne reconnue et confirmée dans la reproduction du capital, d’une disparition de l’identité ouvrière (si tant est qu’elle ait fugitivement existé pour les Palestiniens), d’une contradiction entre les classes se situant au niveau de leur reproduction et donc de leur remise en cause.
L’Etat d’Israël en question : " la nuque raide ”
La seconde Intifada a son origine dans l'incapacité d'Israël a appliquer effectivement les accords d'Oslo du fait de leur anachronisme. En 93, après la guerre du Golfe, l'OLP est à genoux, son allié l'Irak est anéanti, les émigrés au Koweit qui assuraient une grande partie des revenus chassés. l'Etat qui héberge la majorité des Palestiniens, la Jordanie, est placé sous haute surveillance, le camp pro-américain, l'axe Le Caire - Ryad triomphe. Une "fenêtre de tir" est ouverte pour une paix aux conditions d'Israël, ce seront les accords d'Oslo.
Ils prévoyaient un Etat-croupion en Cisjordanie et à Gaza entièrement sous protectorat israélien mais permettant à Israël de ne plus avoir la charge du maintien de l'ordre tout en profitant de la main-d'oeuvre et d'une petite profondeur stratégique, notable vu la taille des territoires en jeu. Les accords ont bien déchargé Israël du maintien de l'ordre, l'Autorité nationale palestinienne contrôlant 93 % de la population des territoires occupés en 67 (hors Jérusalem ) dans les zones qu'elle gère. Mais la colonisation continue a fait de ces zones une série d'enclaves carcérales isolées par les colonies, les check-points et les routes de contournement. La population juive a doublé dans les territoires et l'activité économique des palestiniens a été étouffée. Le nombre des travailleurs palestiniens en Israël fluctue au gré des besoins israéliens et des bouclages, la misère s'installe sous la férule des 7 polices hyper-corrompues d'Arafat payées par les fonds européens.
Cette situation était absolument intenable, l'échec des négociations d'août 2000 aux Etats-Unis (dites de Camp David) était inévitable. L'antagonisme se concentrait sur Jérusalem mais il était sur tout le reste, Jérusalem avec ses lieux saints servait à prouver le caractère inconciliable du conflit en en marquant les repaires ethniques alors que le véritable obstacle à l'indépendance palestinienne c'est la colonisation. Cette évolution ethnique s'est réalisée avec la participation des Arabes d'Israël à l'Intifada provoquant un pogrom perpétré par une police largement soutenue par la population juive locale.
Ce qu'Israël ne peut pas faire sans crise grave c'est démanteler la quasi totalité des colonies, c'est se retirer réellement ; le contrôle militaire global de ce point de vue ne suffit pas. Il y a incapacité d'Israël a laisser jouer à l'OLP sa fonction de syndicat de la force de travail palestinienne en Israël et d'honnête gestionnaire de la vie quotidienne dans l'Etat-croupion avec un minimum de logique autre que répressive.
L'Intifada a été motivée par la provocation étatiquement orchestrée de Sharon sur l'Esplanade des mosquées, elle était destinée à accélérer la formation d’un gouvernement d’union nationale menant une répression très violente mais courte devant probablement permettre d'arracher l'accord d'Arafat aux conditions d'Israël exprimées à Camp David. C'est-à-dire le payer essentiellement en promesses à négocier éternellement et à encore gagner du temps, ce qui est la politique d'Israël depuis 93. Pourquoi Israël a t-il " la nuque raide ”? Pourquoi est-il incapable d'appliquer les accords léonins d'Oslo ? Pour l’instant, sa structure même le lui interdit, il est incapable d'abolir la " frontière "(au sens américain), de renoncer à son caractère " pionnier "même si depuis belle lurette ce n'est plus qu'une caricature, en fait il est essentiellement incapable de renoncer à son caractère militaire que la colonisation implique.
Le caractère profondément militaire de l'Etat d'Israël répond à son origine mais aussi à sa situation actuelle, les classes sociales intégrées dans l'Etat social-démocrate créé par le sionisme de gauche, le seul sionisme réel, le sont au travers d'un welfare certes très diminué mais encore existant. La perpétuation de ce welfare est devenu largement ethnique au travers de partis-lobbies comme le Shash pour les Séfarades. On assiste en ce moment à une " révolution juive "séfarade qui dans l'orthodoxie promeut une identité radicalement différente de celle des fondateurs sionistes de gauche qui voulaient un Etat essentiellement laïque typiquement européen et finalement déjudaïsé, cette révolution juive rejoindra peut-être à terme, dans une optique communautariste à l'américaine, l'Israël post-sioniste mais ce n'est pas encore fait. Israël BeAlya et Israël Beiteinou pour les Russes ont aussi un rôle intégrateur essentiel, d'autant plus qu'il paraît qu'un tiers de ces Russes ne seraient pas juifs, raison de plus de faire de la surenchère irrédentiste sur la "Judée" et la "Samarie". Le caractère militaire et surtout en guerre d'Israël intègre tous ces éléments. Il existe bien un Israël branché high-tech qui est prêt à passer à autre chose, pour lequel la question des territoires n'est que poids mort mais cette évolution suppose la réalisation complète du post-sionisme et cela est encore très difficile. Ce serait, comme on dit, une " révolution pour Israël ”, la paix bouleverserait tous les mécanismes d'intégration qui ne seraient plus pris dans une dynamique d'extériorisation des conflits.
La fin du sionisme historique
L'existence même d'Israël devient problématique si le sionisme est enterré avec la colonisation. Ce n'est pas une question " idéologique "c'est une question très concrète de mobilisation de la population dans une guerre permanente : le " mur d'airain "cher à Jabotinsky et à Ben Gourion. Les perspectives de leadership économique régional tracées par Shimon Perez comme devant être ce qui naîtrait de la paix ne répondent pas maintenant à la cohésion sociale paranoïde d'Israël qui doit rester une forteresse assiégée quitte à provoquer cette fois une guerre ethnique intérieure à l'Etat lui-même. Les perspectives de développement économique régional étant d'ailleurs pour l'instant encore largement virtuelles.
L’occupation des territoires, c’est-à-dire l’utilisation massive de la main-d’oeuvre palestinienne, a signifié la fin du sionisme historique qui se voulait une colonisation autonome fondée sur du travail et du capital juifs. Les principes fondamentaux de cette colonisation qui étaient " unicité du peuple "et " unicité de la terre "se disjoignent, les travaillistes accordant la priorité à l’unicité du peuple, le Likoud à l’unicité de la terre préconisant ainsi l’annexion des territoires. L'absence de perspectives politiques des travaillistes, expression de la caducité de la spécificité de la colonisation sioniste, le renforcement du secteur privé, principal bénéficiaire du travail palestinien, et de toute façon le type de développement économique auquel était confronté Israël depuis la fin des années soixante, provoquèrent l'affaiblissement de tout le secteur d'État, de l'organisation administrative de la vie économique et de la Histadrout (ce puissant syndicat est un des principaux employeurs israéliens), et finalement s'achevèrent dans l'arrivée au pouvoir du Likoud, avec à sa tête le parti Herout de Menahem Begin, jusque-là structurellement minoritaire sur la base des rapports sociaux israéliens. Dans le Monde du 27 décembre 2002, Ilan Greilsammer, professeur à l’université de Tel-Aviv déclare à propos du Parti travailliste : " Fondateur de l’Etat d’Israël, il représentait un certain nombre de valeurs — le collectivisme, le pionnérisme, le syndicalisme — , qui depuis une quinzaine d’années se sont effondrées au profit de l’individualisme et du libéralisme. (...) Le Parti travailliste est un parti en voie de disparition, (...) l’un des pires effets de l’Intifada aura été l’effondrement de la gauche sioniste. Aujourd’hui, il n’en reste plus rien. ”, paradoxalement c’est le plan " Grands pins "élaboré par Sharon lors de l’invasion du Liban en 1982 qui représente l’apogée de la vision travailliste d’Israël : " Un : il pulvérise l’OLP. Deux : il fait élire le chef des phalangistes chrétiens, Béchir Gémayel, qui signe la paix avec Israël. Trois : il repousse loin les forces syriennes, peut-être même hors du Liban. La fin heureuse espérée, plus aléatoire, était de voir les réfugiés palestiniens du Liban expulsés vers la Jordanie. Là, les Palestiniens renversaient la monarchie hachémite et instauraient leur Etat. Il ne restait qu’à officialiser le Grand Israël et inciter les Palestiniens des territoires occupés à aller dans leur pays, de l’autre côté du Jourdain. "(le Monde du 8 janvier 2002.)
Mutations économiques israéliennes après 1967
Si la place de l’Etat demeure prédominante dans l’économie israélienne (90 % de la terre appartient à l’Etat ; un tiers des Israéliens travaille dans le secteur public ; la Histadrout principal syndicat et second employeur du pays), tout le secteur public, la Histadrout, les kibboutz connaissent de grosses difficultés financières et, depuis les débuts de la politique libérale amorcée par le Likoud en 1977, ils ne représentent plus l’élément moteur de l’économie israélienne.
A partir de la fin des années soixante et du début des années soixante-dix, l'époque des tentatives de développements nationaux autocentrés du capital est révolue. Israël, avec les territoires occupés depuis 1967, a atteint les limites de son développement capitaliste " auto suffisant ”, fondé sur " l'exclusivisme ”, la mise en valeur du travail juif, et le financement de la diaspora. La bourgeoisie israélienne s'engage sur la voie des industries de montages et de la sous-traitance industrielle, le secteur des services se développe, au même moment la dette croissait vertigineusement. On passe d'une politique d'import-substitution plus ou moins autocentrée, dont le sionisme peut être considéré comme un avatar bien spécifique, à une politique de promotion des exportations, de déréglementation, de libéralisme plus grand. Cela était vital par rapport à un déficit impressionnant de la balance commerciale, et à la gigantesque dette extérieure du pays. Non seulement les territoires sont venus accroître les débouchés, mais surtout l'emploi de la main-d'œuvre palestinienne a pu, pendant un temps, renforcer la compétitivité des produits israéliens dans l'agro-alimentaire, le textile ou la chaussure. Israël tente en fait de créer une sorte de " complémentarité exclusive "entre l'économie des territoires occupés et sa propre économie. C'est en ce sens que l’Etat encourage la production de biens qui ont une faible demande à l'intérieur des territoires occupés, tout comme celle de produits qui bénéficient d'un avantage comparatif avec l'économie israélienne, celle-ci devenant le principal client. Il s’agit toujours d’une forme d’intégration en aire " nationale ”.
Les industries tournées vers l'exportation sont cependant difficilement compétitives sur le marché mondial, Israël est incapable de concurrencer les économies caractérisées par un surplus de main-d'œuvre pour les produits dépendants de l'utilisation intensive du facteur travail. Avec l’éclatement de la première Intifada, ce type de développement dans lequel pouvait prendre place les territoires avait rencontré ses limites inhérentes. Israël ne peut miser que sur les industries de pointe à forte valeur ajoutée, là où le pays bénéficie de la présence d'ingénieurs de haut niveau payés moins cher qu'un ouvrier qualifié aux États-Unis.
De leur côté, l'Égypte et les autres pays arabes vivent entre 1967 et 1973 l'échec du développement autocentré. La guerre de 1973 est la reconnaissance réciproque de ce double échec, de cette double tentative de développement capitaliste se voulant autonome et endogène. C’est la transition rentière qui s’ouvrait (de la guerre de 1973 à la guerre du Golfe).
A partir de la seconde moitié des annnées soixante-dix, alors que la stratégie d’exportations fondée sur la main-d’oeuvre à bas prix des territoires occupés commencent à s’essouffler, les industries de pointe tendent à devenir le fleuron et le moteur de l’économie israélienne. Dès 1982 elles représentent un tiers des exportations. Une nouvelle fois Israël va devenir dans la région le fer de lance et la contrainte au développement et aux transformations des rapports de production capitaliste ; cette fois sous la forme de la " mondialisation libérale ”. Cependant, cette fois, cela n’est pas sans risque pour l’Etat, c’est toute la constitution d’Israël comme social-démocratie blindée qui est alors remise en cause. Cette constitution est remise en cause non pas par l’hypothétique réussite des accords d’Oslo et par l’inacceptable situation de paix, mais d’abord par la mutation économique et sociale interne d’Israël dans la seconde moitié des années quatre-vingt et, surtout, durant les années quatre-vingt-dix. Nous avons là la raison essentielle de la " nuque raide "d’Israël évoquée précédemment et de l’échec des accords d’Oslo. Si Israël se crispe jusqu’à la caricature sur ses caractéristiques historiques (colonisation, militarisation de la société, pionnérisme fantasmé mais à effet pratique...), c’est que fondamentalement la structure social-démocrate du fonctionnement et de la reproduction de la société a, en fait, déjà éclaté et que, pour l’instant, les conséquences en sont encore difficilement gérables (chômage, baisse des salaires, segmentation sociale, politique, urbaine et professionnelle de la population ...). La paix bouleverserait tous les mécanismes d’intégration parce qu’elle ferait apparaître qu’ils n’ont plus lieu d’être parce qu’ils sont déjà bouleversés et caducs. Mais il faut alors se poser une question : et si cette " crispation "(guillemets) n’en était pas réellement une (ou, tout au moins, avait un double aspect), si elle était aussi un élément de ces mutations et jouait un rôle important dans celles-ci : comme aménagement et contrôle de l’espace éclaté de la reproduction capitaliste — après les aires nationales ? A-t-on besoin d’un aéroport international à Gaza si ce n’est comme attribut d’un Etat palestinien ? Il est finalement peut-être moins paradoxal qu’il apparaît de voir des Sharon, Meir Porush (extrême droite ultra-orthodoxe ashkénaze) ou Avigdor Lieberman (extrême droite russe) ressusciter les valeurs de l’esprit pionnier de gauche des " origines "et de la colonisation qui n’était pas plus " propre "dans les années trente ou quarante que maintenant.
Après la guerre du Golfe de 1991, les accords d’Oslo (1993) échouent parce que, avant tout, ils sont anachroniques. La guerre du Golfe, avec la faillite de l’intégration rentière régionale, marque la fin de toute solution nationale ou régionale aux problèmes de la valorisation du capital et de la reproduction des rapports capitalistes. Or les accords d’Oslo, complétés par les accords économiques de Paris en 1994, définissent une aire régionale et même nationale (si l’on considère que, économiquement, ces accords ne laissent aucune liberté de rapports extérieurs aux territoires palestiniens) de développement. En fait, ils entérinent une situation déjà dépassée, celle qui va de la fin des années soixante à la première moitié des années quatre-vingt : la " complémentarité exclusive ”. Ils devaient transformer l’Autorité palestinienne en syndicat de la main-d’oeuvre bon marché palestinienne au moment où ce type de développement fondé sur l’utilisation de cette main-d’oeuvre était déjà largement en voie de dépassement pour Israël. On allait droit dans le mur : la main-d’oeuvre palestinienne n’a plus l’importance centrale qu’elle revêtait quelques années auparavant, il n’est plus aussi vital d’assurer la stabilité politique et sociale de sa reproduction (quand cela l’était Israël s’en chargeait directement) ; mais en face, Israël, fer de lance de la " mondialisation libérale ”, est simultanément incapable d’assumer ce rôle sans se saborder lui-même dans son Etat existant. La préservation, l’extension des colonies existantes et la création de nouvelles sont les réponses spontanées d’Israël à cette double situation. Les accords d’Oslo et de Paris sont comme nous l’avons dit léonins à l’avantage d’Israël, mais ils n’en sont pas pour autant applicables par Israël.
La main-d’oeuvre palestinienne
La première Intifada d’où sortiront les accords d’Oslo avait elle-même en partie pour origine la crise de ce système de complémentarité fondé sur la main-d’oeuvre palestinienne. Les salaires gagnés en Israël et les transferts venus de l’extérieur auraient pu, dans les territoires occupés, continuer à masquer le déclin et le délabrement de l’économie palestinienne, si les Israéliens n’avaient pas pour amortir leur propre crise durci leur politique vis-à-vis des territoires occupés au milieu des années quatre-vingt. Sur un fond de révolte endémique, l’inflation venue d’Israël, la dévaluation du shekel, l’augmentation des taxes dans les territoires, la baisse des salaires dans l’agriculture, l’hôtellerie et le bâtiment (secteurs gros consommateurs de main-d’oeuvre palestinienne), déclenchent la première Intifada.
Par rapport à la population active palestinienne, le sommet de l’emploi en Israël est atteint au début des années quatre-vingt. En 1980, 34 % de la population active des territoires sont employés en Israël, mais cela représente 57 % de la totalité des salariés palestiniens, chiffre qui révèle l'ampleur du bouleversement des rapports sociaux dû à l'occupation israélienne : ce ne fut rien d'autre que l'instauration du salariat. En outre, il ne faut pas oublier qu'il ne s'agit là que de la force de travail migrant vers Israël, et qu’on ne tient pas compte de la spécialisation complémentaire introduite par l'occupation sous la forme de la sous-traitance, ni de la force de travail ayant émigré vers le Golfe de par la faillite interne des territoires. Dans la bande de Gaza, dès 1969, 50 % de la main d'œuvre industrielle étaient déjà employés dans la sous-traitance des secteurs du textile et de la chaussure. La sous-traitance était même devenue la principale cause du maintien d'un tissu industriel ou artisanal dans les territoires. Cela au prix bien sûr d'une dépendance totale au niveau des échanges " extérieurs ”.
Le système entre en crise peu avant la première Intifada qui en signifiera la caducité : Israël ne peut rivaliser avec le " vrai "tiers-monde. En outre, la révolte prolétarienne de la première Intifada dont le nationalisme était inhérent pousse Israël à accéder massivement à d’autres sources de main-d’oeuvre bon marché (pour le marché intérieur) sans les inconvénients d’une gestion politique tendue. Le transfert de cette dernière à une " Entité "palestinienne ne règle pas le problème de fond qui est celui de l’utilité de cette main-d’oeuvre pour Israël et de la gestion de ses flux. Il serait faux de considérer qu’elle est devenue inutile, mais, globalement en baisse, son flux est quasiment géré au jour le jour : 116 000 en 1992, autour de 100 000 en 1993, 29 500 en 1995, 44 000 en 1998, 125 000 en 2000 à la veille de la seconde Intifada, un peu plus de 10 000 actuellement (premier trimestre 2002). On voit que c’est pendant les années de la grande expansion économique israélienne que le contingent s’effondre (la remontée spectaculaire en 1999 et 2000 est liée à la conjoncture particulière du bâtiment et non à un renouveau de la politique de " petit dragon "exportateur de tee-shirts et de chaussures de sport). Un Etat dirigé par l’OLP et lié à tout un passé social renvoyant au nationalisme, gérant globalement cette main-d’oeuvre avec tout ce que cela implique de légitimité étatique à instaurer (politique, économique et sociale), ne peut être à l’ordre du jour. Aucun Etat palestinien plus ou moins autonome ne pourrait faire face, dans un cadre national, au taux de chômage global qui résulte des modes d’utilisation actuels de la main-d’oeuvre palestinienne.
La stratégie de Sharon d’élimination de l’Autorité palestinienne, avec la bénédiction des Etats-unis, est tout à fait cohérente avec les mutations déjà accomplies qui ont remis en cause la structure sociale israélienne et son Etat. Elle est également cohérente avec le rôle d’Israël au Moyen-Orient dans les transformations mondiales du mode de production capitaliste.
High-tech, libéralisme et organisation de l’espace
Dans le Monde des livres du 12 avril 2002, on pouvait lire un compte rendu et des extraits du livre Sur la Frontière (éd. Stock) de Michel Warschawski (israélien condamné en 1989 à trente mois de prison pour " prestation de services à des organisations palestiniennes illégales ”) : " La fracture (à l’intérieur d’Israël, nda) est sociale et culturelle (...). Un rideau de fer est en train de s’ériger entre deux blocs sociaux qui défendent des projets de sociétés antagonistes. (...) Il faut poursuivre un combat simultané contre ceux qui veulent faire d’Israël le poste avancé de la nouvelle croisade néolibérale au sein des peuples du Proche-Orient (souligné par nous) et ceux qui veulent l’enfermer dans un ghetto armé, dirigé par les rabbins d’un nouveau messianisme, où l’intégrisme et le nationalisme se renforcent mutuellement. ”
Les années quatre-vingt-dix ont été marquées en Israël par un renforcement des industries de haute-technologie devenues le moteur de la croissance économique, un recul notable et surtout un éclatement communautariste de l’Etat-providence, un très fort accroissement des inégalités. Ce dévelopement des industries de haute-technologie, lié aux investissements étrangers (principalement américains) n’a pu se faire que dans le cadre d’une économie où dérèglementation, privatisation et libéralisation transforment les fondements mêmes des mécanismes d’intégration sociale en Israël, ce qui n’empêche de très généreuses subventions versées par l’Etat aux multinationales s’installant en Israël. C’est cette mutation économique qui, en premier lieu, remet en cause l’existence d’Israël comme social-démocratie blindée. Le début des années quatre-vingt-dix sont en Israël des années de grande expansion économique. La relance du procesus de paix renforce la confiance des investisseurs étrangers et, plus important, des marchés auparavant fermés à Israël s’ouvrent : Inde, Chine, pays du Golfe, Indonésie, Amérique latine. En 1995, les investissements israéliens à l’étranger s’accroissent de 46 %, leur croissance continue ensuite pour atteindre 7 % du produit intérieur brut en 2000. Ce n’est pas là une simple donnée économique : la " construction de la nation "n’est plus prioritaire. Le tournant a lieu à partir de 1996 avec le gel de l’anachronique processus de paix (expliquer ce gel par la poursuite de la colonisation est insuffisant dans la mesure où c’est alors cette poursuite qu’il faudrait expliquer) et la reprise des attentats. Les inégalités se creusent, les acquis sociaux sont remis en cause, l’absorption des nouvelles vagues d’immigrants devient de plus en plus difficile. Malgré un produit intérieur brut qui augmente de 50 % entre 1995 et 1999 (la population n’augmente que de 10 %), en 1999, 1,3 millions d’Israéliens (sur 6 millions) vivent en dessous du seuil de pauvreté. L’Etat coupe dans les budgets des dépenses sociales, d’éducation et de santé, et en 2001 le revenu par tête a baissé de 2,9 %. Cependant, même dans cette situation, le commerce avec les Etats-Unis et L’Union Européenne qui représente les trois quarts des échanges extérieurs se maintient et en 2000 (jusqu’au début de la seconde Intifada), l’économie repart, à nouveau dopée par le développement de la haute-technologie, atteignant au premier semestre un taux de croissance annuel de 5,4 % (6,4 %, d’après le Monde du 3 janvier 2002), (données collectées dans le dossier internet du Monde diplomatique : " Proche-Orient, la déchirure ”). Il est évident que pour ce secteur la paix est nécessaire et que les territoires occupés représentent un poids mort dont il faudrait se débarrasser. Mais cette économie mondialisée, dérèglementée, libéralisée, dont Israël est le fer de lance au Moyen-Orient ne se limite pas à la haute-technologie.
" Ce boom économique a donné naissance à une nouvelle classe de professionnels et d’entrepreneurs, largement tournés vers le marché mondial et moins préoccupés du contrôle des territoires occupés. Ces puissants nouveaux riches, en contact permanent avec leurs homologues occidentaux étaient convaincus qu’Israël devait se débarrasser de son image négative d’Etat occupant, nuisible aux affaires. Ils se sont polarisés autour de deux tendances : la première, totalement pro-occidentale, regardant vers l’ouest (Europe et Etats-Unis) plutôt que vers l’est (territoires occupés et monde arabe) ; la seconde, expression de ceux qui utilisaient la main-d’oeuvre palestinienne dans leurs petites entreprises, prônant qu’il était temps de transformer les relations économiques avec les Palestiniens de façon à garantir la stabilité à long terme, mais insistant également sur la nécessité pour Israël de perpétuer sa domination. "(Marwan Bishara, " Fastes années pour l’économie israélienne ”, le Monde diplomatique, avril 2001.) La seconde tendance l’a emporté. Cette domination, on le sait, fut une " réussite ": contrôle des frontières des territoires palestiniens, perception et rétention des taxes de douanes, 80 % des échanges extérieurs palestiniens s’effectuent avec Israël, introduction des " permis de travail "supprimant la " libre circulation "prévue par les accords d’Oslo. Pour Israël, le processus d’Oslo avait pour mission de " sortir Gaza de Tel-Aviv ”, il s’agissait, avec l’appui financier de la Banque mondiale et de l’Union européenne, d’amener des sociétés de Tel-Aviv à s’implanter dans la bande de Gaza et en Cisjordanie, selon le modèle des " parcs industriels "(semblables aux maquiladoras de la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique). Le projet a connu un début de réalisation et ces " parcs "ont commencé à devenir attractifs pour les investisseurs étrangers à partir de 1998.
" Mais pour que ce projet fonctionne à long terme, il fallait une Autorité palestinienne compétente et légitime afin d’assurer une transition souple vers cette nouvelle relation de dépendance et éviter une nouvelle Intifada qui aurait menacé l’environnement économique. C’est l’OLP qui s’est vue mandatée – ce qu’elle a accepté avec enthousiasme... – pour cette mission au service des principes du marché libre et de l’ouverture des frontières entre l’Etat d’Israël et les Palestiniens. (...) Nombre d’experts et de conseillers palestiniens se sont associés aux plans israéliens. Constituant une nouvelle classe de profiteurs du processus de paix, peu soucieux de la justesse et de l’équité de ses étapes, ces quelques milliers de "VIP" ont tiré profit de l’"économie de paix" et de l’"industrie de paix" dominées par les Israéliens sous les auspices de la Banque mondiale et de la Communauté européenne (...). Un nouveau réseau de responsables de sécurité et de fonctionnaires, avec leur clientèle d’hommes d’affaires, a profité du processus : ils ont fait des affaires avec les Isréliens, sous-traitant de la main-d’oeuvre à bon marché et entretenant des contacts exclusifs avec les organisations financières internationales. "(Marwan Bishara, ibid.)
Cette " seconde vision "qui a donc prévalu après les accords d’Oslo était éminement contradictoire, la stratégie de légitimation de l’Autorité et de stabilisation était minée dès l’origine : il fallait à cette stratégie une Autorité palestinienne " légitime "; sa mise en oeuvre, dans son but même, délégitimait cette Autorité. " La corruption est devenu le résultat inévitable d’Oslo "(ibid). La seconde Intifada, simultanément rejet de l’Autorité et lutte contre la domination israélienne, a suivi.
En réalité, il n’y avait pas deux tendances mais dualité d’une unité : une diffusion hiérarchique du mode de production capitaliste mondial pour lequel l’Etat palestinien ne peut être légitime et légitimé pour le prolétariat. Le légitimer c’était le déligitimer. La high-tech, la colonisation et la domination des territoires appartiennent au même monde. Le passage d’Israël au stade actuel du mode de production capitaliste devient un problème de géographie, d’organisation de l’espace. L’Israël branché high-tech n’a peut-être rien à faire des territoires, mais il appartient au monde qui produit ce contrôle de l’espace et de la reproduction de la force de travail pour lequel un Etat palestinien est caduc avant même d’avoir existé (ce qui est capital pour la compréhension en tant que lutte de classe de la seconde Intifada).
La " crispation "israélienne est un élément des mutations sociales et économiques dont Israël est le fer de lance au Moyen-Orient. Comme syndicat de la main-d’oeuvre, un Etat palestinien a perdu toute nécessité et ne pourrait se construire aucune légitimité, il n’y a pas de gestion nationale possible d’une main-d’oeuvre essentiellement précarisée avec un taux de chômage permanent si important. On ne peut demander à la restructuration actuelle du capital de réaliser un type de cohérence des rapports sociaux capitalistes qui appartenaient à un stade antérieur, même a minima. La restructuration actuelle ne va pas ressusciter le " fordisme "là où il existait, et encore moins l'étendre là ou il n'existait pas. Elle ne produit pas non plus un " retour aux solidarités tribales ou traditionnelles ”. Ce n'est pas un retour : le contour, le contenu de la " tribu ”, de la tradition, de la communauté sont une production actuelle. La reproduction de la force de travail s'échappe vers l’autosubsistance, les solidarités locales, les économies parallèles, ce qui retravaille d'anciennes cohésions sociales. Le cadre national central et le rôle de l'Etat se délitent. Il est évident que tout cela ne nous donnera pas une stabilisation et une pacification des rapports sociaux, même relatives. Le mode de production capitaliste dans sa restructuration de l’ancien tiers-monde crée de nouveaux types de conflits récurrents et surtout extrêmement violents dans la mesure où il y a disjonction entre la valorisation du capital et la reproduction de la force de travail. Celle-ci quasiment renouvelable à l’infini, segmentée, confortée dans sa double vie de main-d’oeuvre capitaliste et de tout petit producteur marchand (ce qui avait été une des limites des tentatives d’industrialisation du tiers-monde) tombe sous la compassion chirurgicale des instances internationales et des missiles guidés. Ceux qui se posent la question " peuvent-ils industrialiser le tiers-monde ? "n’ont rien compris à l’internationalisation du capital. Ce n’est pas une tâche d’huile, mais une certaine structure de valorisation et d’accumulation que l’on appelle internationalisation ou mieux mondialisation (n’ayons pas peur des mots à la mode). Ils confondent le capital et la valeur et, répétant la doxa du fordisme (établie a posteriori), ils font rimer restructuration avec pacification (cf. Gilles Dauvé et Karl Nesic, Il va falloir attendre, Arhedis B.P. 20306, 60203 Compiègne Cedex). La " crispation "coloniste d’Israël joue un rôle important comme aménagement et contrôle de l’espace éclaté de la reproduction capitaliste de la force de travail — après les aires nationales. La politique d’implantation des colonies, qui répondait à l’origine à un souci stratégique en dessinant un cordon frontalier le long du Jourdain, ne relève pas simplement de l’effet intégrateur de l’état de guerre sur la société israélienne, caractère qui serait inscrit dans son code génétique et dont Israël ne pourrait se défaire, mais d’un découpage et d’une gestion de l’espace rendant impossible tout Etat palestinien et mettent en place une particularisation très locale (pointilliste, si l’on tient compte de l’exiguïté de cet espace) de la reproduction et des flux de main-d’oeuvre. Sur cette base qui n’est pas spécifiquement israélo-palestinienne, même si on en a ici un condensé, le mode de production capitaliste va vers des conflits de classe simultanément ethniques et utopiquement nationaux de plus en plus ingérables parce qu’ils se déroulent sur la base nouvelle de la disjonction entre la valorisation du capital et la reproduction de la force de travail. Il est alors exact que nous ne nous situons plus dans l’ordre du compromis.
En Israël, la restructuration mondiale du mode de production capitaliste est, encore plus qu’ailleurs, une question de géographie, c’est une construction et une organisation de l’espace. Le rapport contradictoire entre Palestiniens et capital israélien n'est pas un rapport de peuple colonisé à colonisateurs. Ce n'est pas un rapport de colonisation mais spécifiquement d'exploitation, qui se développe dans un cadre de segmentation de la force de travail, qui a en Israël une base extrêmement forte en raison de l'histoire du pays : conjonction de la valorisation du travail juif et de la puissance syndicale d'un côté, et vagues successives d'immigration de l'autre. Au pouvoir depuis 1977, le Likoud a pu balayer toutes les velléités nationalistes (sionistes) des travaillistes, de la Histadrouth et du " travail juif ”. La destruction de la société palestinienne a été achevée, mais simultanément Israël, dans les années quatre-vingt, a été pris dans les contradictions de sa stratégie exportatrice. Les transformations économiques des années quatre-vingt-dix, la caducité du " compromis "intégrateur social-démocrate, la faillite programmée des accords d’Oslo ont totalement changé la donne. La stratégie exportatrice fondée sur la main-d’oeuvre palestinienne bon marché ne peut plus être une stratégie nationale israélienne mais laissée, sous forme contrôlée et dominée par le capital israélien (centré quant à lui sur des activités à plus haute valeur ajoutée) et diverses agences mondiales, aux palestiniens : " sortir Gaza de Tel-Aviv ”. C’est la géographie israélienne qui doit se transformer. Transformations dans lesquelles le poids de la démographie est considérable (depuis les Irlandais contre les Anglais, la natalité est l’arme des pauvres).
Même si l'on admet qu'advienne une certaine forme de souveraineté pour quelques parties de la Cisjordanie et de Gaza, le problème que représente pour l'Etat d'Israël l'équilibre démographique entre juifs et Arabes n'en est pas pour autant résolu en faveur des premiers de façon simple. La question démographique se déplace au sein même de l’Etat d'Israël. " Le petit noyau de Palestiniens qui avait échappé à l'exode de 1948 a grandi sans faire de bruit. Dans un horizon prévisible, ces 730 000 "Arabes-israéliens" (1 200 000 en 2001, nda) ne formeront jamais qu'une minorité. Mais leur natalité les a d'ores et déjà hissés à la majorité en Galilée (52 %) et ne cesse d'accroître leur poids dans le Néguev. Maintenus dans une ruralité anachronique (20 % d'entre eux résident dans des localités de moins de 20 000 habitants), ils occupent de facto un terrain plus vaste que l'espace citadin de la population juive (75 % de ces même localités). Les deux provinces par lesquelles Israël s'adosse au monde arabe, la Galilée au Nord et le Néguev au Sud, c'est-à-dire les quatre cinquièmes du territoire, offrent ainsi l'image d'un pont qui reliera à son hinterland arabe la connurbation presqu'entièrement juive de Tel-Aviv-Jérusalem-Ouest. Imperceptiblement, Israël prend déjà la forme d'une future cité-Etat, Venise rayonnante, ou Constantinople assiégée. La volonté d'échanges en décidera demain. "(le Monde du 5 avril 1991.). En 2000, Israël (avec Jérusalem-Est) comptait 6,3 millions d’habitants dont plus de 1 million d’Arabes ; les territoires 3 millions. Le rapport entre juifs et Arabes étaient donc de 55 % - 45 % sur l’ensemble Israël - Palestine ; selon certains démographes cet avantage est destiné à s’évanouir d’ici dix ans (le Monde du 8 février 2001). En outre, la proportion de non-juifs parmi les immigrants en Israël progresse de façon spectaculaire. Jusqu’en 1988, leur nombre était dérisoire (0,7 % du total). Il a commencé à s’élever en 1990 avec l’arrivée massive d’une nouvelle vague d’immigrants venus d’ex-URSS ; en 1998 40 % des immigrants n’étaient pas juifs, compte non tenu des travailleurs étrangers principalement asiatiques qui ne sont pas citoyens d’Israël. Ces travailleurs sont actuellement estimés à 300 000, c’est-à-dire plus de deux fois la main-d’oeuvre palestinienne employée avant le début de la seconde Intifada.
L'annexion pure et simple des territoires occupés est un objectif impossible et qui est actuellement dépassé, même s’il est impossible de déterminer le futur statut officiel et le découpage des territoires, principalement la Cisjordanie où la colonisation massive ne peut s’expliquer par la seule caricature (pas si caricaturale) du sionisme des origines : 200 000 colons en Cisjordanie, 180 000 à Jérusalem-Est, 17 000 sur le Golan, 6 500 à Gaza. Mais le découpage de deux Etats sur la base de la " ligne verte "de juin 1967 est devenu tout aussi impossible, tout autant que la " séparation unilatérale "envisagée dès 1993 par Itzhak Rabin. La " séparation unilatérale "ne change rien à la situation actuelle : aucune colonie n’est démantelée ; Israël maintient un contrôle total sur les frontières extérieures. Mais le principal obstacle, outre l’auto-enfermement d’Israël, est dans le fait que " la césure économique est tout simplement impossible à mettre en pratique. La Palestine demeure le quatrième partenaire commercial d’Israël, après les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l’Allemagne. Quant aux Palestiniens leur dépendance structurelle par rapport à Israël est énorme en termes d’échanges (80 %, nda) comme de transferts salariaux. "(Alain Dieckhoff, " Israël, une crise de décolonisation ”, le Monde du 28 novembre 2000.) L’autre solution qui consisterait à oeuvrer à " une partition véritable, sur une base égalitaire "(que l’auteur appelle de ses voeux) est tout aussi utopique ; la dépendance palestinienne est structurelle, ce qu’aucun toilettage politico-institutionnel ne peut changer. Dans cette structure qui assure la prééminence ultime d’Israël, aucun Etat palestinien ne peut se construire une nécessité et une légitimité, cette prééminence aurait même tendance à régresser vers des formes purement coloniales. C’est cette dépendance même, continuée jusqu’à aujourd’hui, qui interdit tant la " séparation unilatérale "que l’" indépendance égalitaire ”, mais qui par là même signifie qu’elle existe. On ne peut plus concevoir actuellement une Palestine coupée économiquement d'Israël et surtout de la connurbation Tel-Aviv-Jérusalem-Ouest ni, non plus, de la Jordanie.
On a là un mouvement de fond que la seconde Intifada a interrompu du fait de l’antinomie entre un développement économique dépendant et la construction simultanée d’un Etat palestinien. Sur les zones industrielles de Cisjordanie, le prix des terrains avait triplé aux débuts des années quatre-vingt-dix, les projets s’étaient multipliés. Avant la seconde Intifada, " A chaque bombe, le frontière était fermée (le long de la bande de Gaza, nda), les échanges interrompus, la Palestine étranglée. Mais l’ébauche d’une paix fragile avait donné un essor sans précédent à la collaboration commerciale entre les deux peuples. A Karni, une zone industrielle et commerciale avait même commencé de fonctionner en 1999, et les projets d’investissements affluaient : Nestlé, la Japan Tobacco, des compagnies informatiques de l’Inde, des entreprises canadiennes, etc. (...) Trente-cinq hommes d’affaires de l’Etat hébreu venaient, jusqu’à l’année dernière, travailler tous les jours ici. Côté palestinien. "(le Monde du 10 mai 2001.) Rien ne peut supprimer le fait que la Palestine est devenue un marché et une zone de production essentielle pour le capitalisme israélien. Mais les caractéristiques mêmes de cette intrication dépendante du côté palestinien ne laisse pas de place à la constitution d’un Etat qui aurait dû se constituer sur le compromis, de nos jours impossible, entre une nouvelle bourgeoisie compradore dont la corruption et l’illigitimité sont définitoires et le prolétariat. La seconde Intifada débute tout autant contre Israël que dans la défiance et le rejet de l’Autorité palestinienne.
Il est banal de souligner que l’implantation des colonies relève du jeu de go et découpe les territoires occupés en multiples enclaves-ghettos. Il l’est moins de considérer que l’on a là, sur un espace (Israël et territoires) pas plus grand que trois départements français, la reproduction en miniature des structures de la mondialisation des rapports de production capitalistes. Il y a une chose que l’on a le plus grand mal du monde à réaliser quand on analyse l’affrontement israélo-palestinien, c’est l’espace, son extrême exiguité. Cette caractéristique, bêtement objective et naturelle, devient ici un élément incontournable. Ramallah, la capitale d’Arafat, ou Bethléhem touchent les limites communales actuelles de Jérusalem ; même en se reportant aux limites communales de 1947, la première se situerait à moins de 10 km et la seconde à moins de 5 km ; Jérusalem est à 25 km de la frontière du Jourdain. C’est comme si tout cela se jouait entre Marseille et Aubagne, autour du Géant Casino de La Valentine. L’affrontement israélo-palestinien est une guerre de banlieues.
Ce qui est apparaît au premier abord comme destructuration régionale ou nationale prend son sens et est définitoire d’une autre cohérence mondiale, dans le cadre de la restructuration générale du mode de production capitaliste. Le problème consisterait à définir théoriquement le statut des interfaces entre les focalisations productives plus ou moins denses du cycle mondial du capital et ce que l'on décrit comme marges, tribus ou ghettos, économie souterraines, mafias diverses, kleptocraties, centres financiers off-shore. La nouveauté réside dans le fait qu'il ne s'agit plus d'articulation entre le mode de production capitaliste et d'autres modes de production, même si ceux-ci n'avaient de signification que par rapport au premier, mais de la diffusion hiérarchique globale du mode de production capitaliste posé mondialement comme une totalité. Le cycle mondial du capital ne peut plus se décrire comme articulation mais plutôt comme diffusion. On ne peut plus également parler d'enclaves ou de développement par enclaves, dans la mesure où, dans une société duelle, avec les économies souterraines, les ghettos ou les ethnies, c'est toute la société qui fonctionne pour et par ces enclaves.
Dans cette situation de dépassement des intégrations nationales et régionales, la reproduction du capital qui se bouclait plus ou moins sur une aire délimitée perd ce cadre de références et de cohérence. L'Etat en assurait la cohérence en ce qu'il émane du pôle dominant (celui qui subsume l'autre) de l'implication réciproque entre prolétariat et capital, il était le garant de cette implication réciproque, c'est ce que l'on appelle " assurer le compromis social ”. Le principe fondamental, conceptuel, de cette perte de cohérence réside dans la scission entre le procès de valorisation du capital et la reproduction de la force de travail. Les notions d'économies parallèles ou souterraines sont bien superficielles en ce qu'elles ne font que renvoyer au caractère légal de l'activité (déclarée ou non), à sa taille ou à son marché immédiat, elles ne rendent pas compte des racines de cette " souterranéité ”, et du caractère beaucoup plus global du phénomène.
Des éléments que nous avons présentés, on peut avancer que ce que l’on appelle Israël devient l’emboitement de quatre espaces hiérarchisés dans lesquels il est évident que ce que l’on appelle la mondialisation et qui est la synthèse (non le principe) de toutes les caractéristiques de la restructuration des rapports de production capitaliste n’est pas du tout l’extension homothétique de l’industrialisation capitaliste. Le premier espace est la connurbation Tel-Aviv-Jérusalem-Ouest, espace central, dominant, regroupant les activités de haute-technologie, les services financiers et quasiment entièrement juif ; le second espace est le Néguev et la Galilée concentrant la population arabe israélienne, espace, en partie encore rural, de liaison avec le monde arabe et de présence des " villes de développement "juives (regroupant surtout des immigrants de l’ex-URSS et des Ethiopiens) ; le troisième est constitué des zones de Cisjordanie et de Gaza demeurant sous contrôle israélien, via des potentats locaux plus ou moins mafieux, et enclavées par les colonies, espace de transfert de main-d’oeuvre pour le marché intérieur de l’hôtellerie et du bâtiment (entre autres) ; le quatrième c’est la Cisjordanie et Gaza " autonomes ”, espace des délocalisations industrielles, consommatrices de main-d’oeuvre bon marché, laissées à l’initiative capitaliste conjointe israélo-palestinienne dans une situation de dépendance totale, espace géré par une administration sans velléité étatique soutenue, pour assurer un minimum de cohérence sociale, par l’Arabie Saoudite et l’Union européenne. Contrairement à l’Etat national de l’OLP, un tel découpage serait plus en phase avec l’ethnicisation de la reproduction de la force de travail. La mise en place des deux derniers espaces serait facilitée, d’une part, par l’émigration de tous les Palestiniens qui en ont les moyens, c’est-à-dire de tous ceux qui pourraient représenter une élite administrative et sociale contestataire et, d’autre part, par la contrainte à un exode partiel du reste de la population. Quelques colonies tenues par quelques cinglés intégristes qui viennent retrouver des roots fantasmées à Brooklyn ou à Sarcelles devraient être démantelées. A ces quatre espaces on peut ajouter la Jordanie, la Syrie, le Liban, l’Egypte, pour lesquels le conflit avec Israël est encore une fois le révélateur et la contrainte à la restructuration capitaliste au travers de leur engagement dans le " partenariat euro-méditerranéen ”, les accord de libre-échange avec l’Union européenne et la délégation totale de leur politique économique et financière aux instances internationales, comme c’est déjà le cas en Jordanie et en Egypte où le mouvement fut préparé par les grandes vagues d’immigration vers le Golfe et par la " politique d’ouverture ”.
A court terme l’offensive de Sharon est un échec politique dans la mesure où par l’intermédiaire de la prise en main de l’Intifada et de la résistance à l’opération " Rempart "par le Tanzim de Marwan Barghouti lié à l’OLP, cette dernière a pu réaffirmer, pour les Etats arabes, la centralité du problème palestinien et empêcher l’émergence d’interlocuteurs modérés face à Israël, les " collaborateurs "ont été soit exécutés soit neutralisés. Arafat n’est pas encore " hors-jeu ”. En même temps, le lancement du plan de paix saoudien et le refus du prince héritier Abdallah de participer à une coalition militaire anti-irakienne affirmaient la volonté de l’Arabie Saoudite de ressouder le monde arabe, Syrie et Irak compris, sur la base d’un national-islamisme financé par elle. Si les Etats-Unis et Israël entendent à terme éliminer ce national-islamisme organisé par l’Arabie Saoudite, il est momentanément un facteur de stabilisation régionale dans la mesure où les possibilités d’indépendance saoudienne sont considérablement amoindries si ce n’est inexistantes depuis la guerre du Golfe et dans la mesure également où sa puissance pétrolière est encadrée par une politique commune russo-américaine dans le Caucase et en Asie centrale. Depuis la fin de la Guerre froide et la guerre du Golfe, les Etats-Unis ne peuvent plus compter simultanément sur les alliances israélienne et saoudienne. La " stabilisation "américaine de la région passe d’un côté par un enfermement musclé de ce national-islamisme avec l’aide de la Turquie et de la Russie (frappe israélienne au Liban contre le Hezbollah syrien, frappe anglo-américaine contre l’Irak) le pousant à la faillite et à l’effondrement interne de par son absence de perspectives, de l’autre, à plus court terme, par le renversement du gouvernement de Sharon au profit de la tendance dure des travaillistes (Ben Eliezer), ouvrant la voie à un retrait partiel des territoires occupés, au démantèlement de quelques colonies facilitant ainsi la formation du quatrième espace dont il était question précédemment.
Lutte de classe / lutte nationale / lutte ethnique
Nous avons déjà indiqué que, depuis 1948, le problème palestinien résume le problème du développement du capital au Moyen-Orient, chaque phase de ce développement étant une tentative de résolution ou d'élimination du problème. La première Intifada était essentiellement la révolte du prolétariat palestinien contre sa propre situation, cependant toute la limite de cette révolte se trouvait dans l'adjectif " palestinien "; et donc dans son corolaire, l'imposition et le développement des rapports sociaux capitalistes comme occupation israélienne. C'est de cette situation que procède le contenu " nationaliste "de l'Intifada, c'est-à-dire de la spécificité de la genèse, et de la forme historique, de l'opposition entre prolétariat et capital. Il ne s'agissait donc pas d'une révolte prolétarienne s'engluant dans le nationalisme, mais d'un nationalisme qui était la limite intrinsèque de cette révolte, de par la définition sociale et historique du prolétariat. La limite nationaliste ne revigore pas la société traditionnelle, car cette limite sort de la révolte prolétarienne qui a accéléré la destructuration des rapports sociaux traditionnels, cet effondrement est confirmé par l’importance de plus en plus grande des mouvements islamiques qui sont le contraire du traditionalisme.
Donc nous voilà, dans les années quatre-vingt-dix, avec des rapports de production capitalistes quasi exclusifs, une contradiction de classes entre prolétariat et capital, nous voilà donc " revenus "au point de départ : Israël et les Palestiniens. Leur affrontement avait déclenché le processus du nécessaire développement des rapports sociaux capitalistes, son achèvement le ramène au premier plan, mais transformé. L'affrontement n'est plus l'expression des conditions de production à transformer et de la nécessité de cette transformation, mais l’expression des conditions maintenant transformées.
Les négociations ouvertes à Madrid le 30 octobre 1991 amorcent la mise en place d'un statut d'autonomie sans retrait d'Israël. La force de travail palestinienne passerait sous la houlette d'élites modernes assurant son contrôle et l’articulation de sa reproduction avec les besoins israéliens. L'OLP couvre le mouvement et fait la chasse aux petits groupes radicaux s’opposant à cette bourgeoisie, ce qui, à terme, revient pour elle à se saborder. Avec la seconde Intifada, le nationalisme qui était, dans la première, une limite intrinsèque de la lutte, et même en tant que telle la constituait, accède à l'autonomie, face à Israël posé lui même comme Etat, et non plus comme rapport social. Dans sa fin, la première Intifada revêtait déjà de plus en plus une allure de simple mouvement nationaliste avec actions de commandos de militants et manifestations unanimistes qui en sont le complément et, d'autre part, se nourrissant des échecs et des difficultés de ce nationalisme, mais se situant sur la même base que lui, le soulèvement devenait simultanément islamiste.
Nous avons vu précédemment qu’après les accords d’Oslo c’est la tendance de ceux qui, dans la bourgeoisie israélienne, utilisaient la main-d’oeuvre palestinienne dans leurs petites entreprises qui avait prévalu. Ce choix et la stratégie qui l’accompagnait se sont vite révélés des mines de contradictions : il fallait à cette stratégie une Autorité palestinienne " légitime "; sa mise en oeuvre, dans son but même, délégitimait cette Autorité. C’est l’origine et le contenu de la seconde Intifada : à la fois opposition et désenchantement des palestiniens vis-à-vis de l’Autorité et de leur Etat, et tentatives sans perspective de cet Etat de s’affirmer par le harcèlement militaire à l’encontre d’Israël. L’affrontement avec Israël fut presqu’immédiatement pris en main et contrôlé par l’Autorité. Celle-ci ne pouvait laisser le mouvement contre Israël se développer sans être elle-même menacée, mais si cette prise en mains a pu être beaucoup plus rapide que lors de la première Intifada c’est que le prolétariat palestinien, contre Israël, ne trouve plus dans le nationalisme la forme et la dynamique de sa lutte, sa forme et sa limite ne sont plus le nationalisme politique mais le renvoi de sa reproduction et de sa survie à la production d’une identité " ethnique ”. Le nationalisme politique est devenu l’affaire de l’Autorité et de ses organes sous le regard bienveillant et désabusé de la population. La jeunesse palestinienne est depuis le début de l’Intifada moins agressive vis-à-vis des polices de l’Autorité parce qu’on sait " ce qu’ils font la nuit venue ”.
La disjonction entre la population palestinienne et l’Autorité qui constitue le noeud de la seconde Intifada ne signifie rien d’autre que la caducité d’un Etat palestinien. Caducité à l’oeuvre dans les modalités mêmes de la constitution de cet Etat après Madrid et Oslo. Si cet Etat est caduc avant même d’exister pleinement et si la population palestinienne dans sa révolte conserve une extrême méfiance à son égard, c’est qu’il ne peut dépasser la contradiction qui préside à son impossible gestation.
Avec les accords politiques d’autonomie de 1993 et les accords économiques de 1994, Israël conserve la souveraineté globale sur les territoires. L’autonomie a renforcé la dépendance vis-à-vis d’Israël. La population est plus que jamais à la merci des autorités israéliennes, mais à la différence de la période de la première Intifada c’est une population exaspérée et surtout démobilisée (la seconde Intifada repose sur la participation active d’une minorité seulement), l’installation de l’Autorité a détruit progressivement les structures sociales, politiques et associatives qui avaient encadré la première Intifada. Paradoxalement, l’intallation de l’Autorité a provoqué la crise du " mouvement national palestinien ”. Dans un article du Monde diplomatique de mars 2001, Nadine Picaudou livre une analyse efficace de ce paradoxe.
" Au-delà même des liens formalisés dans les accords d’autonomie, la réalité de la dépendance économique des territoires palestiniens à l’égard de l’Etat hébreu entretient des réseaux d’intérêt qui unissent le " complexe militaro-marchand "proche de l’Autorité nationale aux responsables israéliens sans lesquels l’importation des produits de première nécessité, dont bénéficient les sociétés publiques palestiniennes ne pourrait s’exercer. L’ambiguïté fondatrice du statut d’autonomie condamne ainsi l’Autorité palestinienne à l’impossible gageure de conduire le combat national en collaborant avec l’occupant. Elle lui impose aussi de mener à bien simultanément deux étapes historiques distinctes : celle de la libération nationale et celle de la construction de l’Etat. La première demeure inachevée alors même que la seconde est déjà amorcée. "(op. cit.) Cette ambiguïté fondatrice trouve sa source dans le fait que, comme on l’a vu, les accords d’Oslo étaient dès l’origine anachroniques. Si l’étape de la construction de l’Etat commence avant même que soit achevée celle de la libération nationale c’est alors la " communauté politique "à laquelle s’adresse cet Etat qui n’est pas définie. Par exemple, les réfugiés établis dans les camps de Cisjordanie refusent de participer à la vie communale des municipalités cisjordaniennes passées sous le contrôle de l’Autorité : se reconnaître comme citoyens de ces municipalités c’est abandonner le droit au retour (c’est aussi lâcher les subsides de l’UNRWA). Ces municipalités quant à elles résistent à leur subordination par rapport à l’Autorité car aucune règle précise de leur rapport avec elle n’est fixée au nom de la poursuite de la lutte contre l’occupant, qui permet à l’Autorité de retarder la promulgation de la Loi fondamentale adoptée par le Conseil législatif palestinien. L’Autorité ne parvient à se légitimer ni en tant qu’Etat ni, de par sa collaboration génétique avec l’occupant, en tant qu’organe de lutte de libération nationale. De cet anachronisme, de cette ambiguïté et en conséquence de la simultanéité des deux étapes historiques découle le déroulement un peu surprenant de la seconde Intifida.
Aux débuts de la seconde Intifada, la lutte contre Israël fait une première victime : l’Autorité palestinienne et entérine le fait qu’elle a totalement perdu pied en Cisjordanie. Tout d’abord, la révolte qui est cette fois avant tout cisjordanienne est un coup d’arrêt à toutes les tentatives de normalisation dont les entretiens de Taba sont la dernière manifestation. En décembre 2000, une délégation de diplomates convoyée par de hauts responsables de l’Autorité palestinienne a été accueillie à coup de fusils et de pierres par les réfugiés du camp de Khan Younès, à Gaza, " signe de la confiance limitée que la direction inspire à sa base. "(le Monde du 29 décembre 2000.) En janvier 2001, même la direction du Fatah de Cisjordanie avait estimé que ces entretiens avaient été " une perte de temps ”. Ensuite, toujours durant le mois de janvier 2001, parallèlement aux émeutes, encore spontanées, aux barrages et points de contrôle de l’armée israélienne, les actions contre les colons se doublent d’une élimination systématique des responsables économiques liés à l’Autorité, " les profiteurs du processus de paix ”. Pendant ce temps, Arafat ne sort pas de Gaza et le pouvoir ne fonctionne plus en Cisjordanie, les ministères sont vides, les fonctionnaires ne viennent plus au bureau. " Depuis le début de la deuxième Intifada (29 septembre 2000, nda), et à une exception près, le soir de Noël, Yasser Arafat ne s’est pas montré à Ramallah, pourtant considérée comme sa capitale en Cisjordanie. "(le Monde du 2 février 2001). La révolte palestinienne est alors tout autant dirigée contre Israël que contre le système d’intrication d’intérêts avec Israël sur lequel est fondé l’Autorité palestinienne, c’est tout un système d’exploitation tant au niveau du travail que de la consommation qui est plus ou moins consciemment visé ; le nationalisme politique du soulèvement ne peut plus être alors qu’un mot d’ordre affiché, sans grande réalité. De son côté l’Etat d’Israël avait déjà tiré les conséquences de l’anachronisme d’Oslo en ne reversant plus à l’Autorité les taxes de douanes palestiniennes qui représentaient 60 % de ses revenus et a poursuivi son oeuvre par la destruction systématique de toutes les représentations et les possibilités de fonctionnement étatique de l’Autorité sans que cela ne soulève d’indignation particulière à la base de la population palestinienne. Après la destruction de Jénine, Arafat a préféré ne pas s’y rendre pour ne pas y affronter l’hostilité de la population.
La reprise en mains du soulèvement par le Fatah et l’OLP n’a pas du tout la même signification lors de la seconde Intifada que lors de la première. La reprise en mains de la première Intifada par la direction de l’OLP n’avait fait que formaliser les limites de la révolte du prolétariat palestinien qui en tant que telle se construisait elle-même comme révolte nationale. La seconde Intifada avait perdu ses illusions nationalistes et étatiques. La militarisation du conflit par des brigades du Fatah répond à l’ethnicisation et à la culturalisation de la lutte de classe en Palestine. Celle-ci n’est pas une manipulation israélienne permettant à Israël de souder autour de l’Etat son propre prolétariat devenu remuant dans la période de crise que traverse l’économie et ses troupes mobilisables devenant en partie réticentes au service dans les territoires. Elle résulte des conditions mêmes d’exploitation de la main-d’oeuvre palestinienne qui n’est plus aussi indispensable pour Israël qu’auparavant. Sa reproduction devenue aléatoire dans son rapport direct au capital israélien est renvoyée à des solidarités primaires comme la famille, le village, le quartier, la mosquée et ses services. La répression israélienne dans son extrême violence immédiate (370 morts et 10 000 blessés dans les trois premiers mois) est le résultat de ce changement de nature du rapport d’Israël à la main-d’oeuvre palestinienne et à l’éventuelle constitution d’un Etat palestinien (cf. supra, les " espaces d’Israël ”). L’Autorité palestinienne, déconsidérée de façon essentielle par la corruption inhérente à sa politique de construction nationale, en militarisant immédiatement le conflit répond bien sûr, dans la mesure de ses moyens, au niveau de la répression israélienne, mais surtout cherche à replacer le soulèvement dans une perspective nationale. Perspective dont le caractère militaire, face auquel la population est spectatrice sympathisante, marque l’artificialité. Par cette militarisation, l’Autorité palestinienne prive d’espace et d’oxygène la " révolte culturaliste "du prolétariat. Il est remarquable que la " radicalisation "militaire de l’affrontement n’est pas le fait d’opposants aux accords d’Oslo, qu’il s’agisse de la gauche ou des islamistes, elle ne relève pas du clivage classique entre partisans et ennemis de ces accords. C’est l’OLP et en son sein principalement le Fatah, partisans des accords d’Oslo, qui mènent cette lutte militaire. Cependant, même dans la façon dont est menée cette tentative de militarisation du soulèvement, l’Autorité palestinienne ne peut gommer sa caducité qui est celle de la perspective nationaliste que la seconde Intifada vient mettre à jour. Les accords d’Oslo ont rempli une fonction qui n’était pas celle attendue : l’Autorité palestinienne fait la police à Gaza, les islamistes ont vu leur dynamique politique brisée et s’accroître leur emprise sociale, les implantations de colonies juives progressent, l’Autorité est dans une impasse. La militarisation, elle-même, socialement et politiquement lui échappe en partie. Dans les " brigades "qui mènent cet affrontement militaire on trouve surtout les hommes du Tanzim, ils sont issus de ces " groupes de choc "qui avaient marqué les dernières annés de la première Intifada, les " faucons du Fatah "en particulier. Ils ont d’abord été en partie réprimés lors de l’installation de l’Autorité en Cisjordanie parce qu’ils faisaient peur aux bourgeois. " Une partie d’entre eux a été depuis lors cooptée par l’Autorité palestinienne, qui entretient quelque 40 000 hommes armés. La plupart ont été intégrés dans les services de sécurité (...) En intégrant dans ses réseaux de clientèle une fraction des cadres de la première Intifada, l’Autorité pouvait espérer canaliser leurs ardeurs militantes tout en s’appropriant un peu de la légitimité politique conférée par la participation au mouvement. Ceux qui n’ont pas été directement cooptés par l’Autorité nationale forment les troupes du Tanzim (souligné par nous). Ils n’obéissent pas nécessairement aux ordres de la direction palestinienne, encore que la frontière ne soit pas toujours nette avec certains membres de la sécurité préventive. (...) Président du Haut Comité du Fatah pour la Cisjordanie, M. Marwan Barghouti s’est imposé à la faveur des récents événements comme le porte-parole du mouvement et multiplie les appels à l’escalade militaire. (...) M. Marwan Barghouti pourrait en effet incarner une relève politique et mettre à profit l’escalade de l’Intifada pour briguer la succession du vieux chef, en s’appuyant sur de nouvelles élites cisjordaniennes très critiques à l’égard de ces " Tunisiens "arrogants et corrompus qui peupleraient l’entourage de M. Yasser Arafat à Gaza "(Nadine Picaudou, op. cit.). Et l’on aurait alors la rencontre logique entre l’étouffement militariste de la seconde Intifada et la réorganisation dépendante de la Cisjordanie sous couvert d’un " nationalisme "cisjordanien opposé à et indépendant du nationalisme historique palestinien représenté par les " Tunisiens "installés à Gaza. Arrêté par les Israéliens, Marwan Barghouti pourrait ressortir comme leur interlocuteur adéquat.
La disjonction en profondeur qui apparaît, dans la seconde Intifada, entre la population palestinienne et l’Autorité signifie que la question palestinienne abandonne son " enveloppe nationale ”, et n’est plus qu'un problème social qui dans la période actuelle se trouve ethnicisé. L'intifada est-elle une lutte de classe ou une lutte ethnique comme elle semble de plus en plus l'être ? La question est malheureusement fausse, il n'y a pas de contradiction entre les deux, les expressions religieuses et / ou raciales de la lutte contre les Israéliens ne retirent rien au caractère prolétarien de cette lutte dussions-nous en souffrir. Dans la situation politique née de l’utilisation et de la reproduction actuelles de la main-d’oeuvre palestinienne, la défense de la condition prolétarienne est ethnique parce qu'Israël le veut et le veut bien plus que l'OLP qui va là à sa perte. Dans les aires périphériques du capital (et pour les segments du prolétarait périphérisés à l’intérieur des aires centrales), c’est comme production ethnico-traditionnelle tout à fait moderne que s’effectue la destruction de l’identité prolétarienne ou l’impossible accession à la confirmation de cette identité dans la reproduction du capital. Comme partout, le prolétariat ne peut s’opposer au capital qu’en remettant en cause le mouvement dans lequel il est lui-même reproduit comme classe, ici en Palestine, comme de la Kabylie aux piqueteros argentins en passant par l’indien du Chiapas, l’ethnicisation est la forme pauvre et violente du démocratisme radical. Dans ce cadre agir en tant que classe devient à l’évidence une limite de sa propre lutte nécessaire en tant que classe, dans l’ethnicisation de la lutte de classe est reconnue simultanément d’une part la disparition de l’identité ouvrière ou son impossible production et, d’autre part, la nécessité et l’éternité du capital. Il ne suffit pas de dire que l’ethnicisation de la lutte de classe en est une limite si l’on ne dit pas comment cette limite existe et surtout comment en elle c’est la définition même du prolétariat comme classe qui apparaît dans la lutte de classe même comme une limite. Partout dans le monde nous sommes entrés dans une phase de la lutte de classe où le prolétariat ne peut lutter contre le capital, dans ses revendications les plus immédiates, sans que sa propre lutte ne dresse face à lui sa propre existence comme classe comme la limite de sa lutte : de l’islamisme au démocratisme radical ; de l’indianité chiapanenque aux aarch kabyles.
Il est illusoire dans un avenir prévisible d’espérer une quelconque jonction entre les luttes du prolétariat israélien et du prolétariat palestinien. Les mutations du capital israélien ont aggravé la situation du prolétariat israélien et cette aggravation est profondément liée aux transformations de la gestion des territoires et à l’utilisation de la main-d’oeuvre palestinienne. La disparition dans ces transformations du sionisme historique signifie l’affaiblissement de toutes les entreprises nationales ou du secteur aux mains de la Histadrout. Surtout, l’utilisation de la main-d’oeuvre palestinienne expose la classe ouvrière israélienne à la concurrence des bas salaires de celle-ci et de ceux encore plus bas pratiqués au-delà dans les pays arabes voisins. Des pans entiers de travailleurs juifs employés dans le secteur public sont maintenant sous contrat temporaire, principalement les jeunes, les femmes et les nouveaux immigrants. Les regroupements de travailleurs précaires ou les nouveaux petits syndicats " radicaux "apparaissant lors de gréves comme dans les chemins de fer (2000) ont le plus grand mal à se faire accepter par la Histadrout (Aufheben, " Behind the twenty-first century Intifada ”, n° 10, 2002). L’aggravation de la situation du prolétariat israélien et la quart-mondialisation du prolétariat palestinien appartiennent bien aux mêmes mutations du capitalisme israélien, mais cela ne nous donne pas pour autant les conditions de la moindre " solidarité "entre les deux, bien au contraire. Pour le prolétaire israélien, le palestinien au bas salaire est un danger social et de plus en plus physique, pour le prolétaire palestinien les avantages que l’Israélien peut conserver reposent sur son exploitation, sa relégation accrue et l’accaparement des territoires. Cette division nationaliste et de plus en plus ethnique du prolétariat (comme le montrent l’entrée en lutte des Arabes israéliens et la violence de la réaction de l’Etat d’Israël lors de la seconde Intifada) ne sera pas dépassée par une simple extension des luttes de classe au Moyen-Orient ni même dans l’ensemble du monde occidental. Même si nous n’en sommes pas encore là, la montée en puissance de mouvements populistes et racistes à l’intérieur des classes ouvrières occidentales peut nous laisser imaginer des luttes ouvrières dont la solidarité internationale serait le cadet des soucis (c’est un euphémisme) et segmentant encore plus la classe. En dehors même de cette sinistre perspective, ce qui compte ce n’est pas l’extension en elle-même des luttes ouvrières. Dans le cadre de la Palestine, l’ethnicisation des luttes de classe, tant du côté juif que du côté palestinien, est bien la limite actuelle de la lutte de la classe ouvrière juive et de la classe ouvrière palestinienne, et elle apparaît bien comme limite dans cette non-jonction.
La lutte de la classe ouvrière ne peut pas dépasser cette limite ethnique en se développant comme lutte de la classe ouvrière c’est-à-dire, de façon inhérente, à l’intérieur des catégories du mode de production capitaliste, mais lorsque la lutte de la classe ouvrière contre le capital s’attaque à sa propre existence comme classe, c’est-à-dire lorsque le prolétariat se transforme lui-même. L’ethnicisation de la lutte de classe est une forme extrême de la contradiction entre le prolétariat et le capital se situant au niveau de la reproduction du mode de production et mettant en jeu la production des classes elles-mêmes, en cela elle est une limite et une limite qui peut être dépassée. La disparition de toute confirmation d’une identité ouvrière et la disparition de tout projet de réorganisation sociale sur la base de ce qu’est la classe (même le nationalisme disparaît) entraîne que lutter en tant que classe devient la limite interne de la lutte de la classe. Dans les aires périphériques du mode de production capitaliste, la production par le prolétariat de toute son existence dans le capital, la coalescence entre l’existence de la classe et sa contradiction avec le capital a pour conséquence que la reproduction du capital est, en tant que reproduction même, la limite de toutes les luttes, mais cette limite générale de la période actuelle de la lutte de classe prend ici, de par l’absence de développement local des déterminations spécifiques de la subsomption réelle comme intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle propre du capital (le " compromis fordiste ”), la forme particulière de l’ethnicisation de la classe ouvrière. Dans les aires centrales ce sera l’appartenance citoyenne à la communauté nationale jusqu’à et y compris la " préférence nationale ”. Malgré sa prégnance et sa férocité actuelles, il ne faut pas se tromper, cette limite est très fragile dans la mesure où elle ne contient ni une confirmation de la classe dans la reproduction du capital (bien au contraire) ni, surtout, aucun projet qui soit en propre celui du prolétariat.
L’identité d’intérêts entre la classe ouvrière et le capital est " superficielle "seulement dans la mesure où la classe ouvrière est amenée dans sa lutte contre le capital, à l’intérieur du mode de production capitaliste, à l’abolir et à s’abolir elle-même ; elle est " essentielle "tant que la classe ouvrière demeure la classe ouvrière. C’est dans les luttes immédiates actuelles à partir d’elles, de leur extension, de leur radicalisation que peut se produire ce dépassement, mais il ne faut jamais perdre de vue que c’est bel et bien un dépassement. Pour le prolétariat, l’internationalisation de ses luttes immédiates devient un critère décisif de sa propre abolition en tant que classe, d’une transformation qualitative, et non d’une simple extension, de ces luttes. Les travailleurs ont une patrie, c’est en se supprimant comme travailleurs qu’ils n’en ont plus.
L'intifada ne peut durer éternellement mais elle peut déboucher sur une situation de conflit violent mais larvé plus ou moins semblable à ce qui se passait au sud Liban, cela Israël peut le gérer. Au delà de ça on ne peut rien dire si ce n'est qu'une stabilisation de la région passe par un engagement massif des Etats-Unis, engagement plus direct qu'ils le font actuellement, peut-être sous la forme d'une présence armée qui établisse un cadre permettant à Israël d'effectuer, "sous cloche", sa mutation en espaces emboités mais cela pose aussi la question de la politique américaine vis-à-vis de l'Irak qu'il semble difficile de poursuivre à l'identique, le remplacement de Saddam ferait sans doute partie d'une reprise en mains des problèmes actuellement enkystés. Cela serait en cohérence avec l'évolution récente dans les Balkans, l'élimination de Milosevic, les élections locales réussies au Kosovo avec la victoire de Rugova et la mise à l'écart de l'UCK, l’intervention en Afghanistan ou au Timor oriental. Encore une fois le corset de fer de l'US army semble indispensable. Dans un mode de production capitaliste mondialisé où aucun " compromis "n’est envisageable entre le capital et un prolétariat mondial, la guerre civile ou la guerre externe devient le lieu de l’estimation et de la mise en place des rapports de force dans la lutte des classes, le " lieu de la régulation "(cf. Alain Joxe, l’Empire du chaos, Ed. la Découverte.) La violence devient un mode de régulation à toutes les échelles de la reproduction du mode de production capitaliste, il est remarquable d’observer la convergence quasiment fractale de la macrocosmique stratégie de W. Bush et de la nanocosmique stratégie de Sharon, de l’assassinat de masse et de l'écrasement programmé au bulldozer et à l’assassinat ciblé. Partout, à tous les niveaux, le capital a recréé la " frontière "contre tous les obstacles à sa libre circulation et accumulation et à sa libre exploitation de la force de travail (ou à son élimination).
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M. Le Pen et la disparition de l’identité ouvrière
Si vous avez l’âme trop sensible pour être intimement persuadé que le prolétariat n’est qu’une classe de la société capitaliste, il est conseillé de renoncer à la lecture de ce qui va suivre.
Les dernières élections présidentielles en France ( avril-mai 2002) posent un seul sujet théorique : le Front National est le premier parti ouvriers-chômeurs-précaires lors des élections. Cela n’est pas vraiment nouveau, la chose était visible depuis quelque temps, elle est devenue incontournable.
L’objet de ce texte n’est pas d’expliquer le vote de tous les ouvriers, d’être exhaustif, mais d’expliquer pourquoi et comment le vote massif pour le Front National s’ancre dans la disparition d’une identité ouvrière confirmée et légitimée dans la reproduction du capital. C’est ce vote là qui est notre sujet ce qui ne présuppose pas que la disparition de cette identité conduise mécaniquement à ce vote. Il y eut également le vote d’extrême gauche et surtout l’abstention. Si nous nous intéressons particulièrement au vote Le Pen c’est qu’il donne explicitement la clé pour comprendre les deux autres attitudes qui relèvent de la même détermination fondamentale : cette disparition. Ramener ces trois attitudes électorales à une même détermination ce n’est pas les confondre mais, si l’une d’entre elles est le vote Le Pen, c’est s’autoriser des interrogations sur les deux autres. Prendre le vote Le Pen comme forme de manifestation de la disparition de l’identité ouvrière c’est refuser de se bercer d’illusions sur les deux autres attitudes et surtout sur la plus susceptible d’illusions parce que la plus susceptible d’interprétations selon ses propres désirs : l’abstention. "Ce n’est pas en tant que classe que les prolétarisés se sont exprimés, mais en tant qu’électeurs ou abstentionnistes. (...) Il est particulièrement difficile de faire de l’abstentionnisme l’expression d’une critique prolétaire de la démocratie représentative. Il faut se méfier du double langage, travers auquel n’échappe pas la critique la mieux intentionnée. En effet, on ne peut pas dire d’un côté que les élections ont peu d’importance, que cela ne signifie pas grand chose, que c’est la lutte sur le terrain qui compte et donc ce que les prolétaires seront contraints de faire et d’un autre côté, dire que le nombre d’individus qui ne s’inscrivent pas sur les listes ou qui s’abstiennent de voter est révélateur d’un niveau de conscience et d’un rapport de force. "(Chronique d’une excrétion, brochure hors série de Temps Critiques, mai 2002, BP 2005, 34024 Montpellier cedex 01). Lorsque l’OCL (Courant Alternatif, été 2002) se lance dans des affirmations audacieuses sur l’abstention, nous en restons au niveau déclamatoire sans que soit avancée la moindre analyse : " Pour une fois l’abstention avait un sens et pouvait être revendiquée. "De même le court texte de l’Oiseau Tempête (c/o Ab Irato, BP 328, 75525, Paris cedex 11) intitulé Fascisme de la misère, misère de l’antifascisme présente l’abstention comme la " première étape nécessaire mais non suffisante "vers le " combat anti-capitaliste permanent et autonome ": " Beaucoup n’utilisent encore (souligné par nous) que l’abstention pour jeter à la poubelle les politiciens (Le Pen inclus) ”. L’abstention demeure toujours une comptabilité relative à une élection et la somme des individus additionnés comme abstentionnistes ne peut que faire référence au même individu que celui qui vote, à la même existence de l’individu. On peut tourner dans tous les sens les pourcentages et les chiffres absolus d’une élection, exercice auquel se livre Courant Alternatif, on n’y trouvera jamais un rapport de force entre des classes. La preuve de la radicalité de l’abstention est fournie par un curieux raisonnement par l’absurde : puisqu’on cherche à culpabiliser les abstentionnistes, c’est qu’ils étaient coupables contre la démocratie, donc ils étaient subversifs. S’il est exact que le discours de l’entre-deux-tours était culpabilisant, la conclusion quant à elle n’a pas un rapport transitif à la prémisse. L’OCL est un bon exemple de la pente sur laquelle entraîne cette valorisation de l’abstentionnisme pour laquelle on revendique un sens que l’on suppose sinon révolutionnaire tout au moins subversif. Cette pente c’est le petit jeu du compte voix cherchant à délimiter cette chimère que serait un vote " lutte de classe ”. Courant Alternatif nous livre commune par commune dans la région de Longwy les résultats des listes PC et extrême gauche (comparant les résultats des présidentielles à ceux des législatives), l’analyse découvre une porosité certaine entre ces listes et de façon modeste conclut : " Cette porosité n’est-elle pas le signe qu’un électorat (souligné par nous) relativement important n’a pas perdu ses références " luttes de classes "(magie des guillemets, nda). " Restons optimistes "comme nous y encourage Courant Alternatif qui fait flèche de tout bois, outre les abstentionnistes il existerait un " électorat lutte de classes flottant ”. Voilà qui ne peut qu’augurer d’"une élévation du niveau de la lutte des classes "qui si ce n’est pas encore le cas ne saurait tarder à se traduire par " des mouvements d’ampleur nationale ”, la preuve c’est que la bourgeoisie réalise " un formidable effort pour construire l’union nationale ”. Tentative que nous avons déjouée...dans les urnes. En de nombreux pays l’abstention est déjà massive depuis de nombreuses annés, si cela n’est pas sans importance il est audacieux d’en tirer un sens immédiat pour le niveau des luttes de classe.
L’abstention est une crise et une transformation de la politique liées à une impossibilité devenue manifeste de la représentation ouvrière plus qu’un indicateur du niveau des luttes de classe. La liaison et encore plus la confusion entre les deux phénomènes supposent toute une problématique qui est clairement exprimée dans la Lettre du Mouvement Communiste (B.P. 1666, centre Monnaie, Bruxelles) : la démocratie supplée et remplace l’extrême éclatement de la société civile ; la dissolution de tout lien social est remplacée par une communauté illusoire ; cette communauté illusoire est une mascarade qui occulte les antagonismes réels. Que le mode de production capitaliste avec ses formes politiques nécessaires définisse des rapports de production qui loin d’être l’éclatement qu’ils paraissent être définissent une appartenance malheureusement extrêmement solide à la communauté qu’il est, c’est ce qui échappe totalement à ce type d’analyse qui ne peut alors que conclure sur le besoin de conscience pour déchirer ce qui n’est qu’un voile, une occultation (Lettre de mai 2002, nous revenons plus loin sur ce texte). L’abstention devient alors un premier moment, largement insuffisant mais encourageant, de cette prise de conscience. Sortie de cette problématique illuministe, la massivité de l’abstention ouvrière ne nous dit rien d’autre que la disparition de l’identité ouvrière (que nous analysons plus loin), identité qui incluait, pour être, sa représentation politique. En ce sens, si on ne peut l’identifier au vote Le Pen, l’abstention ne nous dit que la profondeur et l’étendue de cette disparition, à moins de se faire d’énormes illusions sur ce que signifie le rejet de tous les politiciens (y compris Le Pen) ou de lire dans le marc de café. Elle nous dit également que si elle a dans cette disparition la même base que le vote Le Pen, cette disparition ne conduit pas mécaniquement à ce vote, c’est important mais ce n’est pas plus. A moins de sonder les reins et les coeurs des prolétaires abstentionnistes, l’analyse du vote Le Pen présente l’avantage de fournir une forme explicite déterminée par cette disparition. En ce qui concerne le vote d’extrême gauche dont le vote LO est le meilleur représentant, nous remarquons seulement ( à la suite de Temps Critiques) que plus LO devient incontournable dans les scrutins moins il s’agit pour elle de transformer ces électeurs en militants.
La disparition de la confirmation de l’identité ouvrière à l’intérieur de la reproduction du capital a totalement déstabilisé l’ensemble du fonctionnement politique de l’Etat démocratique qui était consubstantiel à un clivage social réel et à sa pacification en ce que ce clivage était nécessairement représenté comme société civile et vie politique. La politique et l’Etat qui étaient eux-mêmes l’expression et la mise en forme de l’indépendance de la communauté comme communauté du capital se trouvent remis en cause par leur raison d’être essentielle : la division de cette communauté en classes. La forme et le contenu actuels de la contradiction entre le prolétariat et le capital, les modalités de l’exploitation, remettent en cause la représentation politique dans l’Etat de la division de la société en classes. Cette indépendance de la vie collective inhérente à l’Etat lui-même apparaît maintenant comme coupée de ce qui la produit et la justifiait comme allant de soi.
Quelques remarques générales sur l’Etat, la démocratie et les classes
L’Etat, en tant qu’organisme extérieur à la société qui devient alors société civile, ne se développe pleinement qu’avec la bourgeoisie et le mode de production capitaliste. L’activité sociale des individus est indépendante d’eux, c’est leur propre manifestation d’eux-mêmes en tant qu’individus sociaux qui leur fait face, ce qui signifie que la société se divise en classes, et donc que l’Etat, en tant que représentation de la communauté, " extérieure "à elle, est l’Etat de la classe dominante. Non seulement comme instrument de la domination, mais surtout en tant qu’extériorité, représentation de la société, il est un Etat de classe. On pourrait même dire que le premier aspect n’est qu’une détermination du second. Il est le lieu où les contradictions de la société capitaliste se représentent à elle-même comme n’ayant de sens qu’à l’intérieur du pôle qui subsume l’ensemble de la société. La nature de ce procès d’extériorisation réside dans la nature même du capital. D’abord parce que le capital libère l’Etat de toutes ses entraves : religions, états, privilèges... Mais on ne peut en rester là, ce ne serait que poser les conditions de l’extériorisation et non le mouvement lui-même.
Le mouvement lui-même réside dans le fait que le capital dédouble sans cesse les individus et les classes elles-mêmes. Les individus en individus particuliers (membres d’une classe, particularisation de la totalité) d’une part, et citoyen d’autre part. "La sphère de la circulation des marchandises, où s’accomplissent la vérité et l'achat de la force de travail, est en réalité un véritable Eden des droits naturels de l'homme et du citoyen. Ce qui y règne seul, c'est Liberté, Egalité, Propriété et Bentham. Liberté ! car ni l'acheteur ni le vendeur d'une marchandise n'agissent par contrainte, au contraire, ils ne sont déterminés que par leur libre arbitre. Ils passent contrat ensemble en qualité de personnes libres et possédant les mêmes droits. Le contrat est le libre produit dans lequel leurs volontés se donnent une expression juridique commune. Egalité ! car ils n'entrent en rapport l'un avec l'autre qu'à titre de possesseurs de marchandise, et ils échangent équivalent contre équivalent. Propriété ! car chacun ne dispose que de ce qui lui appartient. Bentham ! car pour chacun d'eux il ne s'agit que de lui-même. La seule force qui les mette en présence et en rapport est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, de leurs intérêts privés. Chacun ne pense qu'à lui, personne ne s'inquiète de l'autre, et c'est précisément pour cela qu'en vertu d'une harmonie préétablie des choses, ou sous les auspices d'une providence toute ingénieuse, travaillant chacun pour soi, chacun chez soi, ils travaillent du même coup à l'utilité générale, à l'intérêt commun " (Marx, "Le Capital”, t. 1, p. 178-179). Mais le mouvement ne s’arrête pas à ce point qui semble contenter toutes les critiques marxistes de la démocratie.
La généralisation abstraite du citoyen est formellement dépassée et reprise dans le fétichisme spécifique du capital. " Dans la formule capital-profit, ou mieux, capital-intérêt, terre-rente foncière, travail-salaire, dans cette trinité économique qui veut établir la connexion interne entre les éléments de valeur et de richesse et leurs sources, la mystification du mode capitaliste de production, la réification des rapports sociaux, l'imbrication immédiate des rapports de production matériels avec leur détermination historico-sociale se trouvent accomplies ; et c'est le monde enchanté et inversé, le monde à l'envers où monsieur le Capital et madame la Terre, à la fois caractères sociaux, mais en même temps simples choses, dansent leur ronde fantomatique. "(ibid, t. 8, p. 207). Avec le fétichisme spécifique du capital, la citoyenneté exprime les formes réifiées des rapports de production. Non seulement les individus se sont dédoublés, mais encore ils se sont dédoublés en tant que membres d’une classe. Et leur conflit de classe se " réglera "dans leur vie de citoyen, c’est-à-dire dans le cadre de l’autoprésupposition du capital. Le fétichisme du capital englobe et surpasse celui de la marchandise, sur lequel trop souvent on se contente de fonder la figure du citoyen.
Le fétichisme spécifique du capital est le fétichisme des éléments d'un procès de production qui en réalité forme un tout, fétichisme qui est atomisation, mais atomisation d’individus définis dans des rapports de classes (premier niveau de totalité qui n'est jamais perdu mais transformé / dépassé : la société civile) et qui plus est, de classes qui n'existent que dans leur connexion interne (deuxième niveau : l’Etat). La société civile est le mouvement de retour de l'Etat sur les rapports de classes qui le nécessitent. La politique est l'unité, l'unité de cette atomisation, parce que cette atomisation est elle-même nécessitée par des rapports de classes formant une totalité, elle est donc nécessairement société civile et l'unité de cette société civile face à elle-même : l'Etat. Elle est double et est elle-même la relation des deux termes de cette dualité (l’Etat et la société civile), en cela elle est le travail de représentation de l’une en l’autre dont nous parlons dans la dernière partie de ce texte. Le fétichisme du capital qui s'enracine dans son autoprésupposition engendre la politique comme dualité, comme rapport interne de deux pôles : l'Etat et la société civile.
Si l’Etat est un instrument, c’est qu'il est l'unité d’un rapport de classes qui appelle sa propre reproduction (autoprésupposition), par là cette unité existe non comme unité des classes en tant que telles, mais unité de leur propre existence réifiée sous la double figure de l'individu indépendant, isolé, et de son appartenance à la communauté. Cette appartenance passe pour la classe dominée par sa définition dans le pôle de cette communauté qui subsume l'autre et dans lequel se trouvent posées les conditions même du renouvellement de cette communauté : le capital. Au travers de ce mouvement, ce dernier s'affirme comme la substance de la totalité, c'est l'achèvement du fétichisme du capital. Et c'est fondamentalement la cohésion de l'Etat qui est maintenue du fait de celle de la société civile et non l'inverse.
Le fétichisme spécifique du capital, qui est celui de l’autonomisation et de la personnification des éléments du procès de production (la terre, le travail, les moyens de production) consiste à rattacher chacun de ces éléments de façon naturelle et autonome à un revenu dont la somme constitue la valeur produite (rente + salaire + profit ou intérêt). Avec la restructuration actuelle du mode de production capitaliste, la contradiction se situe au niveau de la reproduction du rapport entre prolétariat et capital, en cela pour chaque classe en présence, sa contradiction avec l’autre ne peut contenir une confirmation d’elle-même pour elle-même (cependant entre le prolétariat et la classe capitaliste, le rapport est réciproque mais non symétrique).
Les déterminations de la restructuration actuelle ne confirment plus des identités médiatrices exprimant collectivement les éléments autonomisés. C’est l’individu isolé de l’échange marchand qui revient comme le support du fétichisme spécifique du capital. L’individu isolé est directement investi par le capital, et sommé de se faire valoir, dans son individualité, en tant que représentant social des éléments fétichisés du capital, d’où la crise de la représentation et le " populisme "sur lequel nous reviendrons. Comme résultat dernier du procès de production et de reproduction apparaît la somme des individus comme société. Dans le fétichisme de l’autoprésupposition, seuls apparaissent comme solides les individus isolés et les rapports qu’en tant que tels ils définissent entre eux. La reproduction des éléments du procès de production dans leur connexion interne nécessaire devient leur activité propre, le mouvement de leur volonté et des "contrats"qu’ils définissent entre eux.
La société en tant que résultat dernier du procès de production, est maintenant cette somme d’individus se mouvant "à l’aise"dans les formes réifiées du capital (que celles-ci apparaissent à cet individu comme des leviers ou des obstacles), et au travers de l’activité desquels doit passer la reproduction des rapports de production comme rapports de classes à l’intérieur du mode de production capitaliste, et cela parce qu’ils sont des rapports de classes. Avec le grand effondrement des médiations collectives (partis, syndicats), la reproduction de la société devient activité, participations individuelles, elle se donne comme régénérescence de la démocratie, comme faire-valoir social de l’individu isolé. Tel il est engagé dans les rapports de production, tel il est acteur de la société civile. Ce ne sont pas les classes qui s’élèvent au niveau de l’Etat, mais l’individu tel qu’il est dans l’Etat, en tant que membre de la société civile, qui donne sa substance et la forme de son activité à l’individu engagé dans des rapports de production de classes.
Ces individus isolés peuvent donc se regrouper selon les forces de polarisation les plus diverses. Mais, convoqués individuellement et directement comme sujets politiques, ils peuvent ne pas répondre à la convocation si leur situation dans les rapports de production capitalistes n’est plus confirmée comme identité sociale représentable dans l’autoprésupposition du capital (c’est la situation actuelle de la classe ouvrière). Le vote " Le Pen "est une " non-réponse "ouvrière, avec bien sûr la non-réponse qu’est l’abstention, à la convocation de la somme des ouvriers comme sujets politiques, une " non-réponse "qui superficiellement positive (c’est sa différence avec l’abstention) en identité nationale et racisme le refoulement et la disparition de la confirmation de l’identité ouvrière dans la reproduction du capital. La parenté avec l’abstention dont il faut arrêter de se gargariser a été soulignée au deuxième tour : " contrairement à ce qu’il s’était passé aux municipales de 2001, l’électorat d’extrême droite s’est moins bien reporté, le 16 juin - deuxième tour des législatives - sur les candidats de droite et s’est largement abstenu. On a vu pendant ces législatives une protestation bruyante devenir muette "(Pascal Perrineau dans le Monde du 19 juin 2002.)
La disparition de l’identité ouvrière
La disparition de l’identité ouvrière est un point central de la phase actuelle de la lutte des classes. Elle résume la fin de toute la période programmatique de la lutte de classe, celle de la montée en puissance du prolétariat à l’intérieur du mode de production capitaliste et de son affirmation révolutionnaire sur la base de ce qu’il était dans ce mode de production comme la révélation de sa vraie nature et de son être révolutionnaire. En un mot, la classe du travail productif était en tant que telle, positivement, la classe révolutionnaire.
Pourtant, si nous y incluons, à juste titre, la majeure partie de la catégorie sociale des employés, le prolétariat n’a jamais été aussi massif que maintenant, sa coupure du reste de la société aussi marquée et ses conditions de vie et de travail en passe de rejoindre celles du XIX° siècle. Au premier abord, la disparition de l’identité ouvrière apparaît comme un phénomène paradoxal face à la masivité et à la clarté de l’existence du prolétariat.
Le recul des ouvriers depuis les années cinquante est plus dû à l’augmentation de la population active qu’à une baisse en valeur absolue (7,5 millions en 1962 contre 7,1 au recensement de 1999, pour une population active, occupés et chômeurs de 26,451 millions de personnes en France métropolitaine). La proportion de salariés à très bas salaires est passée, de 1983 à 1997, de 5 % à 10 %, les inégalités n’ont cessé de croître en France depuis le milieu des années quatre-vingt. " On a été obnubilé par la robotisation et les nouvelles technologies. Or, il y a peu de temps, le directeur de l’usine Toyota du Nord disait à la radio qu’on avait considérablement surestimé cette robotisation et que le travail allait rester essentiellement manuel. En fait, s’il y a bien extension des flux tendus, le taylorisme assisté par ordinateur augmente, et la part des ouvriers postés croît, alors que dans les années 1980 on croyait à leur disparition. Statistiquement, le nombre d’emplois ouvriers a augmenté depuis trois ou quatre ans (de 5,8 à 6,3 millions). (...) Les ouvriers qui ne le sont plus sont devenus, le plus souvent, employés, avec un statut social relativement proche. "(Michel Pialoux, Le Monde du 6 mars 2001). En outre, " Si, depuis vingt-cinq ans, le nombre d’emplois ouvriers a diminué, il demeure un nombre importants d’ouvriers en retraite et en préretraite dont personne ne parle. Ils contribuent à ce qu’il faut bien appeler la permanence, en France, d’une immense population ouvrière (même si cela ne change rien pour l'essentiel, nous sommes dans l'incapacité de savoir si la différence en nombre absolu pour des dates très proches est réelle ou provient de la diversité des sources et des méthodes statistiques). Toute une partie de la population que l’on ne veut plus percevoir comme ouvrière occupe pourtant bel et bien des emplois ouvriers ou qui en sont proches. On parle par exemple des jeunes immigrés en termes de sociologie urbaine, en oubliant qu’ils sont souvent employés comme ouvriers. "(Olivier Schwartz, ibid.)
Un " groupe central "s’est bien constitué dans la société française et dans celle des pays développés, mais pas celui que croyaient les politiques et la plupart des sociologues, c’est-à-dire celui des classes moyennes. Depuis le début des années quatre-vingt, la crise économique et, dans la restructuration concomitante, le " retour en force du néo-libéralisme ”, l’intégration de la France dans la compétition internationale, la pression de la flexibilité du travail, " ont tiré vers le bas le Français moyen "(ibid). Pendant que les ouvriers se tertiarisaient, sans disparaître, les employés augmentaient, et se prolétarisaient. Signe que ces deux groupes se sont rejoints dans des réalités quotidiennes très voisines, le salaire moyen des ouvriers et des employés est aujourd’hui pratiquement identique.
En 2000, entre 6,5 et 7 millions d’ouvriers en France, 27 % de l’emploi et pourtant le " monde ouvrier "est, comme on dit, " refoulé "de l’espace public politique, de l’opinion, des médias (ce qui ne fut pas toujours le cas). Se contenter de mettre cela sur le compte de l’idéologie dominante cherchant à " occulter la classe révolutionnaire "c’est se contenter de bien peu. La disparition de l’identité ouvrière est l’expression synthétique dans le cours de la lutte des classes de trois niveaux : celui des mutations socio-économiques empiriquement constatables ; celui des comportements sociaux et politiques simultanément effets et mises en forme de ces mutations ; celui de la restructuration du mode de production capitaliste c’est-à-dire du rapport d’exploitation entre prolétariat et capital (ce qui redéfinit son dépassement : la révolution communiste). Cette disparition est le rapport dans lequel les niveaux se renvoient les uns aux autres et non le concept résultant d’un englobement successif des niveaux d’analyse.
a) Les mutations économiques
*changements de composition du prolétariat
" Le monde de la production a profondément changé, les grands bastions industriels comme la Lorraine sidérurgique, le Nord minier, la Loire, se sont effondrés ; à chaque fois ce sont des forteresses ouvrières et syndicales qui se sont affaissées. D’autre part, évidemment, la peur constante du chômage et la course effrénée à la modernisation ont complètement modifié le rapport des forces : un pouvoir ouvrier existait en France, il a été brutalement remis en cause et cela a été un sévère retour de bâton. Au même moment la crise du taylorisme a bouleversé le monde industriel. C’est spectaculaire dans l’automobile ou l’aéronautique, où la réorganisation du travail en flux tendus a imposé une intensification du travail très mal vécue par les ouvriers. Un autre phénomène essentiel des vingt dernières années a été le vieillissement de la population ouvrière : l’embauche s’est arrêtée au début des années 1980, et, si elle a repris ensuite, c’est principalement sous la forme de l’intérim. Parallèlement, la proportion des ouvriers de montage, que l’on appelle aujourd’hui les opérateurs, a fortement augmenté en même temps que celle des techniciens : entre les deux, le groupe des ouvriers qualifiés s’est étiolé, alors qu’ils constituaient la colonne vertébrale du mouvement ouvrier, son aristocratie. "(Michel Pialoux, Le Monde du 2 juin 2002.) " C’est très important parce que ces ouvriers professionnels, ces OP, étaient les plus militants, c’étaient eux qui parlaient haut et fort devant les chefs ou devant le comité d’entreprise, eux qui incarnaient la parole ouvrière et qui étaient fiers de leur savoir et de leur histoire. Ils étaient les porte-parole naturels du groupe ouvrier depuis un demi-siècle. "(Stéphane Beaud, ibid)
" Les ouvriers professionnels de Sochaux, par exemple, constituaient indéniablement une élite. Dans les années 1965-1975, leur niveau de salaire était élevé et, sur le plan de la consommation, ils rivalisaient facilement avec les employés et les petits fonctionnaires. Or le salaire des ouvriers a stagné ces vingt dernières années, alors que celui de beaucoup d’autres catégories a augmenté. "(Stéphane Beaud, Le Monde du 6 mars 2001). La sous-traitance généralisée a également contribué à déstructurer le monde ouvrier. Il y a trente ans, 20 % des pièces des voitures venaient des sous-traitants, aujourd’hui c’est 80 %. Or ces équipementiers ont recruté des jeunes, massivement des intérimaires, alors que les vieux ouvriers professionnels sont restés dans les usines de montage. " Plus de la moitié des ouvriers ne sont plus dans l’industrie, précise Jean-Christophe Le Duigou (secrétaire confédéral CGT chargé des questions économiques). Et dans ce secteur, seule une petite moitié travaille dans de grandes entreprises. "" Le travail s’est parcellisé, le collectif a éclaté "déplore Jacqueline Eyraud (secrétaire générale de l’union régionale CFDT de la région PACA) (Le Monde du 30 avril 2002.) En outre, dans les entreprises du secteur privé, le groupe des ouvriers professionnels a été destructuré et affaibli par la montée des techniciens. Le bac technique a été en France, à la différence de l’Allemagne, conçu en rupture avec le monde ouvrier ancien, et les deux catégories se regardent en chiens de faïence (cf. Retour sur la condition ouvrière, éd. Fayard).
" On est sorti de l’atelier traditionnel taylorien où des formes de contre-pouvoir s’étaient mises en place autour des délégués, pour une certaine japonisation des ateliers (dans les années 1980, la référence nippone est omniprésente), avec la tentative de casser les solidarités à l’ancienne au profit de hiérarchies nouvelles, de cercles de qualité, dont la spécificité est la recherche de l’adhésion des travailleurs. Mais l’accélération des cadences, l’intensification du travail, la réduction des pauses, l’accroissement de la pénibilité du travail et la fermeture des anciennes voies de promotion sociale - on pouvait devenir P1, P2 sur le tas - ont fait échouer les discours participatifs d’autant plus facilement qu’humiliations et vexations quotidiennes alourdissent l’atmosphère de travail. Il en est cependant resté que la course aux primes, mêmes faibles, et la lutte de concurrence qui se développe autour de ces rémunérations exceptionnelles favorisent la dégradation des solidarités traditionnelles. "(Michel Pialoux, ibid.)
Enfin, l’interpénétration entre la classe ouvrière et la catégorie des employés aussi bien dans les collectifs de travail que dans les trajectoires individuelles et familiales renforce cet éclatement de l’identité ouvrière. Les employés constituent un ensemble très hétérogène. Cependant, dans ce monde tertiaire, les luttes sont de plus en plus nombreuses et dures au fur et à mesure de sa prolétarisation (on peut appeler mouvement de prolétarisation la relation entre la constitution d’un travailleur collectif et la spécificité du travail productif). Cette interpénétration peut devenir un des aspects éminemment positifs de la disparition de l’identité ouvrière.
*fragilité sociale, individualisation
" Les plans sociaux, les opérations de restructuration, les dégraissages dans la sidérurgie, l’automobile et, plus récemment, l’électronique, ont frappé la conscience des ouvriers. Les débats sur la fin du travail tout comme le concept d’entreprise sans usine ont contribué à développer un malaise latent qui se cristallise sur une forme de marginalisation du travail ouvrier. Les ouvriers développent le sentiment d’être les laissés-pour-compte du salariat. Leur image publique diffusée par les médias est le plus souvent celle des conflits liés à des licenciements. Plus que les autres catégories sociales, les ouvriers ont le sentiment d’une absence totale de perspective en termes de carrière et de salaire. L’ascenceur social apparaît bloqué, pour eux, comme pour leurs enfants. "(ibid.) L’évolution du système scolaire, la valorisation de l’enseignement général au détriment de l’enseignement professionnel synonyme d’échec, l’illusion dans laquelle on a entretenu des générations de jeunes et leurs familles que le baccalauréat allait leur permettre de sortir de la condition ouvrière, tout cela explique aussi cette disparition de perspective définitoire d’une identité. Cette transformation du système scolaire, comme celles de l’habitat et de la ségrégation urbaine, est aussi importante que les changements dans les usines. Une classe se définit dans les trois moments de l’exploitation : le face à face de la force de travail purement subjective et du capital en soi ; la subsomption du travail sous le capital ; la transformation de la plus-value en capital additionnel (ce troisième moment n’est pas un retour à la case départ mais une transformation des conditions). Le prolétariat inclut toujours comme rapport interne la relation entre travailleur collectif et travailleur strictement productif non comme des étiquettes individuelles mais comme instances de sa définition dans l’accumulation.
De 40 % des emplois dans les années cinquante, les ouvriers n’en représentent plus que 27 % aujourd’hui. Avec les gains de productivité, le recul a été particulièrement marqué pour les travailleurs non qualifiés de l’industrie (- 3,3 % en moyenne par an depuis 1975). La proportion d’étrangers parmi les ouvriers a légèrement décrû depuis 1975 (11 %). Mais les étrangers représentent toujours une part élevée des catégories non qualifiées (17,2 % dans l’artisanat, étude Insee). La proportion de femmes a relativement peu baissé depuis le début des années soixante (19,5 %, contre 22,5 % en 1962), mais elles sont de plus en plus souvent employées dans des secteurs d’activité ne requérant pas de qualifications. Par ailleurs, un ouvrier non qualifié sur deux a moins de 35 ans, tandis que le recul des embauches et la faiblesse de la mobilité professionnelle ont eu pour résultat, dans l’industrie, de faire monter l’âge moyen des travailleurs qualifiés. L’Insee n’hésite pas à affirmer que la classe ouvrière est désormais un milieu en voie de fermeture. Autrefois attirés par un emploi de ce type, les fils d’exploitants agricoles les boudent aujourd’hui, et les ouvriers se recrutent de plus en plus en milieu fermé : en 1993, 56 % des ouvriers hommes de 40 à 59 ans étaient eux-mêmes fils d’ouvriers. La situation est encore plus nette en ce qui concerne les immigrés et leurs enfants. Depuis les trente glorieuses les salariés immigrés n’ont pas connu de trajectoire professionnelle ascendante et qualifiante comparable à celle de leurs collègues français. Après vingt à vingt-cinq ans de carrière, près de 75 % de travailleurs immigrés sont toujours ouvriers, dont plus du tiers sans qualification, alors que pour le groupe de référence (les hommes nés en France) la proportion d’ouvriers tombe à 30 %. Cette situation défavorable sur le marché de l’emploi frappe également la seconde génération.
Globalement les ouvriers sont plus que d’autres exposés au chômage. Avant 1975, le chômage des ouvriers était déjà supérieur à celui des autres catégories sociales. Avec la crise et la précarité croissante de leurs contrats de travail, cet écart s’est accentué, en particulier pour les travailleurs non qualifiés. Actuellement, le quart des ouvriers non qualifiés ont un contrat à durée limitée (intérim, apprentissage, CDD, stage). Sur le plan salarial, leur situation s’était améliorée entre 1968 et le milieu de la décennie quatre-vingt, sous le double effet de l’augmentation des qualifications et surtout de la hausse régulière du SMIC. Or l’impact des augmentations du SMIC a été moindre depuis 1986, et désormais les salaires relatifs des ouvrières, plus nombreuses à être payées au SMIC que les ouvriers, ne progressent plus. (pour les deux paragraphes précédents, cf. compte-rendu d’une étude de l’Insee dans Le Monde du 24 mai 1996).
Selon une plus récente enquête de l’Insee sur l’emploi publiée en juillet 2001, un tiers des ouvriers non qualifiés et 14 % des employés du commerce étaient en emploi précaire contre 9 % de l’ensemble des actifs ; de même 31 % des employés et 34 % des ouvriers non qualifiés de l’artisanat (7 % dans l’industrie) travaillent à temps partiel, contre 16 % de l’ensemble des actifs, 47 % du total des intérimaires sont des ouvriers non qualifiés. Par ailleurs, toujours selon l’Insee, le taux de chômage atteignait 11 % chez les employés (14 % dans le commerce) et 11 % chez les ouvriers (17 % pour les ouvriers non qualifiés) contre 8,8 % en moyenne. Sur les 2,3 millions de chômeurs recensés par l’Insee, 780 000 étaient préalablement ouvriers et 854 000 employés, soit 71 % du total.
C’est également le remplacement de l’application collective de la loi par le contrat individuel qui déstructure et mine l’identité ouvrière : " Les institutions internationales qu’un credo économique assure de leur identité et de leur mission (OMC, OCDE, Banque mondiale, Banque européenne, FMI, Commission de Bruxelles) ont acquis l’essentiel du pouvoir matériel (accorder les crédits) et spirituel (propager la foi dans les vertus du libre-échange). Sous leur égide, le contrat aurait vocation à se substituer à la loi, ainsi qu’il est affirmé par exemple dans les dispositions du traité d’Amsterdam (reprises de l’accord social de Maastricht) qui font de la négociation collective entre partenaires sociaux une alternative à la délibération parlementaire. (...). La dynamique de la contractualisation ébranle aussi certains aspects de l’état des personnes. Cela est évident pour tout ce qui concerne l’état professionnel, avec la crise du rapport salarial. (...). Sous le manteau de la contractualisation, se laisse ainsi deviner ce que Pierre Legendre a pu désigner par ailleurs comme une reféodalisation du lien social. "(Alain Supiot, Le Monde du 7 mars 2000).
" Les trajectoires ouvrières ont complètement changé. Les possibilités de promotion n’existent plus, et la coupure entre générations est saisissante. Autrefois, les jeunes entraient à l’usine avec un CAP et ils essayaient de " monter ”, de devenir ouvriers qualifiés, voire agents de maîtrise ou cadres. Désormais, un jeune sait qu’il entre au smic, le plus souvent par l’intérim, et que l’avenir professionnel n’existe pas. La seule progression consiste à sortir du statut d’intérimaire et d’être embauché. mais le plus souvent c’est un mirage... "(Stéphane Beaud, Le Monde du 2 juin 2002). " En outre, dans ces nouveaux univers, les comportements de concurrence individuelle sont extrêmement forts, aux antipodes de la mobilisation collective et des anciens mécanismes de défense ouvrière. (...). Dans ces conditions, la syndicalisation a reflué à toute allure, d’autant plus vite que la persécution anti-syndicale a été très violente ; on l’oublie trop souvent. (...). La reprise économique et les 900 000 emplois créés en cinq ans ont jeté un voile sur cette réalité (l’intérim) très mal vécue dans le monde ouvrier "(Michel Pialoux, ibid).
*niveau de vie
Alors que les salaires faibles (moins de 1300 euros par mois) sont pratiquement stables depuis 1985, les conditions de vie, elles, se sont détériorées : les ouvriers et les employés prolétarisés sont devenus les victimes objectives de ce que nous accepterons d’appeler ici " la mondialisation libérale ”. Olivier Marchand, économiste de l’Insee, écrit : " Une des conditions d’intégration dans l’économie mondialisée est (...) d’opérer une déconnexion entre la nation et son économie, entre la société et l’entreprise, qui n’ont plus les mêmes intérêts. "(Plein emploi, l’improbable retour, Olivier Marchand, Le Monde-Gallimard 2002). Les ouvriers subissent de plein fouet les conséquences de cette rupture : premières touchées par les délocalisations, par la montée de la précarité et de l’insécurité sociale, par l’augmentation de la petite délinquance quotidienne et de l’insécurité tout court - sans compter la dégradation des conditions de travail, ressentie par l’ensemble des salariés, mais évidemment plus pénible pour ceux qui sont au bas de l’échelle. Les salariés payés au smic représentent 14 % des salariés en 2002 contre 8 % en 1996. La dégradation de la situation de la classe ouvrière apparaît non seulement au niveau des salaires, mais encore au niveau du système de " protection sociale "dont le fonctionnement se retourne contre elle.
" Dotés d’un système de protection sociale généreux, les Français se sont longtemps persuadés qu’ils bénéficiaient du meilleur Etat-providence des pays développés. Dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, l’apparition d’un nouveau lumpenprolétariat, constitué de chômeurs et de travailleurs pauvres a ébranlé cette belle unanimité... (...). Le système français de prélèvements ficaux et sociaux est l’un des moins progressifs - et donc des moins justes - d’Europe, alors que les prestations favorisent, de fait, les catégories aux revenus confortables : le recours aux soins financés par l’assurance-maladie s’accroît avec le revenu au profit des ménages aisés ; le système des retraites profite davantage aux cadres supérieurs qu’aux manoeuvres, les premiers ayant une espérance de vie supérieure de dix ans aux seconds ; l’assurance-chômage exclut ceux qui - de plus en plus nombreux avec la flexibilité de l’emploi - ont des durées de cotisations trop courtes ; les 35 heures ( en partie financées par l’Etat) bénéficient davantage aux cadres qui ont les moyens de s’offrir des loisirs. (...). La France a beau consacrer 30 % de son PIB à la protection sociale (un tiers des revenus des ménages provient des transferts sociaux, comme les retraites ou diverses allocations), la pauvreté n’a pas reculé durant les deux dernières décennies. "(Jean-Michel Bezat, Le Monde du 2 juin 2002.)
b) Un effet social et politique
" Les cheminots, c’est le dernier rempart. C’est le donjon. Avant, il y avait les sidérurgistes et les mineurs. Ils les ont cassés. Il ne reste plus que nous. "(Un cheminot, à propos de la grève de décembre 1995, Le Monde du 17 décembre 1996).
Petite histoire officielle : " En ces années soixante-dix, les travailleurs ne s’offusquent pas d’être passé sous la toise d’une nivellante identité prolétarienne. A y réfléchir, l’inusable travailleurs, travailleuses d’Arlette Laguiller est sensiblement plus individualiste. Il s’adresse à chacun des damnés de la terre sans les noyer dans le magma informe de leur condition sociale. Mais en cette époque de montée en puissance de l’union de la gauche, les masses populaires semblent fières de l’être. L’expression symbolise leur force. Et le parti communiste entend bien en être l’instrument privilégié, pour ne pas dire le guide. (...) Le secrétaire général (Georges Marchais) moque Valéry Giscard d’Estaing qui se fixe pour objectif la disparition de la classe ouvrière et son intégration dans les classes moyennes. Bien au contraire, Marchais affirme comme une donnée scientifique le fait qu’un nombre croissant de salariés se rapprochent de la condition ouvrière, ce qui ne peut qu’accentuer le rôle révolutionnaire de cette classe. (..). La classe sociale est dans ces années la brique de base de toute activité politique digne de ce nom. (...) Tous ces fiers discours, ces concepts carrés et ces affirmations péremptoires se sont pourtant effondrés comme des châteaux de cartes. En ce début de millénaire, la gauche ne parle plus du tout à la classe ouvrière.
(...). " Tous les Français doivent mériter la même attention, souligne Lionel Jospin le 3 mars 2002 sur TF1 en appelant à la réconciliation entre ceux qui créent et qui innovent et les pauvres qui ont du mal à s’adapter à cette mondialisation ”. Cette symétrie dissimule mal une dépréciation des catégories populaires, suspectées de rester à l’écart de la modernité. (...). Le PCF est à peine plus précis. Dans sa résolution sur le Projet communiste du 29 octobre 2001, la classe ouvrière n’est saluée qu’au passé : " Le Parti communiste s’est longtemps identifié comme le parti de la seule classe ouvrière. Notre vision s’est depuis élargie. Le communisme s’identifie à l’exigence d’émancipation de toutes et de tous. "Contrairement aux socialistes, les communistes ajoutent qu’ils assument tout de même une " prise de parti résolue pour les plus pauvres, les plus démunis, les plus exploités et les plus méprisés. "On relève la connotation négative de cette représention, même si le document s’empresse d’y ajouter " le monde du travail et de la création. "Dans la pratique, les communistes ont pris l’habitude d’employer un terme d’un vague absolu : il s’adressent désormais aux " gens ”. Toute la gauche peine à qualifier les couches sociales sur lesquelles elle s’appuie. Cette difficulté renvoie d’abord à une impressionnante disparition symbolique du " prolétariat "(...). Dans le rôle du déshérité, l’immigré a pris la place de l’ouvrier d’autant plus facilement qu’une large fraction de la population ouvrière est maintenant d’origine étrangère. Le pauvre est par ailleurs devenu un exclu. (...).
" Au cours des dernières décennies, on a enfin de plus en plus évoqué des gens d’en bas délaissés par ceux d’en haut. Là encore la représentation populaire est peu valorisante. A la fierté d’appartenir à la classe sociale élue pour sauver l’humanité s’est substituée la honte de vivre du côté des perdants de la modernité et de la mondialisation. (...).
" Mais si la gauche n’a pas su forger un discours à destination de sa base sociale naturelle, c’est aussi et surtout parce que celle-ci a connu une mutation profonde. Les ouvriers et les employés représentent certes toujours 56 % de la population active en 2000, selon l’Insee. La France des classes moyennes est un mythe. Mais le groupe majoritaire des " salariés d’exécution "ne forme nullement un bloc homogène. Le sentiment d’appartenance aux classes populaires ne cesse de reculer. (...). L’atomisation et l’individualisation du monde salarial s’opposent à l’ancienne " conscience de classe "qui unifiait politiquement des individus socialement divers. Les employés, qui n’ont pas la même tradition d’action collective, sont désormais plus nombreux que les ouvriers. Enfin la généralisation d’un mode de consommation de masse a noyé ce qui restait de culture ouvrière. (...). La classe ouvrière traditionnelle - avec ses misérables conditions de travail et son exploitation dans de grandes unités de production - n’a pourtant pas disparu. Elle a plutôt migré des pays industrialisés vers les contrées émergentes de l’ancien tiers-monde. La classe ouvrière s’est objectivement mondialisée. Mais son invisibilité tient à ce qu’aucune force politique ne parle plus en son nom. "(Eric Dupin, Le Monde du 2 juin 2002.) Et, à la suite, Stéphane Beaud ajoute : " La disqualification du stalinisme a favorisé une disqualification globale du monde ouvrier, de son histoire, de ses valeurs ”.
A partir du début des années 1980, un certain nombre de thèmes sociaux " nouveaux "viennent recouvrir et supplanter la " question ouvrière ”. La problématique de la modernisation et de l’exclusion remplace dans le discours dominant celle de la classe ouvrière, même si l’on rappelle de temps en temps qu’une fraction des exclus vient du monde ouvrier. Le thème de la " nouvelle pauvreté "se cristallise au moment même où la gauche arrive au pouvoir. " Depuis vingt ans, plusieurs thèmes nouveaux sont apparus. D’un côté, dans les années 1985-1995, celui des exclus ou des nouveaux pauvres, que la gauche essaie de résoudre avec des dispositifs comme le revenu minimum d’insertion sous Rocard, puis la couverture maladie universelle sous Jospin. Parallèlement, le thème des immigrés resurgit à travers la problématique des jeunes issus de l’immigration et qui sont des enfants d’ouvriers. Ce double clivage - l’exclusion et l’immigration - provoque un creux idéologique qui fait, en quelque sorte, disparaître le monde ouvrier : les ouvriers ont un statut et un emploi ; du coup, ils ne sont pas prioritaires dans la course à la compassion et n’apparaissent pas comme les principales victimes des bouleversements économiques et sociaux de ces années là. "(Stéphane Beaud, Le Monde du 2 juin 2002.)
La disparition réelle de l’identité ouvrière permet sa disqualification idéologique en tant que classe réellement existante. Le cadre dynamique était la vedette des médias, des discours politiques et des enquêtes de consommation des années soixante-dix. Les années quatre-vingt auront été encore plus spectaculaires : pour un peu la France aurait passé pour un pays de golden boys et de créateurs d’entreprises. Ce qui est nouveau c’est l’ampleur du discrédit de la condition ouvrière, même et surtout chez les jeunes ouvriers : un refus de s’appeler tout bonnement ouvrier et de se considérer comme tel. L’ampleur de la modernisation, l’importance des techniciens, l’élévation du niveau de scolarisation (alors que celui-ci est le plus souvent une impasse pour les jeunes ouvriers) ont contribué à installer l’idée que les catégories ouvrières disparaissent progressivement du monde du travail. Les politiques mais aussi de nombreux mouvements sociaux à prétention radicale de contestation du mode de production capitaliste ont mis les chômeurs et les jeunes des banlieues au centre de la "question sociale", donnant du même coup le sentiment que celle-ci ne provenait plus du monde ouvrier.
La "politique de la ville" est un excellent résumé de cette " occultation "idéologique de la classe ouvrière. La politique de la ville proprement dite date du début des années quatre-vingt, après la grande émotion provoquée par les incidents violents des Minguettes. Toutes les cités présentent un même paysage. Le départ des classes moyennes durant les années soixante-dix, encouragé par les aides à l’accession à la propriété en ont renforcé l’homogénéité sociale : bien souvent ne restent que ceux qui ne peuvent aller ailleurs. Ces populations captives sont pourtant d’une extrême diversité : provinciaux déracinés, familles chassées par les opérations de rénovation des centre-villes et la disparition d’un parc social de fait - vieux logements, immeubles insalubres, hôtels meublés - , Français d’origine étrangère et immigrés. La sur-représentation des jeunes est un autre élément distinguant les cités. Mais l’essentiel est dans la situation sociale. Les taux de chômage peuvent atteindre 30 %. La précarité et la pauvreté salariale (intérim, CES, travaux peu qualifiés) y sont plus fortes que partout ailleurs. Les aides sociales et le RMI stabilisent difficilement des populations " exclues ”. L’absence, sur place, de toute activité économique renforce encore cette exclusion. La politique de la ville relègue, stigmatise et " désocialise "la condition ouvrière en la spatialisant. Elle fait de celle-ci une question d’exclusion, de ségrégation, de marginalisation, même si l’aspect le plus grossier de cette politique comme simple question d’urbanisme (qualifié à l’époque de " criminogène ”) est dépassé.
Enfin une anecdote qui synthétise tout : " Samedi 23 mars 2002, au Théâtre de Chelles, un débat sur le sort des salariés face aux restructurations des entreprises a lieu avant la représentation de la pièce 501 blues, jouée par cinq ouvrières de l’usine Levi’s de la Bassée (dans le Nord) qui ont été licenciées, comme plus de cinq cents de leurs camarades, au moment de la fermeture du site. (...). A travers ce débat, on a vu se manifester et s’opposer trois générations ouvrières. La première est celle des ouvriers syndiqués, politisés, aujourd’hui pour la plupart retraités. Ils ont lutté, conquis des avantages sociaux et retiré de la fierté de ce combat qui continuait celui des générations précédentes. La seconde est celle des ouvrières de Levi’s, licenciées après plus de vingt ans d’ancienneté, déchues mais gardant leur fierté d’avoir travaillé dur, d’avoir lutté, d’avoir su transmettre des valeurs, ayant conservé malgré tout le bénéfice de la socialisation dans un univers ouvrier fortement structuré mentalement et politiquement. Enfin, la troisième génération est incarnée par ces futurs opérateurs, presque tous originaires des cités paupérisées des années 1990 et issus de l’immigration. Ils refusent tout héritage du monde ouvrier et rêvent d’une réussite individuelle de petit patron. Ils sont les victimes directes de la dynamique de ségrégation sociale et spatiale qui depuis quinze ans opère des fractures béantes dans l’univers des classes populaires. "(Stéphane Beaud et Michel Pialoux, le Monde diplomatique, juin 2002) .
c) Une restructuration du mode de production capitaliste
Lorsque nous parlons de disparition de l’identité ouvrière il s’agit, entre autres choses, de tout ce que nous venons de décrire. Cette disparition n’est pas que le simple effet d’une contre-révolution après laquelle les choses réapparaissent même si c’est sous une forme différente ; une contre-révolution se définit comme une transformation structurelle du rapport d’exploitation. La lutte de classe pourra s’étendre, s’approfondir, l’identité ouvrière ne reviendra pas, bien au contraire.
Après la première période de développement de la subsomption réelle du travail sous le capital, la crise ouverte au début des années 70 a débouché sur une restructuration du rapport capitaliste d’exploitation. Dans cette restructuration est abolie et dépassée la contradiction qui avait soutenu l'ancien cycle de luttes entre, d’une part la création et le développement d’une force de travail créée, reproduite et mise en oeuvre par le capital de façon collective et sociale, et, d’autre part, les formes de l’appropriation par le capital de cette force de travail, que ce soit dans le procès de production immédiat (le travail à la chaîne, le système de la " grande usine ”), dans le procès de reproduction de la force de travail (le welfare) ou dans le rapport des capitaux entre eux (des aires nationales de péréquation). C’était là, la situation conflictuelle qui, dans le cycle de luttes antérieur, se manifestait comme identité ouvrière confirmée dans la reproduction même du capital et qu’abolit la restructuration.
L’extraction de plus-value relative a produit un procès de reproduction du face à face du capital et du travail qui lui est adéquat en ce qu’il ne comporte aucun élément, aucun point de cristallisation, aucune fixation qui puisse être une entrave à sa fluidité nécessaire et au bouleversement constant qu’elle nécessite. Contre le cycle de luttes antérieur, la restructuration a aboli toute spécification, statuts, "welfare”, "compromis fordien”, division du cycle mondial en aires nationales d’accumulation, en rapports fixes entre centre et périphérie, en zones d’accumulation interne (Est / Ouest). L'extraction de plus-value sous son mode relatif se doit de bouleverser constamment et d'abolir toute entrave en ce qui concerne le procés de production immédiat, la reproduction de la force de travail, le rapport des capitaux entre eux (péréquation).
Dans le premier point, nous avons affaire à toutes les caractéristiques du procès de production immédiat : travail à la chaîne, coopération, rapport entre production et entretien, définition du travailleur collectif, continuité du procès de production, sous-traitance, segmentation de la force de travail. Dans le deuxième : travail / chômage / formation / flexibilité / précarisation ; cycle d’entretien du travailleur. Dans le troisième, les modalités de l’accumulation et de la circulation : rapport entre production et marché, accumulation nationale, différenciation entre centre et périphérie, division mondiale en deux aires d’accumulation, "dématérialisation" de la monnaie, désintermédiation financière. Ce qui est dépassé, en même temps que les axes qui portaient la baisse du taux de profit, c’est la situation conflictuelle qui se développait comme identité ouvrière, qui trouvait ses marques et ses modalités immédiates de reconnaissance (sa confirmation) dans la "grande usine", dans la dichotomie entre emploi et chômage, travail et formation, dans la soumission du procès de travail à la collection des travailleurs, dans les relations entre salaires, croissance et productivité à l’intérieur d’une aire nationale, dans les représentations institutionnelles que tout cela implique tant dans l’usine qu’au niveau de l’Etat. Il y avait bien autoprésupposition du capital, conformément au concept de capital, mais la contradiction entre prolétariat et capital ne pouvait se situer à ce niveau, en ce qu’il y avait production et confirmation à l’intérieur même de cette autoprésupposition d’une identité ouvrière par laquelle se structurait, comme mouvement ouvrier, la lutte de classe.
La mondialisation du cycle du capital est la forme générale de la restructuration, elle n’en est pas la dynamique, qui demeure la plus-value relative, mais la synthèse de toutes les caractéristiques, une sorte d’abstraction intermédiaire. En ce sens, la mondialisation n’est pas une extension planétaire, mais une structure spécifique d’exploitation et de reproduction du rapport capitaliste. Elle est le contenu comme forme de la restructuration du rapport entre prolétariat et capital. Segmentation, flexibilité, abaissement de la valeur de la force de travail dans les combinaisons sociales de sa reproduction et de son entretien, sont devenus en eux–mêmes des processus de diffusion illimités construisant un espace non homogène (mais non homothétique ou uniforme), tout comme la transformation de la plus-value en capital additionnel ou l’appropriation des forces sociales du travail.
Avec l’identité ouvrière, c’est tout ce qui fondait le prolétariat, dans le cycle de luttes antérieur, à se poser en rival du capital à l’intérieur de la reproduction de celui-ci, que la restructuration du mode de production capitaliste dépasse, contre et au travers de l’échec, dans le début des années 70, du cycle de luttes antérieur.
Lié de façon essentielle à la subsomption formelle du travail sous le capital, le programmatisme (montée en puissance et affirmation du prolétariat comme classe dominante) se "décompose" dans la première phase de la subsomption réelle (de l’après-première guerre mondiale à la fin des années 70). C'est à cette situation que met fin la restructuration du mode de production capitaliste engagée dans les années 1970, et c'est une nouvelle structure et un nouveau contenu de la contradiction entre le prolétariat et le capital, l'exploitation, qui définissent maintenant un nouveau cycle de luttes : "au delà de l'affirmation du prolétariat".
Il n’existe pas de restructuration du mode de production capitaliste sans défaite ouvrière. Cette défaite c’est celle de l’identité ouvrière, des partis communistes, du syndicalisme, de l’autogestion, de l’auto-organisation. C’est tout un cycle de luttes qui a été défait, sous tous ses aspects, la restructuration est essentiellement contre-révolution, cette dernière ne se mesure pas au nombre de morts.
Les conditions de la subsomption réelle du travail sous le capital, dans cette première phase de la subsomption réelle, fondaient le prolétariat à disputer au capital la gestion du mode de production selon des modalités qui lui seraient spécifiques s’il y parvenait. Plus encore et différemment qu’en subsomption formelle, il était légitimé à cela par le capital lui-même. Que cela soit irréalisable, impossible (non formellement mais dans les termes, activités et conditions mêmes de ce "projet"et cela tant du côté de la classe ouvrière que de la classe capitaliste) ne change rien à l’affaire, cela a toujours été le cas dans l’histoire du programmatisme. En confirmant à l’intérieur de lui-même une identité ouvrière, en intégrant la reproduction du prolétariat dans son propre cycle, en subsumant sa contradiction avec le prolétariat comme sa dynamique même, le cours de la contradiction entre le prolétariat et le capital dans cette première phase de la subsomption réelle fonde le premier à proclamer : "la contradiction n’a plus lieu d’être". Ce qui est un projet de dépassement du mode de production capitaliste. C’est ce projet qui donnait à la classe son unité malgré les diversités sociologiques de la classe ouvrière, toujours repérables dans n’importe quelle phase du capitalisme. Le capital avait fait du travail son propre rival à l’intérieur de lui-même. Ce mouvement fut brisé, il y eut défaite ouvrière. La défaite n’a pas l’ampleur de celle de 17-39, mais la restructuration en jeu n’est pas non plus de même ampleur, on reste dans le même mode de subsomption. Il y a défaite et contre-révolution. La classe capitaliste brise tout ce qui confortait cette identité ouvrière et légitimait le prolétariat en rival du capital. La destruction de cette identité ouvrière n'est pas une simple conséquence "néfaste"et "objective"de la crise, elle n'est pas le simple reflet d’une croissance industrielle qui s’essouffle.
La contradiction entre le prolétariat et le capital se noue maintenant au niveau de la reproduction du mode de production capitaliste, cela nous donne la base abstraite du nouveau cycle : il y a coalescence entre la contradiction entre le prolétariat et le capital et le procès constitutif des classes. Cette coalescence c’est la fluidité du double moulinet de la reproduction capitaliste (rejet de l'ouvrier comme vendeur de sa force de travail et transformation du produit en moyen d'achat des moyens de production dont la force de travail, cf. Marx, Le Capital, ed. Soc. t.3, p. 19-20). C’est cette coalescence qui différencie radicalement le nouveau cycle de luttes de toutes les périodes où la révolution et le communisme se présentaient comme libération et affirmation du prolétariat. Cette nouvelle structure et ce nouveau contenu de la contradiction entre le prolétariat et le capital ne sont pas un simple changement de forme et même de contenu, mais une transformation de la composition de la classe ouvrière et donc de sa pratique, c’est l’existence d’une classe ouvrière historiquement spécifiée. Le nouveau cycle de luttes n’est pas un miracle structuraliste, mais l’action d’une classe ouvrière recomposée. Il s’agit, on l’a déjà évoqué, de la disparition des grands bastions ouvriers et de la prolétarisation des employés, de la tertiarisation de l’emploi ouvrier (spécialistes de l’entretien, conducteurs d’engins, chauffeurs routiers, livreurs, manutentionnaires, etc - ce type d’emploi est maintenant majoritaire chez les ouvriers), du travail dans des entreprises plus petites, d’une nouvelle division du travail et de la classe ouvrière avec l’externalisation des activités à faible valeur ajoutée (travailleurs jeunes, payés au smic, souvent intérimaires, sans perspective professionnelle), de la généralisation des flux tendus, de la présence de jeunes ouvriers pour qui la scolarisation a rompu le fil des générations et qui rejettent massivement le travail en usine et la condition ouvrière en général, des délocalisations. La possibilité de la " déchéance sociale "est toujours présente si bien que la condition ouvrière disparaît au profit des " in "et des " out "et de la division entre " Français "et " immigrés ”, ces derniers représentant la frange indécise entre le " in "et le " out ”. Mais c’est une division à construire sur la base d’un rapport au travail et aux allocations. Le paradoxe de cette nouvelle composition de classe est de faire disparaître l’existence de la classe ouvrière au moment même où sa condition s’étend et où cette " disparition "n’est que l’effet de cette nouvelle composition et de sa segmentation. La classe ouvrière est on ne peut plus présente et la lutte des classes l’axe autour duquel tourne l’histoire, mais d’une part elle n’est plus confirmée dans la reproduction du capital et d’autre part le prolétariat n’est en contradiction avec le capital qu’en se remettant lui-même en cause.
Quand le rapport contradictoire entre le prolétarait et le capital ne se définit plus que dans la fluidité de la reproduction du double moulinet de la reproduction capitaliste, le prolétariat ne s’oppose au capital qu’en affrontant le mouvement dans lequel il est lui-même reproduit comme classe. Cet affrontement du prolétariat à sa propre constitution en classe est maintenant le contenu de la lutte de classe et l’enjeu de celle-ci est la remise en cause par le prolétariat de sa propre existence comme classe et de toutes les classes. C’est le contenu et l’enjeu des activités de l’actuelle classe ouvrière. Mais simultanément c'est, pour le prolétariat, agir en tant que classe qui est devenu une limite de sa propre lutte nécessaire en tant que classe. Définie dans les catégories du capital, jusqu’à et y compris leur nécessaire représentation politique, son existence en tant que classe devient pour le prolétariat la limite de sa propre lutte en tant que classe, limite interne qui le définit et l’enracine dans les catégories nées de la division sociale et manufacturière du travail, de la segmentation de la force de travail, des modes de vie et de consommation, de la diversité des projets d’ascension sociale ; définition dans les catégories du capital qui ne s’accompagne plus d’une identité confirmée dans la reproduction du capital incluant un projet spécifique de réorganisation de la société. Le prolétariat est une classe de cette société et, de l’Union Sacrée de 1914 au vote Le Pen de 2002, cela n’est pas sans conséquences funestes.
Dans ce cycle de luttes où la contradiction entre les classes se situe au niveau de l’autoprésupposition du capital, c’est-à-dire, pour les classes de leur reproduction réciproque (réciproque mais non égalitaire ou symétrique, le capital subsume le travail, ce qui a pour conséquence déterminante que la lutte des classes se résorbe comme économie et que la crise révolutionnaire de la reproduction des classes est d’abord, chronologiquement et non théoriquement, une crise économique) lutter en tant que classe devient la limite interne de la lutte de classe du prolétariat, à plus forte raison la représentation politique de son existence en tant que classe qui n’est plus le fétichisme de l’identité ouvrière et de sa spécificité (la " politique ouvrière ”). Dans le démocratisme radical, cette représentation devient aléatoire et nécessairement inadéquate.
Dans les aires périphériques du mode de production capitaliste, la production par le prolétariat de toute son existence dans le capital, la coalescence entre l’existence de la classe et sa contradiction avec le capital a pour conséquence que la reproduction du capital est, en tant que reproduction même, la limite de toutes les luttes, mais cette limite générale de la période actuelle de la lutte de classe prend ici, de par l’absence de développement local des déterminations spécifiques de la subsomption réelle comme intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle propre du capital (le " compromis fordiste ”), la forme particulière de l’ethnicisation de la classe ouvrière. Dans les aires centrales c'est l’appartenance citoyenne à la communauté nationale jusqu’à et y compris la " préférence nationale ”. Malgré sa prégnance et sa férocité actuelles, il ne faut pas se tromper, cette limite est très fragile dans la mesure où elle ne contient ni une confirmation de la classe dans la reproduction du capital (bien au contraire) ni, la production d’une identité de substitution comme le patriotisme, ni, surtout, aucun projet qui soit en propre celui du prolétariat.
Si le démocratisme radical est la forme la plus visible, la plus socialement valorisée et légitimée (citoyenne) de la disparition de toute identité ouvrière et du capital comme horizon indépassable de l’existence de la classe ouvrière, il en est d’autres de moins en moins " inavouables ”...
De la disparition de l’identité ouvrière au vote Le Pen : racisme et préférence nationale
" Il ne s’agit pas de savoir quel but tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier, se représente momentanément. Il s’agit de savoir ce que le prolétariat est et ce qu’il sera obligé de faire, conformément à cet être. "(Marx, la Sainte famille, éd. Soc., p. 48. )
Dans la problématique programmatique d’un " être révolutionnaire "de la classe, la sentence ci-dessus est définitive, autosuffisante, on passe à autre chose, et on peut en toute tranquillité d’esprit, toute innocence, se livrer à l’analyse du cours historique du mode de production capitaliste, du cours empirique des luttes de classe et de son devenir révolutionnaire déjà connu. Mais voilà, le dépassement révolutionnaire du mode de production capitaliste est un dépassement produit, une sorte de point historique inconnu, et la question ne se présente plus alors, dans chaque analyse particulière, comme celle d’un " désaccord "ou d’une " disharmonie "conjoncturelle, sans grand intérêt théorique et sans conséquences majeures sur un aboutisement inéluctable dans sa définition déjà connue.
En un mot, considérer le cours des choses sur cette base ne pourrait que nous conforter dans un normativisme bien tranquille : la situation est telle, mais nous savons que ce n’est qu’un " désaccord ”, une " disharmomie "momentanée, cela parce que l’avenir nous appartient, mais, surtout, parce que, dès maintenant, ce qui se passe, c’est-à-dire ce que fait le prolétariat, ne correspond pas à l’être que nous (la théorie) nous connaissons, en quelque sorte ce n’est pas " rationnel ”. A propos du vote ouvrier pour le Front National cela nous donne les conclusions aussi rassurantes que proclamatoires du " Mouvement Communiste "dans son tract " L’épouvantail Le Pen a réussi à recréer l’union nationale pour la République, la lutte de classe se chargera de la défaire ": " Il te faut (le M.C s’adresse à l’ouvrier, nda) au contraire prendre conscience (souligné par nous) que la seule solution réaliste pour les ouvriers consiste à détruire l’Etat... ”. La participation aux élections est ici le résultat de " l’inculcation dans les têtes des prolétaires du crétinisme électoral par nos adversaires ”. Il faut en conséquence que la classe " prenne conscience de sa force en tant que classe "; cette force c’est " sa place dans la production "(nous serions tentés de préciser dans les rapports de production). Ce qui échappe au M.C c’est que cette " place "est aussi ce qui fait participer le prolétariat du capital et de l’Etat. Le vote Le Pen est alors simplement qualifié de réactionnaire sans qu’il soit jamais nécessaire de définir ce que l’on entend par là (volonté de retour ? obstacle au sens de l’histoire ?). Toute une série d’expressions non définies viennent remplacer celle que l’on ne veut pas employer : classe ouvrière. La lettre de Mouvement Communiste (Mai 2002) utilise " vote populaire ”, " classes opprimées ”, " classes subalternes ”, et le tract : " prolétaires désemparés et souffrants ”. Remarquable travail de dénégation. De la même façon l'Oiseau tempête (texte cité), face aux " impasses de la société capitaliste ”, nous assure que la seule perspective est " un combat anti-capitaliste permanent et autonome "contre " les massacres guerriers entre prolétaires ”, mais ce qui nous intéresserait plus que les proclamations c’est de nous expliquer le vote ouvrier pour le Front National et les " massacres guerriers entre prolétaires "au-delà du " conditionnement "ou des " illusions de la démocratie ”.
A partir du moment où " sa propre situation ”, comme dit Marx, n’est pas un être, mais réellement une " situation ”, c’est-à-dire un rapport et donc une histoire, on ne peut plus se contenter de la tranquillité et de l’innocence normatives. On ne peut plus poser, d’un côté, ce qui se passe et, de l’autre, passer les désaccords et les disharmonies par pertes et profits dans l’attente de la " prise de conscience ”. On ne peut plus dire " peu importe... ”, car c’est justement cela qui importe. La disharmonie et le désaccord ne peuvent plus être rejetés à l’extérieur de l’objet comme cela apparaît dans une théorie normative parce que les aléas des " buts "que les ouvriers " se représentent "ne peuvent plus être traités comme disharmonies par rapport à la norme finale du " vrai but ”. En fait, c’est tout le contenu du concept de limite des luttes que l’on retrouve, concept, il est vrai, délicat à manier.
Le vote Le Pen est une protestation, une protestation ouvrière (pas seulement et il faudra l’expliquer) non pas de la classe ouvrière contre le mode de production capitaliste mais contre la disparition de la possibilité de sa représentation sociale et politique (nous avons vu dans la première partie ce qu’était la représentation et dans la deuxième le processus de sa disparition). Cette protestation affirme l’existence de la classe ouvrière (comme avait pu le faire le vote contre Maastricht, qui, lui, avait réjoui pas mal de " radicaux ”), si cette affirmation s’appuie sur la nostalgie d’un passé révolu et largement fantasmé, elle est, avant tout, actuelle car elle n’est pas celle de l’identité ouvrière, même fétichisée dans la représentation politique. C’est une affirmation ouvrière qui ne fait qu’affirmer toutes les catégories actuelles des modalités de l’exploitation. Elle se distingue de l’affirmation de l’identité ouvrière en ce qu’elle n’affirme que l’existence du capital tel qu’il est, mais c’est aussi là qu’existe la classe ouvrière.
La reproduction du capital est la limite de cette affirmation d’existence, la protestation qu’est cette affirmation se déroule à l’intérieur de cette reproduction et en suit tous les linéaments de la concurrence entre prolétaires, de la division du travail, de l’individualisation des rapports de travail, etc. Protestation, parce que, bien que complètement contenue dans le fonctionnement du mode de production, complètement " interdite "par sa restructuration (disparition de l’identité ouvrière : nous ne sommes pas dans une période fasciste). Contrairement à ce qui se passe au cours de la lutte des classes, il n’y a rien ici qui soit l’affirmation par ce cycle de sa propre dynamique. Le vote Le Pen ne peut pourtant pas être rejeté dans une sorte d’ailleurs du cycle de luttes actuels. D’abord, il n’y a que sa compréhension qui peut l’expliquer (disparition de l’identité prolétarienne, le capital comme seul horizon, le fait d’agir en tant que classe devenu la limite de la lutte de classe), ensuite il est le durcissement, la cristallisation pour elles-mêmes des limites de ce cycle : l’appartenance de classe est devenue la limite générale de la lutte de classe.
Dans les luttes immédiates, la dynamique de ce cycle est une production en rapport et même au travers de ses limites ; la dynamique ne peut, sans se perdre comme dynamique de la lutte de classe, s’autonomiser comme cherche à le promouvoir le Mouvement d’Action Directe. Empiriquement (décembre 95, sans-papiers, chômeurs, dockers de Liverpool, Cellatex, Alsthom, Lu, Marks et Spencer, etc), telle ou telle caractéristique de la lutte apparaît, dans le cours de la lutte elle-même, comme limite en ce que cette caractéristique spécifique (service public, demande de travail, défense de l’outil de travail, refus de la délocalisation, de la seule gestion financière, etc), contre laquelle le mouvement se heurte souvent en se scindant, se ramène toujours au fait d’être une classe (ce qui peut, en réaction, provoquer l’autonomisation de la remise en cause individuelle de l’appartenance de classe par rapport à la lutte en tant que classe : le mouvement d’action directe) et encore plus évidemment à l’implication réciproque avec le capital, ce qui est identique, alors que pouvait sur ces bases être promu, auparavant, le projet de gestion ouvrière. C’est ainsi qu’existe réellement la dynamique de ce cycle de luttes. Ici, dans le vote, c’est l’affirmation d’être une classe qui se donne, dans toutes les caractéristiques du fonctionnement du mode de production capitaliste, sans que cette affirmation soit la médiation d’un au-delà, comme une protestation contre ce même fonctionnement qui en interdit la représentation.
" Si les auteurs socialistes attribuent au prolétariat ce rôle historique, ce n’est pas du tout parce qu’ils considèrent les prolétaires comme des dieux. C’est plutôt l’inverse. Dans le prolétariat pleinement développé se trouve pratiquement achevée l’abstraction de toute humanité, même de l’apparence d’humanité ; dans les conditions de vie du prolétariat se trouvent condensées toutes les conditions de vie de la société actuelle dans ce qu’elles peuvent avoir de plus inhumain. "(Marx, la Sainte Famille, éd. soc., p. 47.)
Pour paraphraser infidèlement la suite de la citation : si dans le prolétariat, " l’homme s’est perdu lui-même ”, il n’acquiert en même temps la " conscience théorique "de cette perte que dans le spectacle de ceux qui en lui-même sont les plus menacés par " la misère qui s’impose à lui inéluctablement - expression pratique de la nécessité - ”. Cette " misère qu’il ne peut plus éviter ”, il peut encore la " farder "en son miroir. Sa révolte et son refus de " pareille inhumanité "sont expulsés de lui-même et deviennent le refus de sa propre image que le travailleur immigré lui renvoie. Si " tout rapport à soi est un rapport à l’autre ”, le refus et la révolte contre soi, peuvent être un refus et une révolte contre l’autre qui est la réalité du rapport à soi.
" Si ce vote (le vote pour le Front National, nda) revêt sans nul doute une forte dimension protestataire, on ne peut méconnaître le fond structurel sur lequel se détachent les relations ouvriers français - ouvriers immigrés aujourd’hui, c’est-à-dire le contexte de vulnérabilité de masse (pour reprendre l’expression de Robert Castel) (...) : la détérioration des conditions sociales d’existence (niveau de vie, insécurité, angoisse de l’avenir), la concurrence au travail, la diminution des espoirs de promotion (pour soi et ses enfants), la hantise du déclassement social, l’espoir et la déception liés à la poursuite d’études. C’est sur cette toile de fond que l’on peut comprendre l’attrait exercé par les thématiques du Front National, notamment celle de la préférence nationale, dans les milieux populaires. "(Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, éd. Fayard 1999, p. 376.) L’enquête de Beaud et Pialoux fait resortir que la " cristallisation raciste "se fixe moins sur le comportement des parents immigrés à l’usine (il s’agit d’une enquête sur les usines Peugeot et la région de Sochaux - Montbéliard) que sur celui de leurs enfants à l’extérieur. Ce n’est pas l’ouvrier immigré qui a vingt-cinq de boîte qui est le miroir de la vulnérabilité sociale générale du prolétariat et du " déclassement "mais les jeunes de la deuxième ou troisième génération dont certains en arrivent à endosser et à revendiquer ce rôle de " groupe repoussoir ”. " La fermeture dramatique de l’avenir avive considérablement leur ressentiment et explique aussi la radicalisation de leurs comportements dans une espèce de spirale incontrôlable : la violence subie en permanence - violence économique, violence de la pauvreté matérielle, violence du racisme - se transforme en une violence retournée, parfois contre soi et souvent contre les " autres ”, ces " Français "tous voués aux gémonies. Face au racisme diffus qui vise les " Arabes ”, leurs réponses suivent la logique du retournement : stigmatisés comme : " Arabes ”, ils en viennent à magnifier leur " arabité " "(ibid, p. 393.) La fracture ne peut plus être conçue comme une affaire interne à la classe ouvrière, mais en termes de plus en plus ethnicisés. Ce faisant, ces jeunes font peser sur les autres enfants et sur leurs familles le plus gros des risques, celui qui consiste à faire capoter la stratégie d’ascension sociale dans le travail, par l’école ou par le quartier habité.
Sous le titre " La respectabilité ouvrière, enjeu véritable des tensions racistes ”, Beaud et Pialoux développent l’analyse suivante : " On peut se demander si le passage au Front National d’un nombre croissant d’ouvriers ne gagnerait pas à être interprété comme une forme de protestation amère, voire désespérée, contre le " moralisme de gauche ”. (...) Il nous semble important d’insister sur l’aspect éminemment réactif du vote Le Pen : il y a là une manière viscérale de dire la haine sociale qui habite de plus en plus d’ouvriers, (...). Ce qui est en jeu à travers le vote FN des ouvriers c’est bien la respectabilité de personnes qui ont travaillé dur toute une vie pour acquérir leur maison, bien élever leurs enfants, se construire une bonne réputation, etc. Cette respectabilité, qui effectivement peut paraître dérisoire à ceux qui sont éloignés des milieux populaires, les ouvriers peuvent aujourd’hui la perdre brutalement. De diverses manières : par le chômage qui frappe le ménage, par le déclassement de leur lieu d’habitat (comme pour ceux qui, il y a vingt ou trente ans, ont construit dans un endroit aujourd’hui menacé par la paupérisation sociale ou ont acheté dans une cité " à la dérive ”), mais aussi par la contestation diffuse de leur système de valeurs, que ce soit le localisme ou l’autochtonie disqualifiés au profit du cosmopolitisme ou du " métissage ”, ou encore par la remise en cause de la division sexuelle du travail. Or cette respectabilité ouvrière, (...), est aujourd’hui moins bien défendue et paraît fortement menacée. (...) Ce qui par exemple nourrit l’exaspération des ouvriers français (et souvent des immigrés anciens, nda) habitant dans les villes ouvrières de la région, c’est le contraste entre le discours sur l’immigration des hommes politiques - l’arrêt de l’immigration légale et la lutte prioritaire contre l’immigration clandestine - et les réalités locales. (...). Ces nouveaux immigrés qui arrivent le plus souvent dans le cadre du regroupement familial, sont soupçonnés d’avoir eu recours à d’autres voies, illégales ou paralégales, notamment le mariage avec des Français(es) d’origine immigrée. (...). Si cette nouvelle immigration est accueillie avec défiance, ce n’est pas nécessairement par réflexe " raciste "mais parce qu’elle ne fera, aux yeux des habitants de ces quartiers, qu’aggraver les problèmes structurels rencontrés à l’école et dans le quartier. (...). C’est en réaction aux promesses non tenues et aux discours moralisateurs des " élites "qu’une sorte de cynisme ouvrier se développe contre les valeurs universalistes et républicaines, celles que défendent les " intellectuels "(au sens ordinaire) accusés d’oublier ou de nier les formes les plus concrètes de la concurrence sociale auxquels les ouvriers - les " petits "- sont confrontés au jour le jour. "(op. ci.t, pp. 398-399-400)
Depuis plus de quinze ans, le chômage de longue durée, la relégation liée à la perte d’emploi, la réclusion dans les HLM dégradées, la compression des revenus, l’échec scolaire des enfants, rapprochent les conditions de l’ex noyau dur de la classe ouvrière de celles des groupes dont ils pouvaient se croire éloignés, ou qu’ils pouvaient imaginer moins bien armés qu’eux. " Le bulletin Le Pen devient l’expression de la hantise d’être précipité à nouveau dans le monde auquel ils entendaient échapper, une manière de restaurer une identité, de conjurer le déclassement. Il n’est pas jusqu’au racisme ordinaire qui ne soit, alors, une façon de marquer la distance qu’ils voudraient ne pas voir abolie avec ceux qui sont encore un peu moins qu’eux. (...). Maintenant, c’est désormais par opposition à ceux qui occupaient auparavant les emplois les plus dévalués que toute une frange du monde ouvrier, au chômage, joue son identité. "(texte de membres de la Fondation Copernic, le Monde du 14 juin 2002). Cette identité ne peut plus être celle du métier, de la solidarité dans la lutte (si celle-ci existe ponctuellement, c’est quotidiennement une situation de concurrence individuelle qui domine), ni celle générale de la condition ouvrière devenue si instable. Le procès de travail atomise les ouvriers et les met en concurrence jusque dans son organisation matérielle : responsabilisation individuelle sur la qualité, les délais ; éloignement physique des postes de travail ; éclatement des horaires ; évaluation personnelle et entretien avec le supérieur direct. L’atomisation est telle et la perte de l’identité ouvrière confirmée par et dans la reproduction du capital si inexorable que l’Etat et la Nation, les communautés les plus abstraites et parce que les plus abstraites, peuvent seules être la communauté de cette individualisation (comme ailleurs la religion, lorsque les communautés traditionnelles éclatent). Cette identité se forge dans la délimitation et la différence d’avec les exclus de la vie nationale, immigrés et même chômeurs " nationaux "auxquels on reprochera les " avantages "octroyés par les " élites liées au cosmopolitisme ”. Tout se mêle ici : l’identité nationale et l’ancienne fierté du travail. L’identité nationale revendiquée c’est avant tout le mépris vis-à-vis des " exclus ”, reposant sur la crainte d’en être, le rejet de voir ses problèmes traités par le RMI, la RTT, la CMU.
Nous ne sommes pas d’accord avec Michel Samson pour qui (le Monde du 9 mai 2002) : " Ce mot de protestataire sert à masquer l’essentiel : cet électorat plus massif le 21 avril que celui du PS, est raciste et xénophobe, au sens ordinaire de ces mots. "Bien sûr l’utilisation politicienne du mot "protestataire" sert à renvoyer cette manifestation dans le domaine du défoulement inconscient, mais cela ne l’empêche pas pour autant d’être protestataire en tant que raciste et xénéphobe et en toute conscience. " Réserver allocations, retraites et autres prestations aux nationaux revient à voler aux autres une part de ce qui leur est dû : les travailleurs étrangers qui travaillent en France cotisent à la sécurité sociale, aux caisses de retraite, aux Assedic, payent leurs impôts. De surcroît, en consommant nourriture, essence, cigarettes ou films, ils paient les impôts indirects, TVA et taxes, ce qui leur donne droit aux soins hospitaliers, aux programmes de télévision, aux autoroutes, aux écoles, à la protection policière, etc., que l’on paye avec cet argent. "(ibid.) Il est exact que les " acteurs politiques "répondent très rarement sur ce point central du programme du Front National péférant, tout comme les manifestants de l’entre-deux-tours, en appeler au fascisme et aux années trente. Mais l’électorat ouvrier de Le Pen, lui, le sait pertinemment et cela fait partie de sa protestation sur la " respectabilité ouvrière "qui passe par la préservation d’un Welfare senti comme menacé par l’immigration et par la consolidation d’une barrière et d’une différence vis-à-vis de ceux qui apparaissent comme les plus exposés à la relégation sociale et tant pis/tant mieux si cela est injuste.
La " préférence nationale "n’est pas une adhésion patriotique à une identité de substitution que serait la " Nation "et encore moins la " race "ou la " civilisation chrétienne ”. La délimitation entre le " nous "et les " autres "est avant tout un mouvement interne au rapport entre travail, welfare et services publics (habitats, écoles, hôpitaux, Poste ...), elle est la revendication d’un Etat " qui marche ”. Le critère de la délimitation c’est l’ordre qui surdétermine le " bon fonctionnement "de l’accès au travail, au welfare, aux services publics. Cet ordre c’est la légitimité exclusive du travail salarié (il s’agit ici du vote ouvrier pour le Front National et non de l’ensemble du vote Front National, les " petits patrons "sont évoqués plus loin) que menacent le " chômeur professionnel "(toujours l’autre), le " clandestin ”, le " dealer ”, " celui qui vit des allocations familiales ”, tous ceux dont une identité particulière peut être réellement ou imaginairement la source d’un " avantage ”, d’une dérogation à cette règle commune. Cet ordre implique immédiatement la " sécurité "(au sens sarkozien : on ne traine pas dans les halls d’immeubles) qui se présente comme la garantie de l’obligation au travail et à la règle commune. La délimitation va passer entre cet ordre et ce qui le menace dont la figure paradigmatique est le " jeune arabe "et, comme le nazisme avait inventé les " enjuivés ”, ceux dont le comportement quotidien est assimilé à ce paradigme. La " préférence nationale "est la construction d’un groupe " racial "à partir de critères qui ne le sont pas, il s’agit d’une résistance à la relégation sociale contre ceux qui en sont désignés comme les symboles et les fourriers. C’est seulement en ce sens que la défense de la " respectabilité ouvrière "devient " préférence nationale "qui se construit à partir des critères de la respectabilité ouvrière comme délimitation d’un groupe " racial "à combattre, et non comme affirmation d’un " nous "comme " la France ”, " la patrie ”, " la chrétienté ”. L’" identité nationale "ne se substitue pas à l’identité ouvrière, c’est l’identité ouvrière qui fait de la " résistance "sous la forme de l’identité nationale qui avait toujours été une de ses déterminations. " Résistance "mais il ne s’agit pas d’un anachronisme, elle a totalement changé de contenu en retravaillant certaines de ses déterminations, de volonté de libération du travail du salariat, elle est devenue l’affirmation, menacée en tant qu’ordre social, du travail salarié.
Comme toujours le groupe " racial "est une complète construction historique qui suit les linéaments des circonstances particulières : le jeune " gaulois "peut être " arabe "et l’Algérien qui a 25 ans de chaine derrière lui " français ”. Dans sa brochure déjà citée, Temps Critiques note avec raison que la " détestation du travail "est le fait d’une large fraction de la jeunesse issue des milieux populaires, " la critique du travail s’y manifeste en dehors de toute perspective collective et dans les quartiers où prédominent les jeunes issus de l’immigration récente ”. Ils ajoutent : " Les individus prolétaires lorsqu’ils se contraignent à voter le font pour des partis qui osent encore se référer au travail, le FN et LO notamment. "(Il est inutile de répéter ici que si nous pouvons partager certaines analyses de Temps Critiques nous rejetons toute la problématique de base exprimée dans cette revue. Il est tout de même notable que dans ce hors série cette problématique de la " valeur sans le travail ”, de la " disparition des classes ”, de la " disparition de leur contradiction comme exploitation "ne soient que des rappels qui interfèrent peu dans l’analyse, souvent même des appellations comme " individus prolétaires "autorisent l’auteur à faire une analyse de la situation des classes sans avoir à prononcer le mot tabou. En outre, la reprise systématique des concepts de " cycle de luttes", " programme prolétarien ”, " identité ouvrière ”, " restructuration " amène souvent ce texte là où, selon sa problématique affichée, il ne devrait pas aller).
Le vote Le Pen résulte d’une première délégitimation qui est celle de la reconnaissance sociale de la classe ouvrière : sa disparition en tant que classe confirmée dans la reproduction du capital et porteuse, à partir de sa situation immédiate dans le mode de production capitaliste, de l’affirmation d’une réorganisation de la société. Entre les deux tours de l’élection présidentielle, cette première délégitimation a été redoublée, comme mise en abime. Les manifestations de l’après premier tour sur les thèmes de la France, de la démocratie, de la République et de la condamnation morale du racisme furent une dénégation de la raison d’être de ce vote, le vote ouvrier pour le Front National fut privé de ses véritables motifs. La classe ouvrière fut délégitimée une seconde fois.
Il n’y avait pas de fascisme et pas d’antifascisme, ni même de manifestation de l’" unité nationale "(la manifestation nationale de l’entre-deux-tours fut un fiasco). Il n’y avait de la part de ceux qui étaient dans la rue que le cri de la créature menacée : nous ne sommes pas comme " eux "; nous ne sommes pas " affreux, sales et méchants ”. L’espoir de se démarquer de ces " pauvres ”, l’autoproclamation rassurante : " nous sommes encore dans la course ”. Affirmer son appartenance et son allégeance à cette société par la reconnaissance réciproque d’être encore des " in ”. Les proclamations étaient claires : s’affirmer citoyen, démocrate, républicain, c’était conjurer l’anxiété de basculer dans la précarité, l’inquiétude pour l’avenir, et affirmer comme inhérent à cet " état "de citoyen le " droit "menacé à la promotion sociale. A quarante ans, 18 % de la génération née dans les années 20-30 s’étaient élevés dans la hiérarchie, cette proportion grimpait à 28 % pour la génération née entre 1945 et 1950, depuis elle stagne ; en revanche les perspectives de déclassement social, c’est-à-dire de se retrouver à terme dans une catégorie sociale inférieure à celle du père, sont deux fois plus forte pour la génération née en 1975 que pour ses parents (cf. dossier sur les classes moyennes dans le Monde du 23 décembre 1997.) Comme les anciennes classes moyennes avaient la boutique ou la petite entreprise comme patrimoine, pour les " classes moyennes "actuelles " être citoyen "est devenu un patrimoine que l’on met en valeur par l’exhibition de ses diplomes et de ses compétences. Fausto Bertinotti (secrétaire général du parti d’extrême gauche italien Refondation communiste) écrit à propos de ces manifestations : " J’y vois une prise de conscience nouvelle des dégats sociaux provoqués par ce système, une tentative de se réapproprier, à partir de la base, la politique, de la remettre au centre de la société, en somme à l’aube d’une nouvelle volonté de changement, un autre des fruits du mouvement des mouvements du peuple de Seattle. "(le Monde du 11 mai 2002.). Bertinotti se berce dans ses propres illusions démocrates radicales : ces manifestations ne sont même pas du démocratisme radical en ce sens qu’elles ne sont pas la reconnaissance de la condition ouvrière dans son horizon indépassable du mode de production capitaliste, mais sa dénégation. Bertinotti aurait du lire l’éditorial du numéro de Elle du 29 avril 2002 (on est beau, on est jeune, on est gentil… on n'est pas des ouvriers).
La disparition de l’identité ouvrière et donc de ce qui était inclus en elle : sa représentation, remet en cause à l’intérieur de la démocratie la légitimation démocratique de la lutte des classes.
Le populisme
Le populisme se définit essentiellement comme la volonté d'abolition, dans la politique, de la distinction entre société et politique. Contre la démocratie, le populisme refuse de reconnaître comme irréductibles les contradictions et les scissions de la société, et d’accepter leur pacification dans l'État par la médiation du citoyen. Pour le populisme, la société est une communauté directement prise en charge et représentée en tant que telle dans l'État. La communauté, c'est le peuple contre les classes sociales d'un côté et contre le citoyen de l'autre. Cependant ce peuple comme communauté n'est pas un état, un donné, il doit être construit par la réunification, la réconciliation, de ce qui a été séparé, disloqué : la société et la religion, le public et le privé, l'économie et la morale, la technique et le culturel, les masses et les élites, le travail avec le capital et la nation, etc. En tant que mouvement politique et idéologique, le populisme se constitue sur les limites des luttes du prolétariat et se retourne contre lui. C'est l'action du prolétariat dans ses luttes revendicatives et de pression sur l'État, ainsi qu’actuellement l’impossibilité de cette activité d’exister comme projet d’organisation de la société selon ses besoins et intérêts, qui produit le peuple. Et le peuple, qui n'admet pas les contradictions, les conflits et les scissions en son sein, se retourne contre lui. Il serait angélique de ne pas constater que c’est dans des régions où parfois les prolétaires ont lutté de façon très violente contre les fermetures d’entreprises et les licenciements et pour obtenir les meilleures conditions de départ que le Front National fait d’excellents scores après la disparition de l’encadrement de la communauté ouvrière.
Mais ce peuple, on l'a dit, n'est pas un donné, n'est pas une classe sociale, ni même un groupe sociologique, il est à construire et à représenter. Par là, il devient l'apanage de la seule classe susceptible d'unifier les contradictions sociales et de les reproduire, parce qu'elle tient les clés de l'autoprésupposition du capital : la bourgeoisie. Celle-ci peut déléguer, de façon parfois conflictuelle, la direction du mouvement aux classes moyennes, ou à des catégories sociales mieux à même de le représenter, parce qu'adéquates à son contenu, comme l’Eglise, l'armée, ou le syndicat selon les contextes. C’est cette délégation aux petits patrons et artisans qui manque actuellement (et manquera toujours) au Front National (tel que les conditions françaises lui imposent d’être) et qui en fait une organisation aussi massive électoralement qu’ectoplasmique socialement. Comme le démocratisme radical, avec lequel il partage bien des caractéritiques (le rêve de la démocratie directe, le culte de l’Etat social, la critique de la mondialisation libérale), le populisme se nourrit aux limites des luttes du prolétariat quand celui-ci ne peut se dégager d'une fixation de la contradiction entre prolétariat et capital au niveau de la reproduction de la force de travail dans le cadre d'une économie capitaliste de plus en plus segmentée (rupture de l’ordre de la société salariale) où l'articulation entre les secteurs n'apparaît dans leur implication réciproque que comme misère et richesse : " ceux d’en bas "et " ceux d’en haut "(cf. les risques de la situation actuelle en Argentine).
Le petit patronat représente idéalement cette réconciliation du travail respectable et du capital mérité, s’épanouissant dans le cadre de la nation, sociale et familiale. Malheureusement, si c’est un idéal c’est que c’est aussi une réalité. La moitié des ouvriers travaillent dans le cadre d’une petite, voire d’une toute petite entreprise, on pourrait dire que ce n’est pas le nombre qui compte mais la place dans la composition de la classe ouvrière par rapport aux dynamiques capitalistes en cours, or, de ce point de vue, force est de constater que cet éclatement n’est pas archaïque. Comme leur patron, ces ouvriers sont souvent soumis à la pression directe de la clientèle qu’elle soit privée ou celle d’entreprises plus importantes, celui qui apparaît comme aggravant les conditions de travail, forçant à tenir les salaires, c’est tout autant le patron que le client impérieux. " A de nombreux égards, le point de vue ouvrier fait plus souvent corps avec celui du patron : ils dénoncent avec lui le poids des charges sociales, des règlements... L’alliance entre les ouvriers et les petits patrons du commerce et de l’industrie devient possible (...). ”, relève Daniel Cohen dans le Monde du 3 mai 2002, on pourrait ajouter l’attitude face aux délocalisations, à la mondialisation de la concurrence et à l’envolée des revenus " indus "du capital. Face aux transformations sociales, non seulement le petit patron formalise le mouvement populiste, mais encore les petits patrons sont spécifiquement mis en mouvement en tant que catégorie sociale dont le pouvoir économique et politique est attaqué. Les contradictions actuelles retravaillent donc la tradition de l’extrême droite (travail, famille, patrie, racisme) pour produire les thèmes du populisme : justice économique, communauté nationale, respectabilité du travail, république et souveraineté rendue au peuple. Mais c'est continuellement face à l'exacerbation des contradictions entre les classes que le populisme du travail respectable et du capital mérité doit se prouver comme la représentation en acte de la communauté du peuple, et cela en produisant le peuple contre l'" impopulaire ”, le non-patriotique : la finance, les élites politiques de la démocratie représentative, les " intellectuels et artistes cosmopolites "et les grands capitaines d’industrie d’un côté ; les " profiteurs du Welfare "et le " groupe repoussoir "des enfants d’immigrés de l’autre.
Bertinotti, dans le texte précédemment cité, a raison de souligner qu’il ne s’agit pas de " populisme vieilli "et que " nous ne sommes pas confrontés à des reflux fascistes ”. Si le petit patron représente la figure idéale de ce populisme c’est que celui-ci est absolument " moderne ”. Sans qu’il en tienne compte, c’est parce qu’il baigne dans les caractéristiques italiennes de la petite entreprise que Bertinotti peut dépasser la vision poujadiste qui a encore cours en France, bien que là aussi dépassée. Mais en se passant de la figure du " petit patron "et de ses ouvriers, Bertinotti laisse de côté la condition de la réussite précisément populaire de ce populisme, pour n’en faire qu’une expression de la classe capitaliste, perdant ainsi sa spécificité (il est vrai que pour un tenant pur et dur du programmatisme, c’est une couleuvre difficile à avaler).
Le petit patron est tout à fait moderne. Le gouvernement de Berlusconi comprend douze " petits "patrons sur vingt-six ministres. C’est dans les années soixante-dix, à partir de PME très dynamiques, qu’émergent ceux que Pierre Musso dans le Monde diplomatique d’avril 2002 appelle des " néo-condotierri postfordistes "comme Gilberto Benetton et Silvio Berlusconi. Durant l’été 2001, la direction de l’organisation patronale Cofindustria est revenue à Antonio d’Amato, porté par les PME du Nord-Est, contre Carlo Callieri, pourtant soutenu par Agnelli et De Benedetti. Si tous ces éléments font en réalité système et si le capitalisme italien reste dominé par un petit nombre d’actionnaires financiers (malgré le déclin de Mediobanca et la mort d’Enrico Cuccia), il n’en demeure pas moins que les familles historiques du capitalisme fordiste italien ont du partager leur pouvoir avec ces " néo-condotierri "qui même devenu gros ont conservé le mode de fonctionnement d’une PME et dont la réussite dépend des modalités d’exploitation de la force de travail en cours dans ces PME de moins de 10 salariés (on fabrique parce qu’on a déjà vendu, ce qui laisse supposer les conditions de travail et les statuts des travailleurs) qui représentent la moitié des quatre millions d’entreprises italiennes, sans oublier les 22,6 % de la main-d’oeuvre totale employés " irrégulièrement ”. Cette extrême droite populiste avec son autoritarisme et sa xénophobie (non de rejet mais de garantie policière que l’ouvrier restera à sa place, cf. la régularisation massive récente des clandestins sous contrôle des patrons) s’enracine dans les transformations actuelles du capitalisme : dans sa restructuration. La figure moderne du " petit patron "est celle de " l’obéissance aveugle et absolue aux lois du marché "et à " un libéralisme économique qui ne s’embarrasse d’aucun scrupule vis-à-vis des conditions des travailleurs. ”. Bertinotti poursuit : "Si l’on ne comprend pas cet engrenage, on ne comprend pas pourquoi cette droite, définie comme anormale ou vieillie, s’affirme au sein de processus économiques modernes. " En France, c'est dans cet engrenage que le Front National parvient difficilement à se placer, contrairement à beaucoup d’autres populismes européens ; victime, si l’on peut dire, d’un côté, de la structure productive du capitalisme français et, de l’autre, de son trop grand succès ouvrier qui le coupe sur le plan " sociétal "d’une grande partie des " classes moyennes "(homophobie, condition féminine, avortement, peine de mort, pacs ..). Tout cela tenant au déroulement de la restructuration en France, principalement à un faible éclatement des structures productives lors des restructurations industrielles.
L’éloignement de Jean-Marie Le Pen de l’hédonisme d’un Pim Fortuyn n’est pas qu’un " détail "et Pia Kjaersgaard (chef du Parti du peuple danois) le qualifie de " figure du passé ”. C’est la profondeur de l’acceptation du libéralisme qui est en jeu, celui-ci ne définit pas seulement une série de principes économiques mais une conception et une pratique du fonctionnement de la société et de la notion d’individu. " Dans la plupart des autres pays, les divisions régionales, religieuses, corporatistes se sont maintenues jusqu’au XX° siècle (contrairement à la situation française où tout cela est démantelé lors de la Révolution, n d a). Elles ont donc pu être mobilisées par les citoyens (souligné par nous) en lutte, pour défendre leurs intérêts particuliers. Dans le cas français, le " matériel "mis à la disposition des individus pour nommer leurs différences et nourrir leur sentiment d’appartenance collective a été très tôt limité à deux grands registres : la lutte des classes (patrons / ouvriers) et le clivage national / étranger. "(Gérard Noiriel, le Monde diplomatique, janvier 2002.) L’identité ouvrière s’est politiquement constituée en France dans ce double clivage : contre les patrons, bien sûr, et dans la distinction d’avec l’étranger. De la troisième République jusqu’aux années 1970, la constitution et la reconnaissance d’une identité ouvrière d’un côté et, de l’autre, l’exclusion des immigrants étrangers sont les deux faces d’une même pièce. Depuis la III° République à la fin du XIX° siècle jusqu’à la crise / restructuration actuelle, l’Etat et la loi sont les acteurs centraux du clivage à l’intérieur de cette dualité. Cette intégration de la classe ouvrière dans l’Etat-nation ne fut pas que politique, progressivement le simple fait d’appartenir à l’Etat a permis d’obtenir des droits sociaux et c’est alors que le développement de l’immigration fut une conséquence de cette démocratisation. " Jusqu’à la fin du second Empire, la ligne de fracture fondamentale était d’ordre sociologique, opposant le monde des notables aux classes laborieuses et dangereuses. Ces dernières n’avaient pratiquement aucun droit ; le fait que leurs membres soient " français " ou " étrangers " était donc sans importance. Mais à partir du moment où le peuple dispose de droits politiques et sociaux, il devient nécessaire d’établir une discrimination radicale entre ceux qui appartiennent à l’Etat français et les autres. L’étranger est alors défini de façon négative. C’est celui qui ne possède pas les droits consentis aux nationaux. (...). Dès la fin du XIX° siècle, l’immigration de masse va permettre d’exploiter toutes les potentialités offertes par ce clivage. Les capacités de résistance accordées aux classes populaires par la III° République ne permettant pas à la grande industrie de trouver sur place toute la main-d’oeuvre nécessaire, il a fallu pour constituer le prolétariat de mineurs, de manoeuvres, d’ouvriers agricoles et de bonnes à tout faire dont le pays avait besoin, " fabriquer "une population privée des droits sociaux accordés aux nationaux et n’ayant pas la possibilité de protester collectivement contre le sort qui lui était fait. Des vignobles du Roussillon aux hauts-fourneaux de Moselle, le patronat va alors chercher de la main-d’oeuvre en Italie, en Pologne et dans les colonies. (...). En interdisant aux étrangers de travailler en France sans une autorisation officielle, l’Etat républicain s’est donné les moyens de réguler les flux migratoires, d’interdire l’entrée des immigrants sur son territoire en période de récession, de canaliser les flux vers les secteurs déficitaires, de limiter la concurrence dans les branches prisées par les nationaux. Au cours de la même période, ce dispositif a été renforcé par une multitude de mesures destinées à élargie la " fonction publique ”, de façon à multiplier le nombre des emplois réservés aux Français. "(ibid.). Si l’analyse de Noiriel est passionnante, elle laisse cependant de côté le fait que ce qu’il appelle " l’intégration des classes populaires " n’est pas qu’un phénomène institutionnel, mais politique (dans un sens plus large qu’institutionnel), social et économique. Cette intégration est en fait un rapport de classes entre le capital et le travail qui s’impose au-delà des clivages institutionnels, c’est la formation et la confirmation d’une identité ouvrière à l’intérieur de la reproduction du capital. L’action politique et syndicale et tout simplement les luttes quotidiennes ont régulièrement subverti ce clivage (non sans affrontements), l’existence d’une identité ouvrière permettant cette subversion. La disparition d’une identité ouvrière laisse en revanche le clivage institutionnel à nu, de lui seul dépend l’" intégration "et la reconnaissance (les sans-papiers n’ont eu droit de la part du mouvement ouvrier qu’à un furtif coup de chapeau et parfois même à l’hostilité des immigrés anciens). Le grand maître de ce clivage c’est l’Etat, c’est à lui que l’on s’adresse, c’est de lui que l’on attend tout, d’autant plus que, comme on l’a vu, toute référence intermédiaire a disparu depuis longtemps des luttes sociales en France, n’en déplaise aux Bretons, Basques et autres Corses. C’est toute cette longue histoire qui a structuré en France l’identité ouvrière sur le socle du clivage national / étranger et dont l’Etat était le maître d’oeuvre et le garant ultime qui met en porte à faux le " libéralisme "du Front National et lui donne son air de vilain petit canard de la famille populiste européenne, quand comme ses frères il est le résultat de la disparition de cette identité. Contre cette disparition, en France il n’y a qu’une instance : l’Etat. Pour être rapide, le Front National balance encore entre, d’un côté, la tradition et la loi et, de l’autre, le contrat.
L’extrême droite dont nous assistons au succès en Europe est celle que Jean-Yves Camus (auteur des Extrémismes en Europe, éd. de l’Aube, 1998 et du Front National, éd. Milan, 2001) qualifie d’"atypique "en ce qu’elle abandonne le culte de l’Etat pour l’ultra-libéralisme, le corporatisme pour le " jeu du marché ”, et même parfois " le cadre de l’Etat-nation pour les particularismes régionaux ou purement locaux. "(le Monde diplomatique, mai 2002). En Italie, dans son évolution, l’Alleanza Nazionale a laminé les groupuscules néofascistes purs et durs, partout les partis qui se réclament de l’héritage direct du fascisme, du salazarisme, du phalangisme ou de la dictature des colonnels en Grèce sont totalement marginalisés. De même, en Belgique, si le Vlaams Blok (Bloc flamand) se réfère toujours au " nationalisme solidariste "et au " nationalisme flamand "de Henri De Man, le courant libéral y est de plus en plus important et donne le ton général du programme en se référant à Margaret Thatcher qui " a libéré son pays de la dictature des syndicats "(au point que le combat pour l’indépendance de la Flandre n’est plus réservé qu’aux discours dominicaux). Les plus prospères de ces partis d’extrême droite, ceux de l’Europe scandinave, attirent électoralement une proportion de plus en plus grande d’ouvriers même si leur socle demeure les " classes moyennes "et les patrons indépendants. En Norvège, où le chômage est quasiment inexistant et où les revenus pétroliers assurent pour l’instant un avenir sans nuages à l’Etat providence, le succès du Parti du progrès (Fremskridtspartiet) en milieu ouvrier semble mystérieux, d’autant plus qu’il défend l’idée d’une dérégulation totale du marché du travail impliquant une disparition du salaire minimum. Dans la situation de prospérité de la Norvège, une telle dérégulation n’apparaît pas comme une menace mais plutôt comme l’ouverture d’opportunités salariales (concurrence, primes, individualisation...) et l’absence de salaire minimum comme une relégation hors de l’espace salarial commun de la main-d’oeuvre non nationale. La prospérité y apparaît comme la préservation de l’homogénéité ethnique, religieuse et culturelle. Partout, ce qui domine c’est le ralliement de cette extrême droite au libéralisme, ce qui la différencie et la coupe radicalement du fascisme historique.
Cependant, son succès électoral tient à ce que ce libéralisme est boiteux : libéralisme sans, et même, de façon proclamatoire, contre la mondialisation. Le point commun de tous ces mouvements, y compris naturellement le Front National, est d’ériger la " préférence nationale "en protection de ce qui reste d’Etat providence (même quand celui-ci, comme en Norvège, ne paraît pas immédiatement menacé : il vaut mieux faire envie que pitié). Une fois affirmé ce point programmatique dur, la critique de la mondialisation est en fait plus spectaculaire, symbolique et rhétorique que réelle. Si bien que, au-delà de la participation directe de ces partis au pouvoir et des aléas de leurs succès électoraux, leur " modernité "réside avant tout dans le fait que leurs thèmes sont partout présents dans les partis dits " de gouvernement "(sans parler des nombreux arrangements locaux et / ou nationaux ainsi que des changements " personnels "d’étiquette) et que les critiques qui leur sont adressées dans le " débat politique "ne dépassent jamais la stigmatisation diabolique de leur " fascisme "ce qui passe totalement à côté de leur réalité. Même si cela n’a pas d’importance, on ne peut s’empêcher de se demander si ce n’est pas volontaire.
Partout, c’est la disparition de l’identité ouvrière et par là de sa représentation politique social-démocrate et / ou communiste qui déstabilise le fondement politique de l’Etat démocratique. Celui-ci est la pacification d’un clivage social que la démocratie reconnaît comme réel au moment où elle en est la représentation comme affrontement entre citoyens. Contrairement au populisme, la démocratie est la reconnaissance du caractère irréductiblement conflictuel de la " communauté nationale ”, de ce point de vue la reconnaissance de la classe ouvrière a été historiquement au coeur de la construction de la démocratie, elle en fut même le moteur et le critère. Il est inutile de revenir longuement sur la déliquescence de la social-démocratie déjà abordée dans la partie de ce texte plus spécialement consacrée à la disparition de l’identité ouvrière. La social-démocratie et les partis communistes (frères ennemis) constituaient la forme dominante de la représentation politique inhérente à l’identité ouvrière. Celle-ci s’était constituée dans la première phase de la subsomption réelle du travail sous le capital dans le cadre mondial du fordisme et corrélativement dans le cadre national du bouclage de l’accumulation. Comme expression politique, la social-démocratie se caractérisait par trois points : la constitution d’un parti de masse, une sorte de contre-société (ce point là ne fut jamais effectif en France) ; un projet de réforme de la propriété en " propriété sociale "; la protection sociale. Le premier point est devenu caduc dans l’entre-deux-guerres, le deuxième s’est alors limité à un effet oratoire dans la présentation des programmes avant d’être officiellement abandonné, ne restait que le troisième. Le keynésianisme interne, en possible situation de compromis avec un libéralisme externe de plus en plus important, est devenu la politique naturelle de l’identité ouvrière jusqu’à ce que toutes les caractéristiques de la restructuration actuelle en ont fait disparaître la possibilité : coût budgétaire des programmes sociaux, montée du chômage, précarisation de la force de travail, décentralisation des relations professionnelles, autonomisation des marchés financiers, concurrence internationale. C’est-à-dire fondamentalement la modification du rapport d’exploitation. Nous ne rentrerons pas dans l’analyse des différentes possibilités de reconstruction de la social-démocratie ; une des plus intéressantes est certainement celle entamée autour de la CGIL en Italie qui retrouve la stratégie socio-politique qu’elle avait inaugurée à la fin des années soixante-dix, puis, à l’époque, rapidement abandonnée. Quelle que soit la nouvelle configuration " social-démocrate ”, elle ne sera plus la représentation de l’identité ouvrière mais un accompagnement légal ou contractuel de la restructuration et la déstabilisation générale du fonctionnement de l’Etat démocratique, que cette disparition implique, perdurera.
En effet, la critique démocratique du populisme n’est pas chose aisée. Pierre Rosanvallon faisait remarquer, il y a déjà quelques années, que l’on voit aujourd’hui employés pour critiquer l’idée de référendum sur les problèmes de société, les mêmes arguments qui étaient employés au XIX° siècle contre le suffrage universel : le manque d’éducation du peuple. Rosanvallon poursuit : " Nous avons besoin de pouvoir faire philosophiquement une critique démocratique du populisme. Ce qui est en cause, pour faire vite, dans une perspective populiste, c’est une vision extrêmement pauvre de la démocratie, une vision primitive de la volonté générale. Le populisme considère que l’énergie sociale est en permanence étouffée par les élites, étouffée par les appareils, étouffée par les partis, étouffée par les institutions. C’est une vision très discutable de la démocratie. La démocratie ce n’est pas simplement l’enregistrement passif des volontés, c’est la construction du vivre ensemble. La volonté commune n’est pas donné au point de départ. Elle se construit dans le débat et la délibération. C’est sur cette base que l’on peut faire une critique méthodologique, philosophique du populisme. Il n’y a pas un " déjà là "de la volonté générale, un " déjà là "de l’énergie sociale. (...). Si l’on a une vision décisionniste de la démocratie, on ne peut pas faire la différence entre populisme et démocratie. "(Pierre Rosanvallon, le Monde du 14 décembre 1993.) Nous ne discuterons pas ici des notions de " volonté commune ”, de " citoyen "ou d’" Etat de classe ”, nous nous intéressons au problème que la démocratie a avec le populisme. Disons seulement que la " volonté générale "est une réalité, ce sont toujours les intérêts de la classe dominante qui se font valoir comme intérêts généraux, la démocratie, dans le mode de production capitaliste, est le processus le plus adéquat de ce " faire valoir "et ce pour les raisons même qu’énonce Rosanvallon.
La représentation pacifiée en " volonté générale "d’une société reconnue comme nécessairement conflictuelle (c’est là toute la force de la démocratie) est un travail et non un reflet. C’est-à-dire que dans le fonctionnement démocratique de l’Etat, la réification et le fétichisme sont des activités, c’est la politique comme partis, débats, délibérations, rapports de force dans la sphère spécifique de la société civile, décisions (cf. la première partie de ce texte). Se contenter de se moquer des démocrates qui n’acceptent pas le résultat d’un vote c’est un peu léger et c’est ne rien comprendre à la démocratie comme représentation. Les ricanements radicaux restent en deçà d’une analyse démocratique sérieuse de la démocratie.
La démocratie semble inexorablement devenir populiste parce que c’est le travail de représentation qui est en crise. Précisons : les classes existent, l’Etat existe, la classe capitaliste est la classe dominante, le fétichisme de la marchandise doublé du fétichisme spécifique du capital accomplissent toujours leur oeuvre. Dans la mesure où l’intérêt propre de la classe dominante passe par l’Etat, il doit acquérir la forme d’un intérêt universel, d’une volonté générale. Quand nous disons que toute classe dominante doit " représenter son intérêt propre comme étant l’intérêt universel "(Marx, Idélogie allemande, éd. sociales, p. 62), il ne s’agit pas d’une supercherie, d’un piège tendu aux classes dominées, d’une manoeuvre qui pourrait être comme ne pas être. L’intérêt collectif (exprimant la dépendance réelle réciproque des classes) qui dans une société de classes est l’intérêt particulier de la classe dominante prend, en qualité d’Etat, une forme, premièrement, indépendante de l’intérêt particulier de la classe dominante elle-même parce qu’il n’est immédiatement qu’un intérêt particulier face à d’autres et, deuxièmement, indépendante de la simple dépendance réelle entre les classes parce que cette médiation du collectif nie sa particularité, il devient un intérêt universel. L’intérêt particulier de la classe dominante ne peut se réaliser comme intérêt particulier que comme intérêt universel, en qualité d’Etat. Il lui faut sortir de sa particularité, l’Etat doit être séparé de la lutte des classes pour être au mieux l’Etat de la classe dominante, la bourgeoisie célèbre comme ses grands hommes politiques ceux qui lui donnèrent souvent du fil à retordre. Le travail politique de représentation est cette sortie de la particularité, ce que Rosanvallon appelle la " construction du vivre ensemble ”, le " débat ”, la " délibération ”. Par nécessité un tel travail n’est possible que dans la mesure où plusieurs intérêts particuliers sont susceptibles de se faire valoir dans la sphère de l’universel (une particularité unique, en rapport seulement avec elle-même, ne peut pas sortir d’elle-même, elle n’est rien) ; même si le vainqueur est forcément connu d’avance, il est dans la nature des intérêts particuliers de devenir indépendants d’eux-mêmes et de concourrir (leur propre poursuite implique pour eux d’apparaître comme un intérêt " universel ”, spécial et particulier parce que face à un autre).
Le problème de la démocratie est actuellement de ne plus connaître qu’une seule de ces particularités aptes à concourrir, la disparition de l’identité ouvrière et de sa représentation a entraîné toutes les autres dans son naufrage. Or, seule, cette particularité n’est rien, rien en tant que faire valoir universel. Dans la disparition de la démocratie, la bourgeoisie joue son universalité. Trivialement : plus personne n’y croit ; tellement que les " scandales "qui, sous la troisième République, jusque dans l’entre-deux-guerres, pouvaient ébranler le fonctionnement démocratique de l’Etat, aujourd’hui " tout le monde s’en fout "et ne sont qu’un sujet de comique répétitif et éculé. C’est grave pour la bourgeoisie, non pas seulement parce que le leurre ne fonctionnerait plus (ce qui n’est pas négligeable), mais surtout parce que tant que le leurre fonctionne cela signifie qu’il n’en est pas un et que la bourgeoisie apparaît en réalité comme la classe de l’universel, que son intérêt propre se construit réellement dans l’opposition entre les classes et par elle comme l’intérêt général en tant qu’Etat, ce qui nous renvoie à la question du statut actuel de la domination et de l’oppression dans l’exploitation et l’autoprésupposition du capital. De surcroît, ce que l’on rencontre au niveau des Etats nation se retrouve au niveau du système des Etats dans la politique américaine. La domination des intérêts particuliers de la classe dominante ne se construit plus en " volonté générale ”, les conditions du " débat "et de la " délibération "ont disparu. Le fonctionnement démocratique se scinde alors en une hypertrophie institutionnelle indépendante de tout travail de représentation (cours constitutionnelle, cours des comptes, conseil d’Etat, banques centrales, toutes les autorités indépendantes de régulation économique au niveau national, européen ou international) et une " représentation "vitaliste populiste et aléatoire des intérêts particuliers. Le vitalisme populiste, c’est l’hostilité à tout ce qui peut faire écran entre le peuple et ceux qui sont censés l’incarner au pouvoir. L’aléatoire de la " représentation "réside dans le fait qu’en se " désociologisant "la représentation formalise des thèmes transversaux (sécurité, questions " sociétales ”, environnement, immigration, " qualité " du personnel politique...) polarisant les votes de façon imprévisible et surtout accidentelle.
L’analyse morphologique des manifestations de rue nous confirme dans l’effondrement de la démocratie comme représentation. Tout d’abord durant les dernières décennies le nombre de manifestations a considérablement augmenté, en revanche leur ampleur diminue fortement : des micromobilisations ne rassemblant qu’une cinquantaine de personnes ; les organisateurs sont de moins en moins les partis politiques, encore les syndicats et, de plus en plus, des associations ; les thèmes ne sont plus des causes politiques comme dans les années soixante-dix, mais des objectifs proches et " limités ": revenus, emplois, chômage ; les professionnels du métier politique dont l’activité est considérée comme abstraite et douteuse sont tenus à distance. Mais, " si les catégories de la population qui participent le moins aux élections sont celles qui ont pour caractéristique d’être les plus touchées par les effets de la crise économique, il n’en va pas de même pour la participation aux manifestations. En effet, ceux qui ont le plus souvent recours à la rue sont les ouvriers et les employés et, depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, les chômeurs. (...). Alors que les 18-24 ans sont classiquement les plus nombreux à ne pas voter, ils sont massivement impliqués dans les manifestations de rue. "(Olivier Fillieule - auteur de Stratégie de la rue. Les manifestations en France, Presses de Sciences Po, 1997 - in le Monde du 1° juillet 1999) .
Le populisme n’épuise pas l’effondrement de la démocratie comme représentation et la disparition de l’identité ouvrière est loin d’être la fin de la classe ouvrière et de la lutte de classe.
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Comments
tres bon, merci!
tres bon, merci!
Quote: Let’s just return to
- communisation does not move in mysterious ways - a critique of TC, Sic and communisation theory after a significant Theoretician of this tendency (Woland) became, for a short while, a junior minister in Syriza's government in Greece.
thanks for the contribution
thanks for the contribution nymphalis antiopa. just a quick suggestion--it would be much more readable and easier to follow if you could edit to include the paragraph breaks included in the original.
Edited--
jesuithitsquad wrote: i was
jesuithitsquad
Woland was involved in Blaumachen and Sic, not TPTG
Ah thanks, I misunderstood
Ah thanks, I misunderstood apparently. Will edit to reflect.